N° 714
SÉNAT
2023-2024
Rapport remis à M. le Président du Sénat le 2 juillet 2024
Enregistré à la Présidence du Sénat le 2 juillet 2024
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission d'enquête (1) sur
la production, la
consommation
et le prix
de l'électricité aux horizons
2035 et 2050,
Président
M. Franck
MONTAUGÉ,
Rapporteur
M. Vincent DELAHAYE,
Sénateurs
Tome II - Comptes rendus et annexes
(1) Cette commission est composée de : M. Franck Montaugé, président ; M. Vincent Delahaye, rapporteur ; M. Daniel Gremillet, Mme Christine Lavarde, MM. Stéphane Piednoir, Victorin Lurel, Mmes Denise Saint-Pé, Nadège Havet, MM. Fabien Gay, Pierre Médevielle, Henri Cabanel, Daniel Salmon, vice-présidents ; Mme Martine Berthet, MM. François Bonneau, Guillaume Chevrollier, Stéphane Fouassin, Fabien Genet, Daniel Gueret, Mme Christine Herzog, MM. Didier Mandelli, Jean-Jacques Michau, Alexandre Ouizille, Cyril Pellevat.
COMPTES RENDUS DES AUDITIONS DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE PORTANT SUR LA PRODUCTION, LA CONSOMMATION ET LE PRIX DE L'ÉLECTRICITÉ AUX HORIZONS 2035 ET 2050
Audition de MM. Guillaume Dezobry, avocat et maître de conférences en droit public, Nicolas Meilhan, ingénieur, spécialiste de l'énergie, ancien consultant à France stratégie, Thomas Pellerin-Carlin, directeur du programme Investissements climat européens, Cleantech, à l'Institute for Climate Economics, Jacques Percebois, professeur émérite à l'Université de Montpellier, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie, le 31 janvier 2024
M. Franck Montaugé, président. - Nous débutons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Guillaume Dezobry, avocat et maître de conférences en droit public, M. Nicolas Meilhan, ingénieur et spécialiste de l'énergie, ancien conseiller scientifique à France Stratégie ; M. Thomas Pellerin-Carlin, directeur du programme Investissements climat européens, Cleantech à l'Institute for Climate Economics (I4CE) et M. Jacques Percebois, professeur émérite à l'université de Montpellier, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (Creden) et auteur de nombreux ouvrages sur l'électricité.
Le Sénat a constitué le 18 janvier dernier une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050.
Nous centrerons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. Celui-ci est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
Au sujet du déroulement de l'audition, nous avons souhaité commencer par une table ronde d'introduction pour comprendre l'écosystème électrique français : quels sont les acteurs en présence ? Quels sont les fondements de cet écosystème, notamment en matière de rencontre de l'offre et de la demande ainsi que de fixation des prix ?
Il s'agit pour vous, mais également pour nous, d'aider nos concitoyens à appréhender le présent et l'avenir de cet écosystème. Il s'agit non pas d'être exhaustif, car nous procéderons ensuite à une série d'auditions portant sur des points plus particuliers de ce sujet, mais de donner une vue d'ensemble la plus claire et objective possible de la situation actuelle et d'en dégager les grands enjeux.
L'audition se déroulera en quatre temps : d'abord, pour chacun d'entre vous, une présentation liminaire de dix minutes maximum, ensuite un temps de questions-réponses avec le rapporteur M. Vincent Delahaye et les membres de la commission qui le souhaiteront, puis un temps de réaction aux propos des autres participants, qui pourra, enfin, éventuellement être suivi d'une dernière salve de questions-réponses.
Avant de vous donner la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Guillaume Dezobry, M. Nicolas Meilhan, M. Thomas Pellerin-Carlin et M. Jacques Percebois prêtent serment.
M. Jacques Percebois, professeur émérite à l'université de Montpellier, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (Creden). - Le prix de l'électricité et son évolution est un sujet complexe à comprendre. Aussi, dans un premier temps, j'expliquerai pourquoi la libéralisation, introduite au début des années 2000 à la suite de la directive européenne de 1996, peut être considérée comme un échec relatif, dans la mesure où la concurrence n'a pas permis d'obtenir les résultats escomptés par certains. Ensuite, j'évoquerai les solutions qui ont été envisagées. Enfin, je présenterai la solution retenue aujourd'hui par la France, qui est en cours de mise en oeuvre.
Tout d'abord, avec la libéralisation, nous avons voulu procéder à une ouverture à la concurrence de la production et de la fourniture, mais pas de celle des monopoles naturels que sont les réseaux de transports et de distribution.
Pour ce qui concerne la production, nous nous sommes d'emblée dirigés vers un marché de gros, ce qui a posé des difficultés. En effet, l'électricité ne se stocke pas. Aussi, un marché fondé sur des prix horaires, les prix « spot », entraîne une volatilité très forte du prix : celui-ci peut être négatif, puis s'envoler. Nombreux sont ceux qui considèrent anormal de caler le prix de l'électricité sur le coût du gaz à certains moments. En effet, selon la logique d'un marché de gros, le prix est calé sur le coût de fonctionnement de la dernière centrale dont nous avons besoin pour équilibrer le réseau. Or il s'agit souvent d'une centrale à gaz. Pendant longtemps, lorsque le prix du gaz ou du charbon était relativement bas, les prix de gros étaient donc relativement faibles. Ainsi, pour la période allant de 2010 à 2021, les coûts marginaux étaient inférieurs aux coûts moyens, les prix du marché ne permettaient donc pas de recouvrer les coûts fixes des centrales. Nombre de centrales ont alors été fermées, à commencer par des centrales à gaz. Un phénomène inverse a lieu depuis 2022 : le coût marginal est supérieur au coût moyen. Les prix se sont donc envolés en 2022, qui est toutefois une année un peu particulière.
L'autre problème est que nous avons cru en la concurrence, alors que celle-ci a connu nombre d'exceptions. Ainsi, le développement des énergies renouvelables (EnR) a été soutenu par l'instauration des prix d'achat garantis. L'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) a également été instauré afin que l'ensemble des consommateurs français, qui ont participé au développement du nucléaire historique, puissent légitimement continuer à en bénéficier, même s'ils ne sont plus clients d'EDF. À l'origine, la loi prévoyait la revalorisation du prix de l'Arenh au fil du temps, en tenant compte de l'inflation et des coûts supportés par l'opérateur historique, mais depuis 1er janvier 2012, le prix de l'Arenh est resté fixé à 42 euros le mégawattheure.
Des tarifs réglementés de vente (TRV) ont été logiquement maintenus pour protéger le petit consommateur, mais en introduisant le principe de la contestabilité. Nombre de Français peinent à comprendre pourquoi la structure du prix qu'ils paient - le tarif réglementé de vente - ne coïncide pas avec celle du mix électrique : la contestabilité implique que le TRV dont bénéficie EDF pour l'électricité doit être contestable par les opérateurs alternatifs, sa structure doit être similaire à celle des tarifs que ces derniers pratiquent. Comme ils ne disposent pas de suffisamment de nucléaire, l'écrêtement, qui existe lorsque la demande d'Arenh est supérieure à l'offre, fixé par la loi à 100 térawattheures, a pour effet que la part du prix du marché est plus importante que celle de l'électricité d'origine fossile dans le mix électrique français. Le système connaît donc aujourd'hui un certain nombre de difficultés.
Néanmoins, celles-ci ne doivent pas être toutes imputées au marché. Ainsi, entre 2010 et 2021, le prix de l'électricité a connu une augmentation importante, de l'ordre de 80 % ou de 82 %, due d'abord aux taxes, qui représentaient 55 % de l'augmentation -, car on souhaitait aider les énergies renouvelables, ensuite, à l'augmentation des péages, à savoir les tarifs d'accès au réseau, enfin, au prix du marché pour seulement 23 % de l'augmentation générale.
L'envolée des prix de gros en 2022 s'explique par la conjonction de facteurs défavorables : une électricité hydraulique insuffisante, une disponibilité du parc nucléaire plus faible que prévu et, bien sûr, une progression considérable du prix du gaz. Encore une fois, la logique de marché, fondée sur les enchères à prix limite, cale le prix du marché sur le coût de la dernière centrale disponible, la centrale à gaz. Aussi, lorsque le prix du gaz a grimpé jusqu'à 345 euros le mégawattheure, le prix de l'électricité est alors monté à deux fois 345 euros, plus le coût du dioxyde de carbone (CO2), soit quelque 750 euros, et même au-delà lors de certaines pointes de consommation. Aux yeux d'un économiste, c'est logique. Depuis lors, les prix sont revenus à un niveau plus normal, en raison de la chute des prix du gaz. Aujourd'hui, les prix de gros de l'électricité sont assez faibles, de l'ordre de 80 à 100 euros avec une volatilité tout à fait acceptable.
Lorsque le consommateur paie son électricité, une part importante de sa facture a trait au coût de fourniture. Au 1er février 2024, le consommateur paiera environ 28 centimes d'euros, dont 12,5 centimes pour le coût de fourniture, 6,12 centimes pour les péages et environ 7 centimes pour les taxes, y compris la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE). Le caractère problématique de cette situation est apparu parce que la hausse des prix de l'électricité était difficilement supportable par le consommateur ; certains commentateurs ont voulu y voir la preuve que le marché ne fonctionnait pas. D'autres ont contesté cette analyse en relevant que l'augmentation des prix avait permis aux centrales à gaz de fonctionner et d'une certaine façon d'éviter le blackout.
Trois approches sont possibles. La première consiste à revenir à l'ancien système, à savoir le monopole public intégré. Cela paraît juridiquement difficile et politiquement improbable. La deuxième approche serait de mettre en place une concurrence pour le marché - et non par le marché, comme cela a été fait -, c'est-à-dire un acheteur unique. Le gestionnaire du réseau lancerait des demandes à satisfaire et des offreurs y répondraient, mais les contrats seraient alors de long terme. Le producteur disposerait en quelque sorte d'une concession pendant une durée déterminée et le prix serait calé, non pas sur le coût marginal, mais sur le coût moyen, c'est-à-dire à la fois sur les coûts variables et les coûts fixes. La troisième approche est celle qui sera adoptée par l'Union européenne et qui a été proposée en octobre ou novembre dernier consiste à conserver le fonctionnement du marché de gros, mais avec des garde-fous : un prix plancher et un prix plafond. Le premier permet aux opérateurs de récupérer leurs coûts fixes en cas de chute des prix ; le second, quant à lui, protège le consommateur. Le système retenu dans ce cas est celui des contrats pour différence (CFD - Contract for difference) : un prix plancher peut être différent du prix plafond ou égal à ce dernier. Si le prix s'envole, l'État taxe et récupère les sommes dépassant le prix plafond, pour les redistribuer au consommateur final.
La solution retenue en France semble un peu différente. La France s'est beaucoup battue pour obtenir des CFD différence applicables au nucléaire, notamment historique, et semble mettre en place un système comprenant simplement une sorte de prix plafond assorti d'une double taxation. Ainsi, l'État taxerait le nucléaire, au-delà de 78 euros, à 50 % et, au-delà de 110 euros, à 90 %. Les sommes récupérées seraient redistribuées au consommateur final.
Cela pose plusieurs questions : les prix s'envoleront-ils ? Ne risquent-ils pas d'être trop bas, en l'absence de prix plancher ? N'existe-t-il pas un risque pour l'opérateur historique que le prix de gros tombe sous un certain seuil ? Il existe en quelque sorte une solution de rappel, puisque le système est en général négocié pour trois ans et que, au terme de ce délai, il est possible de revenir aux contrats pour différence. Ensuite, l'État prélèvera des taxes au-delà de certains seuils, fixés à 78 et 110 euros, mais redistribuera-t-il tout aux consommateurs ? Comment le fera-t-il ? Par l'intermédiaire des fournisseurs ? Ces derniers répercuteront-ils ces coûts ? Au regard de la façon dont certains d'entre eux ont répercuté l'Arenh, il est permis de s'inquiéter.
Pour conclure, le système fondé sur les coûts marginaux ne peut perdurer. Nous disposons de deux types de centrales : celles pour lesquelles la part des coûts fixes est très élevée, comme les centrales qui fonctionnent avec les énergies renouvelables ou le nucléaire, et celles dans lesquelles c'est la part du coût variable qui domine, comme les centrales utilisant les énergies fossiles, gaz et charbon. Lorsque les centrales à coûts variables élevés sont majoritaires, il est logique que le prix soit calé sur leurs coûts de fonctionnement ; demain, toutefois, ces centrales à énergie fossile disparaîtront, le prix ne pourra donc plus être calé sur leur coût marginal. Il faudra nécessairement appuyer le système sur le coût moyen des centrales à forte proportion de coûts fixes : les centrales fonctionnant avec les énergies renouvelables - éolienne ou photovoltaïque - ou les centrales nucléaires. Nous devrons donc réfléchir à une solution pérenne pour faciliter la transition énergétique.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je vous remercie de cette analyse globale. Le souci est d'avoir des prix les moins volatils possible. Le prix du marché fixé sur la base d'un coût marginal rend toute anticipation difficile, il est alors compliqué de réagir que l'on soit un particulier ou une entreprise. Cette solution ne me semble pas très viable. Pour ma part, je suis partisan de nous rapprocher du coût moyen de production, puisque la France dispose de moyens de production aux coûts fixes importants et aux faibles coûts variables. Il semblerait préférable de suivre cette logique.
Dans ce cas, faudrait-il disposer de moyens de production pilotables, si je puis dire, pour faire face aux pointes de consommation et assurer la production ? Ou bien serait-il alors préférable d'importer en cas de pointes ?
M. Jacques Percebois. - Si j'ai précédemment distingué les centrales à forte proportion de coûts fixes de celles à forte proportion de coûts variables, il faut également différencier les centrales pilotables et celles qui ne les sont pas. Ce dernier cas concerne les centrales fonctionnant avec les énergies renouvelables : celles-ci ne répondent pas forcément à la demande et dépendent de contraintes extérieures. Pour franchir les pointes de consommation, il faut conserver des centrales à gaz - il n'est pas envisageable de construire une centrale nucléaire pour la faire fonctionner uniquement pendant quelques heures de pointe - ou alors importer de l'électricité. Si nous n'importions pas de l'électricité produite en Allemagne aux heures de pointe, nous devrions construire davantage de centrales à gaz en France. Ce serait l'arbitrage à effectuer. Une autre solution serait alors de faire baisser la demande aux heures de pointe.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Selon vous, que devons-nous faire ?
M. Jacques Percebois. - Je suis favorable à un système calant le prix sur le coût moyen. L'objectif des CFD est en quelque sorte d'éviter la volatilité des prix. Un autre système, dont je n'ai pas encore parlé, est intéressant. Parallèlement, aux CFD, la Commission européenne a accepté de mettre en place des ventes directes à l'électricité ou Power Purchase Agreements (PPA), c'est-à-dire des contrats de long terme entre producteurs et fournisseurs, ainsi qu'entre producteurs et consommateurs. Ils offrent un moyen de vendre hors marché une bonne partie de l'électricité, car ce sont des contrats de droit privé, alors que le CFD est un contrat de droit public, puisque l'État intervient. Si nous disposons d'une architecture fondée sur des CFD et sur des PPA, les prix de l'électricité peuvent être relativement stabilisés.
Faut-il maintenir un marché ? La réponse est oui. De toute façon, il faudra un marché pour traiter la pointe de consommation et un marché spot pour les échanges internationaux.
Dans le passé, au regard de la tarification effacement jour de pointe (EJP) d'EDF, les prix aux heures de pointe étaient extrêmement élevés, ce qui est une manière d'indiquer aux consommateurs que cela leur coûtera très cher s'ils souscrivent ce tarif.
À mon sens, l'essentiel de l'électricité doit être vendu à un prix proche du coût moyen, soit dans le cadre d'un système de CFD, qui permet de stabiliser les prix, soit en y ajoutant des PPA. La Commission européenne sera vigilante, car les PPA sont des contrats conclus entre, d'une part, le producteur et, d'autre part, le consommateur ou le fournisseur. Lorsqu'un opérateur historique a un poids très important, elle examine la situation de près. Par ailleurs, il faut laisser un peu de souplesse, ce qui n'est pas incompatible avec le maintien d'un marché de gros pour les échanges extérieurs ou pour la pointe de consommation. L'objectif est d'éviter un système dans lequel tout le monde est calé sur le coût marginal exceptionnellement élevé, comme cela a été le cas en 2022, une année toutefois exceptionnelle en la matière.
M. Daniel Salmon. - Quelles sont les probabilités qu'une telle situation se reproduise ? Si elle est faible, faut-il conserver le système actuel ?
M. Jacques Percebois. - Le système actuel sera de toute façon amendé, puisqu'il a été décidé de mettre en place un système de double taxation, tout en privilégiant des contrats directs entre producteurs, fournisseurs et clients - c'est plutôt une bonne chose. Toutefois, le diable est dans les détails et il convient de prêter attention à la mise en oeuvre : concrètement, quel sera le prix de l'électricité en 2026, 2027, 2028 ?
Il existe également un marché à terme, que je n'ai pas encore évoqué, ainsi que des anticipations sur les évolutions possibles dans les prochaines années. Pour 2027 et 2028, celles-ci annoncent des prix plutôt bas, compris entre 60 et 70 euros le mégawattheure. Toutefois, elles sont souvent tributaires des observations faites à un instant précis. Ainsi, en 2023, les anticipations pour 2024 et 2025 établissaient le prix à 400 euros le mégawattheure. Restons prudents dans l'interprétation.
Un des risques possibles est la chute des prix. Dans le passé, nous avons déjà connu des prix trop bas, y compris négatifs. Ainsi, en 2016-2017, le prix du marché de gros était inférieur au niveau de l'Arenh.
Le système mis en place est très complexe et le niveau de l'Arenh, fixé à 42 euros, représente une difficulté : il devrait être augmenté pour permettre la transition énergétique. La commission sur l'organisation du marché de l'électricité, dite commission Champsaur, l'avait proposé et la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité, dite loi Nome, l'entérinait - on l'oublie souvent -, mais le décret d'application n'est jamais paru. Il était prévu de tenir compte de l'inflation, soit, entre 2012 et 2022, entre 15 % et 20 %. S'y ajoutent des coûts d'entretien du parc nucléaire historique supportés par EDF. Par conséquent, l'Arenh devrait être revalorisé. Je suis surpris que nous n'ayons pas réussi à le faire, au travers de la loi, entre 2024 et 2026 ; il s'arrêtera le 31 décembre 2025, on considère apparemment que son niveau restera à 42 euros jusqu'à cette date. Ne peut-on prévoir une transition pour passer de 42 euros à 60 euros ou à 70 euros ? Selon la Commission de régulation de l'énergie, le coût du nucléaire historique serait de quelque 60 euros le mégawattheure, alors qu'EDF avance plutôt 75 euros, en se fondant toutefois sur des hypothèses différentes. Quoi qu'il en soit, il n'est certainement pas de 42 euros.
M. Franck Montaugé, président. - Les PPA sont des contrats à long terme, prennent-ils en compte les investissements à réaliser et leurs financements ?
