C. TROISIÈME PILIER : SORTIR DE L'EMPIRISME, ET DOTER L'ÉTAT D'UNE STRATÉGIE GLOBALE, NATIONALE ET INTERMINISTÉRIELLE DONT LA MISE EN oeUVRE SERAIT ASSURÉE PAR UNE GOUVERNANCE ADAPTÉE

1. De multiples initiatives doctrinales et stratégiques ont été prises dans les années récentes où sont en voie de l'être

Il n'existe pas, en l'état, de stratégie globale, nationale et interministérielle de lutte contre les influences étrangères malveillantes.

Plusieurs documents stratégiques ont cependant été élaborés dans les années récentes ou sont en voie de l'être.

En la matière, le SGDSN a également produit un bref document de référence sur les stratégies hybrides, que la commission d'enquête s'est procuré. Son champ excède largement celui des influences étrangères, abordées sous le seul angle des manipulations de l'information.

Les armées ont été précurseurs, avec l'adoption, dès 2021, d'éléments publics de doctrine de lutte informatique d'influence (L2I)352(*) découlant de la Vision stratégique du Chef d'État-major des armées353(*).

De son côté, le ministère des affaires étrangères a publié en 2022 sa Feuille de route de l'influence354(*), puis, plus récemment, a élaboré en 2024 la Stratégie nationale d'influence prévue par la Revue nationale stratégique 2022, que la commission d'enquête s'est également procurée.

Enfin, il est à noter que la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice a diffusé auprès des juridictions dès 2021 un document de politique pénale dédié à la lutte contre les ingérences étrangères prenant la forme d'un « Focus » présentant de façon synthétique le régime juridique applicable aux infractions pénales afférentes.

Plusieurs chantiers sont par ailleurs en cours :

- au sein de l'État-major des armées, le pôle ASO pilote la structuration d'une aptitude interarmées « influence et lutte informationnelle » (ILI), décrite à ce stade dans un document de doctrine non public. Dans ses réponses au questionnaire du rapporteur, l'État-major des armées a indiqué que « la poursuite du développement au niveau des armées d'un corpus doctrinal dédié cohérent et robuste est en cours », en vue de l'élaboration d'une véritable stratégie ILI qui serait déclinée en feuilles de route régionales et thématiques ;

- au niveau du SGDSN, une lettre de mission a été signée par le Premier ministre pour l'élaboration d'une revue stratégique dédiée à la lutte contre les manipulations de l'information (LMI).

En dehors du champ régalien, la commission d'enquête a constaté qu'aucun ministère n'a produit de document stratégique consacré à la lutte contre les influences étrangères, alors même que plusieurs d'entre eux sont au coeur des enjeux ayant trait à la résilience de la nation. On peut notamment penser aux ministères chargés de la culture, de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports, ou encore de l'enseignement supérieur et de la recherche.

Tout au plus, certaines initiatives locales ont pu être prises, mais en dehors de tout pilotage ou portage politique ministériel, à l'instar du plan mis en place par l'Inalco pour détecter les opérations d'influences étrangères depuis la fin de l'année 2023 (voir Deuxième partie, III).

En synthèse, il n'existe aucun document stratégique appréhendant le phénomène des influences étrangères malveillantes dans sa globalité et prévoyant les politiques publiques à conduire pour y répondre dans le périmètre interministériel large qui s'impose au vu du caractère extrêmement diffus de la menace.

2. Élaborer une véritable stratégie globale, nationale et interministérielle de lutte contre les influences étrangères
a) Une double exigence de globalité et d'interministérialité

La commission d'enquête considère que le temps est venu de sortir de l'empirisme. La multiplication des dispositifs et des initiatives doctrinales depuis 2021 a marqué une prise de conscience salutaire, mais ne constitue pas une garantie d'efficacité pour l'action publique, qui doit concerner l'ensemble du champ interministériel.

Dans le domaine de la cybersécurité, après la création de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), il a fallu attendre douze ans pour que l'État se dote en 2021 d'une véritable stratégie nationale cyber. Compte tenu de la menace, en particulier dans l'espace informationnel, nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre aussi longtemps dans le domaine de la lutte contre les influences étrangères malveillantes.

Cette stratégie doit satisfaire une double exigence :

être réellement globale, en appréhendant le phénomène de la lutte contre les influences étrangères malveillantes à travers l'ensemble de ses manifestations, qui intègrent naturellement les opérations de manipulation de l'information, notamment dans l'espace numérique, mais également les autres types d'opérations d'influence : opérations visant l'enseignement supérieur et la recherche, capture des élites, instrumentalisation des diasporas, opérations d'influence dans le domaine économique... ;

être pleinement interministérielle, en associant non seulement les ministères régaliens (armées, affaires étrangères, intérieur et justice) mais également l'ensemble des ministères susceptibles d'être concernés par la menace ou mobilisés dans la lutte contre celle-ci (culture, éducation nationale, jeunesse et sports, vie associative, enseignement supérieur, recherche), ainsi que les politiques publiques de régulation pertinentes (communication, transparence de la vie publique, financement de la vie politique...). Cette action interministérielle devrait elle-même être menée en lien avec les collectivités territoriales, les corps intermédiaires, la société civile (médias, chercheurs...).

Cette stratégie aurait ainsi vocation à regrouper et rationaliser l'ensemble de la production doctrinale et stratégique mentionnée supra.

Pour bâtir sa stratégie, la France pourrait notamment s'inspirer de l'Australie, qui a mis en place, dès 2019, une stratégie nationale de contre-ingérence355(*).

La stratégie nationale australienne de contre-ingérence

La stratégie nationale australienne de contre-ingérence (Australia's Counter Foreign Interference Strategy) a été mise en place en 2019.

Elle repose sur le constat que « les ingérences étrangères et l'espionnage constituent le principal enjeu de sécurité pour l'Australie ». Le pays est en effet la cible constante d'opérations d'influences de la Chine, dans un contexte d'agressivité croissante de la posture chinoise dans l'Indopacifique.

Pour autant, la stratégie s'affiche clairement comme neutre vis-à-vis des pays à l'origine des opérations d'ingérence, et se concentre sur un objectif de renforcement de la résilience des secteurs de la société australienne identifiés comme étant les plus à risque (gouvernement, universités, industries, médias, collectivités territoriales).

La stratégie de contre-ingérence regroupe l'ensemble des acteurs australiens : individus, institutions et gouvernements (fédérés et fédéral), industrie, monde universitaire, médias, communautés.

En matière de coordination, l'Australie s'est dotée en 2018 d'un coordinateur national de la contre-ingérence (National Counter Foreign Interference Coordinator). Celui-ci est soutenu par un centre de coordination de la contre-ingérence (Counter Foreign Interference Coordination Center) chargé de coordonner les efforts déployés par l'ensemble du gouvernement australien pour répondre aux actes d'ingérence étrangère :

Le coordinateur national a pour mission :

- d'appliquer la stratégie de lutte contre l'influence étrangère en créant un programme national et international intégré et coordonné de lutte contre les ingérences étrangères ;

- de coordonner les efforts de sensibilisation et les conseils aux secteurs menacés ;

- de renforcer l'engagement auprès des communautés étrangères installées en Australie afin de les aider à lutter contre la manipulation par des acteurs étrangers.

Source : commission d'enquête, d'après les réponses de l'Ambassade de France en Australie au questionnaire du rapporteur

b) Privilégier la notion « d'influences étrangères malveillantes » à celle d'ingérence

Pour élaborer cette stratégie, il conviendra de se référer à la notion d'« influences étrangères malveillantes », qui paraît ici préférable à celle d'ingérence, et ce pour plusieurs raisons.

En effet, l'influence constitue une finalité, là où l'ingérence constitue un procédé (voir Introduction).

Pour les besoins de l'élaboration d'une telle stratégie, la notion d'ingérence est à la fois trop large et trop restrictive : trop large, dans la mesure où les ingérences peuvent poursuivre d'autres finalités que l'influence (cyberattaques, mobilisation de l'arme normative, ingérences économiques sans finalité d'influence...), et trop restrictive, dans la mesure où l'ingérence ne vise que des opérations dissimulées ou illégales (voir Introduction).

Or, au niveau stratégique, il paraît préférable d'appréhender l'ensemble du spectre de la menace comme un continuum cohérent d'opérations considérées à l'aune de leur finalité commune d'influence malveillante à l'égard de la France, que celles-ci soient transparentes ou dissimulées, de la diplomatie publique agressive jusqu'aux actions d'ingérences informationnelles caractérisées, pour présenter un éventail des mesures de protection ou de riposte gradué en conséquence.

La référence à la notion d'influence paraît enfin de nature à faciliter l'intégration et l'articulation, au sein d'une même stratégie, non seulement des dispositifs de protection face aux ingérences étrangères à finalité d'influence sur le territoire national ainsi qu'un ensemble de politiques publiques sectorielles et d'actions visant à renforcer la résilience de la société face à celles-ci, mais également la structuration d'une aptitude interarmées relative à l'influence et la lutte informationnelle ainsi que des politiques d'influence affirmative de nature diplomatique. L'ensemble de ces enjeux de politique publique, en effet, sont reliés par un même objectif stratégique de nos compétiteurs, celui d'affaiblir notre pays par la voie de l'influence malveillante.

Il n'en va naturellement pas de même dans le cadre d'une action de niveau législatif, qui n'est fondée à viser que des comportements illicites ou dissimulés, comme le fait la récente loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France.

Cette stratégie devra enfin comporter une dimension prospective, et s'intéresser aux évolutions prévisibles de la menace liée aux influences étrangères, notamment à l'aune du développement des technologies d'intelligence artificielle.

c) Une architecture par « cercles concentriques »

Cette stratégie étant globale, nationale et interministérielle devra nécessairement être ordonnée.

La commission d'enquête propose pour se faire de retenir une approche « par cercles concentriques », en distinguant trois groupes cohérents d'actions, selon une logique similaire à celle appliquée en Australie (voir encadré supra).

Le premier cercle concernerait l'action régalienne. Il comprend à cet égard les actions ayant trait à :

- la prévention, la détection et la riposte aux ingérences étrangères à finalité d'influence sur le territoire national (SGDSN, Viginum, DGSI, police, gendarmerie, DACG) ;

- la lutte contre les influences malveillantes et le développement d'une politique d'influence affirmative dans le champ diplomatique (ministère des affaires étrangères) ;

- l'aptitude des armées à la guerre d'influence et la lutte informationnelle (pôle ASO de l'État-major des armées, Comcyber, délégation à l'information et à la communication de la défense - Dicod) ;

- au renseignement (DGSI, DGSE, Tracfin) ;

- la sécurité économique, considérée sous l'angle de l'influence (Sisse).

S'agissant de ces actions, il va de soi que la version publique de la stratégie pourra être expurgée d'éléments ayant vocation à faire l'objet d'une diffusion restreinte voire d'une classification.

Le deuxième cercle concerne les politiques publiques sectorielles. Il comprend à cet égard l'action des ministères et agences concourant directement ou indirectement à la résilience de la nation face aux influences étrangères malveillantes, soit notamment les politiques publiques relatives :

- la régulation des médias et des plateformes numériques (Direction générale des médias et des industries culturelles - DGMIC, Arcom) ;

- le contrôle de la vie publique et politique (Haute autorité pour la transparence de la vie publique - HATVP - et Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques - CNCCFP) ;

- la protection des universités et de la recherche (Haut fonctionnaire de défense et de sécurité - HFDS - des ministères de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports, ou encore de l'enseignement supérieur et de la recherche) ;

- à la régulation de la vie associative.

