C. UN DISPOSITIF DE COORDINATION PILOTÉ PAR LE SGDSN SELON UNE SPÉCIALISATION EN SILO DE L'ORGANISATION DE LA DÉFENSE CONTRE LES ATTAQUES HYBRIDES

C'est à titre de service du Premier ministre que le SGDSN anime et coordonne les travaux interministériels, dont les stratégies hybrides ne représentent qu'un volet parmi ses nombreuses compétences (cf. encadré).

Missions du SGDSN en application des articles R.1132-2, R.1132-3, D.1132-4 ET D.1132-7 du code de la défense

Source : SGDSN

En matière de protection contre les domaines d'action hybride, les instances de coordination sont organisées selon un principe de spécialisation :

- le Comité de liaison en matière économique (Colisé) ;

- le Centre de coordination des crises cyber (C4) ;

- le Colmi (comité de lutte contre les manipulations de l'information)

- les acteurs normatifs, administratifs et autorités judiciaires et de contrôle ;

- les armées ;

- la communauté du renseignement.

La coordination du SGDSN face aux menaces hybrides

Source : SGDSN

Chaque comité réunit en son sein un service chef de fil (l'Anssi pour le C4 ou Viginum pour le Colmi) et les représentants des ministères concernés : la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la direction de la communication et de la presse (DCP) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, le Comcyber, le pôle ASO.

A la question soulevée sur l'organisation en silo de cette coordination, le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, le préfet Stéphane Bouillon, a indiqué, lors de son audition par la commission d'enquête188(*), que le fait qu'il présidait ces instances permettait d'en assurer également une coordination horizontale entre spécialités, mais que la déclinaison verticale des actions dépendait de chaque ministère impliqué. En tout état de cause, la réactivité et la souplesse du dispositif sont assurées par le rôle d'alerte direct du secrétaire général auprès du Premier ministre et du Président de la République, selon les matières concernées par l'urgence.

D. UNE COORDINATION HORIZONTALE EFFICACE MAIS RESTREINTE À UN NOMBRE LIMITÉ D'ACTEURS ESSENTIELLEMENT RÉGALIENS : L'EXEMPLE DU COLMI

Dans le champ des influences malveillantes, le Colmi est un exemple de coordination étroite de la réponse française face à une ingérence numérique étrangère, en l'occurrence russes. Cette réponse implique que des acteurs étatiques examinent l'état de la menace (le SGDSN via Viginum et les ministères en charge des affaires étrangères, de la défense et de l'intérieur).

La communication entre ces entités en charge de la détection, de la caractérisation et, au besoin, de l'attribution (via des services de renseignement), avec les équipes dédiées à l'élaboration de la réponse (communication stratégique et riposte) est présenté comme un gage de réactivité et d'efficacité dans les termes suivants : « la particularité de la France est de s'être dotée à la fois d'une agence spécialisée dans l'investigation en ligne (Viginum) et d'une équipe dédiée à la réponse en matière de crise informationnelle (Ministère de l'Europe et des affaires étrangères/État-major des armées), ce qui lui permet de couvrir un champ très large ».

Schéma de coordination de la lutte contre les menaces informationnelles

Source : MEAE - dossier de presse « Désinformation russe : mieux connaître le phénomène pour y faire face » (février 2024)

La commission d'enquête a toutefois relevé une disparité de moyens entre le ministère des armées, doté d'un Comcyber intégrant l'ensemble des moyens de lutte (lutte informatique offensive [LIO], lutte informatique défensive [LID] et lutte informatique d'influence [L2I]), et le pendant civil dont ces fonctions sont réparties entre les différentes instances et ministères énumérés plus haut.

Par ailleurs, cette organisation recentrée sur les ministères régaliens ne favorise ni la sensibilisation, ni la participation d'autres ministères qui pourraient apporter leur contribution et leur expertise par exemple dans les domaines de la recherche et de la communication (ministères en charge de la culture et de l'enseignement supérieur).

Plus largement, le modèle français contraste avec les modèles nordiques et baltes fondés sur une approche globale de la résilience de la population et la société civile. Comment intégrer l'apport des médias et des réseaux de vérification des faits (fact-checking) ? Comment mutualiser la détection et partager l'information lorsque l'urgence l'exige ?

La révélation rapide au public de la manipulation de l'information autour des faux cercueils de soldats français déposés devant la Tour Eiffel (voir Première partie, IV) n'a été possible que grâce à la prise de conscience rapide des médias, concomitante au travail des services de l'État, quant à une possible opération d'influence étrangère. Un fonctionnement en réseau, sur le plan national mais aussi européen s'impose.

II. RÉPONSE ET RIPOSTE : OUTILS ET LIMITES DU DISPOSITIF ACTUEL

A. UNE LARGE PALETTE DE MESURES VISANT À ENTRAVER LES OPÉRATIONS D'INFLUENCE

1. De la divulgation à l'attribution : ébauche d'une communication stratégique à la française

a) La communication stratégique : transparence ou magie noire ?

Dans son ouvrage La guerre de l'information, David Colon définit la communication stratégique comme une « forme de communication mise au service des objectifs stratégiques d'un État ou de son armée, en s'appuyant aussi bien sur la diplomatie publique que sur l'action psychologique pour manipuler la perception des adversaires et de leurs populations »189(*).

En matière d'influences étrangères malveillantes, la communication stratégique constitue la première mesure d'entrave. Le ministre délégué chargé de l'Europe, Jean-Noël Barrot souligne ainsi que « Tout l'intérêt de dénoncer publiquement les opérations d'ingérence étrangère est de perturber ces opérations, sensibiliser le grand public, préparer le régime de sanctions en démontrant à nos partenaires qu'il y a lieu d'agir ». Par nature dissimulées, les opérations de manipulation de l'information sont affaiblies par une divulgation publique qui expose leurs contenus et les force à redéployer leurs dispositifs techniques. La divulgation constitue donc le premier outil d'une palette d'instruments à la disposition des pouvoirs publics pour répondre aux influences étrangères.

La communication stratégique constitue historiquement une matière controversée. Dans un document transmis à la commission d'enquête, Reporters sans frontières a souligné les limites d'un recours excessif à la notion de communication stratégique, rappelant les échecs de sa mise en oeuvre par les États-Unis lors de la seconde guerre du Golfe en 2003. Lors de son audition devant la commission, Thibaut Bruttin, adjoint au directeur général de RSF a ainsi souligné qu'« à la magie noire de la propagande, on ne saurait cependant répondre par une autre magie noire faite de stratégies de communication »190(*).

Pour autant, la France a engagé une mobilisation de ses différentes administrations pour répondre de manière plus offensive aux opérations d'influence malveillantes et en particulier aux manipulations de l'information. Chronologiquement, cette mobilisation a été amorcée dans le champ des armées du fait, comme expliqué supra, de la multiplication des attaques informationnelles visant les opérations extérieures. Le domaine militaire s'est donc trouvé dans une position plus exposée que le domaine civil des affaires étrangères191(*).

Depuis plusieurs mois, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) s'est cependant vu doté de davantage de moyens de riposte informationnelle et d'un mandat politique clair pour contrer les opérations d'influence malveillantes. Dans son discours prononcé à l'occasion de la conférence des ambassadrices et des ambassadeurs, le 1er septembre 2022, le président de la République a engagé la diplomatie française à s'engager pleinement dans la réponse aux attaques informationnelles : « je compte vraiment sur vous toutes et tous et sur le réseau pour vous mobiliser dans cette stratégie d'influence, et, vous le voyez bien aussi, de contre-influencer pour combattre les narratifs mensongers, les informations fausses et défendre la réalité de notre action »192(*). Toutefois, au regard des objectifs affichés, la commission estime que les moyens du ministère sont encore insuffisants pour assurer une veille et une riposte efficace.

b) La communication stratégique du ministère de l'Europe et des affaires étrangères

La riposte du ministère de l'Europe et des affaires étrangères aux opérations de manipulation de l'information se trouve facilitée lorsque la désinformation est assumée et portée directement par un État étranger.

Depuis février 2022, la communication publique agressive engagée par la diplomatie russe fait l'objet de réponses plus fréquentes de la part des diplomates français. En juin 2024, l'ambassade de Russie en Afrique du Sud a ainsi relayé une vidéo présentée comme la capture par l'armée russe d'un mercenaire français en Ukraine. Les images montrent un homme en uniforme laissant apparaître clairement un drapeau français se rendre à des soldats russes en criant, avec un fort accent « Ne tirez pas ! ». En réponse, l'ambassade de France en Afrique du Sud à répliqué à son homologue russe sur le même réseau social : « Chers collègues, vous diffusez depuis un certain temps de fausses nouvelles et nous sommes désormais habitués à cette pratique peu diplomatique. Cependant, celle-ci est particulièrement ridicule. Nous proposons à vos comédiens de travailler leur accent avec quelques cours de français à l'Alliance française ».

De manière plus large, au-delà d'opérations de manipulation de l'information ponctuelles, qu'elles soient dissimulées ou ouvertement portées par un État étranger, la diplomatie française tente de renforcer sa présence communicationnelle pour contrer le « bruit de fond » de la désinformation.

Le renforcement de la communication stratégique du ministère s'est notamment traduit par la nomination en août 2022, d'une ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique, en la personne de Mme Anne-Sophie Avé. La création d'une nouvelle ambassade thématique poursuivait un double objectif, précisé par sa lettre de mission :

- d'une part, valoriser les actions de la France en rendant « davantage visibles et audibles » les efforts de la France pour renouveler son partenariat avec l'Afrique. Cette mission correspond à un renforcement des actions de communication stratégique au sein des ambassades, d'élaboration d'un narratif de référence et de recours renforcé à des relais locaux ;

- d'autre part, riposter aux attaques informationnelles visant la France en Afrique par une structuration des dispositifs de veille et d'alerte et la coordination des stratégies de riposte. En ce sens, l'ambassadrice se voyait charger de préparer les orientations des argumentaires de riposte et d'évaluer les dispositifs existants.

La mise en oeuvre de cette double mission par l'ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique a conduit à harmoniser les éléments de réponse aux attaques informationnelles. Plusieurs fiches repères de réplique aux principaux axes de dénigrement de la France en Afrique, comme le Franc CFA, l'industrialisation du continent, le panafricanisme et la délivrance des visas ont été produites et diffusées au sein du réseau diplomatique. De plus, des éléments de formation aux médias et à la communication ont également été fournis.

Si la nomination d'une ambassadrice thématique a permis de mieux identifier le déficit de moyens du MEAE pour riposte aux attaques d'influence et de coordonner des éléments de riposte, il apparaît néanmoins que cette réponse n'était qu'embryonnaire par rapport au volume de la menace. En particulier, les moyens de production de contenu informationnel, que la commission d'enquête a pu consulter, s'avéraient nettement insuffisants. Les effectifs limités, de l'ordre de trois équivalents temps plein (ETP)193(*), ne permettaient un soutien effectif aux postes. Les productions de ses équipes ont donc été limitées.

Les missions de l'ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique ont vocation, selon l'ambassadrice elle-même, à être reprises par la direction de la communication du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. La logique du travail de cette ambassade thématique s'inscrivait dans le cadre d'une administration de mission : « Si le président de la République m'a nommée à ce poste, c'est sans doute pour insister sur cette difficulté et souligner le travail de coordination qu'il convenait de mener ; mais, à terme, chacun, dans son domaine, doit reprendre l'ensemble de ses missions, dans le cadre, bien sûr, d'une action coordonnée »194(*).

En effet, la structuration progressive de la sous-direction veille et stratégie (VS), placée au sein de la direction de la communication et de la presse (DCP) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, à partir d'août 2022 a permis de renforcer les capacités de riposte du Quai d'Orsay. Il convenait en effet de créer, au sein du ministère, un service chef de file sur la veille et la riposte aux offensives informationnelles. Outre un pôle chargé de la veille des médias et un pôle chargé de la veille des réseaux sociaux, qui interviennent en complément de l'action de Viginum, cette sous-direction comprend également un pôle en charge de la communication stratégique.

La mission de la sous-direction VS vise à protéger le réseau diplomatique français et à mener des actions contre les atteintes réputationnelles à l'encontre de la France à l'étranger. Dans le prolongement de ses activités de veille, le service analyse les éléments constitutifs de la manoeuvre informationnelle pour élaborer des éléments de réponse, en coordination avec les représentations diplomatiques françaises concernées. Selon le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, Stéphane Séjourné « En dix-huit mois, nous avons instauré à Paris et dans les ambassades une logique de riposte, pour rétablir les faits de manière rapide et agile par tous les moyens. Il s'agit aussi de lutter contre la dénonciation publique en recourant à cette même méthode »195(*).