M. Jacques Percebois. - Il existe deux types de PPA. Dans le cadre des PPA en mégawattheures, un gros consommateur, par exemple un client industriel, achète de l'électricité, pendant une période déterminée, sur la base d'un accord conclu avec le producteur en euros par mégawattheure. Il paie, mais le prix est garanti.
Il existe également des PPA appuyés sur la puissance et exprimés en mégawatts. Dans ce cas, un gros industriel, un fournisseur - comme TotalEnergie, qui a fait part de son intérêt - ou un consommateur très électro-intensif, signe un contrat dans lequel il indique être prêt à financer en partie un réacteur, et bénéficie alors d'un droit de tirage sur la production. Il participe donc à la prise en charge du risque, avec le producteur. Si la centrale ne fonctionne pas correctement, il en supportera également les conséquences. Ce système n'est pas nouveau : il existe depuis longtemps en Finlande. Dans ce système, dit Mankala, des coopératives de gros industriels participent au financement de barrages et du réacteur pressurisé européen (European Pressurized Reactor, EPR) finlandais. Ces PPA puissance pourraient constituer une réponse aux problèmes que rencontre EDF pour trouver des financements.
Mme Denise Saint-Pé. - À propos de l'appel à la dernière centrale, qui contrôle ? Existe-t-il un gendarme en la matière ?
M. Jacques Percebois. - C'est Réseau de transport d'électricité (RTE) qui est chargé de régler l'ensemble des offres et des demandes, en temps réel. Le seul rôle du gendarme est de vérifier qu'il n'y a pas de rétention de capacité.
Mme Denise Saint-Pé. - Mais en matière de prix ?
M. Jacques Percebois. - Si le prix du gaz est fixé à 345 euros le mégawattheure, le producteur peut alors indiquer ne pas fournir à moins de 750 euros. Dans les offres heure par heure, faites la veille pour le lendemain, sur le marché spot, il annonce un prix de l'électricité de l'ordre de 750 ou 800 euros. Dès lors, le prix de sa production sera, si l'on fait appel à elle, calé sur 800 euros.
M. Victorin Lurel. - Si je comprends bien, d'ici à 2025, le marché de l'électricité sera fondamentalement modifié. Vous proposez de remplacer un prix adossé à un coût marginal par un prix adossé au coût moyen de production.
L'Europe propose que le marché à court terme, notamment le marché spot, soit adossé à des contrats de long terme. Comment cela fonctionnera-t-il ? En effet, dans le cadre du marché unifié, il existe des zones au sein desquelles il est possible d'importer en bénéficiant de conditions transfrontalières en cas de pénuries. L'Allemagne, par exemple, a un coût de production de l'électricité bien plus élevé que le nôtre. Comment le marché unique de l'électricité fonctionnera-t-il s'il est adossé à un coût moyen de production au regard de cette disparité des coûts, notamment dans les centrales à gaz ?
M. Jacques Percebois. - Je le précise, la réforme s'appliquera au 1er janvier 2026 ; aucun changement n'aura donc lieu en 2024 ou en 2025. Les coûts sont très différents d'un pays à l'autre, mais des interconnexions existent, lesquelles permettent de distinguer les marchés couplés ou séparés. Lorsque les prix sont différents d'un pays à l'autre, les marchés sont dits séparés. Pour autant, il est possible de fonctionner avec des coûts différents. C'est le principe des vases communicants. C'est la raison pour laquelle nous avons mis en place ce marché : la France a souhaité faire valoir son avantage, puisque ses coûts étaient inférieurs à ceux des autres. Ainsi, en régime de croisière, elle exportait et comptait 40 à 45 térawattheures d'excédents. La seule exception a été l'année 2022, où elle a été déficitaire de 16,5 térawattheures, ce qui est exceptionnel. Cette année, la France est redevenue exportatrice nette, ce qui rapporte de l'ordre de 2 milliards d'euros par an à la balance commerciale française - sauf en 2022, où cela nous a coûté 7 milliards d'euros.
M. Franck Montaugé, président. - Je le précise, nous reviendrons sur le sujet précis de l'Arenh à l'occasion d'une prochaine audition. Je passe la parole à M. Dezobry.
M. Guillaume Dezobry, avocat et maître de conférences en droit public. - Pour faire le lien avec les propos de M. Percebois, il est important de comprendre pourquoi nous en sommes arrivés à nous focaliser sur le marché de gros de court terme. L'ouverture à la concurrence n'est pas seule en cause : la doctrine de la Commission européenne a finalement conduit à concentrer l'attention sur ce marché, mais celle-ci revient aujourd'hui sur sa position dans le cadre du projet de règlement européen sur la réforme de l'organisation du marché de l'électricité (EMD pour Electricity Market Design).
Cette focalisation est liée en partie à la maturité des marchés de l'électricité lors de leur ouverture à la concurrence. En amont, au niveau de la production, dans les années 2000, le parc de production était presque surcapacitaire en France, mais aussi à peu près partout en Europe. Les capacités de production existaient donc déjà et étaient en grande partie amorties. En aval, la consommation est restée relativement stable pendant les vingt premières années suivant l'ouverture à la concurrence. Nous disposions des moyens de production nécessaires et les consommateurs avaient tous un contrat avec un fournisseur. Aux yeux de la Commission européenne, il était donc impossible de voir émerger une concurrence avec des acteurs intégrés entre amont et aval, c'est-à-dire des acteurs historiques. EDF, par exemple, avait développé ses moyens de production et vendait en grande partie sa production. La seule façon de développer la concurrence était alors de permettre l'arrivée sur le marché de commercialisateurs purs, n'étant pas des fournisseurs intégrés. Pour cela, la mise en place d'un marché de gros suffisamment liquide était nécessaire, afin de permettre à ces nouveaux acteurs d'acheter de l'électricité. La priorité de la Commission européenne était alors d'assurer la liquidité des marchés de gros, et des marchés de gros de court terme, pour permettre une meilleure pénétration des moyens de production renouvelables. Dans le même temps, elle voyait d'un mauvais oeil à la fois les contrats à long terme entre producteurs et fournisseurs, dont elle considérait qu'ils asséchaient la liquidité des marchés de gros, mais également l'intégration amont-aval de certains acteurs historiques, notamment d'EDF. Le projet Hercule découlait de cette vision : il s'agissait de découpler l'amont de l'aval, avec l'idée que les producteurs approvisionnent le marché de gros à destination des fournisseurs. Dès lors, plus le marché de gros serait liquide, plus la concurrence fonctionnerait bien.
La Commission européenne a poursuivi dans cette logique, notamment pour déterminer la dernière centrale et garantir un prix juste. Le règlement européen relatif à l'intégrité et à la transparence des marchés de gros de l'énergie, dit Remit - qui est également en cours de révision - interdit ainsi aux acteurs de manipuler le marché, notamment au travers de rétention de capacités et oblige tout producteur à offrir sa production à son coût marginal de production. À défaut, il doit le justifier.
Cette approche n'a toutefois pas permis d'atteindre les trois objectifs attendus : sécurité d'approvisionnement, durabilité, lutte contre la volatilité des prix.
Le marché de gros de court terme n'a pas permis d'envoyer les bons signaux pour disposer des capacités nécessaires afin d'assurer la sécurité de l'approvisionnement. Les États membres ont dû mettre en place des mécanismes de capacité, comme l'a fait la France.
En matière de durabilité, c'est-à-dire de décarbonation du mix énergétique, le marché de gros de court terme n'a pas non plus envoyé les bons signaux et des dispositifs de soutien aux énergies renouvelables ont finalement été mis en place.
Enfin, ce marché n'a pas protégé le consommateur contre la volatilité des prix, comme nous l'avons très sensiblement constaté depuis la crise.
Par conséquent, le marché de gros ne pourra pas être la solution à la crise climatique : il est impossible d'espérer qu'il permette le développement des capacités de production décarbonées. La priorité donnée à la décarbonation suppose des investissements massifs à l'amont, alors que les perspectives de RTE sur la croissance de la demande d'électricité sont vertigineuses : on passe de 470 térawattheures en France pendant les vingt dernières années à 550, 600 voire 700 térawattheures.
Tout cela explique que l'on ne retrouve pas aujourd'hui la maturité des marchés que nous avons connue pendant vingt ans, une situation qui créera des espaces pour de nouveaux investissements assumés en partie par l'opérateur historique et en partie par d'autres acteurs. À certains égards, la décarbonation sera au marché de l'électricité ce que la numérisation a été au marché des télécoms : si celui-ci avait été ouvert à la concurrence alors que la numérisation n'existait pas, nous aurions probablement connu les mêmes difficultés.
La concurrence a été poussive pendant vingt ans, mais que pouvait-on en espérer, dès lors que les fournisseurs sont des commercialisateurs qui ne font que revendre ce que d'autres produisent ? Elle nous fait seulement miroiter une petite marge sur les coûts de commercialisation. Pour le reste, les coûts sont les mêmes pour tous : 70 % de l'électricité est acheté au prix de l'Arenh, à un prix identique pour tous. La concurrence s'exerce donc sur une frange extrêmement réduite.
L'autre limite qu'il faudra dépasser a trait à la lutte contre la volatilité des prix sur le marché de gros. Dans son projet de règlement, la Commission européenne reconnaît explicitement s'être trompée en donnant la priorité au marché de gros de court de terme et préconise la réintroduction de contrats à long terme dans le système - PPA et CFD.
Par conséquent, le premier changement qui affectera le futur système électrique sera le passage d'un marché très mature et très fermé à des investissements massifs. Il faudra donc trouver les moyens d'investir et de sécuriser les investissements des opérateurs.
Le deuxième grand changement, c'est la transformation de la perception des consommateurs à l'égard de l'électricité. Les entreprises, les collectivités territoriales et désormais les particuliers ne se contentent plus des contrats de fourniture traditionnels. Ils envisagent de valoriser leur capacité de production, notamment par le biais de l'autoconsommation. De plus, ils souhaitent s'approvisionner partiellement grâce à des fournisseurs d'énergie renouvelable, motivés par des considérations de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). L'approvisionnement en électricité devient une agrégation de différentes solutions répondant à des besoins variés. L'ensemble de ces solutions contribue à la valorisation de la flexibilité de la demande. M. Percebois a souligné avec pertinence la nécessité de développer l'effacement, le stockage et la flexibilité de la demande pour anticiper les défis à venir. Les consommateurs devront réagir aux signaux émis sur le marché, caractérisé désormais par l'émergence de nouveaux produits proposés tant par des fournisseurs que d'autres acteurs de l'écosystème du système électrique. Cette évolution remet en question les catégories conventionnelles du marché de gros et du marché de détail, car des contrats tels que les ventes directes d'électricité (PPA) occupent désormais une position intermédiaire entre producteurs et consommateurs, nécessitant une redéfinition des frontières de ces marchés.
Enfin, un point essentiel à souligner est la dimension européenne. Dans la construction européenne, la question énergétique a été majeure : sur les trois traités fondateurs, deux sont centrés sur l'énergie, celui qui instaure la Communauté européenne du charbon et de l'acier (Ceca) et le traité Euratom. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a rappelé en 2020 que ce dernier avait la même valeur que les autres traités européens, affirmant que la communauté de l'atome avait pour objectif le développement du nucléaire.
Mais on observe actuellement des tensions très fortes entre les États sur la question nucléaire. On connaît l'alliance du renouvelable et l'alliance du nucléaire, et nous avons constaté combien il est difficile pour la France de faire entrer le nucléaire dans la taxonomie ; ce qui est très curieux, puisque ce type de production d'énergie est inscrit dans les traités. L'énergie est source de tensions entre les États. On le voit à travers un certain nombre d'affaires. Sur Hinkley Point, par exemple, l'Autriche et le Luxembourg attaquent des décisions d'aide d'États favorables au développement de capacités nucléaires en Grande-Bretagne. Faut-il plus ou moins d'intégration européenne ? Avec les crises que nous avons traversées, il y a plutôt un retour au niveau national, mais sans coordination, cela risque d'exacerber les tensions entre les États membres. Si chacun d'entre eux développe sa propre stratégie énergétique, cela va nécessairement emporter des effets pervers ou des effets d'externalité sur ses voisins et donc d'exacerber les tensions. Nous sommes donc à un moment charnière, où tout est remis sur la table, à la fois au niveau européen, avec ce projet de texte de la Commission européenne, où elle dit finalement que tout est à reconsidérer, et avec la perspective de la fin de l'Arenh, qui nous contraint à réinventer un modèle. C'est donc un moment clé pour intervenir sur ce sujet.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est pour cela que nous avons constitué cette commission d'enquête, afin d'essayer d'y voir clair. Le marché européen, finalement, est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Je me pose la question, parce que vous nous en avez décrit un certain nombre d'inconvénients. Avez-vous connaissance d'études ou d'évaluations sur ce point ?
On a l'impression qu'avant 2000, c'était relativement simple, mais que la situation s'est complexifiée, avec la multiplication du nombre d'intervenants et l'émergence des énergies renouvelables. Tout cela a compliqué le fonctionnement du marché et a nui à la compréhension de son fonctionnement par le citoyen.
Quel sera l'impact d'un retour vers des politiques un peu plus nationales, même si une coopération européenne demeure, sur le renforcement des interconnexions ? On nous dit que des investissements colossaux doivent être réalisés pour développer les interconnexions européennes, tout comme le réseau français, d'ailleurs - j'ai entendu le chiffre de 500 milliards d'euros à l'échelle du continent. La facture de la France serait donc de 50 ou de 70 milliards d'euros. Cela vaut-il le coup de faire cette dépense ?
M. Guillaume Dezobry. - À l'échelle de la France, l'Europe a toujours été intégrée dans les décisions. Le professeur Percebois a rappelé tout à l'heure que le parc nucléaire a toujours exporté entre 50 et 70 térawattheures par an. Marcel Boiteux, auditionné à l'Assemblée nationale en 2014, indiquait que cela résultait d'un contrat entre EDF et l'État français : EDF devait exporter 70 térawattheures pour améliorer la balance commerciale. Dès la configuration du parc nucléaire, donc, la dimension européenne avait été intégrée, mais il n'y avait pas, alors, de marché européen. L'Europe des réseaux est plutôt un succès, cela fait consensus. Le fait que nous ayons une plaque européenne qui permette à l'électricité de transiter sécurise l'ensemble des acteurs et la crise ukrainienne a démontré que ce réseau européen pouvait aider les réseaux en déficit. De même, lorsque nous avons connu le phénomène de corrosion sous contrainte, les interconnexions ont joué leur rôle. Ce système et le couplage des marchés permettent de faire transiter l'électricité du pays le moins cher vers le pays le plus cher. Cela garantit qu'à chaque instant, finalement, le mix européen est au prix le plus compétitif possible, même si cela génère des rentes de congestion qui peuvent être importantes, par manque de moyens d'interconnexion. Vous avez évoqué la nécessité de renforcer les capacités en la matière. Aujourd'hui, la France fait partie des pays les plus interconnectés au niveau européen, mais il y a encore beaucoup de projets en cours sur nos frontières.
Vous me demandez un bilan des bénéfices de ce système. La Commission parle de 34 milliards d'euros par an. Je ne suis pas compétent pour juger de ce chiffre. Ce qui est certain, c'est que l'on n'imagine pas se couper des autres réseaux européens : le coût d'une telle évolution serait beaucoup trop important pour le consommateur français. Cela ne signifie pas que ce marché de gros de court terme, et le design privilégié par la Commission européenne pendant vingt ans, restent adaptés aux défis auxquels doit faire face le système électrique.
M. Franck Montaugé, président. - Vous avez insisté sur l'enjeu de la décarbonation dans cet écosystème. Quid du niveau du prix du carbone dans ce modèle de marché, surtout au vu des évolutions qui sont envisagées, notamment au niveau du market design ?
M. Guillaume Dezobry. - Les liens entre les marchés de l'énergie et du carbone sont de plus en plus forts. Le prix du carbone doit être un élément qui favorise la décarbonation : en faisant payer davantage les producteurs d'électricité à partir de moyens carbonés, nous incitons à développer des moyens de production décarbonés. La décarbonation de l'industrie, elle, se fait notamment par la croissance des moyens de production d'électricité décarbonée, le nucléaire et le renouvelable, mais aussi grâce à une stabilité des prix, laquelle permet aux industriels d'investir dans des moyens de production décarbonée. Des contrats carbone pour différence vont être mis en oeuvre, c'est-à-dire des contrats qui fonctionnent comme les contrats pour différence, avec pour objectif de permettre la décarbonation la plus rapide possible, au moindre coût pour les autorités publiques.
M. Franck Montaugé, président. - J'ai l'impression que le prix du carbone n'est pas suffisamment élevé pour envoyer les bons signaux en matière de décarbonation.
M. Guillaume Dezobry. - Sur le marché de gros de court terme, les coûts marginaux intègrent le coût du carbone. La centrale marginale, qui utilise des énergies fossiles, doit intégrer dans son prix le coût du carbone. Plus on fait appel à des moyens carbonés, plus le consommateur va payer cher son électricité. Le marché du carbone européen est en cours de révision pour aligner l'Union européenne sur l'objectif de décarbonation de 55 % en 2030 par rapport aux émissions de 1990. La Commission européenne a publié le paquet Fit for 55, qui prévoit d'amender le système de quotas carbone, notamment pour arrêter les quotas gratuits et réintégrer le prix du carbone aux importations de produits dont la production dans leurs États d'origine n'aurait pas donné lieu à un paiement du prix du carbone.
M. Fabien Genet. - Vous semblez estimer que l'ouverture à la concurrence a eu des effets très limités, puisqu'elle a joué sur les commercialisateurs et non sur les producteurs. Quels en étaient les bénéfices attendus ? Est-ce qu'on espérait plus ? Dans quel domaine ?
M. Guillaume Dezobry. - Marcel Boiteux, au cours de l'audition que j'ai mentionnée, indiquait que l'ouverture à la concurrence à ce moment-là n'était pas une bonne idée. La Commission européenne avait adopté une position un peu dogmatique : le marché, c'est bien, et nous allons donc mettre en oeuvre pour l'électricité ce que nous avons fait dans d'autres secteurs. Cela avait très bien fonctionné pour les télécoms, notamment grâce à la numérisation, concomitante à l'ouverture à la concurrence, mais pour l'électricité, on s'est vite rendu compte que, après l'ouverture à la concurrence, les bénéfices attendus n'étaient pas au rendez-vous. Je ne sais quelle fut, au sein de la Commission européenne, la part du politique et celle de la croyance en une répétition dans le secteur de l'énergie du miracle des télécoms. En tout cas, en 2005, c'est-à-dire cinq ans après les premières libéralisations, la Commission a ouvert une enquête sectorielle pour comprendre ce qui se passait sur ces marchés, qui sont très complexes et sur lesquels elle a pris le temps de s'acculturer. Elle a publié son rapport en 2007, qui énumère toutes les difficultés à faire vivre la concurrence sur un marché beaucoup trop mature pour qu'on en retire tous les bénéfices souhaités.