Enfin, le troisième cercle concernerait une série d'actions menées en direction et en collaboration avec la société civile, soit :

- pour sensibiliser à la menace l'ensemble des pans de la société, en incluant tant les acteurs publics (collectivités territoriales) que les corps intermédiaires (syndicats) ou encore que les acteurs privés (médias, associations, organisations non gouvernementales, entreprises...) ;

- pour renforcer par tout moyen la résilience de la population et bâtir une société où chacun se considère comme pleinement acteur de sa protection et de celle des autres.

d) L'importance d'intégrer d'emblée les enjeux de financement

L'exercice consistant à donner un chiffrage global des moyens budgétaires nécessaires à la mise en oeuvre de cette stratégie serait délicat, sinon artificiel. Celle-ci combinerait en effet le fléchage de moyens existants, le cas échéant réorientés, et le renforcement de certaines lignes budgétaires à un niveau qui devra être affiné en tenant compte des besoins nouveaux liés à l'aggravation de la menace. Un tel renforcement supposerait inévitablement, eu égard à la situation dégradée des finances publiques, des choix politiques et une réévaluation de la hiérarchie de nos priorités.

À ce stade, et sans chercher à se prononcer de façon ferme sur les moyens à mobiliser, la commission d'enquête pose comme principe que la stratégie devra se donner pour exigence d'intégrer, pour chacun de ses éléments, l'enjeu des moyens qui leur seront consacrés et de leur financement.

Il y va, en effet, de l'efficacité, de la crédibilité et de la lisibilité pour le citoyen de cette stratégie.

À titre d'exemple, la Stratégie nationale d'influence élaborée par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères ne fait aucune mention des moyens qui seront consacrés à sa mise en oeuvre.

Pourtant, comme l'a clairement exposé le professeur Frédéric Charillon lors de son audition : « l'influence suppose des moyens. On ne peut prétendre avoir une stratégie d'influence, à moyens constants, formule que nous aimons particulièrement en Europe. L'influence a un coût. Les pays qui ont mis en place des stratégies d'influence ont choisi d'y consacrer des moyens financiers, et ont opté pour cette priorité plutôt que d'autres, au titre de leur action extérieure. Il faut bien garder à l'esprit que si on accepte cette définition de l'influence qui est de se donner les moyens de faire changer le comportement des acteurs tiers, alors cette politique a un coût, sauf à considérer que nous sommes, par notre seul discours, absolument géniaux et que la brillance de ce discours suffira à rallier à nous toutes les bonnes volontés du monde. Personnellement, j'en doute »356(*).

Autre exemple : les auditions conduites par le rapporteur ont permis de mettre en évidence la difficulté, pour certains établissements d'enseignement supérieur et de recherche, de mettre en place les zones à régime restrictif (ZRR) compte tenu des coûts de sécurisation qu'ils représentent. Ce cas illustre bien les limites d'une politique de protection qui n'intègre pas d'emblée les enjeux de financement.

e) La nécessité d'associer le Parlement

Au plan de la méthode, l'élaboration d'une telle stratégie pourrait être confiée à un ou plusieurs groupes de travail interministériels pilotés par le SGDSN.

Cependant, la commission d'enquête considère que, s'agissant d'une problématique qui engage la nation dans son ensemble, et d'une politique animée par la volonté de bâtir, à long terme, une société dans laquelle chacun serait acteur de sa propre protection et de celle des autres face aux influences étrangères malveillantes, cette stratégie ne saurait être élaborée uniquement « en chambre », dans le secret des bureaux comme ce fut le cas pour la revue nationale stratégique 2022.

Une association de la représentation nationale serait ainsi nécessaire pour asseoir la pleine légitimité de cette stratégie. En tout état de cause, dans la mesure où sa mise en oeuvre n'est susceptible de concerner que marginalement le domaine de la loi, ce serait pour lui la seule occasion de se prononcer clairement sur cette problématique majeure de politique publique.

La définition de la stratégie pourrait ainsi donner lieu, à plusieurs étapes de son élaboration, à des auditions devant les commissions compétentes des deux assemblées de façon à créer les conditions d'un réel débat avec les parlementaires sur ses orientations, objectifs et actions.

Une fois finalisée, la stratégie pourrait ensuite faire l'objet d'une déclaration du Gouvernement devant chaque assemblée donnant lieu à un débat puis un vote, selon la procédure prévue à l'article 50-1 de la Constitution. Ce débat pourrait ensuite être organisé de façon annuelle, et permettre de dresser un état des lieux de la mise en oeuvre de cette stratégie.

Recommandation n° 2 :  Élaborer une stratégie globale, nationale et interministérielle de lutte contre les influences étrangères malveillantes, en intégrant d'emblée les enjeux de financement et en associant le Parlement. Un débat sur sa mise oeuvre se tiendrait annuellement au sein des assemblées.

3. Mettre en place une gouvernance adaptée
a) Premier cercle : renforcer la coordination de l'action régalienne, dans le respect des prérogatives de chacun
(1) Se doter d'une doctrine commune en matière de réponse

La meilleure coordination de l'action régalienne en réponse aux opérations d'influences étrangères malveillantes suppose l'établissement d'une doctrine commune de réponse.

En premier lieu, face à une opération d'influence, il s'agit en effet d'établir, premièrement, si celle-ci appelle une réponse ou si, pour éviter tout « effet Streisand », il convient au contraire d'ignorer l'attaque, tout en restant vigilant. La détermination de critères objectifs, quantitatifs ou qualitatifs, pourrait être effectuée pour apprécier le niveau de gravité de l'attaque et, partant, la nécessité d'y répondre. Elle s'appuierait en particulier sur les études conduites en matière de réception des opérations d'influence par les populations, que la commission d'enquête appelle de ses voeux (voir recommandation n° 1).

Il ne s'agirait pas, bien entendu, de conférer un caractère contraignant à ces critères, l'opportunité d'une réponse étant in fine, en tout état de cause, appréciée par l'autorité politique.

En second lieu, il s'agit de définir la mesure de riposte adéquate : divulgation, attribution, mesures diplomatiques, poursuites pénales etc. (voir Deuxième partie, II), et l'autorité compétente pour la porter.

D'après les documents internes du SGDSN auxquels la commission d'enquête a pu accéder, un groupe de travail aurait été institué dans le cadre du Colmi pour établir une telle doctrine de réponse, et devait rendre ses conclusions au printemps. Les mêmes documents montrent que ces travaux n'ont pas encore donné lieu à une restitution.

En tout état de cause, la définition d'une telle doctrine intégrant la question de l'impact des opérations d'influence dans la population doit se traduire, au plan organisationnel, par une association continue entre le Colmi et la TF2I, afin que le premier puisse, le cas échéant, éclairer la seconde sur l'ampleur des opérations menées sur le territoire national aux fins de déterminer si une réponse diplomatique doit être envisagée.

La commission d'enquête souhaite insister sur l'importance d'établir à brève échéance cette doctrine, qui est de nature à renforcer considérablement la coordination de l'action des ministères régaliens.

Recommandation n° 3 :  Établir une doctrine claire en matière de réponse aux opérations d'influence malveillantes.

(2) Dans le respect des compétences de chacun, conforter Viginum dans son rôle de chef-de-file de la lutte contre les ingérences ciblant l'espace numérique national

La commission d'enquête considère qu'après seulement trois ans d'existence, Viginum a fait la preuve de son utilité et son action est saluée par l'ensemble de ses partenaires institutionnels nationaux et internationaux. À ce titre, son modèle mérite d'être pleinement conforté.

Cela implique de veiller à ce que chaque structure exerçant des activités de veille en source ouverte en matière d'opérations d'influence malveillantes conduites dans l'espace numérique s'en tienne à son champ de compétence, qui découle des principes fondamentaux de notre organisation institutionnelle en matière de défense et de sécurité nationale, expressément rappelés dans le code de la défense (voir encadré).

Les dispositions du code de la défense relatives à la répartition des compétences en matière de défense et de sécurité nationale

Article L. 1142-1 - Le ministre de la défense est responsable de la préparation et de la mise en oeuvre de la politique de défense. Il est en particulier chargé de l'infrastructure militaire comme de l'organisation, de la gestion, de la mise en condition d'emploi et de la mobilisation des forces armées et des formations rattachées (...)

Article L. 1142-2 - Le ministre de l'intérieur est responsable de la préparation et de l'exécution des politiques de sécurité intérieure et de sécurité civile qui concourent à la défense et à la sécurité nationale et il est, à ce titre, sur le territoire de la République, responsable de l'ordre public, de la protection des personnes et des biens ainsi que de la sauvegarde des installations et ressources d'intérêt général (...)

Article L. 1142-3 - Le ministre chargé de l'économie est responsable de la préparation et de l'exécution de la politique de sécurité économique. Il prend les mesures de sa compétence garantissant la continuité de l'activité économique en cas de crise majeure et assure la protection des intérêts économiques de la Nation (...)

Article L. 1142-6 - Le ministre des affaires étrangères traduit, dans l'action diplomatique au niveau européen et au niveau international, les priorités de la stratégie de sécurité nationale et de la politique de défense (...)

Article L. 1142-7 - Le ministre de la justice assure en toutes circonstances la continuité de l'activité pénale ainsi que l'exécution des peines (...).

Source : code de la défense

À ce titre, la commission d'enquête ne peut que souscrire aux propos tenus par le ministre des armées Sébastien Lecornu, lors de son audition par la commission d'enquête : « il peut exister des redondances, des phénomènes d'anthropophagie entre les services pour attirer les meilleurs talents, etc. Mais l'essentiel est de veiller attentivement à ce que l'abolition des frontières par le numérique ne remette pas en cause les grands équilibres issus de la Constitution de 1958 quant à la répartition des rôles entre les différents ministères sur les sujets de sécurité ».

Dans ce contexte, il convient de relever que seul Viginum dispose du mandat de protéger le débat public numérique français. Toute confusion des périmètres ou redondance des moyens sur cette finalité précise serait ainsi préjudiciable pour la protection des intérêts fondamentaux de la Nation.

Il convient de s'assurer que chaque entité reste donc bien dans son périmètre, soit, pour rappel :

- les ingérences numériques étrangères pour Viginum ;

- les atteintes à l'image de la France à l'étranger pour la DCP du Quai d'Orsay ;

- la lutte d'influence menée contre les forces engagées sur des théâtres extérieurs et les atteintes à la politique de communication des armées, respectivement pour le Comcyber et la Dicod du ministère des armées.

Les instances interministérielles (Colmi et TF2I) doivent à ce titre continuer de jouer leur rôle de coordination, eu égard aux liens naturels qui peuvent être constatés entre ces différents types d'opérations ainsi que trancher d'éventuels conflits de compétence, sous l'autorité du SGDSN.

La consécration de Viginum en tant que protecteur du débat public numérique français passe, pour la commission d'enquête, par un renforcement de son modèle.

Ce modèle se caractérise actuellement par deux éléments centraux :

- un positionnement interministériel, en tant que service du SGDSN ;

- une approche fondée sur la seule révélation de manipulations de l'information dans le débat public numérique national, manifestées par des comportements inauthentiques sur les plateformes numériques, et en aucun cas sur la vérification de la manipulation de l'information, afin de ne pas se voir reprocher d'agir comme un « ministère de la vérité » ;

- la mise en place, en son sein, d'un comité éthique et scientifique, notamment au titre de l'activité de traitement de données personnelles de Viginum (voir encadré infra).