Lors de la crise survenue au Niger en juillet 2023, à la suite d'un coup d'État contre le président Mohamed Bazoum, l'action combinée de la sous-direction aurait permis de désamorcer une quarantaine de campagnes de désinformation visant les intérêts français dans le pays. Cette action s'est traduite par la publication de contenus sur les réseaux sociaux visant à rétablir les faits auprès d'une série d'acteurs.

Dans une logique plus préventive et, en cohérence avec les missions qui étaient assurées par l'ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique, la sous-direction veille et stratégie dispose également d'une compétence de formation des ambassades aux enjeux de la désinformation. Ces mesures de formation s'accompagnent d'un renforcement des capacités de veille et de riposte dans les postes diplomatiques. La création de 123 nouveaux ETP a permis de doter l'ensemble des ambassades d'un service de presse.

2. Les mesures d'entrave dans le champ des armées

a) La réponse aux opérations informationnelles visant les forces françaises déployées sur un théâtre extérieur

En parallèle de la communication stratégique du MEAE, le ministère des armées a également structuré et renforcé ses capacités de riposte communicationnelle. Les actions de riposte des armées s'inscrivent dans le cadre de la lutte informatique informationnelle (L2I). Ces opérations militaires visent à contrer les attaques susceptibles de nuire aux forces françaises et à promouvoir l'action de ces dernières.

Ces actions peuvent promouvoir la communication stratégique des armées française définie par la doctrine interarmées du 23 juin 2014, révisée en 2018, comme le « processus qui permet de cadrer la conception et la conduite de toute activité militaire des armées françaises comme un message cohérent, crédible et efficace auprès des principaux acteurs qui en ont connaissance, qu'il s'agisse d'une action physique ou d'une prise de parole sous toutes ses formes ».

La mission de lutte informationnelle, menée par le commandement de la cyberdéfense (Comcyber) sous l'égide de la cellule « anticipation stratégique et orientation » (ASO) de l'état-major des armées, s'opère en parallèle mais distinctement des fonctions de riposte informationnelle du MEAE. Le Comcyber n'intervient en effet que dans le champ militaire et hors du territoire national. Seul Viginum est compétent pour la protection du débat public numérique français. La stricte prohibition faite aux armées d'intervenir sur le territoire national en matière informationnelle paraît nécessaire à la commission d'enquête. Comme l'a souligné le ministre des armées Sébastien Lecornu lors de son audition : « Rappelez-vous l'armée française qui, pendant la guerre d'Algérie, distribuait des tracts pour expliquer à quel point c'était bien que l'Algérie soit un département français. Avec le recul, peut-on dire que c'était la mission de l'armée française que de mener ce combat de conviction ? Non, à la rigueur, c'était un combat politique »196(*). Pendant la guerre d'Algérie, un service spécialisé dans la guerre psychologique, le 5ème bureau de l'état-major, avait en effet été créé en 1957 pour mener des actions de propagande et de contrôle des populations. Compte tenu des dérives observées, ce service est dissous en 1960.

En outre, le champ d'intervention matériel du Comcyber est plus étendu que la mission de communication stratégique confiée à la direction de la communication et de la presse. Il comprend une dimension additionnelle qui permet à nos forces armées de mener des actions de déception de l'adversaire.

Toutefois, en présence d'une crise informationnelle grave, les moyens du MEAE et de la cellule ASO peuvent être mis en commun au sein de la task force interministérielle informationnelle (TF2I). Au-delà du rétablissement rapide des faits face à une intox, la task force coordonne des campagnes de communication stratégique plus structurées à l'international. Sur les questions de lutte contre les manipulations de l'information, son intervention s'articule avec l'action du comité interministériel de lutte contre les manipulations de l'information (Colmi). Pour ce faire, Viginum peut assister en tant qu'observateur à la TF2I.

Les moyens d'intervention des armées relèvent ainsi de trois ordres.

En premier lieu, les forces françaises peuvent recourir aux leviers de la communication stratégique pour contrer une attaque informationnelle. Il s'agit de dénoncer l'opération en cours auprès d'auditoires d'intérêt et de rétablir la vérité pour éviter une propagation de la désinformation. En ce sens des actions de démystification (« debunking ») et de vérification de l'information sont menées, le plus rapidement possible. Selon le général Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense de l'état-major des armées, « l'enjeu étant de le faire dans des délais suffisamment restreints pour qu'elle ne puisse pas porter ses fruits »197(*). Ce mode d'action présente toutefois des limites, propres à toute dénonciation d'une fausse information, en ce que le narratif peut demeurer disponible avec une propagation résiduelle.

Ce rôle de communication stratégique accompagne les armées à chaque instant. Comme le précise en effet le général Bonnemaison : « dès que l'on part en opération - par exemple, le déploiement d'une force navale -, nous accompagnons ce déplacement d'un narratif valorisant l'action et la présence des forces françaises et nous veillons aussi aux effets négatifs ».

En deuxième lieu, il est possible de recourir à des leviers situés hors du ministère des armées pour faire cesser une campagne de désinformation sur les plateformes, notamment en activant la voie diplomatique ou en saisissant la plateforme Pharos. Ces mécanismes sont décrits infra.

En troisième lieu, les armées peuvent recourir à des actions de déception sur lesquelles la commission d'enquête, tenue par le secret de la défense nationale, s'en tient à la discrétion.

Il importe néanmoins de préciser sur ce point que les interventions de la France se font dans un cadre juridique strict. Les actions militaires dans la sphère informationnelle se font dans le respect du droit interne et du droit international, comme le rappelle la doctrine de lutte informatique d'influence de 2021 :

- en temps de paix, les opérations respectent le droit international et les principes de la Charte des Nations unies et en particulier le principe de non-ingérence ;

- dans un conflit armé, ces actions respectent le droit international humanitaire et notamment les principes de distinction, de nécessité militaire et de proportionnalité.

Chaque opération du Comcyber est encadrée par des règles opérationnelles d'engagement (ROE), validées par le chef d'état-major des armées. Deux conseillers juridiques (« legads »), un opératif et un auprès du chef de corps, interviennent sur chaque opération.

La France se distingue par des principes détaillés d'encadrement de ses engagements en matière informationnelle par sa doctrine de L2I, d'une part, et en s'appuyant sur un manuel de droit international appliqué aux opérations dans le cyberespace. Ces documents, sans préciser l'ensemble des actions de la France, indique celles dont elle s'interdit l'usage, comme les manipulations de l'information.

Pour mener des opérations de déception, le Comcyber s'appuie essentiellement sur la distinction opérée par le droit international entre la ruse, autorisée, et la perfidie, prohibée. Cette distinction est établie par l'article 37 du protocole additionnel aux conventions de Genève.

D'une part, l'interdiction de la perfidie constitue une règle fondamentale de la conduite du combat198(*). L'article 37 du protocole additionnel aux conventions de Genève stipule que « constituent une perfidie les actes faisant appel, avec l'intention de la tromper, à la bonne foi d'un adversaire pour lui faire croire qu'il a le droit de recevoir ou l'obligation d'accorder la protection prévue par les règles du droit international applicable dans les conflits armés ». Il est par exemple interdit de feindre un statut protégé, en usant du signe de la croix rouge par exemple. Dans le contexte de la lutte informatique informationnelle, la perfidie correspondrait au fait de se faire passer en ligne pour une ONG ou un mineur.

D'autre part, le recours à la ruse est autorisé par le droit international humanitaire. Pour le protocole additionnel aux conventions de Genève, « constituent des ruses de guerre les actions qui ont pour but d'induire un adversaire en erreur ou de lui faire commettre des imprudences, mais qui n'enfreignent aucune règle du droit international applicable dans les conflits armés, et qui ne faisant pas appel à la bonne foi de l'adversaire en ce qui concerne la protection prévue par ce droit, ne sont pas perfides ». Se faire passer pour un adversaire pour l'induire en erreur, diffuser un faux itinéraire de convoi logistique ou une fausse position d'aéronef est par conséquent possible.

L'affaire dite du « charnier de Gossi » constitue un exemple d'opération de déception menée par les armées dans le champ informationnel. Dans le contexte du départ des forces françaises du Mali, décidé en février 2022, la base militaire de Gossi est restituée le 19 avril 2022 aux forces armées maliennes. Anticipant une manoeuvre informationnelle des forces maliennes et du groupe Wagner, l'armée française a décidé de faire survoler la base par un drone de surveillance. Ce dernier détecte et filme durant une journée les hommes de Wagner en train de constituer un faux charnier sur le terrain de la base, dans le but d'accuser la France de crimes de guerre. La France a toutefois attendu le déclenchement d'une campagne de désinformation en ligne, au travers d'un compte Twitter « Dia Diarra » présentant les premières images du charnier, pour fournir à la presse les informations dont elle disposait. Immédiatement démentie, cette opération d'influence malveillante a pu être stoppée. En attendant le dernier moment pour divulguer et attribuer cette manoeuvre a fait usage de ruse pour induire en erreur l'adversaire.

Constitution du faux charnier de Gossi par le groupe Wagner
filmé par un drone français

Source : ministère des armées

Par ailleurs, il importe de souligner que les actions de lutte informationnelles des armées peuvent se combiner avec des actions de lutte informatique défensive et de lutte information offensive. Cette combinaison découle de la nature même des attaques visant nos forces. Une opération de piratage et de divulgation nécessitera une réponse sur le plan cyber et une réponse sur le champ informationnel. Ceci justifie le regroupement des actions cyber et informationnelle dans une même unité, s'agissant des armées.

b) La réponse aux opérations informationnelles visant les armées françaises et la politique de défense française

En sus des opérations informationnelles visant les forces françaises déployées sur un théâtre extérieur, qui relèvent du Comcyber, certaines opérations ciblent plus largement les armées françaises en tant qu'institution et la politique de défense française de manière générale. En ce qu'elles portent atteinte à la communication des armées, la réponse à ces attaques relèvent de la délégation à l'information et à la communication de la Défense (Dicod), dont la directrice Olivia Pénichou a été auditionnée par le rapporteur199(*).

Comme indiqué supra, la Dicod s'est dotée d'un dispositif de veille et d'alerte propre, qui lui permet d'être en mesure de proposer rapidement au ministre des armées de répondre publiquement aux attaques.

Le ministre des armées Sébastien Lecornu a donné lors de son audition par la commission d'enquête200(*) deux exemples récents d'opérations ayant fait l'objet d'une dénonciation publique de sa part :

- le 15 mars dernier, des acteurs pro-russes ont usurpé un nom de domaine officiel de recrutement de l'armée française pour créer le site sengager-ukraine.fr, afin de faire croire que la France allait déployer des troupes en Ukraine. Selon le ministre, l'opération visait ainsi à donner « une forme de crédit à une fausse information et détournant la parole du président de la République, qui, au moyen d'un verbatim précis, a voulu créer ce qu'on appelle une ambiguïté stratégique. Évidemment, les Russes en ont profité pour faire pencher l'ambiguïté du côté qui les intéressait, en suscitant un débat en politique intérieure française » ;

- l'annonce de Russie selon laquelle des militaires français auraient trouvé la mort dans une frappe en Ukraine publiant sur les réseaux sociaux la liste de ces militaires. Or, comme l'a précisé le ministre : « il se trouve que les militaires dont les noms apparaissaient sur cette liste avaient bien mis les pieds en Ukraine, au cours non pas des deux dernières années, mais des dix dernières années ! C'étaient également des techniciens informatiques qui étaient venus réparer les ordinateurs de la mission de défense de notre ambassade de Kiev, des militaires ayant accompagné telle ou telle mission parlementaire, etc. Certains d'entre eux sont même actuellement à la retraite ! En quatre ou cinq jours, nous avons pu indiquer à quand remontait, pour chacune des personnes présentes sur cette liste, son dernier séjour en Ukraine ». Le ministère a donc publié un communiqué dénonçant une « manoeuvre coordonnée de la Russie »201(*).

Par ailleurs, la Dicod anime une communauté des communicants de la défense, et s'efforce de structurer les relations qu'elle entretient avec la presse, pour faire état des campagnes de désinformation ciblant les armées qu'elle détecte, par l'organisation de rencontres régulières.

La Dicod publie désormais à leur intention une « Newsletter de la désinformation », et a publié récemment un Guide contre de la désinformation202(*).

3. Les actions des services de renseignement

S'agissant des actions mises en oeuvre par les services de renseignement pour entraver des actions d'influence malveillantes, les détails et statistiques des opérations sont couverts par le secret de la défense nationale. La commission d'enquête renvoie par conséquent aux rapports publics relatifs à l'activité de la délégation parlementaire au renseignement.

