5. Les perspectives de l'énergie nucléaire en Afrique du Sud
5.1 Un contexte national peu favorable au nucléaire
Les obstacles au développement de l'énergie nucléaire ne viennent pas d'une opposition sociale « anti-nucléaire ». La question nucléaire n'alimente pas vraiment les polémiques : les Sud-Africains avaient assurément d'autres sujets de préoccupation depuis une dizaine voire une quinzaine d'années... Le désir essentiel de la population consiste à satisfaire ses besoins en énergie et le débat environnemental en général a une très faible ampleur. La reconstruction politique du pays et le programme de développement social prioritaire aujourd'hui relèguent ces préoccupations au second plan, derrière la volonté d'améliorer la condition matérielle de tous les Sud-Africain, en particulier par l'accès à l'électricité.
Selon J. NICHOLLS, les sondages montrent que 70 à 80 % des personnes seraient « neutres » à « positives » sur l'énergie nucléaire. En fait le principal argument des opposants au nucléaire repose sur la non compétitivité du courant fourni par Koeberg : 30 % plus cher environ que celui fourni par les grandes centrales à charbon. Un autre facteur perturbateur est le lien originel avec les activités militaires. D'ailleurs en 1986-87 ANC s'était déclaré fermement opposé au développement du nucléaire civil ; sa conférence nationale de 1994 a montré une évolution significative. Les responsables de l'ANC y auraient déclaré qu'il n'y aura plus de centrales nucléaires tant que subsisteront des surcapacités de production et que le coût de l'électricité nucléaire ne sera pas compétitif. Dans ces conditions, une partie de la fonction de Koeberg est de « faire passer » le message nucléaire à l'Afrique du Sud et à l'Afrique en général.
En fait - tous mes interlocuteurs ont été catégoriques sur ce point - la principale source d'opposition au développement du nucléaire est à l'intérieur même d'ESKOM : les gens du charbon restent dominants... donc dominateurs. Ils ont pour eux l'argument de la compétitivité du « kWh charbon ». Le débat est cependant acharné sur la nature des moyens de production qu'il faudra mettre en oeuvre dans les prochaines années.
Cette perspective n'est pas pour tout de suite. Des erreurs de prévision commises au début des années 80 ont entraîné la constitution de fortes surcapacités En 1982-83 la demande nationale d'électricité s'accroissait au rythme de 8 % l'an environ ; conjuguée à une faible disponibilité des centrales (à charbon), elle a suscité la mise en route de nombreux chantiers par ESKOM. La généralisation de l'embargo dans les années 80 a fortement ralenti cette demande, à un rythme moyen de 5 % l'an, qui a chuté à + 1 % en 1991 et 1992 avant de remonter légèrement ( + 3 %) en 1993 et 1994.
ESKOM s'est retrouvé à la tête de surcapacités équivalentes à 50 % de son parc total. Tous les chantiers inachevés ont été arrêtés ou suspendus. Le retour récent de la croissance amène à prévoir une extension des capacités à l'horizon 2003-2004. Elle sera satisfaite en priorité par l'achèvement des chantiers en sommeil aujourd'hui. Ce sont donc les centrales à charbon qui devraient assurer le maintien, à moyen terme, de la sécurité énergétique. Les gisements charbonniers du Transvaal Est sont proches de la surface du sol, ont une teneur et une qualité correctes. Les coûts de production sont bas. D'ailleurs le charbon est utilisé à hauteur de 47 % pour la production d'électricité ; les exportations absorbent près de 20 % de la production tandis que les autres usages industriels se partagent entre les industries sidérurgiques et métallurgiques ( 7 %), la chimie (avec en particulier SASOL) et les chemins de fer ( 26 %).
ESKOM a conclu un contrat de fourniture d'électricité sur 25 ans avec un gros client industriel (aluminium), donc cherche à maîtriser ses coûts globaux de production. C'est pourquoi une offre de SHELL tendant à vendre le gaz produit par ses gisements de Namibie a été repoussée l'an dernier. L'impératif de maîtrise des coûts est également renforcé par les besoins de financement générés par l'électrification du pays, toujours inachevée.