Ces deux derniers éléments garantissent la crédibilité de Viginum auprès de la société civile, et notamment des médias.

Le comité éthique et scientifique de Viginum

Placé auprès du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, le comité éthique et scientifique de Viginum a pour mission de suivre l'activité du service. Il est le garant de son bon fonctionnement. Ses membres incluent des personnalités qualifiées dans les domaines juridictionnels, diplomatiques, scientifiques ou médiatiques.

Depuis le 3 novembre 2023, le comité éthique et scientifique est présidé par M. Jean-Luc Sauron, conseiller d'État. Il est composé de :

- M. Benoît Loutrel, membre du collège de l'Arcom ;

- M. Claude Kirchner, Directeur de recherche émérite de l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria) ;

- M. Aymeril Hoang, Expert en numérique ;

- Mme Camille Malplat, journaliste à l'AFP, coordinatrice de la cellule investigation numérique pour l'Afrique francophone ;

- Mme Isabelle Mandraud, journaliste au Monde ;

- M. Jérôme Marilly, magistrat, adjoint au général, commandant du commandement du ministère de l'intérieur dans le cyberespace (Comcyber-MI) ;

- Jean-Maurice Ripert, Ambassadeur de France.

Le comité éthique et scientifique est destinataire de toutes les productions opérationnelles de Viginum. Il est systématiquement informé de l'ouverture et de la clôture des opérations menées par le service et reçoit les informations relatives aux déclenchements et à la durée des collectes automatiques de données à caractère personnel.

Le comité peut adresser à Viginum des recommandations sur les conditions d'exercice des missions du service. Enfin, il établit un rapport annuel, rendu public, que son président adresse au Premier ministre.

Source : Viginum, réponses au questionnaire du rapporteur

À cet égard, la commission d'enquête préconise de faire de Viginum une véritable agence de l'État357(*) dotée de la personnalité morale et donc d'une autonomie de gestion accrue tout en préservant une tutelle juridique du SGDSN.

Une telle autonomie, notamment budgétaire, est de nature à accompagner la montée en puissance et la lisibilité de la politique publique portée par Viginum, conformément aux préconisations de la commission d'enquête (voir infra, II).

Dans ce cadre, le comité éthique et scientifique actuel pourrait, dans le cadre de ce changement de statut, évoluer en comité de pilotage éthique et scientifique qui serait placé auprès du conseil d'administration de l'agence, afin de se prononcer sur les conditions d'exercice de l'activité, et de fournir des réflexions indépendantes sur ses orientations stratégiques, sans préjudice des prérogatives de l'autorité de tutelle.

Le maintien d'une tutelle du SGDSN reste indispensable, l'activité de Viginum étant indissociable de la politique de sécurité nationale, dont la conduite ne saurait se soustraire à l'autorité politique. Ainsi, Viginum ne devrait en aucun cas se voir doter le statut d'autorité indépendante.

Conforter Viginum comme chef-de-file de la protection du débat public numérique lui permettrait de renforcer son rôle d'animation du Colmi. En particulier, Viginum pourrait proposer au SGDSN, en fonction des sujets à aborder, à en élargir ponctuellement la composition pour y accueillir des acteurs habilités pertinents, tels que des hauts fonctionnaires de défense et de sécurité (en particulier celui du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche) ou encore le Sisse du ministère de l'Économie et des finances, dans une perspective de meilleure articulation entre les politiques de lutte contre les influences étrangères malveillantes et sécurité économique (voir infra, II et IV).

Des relations plus structurées pourraient notamment être établies avec les équipes de veille en source ouverte :

-  de la Dicod du ministère des armées, dans la mesure où certains sujets sur lesquels elle exerce sa veille peut recouper l'enjeu de protection du débat public national. À titre d'exemple, les campagnes de désinformation concernant le soutien de la France à l'Ukraine (voir Deuxième partie, II, B) constituent à la fois une entrave à la politique de communication des armées et une ingérence dans le débat public français ;

- du secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), au titre de la veille sur les opérations d'influence d'inspiration islamiste sur les réseaux sociaux, dès lors que celles-ci émanent d'acteurs étrangers.

À cet égard en effet, seul Viginum dispose d'une habilitation réglementaire pour opérer un traitment de données de nature à caractériser finement l'opération d'ingérence.

Recommandation n° 4 :  Conforter Viginum dans son rôle de chef-de-file en matière de protection du débat public numérique, en lui conférant un statut d'agence de l'État dotée d'une autonomie de gestion et placée sous la tutelle du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).

b) Deuxième cercle : renforcer le pilotage interministériel et intra-ministériel

La stratégie nationale et interministérielle de lutte contre les influences étrangères malveillantes que la commission d'enquête appelle de ses voeux doit couvrir l'ensemble des politiques publiques sectorielles concernées par la menace.

À ce titre, les auditions menées par la commission d'enquête ont clairement mis en évidence le fait que, si les ministères régaliens s'étaient pleinement outillés pour y répondre, conformément à leur vocation, les autres ministères concernés par cette menace ne se sont emparés de ces enjeux de façon variable, même si des progrès considérables ont été réalisés au cours des dernières années.

Des points de contacts entre la sphère régalienne et les ministères sectoriels et autorités de régulation concernées existent, mais ont été institués de façon très empirique. On peut citer notamment la mise en place de divers groupes de travail interministériels créés par le SGDSN pour réaliser une veille et une analyse des risques liées aux influences étrangères, notamment dans le domaine de la recherche, pris en exemple lors de l'audition de la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Sylvie Retailleau358(*).

Par ailleurs, au-delà de l'enjeu de la coordination horizontale interministérielle, qui s'effectue au niveau des ministres ou des directions centrales, se pose également la question de la façon avec laquelle les exigences liées à la protection contre les influences étrangères malveillantes sont ensuite diffusées aux niveaux intra-ministériel et à l'échelon déconcentré. Dans le domaine de l'enseignement supérieur et de la recherche, l'absence de mise en place, au niveau national, de lignes directrices claires en matière de procédure de détections des influences étrangères au sein des établissements, rappelé supra (voir Deuxième partie, III, C) en constitue l'illustration.

La commission d'enquête fait sien le constat posé à cet égard par le ministre des armées, Sébastien Lecornu lors de son audition, qui vaut tant pour la sécurité informationnelle que pour la cybersécurité : « je trouve que la dynamique horizontale, c'est-à-dire l'interministérialité, fonctionne bien, notamment grâce au SGDSN, voulu par le général de Gaulle (...). En cas d'incident, une espèce de task force s'organise et tout le monde se met autour de la table (...). En revanche, dans certains ministères, la verticalité laisse à désirer. Si vous avez des ministres, des cabinets ministériels, des directeurs d'administration centrale, qui considèrent au fond que ce n'est pas leur boulot, car c'est celui du ministère de l'intérieur et du ministère des armées, et que l'information ne redescend pas - au hasard dans chaque agence régionale de santé (ARS) ou dans chaque rectorat -, on n'y arrivera pas. C'est donc plus un problème de verticalité que d'horizontalité »359(*).

Enfin, la stratégie interministérielle et la gouvernance mise en place pour son application doit se donner pour objectif de diffuser, au sein de l'ensemble des administrations, dans les trois fonctions publiques, une culture de la protection face aux influences étrangères malveillantes. Cette problématique a vocation à être prise en compte de façon constante et être intégrée d'emblée à l'ensemble des dispositifs, dès lors qu'ils sont rattachables à un secteur potentiellement concerné par la menace.

S'agissant par exemple de l'éducation nationale : si les dispositifs spécifiques d'éducation aux médias et à l'information ont naturellement leur rôle à jouer, la meilleure solution, pour oeuvrer efficacement à la résilience de la nation face aux opérations d'influences étrangères malveillantes, reste d'intégrer cette problématique de façon transversale et diffuse dans les enseignements. Lors de son audition, l'Ambassadeur pour le numérique Henri Verdier pouvait ainsi souligner que « certains pays ont fait des choses remarquables dans ce domaine, comme la Finlande. Son système éducatif intègre ces problématiques dans chaque matière : en mathématiques, on explique la manipulation des statistiques ; en histoire de l'art, on montre comment un changement de cadrage peut changer le sens d'une photo ; en histoire, on étudie la rhétorique fasciste et bolchevique, etc. Chaque professeur contribue à ce qui est plus une éducation des enfants pour en faire des citoyens armés intellectuellement qu'une simple sensibilisation à la désinformation »360(*). Cette conception contraste fortement avec le dispositif français actuel d'éducation aux médias et à l'information, qui ignore largement ces problématiques (voir Deuxième partie, III).

Une telle conception du rôle de chaque administration rejoint l'idée structurante de l'approche proposée par la commission d'enquête, selon laquelle la lutte contre les influences étrangères malveillantes est l'affaire de tous.

Pour impulser cette nouvelle culture, un portage politique fort est indispensable, à l'instar de ce qui se pratique en Australie avec la désignation, depuis 2018 d'un coordinateur national de la contre-ingérence (voir encadré supra).

Le travail mené par le SGDSN est louable, mais rencontre une limite inhérente à la nature administrative de cet acteur.

À ce titre, la commission d'enquête souscrit pleinement à l'analyse formulée lors de son audition par le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale lui-même, le Préfet Stéphane Bouillon : « en tant que fonctionnaire, je rends des comptes, notamment devant vous, mais n'étant pas un homme politique, je ne suis pas responsable devant vous comme l'est un membre du Gouvernement ; puisque je suis au service du Premier ministre, c'est lui qui est responsable devant vous de mes actes. » 361(*).

Ainsi, la commission d'enquête préconise de réaffirmer le portage politique par le Premier ministre de la politique de lutte contre les influences étrangères malveillantes en la confortant par la désignation d'un membre du Gouvernement dédié à cette matière, placé auprès de lui et qui pourrait à ce titre s'appuyer sur les services du SGDSN. Il serait chargé de garantir le bon fonctionnement de la coordination interministérielle et apporterait son concours aux autres ministères pour accompagner la mise en oeuvre de la stratégie. Son action se déploierait également en direction des élus, de la société civile et des corps intermédiaires, dans le but de faire émerger une culture nationale de la protection face aux influences étrangères malveillantes

Il aurait notamment vocation à répondre devant le Parlement de l'action du Gouvernement dans le cadre des travaux de contrôle effectués en séance ou en commission ainsi que de représenter ce dernier pour l'examen de textes législatifs relatifs à la lutte contre les influences étrangères malveillantes. Le fait que, lors de l'examen en séance de la récente proposition de loi visant à lutter contre les ingérences étrangères, le Gouvernement ait été représenté devant les deux chambres par le ministre délégué chargé de l'Europe, sans que le texte ne présente de lien direct avec son portefeuille, illustre bien la problématique.

Recommandation n° 5 :  Réaffirmer le portage politique par le Premier ministre de la politique de de lutte contre les influences étrangères malveillantes en la confortant par la désignation d'un membre du Gouvernement placé auprès de lui qui en aurait la charge.

c) Troisième cercle : « ne pas en faire trop » et organiser l'autodéfense de la société civile

S'agissant d'une menace qui cible la société dans son ensemble, l'action des pouvoirs publics ne saurait être suffisante, à plus forte raison dans le contexte français.

Cette conscience de la nécessité de confier, au moins en partie, à la société la responsabilité de sa propre résilience a bien été exprimée par la formule du Préfet Stéphane Bouillon, lors de son audition par la commission d'enquête, qu'il ne faut pas entendre comme un aveu d'impuissance mais bien comme une marque de confiance : « je ne veux pas en faire trop »362(*).

