COMPTE RENDU DE L'AUDITION
DE MME CLARA CHAPPAZ,
SECRÉTAIRE D'ÉTAT CHARGÉE DE L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
ET DU NUMÉRIQUE
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Mme Muriel Jourda, présidente. - Notre commission accueille aujourd'hui Clara Chappaz, secrétaire d'État chargée de l'intelligence artificielle (IA) et du numérique, dans le cadre des travaux de notre mission d'information consacrée à l'influence du développement des logiciels d'intelligence artificielle générative (IAG) sur les professions juridiques.
La progression remarquable et continue des outils d'IAG suscite l'intérêt de la commission des lois. Nous avons souhaité nous concentrer sur les professions juridiques. Le champ de la mission d'information peut sembler restreint, tant ces logiciels entraînent des conséquences sur de nombreux secteurs de la société. Mais notre commission accorde une place importante aux questions de justice, et le fait de se concentrer sur un secteur précis permet de gagner en précision dans l'analyse, en nous éloignant des lieux communs sur le sujet.
La matière juridique se prête au développement de ces outils. Celle-ci repose, en effet, sur des tâches d'analyse, de rédaction et de synthèse, que l'IAG peut, a priori, appréhender ; j'en veux pour preuve le dynamisme des start-up dans ce domaine.
Cela provoque réactions et inquiétudes, que partagent certains professionnels du droit et une partie de nos concitoyens. La justice doit rester un domaine où des hommes et des femmes prennent des décisions, l'IA n'étant qu'un outil - et seulement un outil - sur lequel ils peuvent s'appuyer.
Par cette mission d'information, dont Marie-Pierre de la Gontrie et Christophe-André Frassa ont été désignés rapporteurs, la commission des lois a entendu apprécier les conséquences actuelles et potentielles de cette évolution technologique sur les métiers du droit. Les rapporteurs ont veillé à consulter, par un vaste programme d'auditions - vous êtes, madame la secrétaire d'État, la quatre-vingt-dix-huitième personne à être entendue - et la compilation d'une cinquantaine de contributions écrites, tous les acteurs intéressés par ces enjeux : les avocats, les magistrats judiciaires et administratifs, les greffiers, les procureurs, les juristes d'entreprise, les commissaires de justice, les notaires, les conseillers en propriété intellectuelle, des universitaires, les principales écoles de droit, les éditeurs juridiques, les entreprises du secteur, les associations concernées, ainsi que les services du ministère de la justice.
Votre audition clôt ce cycle. Vous allez pouvoir nous exposer la politique gouvernementale en matière d'IAG, et nous souhaitons notamment savoir si le Gouvernement fera sienne la stratégie nationale pour l'IA, initiée en 2018.
Je souhaite commencer par vous poser une question d'ordre général. Vous détenez, au sein du Gouvernement, un portefeuille spécifique. Comment envisagez-vous l'action de l'État entre une direction d'administration centrale - la direction générale des entreprises (DGE) - censée définir des mesures générales en matière d'IA, et des services d'administrations relevant de ministères sectoriels - à l'instar du ministère de la justice - qui rencontrent des problématiques spécifiques ?
Mme Clara Chappaz, secrétaire d'État auprès du ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. - Je suis honorée de pouvoir échanger avec vous sur ces sujets essentiels qui touchent à la fois à l'innovation technologique et à la transformation de notre société et de ses métiers. Cette audition est une occasion précieuse de partager la vision du Gouvernement et les actions concrètes que nous menons pour accompagner ces mutations majeures.
Le développement de la legaltech - ces fameuses start-up du droit et de l'IA, notamment générative - incarne une révolution technologique que nous devons collectivement comprendre, encadrer et encourager. Le Sénat, par sa mission d'information, joue un rôle clé pour éclairer ces enjeux complexes, et je vous en remercie. Je salue l'engagement des rapporteurs, Marie-Pierre de la Gontrie et Christophe-André Frassa, pour la qualité et la profondeur des échanges menés. Votre rapport, attendu prochainement, constituera une ressource précieuse pour continuer à avancer sur ces sujets.