M. Fabien Genet. - Et aujourd'hui ?
M. Guillaume Dezobry. - Aujourd'hui, on change de paradigme, notamment parce que la maturité des marchés est bien moindre : l'enjeu n'est plus de partager une ressource entre différents vendeurs. Lors de l'ouverture à la concurrence, en 2000, la seule chose qui changea fut le fournisseur qui envoyait sa facture. Le parc de production, lui, demeurait identique. Aujourd'hui, nous cherchons à inciter les investisseurs à investir dans les dizaines de gigawatts dont on a besoin pour atteindre les objectifs de décarbonation que nous nous sommes fixés.
M. Nicolas Meilhan, ingénieur, spécialiste de l'énergie. - Ce marché de l'électricité a-t-il été une bonne ou une mauvaise chose ? Pour répondre à la question, je vais faire un rappel historique. Nous avons mis en place le marché de l'électricité en nous inspirant de ce qu'avaient fait nos amis britanniques. Margaret Thatcher, notamment, avait libéralisé le marché de l'électricité au Royaume-Uni, à une époque où elle se battait contre des syndicats charbonniers très puissants - ce fut une façon pour elle de reprendre le dessus sur eux. La libéralisation du marché de l'électricité apparaît dans l'Acte unique en 1986, qui a été suivi d'une première directive en 1996.
Depuis 1974, la France a construit un parc nucléaire, avec une approche industrielle du nucléaire unique au monde. Résultat : au début des années 2 000, notre électricité coûtait deux fois moins cher que dans tous les autres pays européens. Aujourd'hui, son prix est dans la fourchette basse des pays européens, mais il devait augmenter de 45 % le 1er février 2022, avant l'invasion de l'Ukraine, et de 100 % l'année suivante. Comment en est-on arrivé à cette situation ?
La directive de 1996 a été transcrite en France en 2000. La question était alors de préserver notre prix de l'électricité deux fois moins élevé que dans tous les autres pays européens. Nous avions mis en place des tarifs régulés, qui ont toujours existé, et qui consistaient à ajouter une marge au coût d'EDF incluant le fonctionnement et le développement. Cela donnait des tarifs bleus pour les particuliers, des tarifs jaunes pour les petites et moyennes entreprises et des tarifs verts pour les grandes entreprises. Évidemment, la Commission européenne ne voulait pas de cela et l'objectif de la libéralisation était de les supprimer. Au début des années 2000, les prix du marché, liés au coût marginal, étaient indexés notamment sur le prix du gaz, et donc du pétrole. En décembre 2001, la Chine rejoignit l'Organisation mondiale du commerce (OMC). À cette époque, le pétrole ne coûtait pas cher et les prix d'électricité de marché étaient donc inférieurs aux tarifs réglementés.
Le développement de la Chine, de 2002 à 2008, conduisit à une forte hausse de la demande de pétrole. Comme l'offre de pétrole était contrainte, les prix augmentèrent de 2002 à 2008 pour atteindre 150 dollars le baril, entraînant une hausse des prix du gaz et de l'électricité. À partir de 2004-2005, le prix de marché dépassa les tarifs réglementés. La France, pour réagir, a mis en place le tarif réglementé transitoire d'ajustement du marché (Tartam), qui permettait aux entreprises ayant choisi de souscrire à des tarifs de marché au début des années 2000 de revenir au tarif réglementé - il s'agissait d'une sorte de bouclier tarifaire.
Le Tartam fut entériné en décembre 2006. Le 13 juin 2007, la Commission européenne ouvrit une procédure d'enquête à l'encontre de la France pour aide d'État sur ce tarif, qu'elle soupçonnait de distordre la concurrence au niveau européen. Dès lors, elle se pencha aussi en profondeur sur les tarifs jaune et vert de l'électricité, estimant que les entreprises et les industriels français avaient accès à une électricité moins chère que leurs concurrents en Europe - les tarifs bleus n'étaient alors pas concernés. Cette procédure de la Commission européenne aboutit à la création de la commission Champsaur, censée régler ce problème avec l'Europe. C'est dans le cadre de cette commission que la France a cherché un système qui permette au consommateur français de bénéficier de son avantage lié à l'électricité nucléaire historique, tout en s'ouvrant à la concurrence, puisque, à partir du 1er juillet 2007, chaque Français devait pouvoir choisir son opérateur d'électricité. Cette proposition fut soumise à la Commission européenne et la loi portant nouvelle organisation du marché de l'électricité (Nome) a été promulguée en décembre 2010. En 2012, la Commission européenne a validé la fin de ce contentieux avec la France sous plusieurs conditions.
La première était la création de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) : EDF devrait vendre un quart de sa production à des fournisseurs alternatifs, au prix de 42 euros du mégawattheure. La France était d'ailleurs censée indiquer à la Commission les modalités d'évolution de ce prix au fil des années. Elle ne l'a jamais fait. Cette décision de 2012 entérina la fin des tarifs jaunes et des tarifs verts, le 1er janvier 2016. Ainsi, pour cette année, et encore pour l'année prochaine, un certain nombre d'entreprises et de PME paient leur électricité 300 euros du mégawattheure, sans aucune porte de sortie pour revenir à un prix plus raisonnable. De 2012 à 2020, l'un des impacts du marché européen fut que les Allemands, qui avaient développé beaucoup d'énergies renouvelables, utilisèrent les interconnections pour exporter de l'électricité, ce qui fit baisser les prix du marché de 5 euros, d'après un rapport de la Cour des comptes de juillet 2022. Les gros électriciens, EDF en France, mais aussi tous les gros électriciens allemands, vendirent moins d'électricité issue de leurs centrales traditionnelles, puisque les énergies renouvelables avaient la priorité, et ils la vendirent moins cher. La Cour des comptes estime que l'Arenh, de 2011 à 2020, a représenté un manque à gagner de 5,25 milliards d'euros pour EDF.
Une autre condition était que le tarif réglementé devait être constitué pour deux tiers d'électricité nucléaire, ce qui nous permettait de garder un avantage compétitif, et pour un tiers du marché de gros. La commission Champsaur avait recommandé que la concurrence ne se fasse pas seulement sur l'aval, mais aussi sur la production : « la régulation doit inciter, à terme, les nouveaux acteurs à investir dans des moyens de production [...]. Une concurrence sur la fourniture d'électricité qui dépendrait durablement et exclusivement d'un approvisionnement auprès d'EDF ne doit pas être considérée comme une solution soutenable ». Pour rappel, EDF produit aujourd'hui 90 % de l'électricité en France...
EDF a perdu un certain nombre de clients, quand le prix de l'électricité était inférieur à 42 euros du mégawattheure, entre 2015 et 2020. Quand les prix de gros ont augmenté à partir de 2018, avant d'exploser en 2021, tous les fournisseurs alternatifs sont revenus demander plus d'électricité en Arenh à EDF. Or il existe un mécanisme qui fait que le nucléaire, qui représentait les deux tiers de la facture, en constitue désormais moins de la moitié. C'est ce qu'on appelle l'écrêtement. La situation est en train de se régulariser, avec la baisse des marchés de gros. Quel est l'avenir de la régulation et des tarifs réglementés ? EDF s'est engagée à vendre son électricité à 70 euros le mégawattheure. On aurait pu conserver l'Arenh et l'améliorer, dès 2012. Par exemple, comme la France est non seulement un champion du nucléaire, mais aussi un champion de l'hydraulique, puisque nous sommes l'un des premiers pays à l'avoir développé, nous aurions pu transformer l'Arenh en un accès régulé à l'électricité décarbonée historique, qui aurait inclus le nucléaire et l'hydraulique. Cela aurait permis de concevoir des factures assises à 80 % sur des capacités déjà amorties, avec un coût de 60 euros le mégawattheure et de garder, comme le suggère aussi M. Percebois, une part du marché de 20 %. Cela nous aurait donc évité ce qui s'est produit depuis trois ans, et qui est l'une des raisons principales, et qui n'a pas été expliquée, de l'explosion du prix d'électricité : le phénomène d'écrêtement : des entités qui ne produisent que des factures, mais aucun kilowattheure, représentent 5 % de la production française et, pour ces 5 % de la production française, les factures sont passées de 60 euros à 240 euros le mégawattheure. Il suffirait d'obliger ces fournisseurs alternatifs à se couvrir, c'est-à-dire à autoproduire une partie de leur vente, 25 % par exemple, pour éviter que ce que nous avons connu ces dernières années se reproduise. Avec France Stratégie, nous avons publié en janvier 2021 des travaux sur la sûreté d'approvisionnement du réseau en Europe. Le marché européen a surtout permis l'optimisation des interconnexions, lesquelles ne datent toutefois pas de sa mise en place. Nous exportions d'ailleurs plus d'électricité avant celle-ci. Pour autant, ces interconnexions ont permis à un certain nombre de pays, notamment grâce à la baisse des prix de gros, de fermer des capacités et des centrales pilotables : des centrales à gaz ou à charbon. En France, depuis 2010, 12 gigawatts ont été ainsi fermés : 10 gigawatts de centrales thermiques et 2 gigawatts de centrales nucléaires. Si nous n'avions pas fermé ces centrales, nous n'aurions pas connu une explosion du prix de l'électricité à partir de mars 2022. En effet, quand nous avons découvert les phénomènes de corrosion sous contrainte sur notre parc, les prix de l'électricité avaient déjà doublé, avec le gaz, et ils ont été multipliés à nouveau par deux à cause de ce phénomène, exacerbés par la spéculation sur les marchés. Si nous avions conservé ces capacités, nous aurions pu éviter une partie de cette augmentation. France Stratégie conclut qu'il existe un manque de coordination entre les États européens. L'énergie reste une prérogative de chacun des États membres, qui décide seul de fermer des centrales à gaz, des centrales nucléaires, des centrales à charbon, des centrales pilotables... Si vous supprimez toutes vos marges de sécurité, s'agissant d'un bien qui ne se stocke pas, vous créez les conditions pour que surviennent des événements comme nous en avons connu il y a deux ans, avec des prix qui dépassent les 1 000 euros du mégawattheure, pour une électricité produite à 60 euros le mégawattheure.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci de cet intéressant rappel historique. Que faire pour l'avenir ? Faut-il faire évoluer l'Arenh ? Personne ne semble vouloir le supprimer avant fin 2025. Faut-il le passer à 50 euros, par exemple ? Quelles en seraient les conséquences sur la facture des consommateurs ? Fin 2025, allons-nous passer de 42 à 70 euros ?
M. Nicolas Meilhan. - Cela n'aurait pas d'impact sur les factures pour le moment, au vu de la méthode de calcul. Les Français paient aujourd'hui 125 euros le mégawattheure, pour un coût de production de 60 euros, parce qu'il faut prendre en compte la partie du marché qui représente 55 % de la facture - le gaz - quand le nucléaire en constitue 45 %, pour 70 % de la production. Au cours des deux dernières années, nous avons donc connu des prix élevés. Ceux-ci ont déjà baissé l'an dernier et vont continuer à diminuer l'année prochaine. On s'oriente vraisemblablement vers une baisse des prix de l'électricité à partir du 1er février 2025, y compris avec le rattrapage prévu de taxes, qui représente environ 10 euros par mégawattheure. Avec la baisse des prix de gros, nous pourrions mettre en place un mécanisme pour éviter l'écrêtement, qui est notre principal problème. Nous avons échoué à mettre en place une concurrence au niveau de la production et nous avons donc des producteurs de factures, qui ont fait exploser les prix, sans produire d'électricité.
La libéralisation d'un marché a deux objectifs : améliorer le niveau de service au même prix ou baisser le prix au même niveau de service. Quand on regarde l'évolution des tarifs réglementés de l'électricité pour le consommateur, ils n'ont fait qu'augmenter depuis 2007, comme le rappelait M. Percebois, notamment avec la contribution au service public de l'électricité (CSPE), qui a permis de financer les énergies renouvelables. À quoi servent ces énergies renouvelables dans le mix électrique français ? Quel service rendent-elles ? Contribuent-elles à la sécurité d'approvisionnement ? Complètent-elles le nucléaire ? Se substituent-elles en partie à notre électricité nucléaire ? À quel prix ? Les énergies renouvelables intermittentes sont très pertinentes, à mon sens, dans des pays ayant une électricité fortement carbonée, avec du charbon, avec du gaz, comme le Royaume-Uni ou l'Allemagne, où elles ont permis de faire diminuer les émissions de CO2. En France, elles viennent se substituer principalement à une électricité qui est déjà décarbonée, mais elles n'ont pas fait diminuer notre consommation d'électricité d'origine thermique. Ce sont là des questions auxquelles il faudra répondre, car l'augmentation des prix, ces dernières années, est liée à ces sujets.
M. Victorin Lurel. - Une question politiquement incorrecte : nous avons évoqué l'utilité et l'efficience des énergies renouvelables ainsi que leur stabilité, mais aussi les problèmes posés par leur stockage et leur introduction sur les réseaux. Notre électricité est déjà décarbonée, même si le pourcentage d'énergie nucléaire a diminué. Le système, tel qu'il a fonctionné jusqu'ici et peut-être jusqu'en 2025, a consisté à accorder une sorte de faveur, d'avantage compétitif, au renouvelable, au charbon, au gaz - et à l'Allemagne. Les décisions européennes sur l'Arenh, l'éolien, le renouvelable ou le gaz comme indicateur d'adossement, n'ont-elles pas, tout simplement, défavorisé la France ? Peut-on poser ainsi la question ?
M. Nicolas Meilhan. - Je pense que la question que vous posez est : quel a été pour la France le bénéfice de la libéralisation du marché de l'électricité ?
Nous avions un acteur historique, intégré, un monopole unique au monde et une électricité deux fois moins chère que chez tous nos voisins. En effet, les bénéfices ne sont pas évidents ! Nous avons mis en place des échanges journaliers entre les pays et augmenté les connexions pour favoriser leur optimisation. Cela a-t-il eu un impact pour le consommateur final français, qui payait auparavant son électricité deux fois moins cher qu'ailleurs ? Oui, mais un impact négatif, puisque celui-ci la paie désormais presque au même prix que dans les autres pays européens...
EDF a été découpée en morceaux : on lui a d'abord enlevé RTE, puis Enedis, selon un processus qui n'était pas réservé à EDF ou à la France, mais qui correspondait, dans son principe, à la libéralisation, qui consiste précisément à découper les entreprises. EDF a été « désoptimisé » : des fournisseurs présentent maintenant des factures à sa place, lui imposant un manque à gagner de 5 milliards d'euros entre 2011 et 2021.
La question des énergies renouvelables se substitue à cela aujourd'hui. En France, on paie deux fois l'électricité : lorsqu'il y a du vent ou du soleil, et que la part du nucléaire est réduite dans la production, puisque la production doit en permanence être égale à la consommation, on paie les coûts fixes du nucléaire, car le carburant des centrales, l'uranium, ne représente que 10 % des coûts de production du nucléaire. C'est la raison pour laquelle les prix augmentent.
En 2000, la France avait une électricité deux fois moins chère que le reste de l'Europe. Elle a perdu cet avantage compétitif, qui faisait que les industriels venaient s'y implanter.
M. Thomas Pellerin-Carlin, directeur de programme - Investissements climat européens, Cleantech, à l'Institute for Climate Economics. - Je me concentrerai d'abord sur mon propos liminaire, avant de revenir sur les propos tenus à l'instant, qui peuvent vous induire en erreur.
M. Franck Montaugé, président. - Vous êtes libre de vos propos, mais que cela n'empiète pas sur notre objectif initial. Nous en discuterons à la fin de cette audition.
M. Thomas Pellerin-Carlin. - Je souhaite notamment vous orienter vers des personnes qui sont de réels experts de ces sujets, qui pourraient vous fournir des informations intéressantes.
Mon propos est articulé en trois temps : je vous propose tout d'abord de dézoomer afin de comprendre la place qu'occupe l'électricité dans le système énergétique, car on ne peut pas comprendre comment les factures électriques sont élaborées sans comprendre le rôle de cette énergie dans le système énergétique. Ensuite, j'ai tenté de résumer en une diapositive tout l'écosystème du secteur électrique - je m'excuse par avance des raccourcis que j'ai empruntés. Enfin, j'insisterai sur un point qui me semble important, à savoir le rôle de la production électrique renouvelable sur les marchés de gros au cours des trois dernières années, en m'appuyant sur une étude de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), qui est un organisme de l'OCDE.
Un élément important à rappeler sur le premier point est le décalage entre la perception de la dépendance énergétique en France dans le débat public et sa réalité. (L'orateur illustre son propos à l'aide de diapositives). Cette diapositive indique la consommation d'énergie finale en France, c'est-à-dire celle que l'on met dans les machines. Contrairement à ce que l'on peut croire en écoutant les débats dans les médias, la première source d'énergie dont nous dépendons en France est d'abord le pétrole, la deuxième, le gaz fossile. Ces deux énergies fossiles représentent à elles seules les deux tiers de l'énergie consommée en France. Nous utilisons un tout petit peu de pétrole pour produire de l'électricité, mais cette énergie sert essentiellement à faire rouler des camions, des voitures ou des tracteurs. Le gaz fossile est utilisé à diverses fins, notamment pour chauffer des bâtiments : il y a davantage de Français qui se chauffent au gaz que de Français qui se chauffent à l'électricité. Le gaz joue également un rôle critique dans le marché de l'électricité, comme cela a été bien expliqué. Le nucléaire et les énergies renouvelables représentaient en 2019 respectivement 17 % et 16 % de la consommation finale d'énergie en France. Aujourd'hui, nous aurions un peu moins de nucléaire et un peu plus d'énergies renouvelables, compte tenu de la baisse constante de la production du nucléaire depuis les années 2000 jusqu'en 2022. Même si depuis nous avons connu un petit rebond, nous restons malheureusement bien en dessous des niveaux de production nucléaire des années 2000.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Comment expliquer cette baisse ? Est-ce parce que nous avons perdu Fessenheim ? En ne prenant pas en compte la fermeture de Fessenheim, conserve-t-on les mêmes capacités, ou le nucléaire est-il de moins en moins productif ?
M. Thomas Pellerin-Carlin. - La diapositive suivante vous présente, en jaune, la production d'énergie nucléaire en France, en térawattheures, année après année. Le niveau est très élevé et stable entre 2002 et 2015, malgré quelques variations annuelles qui dépendent en particulier des moments où sont réalisées les opérations de maintenance. Une baisse est entamée en 2015. La fermeture de Fessenheim a joué un rôle mineur, car il ne s'agit que de deux réacteurs sur les cinquante-sept ou cinquante-neuf que la France comptait à cette époque. En revanche, on observe une baisse entre 2019 et 2020, puis entre 2021 et 2022. Nous verrons ce qui se passera à l'avenir : 2023 est effectivement une meilleure année que 2022, qui était une annus horribilis. Permettez-moi de faire une analogie rapide : si dans votre parc automobile vous possédez soixante voitures qui ont toutes quinze ans, la probabilité que vous deviez passer au garage et changer quelques pièces pour les utiliser est importante et vous ne pourrez pas les utiliser comme si elles étaient neuves.
