ANNEXES

Audition de M. Paul de Sinety, délégué général à la langue française
et aux langues de France

MERCREDI 20 MARS 2024

___________

M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin Paul de Sinety, délégué général à la langue française et aux langues de France.

Monsieur le délégué général, vous m'avez proposé voilà quelques semaines de présenter devant notre commission la nouvelle édition de votre rapport au Parlement sur la langue française. Votre initiative m'a semblé tout à fait opportune, alors que notre commission vient de lancer une mission d'information sur la situation de la francophonie - dont les rapporteurs sont Catherine Belrhiti, Yan Chantrel et Pierre-Antoine Levi -, à l'aube du trentième anniversaire de l'adoption de la loi du 4 août 1994 relative à l'emploi de la langue française, dite loi Toubon.

Cet anniversaire interviendra au moment où notre pays accueillera les jeux Olympiques et Paralympiques, événement qui constitue une belle opportunité de faire vivre notre langue sur le plan international, mais qui n'est pas non plus sans risque pour celle-ci - j'en veux pour preuve l'usage croissant du « franglais » dans le domaine sportif par les médias et par certains responsables politiques.

Cette audition est l'occasion de connaître l'état des lieux que vous dressez de la situation de la langue française en France et dans le monde.

Notre cadre légal est-il encore adapté aux grands enjeux actuels, qu'ils soient internationaux ou technologiques ? Comment sensibiliser et mobiliser davantage nos concitoyens autour de la langue ? Quels devraient être, selon vous, les contours d'une politique publique linguistique ambitieuse ?

Avant de vous céder la parole, je me permets de vous rappeler, monsieur le délégué général, que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat.

M. Paul de Sinety, délégué général à la langue française et aux langues de France. - C'est un très grand plaisir de me trouver devant vous pour présenter cette nouvelle édition du rapport au Parlement sur la langue française, paru aujourd'hui même, le 20 mars, journée mondiale de la francophonie.

Ce rapport présente les grands axes de notre politique linguistique, dont la délégation générale à la langue française et aux langues de France a la responsabilité, sous l'autorité énergique et active de notre ministre de la culture.

Comme vous l'avez souligné, monsieur le président, nous allons célébrer cette année les trente ans de l'adoption de la loi Toubon, ce qui nous amène à dresser un état des lieux de ce cadre légal et à nous interroger sur ses perspectives d'évolution.

Ce rapport vise trois objectifs : sensibiliser le grand public au patrimoine commun qu'est notre langue ; susciter une prise de conscience générale sur le rôle majeur que joue le français dans notre société ; encourager de nouvelles dynamiques pour une mobilisation renforcée en faveur de la langue française et du plurilinguisme.

En nous appuyant sur de nouvelles données et analyses et en donnant la parole aux acteurs concernés, dont les élus - je remercie à cet égard le président Laurent Lafon et le sénateur Pierre Ouzoulias de leurs contributions -, ce rapport apporte des éclairages sur les grands enjeux de notre époque et fait état des avancées déjà réalisées, au premier rang desquelles figure l'inauguration de la Cité internationale de la langue française, à Villers-Cotterêts.

Il s'agit d'un établissement unique au monde, qui incarne une politique renouvelée de la langue. Preuve du succès de cette réalisation formidable, nous avons enregistré plus de 70 000 visiteurs depuis le 30 octobre dernier, date de l'inauguration de la Cité par le Président de la République.

L'un des premiers enjeux que se doit d'incarner cette Cité est celui de l'innovation et de l'intelligence artificielle. Nous allons donc installer en son coeur un centre de référence des technologies de la langue, qui permettra à l'ensemble des acteurs du monde industriel, du monde académique et du monde scientifique de travailler ensemble pour la promotion de la langue française et des langues de l'Union européenne au travers de l'innovation, et notamment de l'intelligence artificielle. Ce centre de référence disposera d'un budget de 50 millions d'euros, dont la moitié sera financée par la Commission européenne.

Il comportera également un espace consacré à la langue française et à la francophonie, qui sera inauguré par le Président de la République lors du sommet de la francophonie des 4 et 5 octobre prochains.

Les enjeux du numérique sont essentiels ; ils conditionnent fortement l'avenir de la langue française et de notre souveraineté. Si le français est aujourd'hui la seconde langue la plus utilisée sur internet, c'est la quatrième en termes de contenu. Il n'en demeure pas moins qu'une part croissante desdits contenus sont produits par des machines. L'avenir des langues se joue donc en grande partie sur les investissements dans ces technologies.