Avant d'entrer dans le détail du sujet qui nous réunit aujourd'hui, je souhaite indiquer les quatre objectifs de ma feuille de route en tant que secrétaire d'État chargée de l'intelligence artificielle et du numérique : faire de la France une grande puissance de l'IA au service des Français et de la société ; soutenir notre tissu de jeunes entreprises innovantes tout au long de leur cycle de vie ; protéger notre espace numérique et construire un cadre de régulation équilibré qui favorise l'innovation tout en préservant notre souveraineté ; et enfin, promouvoir un numérique inclusif, responsable et durable, qui profite à l'ensemble de nos concitoyens.
Ces quatre objectifs constituent une réponse aux défis toujours plus nombreux que nous devons relever en France ainsi qu'en Europe dans le champ du numérique et, plus généralement, dans celui de l'innovation et de la compétitivité. Vous connaissez le contexte mondial : les tensions géopolitiques sont croissantes, et la concurrence économique s'accélère. Certains résultats électoraux récents risquent d'entraîner des conséquences et l'Europe, plus que jamais, doit être à la hauteur.
Au quotidien, le fait de réunir les forces vives dans cet effort commun s'avère pour moi un viatique. Il s'agit de l'unique voie pour construire une société numérique innovante et de confiance, et permettre ainsi à chacun de nos concitoyens de se reconnaître dans les mutations impulsées par la technologie et notamment l'IA. Nous devons construire cette voie ensemble, chacun dans son rôle, selon une méthode de travail ouverte que je m'emploierai à respecter. Je sais pouvoir compter sur votre engagement dans cette démarche pour éclairer nos réflexions.
Concernant l'IA, je souhaite vous partager mes ambitions sur le sujet. Mon objectif est de faire de la France une grande puissance de l'IA, et pas seulement d'un point de vue économique : je veux m'assurer que cette technologie serve au plus grand nombre. La France occupe une place incontournable dans le domaine de l'IA, ce succès étant le fruit d'efforts constants, avec plus de 1 000 start-up recensées, dont certaines reconnues dans le monde entier - Mistral AI, Hugging Face, PhotoRoom, Aqemia. J'étais, la semaine dernière, à San Francisco et toutes les entreprises avec lesquelles nous avons eu des échanges là-bas ont demandé des informations sur ces start-up françaises, reconnues aussi bien au niveau scientifique que pour le potentiel des solutions développées.
En 2024, ces start-up ont levé 1,2 milliard d'euros, soit une augmentation de 63 % en un an. Cela témoigne de l'engouement du secteur et de la crédibilité des start-up dans ce secteur en France.
Nous avons également mené un important travail au niveau des infrastructures, avec l'établissement en France de certains des centres de calcul parmi les plus importants d'Europe ; je pense, par exemple, à ceux de Jean Zay et de Genci (grand équipement national de calcul intensif). L'écosystème privé, avec des sociétés comme Scaleway, Outscale ou OVH, a également déployé des solutions reconnues en la matière.
Depuis 2018, notre pays a engagé une stratégie nationale pour l'IA, avec une dotation de 2,5 milliards d'euros. Elle a d'abord soutenu la recherche fondamentale et la formation d'excellence, afin de construire une expertise et développer des systèmes d'IA à la fois performants, sûrs et économes. L'objectif est de bâtir un vivier de compétences à même de nous propulser parmi les leaders mondiaux de l'IA, et de permettre la création de start-up d'excellence.
Nous avons également renforcé les liens entre chercheurs, entreprises et industriels afin d'accélérer le transfert de résultats de la recherche vers l'économie. Cette stratégie concerne l'ensemble de la chaîne de valeurs, du matériel au calcul. Elle se traduit par des initiatives concrètes comme les « clusters IA », les programmes et équipements prioritaires de recherche, les appels à projets pour soutenir les usages d'IAG dans l'économie.