L'autre mythe que je souhaitais déconstruire est celui selon lequel la France représenterait une exception dans le paysage énergétique européen. Une autre diapositive vous montre la répartition de la consommation d'énergie finale en Europe. Clairement, la France appartient à la famille européenne, caractérisée par l'hyper-dépendance vis-à-vis du pétrole et du gaz fossile, ainsi que par le fait que, en 2024, les énergies renouvelables sont probablement devenues la troisième source d'énergie en France, comme c'est le cas depuis quelque temps en Europe. En revanche, la différence avec notre famille européenne, c'est une bien moins grande dépendance au charbon et un plus grand rôle du nucléaire. Ces deux différences sont évidemment liées au choix fait dans les années 1970 et 1980, en faveur d'une production électrique qui repose à hauteur de 70 % sur le nucléaire. Dans beaucoup d'États européens, l'Allemagne, mais également la Pologne, la Bulgarie ou la Roumanie, la production de charbon est plus importante.
L'électricité joue donc un rôle clé dans le secteur énergétique, mais elle ne représente que 25 % à 35 % de l'enjeu énergétique dans son ensemble.
Pour tenter de comprendre ce que vous appelez « l'écosystème de l'électricité », j'ai essayé de résumer en une diapositive l'ensemble de la chaîne de valeur de l'électricité. On pourrait passer des heures sur chacune des cases de ce tableau, mais à sa gauche figurent les différents segments de la chaîne de valeur, en partant de l'usager, c'est-à-dire du particulier qui utilise de l'électricité au quotidien, pour remonter jusqu'à la source d'énergie initiale, qu'il s'agisse du vent soufflant sur Dunkerque, du soleil rayonnant sur Toulouse, de l'uranium du Niger ou bien du gaz de Russie, selon la manière dont une source d'énergie a été captée pour produire de l'électricité.
Idéalement, si vous en avez le temps durant les travaux de votre commission d'enquête, je vous encourage à regarder chacun de ces éléments pour comprendre l'intégralité du système. Permettez-moi de vous donner un exemple concret, tiré de ma vie dans le Calvados. Un ménage vivant en milieu rural, se chauffant au gaz ou au fioul a besoin non de gaz ou de fioul, mais de chaleur pour chauffer son logement. Si ce ménage peut investir dans une pompe à chaleur, cela augmentera sa consommation et sa facture d'électricité, mais sa facture énergétique baissera, car le surcoût d'électricité destiné à alimenter la pompe à chaleur sera beaucoup plus faible que le prix du gaz ou du fioul utilisé pour le même service énergétique.
Monsieur le rapporteur, je suis absolument d'accord avec vous lorsque vous dites que les prix doivent être les moins volatils possible, mais il faut préciser à quel niveau on se situe. Je vous encourage, notamment dans une réflexion à long terme, à toujours poser la question des prix de l'électricité dans le contexte plus général de ceux de l'énergie. Même si à long terme le prix de l'électricité augmentait de 10 %, voire de 20 % ou de 30 %, il serait très probable, et même quasiment certain, que, en fin de compte, le consommateur remplaçant par des usages électriques des voitures à pétrole et des chauffages au fioul ou au gaz soit tout de même gagnant, car l'écart de prix entre le pétrole et le gaz d'un côté et le vecteur électrique de l'autre resterait important. Les décideurs peuvent d'ailleurs influencer cela, notamment en taxant différemment ces usages. M. Montaugé parlait du « prix carbone » : aujourd'hui en France, le prix carbone est plus important sur l'électricité que sur le gaz de chauffage, par exemple. Pour l'instant, la politique de prix carbone pénalise l'électricité vis-à-vis du gaz fossile, du fioul ou du diesel ; cela correspond à un choix politique.
Je ne rentrerai pas dans tous les détails de cet écosystème, car beaucoup de ses éléments ont été mentionnés. Je ne reviens pas sur les enjeux relatifs aux réseaux, qui ont parfaitement été traités, mais je me focaliserai sur les unités de production, et sur la manière dont les prix de l'Arenh et du marché de gros sont influencés. J'appuie mon propos sur une étude de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) parue l'été dernier, qui mesure de manière précise comment une certaine quantité d'énergie renouvelable produite entre 2021 et 2023 a permis de faire baisser les prix de gros de l'électricité.
Le graphique suivant illustre l'évolution des prix de gros. La courbe inférieure de ce graphique correspond à l'évolution moyenne des prix de l'électricité du marché de gros en Europe ; la courbe supérieure, à ce que ces prix auraient été si l'on avait arrêté d'installer des énergies renouvelables en 2021. Vous constatez que ces derniers auraient été plus élevés. Si l'on avait adopté un moratoire sur le développement des énergies renouvelables, comme certains le proposent et si l'on avait cessé d'installer des éoliennes et des panneaux solaires, l'offre d'électricité aurait baissé. Sur un marché, à demande constante, lorsque l'offre est moins importante, les prix augmentent. Ce graphique montre l'écart entre les prix réels, dans la courbe inférieure, et le prix plus élevé, qui selon l'Agence internationale de l'énergie aurait correspondu au prix de l'électricité sur les marchés de gros si l'on avait mis fin au déploiement des énergies renouvelables en 2021.
Cet écart grandit avec le temps, ce qui est logique, car il y a plus d'éoliennes en 2023 qu'en 2021. Vous pouvez me demander pourquoi je vous présente un tel graphique, où la différence semble à peine perceptible. Les économies réalisées pour l'intégralité de l'Union européenne sont de l'ordre de 100 milliards d'euros sur cette période de trois ans, entre janvier 2021 et décembre 2023. Dans son analyse, l'AIE fournit un dégradé pays par pays. Si l'on rapporte ces économies annuelles permises par les énergies renouvelables au nombre d'habitants, on obtient ce résultat surprenant : le premier bénéficiaire de cette évolution est la France. Cette étude ne nous dit pas seulement que les énergies renouvelables font baisser les prix de l'électricité sur le marché de gros, elle fournit une estimation précise et chiffrée, à l'aide d'un modèle qui me semble robuste, même si l'on peut toujours douter des modèles que l'on utilise.
M. Victorin Lurel. - Mais qui a réellement bénéficié de cette baisse de prix ?
M. Thomas Pellerin-Carlin. - L'étude ne le précise pas. Pour le dire autrement, sans les énergies renouvelables, les prix de 2022 auraient été encore plus élevés.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Les prix que vous indiquez sont des prix toutes taxes comprises ?
M. Thomas Pellerin-Carlin. - Ce sont les prix du marché de gros, qui ne comprennent donc pas les taxes.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La France semble plutôt en retard par rapport à d'autres pays, notamment l'Allemagne, concernant le déploiement des énergies renouvelables. Moins on a des énergies renouvelables, plus on gagne ? Cela semble surprenant...
M. Thomas Pellerin-Carlin. - Le marché est européen : le consommateur français bénéficie des baisses de prix de l'électricité dues aux énergies renouvelables allemandes ou espagnoles. Je force un peu le trait : que l'éolienne soit située au large du Pays basque français ou du Pays basque espagnol, d'un côté ou de l'autre du Rhin, cela n'a pas de conséquences pour le prix du marché de gros. En raison du marché européen de l'électricité, il y a de fortes chances que les électrons ainsi produits franchissent les frontières.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous n'aurons pas le temps d'approfondir cette question durant cette audition, mais nous devrons creuser ce point, d'autant plus contre-intuitif que nous sommes plutôt exportateurs naturels d'électricité et non importateurs, même si l'année 2022 a été une annus horribilis en la matière. Je suis surpris que cet élément ait autant d'influence. Comment les éléments de ce tableau ont-ils été calculés ?
M. Thomas Pellerin-Carlin. - Je vous enverrai avec grand plaisir le tableur qui m'a permis de bâtir ce graphique. Je vous encourage surtout à inviter les auteurs de cette étude de l'AIE. J'ai seulement pris leurs chiffres, qui sont des chiffres par État, que j'ai divisé par la population des États.
M. Fabien Genet. - Est-ce dû à un effet volume, et au fait que plus il y a d'électricité sur le marché, plus les prix baissent ? Ou est-ce dû au fait que les énergies renouvelables, de par leur nature, ont un prix de production moindre ?
M. Thomas Pellerin-Carlin. - Oui entièrement à la première question, et oui partiellement à la deuxième. Cette baisse des prix est due à une augmentation de l'offre électrique, mais le même résultat aurait été obtenu en connectant une nouvelle centrale nucléaire au réseau.
M. Fabien Genet. - Cela aurait-il été valable pour une centrale à charbon ?
M. Thomas Pellerin-Carlin. - Pas nécessairement, car une centrale à charbon ne vendra pas l'électricité qu'elle produit à un prix bas. Pour qu'un générateur d'électricité utilisant du charbon ou du gaz accepte de vendre, il faut au moins qu'il rentre dans ses coûts. En revanche, le coût marginal d'utilisation des électricités renouvelables ou de l'électricité nucléaire est très faible, ce qui permet de faire baisser de manière structurelle le prix du marché de gros.
M. Daniel Gremillet. - Aurait-on obtenu de mêmes résultats si nos capacités de production nucléaire et hydroélectrique étaient à leurs niveaux historiques ?
M. Thomas Pellerin-Carlin. - Je vous encourage à poser cette question à l'Agence internationale de l'énergie. Je pense que non, parce que les ordres de grandeur sont différents. Il y aurait eu le même type d'effets : s'il n'y avait pas eu de sécheresse en 2022, la production d'hydroélectricité aurait été plus importante et le prix de l'électricité aurait été plus bas, tout à fait. Cette courbe a été modélisée spécifiquement à partir des énergies éoliennes et solaires, mais entre 2021 et 2023, toute hausse de production d'énergie à faible coût marginal, qu'il s'agisse de l'éolien, du solaire, de l'hydroélectricité ou du nucléaire, aurait entraîné le même effet.
M. Daniel Gremillet. - Il faut également tenir compte des frais fixes : même s'il est arrêté pour que des énergies renouvelables soient injectées à la place de l'électricité qu'il produit, un outil pilotable continue toujours à générer des frais fixes. Je rejoins le rapporteur : il faudra en effet creuser ce sujet.
M. Thomas Pellerin-Carlin. - Pour le dire autrement, on dit souvent que le prix de l'électricité est indexé sur les prix du gaz, mais c'est un raccourci. Le prix du gaz a un impact sur le prix de l'électricité pour un certain nombre d'heures par an, celles durant lesquelles on a besoin de cette production. Mécaniquement, si l'on augmente les capacités de production d'énergies renouvelables, on réduit ce nombre d'heures, peut-être d'une ou deux heures par an seulement, mais c'est toujours bon à prendre.
M. Franck Montaugé, président. - Un point n'a pas été abordé, alors qu'il me semble important pour bien comprendre des choses : ce sont ce que l'on appelle les externalités de ce type de production renouvelable et leurs « flexibilités » - je regarde monsieur Percebois, dont les écrits m'ont appris ce terme. Je ne me place pas dans la logique d'opposer un mode de production à un autre, mais les externalités et les flexibilités constituent un poste de dépense important, qui pèse d'autant plus lourd que ce type de production non pilotable est développé. Cet aspect des choses, qui finit par peser sur la facture finale du client, est-il pris en compte ?
M. Thomas Pellerin-Carlin. - Ces courbes ne concernent que les prix du marché de gros. Elles ne s'intéressent qu'à cet élément, et ne prennent pas en compte les externalités.
M. Franck Montaugé, président. - C'est une approche de marché, et non une approche par les coûts de production ou les coûts indus.
M. Thomas Pellerin-Carlin. - C'est une analyse économétrique, qui regarde les prix de gros réels et bâtit un scénario alternatif en cas de moratoire sur le développement des énergies renouvelables, qui vise à estimer la différence des prix du marché de gros. On peut évidemment inclure d'autres éléments. En revanche, si vous décidez d'introduire les externalités dans cette comparaison, je vous encourage à introduire toutes les externalités, et non à choisir entre certaines.
M. Franck Montaugé, président. - Bien entendu.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous essaierons de bien travailler, je vous rassure.
M. Thomas Pellerin-Carlin. - L'un des enjeux importants en matière d'énergies renouvelables, notamment lorsque l'on choisit - ce qui semble être l'option retenue par la France - de privilégier l'éolien en mer par rapport à l'éolien terrestre, a trait à l'augmentation du coût de raccordement au réseau. Celui-ci peut être financé par des injections de capitaux et non par une augmentation du tarif de l'électricité : une fois raccordé, l'équipement devient en effet un actif rentable.
En conclusion, vous êtes confrontés à la difficulté de décider dans l'incertitude. La place de plus en plus centrale qu'occupe l'électricité au sein du système énergétique est en revanche certaine : reste à savoir jusqu'où. Si l'on résume le plus souvent les énergies renouvelables à l'éolien et au solaire photovoltaïque, d'autres énergies, telles que le solaire thermique, pourraient produire de l'électricité et alléger la pression sur le réseau. La production d'énergie nucléaire suit, quant à elle, une trajectoire baissière, sans qu'il soit possible d'estimer dès à présent les coûts de modernisation du parc existant et de construction de nouvelles centrales. Les récentes nouvelles en provenance de Hinkley Point sont plutôt mauvaises, celles de Finlande sont plus positives.
L'importante opposition à l'éolien qui s'exprime en France est assez singulière en Europe. Quoi qu'il en soit, l'étude de l'AIE montre que plus le nombre d'éoliennes installées est élevé, plus le prix de l'électricité est modéré.
Enfin, l'adaptation au changement climatique pose un défi de taille à l'ensemble du système électrique : avec des vagues de chaleur comprises entre 45 degrés et 50 degrés, les besoins en refroidissement iront croissants, ce qui pourrait entraîner des pointes de consommation non pas en hiver, mais en été. Des impacts sur la production devront également être anticipés et sont déjà observables sur la production hydroélectrique : la baisse de celle-ci est en partie liée aux sécheresses, elles-mêmes liées au dérèglement climatique. Au niveau des barrages, il faudra se poser les questions de la localisation de l'eau entre l'amont et l'aval et de son utilisation pour d'autres usages - tourisme, agriculture, etc. Le dernier impact a trait à l'augmentation des coûts de réseau, en raison de la multiplication des incendies et des incidents.
M. Franck Montaugé, président. - Vous avez cité l'étude de l'AIE comme une référence. Pouvons-nous nous nous baser pareillement sur l'étude de RTE consacrée aux futurs énergétiques à l'horizon 2050 ?
M. Thomas Pellerin-Carlin. - Tout à fait, cette étude étant la plus aboutie et la plus consensuelle qui soit. Elle présente l'avantage de proposer aux décideurs six scénarios structurants permettant d'éclairer scientifiquement les choix politiques que vous aurez à effectuer.
M. Daniel Salmon. - Nous avons entendu deux exposés aussi intéressants que contradictoires, dont celui de M. Meilhan, pro-nucléaire et anti-EnR. Celui-ci a indiqué que nous payons deux fois notre électricité, une affirmation qui me semble mériter des explications complémentaires. Certes, le développement des EnR a eu besoin d'un soutien public dans un premier temps, mais il me semble que le constat vaut aussi pour le parc nucléaire. À terme, nous aurons besoin de compenser la baisse de production nucléaire, sachant que le coût du mégawattheure issu des EnR est désormais très maîtrisé, aux alentours de 55 euros à 60 euros pour l'éolien terrestre et environ 70 euros pour l'éolien en mer. Le prix du mégawattheure issu de l'énergie nucléaire pourrait lui dépasser les 70 euros en raison des dérapages du chantier de Flamanville.
M. François Bonneau. - Une étude précédente de RTE avait prévu une diminution de la demande en énergie de l'ordre de 40 % à l'horizon 2050, ce qui semblait très surprenant. Par la suite, une autre étude a tablé sur une augmentation de 40 % de la demande en matière d'électricité. Quelle est la cohérence entre ces différences ?
M. Fabien Genet. - M. Meilhan a indiqué que le tarif réglementé atteignait 125 euros du mégawattheure pour un coût de production de 60 euros. Où la différence est-elle passée ?
M. Victorin Lurel. - L'Arenh et les tarifs réglementés n'intègrent pas le coût de remplacement et les investissements correspondants. Comment peut-on financer ceux-ci ?
M. Nicolas Meilhan. - Le parc nucléaire français a été construit et financé par EDF, avec la caution de l'État, et assure 70 % de la production, ce qui fait de la France une exception mondiale. Nous devons moduler la puissance en la diminuant lors des creux de consommation et en l'augmentant dans le cas inverse. Depuis 2005, le développement de l'éolien et du photovoltaïque a amplifié ces phénomènes : il a fallu, l'an dernier, mettre à l'arrêt des réacteurs nucléaires dans un contexte de vents forts, ce qui conduit à s'acquitter à la fois des coûts fixes du nucléaire et des coûts des renouvelables.
Concernant les études de RTE, je rappelle qu'elles se sont révélées exactes, avec une baisse de la consommation entre 2010 et 2020. On a sans doute moins anticipé les baisses de consommation liées à l'augmentation du prix de l'électricité et les conséquences des départs d'industriels en raison de prix du gaz deux fois plus élevés qu'aux États-Unis. Je ne suis ni pro-nucléaire, ni pro-renouvelables, mais simplement pro-entreprises, souhaitant que celles-ci puissent bénéficier du meilleur prix. Je tiens à souligner que nous avons atteint un taux de défaillance des PME similaire à celui qui avait été enregistré pendant la crise financière de 2008, avec 400 défaillances mensuelles.
Le principal défi, pour la France, consiste à assurer le fonctionnement des centrales existantes, certaines d'entre elles ayant déjà vu leur durée de vie prolongée jusqu'à 80 ans. En 2022, les problèmes de corrosion ont fait chuter la production à 280 térawattheures, contre environ 400 térawattheures en temps normal. Le prix du mégawattheure s'élevait, quant à lui, à 240 euros l'an passé et non pas à 125 euros, sachant que la Commission de régulation de l'énergie (CRE) avait recommandé un prix supérieur à 300 euros, ce qui montre que les Français ont été relativement protégés par le bouclier tarifaire. Où est passé l'écart ? Dans les poches d'EDF via le bouclier tarifaire, ce qui est plutôt une bonne chose compte tenu de l'endettement de l'énergéticien : son bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement (Ebitda) a ainsi augmenté de 20 milliards d'euros. Un problème subsiste, cependant, puisque les autres entreprises ne disposent pas de prix avantageux et restent parfois bloquées avec des contrats fixant le prix du mégawattheure à 300 euros, sans porte de sortie. De nombreuses défaillances sont à redouter si aucune solution n'est apportée avant 2026.
Sur un autre point, il me semble que le tarif de l'Arenh calculé par la CRE et publié en septembre inclut les coûts de prolongation des centrales existantes et du nouveau nucléaire.
M. Thomas Pellerin-Carlin. - Il existe en effet des périodes durant lesquelles la production des EnR est tellement forte et la demande si faible que la production nucléaire baisse. Cependant, l'analyse des données semble montrer que ces périodes sont de moins en moins fréquentes. Pour autant, il faudrait approfondir ce point, peut-être en sollicitant RTE, qui pourrait indiquer le nombre d'heures concernées chaque année et permettre de mieux apprécier l'ampleur du phénomène.