5.2 Une ouverture africaine et internationale prometteuse, qui ne laisse la porte ouverte qu'à un développement limité
Car dans un pays qui dispose de fortes capacités industrielles, au plan quantitatif comme au plan qualitatif, l'extension des usages (et surtout des usagers) de l'électricité emporte avec elle les promesses de conquêtes nouvelles. ESKOM est déjà le géant africain de l'électricité : avec 37 000 MW il dispose de près de 50 % de la capacité installée sur le continent (82 000 MW). Il assure 60 % de la production totale de l'Afrique, mais les deux tiers des Sud-Africains n'ont pas encore l'électricité. Un vaste programme, Électricité pour tous, a été mis au point et sera réalisé en plusieurs tranches. La première, étalée sur 5 ans, concerne déjà plusieurs millions de ménages.
8 000 MW de capacité sont disponibles pour des exportations. Les liens avec les pays limitrophes sont déjà étroits. Le réseau électrique de la Namibie est largement connecté au réseau sud-africain : à la saisons sèche la Namibie est importatrice tandis qu'elle exporte vers l'Afrique du Sud après la saison des pluies. Une ligne de 500 MW a été construite depuis peu entre l'Afrique du Sud et le Zimbabwe. Un projet commun avec le Mozambique vise à reconstruire les capacités d'échange autour des installations de Cahora Bassa, détruites pendant les seize ans de guerre civile au Mozambique ; il devrait être achevé vers 2003-2004. ESKOM a la responsabilité de la réhabilitation des centrales thermiques au Zimbabwe.
En fait le réseau d'Afrique australe est déjà constitué en partie. Les stratèges d'ESKOM et de ses partenaires proches regardent désormais vers l'Afrique centrale. Le Zaïre est un pays clef dans le dispositif envisagé : occupant une position centrale sur le continent, il dispose d'un potentiel hydraulique exceptionnel. À elle seule, la gigantesque construction qui domine les chutes d'Inga aurait la possibilité de générer plus de 100 000 MW. Si elle utilisée à pleine capacité, sa production doublerait la totalité de l'énergie électrique produite en Afrique !
En ouvrant plus largement ses frontières électriques, l'Afrique du Sud vise aussi à accéder aux ressources hydrauliques bon marché qui résulteront de la mise en valeur des fleuves d'Afrique australe et centrale.
Dans ce contexte potentiellement porteur, les ambitions du secteur nucléaire semblent devoir se limiter à la maîtrise des filières technologiques hors réacteurs, et leur valorisation à l'exportation. Inaugurant une conférence internationale de l'AIEA à Johannesburg en janvier 1995, le Ministre des Affaires énergétiques et minières, M. P. BOTHA, affirmait ainsi que "plusieurs États d'Afrique devront venir au nucléaire." D'une part "l'environnement sur le continent est menacé par le fait que 80 % de l'énergie consommée vient du bois." D'autre part "l'énergie nucléaire pourrait être la clef du bien être de la population mondiale. Tôt ou tard les sources d'énergies conventionnelles seront taries. " En revanche, pour la République sud-africaine, l'énergie devrait être " par nécessité" largement fondée sur le charbon : "nous avons des réserves de charbon qui dureront bien plus longtemps que celles du reste du monde. Il serait absurde de notre part de changer de source d'énergie." Concédant que l'industrie nucléaire nationale restait pour l'heure "modeste, mais couvrant de vastes domaines, sûre et efficace", il évoquait la possibilité d'accroître les revenus de son pays en exportant des technologies nucléaires.
Ce mouvement nécessitera assurément le développement des coopérations avec les autres puissances nucléaires. Les États-Unis s'apprêtent à reprendre leur coopération, suspendue en 1977 suite aux certitudes acquises par l'Administration sur la réalité du programme militaire sud-africain.