4. Les actions diplomatiques de nature à faire cesser une opération d'influence

a) Auprès des États

Des mesures diplomatiques peuvent contribuer à mettre fin à une opération d'influence malveillante.

D'une part, l'ambassadeur du pays à l'initiative de cette opération peut faire l'objet d'une convocation par le ministre de l'Europe et des affaires étrangères pour explication. En mars et en avril 2022, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a ainsi convoqué à deux reprises l'Ambassadeur de Russie en France pour protester contre la communication de l'ambassade sur le conflit en Ukraine. Le 25 mars 2022, l'Ambassadeur avait dû s'expliquer sur une caricature dénigrant l'Union européenne relayée par le compte Twitter de l'ambassade. De même, le 7 avril 2022, la convocation visait à condamner une publication par le compte Twitter de l'ambassade qui présentait la découverte du massacre de Boutcha en Ukraine comme une mise en scène. À ces deux occasions, l'ambassade a procédé au retrait de ces publications. La convocation d'un ambassadeur peut ne pas être rendue publique.

D'autre part, des diplomates étrangers peuvent faire l'objet d'une procédure d'expulsion et être déclarés persona non grata. À cet égard, la convention de Vienne sur les relations diplomatiques stipule que « L'État accréditaire peut, à tout moment et sans avoir à motiver sa décision, informer l'État accréditant que le chef ou tout autre membre du personnel diplomatique de la mission est persona non grata ou que tout autre membre du personnel de la mission n'est pas acceptable »203(*). En avril 2022, la France a opéré l'expulsion de 41 diplomates russes, présentés par le Quai d'Orsay comme des « agents russes agissant sur notre territoire sous un statut diplomatique et oeuvrant contre nos intérêts de sécurité ».

b) Auprès des plateformes

Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères peut engager un dialogue avec les plateformes numériques pour demander le retrait de contenus qui sembleraient relever d'une opération de manipulation de l'information visant la France.

À ce titre, l'Ambassadeur pour le numérique assure une fonction de dialogue stratégique avec les grandes plateformes. Ces échanges visent en premier lieu à défendre, auprès de ces entreprises, les positions de la France sur les grands enjeux du numérique. Cependant, comme l'expose l'Ambassadeur Henri Verdier, il peut également les solliciter pour demander la suppression de certains contenus : « Nous dialoguons, à la fois, sur des principes ou des controverses, comme la définition d'un comportement inauthentique ou la promotion des meilleures pratiques, et, de manière semi-opérationnelle, lorsque des acteurs comme le ministère des armées, le service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ou la DCP me demandent de signaler ou d'insister sur l'importance de certaines désinformations, surtout en période de crise »204(*).

Cette sollicitation diplomatique intervient donc dans l'hypothèse où les plateformes ne supprimerait pas d'elles-mêmes les contenus révélés par Viginum ou un autre service. Les rapports techniques publiés par Viginum constituent à cet égard un levier conséquent pour inciter les plateformes à endiguer la diffusion des contenus concernés. Ces documents, qui s'appuient sur une méthodologie solide et transparente, présentent clairement les éléments permettant de caractériser une ingérence numérique étrangère. Il s'agit pour la diplomatie française avant tout de demander aux plateformes d'appliquer leurs conditions d'utilisation.

Les leviers juridiques dont disposent la diplomatie française sont néanmoins limités. En dépit de signalements fréquents réalisés par le MEAE pour alerter sur des contenus de désinformation ou pouvant porter atteinte à des questions de sécurité des emprises ou des agents diplomatiques, il est fréquent que les grands groupes du numérique oppose à la France une fin de non-recevoir. Ainsi, on peut signaler :

- le refus de Twitter/X de supprimer des comptes ayant participé à de nombreuses manoeuvres de désinformation et de doxxing205(*), notamment concernant la présence militaire française et son prétendu rôle dans la formation des djihadistes au Sahel ;

- le refus de Twitter/X de supprimer plusieurs contenus signalés qui relaient un faux audio attribué au président de la République en août 2023 affirmant que le Gabon serait dirigé par un imposteur ;

- le refus de Meta de supprimer plusieurs publications signalées en août 2023 qui partagent un faux document présenté comme un OPO (ordre militaire) visant à une invasion du Niger par la France et ses alliés. Le document comprend des erreurs de forme évidentes et mentionne des unités qui n'existent pas ;

- le refus de Twitter/X de supprimer des contenus qui lui ont été signalés en décembre 2023 affirmant à tort que des militaires français seraient présents aux côtés de l'armée israélienne dans la bande de Gaza ;

- le refus de Twitter/X de supprimer des relais francophones d'un article de Sputnik de janvier 2024 alléguant sans aucun élément de preuve que des mercenaires français auraient été tués dans une frappe russe près de Kharkiv.

Les différentes auditions menées par la commission d'enquête ont souligné la difficile coopération de la plupart des grandes plateformes numériques avec les pouvoirs publics s'agissant de la désinformation en ligne. Le ministre de l'intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin, a ainsi indiqué à la commission que « La coopération avec les plateformes est difficile et inégale. Je veux saluer notre travail avec Meta, qui montre un certain entrain, depuis plusieurs mois désormais, à répondre à la loi française. Nous rencontrons plus de difficultés avec d'autres plateformes, notamment TikTok et X »206(*).

À ce sujet, lors de son audition, la directrice des affaires publiques de X France a indiqué à la commission d'enquête être, avec le directeur de X France, les deux seuls « point de contact » pour les autorités françaises. Si la directrice a pu contester les propos du Ministre, en déclarant qu'elle « était en contact avec les forces de l'ordre et Pharos, dont certains membres ont mon numéro de téléphone personnel » et qu'ils « s'efforçaient de [se] rendre disponibles, dans la mesure de [leurs] moyens, vis-à-vis du ministère de l'intérieur », elle a également reconnu que les équipes des directions des affaires publiques étaient souvent limitées. En réponse au président de la commission d'enquête, qui a tenu cette déclaration pour « un aveu que X ne se donne pas les moyens de ses ambitions en matière de conformité et de collaboration avec les autorités en charge de la régulation », la directrice a expliqué que le défaut de recrutements était lié à la situation financière de l'entreprise, qui n'a jamais été rentable207(*).

5. La saisine de la plateforme Pharos

Au-delà d'une demande diplomatique, le recours à la plateforme de signalement Pharos, créée par un arrêté du 16 juin 2009 et gérée par l'Office anti-cybercriminalité (Ofac), peut permettre de solliciter auprès des plateformes le retrait de contenus s'apparentant à des opérations d'influences malveillantes. Cette plateforme centralise les signalements des particuliers et des associations, qui ont valeur de renseignement et qui peuvent justifier l'ouverture d'une enquête. En application de l'article 6-1 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, Pharos peut notamment demander à l'hébergeur le retrait de contenus contrevenant aux articles 421-2-5 et 227-23 du code pénal208(*) et aux moteurs de recherche le déréférencement d'adresses électroniques présentant de tels contenus.

Pharos dispose à cet effet d'un portail en ligne ouvert aux particuliers. Elle échange, en outre, avec d'autres services de l'État dont les services de veille, autorités administratives indépendantes ou services de renseignement sur les contenus illicites hébergés en ligne. À ce titre, Pharos a signé le 7 décembre 2023 une convention de partenariat avec le service Viginum, faisant de ce dernier un partenaire référencé.

Toutefois, le champ d'intervention de Pharos est limité à un domaine précis. Il s'agit des cas d'appels à la violence, à la haine, au terrorisme, au trafic illicite, à l'incitation à commettre des infractions (escroquerie, injure ou diffamation). Le contenu des opérations de désinformation, notamment celles conduites par la Russie à l'encontre de la France, veille à rester sous le seuil de l'incitation à la haine.

Les ingérences numériques étrangères (INE) définies par le décret n° 2021-922 du 13 juillet 2021 portant création de Viginum ne relèvent ainsi pas du domaine de Pharos, qui n'assure par conséquent aucune quantification de ce phénomène. De même, la plateforme n'est pas compétente stricto sensu pour traiter des fausses informations, qui ne sont pas illicites, à moins qu'elles ne s'inscrivent dans un cadre électoral.

Cela étant, un certain nombre de signalements transmis à la plateforme Pharos peuvent se rattacher à la thématique des influences étrangères malveillantes. À titre d'exemple, en 2023 et en 2024, la plateforme a reçu des signalements en lien avec des opérations de désinformation sur la présence militaire française en Afrique. Ces actions reposaient sur la diffusion de faux documents officiels français prévoyant des remises d'armes à des terroristes. De même, en mars 2024, Pharos a été saisie de l'affaire du faux site du ministère des armées « sengager-ukraine.fr ».

6. L'opportunité de la riposte aux attaques informationnelles d'influence

Pour autant, la décision de divulguer et d'attribuer une opération d'influence étrangère n'est pas systématique. Pour le ministre délégué chargé de l'Europe, Jean-Noël Barrot, « La décision de dénoncer publiquement sera mesurée à l'aune de toutes les dimensions diplomatiques. En d'autres termes, la dénonciation publique ne sera pas automatique »209(*). Selon les circonstances et la nature de l'opération, il peut être préférable de recourir à d'autres mesures d'entraves.

En tout état de cause, compte tenu de l'implication d'un acteur étranger, des travaux de coordination en interministériel sont indispensables à la formulation d'une riposte. Cette coordination est assurée par le comité interministériel de lutte contre les manipulations de l'information (Colmi). Cette instance, placée sous la conduite du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), a succédé au comité interministériel ad hoc qui se réunissait deux fois par ans entre 2018 et 2021. Par rapport au précédent format, le Colmi comporte une dimension opérationnelle plus poussée, sur le modèle du Centre de coordination des crises cyber (C4), en ce qu'il formule les options de réponse aux opérations de manipulation de l'information.

Le Colmi regroupe, sous l'égide du SGDSN, le ministère des armées, le ministère de l'intérieur et des Outre-mer et le ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Au niveau du Colmi-tech, il s'agit :

- du Comcyber et de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) pour le ministère des armées ;

- de la direction générale de la sécurité intérieur (DGSI) pour le ministère de l'intérieur et des Outre-mer ;

- de la sous-direction « veille et stratégie » de la direction de la communication et de la presse pour le ministère de l'Europe et des affaires étrangères ;

- de Viginum, pour le SGDSN, qui en assure l'animation.

Il se réunit une fois par semaine sous le format Colmi-tech pour examiner la liste des opérations signalées par Viginum. Une fois par mois, un Colmi plus complet se réunit sous la présidence du SGDSN. À l'issue de ces réunions, un document est adressé aux cabinets des ministres concernés qui propose aux ministres concernés l'imputation ou l'attribution des dossiers détectées et précise le calendrier des opérations.

L'arbitrage entre les différentes options proposées par le Colmi se fait au niveau politique le plus élevé. Selon le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, Stéphane Bouillon, cette décision remonte jusqu'au Président de la République210(*). Si la décision de riposter ou non à une opération d'influence, compte tenu de ses enjeux diplomatiques, nécessite un arbitrage politique au plus haut niveau, la commission d'enquête s'étonne de la mise à l'écart du Premier ministre, pourtant « responsable de la défense nationale » et chargé de la direction de l'action du Gouvernement, en application de l'article 21 de la Constitution. Certes, le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale a indiqué à la commission d'enquête que cette décision était prise « en lien avec Matignon », pour autant le portage politique au niveau interministériel paraît très insuffisant.

De plus, il apparaît qu'il n'existe, à ce stade, aucune doctrine de réponse face aux attaques informationnelles d'influence. Si les auditions menées par la commission d'enquête ont permis de déceler quelques éléments d'orientation tirés de l'expérience des participants au comité interministériel, aucune ligne de conduite n'est formellement déterminée. Il s'agit avant tout d'une approche empirique.

La décision de révéler et d'attribuer à un État une opération d'influence n'est ainsi pas automatique. La campagne azerbaïdjanaise Olympiya, par exemple, n'a fait l'objet d'aucune communication officielle de la part du Gouvernement. Son existence et ses liens avec le régime illibéral de Bakou ont été rendus publics par la presse qui a pu avoir accès aux éléments techniques produits par Viginum de manière officieuse. Pour différentes raisons, en particulier diplomatiques, il peut être préférable pour la France de ne pas communiquer sur une opération, tout en prenant des mesures plus discrètes pour y mettre un terme. Comme l'indique l'Ambassadeur pour le numérique Henri Verdier, « en plus des attributions publiques, les attributions privées sont possibles. Il m'est arrivé de tenter de construire un dialogue stratégique en Russie ou en Chine, au travers duquel beaucoup de choses se disent, mais dans des enceintes privées »211(*).