Il précise : « ce n'est pas à l'État de tout faire dans ce domaine. Je trouve que le rôle des « fact-checkers » des médias, qui vérifient les informations et leur provenance, est excellent et extrêmement sain pour la société, tout comme les enquêtes spécialisées des journaux (...) Certes, nous avons un rôle important à jouer, comme une tour de contrôle, mais cela vient en plus des actions plus générales de sensibilisation et d'éducation des différents acteurs ».

Dans d'autres pays, bénéficiant d'un niveau de confiance dans les institutions plus solide que la France, l'État peut jouer un rôle fortement proactif dans la « défense psychologique » de la société civile, pour reprendre l'intitulé de l'agence exerçant cette mission dans le domaine en Suède (voir encadré) et qui constitue un modèle unique en matière de lutte contre les influences étrangères malveillantes. Outre des travaux de détection comparables à ceux conduits par Viginum, l'Agence de défense psychologique suédoise mène des actions de sensibilisation et de financement des projets de recherche et de soutien des médias.

L'Agence de défense psychologique suédoise

Le principal organisme concerné par la lutte contre les influences étrangères est l'Agence de défense psychologique. Créée à la fin des années 1950 dans le contexte de la guerre froide, puis démantelée en 2008, elle a été rétablie en janvier 2022 dans le contexte de la réactivation du concept de « Défense totale », dont elle est l'incarnation la plus visible. Elle comprend environ 60 personnes, ainsi que 2 personnes à la représentation permanente de la Suède auprès de l'Union européenne, un personnel à Tallinn et un autre auprès de l'Otan.

Présentée comme un pont entre la défense militaire et la défense civile, la mission de l'Agence consiste à « protéger la société ouverte et démocratique et la libre formation d'opinions en identifiant, analysant et répondant aux influences inappropriées et autres informations trompeuses dirigées contre la Suède ou les intérêts suédois », à travers quatre fonctions :

1° Générer une prise de conscience des tentatives d'influence de la part d'acteurs étrangers dont la société suédoise est l'objet. Ce travail de sensibilisation se traduit par des campagnes de communication (ex : « Don't be fooled »), ayant souvent recours à l'humour pour ne pas augmenter l'anxiété. L'agence s'appuie aussi sur des organisations de la société civile à même de relayer ces messages vers les populations défavorisées. À ce titre, l'agence effectue un travail de recherche sur l'évolution de la société civile, et constate notamment que les nouvelles formes d'activismes, plus éruptives et volatiles, constituent de fait des relais moins structurants que les traditionnelles organisations sociales (clubs, associations, etc.), qui ont tendance à s'affaiblir. Comprendre la société et ses codes permet de mieux appréhender pourquoi tel ou tel phénomène informationnel prend ou non, cela participe à la résilience. Par ailleurs, l'agence travaille avec les responsables de la sécurité du Parlement pour organiser des formations sur la base du volontariat ;

2° Détecter, et parfois dévoiler les campagnes de désinformation menées contre la Suède. L'agence peut aussi proposer au gouvernement des mesures offensives pour répondre à des attaques dans le champ informationnel. En Suède, la plupart des tentatives d'ingérence et de manipulation de l'information proviennent de Russie, mais aussi de Chine et d'Iran. L'agence serait notamment intéressée par l'action de la Russie en Afrique du Nord.

3° Financer des projets de recherche, par exemple sur la « volonté de défendre le pays ». Plusieurs études indiquent que 80 à 90% des Suédois seraient prêts à se mobiliser pour défendre le pays, dont environ la moitié en prenant les armes. L'agence travaille étroitement avec les instituts de recherche.

4° Soutenir les médias, en organisant des formations (en coopération avec les universités) ou en leur offrant une aide s'ils se retrouvent au coeur d'une campagne de déstabilisation. L'agence réunit ainsi régulièrement les rédacteurs en chef des médias suédois et des représentants des plateformes numériques, pour échanger sur le paysage informationnel et les menaces observées.

Face aux attaques hybrides, les responsables de l'Agence de défense psychologique mettent en avant leurs réussites après deux ans d'existence : le travail de sensibilisation auprès de la société civile sur les opérations d'influences étrangères et une crédibilité acquise auprès du gouvernement, qui peut s'appuyer sur cette agence en cas d'attaques informationnelles. Ce modèle d'agence fonctionne en Suède grâce à la forte confiance de la population envers les autorités et les principaux médias (auprès desquelles l'agence effectue un travail de sensibilisation).

Source : commission d'enquête, d'après les réponses de l'Ambassade de France en Suède au questionnaire du rapporteur

En France, où le niveau de confiance dans les institutions et les discours officiels est plus faible, il paraît judicieux pour l'État de se mettre quelque peu en retrait et de se limiter à accompagner la société dans l'organisation de sa propre autodéfense.

À cette fin, la commission d'enquête préconise de s'inspirer, tout en l'élargissant, de la recommandation du rapport de la mission d'information du Sénat sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences363(*) tendant à la création d'un « observatoire des influences étrangères et de leurs incidences sur l'enseignement supérieur et la recherche » qui associerait universitaires, ministères de l'enseignement supérieur et de la recherche, des affaires étrangères, de l'économie, de l'intérieur et des armées, chargé de dresser un état des lieux, d'en assurer le suivi régulier et de formuler des propositions au Gouvernement.

Pourrait ainsi être institué, plus largement, un observatoire des influences étrangères malveillantes regroupant les parties prenantes de la société civile : chercheurs, médias (en particulier les équipes de vérification des faits, etc.), tout en associant les acteurs publics concernés, notamment Viginum. Il s'agirait d'une instance de partage et de mise à jour de connaissances (en particulier les résultats de la recherche), de bonnes pratiques, et de propositions, dont le fonctionnement serait totalement indépendant du Gouvernement.

Recommandation n° 6 :  Mettre en place un observatoire des influences étrangères malveillantes regroupant les parties prenantes de la société civile et les acteurs publics concernés.

Architecture de la stratégie de lutte contre les influences étrangères malveillantes proposée par la commission d'enquête

Légende : cadre pointillé : instance de coordination ; cadre noir : actions ; flèche : lien, flèche en pointillés : lien possible ; flèche double : autorité ou tutelle ; en rouge : proposé par la commission d'enquête.

Source : commission d'enquête

II. PREMIER CERCLE : LES MINISTÈRES RÉGALIENS, « NOYAU DUR » DE LA RÉPONSE AUX OPÉRATIONS D'INFLUENCES ÉTRANGÈRES

A. LUTTER CONTRE LES INFLUENCES ÉTRANGÈRES SUR LE TERRITOIRE NATIONAL

1. Renforcer les dispositifs de veille et d'alerte

a) Adapter les moyens de Viginum à sa nouvelle fonction de chef de file de la détection des manipulations de l'information

Dans le prolongement de l'objectif de doter Viginum d'une mission de chef de file de la fonction de sécurité informationnelle et d'un statut d'agence, il apparaît nécessaire d'aligner ses moyens matériels et juridiques sur ce nouveau cadre.

En premier lieu, sur le plan matériel, les moyens affectés à la détection et la caractérisation des ingérences devraient être mis en adéquation avec les ambitions affichées en termes de lutte contre les manoeuvres informationnelles. L'état de la menace impose en particulier de renforcer les moyens humains de Viginum, faute de quoi ce service serait voué à demeurer une simple vitrine de la lutte contre les influences malveillantes.

En l'état actuel de ses effectifs, Viginum est en mesure, comme exposé supra, de mener simultanément cinq « opérations permanentes » : quatre opérations spécialisées selon des critères géographiques et linguistiques et une opération transversale sur les intérêts économiques, industriels et scientifiques français. À ces opérations permanentes s'ajoutent des opérations ponctuelles portant sur des évènements spécifiques ou électoraux.

Pour conduire ces actions de concert, le service devrait être doté de 58 équivalents temps plein (ETP) d'ici à la fin de l'année 2024, dont une quarantaine affectée aux opérations. Viginum ambitionne d'augmenter ses effectifs à 95 ETP d'ici à 2027, avec un taux d'agents dédiés aux opérations de l'ordre de 70 %. Cet effectif marque un net recul par rapport à la cible 2024 qui avait été fixée en 2021, et qui s'établissait à 65 ETP.

La commission d'enquête estime que ces moyens ne sont pas alignés sur les ambitions formulées pour ce service. Il importe de souligner que l'Anssi, pendant de Viginum pour la cybersécurité, comprenait 634 agents en 2023. Sans envisager de porter les moyens de Viginum à un niveau équivalent à court terme, la commission d'enquête considère qu'il appartient de placer le schéma d'emplois de ce service en cohérence avec son mandat. Pour rappel, les « Kremlin Leaks », un ensemble de documents internes à l'administration présidentielle russe révélés par un consortium de journalistes en 2024, ont permis de déterminer que la Russie consacrait un budget de 1,1 milliard d'euros à la guerre informationnelle, en interne comme en externe.

Une hausse des effectifs de Viginum permettrait de répondre aux deux principaux défis auxquels le service devrait être confronté au cours des prochaines années.

D'une part, il devra être en mesure d'élargir ses capacités opérationnelles pour compenser l'intensification à venir des campagnes de désinformation visant la France. En particulier la multiplication des manoeuvres informationnelles agressives de la Russie, de la Chine et de l'Azerbaïdjan au cours des derniers mois démontre l'utilité du travail de veille. À ce titre, Viginum indique un objectif, à terme, de huit opérations permanentes simultanées. L'objectif qui doit être poursuivi est d'éviter un scenario dans lequel les capacités de détection et d'analyse seraient saturées face à une vague d'attaques simultanées, coordonnées ou non.

Parmi ces opérations, la commission d'enquête souligne la nécessité d'intégrer une dimension prospective. Dans le cadre d'une approche en trois piliers, exposée supra, il paraît indispensable de mieux appréhender l'impact des opérations d'influence. Dans le jeu « du chat et de la souris » que se livrent les services de détection et les responsables d'opérations d'influence, la complexification des opérations et le développement de nouvelles techniques de manipulation et d'amplification adaptées aux spécificités de chaque réseau social nécessite de la part de nos services une capacité de prospective. Pour ce faire, les opérations de Viginum devraient intégrer cette dimension d'anticipation en étant en mesure de déterminer les caractéristiques de diffusion propres à chaque plateforme et de classifier chaque mode opératoire.

Dans cette logique d'anticipation, Viginum entend se doter de nouvelles capacités internes au service qui reposeraient notamment sur un centre d'excellence en intelligence artificielle, issu de l'actuel « datalab » de Viginum. Les développements récents de l'intelligence artificielle ont mis en exergue un risque de mobilisation, par des opérations d'influences malveillantes, de ces nouveaux outils. La rapidité du perfectionnement de ces derniers doit conduire les services de détection à suivre de près ces évolutions. Le centre d'excellence devra également permettre à Viginum de développer ses propres outils d'IA pour renforcer ses capacités de détection et de caractérisation.

D'autre part, les moyens alloués à la future agence Viginum devront également prendre en compte les nouvelles missions qui lui seront confiées, au-delà de ses activités de détection et de caractérisation. En effet, Viginum a exprimé à la commission d'enquête le souhait d'accroître sa participation au renforcement de la résilience de la société, d'une part, et sa collaboration à la montée en puissance de services étrangers homologues, d'autre part.