En février 2025, nous aurons une occasion unique d'accélérer cette stratégie lors du sommet pour l'action sur l'IA organisé en France. Ce sommet permettra de réunir chefs d'État, chefs d'entreprise, acteurs de l'écosystème, scientifiques et société au sens large, afin d'être un catalyseur et d'affirmer la position centrale de la France sur la scène internationale de l'IA. Il doit nous permettre d'avoir une discussion mondiale sur la façon de relever ensemble les défis et opportunités de cette technologie.
Il ne s'agira pas seulement d'un moment de réflexion ; il conviendra de souligner l'importance cruciale de l'IA dans la course à la compétitivité, notamment en Europe. Comme l'a souligné le rapport de Mario Draghi, publié en septembre 2024, il est urgent d'innover pour rattraper notre retard technologique et d'investir dans au moins dix secteurs stratégiques, de l'automobile à la santé en passant par l'énergie. L'IA est une technologie transformatrice, qui dispose du potentiel d'augmenter la productivité de notre économie et d'accélérer notre transition vers un modèle plus performant.
Néanmoins, la France accuse encore du retard en matière d'adoption d'outils d'IA, notamment dans les entreprises. Il s'agit d'une préoccupation majeure. J'ai eu l'occasion d'échanger avec de nombreuses entreprises sur le sujet ; celles-ci développent un certain nombre de tests d'utilisation de l'IA dans leurs travaux, mais peinent aujourd'hui à passer à l'échelle supérieure. Notre écosystème d'IA, aussi bien public que privé, doit se mobiliser pour aller au-delà des projets pilotes et prévoir des déploiements à grande échelle.
De même, nous devons affronter le défi de l'acculturation du grand public. Cette technologie suscite encore des inquiétudes et des craintes pour l'emploi. Le champ des possibles est ouvert, mais il induit un certain nombre de risques sur lesquels il convient de mener une réflexion profonde ; je pense notamment à la désinformation, aux conséquences sur l'apprentissage, aux risques sur la santé et la sécurité des personnes. Ces nombreuses questions restent ouvertes : nous tenterons d'y répondre en ayant pour objectif de maintenir la France à la pointe du secteur, tant au niveau de la compétitivité de nos entreprises que des garanties offertes aux usagers.
L'IA est une révolution technologique qui concerne désormais tous les aspects de notre société ; les professions du droit ne font pas exception. L'arrivée des outils d'IAG, notamment au cours des deux dernières années, représente une opportunité immense pour le secteur, mais aussi un défi collectif que nous devons relever avec ambition et responsabilité.
Pourquoi le sujet est-il crucial ? Le droit est au coeur économique et démocratique de notre pays. L'IA dans le droit ne se limite pas à l'amélioration de processus techniques, elle pose des questions fondamentales sur l'accès au droit, les enjeux de compétitivité entre les professionnels et, plus largement, notre souveraineté technologique.
Cette révolution s'accompagne d'un double impératif.
Le premier de ces impératifs consiste à saisir les opportunités pour renforcer l'efficacité et la compétitivité des professions juridiques françaises, en leur permettant de consacrer davantage de temps aux tâches à forte valeur ajoutée. En 2023, Élisabeth Borne, alors première ministre, avait lancé la commission de l'intelligence artificielle ; celle-ci avait identifié que les juristes faisaient partie des professionnels les plus exposés à l'IA. Goldman Sachs estime, pour sa part, que 44 % des tâches juridiques aux États-Unis seront automatisables par l'IA. Nous devrons veiller à ce que ces professions opèrent cette transition avec succès.
Le second impératif auquel nous sommes soumis consiste à garantir le déploiement de ces nouvelles technologies dans le respect d'obligations déontologiques. Certes, la tâche est importante, mais l'enjeu est de taille tant les perspectives sont prometteuses pour l'IA dans le secteur.