La France entend jouer un rôle moteur dans cette stratégie. La délégation générale à la langue française et aux langues de France en assure le pilotage en s'appuyant sur un certain nombre d'acteurs, en lien constant avec la direction générale des entreprises (DGE) et le secrétariat d'État chargé du numérique.

Les travaux lancés pour une découvrabilité des contenus culturels et francophones en ligne sont une illustration de ce sursaut nécessaire que nous devons entreprendre, aux côtés de partenaires internationaux - européens et francophones. Une mission sur la découvrabilité des contenus scientifiques en français devrait être lancée lors des prochaines rencontres alternées des deux Premiers ministres français et québécois du 11 au 13 avril prochains, à Québec.

À ce défi, s'ajoute celui de la mise en oeuvre effective de la loi Toubon. Je tiens à rappeler l'importance de ce texte, véritable loi sociale qui traduit la volonté du législateur d'appliquer concrètement l'article 2 de la Constitution, selon lequel la langue de la République est le français, à tous les secteurs de notre société, de notre quotidien. N'oublions pas que cet article suit directement l'article 1er, qui dispose que la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Il s'agit en quelque sorte d'une traduction linguistique de cette vision de la République française, de cette vision nationale.

La loi Toubon a démontré son efficacité. Sans elle, nous n'aurions pas d'informations en français pour nos achats de consommation courante, nous ne pourrions pas non plus accéder nécessairement, dans notre langue, à l'éducation non plus qu'aux soins ou aux services de santé.

Comme le souligne Jean-Marc Sauvé dans sa contribution : « La langue française est une composante de notre cohésion sociale. [...] Une nation, c'est la capacité à se projeter ensemble dans un avenir commun. Or nous ne pouvons construire celui-ci qu'avec une langue que nous partageons ».

Les obstacles que nous constatons çà et là ne nous empêchent pas d'agir en faveur du cadre légal. Tout d'abord, au travers d'une action interministérielle et institutionnelle renforcée, en nous appuyant sur un réseau de hauts fonctionnaires à la langue française, mobilisés dans chaque ministère, pour mieux faire connaître ce dispositif, favoriser l'intelligibilité et un langage simple à l'intention de nos concitoyens.

Ensuite, par un effort de sensibilisation au respect des principes de la loi Toubon, notamment à l'occasion des grands événements que vous avez évoqués, monsieur le président, dont les jeux Olympiques et Paralympiques.

Il y a certainement des lacunes. Nous avons commencé à identifier les points de difficulté, probablement liés à la rédaction du cadre légal et à l'ancienneté de ce texte : en 1994, le numérique et internet n'existaient pas... Si la représentation nationale le souhaite, nous pouvons accompagner les parlementaires dans ce travail de réflexion.

Autre enjeu, celui de l'enrichissement de la langue française pour lui permettre d'exprimer les réalités du monde le plus contemporain. Grâce à nos efforts de terminologie, d'enrichissement de la langue, les services de l'État peuvent faire preuve de cette nécessaire exemplarité. Si tel n'est pas le cas, c'est qu'ils n'ont pas forcément conscience de cette exigence ou qu'ils ne la désirent pas...

Nous développons d'autres axes importants de réflexion dans ce rapport.

La langue française doit faire l'objet d'une politique ancrée dans les territoires pour en favoriser la maîtrise, condition indispensable pour l'inclusion de chaque individu au sein de notre société et l'exercice de sa pleine citoyenneté. Nous avons mis en place des pactes linguistiques avec un certain nombre de territoires, qui permettent d'accompagner les acteurs engagés pour mieux maîtriser la langue et lutter contre l'illettrisme.

Autre axe important, celui de la promotion des langues régionales. Cette question est essentielle aux yeux de la ministre de la culture. La France est dotée d'un patrimoine unique au monde avec plus de soixante-quinze langues régionales encore employées dans les territoires, dont plus des deux tiers dans les outre-mer.

Nous constatons des réalités contrastées quant à la promotion et l'emploi de ces langues. C'est la raison pour laquelle le Conseil national des langues et cultures régionales (CNLCR), présidé par la ministre de la culture, a été installé en 2022. Très concrètement, il s'agit d'accompagner les acteurs qui oeuvrent à la promotion des langues régionales à travers la réalisation d'outils numériques de promotion et de sensibilisation, mais aussi de guides pour informer sur les aides publiques en faveur desdites langues. Nous allons lancer prochainement une plateforme, Langues de France, consacrée à leur promotion.