La principale raison motivant le silence gardé sur la détection d'une opération d'influence est de ne pas accroître sa visibilité. Il s'agit d'éviter l'« effet Streisand » en attirant l'attention sur une opération de manipulation de l'information dont l'audience ne serait pas forcément aussi étendue que l'on croit. Dès lors que l'on n'est pas en mesure d'évaluer précisément l'audience et l'impact d'une opération d'influence, braquer l'attention du public et des médias son existence soulève un risque de retour de bâton. Cette amplification involontaire d'une action de désinformation peut servir l'adversaire qui donne alors l'illusion d'une force de frappe plus importante qu'elle ne l'est réellement. Comme souligné lors de l'introduction, l'un des objectifs des stratégies d'influence agressives de nos compétiteurs est de faire douter nos concitoyens de la solidité de nos démocraties.

De plus, la révélation des opérations d'influence ne met pas forcément un terme à leur déroulement. S'agissant de l'opération Portal Kombat, dénoncée par la France en février 2024, des comptes liés à cette campagne sont toujours en activité et Viginum continue de cartographier l'étendue du réseau de cette manoeuvre informationnelle. Dans la majorité des cas, toutefois, la dénonciation semble constituer le moyen le plus efficace pour y mettre un terme, à condition d'agir rapidement. En tout état de cause, la dénonciation permet d'imposer des coûts d'adaptation à l'attaquant :

- d'une part, en le forçant à adapter son dispositif, voire une évolution de sa manoeuvre, par exemple en investissant dans de nouveaux noms de domaines ;

- d'autre part, plus indirectement, une fois l'opération caractérisée, la dénonciation publique peut donner lieu à des sanctions, notamment au niveau de l'Union européenne, comme cela sera exposé infra.

Par ailleurs, outre ces effets opérationnels, la divulgation contribue à l'information du public et à sa prise de conscience de la menace liée aux opérations d'influence. Ces dernières deviennent plus tangibles pour les citoyens et les encouragent, dans une approche de résilience, à faire preuve d'esprit critique.

Lorsque la décision est prise de dénoncer une opération d'influence, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, chef de file sur la fonction d'influence à l'extérieur, est chargé d'assurer la communication. Dans le cas d'une campagne informationnelle d'ampleur, la task force interministérielle informationnelle est mobilisée pour préparer et coordonner la réponse de l'État en termes de communication stratégique.

Toutefois, en l'absence de doctrine de réponse consolidée, lorsque l'opération concerne plus spécifiquement le champ d'un autre ministère, ce dernier peut assurer la dénonciation publique de l'attaque. En ce sens, l'Ambassadeur Henri Verdier a précisé à la commission d'enquête que « La réponse dépendant du sujet, notre doctrine tend effectivement à la confier au ministère compétent, à celui qui est le plus attaqué - le ministère de l'Europe et des affaires étrangères va intervenir sur les affaires internationales ou celles qui concernent nos armées sur un théâtre d'opérations extérieures, pas sur une rumeur concernant le monde agricole »212(*).

Les opérations d'influence font donc l'objet d'une dénonciation et d'une attribution par le ministre compétent « au fond » de la politique publique visée. Trois exemples récents peuvent être cités :

- la mise à jour du réseau d'influence Portal Kombat, principalement destiné à soutenir l'« opération militaire spéciale » russe en Ukraine, a été annoncée le 12 février 2024 par le ministre de l'Europe et des affaires étrangères Stéphane Séjourné. Dans le prolongement de cette annonce, le SGDSN rendait public un rapport technique consacré à cette opération et étayant l'attribution de sa conduite à la Russie213(*) ;

les manoeuvres d'influence de l'Azerbaïdjan en Nouvelle-Calédonie, dénoncées et attribuées le 16 mai 2024 par le ministre de l'intérieur et des Outre-mer. Dans la foulée, le 17 mai, le SGDSN publiait une fiche technique réalisée par Viginum sur ces opérations pour appuyer les propos du ministre sur le volet informationnel.

Dans la même logique de compétence sectorielle, en prévision des élections européennes du 9 juin 2024, le ministre délégué chargé de l'Europe Jean-Noël Barrot a alerté le 24 avril 2024 sur le risque de campagnes massives de désinformation et de déstabilisation. Si cette prise de parole n'a pas été suivie d'une communication plus détaillée ou de l'attribution formelle d'une campagne numérique informationnelle, deux opérations ont néanmoins été révélées par d'autres canaux.

D'une part, la tête de liste Parti socialiste-Place publique Raphaël Glucksmann, a indiqué à la presse le 16 avril 2024 avoir été averti du déroulement d'une opération de désinformation visant sa campagne. Cette manoeuvre, conduite par un réseau de comptes liés à la Chine, visait à présenter le candidat comme un « cheval de Troie » des États-Unis en Europe.

D'autre part, le journal Médiapart a révélé le 14 juin 2024 une opération informationnelle visant à soutenir la campagne de la liste Rassemblement national menée par Jordan Bardella. Cette opération, conduite par un réseau de comptes prorusses, a été portée par le SGDSN à la connaissance du candidat qui n'a pas souhaité la rendre publique selon le journal214(*).

B. LA RÉPRESSION PÉNALE DES OPÉRATIONS D'INFLUENCE

1. En l'état du droit, une forte pluralité d'infractions à la disposition de l'autorité judiciaire pour réprimer les actes d'ingérence à visée d'influence

Compte tenu du caractère protéiforme des opérations d'influence, les services de l'État, en premier lieu les services de renseignement, peuvent judiciariser les actions d'ingérence à visée d'influence sur une diversité de fondements.

a) Les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation

Une opération d'ingérence à visée d'influence peut donner lieu à une qualification relevant des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation (IFN). Ces derniers sont définis par le code pénal à son article 410-1 comme « son indépendance, l'intégrité de son territoire, sa sécurité, la forme républicaine des institutions, les moyens de sa défense et de sa diplomatie, la sauvegarde de sa population en France et à l'étranger, l'équilibre de son milieu naturel et de son environnement et les éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel ». Au-delà d'intérêts purement régalien, il importe de noter que les IFN comprennent de surcroît les intérêts économiques, scientifiques et culturels de la Nation.

Le titre Ier du livre IV du code pénal définit et réprime les différentes atteintes aux IFN qui peuvent être classées en trois grandes catégories.

Premièrement, les atteintes aux IFN comprennent la trahison et l'espionnage215(*). La distinction entre trahison et espionnage repose sur la nationalité de l'auteur. L'infraction est qualifiée de trahison lorsque l'auteur est français et d'espionnage lorsqu'il est de nationalité étrangère. Ces infractions comprennent plusieurs comportements de nature délictuelle ou criminelle, notamment :

- la livraison de tout ou partie du territoire national, de forces armées ou de matériel à une puissance étrangère (articles 411-2 à 411-3 du code pénal) ;

- les intelligences avec une puissance étrangère (articles 411-4 à 411-5 du code pénal) ;

- la livraison d'informations à une puissance étrangère (articles 411-6 à 411-8 du même code) ;

- le sabotage (article 411-9 du même code) ;

- la fourniture de fausses informations de nature à semer le trouble au sein du pays et à compromettre sa stabilité ou sa sécurité (article 411-10 du même code) ;

- la provocation aux crimes de trahison et d'espionnage (article 411-11 du même code).

Hormis l'infraction d'intelligence avec une puissance étrangère, ces infractions ont en commun l'animus hostilis, un dol spécial imposant de caractériser que ces actes aient été commis en vue de servir les intérêts d'une puissance étrangère au détriment des intérêts fondamentaux de la Nation et de l'Otan.

Deuxièmement, les dommages causés à la sécurité nationale sont inclus dans les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation. Elles regroupent les infractions d'atteinte au secret de la défense nationale, les infractions d'atteinte à la sécurité des forces armées et aux zones protégées intéressant la défense nationale216(*).

Une attention plus particulière doit être apportée aux intrusions dans des lieux protégés tels que les zones à régime restrictif (ZRR). Les établissements de recherche sont en effet particulièrement ciblés par les opérations d'influence malveillantes, justifiant l'intervention du réseau interministériel de protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (PPST). L'entrée non autorisée dans des ZRR, tels que les laboratoires de recherche ou les lieux de production stratégique à protéger du fait de l'intérêt qu'elles présentent pour la compétitivité de l'établissement ou de la Nation est ainsi punie de puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende217(*).

Troisièmement, les atteintes aux IFN intègrent également d'autres atteintes aux institutions de la République ou à l'intégrité du territoire national, telles que l'attentat, le complot, ou le mouvement insurrectionnel218(*).

Au total, l'échelle des peines encourues pour les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation va de sept ans d'emprisonnement et 100 000 euros d'amende à la détention criminelle à perpétuité et 750 000 euros d'amende, selon les infractions et les circonstances de leur commission.

b) Les infractions spécifiques relevant de la cybercriminalité

Les opérations d'influence intervenant très largement dans le domaine numérique, les infractions relevant de la cybercriminalité peuvent être utilement mobilisées.

En premier lieu, le champ des opérations d'ingérence à visée d'influence comprend les cyberattaques, en particulier lorsqu'elles sont associées à des manoeuvres informationnelles. Ces attaques cyber peuvent faire l'objet :

- d'une qualification d'atteinte à un système de traitement automatisé de données (ASTAD), au titre des articles 323-1 à 323-4 du code pénal, notamment au moyen d'un rançongiciel ou dans le but d'opérer un déni de service ;

- d'une qualification de cyber sabotage (article 411-9 du même code), une aggravation étant prévue lorsqu'il est commis dans le but de servir une entité étrangère.

En second lieu, les opérations informationnelles en ligne à l'initiative d'une entité étrangère peuvent conduire à la diffusion amplifiée de messages haineux ou de contenus illicites. Ces comportements peuvent être appréhendés soit par le droit de la presse, soit par les infractions prévues par le code pénal.

S'agissant du droit de la presse, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse prévoit une série de délits et de crimes commis par voie de presse ou par tout autre moyen de publication pouvant permettre de réprimer une opération d'ingérence à visée d'influence, en particulier :

- les délits de diffamation et d'injures publiques (article 29 de la loi de 1881) qui peuvent faire l'objet d'aggravation de peines ;

- la provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale ou religieuse (article 24 alinéa 7 de la loi de 1881) et la provocation à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ou au discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7 du code pénal (article 24 alinéa 8 de la loi de 1881) ;

- l'apologie des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, des crimes ou délits de collaboration avec l'ennemi et des crimes de réduction en esclavage ou d'exploitation d'une personne réduite en esclavage, y compris si ces crimes n'ont pas donné lieu à la condamnation de leurs auteurs (article 24 alinéa 5 de la loi de 1881).

Certaines opérations d'influence étrangères menées en ligne peuvent impliquer la commission d'infractions sanctionnées par le code pénal, telles que :

- l'apologie du terrorisme, soit le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l'apologie de ces actes (article 421-2-5 du code pénal) ;

- le cyberharcèlement (article 222-33-2-2 du même code) ;

- les faits de « doxxing », correspondant aux faits de divulgation malveillante de données personnelles, sont réprimées par l'article 223-1-1 du code pénal, une aggravation étant prévue lorsque cette divulgation touche les personnes dépositaires de l'autorité publique, chargées d'une mission de service public, titulaire d'un mandat électif public, candidates à un mandat électif public pendant la campagne ou les journalistes.

La récente loi n° 2024-449 du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique a permis de compléter le droit en vigueur au regard des dernières évolutions technologiques et à la diffusion de fausses informations via des montages ou hypertrucages (deep fakes). Elle a ainsi :

- complété le délit de montage illicite prévu par l'article 226-8 du code pénal. Ce délit réprime en effet le fait de « publier, par quelque voie que ce soit, le montage réalisé avec les paroles ou l'image d'une personne sans son consentement, s'il n'apparaît pas à l'évidence qu'il s'agit d'un montage ou s'il n'en est pas expressément fait mention ». L'article 14 de la loi du 21 mai 2024 permet désormais d'assimiler à cette infraction « le fait de porter à la connaissance du public ou d'un tiers, par quelque voie que ce soit, un contenu visuel ou sonore généré par un traitement algorithmique et représentant l'image ou les paroles d'une personne, sans son consentement, s'il n'apparaît pas à l'évidence qu'il s'agit d'un contenu généré algorithmiquement ou s'il n'en est pas expressément fait mention ».

- créé une nouvelle infraction pour réprimer les montages à caractère sexuel (article 226-8-1 du code pénal).

