RAPPORT

Instrument original de politique industrielle territorialisée, le programme Territoires d'industrie, lancé en 2018 pour une durée initiale de quatre ans, a été renouvelé en novembre 2023 pour une nouvelle période de quatre ans, soit jusqu'à fin 2027.

À cette occasion, la commission des affaires économiques du Sénat a souhaité en proposer une évaluation, avec le double objectif de dessiner les caractéristiques et conditions d'une pérennisation réussie du programme, et de rechercher les éléments susceptibles d'inspirer, plus globalement, une rénovation de la politique industrielle française.

La suspension des travaux parlementaires consécutive à la suite de la dissolution de l'Assemblée nationale en juin 2023 a retardé l'aboutissement de la mission, qui dispose donc désormais d'une année de recul sur la seconde phase du programme, ce qui a permis d'en apprécier concrètement les récentes évolutions.

En raison du caractère territorialisé du programme Territoires d'industrie, la présente mission a semblé particulièrement indiquée pour mettre en oeuvre le « contrôle sénatorial de proximité » (aussi dit « contrôle territorialisé ») souhaité par le Président du Sénat, sur la recommandation de M. Mathieu DARNAUD, alors Vice-président du Sénat, président de la délégation en charge du lien avec les territoires et des consultations des élus et des citoyens, et dans la lignée des recommandations du plan d'action de modernisation des méthodes de contrôle du Sénat présentées par Mme Pascale GRUNY, alors Vice-présidente du Sénat, fin 20211(*).

Ainsi, afin d'évaluer la mise en oeuvre du programme au niveau local, les rapporteurs se sont ainsi rendus dans le Territoire d'industrie d'Albert-Amiens, dans la Somme, le 12 juillet 2024, et celui du Grand Chalon, en Saône-et-Loire, le 16 septembre 2024 ; une table ronde avec les acteurs du Territoire d'industrie de la Vallée de la Maurienne a en outre été organisée le 12 novembre 2024. Les informations recueillies « sur le terrain » ont permis aux rapporteurs de mieux appréhender les interactions de ces différentes parties prenantes et les capacités d'adaptation du programme aux réalités locales, et de mettre en perspective les données recueillies via les questionnaires écrits et les traditionnelles auditions « en chambre » des principales parties prenantes au dispositif (services de l'administration centrale, opérateurs de l'État, associations d'élus, syndicats d'industriels et experts), qui ont complété l'examen de ces trois Territoires d'industrie.

I. LE PROGRAMME TERRITOIRES D'INDUSTRIE, UN INSTRUMENT ORIGINAL DE POLITIQUE INDUSTRIELLE TERRITORIALISÉE

A. DE L'INSTRUMENT DE COHÉSION SOCIALE À L'OUTIL DE POLITIQUE INDUSTRIELLE : LES DEUX TEMPS DES TERRITOIRES D'INDUSTRIE

1. Les Territoires d'industrie de phase 1 (2018-2022) : une carte blanche aux territoires
a) La dernière pièce du puzzle de la reconquête industrielle ?

Lancé en novembre 2018, le programme Territoires d'industrie s'inscrit dans la stratégie de reconquête industrielle conduite à partir du milieu des années 2010, à la suite notamment des conclusions du rapport Gallois de 20122(*).

Il s'agissait d'inverser la tendance de cinq décennies de recul de l'industrie, qui ont vu la part de l'industrie dans le produit intérieur brut passer de 22 % au début des années 1970 à seulement 11 % actuellement (contre par exemple 21 % en Allemagne)3(*), et l'emploi industriel reculer de 28 % en 19754(*) à 11 % actuellement5(*).