Premièrement, l'IA permet d'augmenter la productivité des professionnels, avec un nombre important de cas d'usage très concrets ; je pense à la rédaction et à la synthèse de documents, ou encore à l'identification de nouveaux arguments. Plusieurs professionnels ont témoigné de ces gains de temps. Les notaires, par exemple, entendent réduire de 90 minutes le temps consacré par dossier, et celui dédié à la rédaction d'un contrat peut également être divisé par deux. Ce temps gagné peut donc être consacré à des activités où l'apport des professionnels est irremplaçable ; je pense, par exemple, à l'accompagnement et la stratégie juridique.
Ce constat vaut également pour nos magistrats. Acteurs centraux de notre système judiciaire, ils pourraient eux aussi tirer des bénéfices des outils d'IA et jouer à armes égales face aux avocats. Avec les gains de temps obtenus, les magistrats pourraient également consacrer davantage de temps à leur mission première : rendre une justice équitable, rapide et accessible à tous.
Deuxièmement, ces outils peuvent transformer l'accès au droit. Le gain de temps évoqué permettrait aux professionnels du droit de traiter des dossiers plus nombreux et d'accompagner ainsi un nombre plus important de justiciables, en leur délivrant de l'information juridique vulgarisée grâce à l'IA.
Troisièmement, l'IA porte des enjeux de souveraineté et d'influence internationale. Une infime part des données d'entraînement des large language models (LLM) sont françaises. En droit, cela implique que les LLM étrangers, notamment américains, sont entraînés sur des données majoritairement de common law. Il s'agit donc de promouvoir au niveau international notre modèle et notre culture juridique continentale, avec des LLM entraînés sur nos données de droit civil.
Ces perspectives sont assorties à des risques inhérents aux technologies. L'IAG peut être soumise à des hallucinations ou à des biais algorithmiques. Dans le droit particulièrement, il est primordial d'accompagner et de former les professionnels à une discipline collective, afin de diffuser les bonnes pratiques et de mettre en garde contre les mauvaises.
La legaltech constitue un maillon essentiel de la modernisation de notre secteur juridique. Spécialisées dans le développement de solutions technologiques dédiées au droit, ces entreprises sont aujourd'hui des partenaires incontournables des professionnels. Elles apportent des réponses concrètes aux besoins croissants d'efficacité, d'innovation et d'accessibilité.
En France, l'écosystème de la legaltech est particulièrement dynamique et prometteur, avec aussi bien des acteurs historiques que des start-up faisant bouger les lignes ; je pense, par exemple, à Predictice, Ordalie, Jus Mundi ou encore Doctrine. Le secteur étant en dynamique d'hypercroissance, son poids économique a triplé en trois ans, passant de 30 millions en 2019 à 100 millions d'euros en 2021. La legaltech trouve déjà sa place dans la pratique du droit ; à cet égard, le barreau de Paris a récemment conclu un partenariat avec Dalloz pour équiper 14 000 avocats avec des solutions d'IAG.
Cependant, je suis convaincue que cet écosystème est loin d'avoir atteint son plein potentiel. La majorité des sociétés de la legaltech reste confrontée à des enjeux de financement et de concurrence internationale. Trop peu d'entreprises françaises parviennent à atteindre une taille critique suffisante pour rivaliser avec de grandes entreprises étrangères souvent mieux financées et dotées d'un accès privilégié à des volumes de données considérables.
Conscient de ces défis, le Gouvernement agit pour accompagner le développement des acteurs. Notre rôle est de soutenir la transformation au sein de tous les secteurs d'activité, en s'assurant que les coeurs de métier soient préservés et bénéficient de nouvelles opportunités de développement.
Pour assurer ce rôle, nous avons identifié quatre leviers principaux.