Tout cela contribuera, je l'espère, à faire en sorte que notre politique linguistique soit perçue comme une politique apaisée, réparatrice, qui prenne en compte les réalités des territoires et de leurs habitants. La loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, dite loi Molac, a constitué une étape importante en faveur d'une plus grande reconnaissance de ces langues. Il y va du respect des identités et de la diversité des habitants de notre pays.

Il ne peut y avoir de politique de la langue en France sans politique de la langue sur le plan international. Ces deux dimensions sont intimement liées. J'ai évoqué les très grands défis que constituent le numérique et l'innovation pour l'avenir de notre langue. Ils ne pourront être relevés sans l'aide des autres pays francophones ni sans l'instauration d'un dialogue avec les pays membres de l'Union européenne. Ce combat pour la langue française est aussi un combat pour la diversité linguistique, pour le plurilinguisme.

Depuis le discours du Président de la République du 20 mars 2018 sous la coupole de l'Institut de France, ces nouveaux paradigmes ont été pleinement assimilés par les pouvoirs publics. Cette politique renouvelée de la promotion de la francophonie sera mise à l'honneur à l'occasion du dix-neuvième sommet de la francophonie, qui ancrera celle-ci dans la modernité au travers du thème « Créer, innover et entreprendre en français ». Le numérique, champ sur lequel la délégation et le ministère de la culture sont particulièrement investis, en sera naturellement une priorité forte.

M. Yan Chantrel, président du groupe d'études sur la francophonie. - Comme vous l'avez souligné, monsieur le délégué général, il s'agit d'une année particulière, riche en événements.

Avec 321 millions de locuteurs dans le monde, dont un quart qui l'ont pour langue première, le français reste la cinquième langue la plus utilisée dans le monde. Elle est aussi apprise comme seconde langue par 132 millions de personnes.

En tant que sénateur représentant nos compatriotes établis hors de France, je me dois de saluer le rôle de nos 96 instituts français et de nos 829 alliances françaises, mais aussi celui du dispositif Flam (français langue maternelle) qui permet aux enfants scolarisés dans un système éducatif à l'étranger de garder un contact avec la langue française.

Votre délégation réalise un travail remarquable pour promouvoir la langue française et valoriser les langues de France, pour enrichir notre langue, pour défendre le plurilinguisme et sensibiliser à la diversité du français. Comment mieux faire connaître votre institution et vos analyses, qui s'appuient sur les travaux de sociolinguistes, d'anthropologues, de lexicographes et d'autres chercheurs, dont on a besoin qu'ils pèsent davantage dans le débat public ?

Catherine Belrhiti, Pierre-Antoine Levi et moi-même sommes corapporteurs d'une mission d'information sur la francophonie, qui traitera de sujets aussi divers que la place de la langue française dans la recherche internationale ou la question de l'intelligence artificielle et des algorithmes. En cette année particulière, nous souhaiterions aussi pouvoir dresser le bilan de la loi Toubon.

Nous accueillons cette année les jeux Olympiques et Paralympiques, dont la langue officielle est le français. Votre délégation a-t-elle été associée à l'organisation des Jeux ? Aurez-vous un rôle à jouer pour vous assurer que la langue française reste en usage permanent et qu'elle ne soit pas noyée dans l'anglo-américain ?

Pouvez-vous nous faire un premier retour sur la fréquentation de la Cité internationale de la langue française ? Comment éviter qu'elle ne devienne un musée ? Vous en êtes l'opérateur, quel rôle souhaitez-vous lui confier ?

Parmi les activités proposées par la Cité, le parcours L'Aventure du français retrace l'histoire de notre langue. Ne pensez-vous pas que l'histoire de la langue est une dimension qui manque à l'enseignement de la langue française dans le primaire et le secondaire ?

M. Paul de Sinety. - Comment mieux faire connaître la délégation ? Cette audition est un premier pas et je suis très sensible à cet accueil. La chambre haute a parfaitement conscience que la langue est un objet politique.

Pour répondre à votre dernière question, je pense en effet que l'histoire de la langue n'est pas assez étudiée. À cette fin, il convient de mobiliser l'Académie française, dont la mission première est de défendre la langue française.

Une première réflexion pourrait être menée dans le cadre d'un colloque que nous allons organiser à la fin de l'année pour célébrer les trente ans de la loi Toubon. Il s'agira de nous interroger sur une histoire politique de la langue de 1539 à nos jours.