Pour répondre à une autre question, nous pouvons nous projeter dans une réalité alternative en imaginant que l'on coupe les lignes électriques entre la France et le reste de l'Europe. En 2022, une telle coupure aurait entraîné un blackout généralisé, même en imaginant que des subventions massives en faveur du développement de centrales à charbon et à gaz aient été prévues dix années plus tôt. Vous pourriez également demander à RTE combien de millions de Français auraient été privés d'électricité si nous n'avions pas pu importer de l'énergie depuis les pays voisins.
Le débat est très souvent centré sur l'Allemagne, mais je souligne que l'intégration électrique entre la France et l'Espagne est à la fois centrale et fort bénéfique pour plusieurs raisons. En effet, le grand défi du secteur électrique consiste à assurer un équilibre entre l'offre et la demande, afin d'éviter des modulations de fréquence qui endommageraient le réseau. Or, une sorte de symbiose existe entre ces deux pays, dans la mesure où le pic de consommation des Français intervient à l'heure du dîner, entre 19 heures et 20 heures, alors que les Espagnols prennent leur repas plus tard, décalant par là même leur pic de consommation. Cette différence culturelle débouche sur un bénéfice électrique et montre que l'on peut penser l'intégration européenne de manière positive.
Le dernier point à investiguer a trait aux îles françaises, dans lesquelles le système EDF n'a pas été aussi déstructuré qu'en France « continentale ». Il faudrait déterminer si la situation de l'approvisionnement électrique y est meilleure, ce qui permettrait d'apprécier plus finement les impacts de la politique de libéralisation européenne.
M. Fabien Genet. - Vous avez indiqué que le marché européen nous avait permis d'importer de l'électricité à un moment clé. Les analyses politiques opèrent souvent une confusion entre l'ouverture à la concurrence et l'existence d'un marché européen, puisqu'un seul acteur national pourrait très bien acheter de l'énergie à ses homologues européens. Lorsque nous avons acheté de l'électricité à l'étranger, nous a-t-elle coûté plus cher ? Pouvez-vous évaluer le surcoût lié aux importations à ce moment précis ?
M. Thomas Pellerin-Carlin. - L'import-export permet d'harmoniser les prix. Certaines années ont été marquées par une augmentation des prix de l'électricité liée au marché européen, qui a bénéficié aux recettes d'EDF : tel ne fut pas le cas, à l'évidence, en 2022, puisque le phénomène inverse s'est produit.
M. Franck Montaugé, président. - Il convient de préciser que le marché est subdivisé en plusieurs segments.
M. Thomas Pellerin-Carlin. - Nous pouvons considérer qu'il existe un marché unique avec des plaques interconnectées. Le prix très faible enregistré au nord de la Suède a entraîné une baisse au sud du pays. Plus l'interconnexion est poussée, plus l'unité de production la moins chère permet de faire baisser le prix pour tous. La problématique de l'engorgement reste cependant posée et un équilibre doit être trouvé entre le degré d'interconnexion et les coûts liés au développement du réseau. À ce stade, le réseau européen mérite d'être encore développé, mais sans pour autant dépasser un certain seuil.
Mme Martine Berthet. - Est-ce à dire que nous aurions intérêt à demander de l'effacement à nos industriels et à favoriser les interconnexions afin de faire baisser le prix de l'électricité ?
M. Thomas Pellerin-Carlin. - L'impact de la flexibilité de la demande, via l'effacement, est très positif sur le prix et il est tout à fait possible de le conjuguer au renforcement de l'interconnexion du réseau européen. Des tarifs électriques spécifiques - à l'image des tarifs heures pleines/heures creuses - peuvent également inciter les consommateurs à utiliser l'énergie à certains moments plutôt qu'à d'autres. Ces enjeux de gestion de la demande se révèlent de plus en plus intéressants, au fur et à mesure du développement d'équipements qui consomment de l'électricité de manière discontinue. Une flotte de bus électriques, par exemple, gagnera à être rechargée le dimanche, journée pendant laquelle le prix de l'électricité est plus faible.
M. Guillaume Dezobry. - La réforme engagée par la Commission européenne concerne les contrats de long terme, un élément-clé pour déclencher des décisions d'investissements. Il existe d'ailleurs une différence fondamentale entre les PPA, qui sont des contrats privés, et les CFD, qui sont eux des contrats publics. Si des CFD sont conclus dans le domaine nucléaire, le risque est que les consommateurs français paient le coût complet du nucléaire, dans l'hypothèse d'un prix du marché très bas, alors que les autres consommateurs européens ne s'acquitteraient que du coût marginal de cette énergie. Le risque que chaque État développe son propre dispositif existe bel et bien, en l'absence de coordination au sein de l'Union : il faudrait sans doute parvenir à davantage d'intégration européenne afin que tous contribuent au coût du parc nucléaire français.
Ma dernière remarque concerne les fournisseurs : doivent-ils, afin de sécuriser leurs propres clients face à la volatilité des prix du marché, se voir imposer un certain niveau de couverture, soit par des contrats de long terme, soit par des investissements directs qu'ils pourraient effectuer dans des installations de production ? Nous avons eu raison, a posteriori, de préserver le modèle amont-aval d'EDF, qui protège les consommateurs français face à la volatilité des prix sur les marchés.
M. Jacques Percebois. - Pour en revenir à l'Arenh, c'est bien le coût du nucléaire historique, et non celui du renouvellement, qui a été pris en compte. En revanche, il a été prévu de tenir compte de l'inflation et des coûts d'entretien de ce nucléaire historique, ce qui constitue peut-être une manière de prolonger ce dernier.
S'agissant du débat sur le prix du mégawattheure : le montant de 125 euros renvoie à la manière dont la CRE calcule le TRV. Celui-ci avoisine 280 euros au 1er février 2024, 44 % de ce montant correspondant au coût de fourniture, le reste au réseau et aux taxes. Le calcul de la CRE se base à 45 % sur l'Arenh et à 55 % sur les prix de gros enregistrés durant les mois précédents. Cette méthode est liée au fait que les fournisseurs - y compris parfois EDF - ont acheté de l'électricité par avance, en la payant à un prix élevé en 2023, d'où des répercussions logiques sur les factures de leurs clients, même si ceux-ci ne les comprennent pas toujours.
Il me semble enfin important de bien dissocier prix et coûts. Dans une économie de marché, les prix doivent suivre les coûts, le problème étant que les seconds ne sont pas nécessairement bien évalués. Pour prendre l'exemple de l'électricité, le coût complet doit intégrer le coût de production, ainsi que les externalités négatives telles que le carbone, pour lequel les centrales fossiles paient, bien que l'on puisse débattre du niveau de leur contribution. Les renouvelables sont quant à elles soumises à l'intermittence, autre externalité négative, qui nécessite de prévoir des solutions de repli et de stockage. Une troisième externalité a trait à l'effet d'éviction, dans la mesure où l'arrêt d'une centrale occasionne un coût. Le « coût système », important, est quant à lui très rarement mentionné, car il est difficile à évaluer. Il correspond au besoin en machines tournantes - soit des centrales nucléaires, soit des centrales fossiles - qui permettent d'assurer l'équilibre du réseau. D'autres coûts sont mutualisés et bénéficient à tous les types d'énergie : c'est le cas des coûts de réseau, dont l'augmentation à venir aura des impacts sur les factures des consommateurs.
À mon sens, il est important de dresser une typologie correcte des différents coûts, en sachant que l'objectif est de déterminer le juste prix au regard des coûts complets de chaque catégorie de centrales.
M. Franck Montaugé, président. - Vous avez étudié les investissements à venir - grand carénage, réseau... - et vous évoquez quatre modes d'accès aux marchés financiers pour financer ces investissements : tout d'abord, les fonds souverains, soit l'État qui emprunte à des taux a priori favorables, à tout le moins plus favorables que dans un deuxième système que vous qualifiez vous-mêmes de base d'actifs régulés (BAR), viennent ensuite les contrats pour différence et, enfin, les PPA qui serait le dispositif le plus onéreux pour accéder aux marchés financiers. Pourriez-vous nous en dire davantage, car cela aura des conséquences directes sur le prix acquitté par le consommateur final ?
M. Jacques Percebois. - Sur le premier système, traditionnellement, le producteur s'endette ; c'est le modèle EDF. N'oublions pas que le parc nucléaire français a été financé, très largement, par des emprunts réalisés sur le marché américain. À l'époque, le marché financier était très étroit et le Gouvernement a donné l'ordre à EDF d'emprunter sur le marché américain. Comme EDF avait le statut d'établissement public industriel et commercial (Épic), s'il empruntait, c'était l'État français qui empruntait. Par conséquent, le risque était très faible, pour ne pas dire nul, et les coûts d'emprunt ont été intéressants. Un bémol toutefois : EDF a emprunté alors que le cours du dollar était bas et a commencé à rembourser lorsqu'il a augmenté : un dollar valait 4 francs lors de l'emprunt et 10 francs lors du remboursement. Ce n'est pas une excellente affaire.
Le deuxième système est le contrat pour différence ; c'est le système d'Hinkley Point. L'État garantit à l'opérateur, une fois la centrale devenue opérationnelle, de bénéficier d'un prix régulé pendant une durée déterminée, par exemple 92 livres sterling de l'époque par mégawattheure pendant trente-cinq ans pour Hinkley Point. À l'époque, ce tarif semblait énorme, mais on ignorait que les prix du marché de gros progresseraient. Si le prix de gros dépassait ce tarif de 92 livres sterling, EDF donnerait la différence. En revanche, si le prix de gros restait inférieur à ce tarif, l'État britannique verserait la différence. L'inconvénient de ce système, c'est qu'EDF ne commence à percevoir des recettes qu'à partir du raccordement de la centrale au réseau.
Le troisième système, la base d'actifs régulés, est celui de la centrale de Sizewell, la prochaine centrale réalisée avec le gouvernement britannique. Le consommateur participe au financement, il paie et assume les risques. Il s'agit d'un bon système, qui a cours pour les réseaux : chaque année, la CRE fixe le tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe). On connaît les coûts et on fixe le prix en conséquence. Ainsi, EDF n'a pas à attendre que la centrale soit opérationnelle pour consommer à percevoir des recettes.
Le quatrième système, qui se développera probablement, est le passage par des PPA en puissance, et non en énergie, avec des opérateurs prêts à participer au financement. Ce n'est pas tout à fait le modèle Exeltium, qui est en mégawattheures et non en mégawatts, mais c'est celui de la Finlande, que j'évoquais précédemment. Un gros fournisseur ou un gros client industriel déclare être prêt à participer au financement d'une centrale - TotalEnergies s'est déclaré intéressé - moyennant le bénéfice de droits de tirage. L'opérateur prend alors des risques avec le constructeur. À l'évidence, l'opérateur concerné doit bénéficier d'une surface financière élevée.
EDF semble vouloir recourir à ce système avec beaucoup de clients électro-intensifs. Toutefois, seront-ils nombreux à disposer des moyens suffisants pour avancer les liquidités nécessaires ? Ce n'est pas évident.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie de cet échange.
Audition de MM. Yves Marignac, expert énergie à l'association négaWatt, Thomas Veyrenc, directeur général économie, stratégie et finances chez Réseau de transport d'électricité, Tanguy de Bienassis, analyste investissement énergie et climat à l'Agence internationale de l'énergie, le 1er février 2024
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie d'avoir répondu à la sollicitation de la commission d'enquête qui s'intéresse au prix de l'électricité à court et moyen terme. Mes chers collègues, Monsieur le rapporteur, nous poursuivons donc les travaux de notre commission avec l'audition de M. Tanguy de Bienassis, analyste investissement énergie et climat à l'Agence internationale de l'énergie (AIE), accompagné de Mme Julie Dallard, Energy Modeller, M. Yves Marignac, expert énergie à l'association négaWatt, et M. Thomas Veyrenc, directeur général économie, stratégie et finances chez Réseau de transport d'électricité (RTE).
La commission d'enquête parlementaire obéit à certaines règles que je vais vous rappeler, avant de vous donner la parole. Un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-13-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Yves Marignac, Thomas Veyrenc, et Tanguy de Bienassis prêtent serment.
Je vous remercie par ailleurs aussi de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêt, en rapport avec le sujet que nous allons traiter.
Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix d'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nos travaux, à l'initiative du groupe Union centriste, seront centrés sur le présent et l'avenir du système électrique. Ce dernier est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers ainsi qu'à nos entreprises, une électricité à un prix raisonnable, et quelles sont ses perspectives de développement ?
S'agissant du déroulé de l'audition, après l'écosystème de marché que nous avons abordé hier, lors d'une première table ronde, en ouverture de nos travaux, notre réunion d'aujourd'hui porte sur les prévisions de consommation, prévisions à partir desquelles les bonnes décisions en matière de parc de production, de réseaux de transport et de distribution, seront prises et se traduiront sur les marchés, par des prix équilibrés, payés par les différentes catégories de consommateurs.
Nous voudrions comprendre comment vous bâtissez vos prévisions, vous les suivez et vous les réviser. Quel niveau de fiabilité peut-on leur accorder ? Vous nous direz si ce sont les prévisions qui nourrissent les scénarios ou, à l'inverse, si les prévisions sont faites pour être cohérentes avec lesdits scénarios. Dans ce cas, faut-il vraiment les appeler « prévisions » ? Ne faudrait-il pas dire que ce sont des projections prospectives, conformes à des scénarios souhaités ou possibles. Autrement dit, comment concilier en matière de politique énergétique, le « nécessaire », je pense à nos engagements climatiques, avec le « possible » qui dépend de nos moyens financiers, que la Nation peut ou pourra y consacrer.
Nous vous proposons de dérouler cette audition en trois temps. Pour chacun d'entre vous, vous aurez 10 minutes de présentation liminaire de vos travaux. La parole sera ensuite donnée à M. le rapporteur et à nos collègues ici présents, qui pourront donc s'exprimer et vous poser des questions. Nous terminerons par un nouveau tour de table qui vous permettra d'apporter des éléments complémentaires, si ce n'est une conclusion. Nous allons débuter en donnant la parole à Monsieur le rapporteur.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci Monsieur le Président. Notre commission d'enquête a pour vocation d'apporter de la clarté sur un sujet qui est un peu nébuleux pour beaucoup et qui nécessite effectivement d'apporter des précisions. Hier, nous avons travaillé sur l'écosystème ainsi que sur la formation du prix. Aujourd'hui, nous souhaitons vous entendre sur le sujet de la consommation. Pour certains, nous aurons sans doute l'occasion de vous réentendre sur la question du réseau, en raison des enjeux non négligeables y afférent.
On sait que Réseau de transport d'électricité (RTE) a beaucoup travaillé le sujet de la consommation. Autant le dire tout de suite, nous souhaitons challenger RTE sur ses prévisions. Ces dernières sont-elles de simples déclinaisons des objectifs ? C'est la raison pour laquelle nous vous demanderons dans le questionnaire de nous expliquer les variations des prévisions sur les dix dernières années, avec les justifications de ces variations. Celles-ci sont-elles liées à des changements d'objectifs ou à l'anticipation de comportements différents ou des avancées sur un certain nombre de sujets.
Force est de constater que ces prévisions de consommation sont importantes pour ensuite définir les outils de production à mettre en face, de façon à peut-être, limiter les contraintes sur les consommateurs ou du moins, faire en sorte que celles-ci soient transparentes et soient connues de tous, dès le début. Cela constitue, en effet, le meilleur moyen d'obtenir l'acceptation de la part de la population afin d'éviter que les personnes ne se retrouvent devant le fait accompli, en ayant par exemple acheté une voiture électrique qu'elles ne peuvent utiliser que deux heures par jour. C'est donc important pour nous. Enfin une partie de notre travail consiste à réfléchir à la façon dont on peut obtenir des prix moins volatiles, plus en rapport avec les coûts moyens de production.
Nous vous laissons donc présenter votre point de vue en une dizaine de minutes, afin que cette audition soit la plus interactive possible. Nous vous questionnerons sur vos positionnements. Vous pourrez également réagir aux propos de vos collègues.
M. Thomas Veyrenc, directeur stratégie prospective de RTE. - Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénatrices et les sénateurs, Mesdames et Messieurs, je vous remercie de me donner l'opportunité de m'exprimer aujourd'hui sur ce sujet qui est important et technique, mais qui est crucial pour le débat public. Je ne vais parler que de consommation dans mon propos et pas du mix et de son économie qui constituent également des points essentiels de nos analyses.
La première partie de mon propos répond à la question : Comment fait-on une prévision de consommation ou une projection de consommation d'électricité ? Réaliser cette anticipation est au coeur de notre mission, celle d'un gestionnaire du réseau national qui doit assurer la sécurité de l'alimentation en temps réel. On est obligé de bien prévoir la consommation pour l'heure qui vient et pour le lendemain. L'électricité ne se stockant pas ou se stockant mal, il faut garantir à chaque instant l'équilibre production-consommation. On ne peut pas se permettre de ne pas maîtriser la façon dont évolue la consommation et la façon dont elle serait susceptible d'évoluer en cas d'aléa. Cela est très important dans notre mission. On prévoit la consommation pour la semaine et le mois qui vient. Vous nous entendez souvent faire des annonces à l'entrée de l'hiver. On réalise aussi des projections de la consommation pour les années qui viennent. Ce sont les études prévisionnelles qui constituent une des missions confiées à RTE par la loi, à l'instar des autres pays européens, et qui est inscrite dans le code de l'énergie avec ce nom étrange, cet oxymore, le « bilan prévisionnel ».
Mon premier point porte sur « Comment réalise-t-on ces prévisions ? ». C'est un travail très technique, long et minutieux, avec beaucoup d'expertise. En réalité, c'est un sujet sur lequel la France a été pionnière. Pourquoi ? Parce que dans les années 1980, elle développe son parc nucléaire et le chauffage électrique. Ce dernier, contrairement à ce que l'on entend souvent, n'est pas dominant dans le secteur du bâtiment, mais il est quand même plus important, que dans d'autres pays européens, c'est donc une spécificité. À cette époque, il était donc nécessaire de déterminer comment la consommation d'électricité augmente quand la température baisse. C'est pour cela que la France développe dans les années 1980-1990 des méthodes de modélisation de la consommation qui sont très précises par rapport aux pays voisins. RTE poursuit aujourd'hui cette tradition. On dispose d'un modèle qui fait référence et d'une expertise, reconnue en Europe. C'est un travail essentiel car il nous permet d'expliquer, lorsque la consommation baisse ou augmente, si cette évolution est liée à la température, aux conditions extérieures, ou à un changement des comportements. Cela a été ainsi important de l'identifier, lors de la crise de l'hiver 2022-2023.