Le premier levier concerne le financement de l'innovation, avec des appels à projets et des plans clés. À cet égard, nous pouvons citer l'appel à projets « Accélération des usages de l'IA générative dans l'économie », doté de 30 millions d'euros, qui vise des solutions innovantes et réplicables dans plusieurs secteurs, dont le droit. À ce stade, 10 % des projets déposés dans le cadre de cet appel à projets concernent directement les professions juridiques.
Le deuxième levier cible la mobilisation de la commande publique pour soutenir nos développeurs de solutions françaises. Des échanges sont en cours, sous le pilotage du ministère de la justice, pour expérimenter des outils reposant sur de l'IAG par les magistrats de la cour d'appel de Paris. Dès 2025, le tribunal de commerce de Paris dotera les juges et les greffiers d'outils d'IA. Les pouvoirs publics doivent accompagner ces expérimentations d'un budget et d'un cadre idoines : je pense notamment aux exigences en matière d'hébergement et de protection des données personnelles.
Le troisième levier s'attache à la diffusion des usages et à l'acculturation des professionnels afin de permettre à ces technologies de trouver leur juste place dans les pratiques. Sur ce point, des campagnes sont en cours avec des réseaux de professionnels tels que les ordres, les barreaux ou encore l'Union nationale des professions libérales (UNAPL) qui a fait de l'IA une de ses priorités. Le dispositif « IA Booster », piloté par Bpifrance, complète l'accompagnement de ces entreprises dans l'intégration des outils d'IAG dans leurs procédures. Les formations en droit doivent également faire une place à des modules dédiés à l'IA ; le Conseil national des barreaux (CNB) a formulé des propositions en ce sens.
Enfin, le quatrième levier vise à lever les freins au développement des start-up, notamment celles de la legaltech, maillon essentiel de la chaîne de valeur. Il s'agit de lever les obstacles structurels : cela a commencé avec la mise en open data des décisions de justice. Cette démarche, toujours en cours, constitue une avancée majeure afin d'accéder à des données de qualité et de développer des solutions pertinentes. L'appel à projets « Communs numériques pour l'intelligence artificielle générative » soutient également la création de bases de données ouvertes et qualifiées.
Concernant l'IA, je souhaite que la France adopte une approche globale, à la fois lucide sur les défis à relever et les menaces à écarter, et capable d'inclure l'ensemble des individus dans ce mouvement d'innovation. À ce titre, je remercie à nouveau votre commission d'avoir lancé ces réflexions spécifiques au métier du droit ; je prendrai connaissance des conclusions de vos travaux avec la plus grande attention.
Madame la présidente, pour répondre à votre question, nous travaillons avec notre ministère de rattachement, celui de la recherche, ainsi qu'avec les services de Bercy. Nous sommes en lien avec les services de la DGE. Un service consacré à ce sujet effectue un travail remarquable et très éclairant. Avec le ministère de la justice comme avec les autres ministères, nous engageons un certain nombre de réflexions, afin de diffuser les avantages et les bénéfices de l'IA auprès de toutes et tous. Concernant la formation, par exemple, nous avons des échanges aussi bien avec le ministère de l'éducation nationale qu'avec celui de l'enseignement supérieur.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - La création d'un portefeuille ministériel spécifique à l'IA s'avère une bonne chose, ne serait-ce que pour le signal envoyé. Nous savons désormais que le Gouvernement tient l'IA pour un champ important de l'action publique et, plus largement, de notre économie.
L'État engage-t-il, selon vous, les moyens nécessaires ? Une précision serait bienvenue concernant le montant global de la stratégie nationale pour l'IA ; vous avez évoqué le chiffre de 2 milliards d'euros, alors que le représentant de la DGE nous a indiqué celui de 3,2 milliards d'euros. Par ailleurs, il serait intéressant de connaître la répartition entre les crédits publics et privés.
Les investissements publics et privés français dans l'IAG paraissent faibles en comparaison d'autres pays ou même d'entreprises seules. Quel est votre point de vue sur le sujet ? Revient-il seulement à l'État de catalyser l'investissement privé ?