Pour ne pas faire de notre langue un objet de musée, il faut s'ouvrir à la francophonie. Celle-ci est l'incarnation, la manifestation de la diversité linguistique. La France est le seul pays francophone monolingue ; tous les autres pays de la francophonie sont plurilingues, notamment les pays africains. Il est donc très important de promouvoir aussi l'ensemble des langues employées sur les territoires de la francophonie. Mais ne nous empêchons pas non plus de mener un travail actif sur le territoire de la République pour promouvoir les langues employées par les populations issues de l'immigration et des diasporas.

Le président du comité d'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques (Cojo) de Paris 2024 et la secrétaire générale de la francophonie ont signé une convention sur l'usage et la promotion de la langue française et de la francophonie durant les jeux Olympiques et Paralympiques. Nous sommes également vigilants ; nous avons d'ailleurs exprimé notre préoccupation en constatant que certains termes employés n'étaient pas français ou que certaines communications n'étaient pas faites en langue française, notamment au sein du Cojo. Avec le préfet de région, Marc Guillaume, nous sommes très attentifs à ce que le cadre légal soit pleinement respecté.

Enfin, nous avons mobilisé des groupes thématiques de travail depuis plus d'un an avec le délégué à la francophonie du ministère des sports, Daniel Zielinski, pour proposer des termes français adaptés aux nouvelles disciplines comme le surf, le break ou d'autres sports urbains. Nous avons aussi fortement mobilisé les élus, les maires, la société civile pour promouvoir l'Olympiade culturelle.

Vous le voyez, monsieur Chantrel, nous sommes très mobilisés sur la question des jeux Olympiques, notamment au travers d'applications numériques plurilingues, qui illustrent que la politique de la langue est une politique d'hospitalité, y compris à l'égard des non francophones et non anglophones.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Nous sommes très sensibles à la question de la diversité linguistique et culturelle. Dresser le bilan de la loi Toubon en cette année particulière fait sens.

Bien souvent, je pense notamment à nos amis canadiens, les autres pays de la francophonie défendent ce patrimoine commun beaucoup plus fortement que nous ne le faisons. Leur législation est plus stricte et comporte davantage de sanctions en cas de manquement à l'usage de la langue française.

Pensez-vous, monsieur le délégué général, que nous pourrions utilement compléter la loi Toubon ? C'est un combat permanent. J'ai été très sensible à la brochure que vous avez publiée sur les 100 termes utiles aux collectivités locales, parce que tout commence par l'application de la loi dans nos collectivités. Partout dans les villes et les villages, les anglicismes fleurissent. C'est le cas dans ma ville de Rouen. Avez-vous pris contact avec les associations d'élus pour les sensibiliser à ce sujet ?

Nous sommes nombreux, depuis le Brexit, à militer pour que le français redevienne réellement langue officielle de l'Europe. Louis-Jean de Nicolay et moi-même avons rédigé un rapport intitulé Nouveaux défis, nouveaux enjeux : une stratégie européenne ambitieuse pour le patrimoine, dans le cadre des travaux de la commission des affaires européennes. Nous nous étions alors aperçus que la plupart des sites d'information et des guides pour bénéficier des subventions et autres fonds européens étaient exclusivement rédigés en anglais. Comment la France peut-elle pousser Bruxelles à appliquer ce qui devrait être la règle et à promouvoir l'usage du français ?

M. Jacques Grosperrin. - À mon tour, monsieur le délégué général, je voudrais vous remercier de votre présence parmi nous, en cette journée de la francophonie.

Lors de la parution du classement Pisa, le 5 décembre dernier, le Premier ministre avait évoqué les difficultés de la France, classée à la vingt-neuvième position de l'OCDE, pour ce qui concerne la compréhension écrite de ses jeunes élèves. Il avait alors proposé un choc des savoirs et la mise en place de groupes de niveaux afin de rééquilibrer ces différences. Pensez-vous que cette mesure puisse permettre de réduire les écarts de niveau constatés ?

Vous avez évoqué l'importante dimension linguistique du français dans le numérique. Or les modèles d'intelligence artificielle sont plus entraînés en anglais qu'en français. Certes, de jeunes entreprises à forte croissance comme Mistral AI, par exemple, permettent d'avoir accès à un système d'intelligence artificielle franco-français, mais la langue de référence reste l'anglais. Comment pouvez-vous, en tant que délégué général à la langue française et aux langues de France, contribuer à ce que ces systèmes d'intelligence artificielle puissent atteindre le même degré d'apprentissage en français qu'en anglais ?