Pour réaliser des projections de la consommation dans l'avenir, que celui-ci soit proche ou lointain, il y a toujours deux étapes. Dans le cadre de la première étape, on calcule les volumes annuels d'électricité à température normale. On y intègre toujours quatre types de paramètres : la projection macroéconomique, la population, le produit intérieur brut (PIB), les échanges internationaux et la projection de la performance des équipements. Ce dernier facteur est très technique, très concret et concerne notamment le nombre de réfrigérateurs, de fours et de pompes à chaleur, leur classe technique - cela représente une partie importante du travail- la projection des habitudes et des modes de vie, la part de l'habitat individuel par rapport au collectif, les déplacements collectifs ou en voiture individuelle et la projection du rythme de décarbonation, donc des transferts d'usage entre le gaz, le pétrole et l'électricité. Sur chacun de ces sujets, des experts tiennent à jour une littérature technique, qui compare entre prévision et réalisé, ainsi qu'avec les résultats d'autres pays. Puis on croise les orientations publiques, les choix industriels et les choix sociétaux. Cette partie effectuée, le plus simple du travail a été réalisé.
La seconde partie consiste à en tirer une vision heure par heure, en fonction de la météo et de l'évolution du climat futur. Elle représente la tâche la plus sensible car en dépend la sécurité de l'alimentation. C'est aussi la partie qui prend le plus de temps puisque pour chaque heure dans 15 ans, il faut comparer la production et la consommation prévisionnelle en fonction du vent, de la pluie, de la température, de la réverbération et des aléas techniques possibles sur le parc de production. Nous avons un partenariat stratégique avec Météo France pour obtenir ces données météorologiques. En outre, on prend en compte - j'en suis très fier parce que nous avons été les premiers à le faire en Europe - le changement climatique en intégrant les scénarios du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) dans notre prévision de la consommation. C'était donc mon premier point répondant à « comment fait-on une prévision ? ».
Le deuxième sujet que j'aborderai, concerne les projections à moyen et long terme qui font débat ces dernières années. Ces prévisions et projections que nous réalisons, évoluent avec le temps parce que, d'une part, la vision que l'on a de notre avenir, évolue et que, d'autre part, le dispositif se transforme afin de répondre aux nouvelles questions que se pose la collectivité. Je vais vous présenter un bref récapitulatif, en prenant une profondeur de champ de 20 à 25 ans.
S'agissant de la première période, lors des années 2000, la consommation d'électricité augmentait en volume et en pointe annuelle, en raison de la croissance économique, plus forte qu'aujourd'hui, du développement des usages électriques avec le chauffage et le numérique, et du peu de progrès de l'efficacité électrique. L'électricité étant très bon marché, il y avait peu d'effet de rétroaction. À cette époque, les prévisionnistes pensaient que l'électricité continuerait de croître de manière assez linéaire, même si cette hausse serait moindre qu'auparavant. Ils ont plutôt eu tort. La consommation a cessé d'augmenter à partir de la crise financière de 2008.
Concernant la deuxième période, pendant les années 2010, la consommation tend à stagner, voire baisser, en France, ainsi que dans d'autres pays européens. Pourquoi ? Parmi les différents facteurs, on dénombre, le ralentissement de la croissance, celui du développement de l'électricité face à un gaz bon marché et promu dans le secteur du bâtiment, ainsi que la progression de l'efficacité électrique. À titre d'illustration, un réfrigérateur performant aujourd'hui, c'est 45 % d'économie d'énergie par rapport au parc moyen de réfrigérateurs. Remplacer nos ordinateurs fixes des années 2000 avec la grosse tour par des ordinateurs portables, constitue un facteur 5 d'économie d'énergie. Ces actions se sont développées dans les années 2000-2010. À l'époque, les politiques publiques ne sont pas spécialement portées vers l'électrification, que ce soit dans le transport avec une commercialisation de véhicules électriques balbutiante, dans le bâtiment, compte tenu du gaz et de la réglementation thermique de 2012, ou encore dans l'industrie. Les prévisions de RTE pour le moyen terme en témoignent alors, en devenant stables ou baissières. Dix ans plus tard, on peut comparer aujourd'hui la consommation réelle d'électricité à la consommation projetée. Les prévisions étaient-elles justes ? La réponse est affirmative. La consommation d'électricité a baissé et ce de manière même importante. Elle avait même commencé à diminuer avant la crise énergétique. Les prévisionnistes de l'époque qui pensaient que la consommation baisserait, ont donc eu plutôt raison, par rapport à l'avenir à 5 à 10 ans.
Quant à la troisième époque, à la fin des années 2010 et au début des années 2020, elle est marquée par la préparation de la neutralité carbone en 2050 qui devient l'objectif de notre politique, ce qui n'était pas le cas dans les années 2010. La France se pose un certain nombre de grandes questions sur les principales options pour son avenir énergétique : le renouvellement ou non, du parc nucléaire, les énergies renouvelables, la réindustrialisation, la sobriété, ou encore le développement de l'hydrogène. Pour étudier l'évolution de la consommation d'électricité, il faut donc plus qu'une vision prévisionnelle, à court terme. Il faut une projection à long terme de ce que serait cette consommation, dans un monde neutre en carbone.
Nous avons réalisé cet exercice, de manière technique, méthodique et concertée. Cette élaboration a été technique, parce que ce qui compte, ce n'est pas de savoir combien va consommer un véhicule électrique mais comment va se comporter un parc de 18 millions de véhicules électriques en 2035. Elle a été méthodique parce que nous avons analysé progressivement les trois grands secteurs à transfert d'usage, à savoir, les transports avec le véhicule électrique, l'industrie avec l'hydrogène et le bâtiment avec la perspective du déploiement des pompes à chaleur. Elle a été enfin concertée parce que tous nos choix ont été effectués de manière publique. Nous avons analysé une centaine de scénarios de variantes et de stress tests. Nous avons étudié des scénarios de sobriété, dans une période où le mot n'était pas encore complètement à la mode ainsi que des scénarios de réindustrialisation profonde alors qu'« on nous traitait de doux rêveurs ».
En conséquence, nous avons analysé les différentes options, de manière documentée dans une étude de 2021, qui s'appelle Futurs énergétiques 2050. Que disent donc ces analyses de la consommation d'électricité ? Elles révèlent que même si la France parvient, et c'est souhaitable, à réduire sa consommation d'énergie, la consommation d'électricité va augmenter, en raison de la sortie des énergies fossiles. En effet, même si on se plait en France à discuter des énergies renouvelables et du nucléaire, 60 % de l'énergie que l'on consomme provient du pétrole et du gaz, qui constituent la source de nos émissions de gaz à effet de serre et celle de notre déséquilibre commercial ainsi que le problème majeur de notre souveraineté énergétique, contrairement à l'électricité que l'on peut produire sur notre territoire.
Notre analyse tend donc à démontrer que sortir des énergies fossiles va mécaniquement augmenter nos besoins d'électricité, même si on est sobre, même si on parvint à rénover nos logements et même s'il existe d'autres énergies « bas carbone » que l'électricité. Les trajectoires que l'on publie dans ces projections sont croissantes et cohérentes, avec celles de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) ou celles qui réalisées sous l'égide de la Commission européenne. Elles sont d'autant plus croissantes que la France voudra atteindre en 2030 les objectifs très ambitieux qu'elle s'est fixée, tels que le « Fit for 55 » (« Ajustement à l'objectif 55 ») qui vise à réduire les émissions de l'Union européenne de 55 % net ou encore la réussite de la réindustrialisation et de la décarbonation.
J'en viens à la dernière partie de mon propos : Est-ce crédible ? Est-on certain de ces trajectoires ? Objectivement, il existe aujourd'hui une incertitude sur l'ampleur de cette augmentation et sur la période. C'est la raison pour laquelle RTE ne produit pas uniquement des scénarios dans lesquels les objectifs publics sont atteints mais également des scénarios de retard ainsi que des scénarios de crise prolongée, appelés « mondialisation contrariée ». Si ces derniers ne sont pas souhaitables, il est néanmoins de notre responsabilité d'entreprise de service public de les publier afin de voir comment on se confronterait à ces hypothèses.
Sans entrer dans le détail de ces scénarios, il existe trois grands défis pour que la consommation d'électricité évolue selon les scénarios d'atteinte des objectifs. Le premier défi porte sur le rythme de déploiement des équipements bas carbone, notamment dans l'industrie. On veut à la fois décarboner l'industrie existante, à l'exemple des hauts fourneaux à Dunkerque, tout en attirant sur le territoire de nouvelles installations, notamment pour produire des batteries. Cela dépendra du prix de l'électricité. Dans les perspectives d'augmentation du besoin en électricité, un chalenge particulier concerne l'hydrogène, car cette énergie est celle qui consomme le plus d'électricité pour sa production, En effet, ce n'est pas la voiture électrique, le bâtiment, ou la pompe à chaleur qui conduit notre consommation d'électricité à augmenter, si on se réfère à la stratégie française, mais la production d'hydrogène qui dépendra également des conditions d'approvisionnement en électricité.
Le deuxième défi concerne l'évolution des modes de vie. On sait maintenant que la consommation en temps de crise peut baisser de manière assez spectaculaire. La question est de déterminer ce qui est pérenne dans cette diminution. On pense qu'une partie de ce qui constitue la chasse au gaspillage peut être assez largement prolongée. Aller plus loin en matière de sobriété, ce qu'on appelle la sobriété structurelle, conduit à des transformations de l'aménagement de notre territoire et des modes de vie qui relèvent d'une autre ampleur.
Le dernier défi porte sur la matérialisation de gains d'efficacité énergétique qui impacte l'évolution de la consommation d'électricité. Je fais référence à ce dont personne ne parle jamais mais qui fonctionne assez bien : la progression de l'efficacité électrique dans les appareils. Certains gains vont résulter de notre politique de décarbonation. Ainsi, un véhicule électrique consomme trois fois moins d'énergie qu'un véhicule thermique. Il en est de même pour une pompe à chaleur face à une chaudière au fuel. Le sujet sur lequel il existe objectivement un point d'interrogation est le rythme de rénovation des logements. Nous sommes prudents sur ce sujet. Nous intégrons un effet rebond, car nous savons qu'on ne peut modéliser la consommation d'électricité des bâtiments uniquement en fonction de leur classe énergétique. Le budget des Français, consacré au chauffage doit être pris en compte car il joue un rôle très important dans la modélisation.
J'en arrive à ma conclusion. Premièrement, d'un point de vue factuel, la consommation d'électricité au cours de ces dernières années, n'a jamais été supérieure à ce qui figurait dans nos scénarios. En conséquence, nous n'avons pas sous-dimensionné la consommation. Malheureusement, nous avons vu juste, à plusieurs reprises. L'évolution de notre consommation d'électricité ces dernières années a montré d'une part, que la France se désindustrialisait et que d'autre part, l'électricité représentait plus d'un quart de notre consommation d'énergie, contre deux tiers pour les énergies fossiles.
Deuxièmement, la perspective est de se préparer à des augmentations importantes de la consommation d'électricité si l'on parvient à enclencher la sortie des énergies fossiles. Le sujet demeure toutefois ouvert sur l'ampleur de ces augmentations ainsi que sur le point d'inflexion. En matière de pure prévision, il n'existe pas, à court terme, de signal évident d'une augmentation très rapide de la consommation d'électricité. C'est une projection pour atteindre un certain nombre d'objectifs.
Troisièmement, l'existence d'un débat ouvert sur le volume d'électricité à long terme est pertinente, car tout dépend de la vision de la France que l'on projette en 2050. Objectivement, rien n'est joué par rapport à ça. Notre mission légale consiste à documenter les différents scénarios. Or documenter ne signifie pas que nous en préférons un à un autre. Nous avons recours à un dispositif ouvert de concertation. Cela est également vrai pour le mix électrique comprenant l'énergie nucléaire et les renouvelables. Nous effectuons nos travaux en transparence, a priori dans la concertation, a posteriori parce que nous documentons tout, de manière assez précise, comme en témoignent les rapports volumineux que nous produisons. Tout le monde a accès à ces scénarios. Nous pouvons tester ceux qui nous sont demandés par les représentants de la Nation. Il n'y a aucun problème, je l'ai déjà dit, lors de différentes auditions.
Dernièrement, les projections de consommation constituent un produit technique. Il peut arriver, dans le débat, qu'elles soient un peu déformées, voire caricaturées, notamment en fonction de l'agenda de certains groupes de pression qui les utilisent. Avec mes équipes d'ingénieurs et de spécialistes, nous essayons de résister à ces détournements, en livrant une expertise documentée et donc nécessairement nuancée. C'est un combat constant de documenter précisément les scénarios et de présenter les différentes options.
Dans le cadre de notre étude de 2021, nous avons démontré que nous étions en capacité de dépolitiser une partie des débats et de mobiliser pendant deux années, de manière technique, un grand nombre d'acteurs travaillant sur un produit technique. Quant aux grandes options, elles appartiennent à la discussion publique. C'est notre objectif. Je suis persuadé qu'au-delà des postures, notre travail a permis de disposer d'un socle de convictions techniques.
Enfin j'en termine, Monsieur le Président, concernant le bilan prévisionnel, par la mobilisation des quatre leviers que sont l'efficacité, la sobriété, le nucléaire - notamment la production des réacteurs actuels - et le développement des énergies renouvelables. En réalité, il existe de nombreux points communs entre les experts, aujourd'hui. C'est juste une question de dosage entre les différents niveaux.
M. Tanguy de Bienassis, analyste investissement énergie et climat à l'Agence internationale de l'énergie. - Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénatrices et les sénateurs, Mesdames et Messieurs, je vous remercie d'avoir invité l'Agence internationale de l'énergie. Mon propos va illustrer ce qui a été dit puisque nous nous inscrivons à peu près dans les mêmes messages. À titre liminaire, je souhaiterais rappeler ce qu'est l'Agence internationale de l'énergie. Elle a été créée en 1974, à la suite du premier choc pétrolier. Sa mission originelle était d'assurer la sécurité d'approvisionnement énergétique mondial et de favoriser la coopération entre ses pays membres. Cette mission demeure à peu près la même aujourd'hui. Une dimension supplémentaire y a été ajoutée, celle du développement durable. Nous utilisons nos analyses pour informer et accompagner nos gouvernements et les autres parties prenantes sur les grands enjeux du secteur énergétique et climatique, afin d'élaborer un système qui soit sûr et abordable. C'est important de le rappeler pour cette commission. Nous sommes environ 300 à Paris.
Les analyses de l'Agence internationale de l'énergie sont regroupées dans notre rapport annuel, le World Energy Outlook, qui utilise les données disponibles pour examiner les tendances du système énergétique, les émissions associées et les impacts sur l'environnement, sur le climat. Il retranscrit également les scénarios que j'aborderai ultérieurement, en termes d'investissement et autres métriques.
Nous utilisons trois scénarios dans cette publication que je vais brièvement mentionner. Le premier scénario, appelé « les politiques existantes » ou STEPS (Stated Policies Scenario), prend en compte toutes les politiques énergétiques qui sont actuellement mises en oeuvre et analysent où celles-ci nous conduisent. C'est en quelque sorte le scénario de référence ou le business as usual. Il est important de préciser que ce scénario ne prend en compte que les lois et les régulations en vigueur, qui sont déjà implémentées. Celui-ci est donc très différent de notre deuxième scénario APS (Announced Pledges Scenario) qui porte sur les engagements annoncés des pays ou des entreprises. La référence à un engagement annoncé signifie que nous intégrons dans nos scénarios, l'annonce d'un pays, par exemple, d'un objectif de neutralité carbone à un certain horizon 2050 ou après. Nous compilons l'ensemble de ces engagements au niveau mondial et nous regardons où cela nous mène. Il est très important de souligner que pour l'élaboration de ce scénario, aucune critique n'est émise quant à la probabilité de réalisation du scénario. « On prend vraiment les engagements pour argent comptant ». Le troisième scénario est différent des deux autres car il établit un objectif final, le maintien du réchauffement climatique en dessous de 1,5°C puis il déroule ensuite les hypothèses. Il s'agit du scénario NZE (Net Zero Emissions by 2050) qui atteint la neutralité carbone en 2050, dans le système énergétique, au niveau global. Une autre petite précision méthodologique, cette fois géographique. Les scénarios de l'AIE sont élaborés au niveau mondial, avec un découpage par grandes régions. En conséquence, nous ne créons pas de scénarios précis concernant la France. Nous disposons des données pour la région qu'on appelle European Union A, qui comprend la France, l'Allemagne et l'Italie.
Si vous me permettez de poursuivre par un bref exposé de la demande électrique mondiale, on observe, comme l'a souligné M. Thomas Veyrenc, qu'elle augmente constamment depuis les années 2000. Celle-ci est fortement corrélée à la démographie et à la croissance du PIB dans le monde. Elle a augmenté en moyenne de 3 % depuis le début des années 2000. Je fais une petite parenthèse. Je suis allé rechercher dans les tiroirs de nos bureaux le plus vieux rapport existant, celui de 1994, qui a donc 30 ans. J'ai regardé nos projections de demandes électriques réalisées à l'époque. On constate qu'elles étaient supérieures d'environ 10 % sur le niveau de consommation qu'on anticipait pour les années 2000 et 2010.
Si on regarde maintenant les projections de la demande à horizon 2050, dans le scénario STEPS, scénario de référence qui utilise les lois et les régulations en vigueur, on observe une continuation de la tendance globale ainsi qu'une demande d'électricité qui croit d'environ 2 % par an pour venir s'établir un niveau de 46 000 terawatt-heures par an en 2050. J'ai également comparé cette projection à celles d'autres rapports réalisés en 2010, 2015 et 2020 pour constater qu'elle était cohérente. Si on étudie le scénario qui prend en compte les engagements annoncés, c'est-à-dire toutes les annonces des pays concernant leur neutralité carbone, on obtient une croissance de la demande électrique beaucoup plus forte, qui s'explique par des politiques d'électrification beaucoup plus ambitieuses. Dans ce scénario, la demande croit de 3 % par an en moyenne entre 2022 et 2050 et s'établit autour de 57 000 terawatt-heures par an. Enfin dans le troisième scénario intégrant la neutralité carbone en 2050, la demande totale atteint 64 000 terawatt-heures par an, correspondant à une croissance de 4 % par an de la demande électrique. Un point de pourcentage peut ne pas paraître signifiant dans l'augmentation, mais quand vous le projetez jusqu'à 2050, on obtient une demande qui est de 23 % supérieure dans le scénario APS et de 40 % de plus dans le scénario NZE, comparé au scénario STEPS de la même année.
Si on examine les mêmes données au niveau européen, on constate depuis les années 2000, ce que M. Thomas Veyrenc a déjà mentionné, une relative stagnation de la demande électrique et même une décroissance pour les quelques dernières années. La consommation électrique pour la région qui regroupe les trois pays, la France, l'Allemagne et l'Italie, s'établit environ à 1 200 terawatt-heures. En examinant les différents scénarios, on constate que la demande électrique est de l'ordre de 60 % plus importante en 2050 qu'aujourd'hui dans le scénario STEPS et de 75 % dans le scénario APS. On ne montre pas le scénario NZE parce que nous n'avons pas systématiquement réalisé la modélisation de ce scénario pour l'ensemble des pays. S'agissant de l'Europe, on considère que les annonces de politique qui ont été effectuées par l'Europe sont compatibles avec une trajectoire Net-Zéro, si elles sont implémentées. Ces trajectoires illustrent une part grandissante de l'électricité dans la consommation d'énergie finale. Aujourd'hui, l'électricité représente environ 20 % de l'énergie finale totale dans la région qui nous intéresse. Cette part passerait à 60 % d'ici 2050 dans le scénario APS. Si on continue sur la trajectoire actuelle, matérialisée dans le scénario STEPS, la part d'électricité représenterait 40 % de l'énergie finale totale.