Nous nous réjouissons que le Gouvernement prenne l'IA au sérieux. Mais pensez-vous pouvoir convaincre les professionnels du droit de l'importance de cette évolution technologique ? Certaines personnes que nous avons auditionnées au cours de nos travaux, qui représentaient des professions juridiques, ne semblaient pas conscientes des enjeux de l'IAG. Le progrès de la technologie nécessite une adoption de celle-ci par les acteurs privés, et sa maîtrise conditionne l'effet vertueux de l'IAG.
Nous avons été frappés du dynamisme de la legaltech, même si certains usent de termes parfois volontairement flous, laissant entendre que leur service s'apparente à une consultation juridique, monopole des professions réglementées. Nos auditions ont démontré qu'un arbitrage interministériel n'existait pas en la matière. La DGE est favorable à l'inscription dans la loi d'une définition de la consultation juridique dans un souci de lisibilité et de clarification du droit, tandis que le ministère de la justice souhaite maintenir cette définition dans le domaine jurisprudentiel. Quelle est votre position sur le sujet ?
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - Je souhaite vous interroger sur les acteurs publics, au premier rang desquels le ministère de la justice. Je vous remercie pour le dynamisme qui transparaît dans vos propos, car un sentiment plus mitigé nous a accompagnés tout au long des auditions. Nous avons rencontré de nombreuses difficultés pour recevoir les services du ministère de la justice, qui semble dépassé par la rapidité des évolutions technologiques entraînées par l'IAG. Pouvez-vous nous rassurer sur l'approche de l'État en matière d'IAG, sachant que la dimension générative est souvent occultée ? Nous espérons que, lors du sommet de février prochain, l'État plaide la cause de l'IAG et soumette des propositions fortes.
Je souhaite revenir sur les difficultés rencontrées par le ministère de la justice : ses services apparaissent en effet contraints et avancent avec un boulet attaché à chaque pied.
Le premier boulet est d'ordre juridique, car certaines réglementations les empêchent de recourir à des logiciels avec la même facilité que les acteurs privés. Du côté de la magistrature administrative, le Conseil d'État estime qu'il lui faudra développer en interne un outil d'IAG, ce qui semble pour le moins délicat au regard des moyens nécessaires au développement de celui-ci. Dans le même temps, les services de Bercy ont développé leur propre IAG pour le tri de la masse d'amendements dans le cadre des projets de loi de finances (PLF). Peut-être pourraient-ils faire profiter d'autres administrations de leur savoir-faire.
Le second boulet concerne le numérique. Nous connaissons le retard de la chancellerie en matière numérique, voire informatique ; je pense notamment à l'équipement. Combien de trains de retard les professions judiciaires ont-elles concernant l'IAG ? Et comment envisagez-vous d'aider ce ministère à rattraper le retard ?
Mme Clara Chappaz, secrétaire d'État. - Les questions que vous m'avez posées peuvent être résumées en trois interrogations : sommes-nous prêts, du point de vue de l'État, à accompagner cette transformation ? Sommes-nous prêts également du point de vue des usagers, acteurs privés ou publics ? Et si tel n'est pas le cas, comment faisons-nous en sorte de le devenir ?
Quand une technologie aussi transformative arrive sur le marché, il est normal que des interrogations surviennent. Cela vaut pour les professions juridiques comme pour d'autres professions. Je serai attentive à ce que toutes les professions montent dans le train de l'IA. Il s'agit de surmonter l'appréhension de la nouveauté pour en tirer tous les bénéfices. Si, sur le terrain, personne n'utilise les solutions qui sortent de nos belles entreprises d'IA, alors les bénéfices seront faibles, en termes aussi bien de productivité que d'amélioration du travail pour nos concitoyens.
À la question de savoir si nous sommes prêts, ma réponse est oui, mais un accompagnement sera nécessaire. Pour cette raison, la deuxième étape de la stratégie nationale pour l'IA concerne l'accompagnement et le déploiement.