À ce titre, une « Académie de lutte contre les manipulations de l'information » pourrait voir le jour au sein de Viginum. Cette structure permettrait de mettre au service de la société civile et de nos partenaires étrangers l'expérience accumulée par Viginum depuis sa création en 2021. L'Académie pourrait ainsi développer des capacités de formation à destination de services alliés à l'étranger et d'acteurs intéressés de la société civile (médias, vérificateurs d'information, entreprises, organisations non gouvernementales...). Elle constituerait ainsi un lien entre Viginum et la société civile, en assurant la publicité de ses travaux.

Ces nouveaux champs d'action, qui seront développés dans les parties infra, supposent d'y consacrer des moyens spécifiques, notamment en termes de profils recrutés. Dans un schéma d'emplois à 95 agents, environ 20 % de ces effectifs seraient alors fléchés sur des activités de formation et de partenariats. Il faudra néanmoins être vigilant, au sein de Viginum comme de son autorité de tutelle, le SGDSN, pour conserver une très large majorité des effectifs sur les fonctions opérationnelles de veille et d'analyse.

Recommandation n° 7 : Conférer à Viginum des moyens humains et matériels en adéquation avec sa mission de chef de file en matière de protection du débat public numérique et identifier clairement, au sein des documents budgétaires et dans une logique de transparence, les crédits et les effectifs alloués.

En second lieu, sur le plan juridique, l'encadrement des opérations de Viginum par le décret n° 2021-922 du 13 juillet 2021364(*) et celui n° 2021-1587 du 7 décembre 2021365(*) pourrait être amené à évoluer. En effet, la mise en oeuvre de ce cadre règlementaire par Viginum depuis 2021 a conduit le service à identifier plusieurs pistes d'amélioration qui pourraient, selon la commission d'enquête, affiner ses capacités de détection et de caractérisation.

Premièrement, limiter la collecte automatisée de contenus publiquement accessibles aux plateformes en ligne dont l'activité sur le territoire français ne dépasse pas cinq millions de visiteurs par jour ne semble plus adaptée à la réalité des opérations de manipulation de l'information auxquelles est confronté Viginum. L'article 1er du décret du 7 décembre 2021 mentionne en effet les « plateformes en ligne des opérateurs mentionnés au I de l'article L. 111-7 du code de la consommation et dont l'activité sur le territoire français dépasse un seuil de cinq millions de visiteurs uniques par mois ». Une plateforme comme LinkedIn n'entre par exemple pas dans cette catégorie. Or Viginum a constaté que certaines opérations pouvaient être menées sur des plateformes à plus faible audience mais dont les communautés d'utilisateurs sont très actives ou plus perméables à la désinformation. De plus, les campagnes de manipulation de l'information en ligne peuvent se déployer simultanément sur plusieurs plateformes, combinant des plateformes en-dessous et au-dessus du seuil de cinq millions de visiteurs.

Deuxièmement, Viginum souhaiterait autoriser, dans le cadre de ses travaux de veille, la collecte automatisée de données. En l'état du droit, la collecte automatisée n'est possible qu'à l'issue des travaux de veille et en application de critères techniques permettant de délimiter le cadre de l'opération de détection et de caractérisation. Le décret du 7 décembre 2021 précise ainsi qu'« aucune collecte automatisée de données à caractère personnel n'est mise en oeuvre à l'occasion des travaux de veille »366(*). Dans la pratique, les actions de veille et de caractérisation s'opèrent en parallèle. Les « critères techniques », en principe déterminés à l'issue de la veille, sont modifiés en cours d'opération du fait de l'apport des données collectées.

Troisièmement, une réflexion pourrait être engagée sur un allongement du délai maximal de renouvellement des collectes et du délai de conservation des données traitées. Actuellement, l'article 2 du décret n° 2021-1587 du 7 décembre 2021 dispose que les données sont collectées « pendant une période maximale de sept jours. Cette période peut être renouvelée, dans la limite d'une durée qui ne peut excéder six mois à compter du déclenchement de l'opération de collecte ». Cette durée de collecte de six mois parait toutefois relativement courte au regard de la durée des manoeuvres surveillées. Le suivi des opérations Portal Kombat et RRN a démontré la résilience des réseaux de désinformation, impliquant un suivi dans le temps tandis que d'autres, comme Olympyia, ciblent des évènements plus de six mois en avance. En outre, à l'issue de leur exploitation, les données collectées sont détruites dans un délai de quatre mois.

Quatrièmement, la définition d'ingérence numérique étrangère (INE), prévue à l'article 1er du décret du 13 juillet 2021, pourrait utilement évoluer sur deux points : le caractère massif de la diffusion et les contenus objets de la diffusion.

S'agissant du caractère massif de la diffusion, ce critère apparaît en pratique difficile à mettre en oeuvre. Il n'existe, ni dans le décret du 13 juillet 2021 ni dans aucun autre texte, de définition précise du critère de la « massivité ». Son application laisse place à une large marge d'appréciation pour le service. La fixation d'un seuil à partir duquel cette condition serait remplie aurait pour inconvénient de poser arbitrairement une limite à la veille de Viginum. Une suppression du caractère massif pourrait donc être envisagée.

Concernant la mention des contenus, la caractérisation d'une INE est conditionnée à ce que l'opération visée diffuse des « allégations ou imputations de faits manifestement inexactes ou trompeuses ». Sur un plan juridique, le caractère manifestement inexact ou trompeur est d'une appréciation complexe, notamment pour un service administratif. L'expertise de Viginum porte davantage sur les moyens techniques de diffusion que sur l'analyse sémantique des publications. Sur un plan pratique, le critère d'une diffusion « artificielle ou automatisée » est plus pertinent pour identifier une opération de manipulation de l'information en ligne. Cette dernière peut tout à fait porter sur une information véridique.

La commission d'enquête estime que ces évolutions potentielles de la définition de la notion d'INE sont positives. Viginum ne doit pas devenir un « ministère de la vérité ». Il importe, dans la lutte contre les influences malveillantes, de conserver comme boussole le respect de notre modèle démocratique. En s'abstenant de se prononcer sur la véracité des contenus diffusés de manière inauthentique, Viginum s'abstrait du débat politique pour demeurer uniquement dans un prisme technique. Certes, une nouvelle définition d'INE allant dans le sens de ces recommandations irait dans le sens d'un élargissement de cette notion et par conséquent du contrôle de Viginum. Pour autant, l'ingérence numérique étrangère ne constitue pas une infraction pénale et les activités de détection demeurent sous le contrôle d'un comité éthique et scientifique. Par ailleurs, supprimer le critère du caractère trompeur ou inexact des contenus aurait pour effet de rapprocher la définition de l'INE de la notion de « FIMI » proposée par le Service européen pour l'action extérieure.

La commission d'enquête tient cependant à souligner que la préparation du décret n° 2021-1587 du 7 décembre 2021, portant autorisation d'un traitement automatisé de données à caractère personnel dans le but d'identifier les ingérences numériques étrangères, découlait d'un travail de consultation poussé de la part du SGDSN, impliquant notamment des parlementaires. Une nouvelle rédaction de ce texte devra impliquer, par parallélisme des formes, une implication du Parlement.

Recommandation n° 8 : Renforcer les moyens juridiques de Viginum, en :

- Supprimant la référence au seuil des 5 millions de visiteurs uniques par mois pour les plateformes en ligne ;

- Autorisant la collecte automatisée de données dans les activités de veille de Viginum ;

- Allongeant le délai de conservation des données traitées et le délai de renouvellement des collectes ;

- Revoyant la notion d'INE prévue par le décret du 13 juillet 2021 à l'aune de l'évolution de la menace et en précisant les conditions dans lesquelles Viginum peut mener ses investigations.

b) Compléter les autres dispositifs de veille et d'alerte dans le domaine économique

Les opérations d'influence dans le domaine économique constituent un phénomène encore mal appréhendé par nos politiques publiques. L'action du Sisse, qui s'inscrit dans une logique de souveraineté économique, vise en effet à protéger des entreprises jugées stratégiques de manoeuvres capitalistiques. De même, notre droit pénal, sans prévoir un cadre spécifique d'espionnage industriel, comporte des infractions qui permettent de caractériser ce type d'ingérences.

Pour autant, une action coordonnée, par un État hostile, d'investissements ciblés dans un secteur de notre économie ou un territoire spécifique échapperait aux mécanismes de contrôle des investissements dès lors que les entreprises visées ne seraient pas incluses dans la liste des actifs stratégiques. Pourtant, une entité étatique en mesure de contrôler une part très ciblée de l'activité économique d'un territoire disposerait d'un fort levier d'influence. À titre d'exemple, si un État hostile décidait d'acquérir ou de soutenir financièrement l'ensemble des clubs de sport ou d'associations sportives sur un département, il serait en capacité de diffuser un narratif auprès d'une part conséquente de la jeunesse locale et de potentiellement capter les élus ou responsables économiques de ce territoire.

Il serait souhaitable de doter le Sisse, en lien avec les services de renseignement, d'une mission de veille économique de manière à détecter toute opération coordonnée d'investissement menée par un État ou une entité contrôlée par lui sur un territoire donné et dans un secteur non compris dans le champ des actifs stratégiques. Cette nouvelle mission impliquerait d'étoffer le réseau des délégués du Sisse placés auprès des préfets de région (les Disse).

À l'aune du développement de campagnes informationnelles d'influence visant des entreprises et des intérêts économiques français, cette veille économique centrée sur les investissements devra s'articuler avec le travail de veille informationnelle mené par Viginum.

Recommandation n° 9 : Se doter d'un outil de suivi des investissements étrangers en France à l'aune non plus seulement, comme le fait le Sisse, du caractère stratégique de leur objet mais de leur possible finalité d'influence à moyen-long terme.

2. Améliorer la judiciarisation des opérations d'influence malveillantes en mobilisant pleinement les dispositifs nouvellement adoptés

L'entrée en vigueur de la loi visant à prévenir les ingérences étrangères (loi « Ingérences étrangères ») devrait permettre d'améliorer la judiciarisation des opérations d'ingérence à visée d'influence, comme indiqué dans la deuxième partie du rapport. La création d'une circonstance aggravante applicable aux infractions contre les biens ou les personnes conduites dans le but de servir les intérêts d'une puissance étrangère ou d'une entreprise ou d'une organisation étrangère ou sous contrôle étranger devrait faciliter l'entrave judiciaire à ce type d'opération. La combinaison de ce dispositif avec l'autorisation des techniques spéciales d'enquête contribuera à accélérer la caractérisation des faits.

Deux conditions sont toutefois nécessaires à une mise en oeuvre effective des apports de la loi « Ingérences étrangères ».

D'une part, il importe que ces nouvelles dispositions fassent l'objet d'une information pertinente auprès des juridictions. La pluralité des juridictions potentiellement compétentes sur les infractions liées à des opérations d'ingérence implique, de la part de la direction générale des affaires criminelles et des grâces, un travail de présentation et d'explication sur l'intégration de cette nouvelle circonstance aggravante dans le régime juridique applicable aux ingérences. Le « Focus DACG » dédié, qui compile et commente l'ensemble des infractions mobilisables par l'autorité judiciaire, devra faire l'objet d'une mise à jour au plus vite après l'entrée en vigueur de la loi.