S'agissant des causes de cette augmentation, on observe une forte électrification des usages, notamment dans le transport et en particulier les voitures électriques. Si le transport explique une grande part de l'augmentation de la demande, il existe toutefois de petites différences suivant les scénarios. Les ambitions peuvent s'avérer plus fortes dans l'électrification des camions et de la logistique dans le transport. Cette électrification de la mobilité est principalement induite par la mise en place de politiques ambitieuses au niveau de l'Union européenne, comme l'interdiction de la vente des voitures thermiques d'ici à 2035. On note également un développement de l'électrification dans le secteur du bâtiment, comme évoqué par M. Thomas Veyrenc, avec le chauffage par les pompes à chaleur. Cependant, cette augmentation est moindre, en raison des progrès de l'efficacité énergétique et électrique des bâtiments, qui viennent compenser en partie cet accroissement. On constate également une hausse importante de la demande électrique dans l'industrie avec l'électrification de procédés industriels qui reposaient auparavant sur des combustibles fossiles, comme les pompes à chaleur à haute température et les arcs électriques.
Nos projections comportent une grande part d'incertitudes sur certains aspects, tels que la rapidité du développement des différentes technologies de l'électrification, mais aussi sur celui de l'hydrogène et son terme ou encore la contribution par exemple des data centers. Indépendamment de ces incertitudes, on relève, au niveau européen, un véritable changement des politiques qui tendent accélérer cette croissance de l'électrification. Le déclenchement de la guerre en Ukraine a eu un effet majeur sur le développement des politiques en matière d'énergie avec l'accent mis par l'Europe sur les politiques de sécurité énergétique. En outre, les réglementations qui ont été mises en place, actant la fin du véhicule thermique et les soutiens aux politiques de rénovation du parc immobilier, sont notamment à la source de cette vague d'électrification.
En conclusion, je me permettrais d'ajouter qu'en dépit de ce fort et indéniable potentiel d'électrification, les projections tendent à être légèrement surestimées, et ce, pour plusieurs raisons. La première obéit à la sécurité d'approvisionnement. Tous les énergéticiens et bureaux d'études, comme l'Agence, ayant pour rôle d'informer sur le bon dimensionnement des moyens de production et de distribution, vont donc naturellement fournir des « estimations un tout petit peu plus hautes ». En effet, les investissements devant être réalisés très en amont, toute erreur ou sous-estimation peut être très préjudiciable, en conduisant notamment à un sous-dimensionnement du système et à l'incapacité de répondre à la demande. Bien entendu, si on examine les projections effectuées avant les chocs pétroliers, dans les années 1950, celles-ci reposaient probablement sur des hypothèses de croissance du PIB, qui était à l'époque très forte. Ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui. « On est beaucoup plus conservateur dans nos prévisions ».
En outre, il est difficile de modéliser les gains d'efficacité énergétique et électrique à long terme. M. Thomas Veyrenc a évoqué les réfrigérateurs. On peut également mentionner la très rapide implémentation de l'éclairage LED (Light-Emitting Diode), qui était difficilement anticipable il y a quelques années. Or cet éclairage tend à réduire la demande électrique pour un même niveau de service. Ces progrès technologiques à long terme, la vitesse de déploiement des véhicules électriques et de rénovation des bâtiments ainsi que le développement de l'hydrogène et des autres besoins associés sont autant d'incertitudes, impactant les prévisions. Je vous remercie.
M. Yves Marignac, expert énergie à l'association négaWatt. - Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur. Mesdames et Messieurs les sénatrices et sénateurs, c'est un plaisir de venir vous apporter un éclairage complémentaire à ce qui vient d'être dit et que je rejoins pour une très grande partie, M. Thomas Veyrenc l'a signalé, il existe de nombreuses convergences aujourd'hui entre les différents scénarios et les exercices prospectifs. C'est important de le souligner. Vous connaissez sans doute l'association négaWatt, réputée pour ses scénarios fondés sur une approche basée sur la maîtrise de la demande, l'efficacité, et la sobriété. Sur ce troisième paramètre, l'association a été pionnière en portant ce terme de sobriété, bien avant qu'il ne soit à la mode.
Je voudrais revenir sur cette dimension historique, abordée par M. Thomas Veyrenc, afin de souligner que s'agissant, des années 1970-1980, les projections sur la consommation d'électricité ont été beaucoup plus utilisées comme des prédictions pour mener des politiques sur l'offre que comme un instrument de pilotage de politique de maîtrise de la demande. Il y avait alors une règle d'or, énoncée par EDF, qui stipulait que la consommation d'électricité doublerait tous les 10 ans. Cela ne s'est évidemment pas produit, loin s'en faut, mais cela a servi à l'origine, au dimensionnement du développement de notre nouveau système de production électrique dans ces années-là. Plus récemment, lorsque, M. François Hollande, alors président de la République, avait annoncé son engagement de réduire la part du nucléaire dans la production électrique, M. Henri Proglio, président-directeur général de EDF, avait répondu qu'il n'y avait pas besoin de le faire parce que la consommation d'électricité devait être multipliée par 1,5 d'ici 2025. En 2023, cette dernière a plutôt baissé de 5 % par rapport à 2012, qu'augmenté, mais ces annonces de hausse étaient récurrentes.
M. Thomas Veyrenc, à juste raison, a rappelé à quel point les évolutions tracées par les bilans prévisionnels, au fil du temps, ont marqué « le changement de nature des exercices qui ont longtemps suivi une projection qui s'écrasait de plus en plus jusqu'à passer en 2017 par une projection en légère baisse de la consommation, qui est très récemment remontée. » Cette légère baisse était due à la mise en oeuvre de politiques d'efficacité énergétique, qui bien que peu volontaristes, conduisaient à une réduction de la consommation malgré les effets à la hausse de la croissance démographique, économique et des transferts d'usage. Or cette baisse était considérée par RTE en 2017 comme « une bonne chose du point de vue de la maîtrise de l'équilibre du système électrique, de la maîtrise des coûts, de son fonctionnement et des besoins d'équipement. »
C'est une leçon à retenir aujourd'hui, car le paradigme de construction de ces projections a changé puisque l'on anticipe une forte augmentation. En effet, l'essentiel des scénarios aujourd'hui sont construits autour d'impératifs à long terme, notamment la neutralité carbone, ce qui signifie deux choses : premièrement, cela conduit à inscrire les réflexions sur l'électricité dans une vision portant non seulement sur le système énergétique mais aussi sur l'ensemble de l'économie. Deuxièmement, cela requiert d'introduire des projections qui ne relèvent plus de la prévision mais de la projection de nature normative, qui doit éclairer les moyens à mettre en oeuvre pour atteindre les objectifs fixés.
Par ailleurs, je voudrais insister sur l'extrême qualité de la modélisation, développée par RTE, l'extrême rigueur méthodologique avec laquelle elle est réalisée, ainsi que le sérieux que RTE emploie dans le cadre de la concertation. Les exercices sont réellement robustes sous cet angle. Toutefois, « le revers de la médaille est que RTE, aujourd'hui, projette des scénarios pour l'électricité, qui cherchent à atteindre un objectif qui porte en fait sur un périmètre plus large que la modélisation, ce qui induit que RTE, par construction, est amené à explorer avant tout le levier de l'électrification ».
Or, je souhaiterais mentionner qu'il existe d'autres scénarios possibles, basés sur une modélisation moins fine sur l'électricité mais couvrant l'ensemble du périmètre, explorant d'autres équilibres entre les différents leviers nécessaires pour la décarbonation. Ces scénarios prennent non seulement en compte l'électrification mais aussi plus de sobriété ou plus d'efficacité ou plus de recours aux énergies renouvelables ou encore le changement des pratiques agricoles et forestières pour renforcer les puits naturels de carbone. Ils sont illustrés notamment par les travaux de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) qui a publié quatre scénarios dans lesquels la consommation d'électricité en 2050 varie entre un peu plus de 300 terawatt-heures et 700 terawatt-heures. Par ailleurs, l'exercice de l'Ademe tend à montrer que les scénarios dans lesquels la consommation d'électricité est la plus maîtrisée sont ceux qui mettent le plus en oeuvre la sobriété et l'efficacité. Ce sont également ceux où la neutralité carbone est atteinte avec le plus de marge ou de confiance et qui affichent le plus de résilience.
Ces enseignements sont à prendre en compte et m'amènent à la question suivante, qui est celle de la confiance que l'on peut avoir aujourd'hui dans ces différentes projections à caractère normatif. Je l'ai déjà dit, on a changé vraiment d'univers. On est passé en 20 ans d'un monde où on élaborait des scénarios plutôt des prévisions et des scénarios tendanciels, à un monde où on compare ces scénarios de référence ou « business as usual », avec des scénarios plus ambitieux, même si d'une certaine manière l'AIE continue à regarder les politiques nationales en vigueur. On est, en effet, en train de basculer vers un monde où on ne regarde plus que des scénarios normatifs par rapport aux objectifs à long terme, tels que la neutralité carbone.
Dans ce contexte, il est important de mesurer à quel point l'ensemble des acteurs tendent spontanément à faire plus confiance à des projections volontaristes du côté de l'offre que du côté de la demande, parfois même a contrario du retour d'expérience. Je vous rappelle par exemple qu'en dépit du retard de la France sur ses objectifs d'énergie renouvelable et des difficultés pesant sur sa trajectoire nucléaire, des dispositifs de maîtrise de la demande et d'efficacité énergétique, comme l'étiquette énergie sur les appareils électroménagers, produisent des effets que l'on anticipe assez bien du point de vue de l'impact sur la consommation d'électricité.
Il est donc essentiel pour nous aujourd'hui de considérer des politiques ambitieuses portant sur la demande électrique. Celles-ci, tendaient en France, dans le passé, à soutenir une hausse et non une baisse de la demande, telle que la politique de développement du chauffage électrique dont les effets sont aujourd'hui assez structurants sur la manière dont on peut piloter le système électrique. Je fais référence à l'effet de pointe hivernale liée aux périodes de froid durant laquelle il arrive que cette pointe dépasse 90 gigawatts de puissance, dont environ le tiers est lié au seul chauffage électrique.
En conséquence, la question aujourd'hui est de déterminer comment on peut projeter des trajectoires plus ambitieuses. Je ne vais pas vous détailler le contenu des hypothèses de négaWatt, mais je voudrais simplement le résumer, en précisant que la particularité de notre scénario est d'envisager en cohérence avec toutes les autres trajectoires, une forte augmentation des services rendus par l'électricité, c'est-à-dire une « électrification au sens des usages auxquels on répond », qui ne va cependant pas forcément de pair avec une augmentation de la consommation d'électricité, dans la mesure où l'efficacité, d'une part, et la sobriété, d'autre part, qui permet d'éliminer des usages électriques ne rendant pas véritablement de service, permettent un certain découplage entre les deux facteurs. Cela se traduit dans le scénario de négaWatt, par exemple, par une forte augmentation de l'électricité dans le chauffage avec 60 % de logements chauffés, notamment avec des pompes à chaleur installées dans des bâtiments rénovés. Il y a là un énorme enjeu d'efficacité. Par ailleurs, selon notre analyse, ne pas rénover les bâtiments dans lesquels on installe les pompes à chaleur conduit à un risque d'augmentation de la pointe électrique associée au passage hivernal, de l'ordre de 7 %, 8 %, à 10 %. Toujours selon notre scénario, on projette évidemment une électrification de la mobilité, un doublement à peu près des procédés s'appuyant sur l'électricité dans l'industrie. Tout cela contribue à une part de l'électricité qui approche 50 % de nos besoins énergétiques mais avec une baisse de la demande électrique de 10 % hors augmentation pour les besoins en hydrogène, qui situe notre scénario autour de 550 terawatt-heures au total en 2050.
Cette évolution se traduit pour nous par un scénario compatible avec le maintien d'un haut niveau de service, une réindustrialisation, la création d'emplois et avec de multiples co-bénéfices. La question qui se pose aujourd'hui est comment se donne-t-on confiance dans ce type de trajectoire. Et je finirai par le caractère absolument nécessaire de le faire, si l'on se réfère aux projections de RTE ou aux projections du projet de programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), présentées par le gouvernement. On est pratiquement sur une augmentation annuelle des besoins électriques de 15 terawatt-heures jusqu'à 2030-2035. Or « c'est clairement un rythme que les nouveaux moyens de production décarbonée ne pourront pas suivre ». Si au-delà de cet horizon, on peut discuter de ces projections pour atteindre ce rythme parce des leviers plus profonds peuvent être actionnés, on ne pourra pas y parvenir pas à cette échéance. « En fait, la condition nécessaire de la réussite des objectifs d'électrification et de réindustrialisation, qui sont au coeur de la neutralité carbone, de la compétitivité et de la souveraineté, passent par une accélération de la sobriété et de l'efficacité ». Or, le scénario de négaWatt et d'autres, apportent beaucoup d'éléments aujourd'hui, pour aller dans ce sens, en confiance. Merci.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci pour vos exposés qui sont instructifs, même si le dernier est un peu en opposition avec les précédents. En effet, les scénarios de négaWatt, si j'ai bien compris, vont dans le sens d'une baisse de 10 % de la consommation électrique, étant entendu que celle-ci prendra une part plus importante dans la consommation énergétique totale en raison de l'électrification. Les scénarios de l'Ademe, que nous aurons l'occasion d'entendre, vont-ils dans le même sens ?
M. Yves Marignac. - Les scénarios de l'Ademe explorent des options variables : la plus basse, qui est une hypothèse de « frugalité », envisage une consommation annuelle de 300 TWh, ce qui correspond à une réduction d'environ un tiers par rapport à aujourd'hui et suppose une activation nettement plus forte des leviers de sobriété et d'efficacité que dans le scénario négaWatt. À l'opposé, l'Ademe présente des hypothèses où la consommation d'électricité atteindrait 700 TWh, soit un niveau assez proche du scénario haut que présentait RTE en 2021, même si les déterminants utilisés par les deux organismes sont très différents. Pour sa part, négaWatt envisage une baisse de la consommation électrique, ce qui ne signifie pas nécessairement - et c'est la clef de compréhension de notre raisonnement - une baisse des services énergétiques rendus. Si, par exemple, à la faveur de la généralisation du véhicule électrique on privilégie les véhicules plus petits, les modes partagés de flotte de véhicules en milieu urbain - là où c'est possible, facile et pratique pour les gens -, un réaménagement du territoire permettant plus de report modal, moins de dépendance à la voiture et plus de resserrement des distances à parcourir, alors, tout en ayant une forte augmentation de la consommation électrique pour la mobilité, les divers facteurs que je viens de mentionner vont entrainer une modération de cette hausse par rapport aux scénarios qui se contentent d'électrifier des véhicules comparables à ceux d'aujourd'hui. Par conséquent, la clef de la maîtrise de l'électrification, c'est d'inclure ces transformations structurelles.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pour en revenir à RTE, je vous remercie d'abord pour les précisions que vous avez apportées et pour la qualité de vos travaux dont je ne doute pas. À ce stade je n'en avais lu que la synthèse qui renvoie au rapport in extenso si on souhaite prendre connaissance d'autres scenarios comme celui qui envisage 60% d'électricité dans notre mix énergétique (« scenario 60-40 »). En tant que rapporteur de cette commission d'enquête, je souhaite plutôt vous demander plus de précisions sur le scénario 70-30 : est-il est facile à établir ? Va-t-il prendre du temps et pourra-t-on en prendre connaissance avant la fin du délai de six mois imparti aux travaux de notre commission d'enquête ?
En second lieu, j'ai bien compris qu'il faut distinguer les prévisions et les projections que vous publiez. De plus vous soulignez qu'il ne vous appartient pas de prendre position mais avez-vous tout de même un scénario un peu privilégié qui vous semblerait le plus réaliste car, au final, on s'aperçoit que notre consommation globale d'énergie a effectivement plutôt diminué, comme le confirme l'Agence internationale de l'énergie, alors que, durant la même période, la croissance économique a perduré - certes de façon moins dynamique que dans les années 70-80. On constate donc que la croissance économique s'est accompagnée d'une baisse de la consommation d'énergie : cela va d'ailleurs à l'encontre de certains exposés de Jean Marc Jancovici qui souligne le parallélisme entre les courbes de croissance de l'économie et de consommation d'énergie. Je pense que cette thèse du parallélisme correspond plus à l'évolution de l'économie mondiale - en incluant la Chine et l'Inde ainsi que d'autres pays émergents - qu'à celle des seuls pays développés. Peut-être pourriez-vous confirmer ce point en nous disant également si un de vos scénarios vous semble plus réaliste que les autres, en particulier dans ses prévisions, et quelle forme pourrait prendre la croissance que vous anticipez d'ici 2050 : pourrait-elle être linéaire - ce que je ne pense pas - et si elle n'est pas linéaire, quelle forme pourrait-t-elle prendre ? Il est en effet important d'essayer de prévoir si une hausse de 40% va se dérouler progressivement à raison d'environ 2 % par an ou si la progression pourrait être assez lente au départ pour s'accélérer par la suite - ce qui me semble plus logique. Est-ce bien cette dernière trajectoire que vous avez intégrée dans vos prévisions ou pas ?
S'agissant des prévisions de l'Agence internationale de l'énergie, j'ai eu le sentiment que vous accordez un petit peu moins d'importance à la consommation électrique liée à l'hydrogène : pouvez-vous nous en préciser les raisons ? Peut-être y croyez-vous un peu moins ou alors constatez-vous que peu de pays se lancent dans cette direction ?
M. Thomas Veyrenc.- Monsieur le rapporteur, je crains de vous décevoir en répondant que nous n'avons pas de scénario favori et cela nous est d'ailleurs institutionnellement interdit. En réalité, ces scénarios, en particulier ceux qui portent sur l'horizon 2050, correspondent à des France qui sont très différentes et l'objectif est vraiment de les documenter. C'est pourquoi, à travers les Futurs énergétiques 2050, nous nous efforçons de les documenter techniquement et de procéder à une analyse de leur résilience : comment vont-ils, par exemple, se comporter dans un monde confronté à une élévation des températures ? Ce dernier sujet est complexe parce que le changement climatique ne va pas avoir le même effet sur le nucléaire, les éoliennes, les panneaux solaires ou les barrages hydrauliques. En termes de probabilités, il est certain qu'on assiste en ce moment à une forme de déconnexion entre, d'une part, une consommation qui a baissé et ne donne pas de signal de très court terme de reprise, et, d'autre part, ce que devrait être l'évolution de la consommation d'électricité pour atteindre nos objectifs : cela montre malheureusement que nos objectifs vont être difficiles à atteindre. Je ne pense pas que cette évolution signifie qu'il faut renoncer à atteindre nos objectifs car cette dépendance aux énergies fossiles est d'abord un problème climatique qui nous concerne de façon extrêmement inquiétante, comme l'ont confirmé les sept dernières années que j'ai passées les yeux rivés sur ces courbes et sur la projection du changement climatique. De plus, il s'agit d'un problème de nature économique pour notre pays et j'estime souhaitable d'essayer de se diriger vers ces scénarios de sortie des énergies fossiles et de transition énergétique. Effectivement, le constat actuel montre la difficulté de ce cheminement ; cela dit, il faut prendre en compte un effet de trompe-l'oeil : la consommation d'électricité ayant beaucoup baissé, le pourcentage d'augmentation nécessaire à un rattrapage apparaît plus important qu'il ne l'aurait été il y a quelques années.