Compte tenu de la multiplication des opérations d'influence impliquant des hypertrucages et visant tout particulièrement des responsables publics et des journalistes, ces infractions devraient davantage être mobilisées à l'avenir.

c) Les infractions spécifiques relevant du contentieux économique et financier

S'agissant du champ économique et industriel, les actions d'ingérence à visée d'influence peuvent être appréhendées, au-delà des atteintes aux IFN, au moyen de qualifications de droit commun. Il s'agit notamment du vol (article 311-1 du code pénal), du recel de délit (article 321-1 du code pénal), de l'abus de confiance (article 314-1 du code pénal), de la violation d'une obligation de confidentialité au titre du secret professionnel (article 226-13 du code pénal), de la divulgation illicite d'un secret de fabrique (article L. 621-1 du code de la propriété intellectuelle et article L. 1227-1 du code du travail) ou des atteintes aux systèmes de traitement automatisé de données.

Concernant les hypothèses de capture des élites, l'autorité judiciaire peut mobiliser les infractions relevant des atteintes à la probité, en particulier les multiples infractions de corruption, dont :

- la corruption active d'agent public (article 433-1 du code pénal), punie de 10 ans d'emprisonnement et d'une amende de 1 000 000 euros dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l'infraction ;

- la corruption passive d'agent public (article 432-11 alinéa 1, 1° du même code) et le trafic d'influence (article 432-11 alinéa 1, 1° du même code). Ces infractions visent à punir l'agent public qui a accepté ou sollicité des offres, des promesses, des dons, des présents ou des avantages quelconques, soit, dans le premier cas, « pour accomplir ou avoir accompli, pour s'abstenir ou s'être abstenue d'accomplir un acte de sa fonction » ou, dans le second cas, « pour abuser ou avoir abusé de son influence réelle ou supposée en vue de faire obtenir d'une autorité ou d'une administration publique des distinctions, des emplois, des marchés ou toute autre décision favorable » ;

- la prise illégale d'intérêts (article 432-12 du même code), soit le fait pour « par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement ».

d) Les infractions spécifiques relevant du droit électoral

Les opérations d'ingérence à visée d'influence ciblent particulièrement les processus électoraux. À ce titre, le chapitre VII du titre premier du livre premier du code électoral précise les infractions en matière électorale.

D'une part, le droit électoral encadre strictement les modalités de financement des campagnes électorales et des groupes politiques. Il réprime notamment les faits tendant à influencer le vote d'un ou plusieurs électeurs (articles L. 106 à 108 du code électoral), par des dons ou libéralités ou par des voies de fait, violences ou menaces.

De plus, le régime du financement des campagnes électorales, en application des articles L 52-8 et L 113-1 du code électoral, punit :

- l'octroi de prêts par les personnes physiques étrangères ou ne résidant pas en France ;

- les dons ou fournitures de biens, services ou autres avantages directs ou indirects, à des prix inférieurs à ceux qui sont habituellement pratiqués, par des personnes morales ;

- l'octroi de prêts ou la fourniture de garantie pour des prêts par des personnes morales, à l'exception des partis et groupements politiques ainsi que des établissements de crédit ou sociétés de financement ayant leur siège social dans un État membre de l'Union européenne ou partie à l'accord sur l'Espace économique européen ;

Au titre de l'article 11-5 de la loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique, sont prévues les infractions suivantes au financement des groupements politiques :

- l'interdiction de don à un parti ou groupement politique pour les personnes physiques qui ne sont pas de nationalité française ou ne résidant pas en France ;

- les dons ou fournitures de biens, services ou autres avantages directs ou indirects, à des prix inférieurs à ceux qui sont habituellement pratiqués, par des personnes morales ;

- l'interdiction de financement d'un parti ou groupement politique français par un État étranger ou une personne morale de droit étranger, à l'exception des partis et groupements politiques ainsi que des établissements de crédit et sociétés de financement ayant leur siège social dans un État membre de l'UE ou partie à l'accord sur l'Espace économique européen.

D'autre part, les opérations d'ingérences informationnelles peuvent notamment concerner des atteintes portées à la sérénité et à la sincérité du scrutin et notamment la diffusion de fausses nouvelles ou fraudes en vue d'influer sur le vote. À cet égard, l'article L. 97 du code électoral dispose que ceux qui « à l'aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manoeuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages, déterminé un ou plusieurs électeurs à s'abstenir de voter, seront punis d'un emprisonnement d'un an et d'une amende de 15 000 euros ».

e) Les infractions de droit commun

Dans un contexte de multiplication des opérations d'influence malveillante sur le sol français, dans une dynamique de « clandestinisation » des actions d'influence, les infractions de droit commun peuvent être mobilisées.

La direction des affaires criminelles et des grâces a ainsi indiqué à la commission d'enquête qu'il a pu être recouru à plusieurs types de qualifications pénales au cours des derniers mois, dont :

- les violences aggravées (articles 222-11 à 222-13 du code pénal) ;

- les destructions ou dégradations aggravées notamment lorsqu'elles sont commises en réunion, à l'encontre d'un lieu classifié au titre du secret de la défense nationale, d'une part ou au préjudice d'un magistrat, d'un juré, d'un avocat, d'un officier public ou ministériel, d'un militaire de la gendarmerie, d'un fonctionnaire de la police nationale, des douanes, de l'administration pénitentiaire ou de toute autre personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public, en vue d'influencer son comportement dans l'exercice de ses fonctions ou de sa mission, d'autre part (articles 322-3 à 322-4 du code pénal) ou encore aggravées à raison de l'appartenance ou la non appartenance d'une victime ou d'un groupe de personnes dont fait partie la victime à une prétendue race, une ethnie, une nation ou une religion déterminée (article 132-76 du code pénal) ;

- les destructions, dégradations et détériorations dangereuses pour les personnes (articles 322-5 à 322-11-1) ;

- la participation à une association de malfaiteurs en vue de commettre un crime ou un délit puni de 5 ans ou 10 ans d'emprisonnement (article 450-1 du code pénal) ;

- la participation à un groupement en vue de la préparation de violences volontaires ou de dégradations de biens (article 222-14-2 du même code).

À titre d'exemple, l'infraction de dégradation aggravée à raison de l'appartenance ou la non appartenance d'une victime ou d'un groupe de personnes dont fait partie la victime à une prétendue race, une ethnie, une nation ou une religion déterminée a été mobilisée par le parquet de Paris dans l'affaire dite des étoiles de David.

2. Un arsenal pénal récemment renforcé par l'adoption de la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France

a) La création d'une circonstance aggravante d'ingérence étrangère et l'autorisation du recours aux techniques spéciales d'enquête

Dans le prolongement des travaux de la délégation parlementaire au renseignement, le président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, Sacha Houlié a déposé le 6 février 2024 une proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France. Ce texte, définitivement adopté par l'Assemblée le 5 juin 2024, a introduit à l'initiative de la rapporteure de la commission des lois du Sénat, Agnès Canayer, deux dispositifs visant à renforcer l'arsenal pénal pour entraver les opérations d'ingérences.

En premier lieu, l'article 8 de la proposition de loi crée une circonstance aggravante applicable aux infractions contre les biens ou les personnes conduites dans le but de servir les intérêts d'une puissance étrangère ou d'une entreprise ou d'une organisation étrangère ou sous contrôle étranger. L'alourdissement des peines encourues devrait contribuer à renforcer l'efficacité de l'entrave aux actions d'ingérence à visée d'influence.

Le champ des infractions concernées par cette nouvelle circonstance aggravante est particulièrement large puisqu'il intègre l'ensemble des atteintes à la personne humaine219(*) et une majeure partie des crimes et délits contre les biens220(*), permettant une réponse complète aux ingérences. Si les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation ne sont pas couvertes par cette circonstance aggravante, ses éléments constitutifs peuvent déjà être inclus dans l'infraction, comme pour l'intelligence avec une puissance étrangère, ou lorsqu'une circonstance aggravante similaire est déjà prévue comme pour le sabotage.

L'affaire des étoiles de David constitue un exemple topique d'opération d'ingérence à visé d'influence face à laquelle l'autorité judiciaire pourrait mobiliser la nouvelle circonstance aggravante. Une action de ce type, intervenue après l'entrée en vigueur de la loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France, rentrerait en effet dans le champ d'application de la proposition de loi.

En second lieu, l'article 8 de la loi « Ingérences étrangères » permet le recours aux techniques spéciales d'enquête dans les affaires d'ingérence étrangère. Ces techniques, jusqu'ici réservées à la criminalité et à la délinquance organisées et aux crimes (article 706-73 du code de procédure pénale), comprennent notamment le recueil des données techniques de connexion et les interceptions de correspondances émises par la voie des communications électroniques, les sonorisations et les fixations d'images de certains lieux ou véhicules ou la captation des données informatiques.

b) Une réduction de la dispersion des compétences juridictionnelles par l'instauration d'une compétence concurrente au profit des juridictions parisiennes pour connaitre des infractions aggravées de la circonstance d'ingérence étrangère

Le caractère disparate du corpus infractionnel applicable aux actes d'ingérence à visée d'influence conduit à l'intervention d'une pluralité de juridictions. Ceci s'explique par l'application des critères de compétence territoriale et des critères de compétence relatifs à la spécificité des contentieux.

Aussi, s'agissant des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation, les juridictions compétentes diffèrent selon que l'on se trouve en temps de guerre ou en temps de paix, sur le sol français ou à l'étranger ou la qualité de militaire ou non de l'auteur. Parmi les juridictions compétentes, on peut citer :

- les neuf juridictions de droit commun spécialisées en matière militaire221(*) compétentes pour connaître des infractions commises sur le territoire de la République par un militaire agissant dans l'exercice du service (article 697-1 du code de procédure pénale) et des infractions de trahison, espionnage et compromission commises par toute autre personne sur le territoire de la République (article 702 du code de procédure pénale) ;

- le tribunal judiciaire de Paris, compétent concurremment pour connaître des infractions de trahison, espionnage et compromission commises sur le territoire de la République ou à l'étranger ;

- la juridiction de droit commun spécialisée en matière militaire de Paris, qui dispose d'une compétence exclusive pour connaitre des infractions commises hors du territoire de la République par les militaires agissant dans l'exercice du service (article 697-4 du code de procédure pénale).

Concernant la cybercriminalité, toutes les juridictions peuvent connaître de faits de cybercriminalité. Pour autant, des compétences spéciales ont été instituées en vue de leur traitement spécialisé.

Ainsi, la juridiction parisienne dispose d'une compétence nationale concurrente en matière d'atteinte aux systèmes de traitement automatisé, depuis la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016222(*). Dans le même sens, la section « cyber » du parquet de Paris (J3) a été intégrée à la Juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Pour clarifier les règles de compétences entre les juridictions locales, les juridictions inter-régionales spécialisées (JIRS) et le tribunal judiciaire de Paris, une dépêche du Garde des sceaux du 9 juin 2021 a établi des critères de répartition des affaires selon leur degré de complexité et leur nature.

De plus, en matière de lutte contre la diffusion des contenus haineux, une circulaire du 24 novembre 2020 a créé à droit constant un pôle national de lutte contre la haine en ligne et a désigné le tribunal judiciaire de Paris comme échelon adéquat pour centraliser, sous la direction du procureur de Paris, le traitement des affaires significatives de cyberharcèlement et de haine en ligne.

La loi « Ingérences étrangères » tend à clarifier cette répartition en instaurant une compétence concurrente au profit des juridictions parisiennes pour connaitre des infractions aggravées de la circonstance d'ingérence étrangère. En effet, le nouveau texte a introduit :

- une compétence des neuf juridictions spécialisées en matière d'atteints aux IFN ainsi qu'une compétence concurrence du parquet, du tribunal judiciaire et de la cour d'assises de Paris pour connaître des infractions aggravées par la nouvelle circonstance aggravante ;

- une compétence concurrente de la section cyber du parquet de Paris, lorsque les infractions constitutives d'un acte d'ingérence étrangère sont des atteintes aux systèmes de traitement automatisés des données.

Néanmoins, comme le relève la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice, en pratique, les affaires d'ingérences sont essentiellement traitées par le tribunal judiciaire de Paris.

En outre, pour pallier cette pluralité de juridictions, une information des juridictions sur les infractions mobilisables et les acteurs compétents est assurée par la DACG. Au mois de juin 2021, la DACG a transmis à l'ensemble des magistrats un « DACG Focus » dédiée à la lutte contre les ingérences étrangères qui a fait l'objet d'une actualisation en avril 2024 et que la commission d'enquête s'est procuré. Il devrait être de nouveau révisé à la suite de la publication de la loi « Ingérences étrangères ».

c) Vers une meilleure judiciarisation des opérations d'ingérence à visée d'influence ?