Pareillement, il est tout à fait probable que l'AEC cherchera à tirer profit ou récent accord de coopération nucléaire signé avec la France (prolongation d'un accord antérieur) le 29 février 1996. Dans ce cadre, l'AEC et COGEMA ont signé le même jour un accord pour le développement d'une technologie d'enrichissement de l'uranium par laser. Grâce à cette technologie sur laquelle elle travaille depuis plus de 10 ans, l'AEC espère occuper une place significative sur le marché mondial de l'enrichissement. L'accord avec COGEMA porterait sur la construction d'une installation pilote pré-industrielle, en phase finale du programme de R&D. Le financement serait assure pour moitié par les deux partenaires, sur une base annuelle dans une optique à 3 ans. Le montant total du projet s'élèverait à environ 45 M$. Bien entendu l'accord entre l'AEC et COGEMA est soumis aux garanties internationales du Traité de non prolifération nucléaire, que les deux pays ont ratifié.
Contrairement aux projets AVLIS (États-Unis) et SILVA (France), le procédé MLIS (Molecular Laser Isotope Separation) mis au point par l'AEC effectue la séparation isotopique sur des molécules d'hexafluorure d'uranium, et non sur des atomes d'uranium gazeux. D'après la Direction du Cycle du Combustible du CEA, ce procédé ne permet pas d'enrichir l'uranium de retraitement car il ne permet pas de séparer l'U 235 et l'U 236 . Le CEA, les États-Unis et URENCO ont chacun travaillé en leur temps sur des procédés similaires mais les ont abandonnés en raison d'un manque allégué de flexibilité. Seul le Japon et l'Afrique du Sud ont continué leurs efforts dans cette voie.
Koeberg restera-t-elle alors une exception dans le paysage électrique sud-africain ? Le déterminisme géographique si fort qui a justifié la construction de la centrale implique que selon toute vraisemblance l'accroissement de la capacité nucléaire sud-africaine sera étroitement corrélé à la croissance économique dans la province du Cap. La nécessité d'équilibrer le réseau de production-transport amène cependant ESKOM à envisager la construction d'une, voire deux centrales supplémentaires sur les côtes sud du pays.
En Afrique australe l'aventure nucléaire semble devoir rester limitée. Il est vrai que l'« aventure électrique » y a par elle-même une portée exaltante, si grands sont les besoins et l'aspiration des hommes à une vie meilleure. Koeberg est tournée vers la mer mais ESKOM est tournée vers l'intérieur du continent.
LES PROCÉDURES DE CONDUITE ACCIDENTELLES FRANÇAISES ET LES PROCÉDURES AMÉRICAINES UTILISÉES À KOEBERG (RSA)
Si les procédures couvrent un champ technique identique, elles différent entre elles dès leur conception.
L'approche américaine est construite sur une analyse la plus exhaustive possible des perturbations les plus probables et les plus pénalisantes pour un nombre fini d'événements initiateurs d'incidents ou d'accidents. Les scenarii sont prévus a priori
L'ergonomie des procédures correspond à une culture "Navy" de type check-list linéaire, la procédure est entre les mains du superviseur qui dicte aux opérateurs les actions à entreprendre.
Les événements les plus improbables sont couverts par une approche redondante basée sur la protection des 3 barrières de confinement : gaine du combustible enveloppe du circuit primaire, enceinte de confinement. Cette surveillance est assurée par un ingénieur sûreté.
L'approche française est née de la constatation suivante : contrairement aux combinaisons possibles de défaillances qui sont en nombre infini, les états physiques de l'installation nucléaire peuvent être dénombrés.
Il suffit alors de réagir aux conséquences d'une situation dégradée plutôt qu'à ses causes, et, à partir des valeurs physiques caractérisant l'état du réacteur, d'en déduire les actions à mener.
Les procédures sont conçues en boucle fermée selon un processus auto-adaptatif, qui permet de réitérer en permanence le diagnostic à partir de seulement six fonctions d'état de la chaudière et de choisir parmi seulement huit stratégies de conduite.
Grâce au diagnostic périodique et à leur structure en boucle ces procédures sont pardonnantes (récupération possible à la boucle suivante) et qualifiées "d'anti-stress" par les opérateurs.
Elles sont par ailleurs adaptées à l'organisation française des équipes de conduite chaque acteur est indépendant et dispose de ses instructions propres (l'opérateur, le superviseur, l'ingénieur sûreté) ; Elles garantissent trois niveaux de contrôle : autre contrôle de chaque intervenant grâce à la structure en boucle des procédures contrôle interne de l'équipe par le superviseur, contrôle externe par l'ingénieur sûreté.