D'autre part, les échanges entre les services chargés de la veille et de la détection des opérations et les services du ministère de la justice devront être poursuivis et approfondis. Il s'agit, pour l'autorité judiciaire, de disposer des informations adéquates sur l'état de la menace, particulièrement évolutive au regard du contexte géopolitique et technologique, pour y répondre de manière appropriée. En miroir, il s'agit, pour les services de renseignement et le SGDSN, d'articuler les mesures judiciaires, dans l'arsenal des mesures d'entrave aux opérations d'influence.

Par ailleurs, la coopération renforcée entre Viginum et Pharos, dans le cadre de la convention bipartite de partenariat signée le 7 décembre 2023, devra prendre en compte la caractérisation de la nouvelle circonstance aggravante en cas d'ingérence étrangère créée par cette loi, dont le travail de qualification supposera une collaboration étroite entre les deux services.

Recommandation n° 10 : Mettre pleinement en oeuvre le volet pénal de la loi « Ingérences étrangères », en diffusant largement aux magistrats l'information pertinente sur les nouveaux outils de lutte contre les ingérences étrangères et en intégrant pleinement la caractérisation de la nouvelle circonstance aggravante d'ingérence étrangère dans la coopération entre Pharos et Viginum. Intégrer cette dimension dans la formation des magistrats à l'École nationale de la magistrature.

B. DANS LE CHAMP DES ARMÉES, RÉÉVALUER LES MOYENS BUDGÉTAIRES À L'AUNE DES NOUVELLES MENACES

Si les armées et le Comcyber ont été les premiers à subir de manière prononcée la menace d'influence et ont, par conséquent, adapté leur doctrine et leurs opérations, les moyens dédiés à la lutte information d'influence (L2I) paraissent encore limités.

La loi n° 2023-703 du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense (dite « LPM 2024-2030) avait pris en compte l'évolution du contexte stratégique et la montée des menaces hybrides. Pour cette raison, un effort particulier avait été consacré au renforcement des moyens du cyber et du renseignement, avec respectivement 4 et 5 milliards d'euros fléchés sur la période. Les deux domaines représentent également 27 % de l'augmentation nette des emplois du ministère des armées sur 2024-2030. Si l'effort porté sur le cyber comprenait une dimension de lutte informatique d'influence, la problématique informationnelle n'a pas été spécifiquement identifiée.

Or, le contexte stratégique doit désormais inclure la récente montée des opérations d'influences agressives et la sophistication technologique croissante de ces actions. Les armées sont désormais systématiquement visées par des manoeuvres informationnelles et chaque déploiement des forces à l'étranger se trouve exposé à un risque réputationnel. Compte tenu de ce contexte, l'état-major des armées note que les capacités de veille et de détection paraissent aujourd'hui sous-dimensionnées. Le développement de nouveaux outils technologiques de détection et d'analyse, en coopération avec la nouvelle agence ministérielle pour l'intelligence artificielle de défense367(*), suppose également des moyens additionnels. Pour le général Bonnemaison, la montée en puissance des capacités de riposte « suppose concrètement de mettre en place des dispositifs informationnels qui serviront de relais et permettront la saisie d'opportunités. Cela nécessite des moyens beaucoup plus importants que ceux dont je dispose, en potentialité de déploiement sur place, en capacités RH de détection, de caractérisation et de suivi »368(*).

Un rééquilibrage des crédits programmés en faveur de la lutte informationnelle serait par conséquent nécessaire. La LPM dispose, pour ce faire, que « La présente programmation fera l'objet d'une actualisation par la loi avant la fin de l'année 2027. Précédée d'une actualisation de la revue nationale stratégique, cette actualisation permettra de vérifier l'adéquation entre les objectifs fixés dans la présente loi, les réalisations et les moyens alloués. Elle permettra également de consolider la trajectoire financière et l'évolution des effectifs en fonction des besoins mis à jour au regard de l'inflation, du contexte stratégique du moment et des avancées technologiques constatées »369(*). À l'occasion de l'actualisation de la LPM d'ici à 2027, il serait donc opportun d'opérer un ajustement des moyens dédiés à la lutte informationnelle à l'aune de l'évolution rapide de la menace.

Recommandation n° 11 : Réévaluer, à l'occasion de la prochaine actualisation de la loi de programmation militaire, soit avant la fin de l'année 2027, les moyens de la lutte informationnelle à l'aune de l'évolution de la menace.

C. DÉVELOPPER NOTRE INFLUENCE POSITIVE À L'ÉTRANGER EN L'ARTICULANT À LA POLITIQUE DE LUTTE CONTRE LES INFLUENCES MALVEILLANTES

1. Chef de file de la fonction influence, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères doit pouvoir disposer de moyens adéquats en matière de veille et de riposte

Le chef de filât de la « fonction influence » confié au ministère de l'Europe et des affaires étrangères implique que ce dernier poursuive ses efforts de consolidation de ses moyens de communication et de riposte.

À cet égard, lors de son audition devant la commission d'enquête, le ministre Stéphane Séjourné a indiqué que la sous-direction « veille et stratégie » de la direction de la communication et de la presse pourrait se voir doter de compétences d'enquête en sources ouvertes. Ce renforcement des moyens de détection et de caractérisation au sein du ministère est cohérent avec la montée en puissance de la lutte contre les manoeuvres informationnelles. Il appartiendra néanmoins à la DCP de développer ces capacités dans le respect de la compétence de Viginum comme chef de file en matière de sécurité informationnelle. L'enquête en sources ouvertes représente en effet un savoir-faire largement développé au sein de Viginum. Il existe donc un risque, en construisant des capacités similaires au sein d'un autre ministère, de dispersion des moyens et de concurrence entre services.

Le renforcement des capacités de la sous-direction « veille et stratégie » devra donc respecter deux conditions pour être opérant et éviter une dispersion tubulaire de nos moyens de détection :

- d'une part, assurer une coordination effective entre la sous-direction « veille et stratégie » et Viginum. Pour ce faire, les instances de dialogue que constituent la TF2I et le Colmi pourront être mobilisées pour encourager ces synergies ;

- d'autre part, intégrer dans ces capacités d'enquête une plus-value propre au ministère de l'Europe et des affaires étrangères, à savoir l'analyse politique des opérations informationnelles et de leurs commanditaires.

À cet égard, cette expertise devrait permettre de renforcer, dans le cadre de la détection des opérations, l'anticipation des futures menaces. Le relais des postes diplomatiques et des directions géographiques constitue un indispensable levier d'identification de l'émergence d'acteurs potentiellement hostiles. Le basculement de nouveaux États dans des stratégies d'influences agressives, le cas azéri étant une illustration récente, pourra donc être mieux appréhendé.

En parallèle de ces capacités de détection, il importe que le ministère poursuive ses efforts en faveur de la structuration d'une capacité de riposte, portée par la communication stratégique. À ce titre, l'ouverture en juin 2024 d'un nouvel instrument de formation continue du personnel diplomatique, l'Académie diplomatique et consulaire (ADC), devrait contribuer à renforcer la professionnalisation des services de presse au sein des postes.

De plus, la conclusion des États généraux de la diplomatie en mars 2023 a donné lieu à l'annonce de 700 ETP supplémentaires au sein du ministère de l'Europe et des affaires étrangères d'ici à 2027. Une partie de ces effectifs devra accompagner cette montée en puissance de la communication stratégique de notre diplomatie, principale promotrice de notre stratégie d'influence affirmative.

Recommandation n° 12 : Renforcer les dispositifs de veille et d'alerte au sein du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, notamment en :

- développant les capacités de veille et d'enquête en sources ouvertes au sein de la sous-direction « veille et stratégie » de la direction de la presse et de la communication ;

- poursuivant les efforts de formation du réseau diplomatique aux enjeux de communication stratégique.

2. Mobiliser notre audiovisuel extérieur, dans le respect de son indépendance, comme un véritable levier de notre influence positive

a) Promouvoir le modèle d'une information libre et indépendante, miroir inversé de l'usage des médias comme vecteur d'influence malveillante

L'audiovisuel extérieur comporte une incontestable dimension d'influence qui doit être renforcé par une amélioration de ses moyens de lutte contre la désinformation, d'une part, et par une plus grande diffusion de ses programmes, d'autre part.

Dans un premier temps, il importe de renforcer les moyens de notre audiovisuel extérieur pour lutter contre la désinformation. Le groupe France Médias Monde dispose déjà de capacités de vérification de l'information, avec une quinzaine de programmes dédiés, et diffuse très largement ses contenus sur les réseaux sociaux avec près de 3,7 milliards de vidéos et de sons issus des médias de France Médias Monde consommés en 2023. Deux dispositifs ont été plus spécifiquement développés au sein du groupe.

D'une part, la rédaction des « Observateurs » de France 24, qui repose sur un réseau de 5 000 correspondants à travers le monde, permet non seulement une analyse et une démystification des contenus de désinformation, mais est également en mesure d'assurer un travail de veille. Ce réseau se complète d'une cellule de vérification et d'investigation numérique au sein de Radio France Internationale, InfoVérif.

D'autre part, France Médias Monde a mis en place une procédure d'alerte interne de lutte contre les manipulations de l'information visant les institutions démocratiques ou mettant en cause la crédibilité et le professionnalisme de France Médias Monde. Cette procédure enclenche un travail de vérification et de démystification par les cellules de France 24 et de RFI. En parallèle, France Médias Monde signale ces alertes auprès des autorités compétentes, à savoir Viginum et la direction de la communication et de la presse du MEAE. Les résultats des travaux de vérification et d'investigation donnent lieu à une « dissémination » a posteriori par des actions de communication, parfois avec le soutien de la direction de la communication et de la presse (DCP).

La mise en place de cette procédure constitue une réaction à des actions de manipulation de l'information visant spécifiquement les médias du groupe France Médias Monde, notamment par des manoeuvres d'usurpation de leur identité. Compte tenu de ces évolutions, la protection d'une information de qualité doit figurer parmi les priorités du prochain contrat d'objectifs et de moyens de France Médias Monde, actuellement en préparation.

Par ailleurs, la commission note qu'une attention particulière devra être portée aux infrastructures de diffusion des médias de France Médias Monde, notamment en Afrique où elles reposent sur des canaux de diffusion étrangers comme l'a indiqué la présidente-directrice générale, Marie-Christine Saragosse : « Très présents en Afrique pour la distribution notamment des chaînes TNT, les Chinois nous voient comme un produit d'appel important, et nous affectionnent particulièrement à ce titre ». Relancée par le rapporteur sur ce point et les risques d'influence malveillante qu'il présente, la présidente-directrice générale a concédé : « Pour l'heure, nous n'avons pas de problème de censure. Peut-être sommes-nous les faire-valoir d'autres chaînes... »370(*).

Recommandation n° 13 : Renforcer, dans le cadre du prochain contrat d'objectifs et de moyens, les capacités de France Médias Monde pour lutter contre la désinformation.

Dans un second temps, une diffusion plus large de l'audiovisuel extérieur devrait permettre de diffuser l'influence « affirmative » de la France, dans un contexte de concurrence avec des médias affiliés à des États compétiteurs.

La vision d'un audiovisuel extérieur portant un « contre-narratif » plus affirmé a été défendue devant la commission d'enquête par Mme Anne-Sophie Avé, ambassadrice pour le numérique. L'ambassadrice estime que notre audiovisuel extérieur ne renvoie pas une image positive de la France : « La BBC a résolument pris le parti de représenter le monde tel que les Britanniques le voient. L'audiovisuel extérieur français présente plutôt la France telle qu'elle se voit elle-même, avec sa diversité, ses contradictions, son goût du débat et même de la polémique. Certains détracteurs de la France entendent ainsi, sur des médias français, des personnes qui tiennent les mêmes propos négatifs, pour ne pas dire dévastateurs, et ils y voient comme la confirmation de leurs propres discours »371(*).