La judiciarisation des opérations d'ingérence à visée d'influence est cependant complexe. C'est particulièrement le cas s'agissant des manoeuvres informationnelles, comme le relève l'ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique, Anne-Sophie Avé, « pour judiciariser, il faut des preuves et, dans un État de droit, c'est bien normal. En la matière, on ne peut agir que sur la base de la diffamation, de l'injure publique ou de l'incitation à la haine, et encore faut-il que ces éléments soient constitués dans une publication »223(*).

Outre ces difficultés de caractérisation juridique, l'engagement de poursuites pénales soulève une difficulté d'opportunité, rappelée par le rapport de la délégation parlementaire au renseignement dans son rapport d'activité pour l'année 2022-2023224(*). Le risque d'un échec des poursuites expose les services de l'État à la révélation de ses sources et des modes opératoires des services de renseignement. Entre 2019 et 2023, moins de cinq personnes par an ont été mises en cause pour les infractions d'espionnage ou de trahison, seule l'année 2020 ayant donné lieu à des condamnations.

L'entrée en vigueur de la loi visant à prévenir les ingérences étrangères devrait contribuer à améliorer la judiciarisation des affaires. Les techniques spéciales d'enquête, similaires aux moyens dont pourront disposer les services de renseignement, devraient permettent de faciliter la recherche de la preuve. De plus, ce recours aux techniques spéciales permet d'éviter une discontinuité dans les méthodes utilisées à compter de la judiciarisation. Jusqu'à maintenant, l'autorité judiciaire se trouvait en effet démunie par rapport aux capacités des services de renseignement pour enquêter sur ce type d'affaires.

Combiné avec l'intervention de services de police judiciaire spécialisés comme la direction générale de la sécurité intérieure, l'usage des techniques spéciales d'enquête devrait ainsi faciliter l'établissement de la preuve.

En tout état de cause, compte tenu du fait que les ingérences à visée d'influence relèvent essentiellement du champ des services de renseignement, il apparait indispensable d'assurer une bonne coordination entre l'autorité judiciaire et les autres services de l'État luttant contre les opérations d'influence. La DACG échange ainsi régulièrement avec la DGSI et le SGDSN. D'une part, ces services informent le ministère de la justice de l'évolution de la menace pour mieux appréhender les phénomènes d'ingérences sur le plan judiciaire. La directrice générale de la sécurité intérieure, Céline Berthon souligne ainsi que « l'autorité judiciaire doit également être accompagnée afin qu'elle puisse prendre en compte ces problématiques spécifiques d'espionnage économique ou industriel - des infractions qui ne sont pas les plus couramment poursuivies par cette autorité »225(*). D'autre part, ils travaillent à articuler la réponse judiciaire au sein de la palette d'entraves à la disposition des services de l'État.

Ces efforts de coordination sont encore renforcés en matière de cybercriminalité. Suite au Conseil de défense cyber du 1er avril 2019, une comitologie spécifique a été créée sous l'égide du SGDSN pour coordonner les réponses administratives, judiciaires et diplomatiques aux menaces cyber et informationnelles. Une formation spéciale du C4, le C4STRAT-Jud associe par conséquent le parquet de Paris, notamment la Junalco, et la DACG. Cette formation, qui se réunit tous les semestres, permet à l'ensemble des services de mieux appréhender les enjeux de judiciarisation. De plus, au sein du C4STRAT-Jud, les services du ministère de la justice travaillent plus spécifiquement avec Viginum pour approfondir les questions de manipulations de l'information.

C. LA POLITIQUE D'INFLUENCE POSITIVE : MAILLON FAIBLE DE LA RÉPONSE FRANÇAISE

1. La France pâtit de l'absence d'une véritable politique d'influence

En miroir d'une politique d'influence défensive, visant en premier lieu à répondre aux actions d'influences malveillantes menées par des États compétiteurs, il paraît indispensable de disposer d'une politique d'influence plus offensive. Aux côtés de capacités à contrer les attaques, en particulier sur le plan informationnel, une puissance comme la France doit disposer de moyens de promotion de ses valeurs, de son action et de sa vision du monde sur la scène internationale. Dans un contexte de lutte contre les opérations d'influences malveillantes, une telle politique permettrait d'offrir un modèle alternatif aux principes mis en oeuvre par les régimes autoritaires et illibéraux et d'affaiblir les fondements de la désinformation. Pour l'ambassadrice pour la diplomatie publique, Anne-Sophie Avé : « Poser un narratif positif, c'est le plus important, et l'on n'en est pas encore là »226(*).

Toutefois, force est de constater qu'en matière d'influence, l'action extérieure de la France ne semble pas disposer d'une vision politique unifié et d'un « narratif » sur lequel s'appuyer. Pour Frédéric Charillon : « Aucune doctrine, peu de cadres autres que quelques points de repère ne viennent définir la diplomatie d'influence à la française. Celle-ci reste une pratique ad hoc, comme un objectif implicite assigné à l'ensemble des services, mais qui ne saurait constituer le monopole d'aucune direction ou d'aucun acteur. On classe sous le terme politique d'influence des ambitions variables, qui vont de l'entretien de l'image de la France jusqu'au ralliement de soutiens étatiques (ou de votes dans les organisations internationales) en faveur de ses initiatives politiques, en passant par la présence française dans les lieux de production d'idées, la promotion des entreprises françaises ou d'un contexte économique national favorable à l'investissement »227(*).

L'architecture du programme n° 185 « diplomatie culturelle et d'influence », de la mission budgétaire « Action extérieure de l'État », traduit la complexité à articuler dans une même politique publique d'influence des actions différentes. Le programme n° 185 regroupe en effet les actions du ministère de l'Europe et des affaires étrangères tant en matière de promotion de la francophonie, que d'attractivité universitaire, d'attractivité économique ou de coopération culturelle. À ce programme spécifique s'ajoute les crédits de la mission « Aide publique au développement » qui contribuent très largement à l'influence de la France à l'étranger.

La disproportion des moyens financiers accordés à nos instruments d'influence pèse également sur l'efficacité de cette politique. L'exemple de l'audiovisuel extérieur est frappant. Le groupe France Médias Monde (FMM) qui regroupe la chaîne d'information France 24, la radio mondiale RFI, et la radio en langue arabe Monte Carlo Doualiya, dispose d'une dotation publique de 275,3 millions d'euros en 2024. Par comparaison, les médias internationaux de nos partenaires sont largement mieux dotés avec 412 millions d'euros de budget pour BBC World Service, 408 millions d'euros pour Deutsche Welle et 820 millions d'euros pour USA Global Media. Il en va de même pour les audiovisuels extérieurs des États qui ne partagent pas nos valeurs puisque RT et Sputnik disposaient ensemble d'un budget de 430 millions d'euros en 2022.

Pour autant et au-delà de ses fragilités structurelles évoquées plus haut (voir Première partie, III), la France dispose d'atouts considérables dans la compétition d'influences à l'échelle internationale.

2. En dépit d'efforts sectoriels, la France peine à faire émerger une politique d'influence ex nihilo

Une politique d'influence ne se décrète pas. La Gouvernement a tenté, depuis 2017, de faire émerger une véritable politique d'influence, au-delà d'une accumulation de politiques sectorielles. Toutefois, les tâtonnements du ministère de l'Europe et des affaires étrangères et les résultats limités obtenus illustrent la difficulté à faire émerger une politique d'influence positive cohérente à partir d'actions dont la coordination n'a rien d'évidente.

Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a publié en 2021 une « Feuille de route de l'influence » visant à recenser l'ensemble des leviers d'influence existant au sein de l'action extérieure de l'État et à recenser des leviers opérationnels de consolidation d'une politique d'influence. Cependant, au-delà d'un utile inventaire de nos leviers d'influence, les outils avancés par cette feuille de route pour coordonner et consolider l'action du ministère en matière d'influence, loin de constituer une politique publique, ont fait long feu. Parmi les outils avancés figurait notamment un « tableau de bord de l'influence » visant à agréger « des données chiffrées relatives à toutes les politiques d'influence, ce tableau de bord [et à permettre] de présenter une photographie de la performance d'influence de la France, dans les secteurs stratégiques pertinents ». Par manque d'opérationnalité ou de volontarisme, ce projet n'a pas été traduit dans les faits. Le directeur général de la mondialisation, Aurélien Lechevallier228(*), auditionné par le rapporteur, a confirmé que ce tableau de bord de l'influence n'avait jamais été mis en oeuvre.

La volonté de placer l'influence au centre de l'action du MEAE s'est également traduite dans son organisation interne, avec peu de succès, comme l'a rappelé l'ambassadeur pour le numérique Henri Verdier : « La direction des affaires culturelles a été rebaptisée diplomatie d'influence , mais elle va retrouver son intitulé d'origine, car il n'est pas facile pour un diplomate de dire : Bonjour, je viens vous influencer. Promouvoir notre culture, nos artistes, la langue française, la coopération internationale - on y met beaucoup d'argent - est une forme d'influence »229(*). En 2023, la direction de la diplomatie d'influence est redevenue la direction de la diplomatie culturelle, audiovisuelle, éducative, universitaire et scientifique230(*).

Dans une approche plus interministérielle, la Revue nationale stratégique (RNS) de 2022 a consacré l'influence comme une nouvelle fonction stratégique, tout en soulignant son caractère transversal et l'inévitable coordination qu'elle implique : « L'influence, dans toutes ses dimensions - diplomatique, militaire, économique, culturelle, sportive, linguistique, informationnelle - est un domaine de contestation, qui nous impose une réponse coordonnée. Elle constitue une nouvelle fonction stratégique à part entière »231(*).

À l'occasion de son discours de clôture des États généraux de la diplomatie, le président de la République a confirmé le chef de filât du ministère de l'Europe et des affaires étrangères sur la fonction d'influence : « nous devons organiser notre capacité d'influence, et le ministère des Affaires étrangères en est la cheville ouvrière pour l'international »232(*). À cet égard, le rapport rendu à la ministre de l'Europe et des affaires étrangères dans le cadre de ces États généraux avait qualifié le MEAE de « ministère de l'influence en Europe et dans le monde »233(*).

L'élaboration d'une Stratégie nationale d'influence (SNI), prévue par la Revue nationale stratégique et préparée par le Quai d'Orsay a permis de préciser le cadre d'intervention de la politique d'influence de la France. La commission d'enquête a eu communication de ce document non public.

D'une part, il en ressort que la SNI établit clairement des limites à l'action d'influence de la France, en raison de « son héritage historique, par les fondements de son organisation politique et institutionnelle, par les traités dont elle est signataire ». Par conséquent, la politique d'influence française ne peut être qu'« affirmative », en portant ses valeurs et ses intérêts sans agressivité. La France exclut donc clairement de recourir aux mêmes outils d'influence malveillante que certains États dont « la désinformation, la manipulation, l'industrie du mensonge ». Le ministre de l'Europe et des affaires étrangères l'a ainsi souligné devant la commission d'enquête : « La France ne fait pas d'ingérence ; elle fait de l'influence, de manière transparente et dans un cadre démocratique, pour aider nos entreprises à gagner des parts de marché, pour défendre ses valeurs universalistes et ses intérêts aux niveaux bilatéral et multilatéral, dans les organisations internationales, comme le G7 ou l'Union européenne »234(*).

D'autre part, cette nouvelle stratégie fixe de grands objectifs à notre politique d'influence à savoir :

- à court terme, favoriser un « environnement de perceptions propice à nos politique et nos initiatives » ;

- à moyen terme, renforcer l'image de la France dans le monde à la suite d'une analyse de ses atouts et de ses vulnérabilités en assumant un rôle de puissance d'équilibre ;

- à plus long terme, renforcer l'attractivité de la France et son rayonnement dans tous les domaines.

Pour autant, au-delà de ces objectifs très larges, la SNI peine à sortir d'un effet d'inventaire, listant les domaines dans lesquels la France doit renforcer son influence, sans parvenir à faire émerger un « récit » du rôle qu'elle entend jouer dans le monde. Le directeur général de la mondialisation a confirmé la difficulté à consolider l'ensemble de ces actions en une politique d'influence positive. À cet égard, la commission d'enquête recommande d'évaluer avec attention les travaux du comité de suivi de la SNI, lequel est notamment chargé du décloisonnement de notre approche en matière d'influence.

Dans un contexte où la France entend se distinguer par une politique d'influence positive, associant la société civile et ses partenaires, dans le respect des principes démocratiques, l'absence de publication de la stratégie nationale d'influence interroge. Ce manque de transparence ne contribue pas à clarifier les objectifs de notre politique d'influence. Dans un environnement de compétition, voire de confrontation, imposé par des stratégies étatiques agressives, il importe d'assurer la lisibilité de notre action extérieure.