M. Pierre Ouzoulias. - Merci, monsieur le délégué général, d'avoir tenu un discours aussi fort.

Il nous faut toujours garder en tête votre analyse juridique : l'usage du français est ce qui rend possible l'égalité des droits sur tout le territoire national. C'est l'un des fondements de notre République. Notre langue française est le socle de l'indivisibilité de la Nation.

D'un point de vue plus philosophique, le français n'est pas qu'un vecteur de communication, c'est aussi un mode de pensée. On pense dans une langue, et c'est un aspect fondamental de l'expression : une traduction presque automatique des propos ne rendra jamais la finesse de l'expression en ce que celle-ci renvoie à un mode de pensée.

Je veux bien évidemment en venir, et c'est d'ailleurs le sujet de ma contribution à votre rapport, sur la difficulté du français comme mode d'expression de la pensée scientifique. En tant que chercheur, j'ai vécu des moments où l'obligation de publier en anglais faisait partie de l'évaluation scientifique. Lors des débats sur la loi de programmation de la recherche (LPR), Laure Darcos et moi-même avions demandé au Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) de défendre l'utilisation du français - on ne peut pas dire qu'il ait beaucoup oeuvré en ce sens...

Au contraire, l'évaluation scientifique se fonde toujours davantage sur des revues anglo-saxonnes qui ne publient qu'en anglais, ce qui pose un problème majeur. Il ne s'agit pas d'une question de compréhension linguistique : un article rédigé en anglais sur les mathématiques conserverait rigoureusement le même sens s'il était publié en français. Cette situation résulte tout simplement de la captation de l'édition scientifique par des entreprises monopolisatrices, qui considèrent que la seule langue d'expression doit être l'anglais.

Comme vous, je suis intimement persuadé qu'une langue reste vivante tant qu'elle est utilisée dans toutes les activités humaines. Dès lors, il est essentiel que l'activité scientifique ne sorte pas du champ d'expression du français.

Vous avez raison de souligner que l'utilisation de l'intelligence artificielle nous pose des problèmes considérables.

J'ai grand plaisir à souligner que le Bureau du Sénat s'est emparé du sujet et va utiliser l'intelligence artificielle pour faciliter la prise de notes des fonctionnaires des comptes rendus. Pour autant, la direction des comptes rendus - dont je salue les personnels de façon particulièrement appuyée - va faire en sorte de maintenir le niveau de langue. Si vous consultez les débats de la loi de 1905, au Sénat, et les débats actuels, vous avez l'impression qu'il s'agit du même français, ce qui n'est pourtant pas le cas. C'est le fruit du travail des rédacteurs, qui assurent ainsi une grande intelligibilité de la langue sur la très longue durée. Un siècle plus tard, la qualité du français employé permet de parfaitement comprendre les intentions du législateur.

Je nourris quelques inquiétudes pour la période à venir. La réforme du collège risque en effet d'entraîner la disparition de l'enseignement des langues anciennes - latin et grec. Or l'on ne peut parler correctement français sans avoir au moins quelques notions de latin. L'enseignement des langues anciennes est fondamental pour la réappropriation du français.

Monsieur le délégué général, dans ma contribution à votre rapport, j'ai proposé que votre organisme soit directement rattaché au Premier ministre pour mieux coordonner l'action interministérielle, à l'image de l'Office québécois de la langue française, qui chapeaute l'intégralité des administrations. Que pensez-vous de cette proposition ? Ce nouveau statut serait-il susceptible de vous apporter des moyens supplémentaires ?

Mme Mathilde Ollivier. - Je voudrais également revenir sur la promotion du français à l'étranger.

La politique de promotion de la francophonie passe avant tout par les instituts français, les alliances françaises, les conseils culturels, mais aussi par les nombreuses initiatives citoyennes dans les pays d'accueil. À côté du dispositif Flam, de nombreux festivals et événements sont organisés par les communautés françaises à l'étranger. Toutefois, ces dernières années, on note un recul de l'apprentissage du français dans les écoles, au profit d'autres langues dont l'apprentissage est considéré comme plus facile.

Que pensez-vous de ces évolutions et de quels leviers disposez-vous pour continuer à faire du français une langue attractive à l'étranger ? Que pensez-vous de l'annulation de plus de 28 millions d'euros de crédits du programme 185 « Diplomatie culturelle et d'influence » ? Quelles seront les conséquences ce ces coupes budgétaires sur la francophonie ?

Il est aujourd'hui démontré que la protection des langues régionales et de la diversité linguistique est intimement liée à la compréhension de nos environnements naturels et contribue à leur protection. Menez-vous des analyses spécifiques associant langue et protection de l'environnement ?