Cette vision plus offensive d'un audiovisuel défendant les positions de la France n'est pas partagée par la présidente-directrice générale de France Média Monde qui estime « que nous produisons finalement un contre-narratif en racontant, comme nous le faisons au travers d'une multitude de programmes et de situations, des valeurs telles que l'égalité entre les femmes et les hommes, la lutte contre les discriminations, la primauté de la démocratie, la solidarité avec les personnes en situation de faiblesse... »372(*).

La commission d'enquête partage la position selon laquelle la liberté et l'indépendance de l'audiovisuel extérieur constitue la meilleure arme à opposer aux stratégies d'influences agressives. France 24 ou RFI, par leur indépendance, leur respect du pluralisme, sont des miroirs inversés de RT, Sputnik ou CGTN. Une des lignes directrices de la lutte contre les influences étrangères malveillantes est de ne rien céder sur notre modèle démocratique. Cette exigence a été réaffirmée par Marie-Christine Saragosse : « nous devons rester fidèles à notre conception de la démocratie, dont l'information est un des piliers. Heureusement, la démocratie française est un des champions de la liberté d'expression et d'informer ; c'est à cette condition que nous continuerons de recevoir la confiance d'un large auditoire. La France a la réputation d'être championne de la liberté ; il importe qu'elle la conserve et que nous puissions incarner cette indépendance et cette liberté »373(*).

Pour ce faire, il est nécessaire de renforcer l'audience de l'audiovisuel extérieur, à destination de l'étranger comme des diasporas présentes sur notre territoire. Comme exposé supra, dans la première partie du présent rapport, les diasporas sont des cibles privilégiées pour les opérations d'influence. Or, l'accès à l'information est l'un des principaux leviers du contrôle des diasporas comme de leur instrumentalisation par certains États. Le chercheur de l'Irsem Paul Charon l'a confirmé à propos de la Chine : « Le média en langue chinoise le plus influent dans notre pays est Nouvelles d'Europe, qui est totalement sous la coupe du PCC. En d'autres termes, les Chinois présents en France et les Français d'origine chinoise qui désirent s'informer en chinois lisent de l'information produite par ce dernier. L'un de nos premiers objectifs devrait être de permettre à la diaspora en France d'avoir accès à une information en chinois qui soit de qualité et qui ne soit pas produite par le PCC »374(*). La maîtrise des langues étrangères et la capacité à être entendu de l'autre, compétences spécifiques aux médias à destination de l'étranger, pourraient également s'adresser à des diasporas.

Dans le cas de la Chine, Radio France Internationale dispose de 20 personnes sinophones au sein de sa rédaction, sans compter le réseau de correspondants à l'étranger pouvant maîtriser la langue chinoise. La rédaction alimente deux sites, l'un en chinois traditionnel et l'autre en chinois simplifié, qui recueillent 11 millions de lecteurs et d'auditeurs. Ces capacités pourraient être mobilisées à destination de la diaspora chinoise en France, en complétant ces sites, par une diffusion en radio numérique terrestre (DAB +). Les contenus radiophoniques sinophones de RFI représentant environ deux heures d'antenne par jour, cette diffusion pourrait reposer sur un panachage de programmes en différentes langues. Le coût budgétaire d'une fréquence en DAB + est estimé par FMM entre 10 000 et 20 000 euros par an et par émetteur, soit un montant raisonnable au regard de l'objectif poursuivi.

Recommandation n° 14 : Rendre plus accessible les offres de radio de France Médias Monde en langue étrangère sur le territoire français grâce à la radio numérique terrestre (DAB +).

Outre cette offre nouvelle de diffusion sur le territoire français, une extension de l'audience de notre audiovisuel extérieur à l'étranger devrait également être encouragée. Dans un souci de promotion d'un modèle de démocratie ouverte, il importe de conserver une capacité d'atteindre un plus large public. Le chercheur David Colon considère qu'en matière d'audiovisuel public « il nous faut les rendre plus visibles, d'abord en investissant dans ces médias publics. La Chine, aujourd'hui, est en train d'anéantir l'influence de la France et de nombreux autres pays, dans le monde, tout simplement en offrant gratuitement, les services des agences de presse et les productions de China Global Television Network (CGTN). Par conséquent, si nous n'investissons pas, si nous ne réagissons pas à cette menace, nous risquons de voir la voix de la France étouffée, purement et simplement, et ne plus exister, en particulier dans les États trop petits privés des moyens nécessaires pour développer leurs propres offres médiatiques »375(*).

La diffusion de France 24 en Chine pourrait constituer une opportunité de faire entrer dans ce pays un média pluraliste et indépendant tout en assurant une forme de coopération culturelle sans naïveté aucune.

Recommandation n° 15 : Étendre la diffusion de France 24, notamment en Chine.

Par ailleurs, sur un plan européen, la diffusion de l'audiovisuel public français contribuerait à l'influence positive de notre pays. L'extension de la production de la chaîne franco-allemande Arte dans d'autres pays européens pourrait être envisagée, sous la forme d'une « plateforme européenne de référence ». Lors de son second discours à la Sorbonne, le 25 avril 2024, le président de la République s'y était déclaré favorable : « Et je souhaite à ce titre que nous fassions d'Arte, la plateforme audiovisuelle européenne de référence, la plateforme de tous les Européens, qui puisse proposer encore plus qu'aujourd'hui des contenus de qualité distribués dans toutes les langues partout en Europe »376(*). Cet objectif est poursuivi par la chaîne et son président, Bruno Patino, qui s'est exprimé à plusieurs reprises dans la presse sur cette ambition.

Le projet consisterait, sous la forme d'une plateforme, à rendre disponible les contenus produits par Arte et ses partenaires dans un plus grand nombre de pays européens. Ce projet, s'il était décliné dans les pays de l'Est de l'Europe, où l'influence de l'audiovisuel russe est persistante, en raison d'un contournement des sanctions, pourrait renforcer l'influence de la France et du projet européen.

Recommandation n° 16 :  Poursuivre les efforts visant à faire d'Arte une « plateforme européenne de référence ».

b) Une politique d'influence en soutien de l'environnement informationnel de nos partenaires

La lutte contre les opérations d'influence par un soutien aux médias des pays tiers poursuit deux objectifs complémentaires. D'une part, elle permet, dans une logique d'influence positive, de promouvoir un modèle de presse libre et indépendante, conforme au respect des valeurs démocratiques de la France. D'autre part, elle permet, en consolidant l'environnement informationnel de ces pays, de renforcer leur résilience aux influences malveillantes.

Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères mène ainsi une politique de soutien à la liberté de la presse dans les pays en développement. Cette politique est déclinée dans la « Feuille de route médias et développement » qui fixe notamment un objectif d'appui à la « production d'informations fiables et de qualité » et d'intensification de la lutte contre la désinformation377(*). Elle est principalement mise en oeuvre par la direction générale de la mondialisation, de la culture, de l'enseignement supérieur et du développement international et de l'opération Canal France International, avec le soutien du groupe FMM.

La commission d'enquête estime que ces efforts doivent être poursuivis pour renforcer la résilience de l'environnement informationnel de pays partenaires et ainsi immuniser les médias locaux contre des tentatives de pénétration d'influence.

3. Pour construire un récit plus affirmé, notre politique d'influence à l'étranger doit davantage s'appuyer sur les ressources de la société civile

Si une politique d'influence ne se décrète pas, elle peut encore moins reposer uniquement sur l'action de l'État. Le musée du Louvre a sans aucun doute plus contribué que chacune de nos ambassades à l'influence française. De même que la lutte contre les influences malveillantes ne peut être une réussite qu'en assurant la résilience de la société civile, la projection d'une influence positive et affirmative ne pourra se faire qu'avec le concours de la société. Il ne s'agit pas pour la commission d'enquête de recommander une stratégie de « Front uni » à la française mais de souligner que d'autres ressources que notre diplomatie peuvent être mobilisées.

De manière générale, l'action publique gagne à s'appuyer, sans instrumentalisation aucune, sur la créativité et sur les arts. À titre d'exemple, à l'occasion de la présidence française du Conseil de l'Union européenne au premier semestre 2022, le journaliste et écrivain Olivier Guez a été à l'initiative d'un recueil de textes sur les lieux évocateurs de la culture et de l'histoire européennes378(*). Le projet regroupait vingt-sept écrivains contemporains, un par État membre, contribuant ensemble à dresser un autoportrait de l'Europe.

Dans le domaine militaire, l'agence de l'innovation de défense, l'état-major des armées et la direction générale de l'armement ont créé en 2019 une « red team » autour d'auteurs, designeurs, dessinateurs et scénaristes de science-fiction. L'objectif de cette équipe est de nourrir les réflexions opérationnelles et stratégiques des armées dans l'anticipation des guerres de demain.

Dans le même esprit de mobilisation des arts créatifs, il pourrait être envisagé de créer une « Pléiade d'influence », regroupant des écrivains et des représentants des différentes disciplines artistiques. La Pléiade originelle regroupait au XVIe siècle une variété de poètes autour de Pierre de Ronsard, de Joachim du Bellay ou d'Etienne Jodelle notamment, soucieux d'émanciper et d'enrichir la langue française379(*). La « Pléiade d'influence » viserait quant à elle à soutenir l'image de la France à l'étranger, sans tomber dans la propagande, par la promotion de l'esprit de liberté qui caractérise notre pays. Une approche créative permettrait de toucher les coeurs et les esprits en portant un discours positif, en opposition avec les récits portés par les régimes autoritaires, fondés avant tout sur le dénigrement de notre modèle démocratique. Sa production dépasserait le champ discours pour également porter sur les images, au coeur de la perception des individus, comme l'a souligné Mme Cécile Calé, lors de son audition par le rapporteur380(*).

Loin de constituer une équipe de propagandistes, ce projet reviendrait simplement à réunir ensemble des représentants des arts pour leur faire dire, peindre et exprimer pourquoi ils aiment la France, ce qu'elle doit porter dans le monde et ce pourquoi elle doit être défendue, dans un « autoportrait » à destination du monde.

Recommandation n° 17 : Créer une « Pléiade d'influence » d'écrivains, scénaristes et représentants des différentes disciplines artistiques au service de la politique d'influence et de la diplomatie publique.

D. RENFORCER LES CAPACITÉS COMMUNES DE DÉTECTION ET DE RIPOSTE DE LA FRANCE ET DE SES ALLIÉS

1. Porter le sujet des influences auprès de nos alliés

Compte tenu de l'avance prise sur la question de la lutte contre les opérations d'influence, la France devrait poursuivre ses efforts, auprès de ses alliés et dans les forums internationaux, pour porter cette thématique. Dans le cadre de la prise de conscience de la thématique des influences malveillantes au sein des instances internationales, la France doit porter cette problématique tout en défendant une plus grande harmonisation normative et une meilleure coordination opérationnelle.

Sur un plan normatif, il importe de soutenir une plus grande harmonisation des définitions et des concepts, nécessaires à l'élaboration d'une vision commune sur la question des influences étrangères. En particulier, l'absence de définition commune pour les opérations étrangères de manipulation de l'information en ligne est préjudiciable à une compréhension partagée de ce qui constitue aujourd'hui la partie la plus visible des influences malveillantes.