Pour répondre à votre question sur le budget concernant l'IA, on parle bien de 2,5 milliards d'euros. Cet argent public se déploie en deux phases : une première, à hauteur de 1,5 milliard d'euros, consacrée à la recherche et la création de solutions ; et une deuxième, à hauteur de 1 milliard d'euros, pour le déploiement dans l'économie. Il s'agit donc à fois de créer les solutions et de les diffuser pour en tirer tous les bénéfices. Au-delà du chiffre que vous avez évoqué, madame la rapporteure, il faut prendre en compte des investissements privés.
Comme dans toute stratégie d'innovation, l'État impulse un certain nombre de choses, notamment en investissant dans la recherche et les capacités de calcul, mais le secteur privé doit aussi prendre sa part afin de constituer un écosystème solide.
Pour dépasser cette appréhension de l'IA et accompagner le changement, l'État est intervenu en amont. Depuis 2018, la stratégie nationale sur l'IA repose sur un certain nombre de rapports publiés à l'époque qui nous permettent d'être là où nous en sommes aujourd'hui. Si les investissements n'avaient pas été effectués, nous n'aurions pas aujourd'hui des laboratoires comme Mistral AI ou Kyutai qui développent des modèles d'IA à la pointe.
Nous avons su renforcer nos compétences au niveau des talents et des infrastructures, notamment grâce à notre accès à une énergie stable et verte. Aujourd'hui riches de ces solutions, notre principal sujet concerne l'adoption. Comment les usagers vont-ils se saisir de ces technologies ? Je suis optimiste, car la démarche adoptée me semble la bonne ; je pense aux appels à projets déjà évoqués, mais aussi à un certain nombre d'autres appels à projets que nous allons déployer d'ici au sommet des 10 et 11 février 2025. Un dispositif, lancé cette semaine avec le ministre de l'économie et des finances, va notamment permettre de lister les cas d'usage dans les différents métiers ; l'objectif est de livrer de bonnes pratiques et de permettre à chacun de voir comment des personnes exerçant la même profession utilisent l'IAG.
Sur la question du secteur public, nous avons amorcé un travail depuis un an. La DGE pilote une partie de ce travail, afin d'accompagner la diffusion de la technologie, de lancer un certain nombre de tests et d'accélérer l'acculturation. Nous sommes engagés dans la bonne voie. Je ne peux pas vous assurer que tous les avocats et magistrats utilisent aujourd'hui l'IA, mais je peux vous garantir que nous allons les accompagner afin que le déploiement s'effectue le plus rapidement possible.
Sur la possibilité de développer des outils publics, il convient de regarder les solutions qui existent déjà sur le marché. Si ces outils n'apportent pas les bonnes réponses ou que des raisons réglementaires empêchent de le faire dans certaines professions, celles-ci doivent pouvoir développer leurs propres outils. Sur ce point, je suis optimiste. En plus des travaux déjà cités, nous pouvons évoquer le travail de la direction interministérielle du numérique (Dinum) qui, ces dernières années, a permis le développement d'outils souverains au service des agents de l'État ; je pense, par exemple, à la messagerie Tchap, qui permet à tout agent de l'État de communiquer de manière instantanée. Les services de la Dinum ont également déployé, avec Albert, leur propre modèle d'IA ; on peut donc imaginer qu'ils puissent, si cela s'avérait nécessaire, apporter des réponses aux besoins de certaines professions.