Voilà quelques semaines, j'ai rencontré à l'université de Vienne, en Autriche, des linguistes spécialisés en sciences de l'éducation. Ils ont évoqué des programmes d'apprentissage très développés dans les écoles de langue maternelle des enfants allophones qui permettent de renforcer la maîtrise de l'allemand. Quel regard portez-vous sur ce type de politique ?

M. Bernard Fialaire. - Monsieur le délégué général, page 28 de votre rapport, je lis que « La plupart des établissements d'enseignement supérieur ont déjà élargi leur offre de masters en anglais dans de nombreuses disciplines. » Il me semble que nous avons déjà perdu la maîtrise de la dénomination des différents niveaux universitaires...

L'intelligence artificielle devrait permettre, demain, de réaliser une traduction instantanée. Quelles actions menez-vous pour que le français qui sera utilisé dans le cadre de ces traductions soit celui du dictionnaire de l'Académie française plutôt que celui du langage courant ?

M. Jean-Gérard Paumier. - Je regrette la perte d'influence de la France en Afrique, qui affectera inévitablement la langue française, laquelle n'est en effet pas seulement un mode de communication, mais aussi un mode de pensée.

Une autre de mes préoccupations porte sur la montée de la culture de l'effacement, qui se manifeste par des appels à la réécriture des plus grands chefs-d'oeuvre de notre littérature, jugés obsolètes par les tenants de cette idéologie, au mépris de l'histoire et des modes de pensée distincts qui l'ont marquée. Ne devrions-nous pas envisager un cadre juridique renforcé pour garantir la pérennité de ces oeuvres contre toute tentative de réécriture ?

M. Gérard Lahellec. - Je suis sénateur des Côtes-d'Armor et je dois à l'école et à la langue française ce que je suis aujourd'hui. Le français est en effet un bien commun, qui a notamment permis aux Bretons de se comprendre entre eux.

Toutefois, bien que le français soit un facteur d'intégration, la République a souvent forcé son enseignement au détriment de nos cultures minoritaires, une problématique qui dépasse les frontières régionales et concerne toute la France. La diversité culturelle, incluant en effet la toponymie, est une part intégrante de notre grande culture. J'ai à l'esprit le discours de Jean-Marie Gustave Le Clézio lors de la réception de son prix Nobel, dédiant son discours à Elvira, artiste ivrognesse de la forêt amazonienne, qu'il tient pour la forme la plus élaborée de l'art, tout en la célébrant en français.

L'article 2 de notre Constitution, bien qu'important, peut parfois apparaître comme un obstacle : la loi Molac prône ainsi l'enseignement immersif des langues régionales, lequel est actuellement jugé inconstitutionnel. Si cette pratique n'a pas fait l'objet de recours, la situation est source de précarité pour l'enseignement desdites langues régionales.

En outre, la question de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires reste en suspens. Nous ne devons pas permettre que l'article 2 ou le sort de cette Charte conduise à ne pas avancer dans ce domaine. Rappelons que la Bretagne est devenue française avant même l'ordonnance de Villers-Cotterêts. Dès lors, comment avancer, malgré l'article 2 de la Constitution et le destin de la Charte ?

Mme Annick Billon. - Je souhaite obtenir quelques précisions sur la Cité internationale de la langue française et ses 70 000 visiteurs. Qui sont ces visiteurs et quels sont leurs centres d'intérêt ? Le site parvient-il à attirer un public diversifié ?

Concernant les 50 millions d'euros alloués à l'innovation et à l'intelligence artificielle, sur quelle ligne budgétaire sont-ils imputés ? Une partie de cette somme sera-t-elle consacrée à combattre l'illettrisme, qui reste un défi majeur pour notre pays ?

Quelles évolutions souhaitez-vous pour combler les lacunes de la loi Toubon et dans quels délais ?

Vous évoquez l'irrigation des territoires par les politiques publiques. Pourriez-vous décliner les budgets dont vous disposez à cette fin et les interlocuteurs que vous avez identifiés ? En outre, qu'en est-il des pactes linguistiques que vous avez établis avec certaines entités ?

Pour terminer, j'aborderai le sujet du livret sur les termes clefs utiles aux collectivités locales dans la perspective des jeux Olympiques. En tant qu'élue de Vendée, l'utilisation de termes comme « surf » ou « skate park » ne me pose pas de problème, car ils font partie de l'histoire des sports concernés. Cela n'a rien à voir à mon sens avec un arbitrage entre « aire de jeu » et « playground ». Il semble anecdotique de se concentrer sur ces aspects au regard de problèmes plus pressants comme le niveau de français des jeunes et l'illettrisme dans notre pays.