À ce titre, la France pourrait promouvoir la notion, établie par le SEAE, de « Foreign information manipulation and interference » (FIMI). Cette dernière présente l'avantage d'être très proche de la notion, présente en droit interne, d'ingérence numérique étrangère (INE), à l'exception du critère de contenu manifestement inexact ou trompeur, que la commission d'enquête propose de supprimer (recommandation n° 7).

Deux instances pourraient être susceptibles d'adopter la notion de FIMI. D'une part, l'Otan pourrait l'intégrer dans sa doctrine de lutte contre les menaces hybrides. D'autre part, l'OCDE pourrait également s'approprier ce concept. À cet égard, la France co-préside, avec les États-Unis, le centre de ressources sur la mésinformation et la désinformation de l'OCDE381(*), à l'origine de la publication du récent rapport Les faits sans le faux sur la désinformation382(*). La co-présidence de ce centre permet à la diplomatie française de peser dans les recommandations formulées par l'OCDE sur la thématique des influences. L'ambassadeur Henri Verdier a pu souligner ce point devant la commission d'enquête : « Nous avions accepté d'en prendre la coprésidence avec les États-Unis, ce qui a entraîné une négociation serrée sur le fait que la régulation des entreprises ferait partie de la réponse et que nous ne pouvions pas nous contenter de transparence et d'autorégulation. Obtenir cette coprésidence sur le fondement de cette vision partagée, âprement négociée, a constitué une véritable victoire diplomatique »383(*).

À cet égard, l'action des ambassadeurs thématiques, en particulier l'Ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique et l'ambassadeur pour le numérique, est nécessaire pour porter le sujet des FIMI auprès de nos alliés et des instances internationales. En ce sens, ces ambassadeurs thématiques devraient remettre chaque année un rapport détaillant leur activité conformément aux conclusions de la mission de contrôle de la commission des finances sur ce sujet384(*).

Sur un plan opérationnel, il est indispensable de maintenir une forte implication dans les mécanismes communs de détection et de riposte.

Au niveau de l'Union européenne, la France participe activement au groupe de travail « résilience contre les menaces hybrides » (ERCHT), qui vise à déterminer une vision partagée des menaces hybrides au sein de l'Union et à recueillir les analyses des différents États membres, y compris des informations classifiées. Ce format permet également l'organisation d'exercices communs entre États membres sur les menaces hybrides. L'organisation d'exercices spécifiquement dédiés à des opérations d'influence malveillante, comme une campagne informationnelle transeuropéenne, devrait être encouragée. De plus, l'investissement de la France auprès du système d'alerte rapide (SAR) du SEAE doit être poursuivi. Il apparaît nécessaire d'inciter l'ensemble des États membres à faire de même. La mobilisation par l'Allemagne, la France et la Pologne, de cet outil dans le cadre du triangle de Weimar à l'occasion des tentatives de manipulation visant des manifestations d'agriculteurs au printemps 2024 est susceptible d'avoir un effet d'entraînement sur les autres États.

Au sein de l'Otan, comme indiqué supra dans le II de la deuxième partie, hormis les centres d'excellence sur lesquels s'appuient l'organisation, il n'existe pas de véritable format de coordination opérationnelle pour les États membres. À défaut d'un dispositif d'alerte sur les opérations d'influence, un mécanisme de recensement a posteriori de ces manoeuvres permettrait d'identifier leurs caractéristiques spécifiques et de mettre en commun l'expérience des États membres en matière de riposte.

Au sein du G7, le Mécanisme de réponse rapide385(*), créé en 2018 et dont la gestion est assurée par le Canada, constitue un utile forum pour partager, hors de l'espace européen, notamment avec le Japon et les pays anglo-saxons. Pour autant, alors même que ce mécanisme poursuit l'objectif de contribuer à une coordination des membres du G7 dans la réponse aux attaques, il n'y a eu, à la connaissance de la commission d'enquête, aucune mobilisation de cet outil en ce sens. Des manoeuvres informationnelles en ligne ont pourtant visé de manière transversale une grande partie des membres du G7, à l'instar de l'opération prochinoise Spamouflage.

Recommandation n° 18 : Amplifier l'engagement de la France pour porter l'enjeu de la lutte contre les « FIMI » au niveau de l'Union européenne, de l'Otan, de l'OCDE et du G7, et renforcer les capacités de riposte collectives.

2. Soutenir la montée en puissance des capacités de détection et de riposte de nos alliés

Comme indiqué dans la partie II du présent rapport, la France a pris, par rapport à ses alliés, une avance certaine dans le domaine de la lutte contre les influences malveillantes. Pour ce faire, elle s'est dotée d'instruments et de structures qui pourraient être valorisées auprès de nos partenaires. À cet égard, le modèle de Viginum, service de détection et de caractérisation des manipulations de l'information, pourrait être reproduit à l'étranger.

Il n'existe en effet aucun service strictement équivalent chez nos partenaires. Viginum a pu identifier deux types de structures :

- d'une part, les structures préexistantes dotées de nouvelles prérogatives pour répondre aux menaces informationnelles. Il s'agit généralement de structures rattachées aux ministères des affaires étrangères, chargées de la communication stratégique, dont le mandat a été étendu à la détection et à la caractérisation des manipulations de l'information. Cette dernière peut également être confiée à des services de renseignement ;

- d'autre part, les structures nouvellement créées, sur le modèle de Viginum.

Le décret n° 2021-922 du 13 juillet 2021 a d'ores et déjà confié à Viginum une mission de liaison opérationnelle et technique avec ses homologues étrangers. Cette fonction pourrait être déclinée de manière à renforcer les capacités de nos alliés, tout en intensifiant les partenariats avec les États les plus en pointe.

En ce sens, l'expérience acquise par le service et ses équipes pourrait être diffusée auprès des États alliés par des actions de formation. Le triangle de Weimar constitue, par exemple, un format idéal de coopération en faveur d'une montée en puissance de nos partenaires allemands et polonais. Une action commune opérationnelle permettrait de dépasser le cadre de simples consultations tripartites. Une telle diffusion de notre modèle présenterait plusieurs avantages :

- un renforcement du niveau global de résilience, par l'émergence d'un réseau de partenaires aptes à mener des actions de détection et à alerter les autres services ;

- la formulation d'un langage commun, par un rapprochement doctrinal et juridique, qui conduirait à une meilleure interopérabilité entre les acteurs de ce réseau. Comme indiqué supra, il n'existe en effet aucune définition unifiée et commune des opérations d'influence malveillantes dans le domaine numérique en Europe ;

- la mutualisation des connaissances sur l'état de la menace et des nouvelles méthodes utilisées par nos compétiteurs.

Pour ce faire, il appartient à Viginum et au SGDSN de développer des capacités de formation et une « offre à l'export » de la « marque Viginum ». La France devrait être en mesure de disposer d'un modèle « clés en mains » doté d'une boîte à outils aisée à transposer pour nos partenaires.

De plus, ce travail d'export devra se doubler d'une intensification des collaborations avec les États les plus en pointe sur les questions de manipulation de l'information. Le choix de partenariats pourrait être fondé sur des thématiques géographiques, pour augmenter notre connaissance de certains acteurs hostiles, ou technologiques. Cette collaboration interservices pourrait notamment impliquer des échanges d'agents, sur le modèle pratiqué par le centre de crise et de soutien (CDCS) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, qui accueille chaque année un diplomate allemand.

Recommandation n° 19 : Accompagner les partenaires européens souhaitant se doter de capacités comparables à Viginum.

Cette orientation doit également se décliner dans le champ des armées, où le Comcyber a acquis une solide expertise de la lutte informatique d'influence. Par comparaison, la plupart de nos partenaires, s'ils partagent le constat d'une montée en agressivité des stratégies d'influence de nos compétiteurs, ne disposent pas de capacités opérationnelles équivalentes à la France. Des partenariats, fondés sur un accompagnement capacitaire, existent déjà avec certains pays alliés.

Par rapport à l'administration civile et son modèle dual reposant sur un acteur cyber (l'Anssi) et un acteur informationnel (Viginum), le Comcyber intervient dans les deux domaines. La formalisation d'une doctrine de lutte informatique d'influence et son articulation avec la lutte informatique défensive et la lutte informatique offensive offrent un cadre d'intervention clair qui pourrait avantageusement être exporté chez nos partenaires membres de l'Otan.

Recommandation n° 20 : Accompagner les partenaires de l'Otan souhaitant se doter de capacités comparables à celles du Comcyber.


* 352 Ministère des armées, Éléments publics de doctrine militaire de lutte informatique d'influence (L2I), octobre 2021.

* 353 Vision stratégique du chef d'état-major des armées, octobre 2021.

* 354 Ministère de l'Europe et des affaires étrangères, Feuille de route de l'influence, 2022.

* 355  https://www.homeaffairs.gov.au/about-us/our-portfolios/national-security/countering-foreign-interference/cfi-strategy

* 356 Audition du 29 février 2024.

* 357 Le Conseil d'État donne une définition de l'agence de l'État dans son rapport annuel de 2012 « Les agences : une nouvelle gestion publique ». Celle-ci est fondée sur deux éléments : l'autonomie, et l'exercice d'une responsabilité qualifiée de « structurante » dans la mise en oeuvre d'une politique nationale. Il est à noter que la notion d'autonomie est à distinguer de la notion d'indépendance.

* 358 Audition du 18 juin 2024.

* 359 Audition du 25 juin 2024.

* 360 Audition du 25 mars 2024.

* 361 Audition du 11 juin 2024.

* 362 Audition du 11 juin 2024.

* 363 Rapport d'information n° 873 (2020-2021) fait par André Gattolin au nom de la mission d'information du Sénat sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences, déposé le 29 septembre 2021.

* 364 Décret n° 2021-922 du 13 juillet 2021 portant création, auprès du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, d'un service à compétence nationale dénommé « service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères ».

* 365 Décret n° 2021-1587 du 7 décembre 2021 portant autorisation d'un traitement automatisé de données à caractère personnel dans le but d'identifier les ingérences numériques étrangères.

* 366 Article 2 du décret n° 2021-1587 du 7 décembre 2021.

* 367 Décret n° 2024-376 du 23 avril 2024 relatif au service à compétence nationale dénommé « agence ministérielle pour l'intelligence artificielle de défense ».

* 368 Audition du 4 avril 2024.

* 369 Article 8 de la loi n° 2023-703 du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense.

* 370 Audition du 6 juin 2024.

* 371 Audition du 30 avril 2024.

* 372 Audition du 6 juin 2024.

* 373 Idem.

* 374 Audition du 6 juin 2024.

* 375 Audition du 29 février 2024.

* 376 Discours du président de la République Emmanuel Macron sur l'Europe à la Sorbonne, 25 avril 2024.

* 377 MEAE, « Feuille de route Médias et développement 2023-2027 », octobre 2023.

* 378 Olivier Guez (dir.), Le Grand Tour. Autoportrait de l'Europe par ses écrivains, Grasset, 2022.

* 379 Joachim du Bellay, La défense et illustration de la langue française, 1549, Gallica, BNF.

* 380 Audition du rapporteur, 24 juin 2024.

* 381 OECD DIS/MIS Resource Hub.

* 382 OCDE, Les faits sans le faux : Lutter contre la désinformation, renforcer l'intégrité de l'information, 2024.

* 383 Audition du 28 mars 2024.

* 384 Rapport d'information n° 726 (2019-2020) fait par Vincent Delahaye et Rémi Féraud,au nom de la commission des finances du Sénat, déposé le 30 septembre 2020.

* 385 Rapid Response Mechanism ou RRM.

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