Après une première série de mesures visant à réduire les coûts de production (crédits d'impôts et allègements de charge principalement), à améliorer les compétences et à favoriser l'innovation (pôles de compétitivité, programmes d'investissements d'avenir (PIA) et création de Bpifrance, notamment), et à soutenir les filières, le programme Territoires d'industrie a réintroduit la notion de territoires dans les stratégies de politique industrielle.

b) Une méthode novatrice : la carte blanche aux territoires

Ne présentant ni dimension de filière, ni dimension sectorielle, le programme entendait, pour sa composante industrielle, passer d'une logique de guichet à une logique de projets, en laissant le soin aux acteurs locaux de chaque Territoire d'industrie (élus et acteurs du monde économique) de déterminer leur propre plan d'action, construit selon leurs besoins, avec l'appui des services déconcentrés et opérateurs de l'État, chargés de mettre à disposition une offre de services en ingénierie et en investissement.

L'action du programme était cependant organisée en fonction de quatre axes, pré-identifiés comme répondant aux « besoins » en matière de développement industriel, à savoir le développement des compétences, le soutien à l'innovation, un travail sur l'attractivité des territoires et la simplification.

 

Il convient de souligner le caractère très novateur de cette démarche ascendante, qui a d'ailleurs pu se heurter dans un premier temps aux réticences de la « machine » du ministère de l'économie, comme l'a indiqué aux rapporteurs M. Olivier Lluansi, qui était alors en charge du pilotage du lancement du programme.

« L'objectif était de donner carte blanche aux territoires. C'est à ma connaissance la première fois que la mise en oeuvre d'une ambition nationale était confiée aux collectivités locales en partenariat avec les services déconcentrés de l'État. »

Jean-Baptiste Gueusquin, directeur du programme6(*)

c) Une désignation volontariste des Territoires d'industrie, révélatrice du double objectif du programme

Dès son lancement en 2018, le programme Territoires d'industrie a été présenté comme un double outil de cohésion sociale et de cohésion territoriale est un programme de politique industrielle.

Pour cette raison, le programme est coanimé par l'Agence nationale pour la cohésion des territoires (ANCT) - et avant elle par le Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET) - et par la direction générale des entreprises (DGE) au ministère de l'économie. Les modalités d'intervention du programme, créé quelques mois seulement après le lancement du dispositif « Action coeur de ville » (ACV), piloté également par l'ANCT, reposent d'ailleurs sur la même logique d'une priorisation de territoires afin d'y concentrer les interventions publiques. Les représentants de la DGE ont d'ailleurs indiqué aux rapporteurs que cette dernière ne participait pas vraiment à la sélection des dossiers, réalisée par l'ANCT, avec une vision plus territoriale qu'industrielle.

C'est avec à l'esprit ce double objectif qu'une liste initiale de 128 Territoires d'industrie7(*) a été élaborée par l'administration, dans le cadre d'une mission de préfiguration du programme piloté par Oliver Lluansi8(*), en prenant en compte trois critères, à savoir la part d'industrie dans l'emploi local, le potentiel de développement industriel, et l'engagement des acteurs - notamment les élus et industriels - en faveur de l'industrie.

Les territoires initialement ciblés étaient des territoires ruraux et péri-urbains, et des villes petites9(*) et moyennes10(*) - à l'exclusion, donc, des métropoles - avec une forte identité industrielle - qu'elle soit historique ou plus récente - et de forts enjeux de transformation dans un avenir proche. Bien qu'elles ne représentent pas une part prépondérante de l'emploi industriel national (44 %), les zones rurales hors aires d'attraction des métropoles sont caractérisées par une part d'emplois industriels manufacturiers locale élevée, tout comme les petites villes et les villes moyennes et les zones rurales situées dans leurs aires d'attraction. Ainsi, dans les aires d'attraction des villes moyennes, un salarié sur cinq travaille dans le secteur industriel ; ils sont environ un sur quatre dans les espaces ruraux hors aires d'attraction et dans les aires d'attraction des petites villes, ceux taux étant sensiblement supérieurs à la moyenne française11(*).

Un dernier critère, non explicite, était que les Territoires d'industrie devaient mailler tout le territoire français, dans une stratégie d'équilibre territorial. Ce point est bien observable sur les cartes nationales de répartition des Territoires d'industrie, en première comme en deuxième phase.