Hormis ce point, la structuration d'une politique française d'influence positive s'est sensiblement améliorée au cours des dernières années, au travers d'efforts sectoriels. Sans balayer l'ensemble des actions diplomatiques de la France, ce qui excéderait largement l'objet de la commission d'enquête, deux exemples peuvent être soulignés.

En premier lieu, le redressement de notre politique d'aide publique au développement, tant dans ses moyens que dans sa doctrine, contribue à renforcer de manière significative l'influence de la France. La loi n° 2021-1031 du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales a ainsi fixé une trajectoire ascendante de l'aide publique au développement (APD) pour atteindre 0,7 % du revenu national brut (RNB) en 2025. Le montant total de l'APD a en effet plus que doublé entre 2017 et 2024. Ces volumes financiers, sans constituer un but en soi, constituent néanmoins un accélérateur d'influence. À titre d'exemple, en matière humanitaire, la progression considérable des contributions volontaires aux Nations unies (CVNU), passées de 7,5 millions d'euros en 2017 à 200 millions d'euros en 2024, ont permis à la France de regagner des parts d'influence au sein du système onusien.

En outre, la direction générale de la mondialisation, de la culture, de l'enseignement et du développement international, responsable au sein du MEAE pour la conduite de la politique de développement, a accentué les actions de communication et de valorisation des efforts de la France en la matière. Le Fonds de solidarité pour les projets innovants (FSPI), créé en 2016, illustre cette logique. Cet instrument, doté de 100 millions d'euros en 2024 et piloté par les ambassades, vise à financer sur le terrain des « actions innovantes à impact rapide » et « fortement visibles ». Il s'agit de petits projets, au coût inférieur à un million d'euros, et à fort impact communicationnel.

En second lieu, le renforcement des moyens de communication du ministère de l'Europe et des affaires étrangères participe d'une promotion et d'une valorisation de l'action de la France à l'international. Comme exposé supra, la montée en puissance de la communication du MEAE et en particulier la création, au sein de la direction de la communication et de la presse d'une sous-direction « veille et stratégie » a permis de renforcer le volet « offensif » de cette communication stratégique. Ce renforcement poursuit également l'objectif de porter un discours plus positif et affirmatif, à même de promouvoir l'action de la France. La direction de la communication et de la presse (DCP) anime en ce sens un réseau de 530 agents chargés de participer aux fonctions de communication, tous statuts et toutes fonctions confondues. Selon l'ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique,
Anne-Sophie Avé, « Des gens sont prêts à croire n'importe quoi, qui plus est aujourd'hui, avec les réseaux sociaux : il faut réagir, il faut être présent dans les médias, car la nature a horreur du vide. Il faut détailler, humblement, le travail mené au quotidien, par exemple en accompagnant des chantiers de fouilles archéologiques ; dire que nous en sommes heureux, car de tels travaux nous apprennent quelque chose à nous, Français, de l'histoire de l'humanité ; ne pas laisser croire que nous nous contentons de financer »235(*).

Cette stratégie de communication permet, à terme, de disposer de relais locaux pouvant porter un message positif sur la France. Sans recourir, comme certains États, à des proxies locaux rémunérés pour diffuser un discours de propagande et de désinformation, il s'agit de convaincre des relais d'opinion, par un récit positif de l'action française.

L'accent porté sur cette communication d'influence repose également sur des actions de formation, au sein de la nouvelle Académie diplomatique et consulaire.

D. LA COORDINATION EUROPÉENNE ET INTERNATIONALE : UNE RÉPONSE EN CONSTRUCTION FACE AUX STRATÉGIES D'INFLUENCE AGRESSIVE

1. En matière de communication stratégique et de dénonciation

a) Les initiatives des États : l'exemple de la mobilisation du format Weimar

En dehors des organisations internationales, les États peuvent organiser des coopérations renforcées en matière de lutte contre les opérations d'influence malveillante. Début 2024, la France s'est ainsi engagée, avec ses partenaires allemands et polonais, à mobiliser le format dit « de Weimar » dans la lutte contre les manipulations de l'information.

Le format trilatéral du triangle de Weimar a été initié en 1991 par le ministre allemand des affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, avec ses homologues français, Roland Dumas, et polonais, Krzysztof Skubiszewski. Les objectifs initiaux de cette concertation se concentraient sur la réconciliation germano-polonaise et l'intégration de la Pologne dans l'Otan et l'Union européenne. Le format a ensuite évolué pour devenir une instance de concertation au sein de l'UE.

Progressivement tombé en désuétude du fait du positionnement du gouvernement polonais dominé par le parti Droit et Justice de 2015 à 2023, le triangle de Weimar a donc récemment été réactivé dans la lutte contre la désinformation.

Cette coordination plus forte entre trois grands États membres de l'Union s'est traduite à l'occasion de conférences de presse et déclarations communes depuis le début de l'année 2024. Sur un plan opérationnel, elle a donné lieu :

- à la mise en place d'un programme d'alerte et de réaction dans le cadre du Triangle de Weimar sur la manipulation de l'information ;

- à l'engagement de création d'un fonds commun consacré au financement de projets soutenant la résilience des médias à l'étranger.

Cette coopération trilatérale participe d'une prise de conscience collective sur la menace des opérations d'influence. Le ministre de l'Europe et des affaires étrangères Stéphane Séjourné le soulignait ainsi : « Il est bon que les Français sachent, par exemple, qu'une attaque massive d'ingérence a eu lieu hier en Pologne et en Allemagne : cela illustre l'ampleur de la menace pour toutes les démocraties européennes. À l'heure où la parole publique est mise en cause, cette communication montre la réalité du danger, participe de l'éducation de l'opinion »236(*). Les trois partenaires se sont engagés pour prononcer des dénonciations communes d'activités informationnelles malveillantes de la part de la Russie, dans un format Weimar. En février 2024, la dénonciation du réseau prorusse Portal Kombat a ainsi été opérée en amont d'un sommet tripartite.

Portal Kombat

Le 12 février 2024, la France a mis au jour un vaste réseau de désinformation prorusse, « Portal Kombat ». Le service Viginum a enquêté en source ouverte sur ce réseau dont l'apparition remonterait à 2013 et reposant sur trois écosystèmes : « pravda », « -news.ru » et un ensemble de sites plus anciens237(*).

Cette opération présente la caractéristique de ne produire aucun contenu original. Les sites du réseau relayaient ainsi des publications issues de trois sources principales : des comptes de personnalités prorusses, des agences de presse russes ou des sites d'institutions. Ces contenus faisaient l'objet d'une traduction automatique du russe vers la langue du pays visé. Sur un plan technique, l'opération reposait sur un travail de référencement optimisé sur les principaux moteurs de recherche, de sorte à augmenter la portée de diffusion de ses contenus. Cette diffusion était massivement amplifiée par des bots sur les réseaux sociaux. Une partie de cette amplification artificielle a reposé sur des comptes liés à la campagne RRN/Doppelgänger.

L'activité du réseau était initialement dirigée vers des audiences russes et ukrainiennes avec des sites spécialisées selon les localités concernées. À compter de l'invasion russe de l'Ukraine, l'opération s'est tournée vers une audience plus internationale et une diffusion de contenus favorables à l'« opération militaire spéciale » et dénigrant l'Ukraine et ses dirigeants. L'Allemagne, l'Autriche, les États-Unis, l'Espagne, la France, la Pologne, la Suisse et le Royaume-Uni ont ainsi été visés.

Cette redirection vers des pays hors des espaces russophones et ukrainophones s'est accompagnée d'un ciblage des contenus selon les pays. Dans le cas de la France, les narratifs propagés, au-delà d'une présentation positive de la Russie et d'une critique de l'Ukraine, reprenaient des thèses proches des sphères complotistes francophones. Les manoeuvres informationnelles de Portal Kombat présentaient également un caractère opportuniste en traitant de sujets d'actualité internationale pouvant profiter au Kremlin.

Viginum a établi le rôle central d'une entreprise russe installée en Crimée, TigerWeb, dans la création et l'animation de l'écosystème Portal Kombat238(*). Cette société, dirigée par Evgueni Chevtchenko, serait liée à Inforos, agence de presse identifiée comme un paravent de l'unité 54777 du renseignement militaire russe (GRU), responsable des opérations psychologiques. Au total, le service Viginum a identifié 224 portails affiliés au réseau de l'opération Portal Kombat.

Source : commission d'enquête d'après Viginum

La France fait au demeurant partie des États membres les plus actifs pour renforcer les capacités communes européennes face aux FIMI. Lors de son audition devant la commission d'enquête, le ministre délégué chargé de l'Europe, Jean-Noël Barrot, a ainsi cité deux initiatives récentes en ce sens.

Premièrement, la France, conjointement avec ses partenaires du Triangle de Weimar, l'Allemagne et la Pologne, a fait devant le conseil des affaires générales du 21 mai 2024 une déclaration commune appelant la Commission européenne à prendre 20 mesures destinées à mieux protéger la démocratie et le débat public, dont notamment :

- engager résolument le travail sur un nouveau régime de sanctions visant les opérations russes de manipulation de l'information ;

- donner une force obligatoire le Code européen de bonne conduite sur la lutte contre la désinformation sur les plateformes (voir III).

Le ministre a précisé que cette déclaration a été soutenue par 16 États membres.

En deuxième lieu, au niveau « paneuropéen », le ministre a indiqué que la France a plaidé pour que l'ordre du jour du sommet de la Communauté politique européenne du 18 juillet 2024, l'instance de dialogue créée à l'initiative de la France suite au déclenchement de la guerre en Ukraine, intègre les enjeux de « défense de la démocratie », parmi lesquels les opérations de désinformations menées par nos compétiteurs.239(*)

b) L'action du Service européen pour l'action extérieure : une forte concentration sur la désinformation russe

En complément du système d'alerte rapide (SAR) qui permet, au stade de la détection et de la caractérisation, un partage d'informations entre les États de l'Union, le service européen pour l'action extérieure (SEAE) comporte également une capacité de riposte. Ont été créées au sein de la division de la communication stratégique du SEAE, trois task forces chargées de la lutte contre la désinformation :

- une task force chargée de la communication stratégique dans le voisinage oriental (East StratCom Task Force), créée en septembre 2015 suite aux conclusions du Conseil européen des 19 et 20 mars 2015 soulignant la nécessité de « contrer les campagnes de désinformation de la Russie », et dotée d'une quinzaine d'agents ;

- une task force chargée de la communication stratégique dans le voisinage méridional de l'UE et la région du Golfe (« South StratCom Task Force ») créée en 2015 ;

- une task force chargée de la communication stratégique pour les Balkans occidentaux, créée en 2017.

Il est intéressant de noter que seule la East StratCom Task Force s'est vue confiée, dès sa création, un mandat de lutte contre la désinformation. Les task forces Sud et Balkans occidentaux visaient initialement à renforcer la communication stratégique de l'Union européenne dans ces régions. Ces deux dernières structures ont vu leurs objectifs élargis à la suite des conclusions du Conseil de décembre 2019 invitant la haute représentante de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Federica Mogherini à renforcer la lutte contre la désinformation.

L'action de riposte face aux opérations d'influence menée par le SEAE se concentre essentiellement sur la Russie. En termes de ressources humaines, la task force dédiée au voisinage oriental concentre une majorité des effectifs affectés à la lutte contre la désinformation. Les deux autres groupes de travail sont ainsi dotés de moins de cinq agents chacun. En outre, la plateforme EUvsDisinfo, créée en 2015 qui constitue le volet le plus visible de l'action du SEAE en la matière, relaie essentiellement des contenus relatifs à la Russie. Ce site, alimenté par la East StratCom Task Force, produit des contenus dans cinq langues européennes. La qualité et la pertinence de ses productions ont cependant été négativement évaluées par la Cour des comptes européenne dans un rapport de 2021240(*). De plus, ses productions sont quasi exclusivement consacrées à la Russie et peu aux autres menaces informationnelles. À titre d'exemple, la page « Chine » de cette plateforme ne comporte que cinq articles, contre 137 pour la désinformation russe à l'égard de l'Ukraine.

De manière générale, les moyens du SEAE dans la lutte contre les manoeuvres informationnelles paraissent insuffisants compte tenu de l'ampleur de la menace. Lors du déplacement de la Commission d'enquête, Aude Maio-Coliche, directrice Communication stratégique et prospective au SEAE, a confirmé que seule une quinzaine de personnes travaillaient à temps plein sur les FIMI au sein de cette administration. Le SEAE s'efforce de compléter son action à Bruxelles par le déploiement de StratCom officers dans les délégations de l'Union dans les pays tiers.