Vous avez évoqué un double boulet,
juridique et numérique. De mon côté, je vois
plutôt des opportunités. Une technologie aussi transformative va
changer la manière de travailler des professionnels du droit. Celle-ci,
comme toutes les innovations de rupture, demande beaucoup d'investissements et
d'agilité pour assurer une bonne propulsion. Elle peut également
servir à combler le fossé numérique que certaines
personnes
pouvaient ressentir. Aujourd'hui, l'IAG permet
à une personne qui n'a jamais appris à le faire de coder ;
elle lui permet également de prendre des notes ou encore d'utiliser la
commande vocale pour accéder à un certain nombre de services.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - Votre réponse n'est pas totalement satisfaisante en ce qui concerne la Chancellerie. À l'issue de nos auditions, nous avons eu l'impression de voir deux trains, deux dynamiques distinctes. D'un côté, celui des professions réglementées du droit, qui connaît des difficultés juridiques et financières mais avance assez rapidement, même si les éditeurs n'ont pas tous atteint le même niveau. De l'autre, le train de la Chancellerie, qui est resté en gare. Un gouffre s'installe donc entre les magistrats et les autres professions juridiques, dont on peut espérer qu'elles ont recours à une IAG de qualité, de manière prudente. Ce fossé nous préoccupe et nous n'avons pas été rassurés, ni par la DGE ni par la Chancellerie.
Mme Muriel Jourda, présidente. - À cet égard, je me demande si, pour des raisons de fond tenant au rôle de l'État et pour des considérations budgétaires, le Gouvernement ne devrait pas se désintéresser des professions juridiques indépendantes, qui ont toujours su s'adapter par elles-mêmes, pour se concentrer sur la sphère publique.
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - La question de la formation a été mentionnée dans toutes les auditions que nous avons menées, aussi bien avec les acteurs publics que privés. Il s'agit de former les professionnels actifs, les étudiants mais aussi les lycéens. Vos collègues de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur figurent-ils dans les acteurs gouvernementaux impliqués dans la thématique de l'IAG ? La formation et l'enseignement constituent, en effet, l'un des enjeux majeurs en la matière.
Mme Clara Chappaz, secrétaire d'État. - J'entends vos réflexions et lirai très attentivement votre rapport, pour prendre connaissance des difficultés que vous mentionnez dans le détail. Néanmoins, le domaine de la justice n'est pas le seul à connaître une telle situation. Notre rôle est d'engager un travail interministériel afin d'embarquer au mieux tous les acteurs publics, mais aussi ceux du secteur privé. Ce serait une erreur de penser que ces derniers vont se saisir de la technologie par eux-mêmes...
Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - Ils le font déjà !
Mme Clara Chappaz, secrétaire d'État. - Non. En matière d'adoption de l'IA, la France est le pays le plus en retard au niveau européen, avec moins de 10 % des entreprises qui ont vraiment mis en place des solutions. Les acteurs privés sont peut-être en avance par rapport à ceux du public, mais il nous faut continuer de soutenir les dispositifs des deux côtés et ne pas créer de décalage entre les actions menées.
Je partage votre point de vue sur la formation et la sensibilisation. Notre méthode consiste d'abord à mieux comprendre l'évolution des métiers. À cet égard, nous avons lancé l'initiative LaborIA, qui vise à analyser cette évolution et à réfléchir à ce que l'IA peut apporter. Ensuite, il s'agit de se pencher sur la façon dont les formations peuvent acculturer les élèves à l'utilisation de ces outils. L'appel à manifestation d'intérêt « Compétences et métiers d'avenir » a été lancé, dans la perspective de créer des formations plus adaptées dans chaque discipline.
Concernant les magistrats, nous avons eu des échanges avec le ministère de la justice, que nous pourrons poursuivre pour identifier comment les accompagner au mieux, si vous pensez que c'est là que notre action doit être la plus appuyée. Dans le domaine du droit comme dans les autres, notre méthode consiste toujours à nous demander comment embarquer avant tout le secteur public dans la transformation. Nous ne souhaitons pas que seuls les acteurs du privé bénéficient des transformations offertes par cette technologie. Parfois, la marche est plus haute du côté du public.
Mme Muriel Jourda, présidente. - Merci, madame la secrétaire d'État, d'avoir clôturé notre série d'auditions.