Mme Béatrice Gosselin. - Notre influence culturelle ne se limite pas à nos frontières. La fermeture d'instituts français, comme ceux de Valence et de Vienne, ainsi que de la maison Descartes aux Pays-Bas, interroge, tant ces institutions étaient des piliers de notre rayonnement international.

Il me semble essentiel de ne pas négliger notre présence à l'étranger, laquelle contribue à l'ancrage de notre Nation et à la diffusion de la langue française. Notre politique intérieure est certes remarquable, mais elle doit s'accompagner d'une stratégie d'influence extérieure tout aussi vigoureuse.

M. Paul de Sinety. - Je suis impressionné de la qualité de vos questions. Cela fait chaud au coeur de voir que les parlementaires sont attachés à la langue française. Sachez que j'y suis très sensible.

Concernant l'application du cadre légal de la loi Toubon et son érosion, ce texte a été voté en 1994 et réaménagé en 2013, concernant l'enseignement supérieur et l'introduction de l'anglais. Il me semble très important de prendre en compte l'attente de nos concitoyens. Des enquêtes que nous avons confiées au Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Crédoc) montrent que deux Français sur trois considèrent qu'une loi garantissant l'emploi de la langue commune est très importante, que le recours systématique au français par les services publics est une évidence pour neuf personnes sur dix et que l'utilisation du français est jugée centrale dans d'autres domaines de la vie sociale : santé, éducation, consommation, sécurité au travail ou cohésion sociale. Plus de la moitié des personnes interrogées se sentent gênées, voire rejetées, lorsque l'on s'adresse à elles dans une autre langue que le français dans la communication institutionnelle et dans la sphère publique. La loi Toubon est donc une loi de cohésion sociale.

Concernant la terminologie dans les disciplines sportives, notamment le surf, vous avez parfaitement raison, madame la sénatrice, d'employer ce terme, car il appartient en effet à l'histoire de ce sport. Nos travaux de terminologie visent à trouver des termes français pour les nouveaux sports et les disciplines urbaines, afin que les commentateurs sportifs puissent les décrire de manière intelligible à la télévision, en s'adressant à toutes les générations. C'est pourquoi ce travail est mené avec les fédérations sportives.

Revenons au cadre légal. Un pan entier y échappe, car il n'était pas d'actualité en 1994 : la communication sur internet et dans les espaces numériques, où il n'y a pas d'obligation d'employer le français.

Le sujet des associations d'élus est très important. Nous poursuivons notre travail de diffusion et de sensibilisation, notamment grâce à la brochure que vous avez évoquée ainsi que les pactes linguistiques visant à faire travailler ensemble les acteurs engagés pour la langue française et les langues régionales en fonction des réalités de chaque territoire.

Pour ce qui est de la Cité internationale de la langue française, nous travaillons depuis 2018, en particulier par le biais d'un pacte linguistique signé entre le ministère de la culture, la région Hauts-de-France et les territoires, afin qu'elle soit pleinement admise par les habitants. Nous avons ainsi renforcé nos actions de lutte contre l'illettrisme, qui touche particulièrement ces territoires, notamment l'Aisne. Le pacte linguistique vise ainsi à faire travailler ensemble les différents acteurs des champs social et culturel, qui n'ont pas l'habitude de collaborer, en nous appuyant sur les directions régionales des affaires culturelles (Drac) et les préfets de région.

Nous avons poursuivi ce dialogue avec les territoires au travers des pactes linguistiques que nous avons signés avec les Hauts-de-France, La Réunion, la Seine-Saint-Denis et la région Grand Est. De tels outils contribuent à faire de la maîtrise de la langue française une cause pleinement partagée.

La première difficulté scolaire tient à la maîtrise de la langue. L'engagement de l'ensemble des acteurs publics en faveur de cette grande cause permettrait notamment de concevoir des programmes d'accompagnement pour les publics en situation d'insécurité linguistique.

J'ai volontairement fait de l'intelligence artificielle et des technologies de la langue le premier objectif de la feuille de route qu'esquisse le rapport. Une langue qui n'est plus capable d'exprimer les réalités, même les plus pointues, même les plus scientifiques, est menacée de disparition. Aux Pays-Bas et dans les pays d'Europe du Nord, qui ont sacrifié leur langue nationale au profit d'un anglais systématisé, on observe une « folklorisation » de la langue vernaculaire.