La commission d'enquête a également noté, lors de son déplacement à Bruxelles, une coordination perfectible entre les services du SEAE et ceux de la direction générale de la communication (DG COMM), cette dernière participant pourtant à la lutte contre la désinformation.

c) La montée en puissance de la communication stratégique de l'Otan

Depuis 2014 et la montée de la menace hybride russe en Europe, l'Otan a également renforcé ses moyens de lutte contre les opérations d'influence. Cette démarche découle d'un mandat clair fixé par les États parties au traité de Washington. Dans un communiqué publié à l'issue du sommet de Vilnius le 11 juillet 2023, les chefs d'État et de gouvernement des pays membres ont indiqué « que les opérations hybrides menées contre des Alliés pourraient atteindre le seuil correspondant à une attaque armée et conduire le Conseil à invoquer l'article 5 du traité de Washington ». Les menaces hybrides peuvent ainsi déclencher le principe de sécurité collective garanti par le traité fondateur de l'organisation.

Plus spécifiquement, la déclaration de Vilnius confirme la volonté de « faire face à la désinformation et à la mésinformation, notamment au moyen d'une communication stratégique positive et efficace ». À cet égard, l'Alliance atlantique dispose de capacités opérationnelles pour identifier et dénoncer les attaques informationnelles. Ces capacités reposent sur la « division diplomatie publique » (PDD), placée au sein du Secrétariat international. Elle interagit avec les autorités militaires de l'Otan, le Commandement allié opérations (ACO) et le Commandement allié transformation (ACT), chargées de la communication sur les opérations.

L'approche de lutte contre la désinformation repose sur une approche en deux temps : une analyse de l'environnement informationnelle, suivie d'une communication avec le grand public. Cette communication vise notamment à contrer les récits de désinformation. La PDD a ainsi créée une page dédiée « Mise au point » sur laquelle elle réfute les principaux « mythes » répandus par la Russie sur l'Otan. Pour autant, la division diplomatie publique n'opère pas elle-même d'actions d'attribution d'opérations d'influence informationnelle visant des États membres, prérogative qui relève selon elle de la souveraineté nationale de chaque État membre.

Exemple d'une réfutation de « mythe » relayé par la Russie sur l'Otan

Source : Site internet de l'Otan

L'Alliance travaille étroitement avec deux centres d'excellence en lien avec les opérations d'influence. Il s'agit d'une part du centre européen pour la lutte contre les menaces hybrides (Hybrid CoE), créé en 2017 et basé à Helsinki en Finlande. Ce centre, dont le fonctionnement se rapproche d'un think tank et qui regroupe des États membres de l'Otan et de l'UE, vise à améliorer la compréhension des menaces hybrides pour proposer des contre-mesures d'ensemble. D'autre part, un centre d'excellence pour la communication stratégique, directement rattaché à l'Otan situé à Riga, permet aux États membres de l'Otan de renforcer leurs capacités de communication stratégique. Une troisième structure, le centre d'excellence pour la cyberdéfense en coopération, situé à Tallinn en Estonie, participe à cet écosystème.

Selon la secrétaire générale adjointe de l'Otan en charge de la diplomatie publique, Marie-Doha Besancenot, interrogée par la délégation de la commission d'enquête lors de son déplacement à Bruxelles, l'organisation cherche à renforcer ses capacités de lutte contre les opérations d'influences informationnelles pour :

- renforcer son corpus doctrinal en la matière, notamment en adoptant le concept de FIMI, développé par l'Union européenne ;

- acquérir des capacités de mise en commun de l'expérience des États membres, en recensant les opérations dont ces derniers ont été les victimes.

2. La mise en oeuvre du régime des mesures restrictives de l'Union européenne comme entrave aux opérations d'influence

En complément de ses actions de communication stratégique, la diplomatie coercitive de l'Union européenne peut intervenir pour entraver les opérations d'influence malveillante.

L'Union européenne dispose en effet, dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), d'un régime de mesures restrictives. Ces dernières peuvent intervenir en complément de sanctions diplomatiques, comme le rappel d'un représentant de l'Union auprès d'un État tiers.

Les mesures restrictives, dont le régime est fixé par l'article 215 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) peuvent comprendre des sanctions sectorielles dirigées contre des États (restrictions aux importations et exportations, restrictions à la fourniture de services...) et des mesures ciblées « à l'encontre de personnes physiques ou morales, de groupes ou d'entités non étatiques » (gel des avoirs, interdiction de pénétrer sur le territoire de l'Union...). Ces sanctions sont dites « autonomes » lorsqu'elles n'interviennent pas en exécution à une résolution obligatoire du Conseil de sécurité de l'ONU.

L'adoption de mesures restrictives suit une procédure à « double détente ». D'une part, une décision PESC adoptée par le Conseil à l'unanimité et prévoyant des sanctions. D'autre part, un acte portant adoption des « mesures nécessaires », généralement un règlement d'application, adopté à la majorité qualifiée par le Conseil sur initiative conjointe du haut représentant et de la Commission. Les États membres, exécutifs de droit commun de l'Union, en assurer l'application au niveau national.

En matière d'opérations d'ingérence à visée d'influence, le régime de mesures restrictives a pu être mobilisé pour entraver les cybermenaces. La décision (PESC) 2019/797 du Conseil du 17 mai 2019 introduit un régime de mesures restrictives pour contrer les cyberattaques constituant une menace extérieure pour l'Union ou ses États membres. Elle vise tant les personnes physiques responsables de ces attaques que celles apportant un soutien à l'opération ou impliquées de toute autre manière.

Plus récemment, en réaction à l'agression russe contre l'Ukraine et dans un contexte de durcissement des attaques informationnelles prorusses à compter de février 2022, l'Union européenne a établi un régime de sanctions visant à la fois des médias et les responsables individuels d'opérations de désinformation. Sur un plan juridique, ces mesures restrictives se sont rattachées au régime général des sanctions relatives au conflit en Ukraine défini par la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l'intégrité territoriale, la souveraineté et l'indépendance de l'Ukraine.

En premier lieu, au lendemain de l'invasion russe, l'UE a rapidement adopté des sanctions visant à interdire la diffusion de plusieurs médias russes. Ce point sera plus particulièrement développé infra.

En second lieu, des mesures ciblées visant les personnes responsables de la conduite d'opérations de désinformation ont été mises en place. Ces mesures restrictives ciblées concernent à la fois les personnes et les entités responsables de l'opération. À titre d'exemples :

- la décision (PESC) 2023/1566 du Conseil du 28 juillet 2023241(*) a prévu des mesures restrictives à l'encontre de sept personnes242(*) et cinq entités russes responsables de la conduite d'une campagne numérique de manipulation de l'information RRN/Doppelgänger. Parmi ces entités, Social Design Agency et Structura National Technologies sont des entreprises russes d'informatique impliquées dans la duplication de sites d'institutions et de médias dans le cadre de la campagne RRN. L'agence de presse Inforos, faux-nez du renseignement militaire russe est aussi sanctionnée, de même que l'Institut de la diaspora russe, une de ses extensions. Enfin, ANO Dialog, ONG produisant et diffusant de fausses informations sur la guerre en Ukraine est ciblée par la décision ;

- la décision (PESC) 2024/1508 du Conseil du 27 mai 2024243(*), a institué des mesures restrictives à l'encontre de « Voice of Europe », média financé par la Russie pour diffuser des contenus de désinformation, et de deux anciens politiques et hommes d'affaires ukrainiens liés à ce média, Artem Marchevskyi et Viktor Medvedchuk. Ces deux personnes auraient financé, au travers de Voice of Europe, des opérations d'influence visant des personnes politiques en Europe et de désinformation.


* 188 Audition du 11 juin 2024.

* 189 David Colon, La guerre de l'information, Tallandier Essais, 2023, p. 455.

* 190 Audition du 13 juin 2024.

* 191 Nicolas Barotte, « Dans la guerre d'influence, les militaires attendent l'appui du Quai d'Orsay », Le Figaro, 1er septembre 2022, en ligne, consulté le 5 juillet 2024.

* 192 Discours du président de la République Emmanuel Macron à l'occasion de la conférence des ambassadrices et des ambassadeurs, 1er septembre 2022.

* 193 Un agent du ministère des armées, un contractuel et un stagiaire du ministère de l'Euro, non renouvelés.

* 194 Audition du 30 avril 2024.

* 195 Audition du 18 juin 2024.

* 196 Audition du 25 juin 2024.

* 197 Audition du 4 avril 2024.

* 198 Comité international de la Croix-Rouge, Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), 8 juin 1977. Commentaire de 1987, Bases de données de droit international humanitaire.

* 199 Audition du rapporteur, 25 juin 2024.

* 200 Audition du 25 juin 2024.

* 201 Ministère des armées, Communiqué de presse - Manoeuvre de désinformation russe, 26 janvier 2024.

* 202 Ministère des armées, Guide contre la désinformation.

* 203 Article 9 de la convention sur les relations diplomatiques du 18 avril 1961, confirmé par l'article 23 de la convention du 24 avril 1963 sur les relations consulaires et les accords de siège.

* 204 Audition du 28 mars 2024.

* 205 Méthode de divulgation de données personnelles.

* 206 Audition du 28 mai 2024.

* 207 Audition du 30 mai 2024.

* 208 Soit la provocation à des actes de terrorisme et la pédocriminalité.

* 209 Audition du 29 mai 2024.

* 210 Audition du 10 juin 2024.

* 211 Audition du 28 mars 2024.

* 212 Audition du 28 mars 2024.

* 213 Ministère de l'Europe et des affaires étrangères, Ingérences numériques étrangères - Suite des investigations sur le réseau russe de propagande « Portal Kombat », 15 février 2024.

* 214 Mediapart, « Des réseaux d'influence prorusses ont soutenu Jordan Bardella pendant la campagne des européennes », 14 juin 2024, en ligne, consulté le 6 juillet 2024.

* 215 Articles 411-1 à 411-11 du code pénal.

* 216 Articles 413-1 à 413-7 du code pénal.

* 217 Article 413-7 du code pénal.

* 218 Articles 412-1 à 412-8 du code pénal.

* 219 Titre II du livre II du code pénal.

* 220 Titre Ier et chapitres II et III du titre II du livre III du code pénal.

* 221 Dont la liste est fixée par le décret n° 2014-1443 du 3 décembre 2014.

* 222 Loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale.

* 223 Audition du 30 avril 2024.

* 224 Rapport public n° 1454 (seizième législature- Assemblée nationale) / n° 810 (2022-2023 - Sénat) fait par Sacha Houlié au nom de la délégation parlementaire au renseignement relatif à l'activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l'année 2022-2023, déposé le 29 juin 2023.

* 225 Audition du 21 mars 2024 (à huis clos et non publiée).

* 226 Audition du 30 avril 2024.

* 227 Frédéric Charillon, « Chapitre IV. Les politiques d'influence », in Maurice Vaïsse éd., Diplomatie française. Outils et acteurs depuis 1980, Odile Jacob, 2018.

* 228 Audition du rapporteur, 18 juin 2024.

* 229 Audition du 28 mars 2024.

* 230 Décret n° 2023-1335 du 29 décembre 2023 modifiant le décret n° 2012-1511 du 28 décembre 2012 portant organisation de l'administration centrale du ministère des affaires étrangères.

* 231 Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, Revue nationale stratégique 2022.

* 232 Discours du président de la République Emmanuel Macron à l'occasion de la clôture des États généraux de la diplomatie, 16 mars 2023.

* 233 Ministère de l'Europe et des affaires étrangères, « Pour un plan de réarmement de la diplomatie française », mars 2023.

* 234 Audition du 18 juin 2024.

* 235 Audition du 30 avril 2024.

* 236 Audition du 18 juin 2024.

* 237 Viginum, « Portal Kombat : un réseau structuré et coordonné de propagande prorusse », Rapport technique, février 2024.

* 238 Viginum, « Portal Kombat : un réseau structuré et coordonné de propagande prorusse », Second rapport technique, février 2024.

* 239 Audition du 29 mai 2024.

* 240 Cour des comptes européenne, La Désinformation concernant l'UE : un phénomène sous surveillance, mais pas sous contrôle, rapport spécial n° 09/2021, juin 2021.

* 241 Décision (PESC) 2023/1566 du Conseil du 28 juillet 2023 modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l'intégrité territoriale, la souveraineté et l'indépendance de l'Ukraine.

* 242 Timofey Vassiliev, Ilya Gambachidze, Aleksandr Starunsky, Anastasia Kirillova, Nina Dorokhova, Sergey Panteleyev et Denis Tyurin.

* 243 Décision (PESC) 2024/1508 du Conseil du 27 mai 2024 modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l'intégrité territoriale, la souveraineté et l'indépendance de l'Ukraine.

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