La méthode de désignation des premiers Territoires d'industrie, par son caractère volontariste et descendant, était en décalage avec la philosophie du programme, qui visait à faire émerger des initiatives des territoires. Conscientes dès l'origine du caractère imparfait de la liste initiale, les instances de pilotages ont toutefois fait preuve d'une grande souplesse en permettant la désignation au fil de l'eau de nouveaux Territoires d'industrie, ainsi que la modification du périmètre des Territoires existant. En outre, une fois le programme enclenché, à l'intérieur de chaque Territoire d'industrie, c'est bien de manière ascendante que les projets de territoires ont été élaborés par les acteurs locaux. À la fin de la première phase, 149 Territoires d'industrie étaient ainsi labellisés, rassemblant 551 établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), soit un peu moins d'un EPCI sur deux.

Au finale, ces Territoires rassemblaient 49 % des établissements industriels français, et 56 % de l'emploi industriel. L'industrie n'y occupe cependant pas nécessairement une place prépondérante en termes de part de l'emploi. Indépendamment de l'effet du programme, leurs dynamiques de moyen terme en matière de développement industriel sont en outre très diverses, des territoires à l'industrie dynamique, comme la Vendée, à ceux en forte déprise industrielle, par exemple dans les Ardennes12(*).

Les Territoires d'industrie de la phase 1 (2018-2022)

Source : ANCT

Alors que le programme devait initialement expirer en 2022, la période de la crise covid, qui a mis en évidence l'importance pour la souveraineté nationale de la reconquête industrielle, et pendant laquelle l'État a fortement soutenu tant la consommation que l'investissement productif sur le territoire, a révélé la puissance de l'outil Territoires d'industrie. Selon l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalités (AMF), ce sont au total près de 2 000 projets qui ont été soutenus, dans le cadre de la première phase du programme.

2. La phase 2 (2023-2027) : rendre le programme plus opérationnel

Le programme a été reconduit pour quatre ans à partir de novembre 2023, conformément à l'annonce faite par le Président de la République le 11 mai 2023.

a) Des périmètres plus opérationnels

Contrairement à la première phase, la désignation s'est faite sur la base de candidatures émanant des territoires, dans une logique ascendante, ces derniers déterminant également leur propre périmètre (la moitié des Territoires d'industrie de la phase 1 ayant candidaté pour la phase 2 ont ainsi ajusté leur périmètre pour le rendre plus opérationnel). Signe de leur satisfaction quant au programme, 85 % des Territoires d'industrie de phase 1 participent également à la phase 2.

Tous les candidats à la phase 2 ont été labellisés. Le Territoire d'Industrie du Grand Chalon, qui avait souhaité intégrer le programme dès 2018, a ainsi candidaté pour la phase 2, en élargissant son périmètre - restreint, pour la phase 1, à la communauté de communes du Grand Chalon (51 communes) - aux EPCI voisins (Entre Saône et Grosne, Saône Doubs Bresse et Sud Côte Chalonnaise), le Grand Chalon conservant toutefois l'animation du programme. Au contraire, le Territoire d'industrie d'Albert-Amiens a été reconduit en phase 2 sans modification de périmètre, en dépit de sa discontinuité territoriale et de la difficulté constatée de mettre en oeuvre de réelles actions communes13(*).

La phase 2 du programme a également été ouverte aux métropoles, à condition toutefois qu'elles justifient d'enjeux de transition industrielle, mais également de collaborations avec les EPCI de leur aire d'attraction.

Interrogés par les rapporteurs sur l'opportunité d'élargir la couverture territoriale des Territoires d'industries, l'ensemble des personnes auditionnées ont estimé qu'un équilibre satisfaisant avait été trouvé en phase 2, en raison de la non-pertinence d'un soutien à l'industrie partout sur le territoire, mais surtout, même là où une forte empreinte industrielle pourrait rendre le programme pertinent, de la nécessité d'une forte implication des équipes locales (cf. ci-dessous) pour assurer la réussite du programme sur un territoire donné. Les rapporteurs déplorent cependant que le programme soit mal identifié : le département de la Savoie par exemple, très industriel, ne compte qu'un seul Territoire d'industrie (Territoire d'industrie de la Vallée de la Maurienne). Ce défaut de labellisation de territoires fortement industrialisés et à fort potentiel industriel s'explique parfois par ignorance des modalités de fonctionnement du dispositif et de sa potentielle plus-value par les acteurs locaux, parfois par crainte qu'il s'agisse d'un dispositif trop lourd, comme certains acteurs locaux ont pu en faire part aux rapporteurs de la mission.