Dans le cadre du dialogue franco-québécois que nous menons en lien avec l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) et l'Agence universitaire de la francophonie (AUF), nous oeuvrons à la découvrabilité des contenus culturels et scientifiques en français sur internet. Une mission sur le thème de la découvrabilité des contenus scientifiques devrait prochainement être lancée, avec comme chefs de file le scientifique Rémi Quirion pour le Québec, et le mathématicien et secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences Étienne Ghys pour la France.

Les scientifiques prennent notamment conscience de l'importance de proposer des plateformes rédactionnelles, des outils conversationnels et des outils de traduction automatique pour les communautés scientifiques francophones. La traduction automatique, sous réserve que les données soient gérées de manière souveraine, est une chance pour la diversité de nos langues.

Le centre de référence des technologies de la langue et l'innovation ne coûtera pas un centime au contribuable. Il sera financé à parité par les vingt pays membres de l'Union européenne qui ont souhaité y participer, en sus des revenus tirés de la valorisation, par exemple, du supercalculateur Jean Zay, qui a déjà été utilisé durant des centaines de milliers d'heures de calcul, et des financements de Bruxelles. Quelque 25 millions d'euros seront apportés par Bruxelles au consortium européen que constitue l'Alliance des technologies des langues.

Cette dimension européenne est fondamentale, car la France ne pourra relever ces défis seule. Elle doit le faire avec d'autres pays européens et avec ses partenaires francophones.

Comme Pierre Judet de la Combe l'indique dans le rapport, j'estime qu'on ne pense bien que dans sa langue. Le français est un vecteur d'intégration, mais il nous faut changer de paradigme en matière d'ouverture au plurilinguisme. Nous avons trop souvent opposé langue française et langues régionales et, sur le plan international, langue française et langue vernaculaire des pays francophones. C'est non pas seulement inutile, mais contre-productif ; cela crée de la division.

J'estime donc qu'il serait très utile d'introduire des références, un peu à la manière de béquilles, aux langues vernaculaires des personnes allophones dans les méthodes d'apprentissage de la langue nationale.

Sur l'île de La Réunion, dont les deux tiers de la population parlent créole à la maison, des progrès notables ont été réalisés, notamment auprès des publics les plus fragiles, depuis que l'on propose un enseignement du français comprenant des références au créole. Il existe à mes yeux une corrélation évidente entre échec scolaire, taux de chômage, difficultés d'accès à la citoyenneté et de participation au débat public et non reconnaissance de la langue créole, notamment à l'école.

Il faut cesser de considérer que les langues parlées à la maison par les personnes allophones sont des obstacles à l'apprentissage de la langue française. Elles constituent au contraire un véritable enrichissement, et leur partage, notamment au sein du système scolaire, est une grande chance.

Le prix Nobel de littérature Le Clézio, qui est l'un des plus grands génies de la littérature d'expression française, est un Mauricien qui revendique sa nationalité mauricienne. J'estime qu'il devrait parrainer toute notre politique de la langue, qui se veut ouverte au plurilinguisme et à la pluralité des langues.

Si notre politique de rayonnement sur le plan international relève du ministère des affaires étrangères, je crois, comme Richelieu, qu'il ne peut y avoir de politique internationale sans politique nationale ni de politique nationale sans politique internationale. Il me paraît donc judicieux, dans le cadre de la mission d'information que vous avez lancée, que vous interrogiez nos politiques, non pas seulement en France, mais aussi à l'étranger.

Je me satisfais enfin pleinement du rattachement de la délégation générale à la langue française et aux langues de France au ministère de la culture. S'il vous plaît, ne nous laissez pas aller ailleurs ! Au sein de ce ministère, qui est par définition transversal, nous touchons toutes les générations, tous les publics et tous les territoires. Tel est du reste le voeu de Jacques Toubon, ancien ministre de la culture et de la francophonie, que vous avez reçu voilà quelques mois.

Il me paraît en revanche très important de veiller au renforcement de l'interministérialité des missions de la délégation, ce qui n'est pas forcément complètement compris ni entendu par l'ensemble des ministères.

M. Laurent Lafon, président- Votre message est bien reçu !

Je note qu'il est tout de même paradoxal que le ministre chargé de la francophonie soit, lui, rattaché aux affaires étrangères et qu'il s'occupe du commerce extérieur...

Je vous remercie pour vos réponses à nos questions, monsieur le délégué général.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page