b) Une méthode légèrement rénovée

Dans cette nouvelle phase, tirant parti de dispositifs mis en place au fil de l'eau lors de la phase 1 et jugés efficaces, la gouvernance a été davantage formalisée, puisqu'il a été demandé à tous les Territoires d'industrie de s'organiser autour d'une gouvernance dédiée, mobilisant des binômes élus-industriels référents.

Au niveau national également, la gouvernance a été précisée : Régions de France, Intercommunalités de France et France industrie sont associés à l'État en tant que partenaires du programme au niveau national. Six opérateurs pertinents (Action Logement, Ademe, Bpifrance, Business France, la Caisse de dépôts et consignations (CDC) et France Travail) sont impliqués, par le biais d'une charte collective signée au moment du lancement du programme en novembre 2023 (par opposition aux conventions-cadres signées au fil de l'eau à compter de 2019). La deuxième phase a enfin confirmé le rôle des trois niveaux d'animation (territorial, régional, national).

Il a été demandé aux Territoires d'industrie, dès l'amont de la sélection, de produire un plan d'action partagé entre l'ensemble des acteurs pertinents du territoire.

Les objectifs du programme ont également été revus, avec la définition de quatre axes transversaux : transition écologique et énergétique ; innovation ; développement des compétences ; mobilisation du foncier industriel.

(recentrage)

Au total, 183 territoires sont labellisés, regroupant 630 intercommunalités.

Les Territoires d'industrie de phase 2 (2023-2027)

Source : ANCT


* 1 Compte rendu de la réunion du Bureau du Sénat du 25 janvier 2024.

* 2 L. Gallois, Pacte pour la compétitivité de l'industrie française, rapport au Premier ministre, novembre 2012.

* 3 Chiffres Insee ; certains modes de comptabilisation amènent à modérer cet écart, cf. par exemple https://blog.insee.fr/combien-pese-l-industrie-en-france-et-en-allemagne/.

* 4 Commissariat général à l'égalité des territoires, « Regards croisés sur les territoires industriels. Pour un dialogue entre fonction économique, capital social et héritage matériel », octobre 2018.

* 5 France Stratégie, « Scénarios d'une réindustrialisation : besoins et effets potentiels », septembre 2024.

* 6 Basset G., Gueusquin J.-B. et Lluansi O., « L'initiative territoires d'industrie : une innovation institutionnelle », propos recueillis par Nadine Levratto, Revue d'économie industrielle, n° 181/182, 2023, p. 231-24.

* 7 Tels qu'annoncés le 22 novembre 2018 lors du lancement du programme.

* 8 Ainsi, selon la Cour des comptes, « Certains des EPCI ont [...] appris tardivement, et sans avoir été formellement sollicités, qu'ils étaient inclus dans un territoire d'industrie » (rapport précité, p. 28).

* 9 Moins de 50 000 habitants.

* 10 De 50 000 à 200 000 habitants.

* 11 Gros-Balthazard M. et Talandier M., « Réindustrialiser les territoires, la revanche des villes petites et moyennes ? », EchoGéo (63), 2023, cité par Cour des comptes, annexe n° 4, p. 133 (chiffres 2019).

* 12 Amdaoud M. et Levratto N., « Territoires d'industrie : hétérogénéité et convergence », Revue d'économie industrielle, 2023/1 (n° 181-182), p. 199-229, p. 203.

* 13 Constat convergent avec celui fait par exemple dans Brou C. et Nadou F., « Territoires d'industrie, de la difficulté d'une mise en oeuvre territorialisée de la politique industrielle », Revue d'économie industrielle, 2023, n° 181-182, p. 179.

Partager cette page