La croissance de la consommation d'électricité sera-t-elle linéaire ? Je ne le pense pas et il peut y avoir - comme vous l'indiquez - une accélération dans la deuxième partie de la décennie 2020 et même plutôt vers la fin de la deuxième partie de celle-ci, compte tenu des délais qui séparent la décision publique, les décisions industrielles et la mise en oeuvre des différents moyens. Par exemple, les décisions prises en ce moment par les industriels ne se traduiront certainement pas dès 2024-2025 par une électrification de la consommation énergétique de leurs usines.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous semblez penser que les inflexions peuvent être perceptibles avant 2030 ; pour ma part, j'aurais plutôt envisagé un délai un peu plus long.
M. Thomas Veyrenc. - Oui, l'évolution pourrait être sensible dès 2030 car les perspectives ainsi que les demandes concrètes de connexion à notre réseau formulées par les industriels - par exemple dans les zones de Dunkerque, de Fos-sur-Mer ou du Havre-Port-Jérôme - semblent assez fermes pour 2028, 2029, 2030 et certains industriels veulent même arriver avant, ce qui est assez ambitieux.
En tout cas, nous faisons tout pour que le réseau ne constitue pas un frein au moment où ces industriels seront présents.
Je souligne l'importance de cette interrogation sur la linéarité de l'augmentation de la consommation d'électricité. En effet, ces dernières années, tous les organismes en charge de la prévision et de la prospective ont intégré l'objectif européen de diminution des émissions nettes d'au moins 55 % en 2030 ; c'est cette cible qui impose une accélération très importante, alors que les scénarios qui, comme les Futurs énergétiques 2050, n'intégraient pas le -55 % net envisageaient une augmentation de la consommation électrique beaucoup plus dispersée dans le temps. Par conséquent, le « Fit for 55 » qui considère la décennie 2020 comme fondamentale pour le climat et estime nécessaire d'accélérer pour atteindre des résultats concrets dès 2030 confronte les scénarios à la difficulté de mettre en oeuvre cette trajectoire.
Vous m'avez également interrogé sur les scénarios « 70-30 » et « 60-40 », en référence au pourcentage de 70% ou 60% de production d'électricité d'origine nucléaire. En réalité, le pourcentage de telle ou telle part d'énergie joue un rôle relativement faible dans nos scénarios parce que 70% de la production d'électricité en 2025-2030 représentera une quantité bien moindre que 70% en 2050. En réalité, la part du nucléaire dans notre production d'électricité baisse et va mécaniquement continuer à baisser, tout simplement parce que les énergies renouvelables peuvent être déployées plus rapidement : le dénominateur du ratio va ainsi s'accroitre automatiquement et indépendamment des actions publiques ciblées, si bien que le pourcentage actuel ne va pas se maintenir. Cependant, nous avons effectivement testé dans les Futurs énergétiques 2050 un scénario dit « N03 sobriété » à 60% de part du nucléaire et 40% pour les renouvelables, ce qui me permet de dire que nos études ne sont pas fondées sur une limitation a priori de la part du nucléaire ni même de celle des renouvelables. Nous avons la capacité de tester d'autres scénarios que ceux qui figurent dans les Futurs énergétiques 2050 : le problème est de savoir en combien de temps nous pouvons le faire dans de bonnes conditions et si la commission d'enquête souhaite en disposer d'ici quelques mois, ce n'est pas forcément facile mais il faut que j'en discute avec mes équipes.
S'agissant de l'hydrogène, je fais tout d'abord observer que par rapport à ce que nous avons écrit dans nos rapports depuis quelques années, vous pourrez constater que nous n'avons pas beaucoup changé d'avis sur un certain nombre de sujets. Celui de l'hydrogène est un cas particulier car il y a une alternance de cycles d'euphorie et de négation de la potentialité de ce vecteur. Nous avons souligné que créer ex nihilo, un système de production et de distribution d'hydrogène bas carbone constitue l'un des plus grands défis de la stratégie énergétique française et européenne puisque certains pays mettent encore plus l'accent sur l'hydrogène que la France. Pour produire de l'hydrogène de manière compétitive, il faut avant tout financer massivement une production d'électricité bon marché. De la même façon, dans nos différents scénarios, vous avez pu voir apparaître récemment des perspectives de déploiement des électrocarburants. Je fais ici observer qu'il y a encore quelques années, le secteur aérien n'avait pas une feuille de route très claire sur sa stratégie de décarbonation. Puis il a privilégié l'utilisation de vecteurs énergétiques issus de la biomasse. Aujourd'hui - et nous avons peut-être sur ce point un désaccord avec négaWatt - étant donné que l'évolution du débat sur le multi-énergie nous a plutôt conduit, ces derniers temps, à réévaluer à la hausse la part relative de l'électricité par rapport à la biomasse, un grand nombre de transporteurs aériens sont venus nous dire que si le volume de biomasse se révèle insuffisant, le secteur aérien utiliserait dans la mesure du possible des électrocarburants ou e-kérosènes. Or la production de ces électrocarburants, sans changement de la trajectoire projetée sur l'évolution du trafic aérien, nécessiterait à terme une très importante production supplémentaire d'électricité. Si ces électrocarburants devaient être produits en France, les quantités d'électricité nécessaires seraient à l'horizon de 2040-2050 plus élevées que ce que nous avons écrit dans les Futurs énergétiques 2050. Si les transporteurs aériens confirment leurs choix techniques récents, la question est de savoir si ces électrocarburants seront produits en France ou dans d'autres pays ayant accès à des ressources énergétiques abondantes : tel est le défi qui se présente du point de vue économique.
M. Tanguy de Bienassis. - Je souligne à nouveau que l'hydrogène est une des grandes incertitudes à laquelle est confrontée l'AIE. Pour perfectionner nos scénarios, nous essayons d'observer les évolutions actuelles et, pour ma part, j'examine les investissements qui vont dans les différents secteurs énergétiques. Dans le secteur de l'hydrogène, il ne se passe pas grand-chose, ce qui nous a amené à réviser nos scénarios. Par exemple, dans notre scénario Net-Zéro, une grande part d'hydrogène était prévue pour la décarbonation des camions et du transport logistique routier : nous avons réduit cette part, au moins de la moitié voire totalement - je n'ai plus le chiffre exact en mémoire - ce qui amène, par compensation, à prévoir une électrification du transport lourd par batterie. Il en va de même pour le chauffage des bâtiments : nous avons retiré la contribution de l'hydrogène initialement prévue dans notre scénario Net-Zéro. Au total, les projections restent très incertaines dans le secteur de l'hydrogène et on ne voit pas les investissements se réaliser aujourd'hui pour en assurer la fourniture à terme.
M. Thomas Veyrenc. - Entre 2021 et 2023 nos scénarios ont évolué de la même façon que ceux de l'Agence internationale de l'énergie sur la mobilité longue distance liée à l'hydrogène. Nos scénarios RTE ne prévoyaient pas de recours à l'hydrogène pour le chauffage et donc nous n'avons pas eu à changer nos prévisions dans ce domaine mais sur le transport lourd nous avons revu à la baisse la contribution de l'hydrogène.
M. Yves Marignac. - Le cas de l'hydrogène illustre la nécessité d'élargir notre vision au-delà du périmètre limité à l'analyse du système électrique. Une des particularités de la modélisation développée par négaWatt est de couvrir non seulement les enjeux énergétiques et d'émission de gaz à effet de serre mais aussi l'empreinte globale en matières premières de notre économie. Aujourd'hui, l'hydrogène est avant tout une matière première utilisée par des filières produisant de l'ammoniaque ou autres ; cet hydrogène, pour l'essentiel, provient du « craquage » de méthane et c'est une source très importante d'émissions de gaz à effet de serre. Nous estimons nécessaire d'atteindre non seulement l'objectif de neutralité carbone mais aussi celui d'une réduction la plus rapide possible de nos émissions : en effet, tout le monde doit avoir conscience qu'en parlant de budget carbone, on inclut toutes les émissions cumulées et c'est bien pour cela qu'il faut accélérer la décarbonation, y compris d'ici 2030. Les analyses récentes, au niveau européen, montrent que l'objectif de réduction des émissions de 55% du « Fit for 55 » n'est pas suffisant pour atteindre l'objectif de limitation du réchauffement à 1,5 degré Celsius. Par conséquent, il faut avant tout décarboner cet hydrogène à vocation industrielle : on a impérativement besoin de développer une filière de production d'hydrogène non pas en considérant son éventuelle contribution au plan énergétique mais en se concentrant sur son utilité industrielle. Une fois construite, la filière hydrogène bas carbone pourra certes, à terme, rendre des services dans le domaine de l'énergie, mais il serait contre-productif - par rapport à la réduction globale des émissions - d'orienter au départ cette filière vers des utilisations énergétiques alors que d'autres options sont envisageables : c'est une illustration de la complexité du système.
M. Franck Montaugé, président. - La production d'hydrogène ne se limite pas au craquage / reformatage du méthane que vous mentionnez : d'autres modes de fabrication plus « propres » existent, même si on peut s'interroger sur l'efficacité de leur rendement.
M. Yves Marignac. - Aujourd'hui, le craquage du méthane occupe une place prépondérante : il me semble qu'au niveau mondial, il représente à peu près 90% - je ne suis pas certain de ce chiffre - de la production d'hydrogène et ce procédé est une source très importante d'émissions de gaz à effet de serre. On sait par ailleurs fabriquer de l'hydrogène par électrolyse et c'est le procédé qu'il faut développer en le faisant fonctionner avec de l'électricité décarbonée. Ce développement est nécessaire mais il est indispensable de l'orienter d'abord vers les usages industriels plutôt qu'énergétiques au sens large.
Je souhaite rapidement souligner un second point : l'objectif « Fit for 55 » qui conduit à accélérer la décarbonation d'ici 2030-2035 est précisément ce qui met en tension notre trajectoire électrique. En effet, le débat sur l'activation - ou pas - du levier nucléaire en construisant de nouveaux réacteurs porte sur une réalité concrète qui ne portera ses fruits - dans un sens ou dans l'autre - qu'au-delà de 2035. Jusqu'à cette date, si on veut miser sur l'électrification, il n'y a pas 36 solutions : soit il faut aller beaucoup plus vite qu'aujourd'hui sur les énergies renouvelables, soit il faut, autant que possible, découpler l'augmentation des usages électriques de celle de la consommation électrique par la sobriété et l'efficacité énergétique. On a très peu évoqué le plan de sobriété, mais négaWatt avait formulé à ce sujet une cinquantaine de propositions en montrant par exemple que des gestes simples - comme d'éteindre les systèmes de ventilation dans les logements tertiaires quand ils ne sont pas occupés - permettent de réduire notre consommation de plusieurs dizaines de TWh sans porter atteinte au bien-être, au confort ou à la liberté des individus : c'est un gisement qu'il faut exploiter rapidement.
M. Alexandre Ouizille. - Merci à tous pour vos explications. J'ai trois questions. La première s'adresse à RTE : en novembre 2022, vous aviez documenté un risque de black-out ou de coupure générale sur le réseau électrique pendant l'hiver, ce qui pourrait nécessiter d'éventuelles mesures permettant de contrecarrer ce risque ; vous indiquiez en même temps que ce risque était imputable au retard pris par la réactivation des centrales nucléaires. Compte tenu de l'évolution haussière de la consommation électrique que vous documentez, comment évaluez-vous ce risque de black-out dans les années à venir : au-delà de l'élément conjoncturel lié au non-redémarrage des réacteurs nucléaires, imaginez-vous des risques futurs imputables au changement de la composition du mix énergétique ou à la hausse de la consommation d'électricité ?
Ma deuxième question est de savoir comment vous gérez la sensibilité de vos modèles à l'efficacité de la politique publique. J'illustre mon interrogation par un exemple simple quoique très sectoriel : lorsqu'on audite MaPrimeRénov', on constate que son efficacité risque, en réalité, d'être limitée ; les rénovations complètes de logements qui sont les plus performantes en économies d'énergie ne constituent qu'une part très faible des dossiers - moins de 10 % me semble-t-il selon le rapport de la Fondation Abbé Pierre que je lisais ce matin. Comment - et je m'adresse à tous les intervenants - prenez-vous en compte ces données pour actualiser et affiner progressivement vos modèles ? Selon quel degré de sensibilité ? J'ai bien compris que le scénario négaWatt était très sensible au volontarisme politique puisqu'il appelle, comme vous l'avez indiqué, des mesures de réaménagement du territoire et une modification des comportements.
J'en termine avec une troisième question sur les coûts : elle se situe peut-être à la marge de notre sujet d'aujourd'hui et concerne RTE. Dans les scénarios 60-40, N3, N2 ou N1, j'imagine que la prise en compte de nouvelles installations d'énergies renouvelables a des conséquences sur la capillarité du réseau : avez-vous une idée précise des ajustements requis et des coûts induits ? Cela amène à vous demander si vous pouvez classer vos scénarios non pas par ordre de préférence mais selon leur coût, du moins cher au plus cher ?
M. Fabien Genet. - Dans le prolongement des interrogations de mon collègue, quelle est la sensibilité de vos scénarios à la notion de prix ? Les auditions précédentes nous ont effectivement sensibilisés aux mécanismes de formation des prix de l'énergie et, au final, pendant la crise de l'année dernière, au-delà de tout ce qu'on a pu dire sur le climat et la nécessité des transformations destinées à sauver la planète, ce qui a vraiment fait bouger la consommation, c'est avant tout les prix : quand ils ont commencé à augmenter, la consommation a baissé. Quelles sont vos anticipations dans ce domaine ? En effet, les facteurs que vous mettez en avant et l'ampleur des investissements requis vont nécessairement avoir des conséquences sur les prix de l'énergie et je souhaite vous demander comment vous intégrez ces données dans vos modèles ?
À l'inverse, compte tenu du fait que des prix bas de l'énergie favorisent le développement économique, je me demandais en vous écoutant si on pourrait imaginer un scénario dans lequel un pays comme la France pourrait adopter une stratégie de développement de ses capacités de production pour augmenter la quantité d'énergie disponible, faire baisser les prix et, par suite, attirer les implantations d'activités grâce à ce facteur de compétitivité. On entend peu ce genre ce discours, puisqu'on semble avoir un peu perdu tout espoir dans ce domaine : certes, on parle de réindustrialisation mais il s'agit surtout de compenser ce qu'on a perdu. Peut-on, à votre avis être encore plus volontariste ? Prenez-vous en compte ce type de considération pour élaborer vos scénarios et quelles sont vos évaluations dans ce sens ?
Enfin, de façon plus béotienne, si on considère une entreprise ayant la même production, comment calculez-vous ses émissions selon qu'elle est localisée en Chine ou en France ? Comment prenez-vous en compte ces facteurs internationaux en imputant à tel ou tel pays les émissions de gaz à effet de serre et en faisant apparaitre les déterminants des arbitrages dans ce domaine ?
M. Thomas Veyrenc. - Pour répondre à votre première question, replaçons-nous en novembre 2022 ; la situation en France est alors la suivante : le parc nucléaire produit beaucoup moins que sa production nominale - 279 TWh en 2022 contre 400 TWh plusieurs années auparavant. La France vit également une sécheresse et, en 2022, la production hydraulique a été la plus faible depuis 1976 en France. De plus, à ce moment précis, le gaz est à son prix le plus haut. Dans ces circonstances, deux facteurs importants ont permis d'alimenter nos concitoyens en électricité : d'une part, une baisse de la consommation, assez structurante et, d'autre part, l'excellent fonctionnement du système d'échange interconnecté en Europe qui a parfaitement rempli son rôle.
Quels enseignements peut-on tirer de cet épisode ? En réalité, le premier des deux grands facteurs de risque du système était, à cette époque, une grande vague de froid : il s'agit là d'une vraie question pour le dimensionnement du système car avec le réchauffement climatique, elle devient de moins en moins probable mais elle n'est pas à exclure. Faut-il se couvrir contre un événement qui arrive une fois tous les 10 ans ? La réponse est oui, mais au-delà - par exemple pour une périodicité de 20 ans - on peut se poser la question et cela coute cher de se prémunir contre un évènement qui arrive une fois tous les 100 ans : pour autant, la problématique du dimensionnement doit tenir compte de ce type d'incertitude. Le second événement majeur qui pouvait stresser le système s'est produit en 2022 avec une indisponibilité simultanée d'un grand nombre de réacteurs nucléaires.
À l'avenir, la sensibilité du système électrique va évoluer : les moments les plus critiques seront ceux où le froid sera corrélé à une absence de vent sur la plaque européenne. En moyenne, dans tous nos scénarios, le niveau de risque est le même qu'il y a 10 ou 20 ans : le volume de risque est similaire mais il ne se matérialisera pas au même moment. Certains épisodes de froid qui auraient mis en difficulté le système de 2010 ne poseront aucun problème en 2030. Inversement, d'autres situations assez facilement gérables en 2010 pourront susciter des tensions à l'avenir. En tous cas, le volume de risque sera globalement inchangé et la constance de ce niveau est précisément documentée dans nos scénarios.
Je saisis l'occasion pour vous signaler que nous sommes en train de publier les volets techniques spécifiques associés à notre analyse de septembre dernier et qu'il nous reste à finaliser les études sur les coûts, la sécurité d'approvisionnement, l'hydrogène et le bâtiment. J'ajoute que nos auditions au Sénat soulèvent fréquemment des interrogations qui nous amènent à analyser d'autres variantes et enrichissent nos rapports.
En réponse à votre deuxième question, je précise que pour mesurer la sensibilité de nos modèles énergétiques à l'efficacité des politiques publiques, nous réalisons des « stress tests », paramètre par paramètre, l'objectif étant de comprendre si l'échec de tel ou tel volet de politique publique est « dimensionnant » ou pas pour la réussite du scénario. S'agissant de la rénovation énergétique des bâtiments, nous avons réalisé de nombreuses évaluations pour mesurer les effets du remplacement des chaudières à gaz par des pompes à chaleur en testant beaucoup de combinaisons de rénovations et d'installations de pompes à chaleur plus ou moins efficaces. Cela nous a permis de reconstituer à peu près toutes les hypothèses formulées par les uns et les autres, certains affirmant que l'électrification du chauffage n'aura pas d'impact sur la pointe et d'autres que l'impact sera considérable. Nous sommes à peu près parvenus à comprendre les diverses analyses et hypothèses permettant d'évaluer l'impact sur la pointe entre zéro et 15 gigawatts et nous avons dégagé le scenario qui nous semble le plus réaliste : je pourrai vous préciser les résultats de cette étude dès sa publication.
Par ailleurs, dans notre analyse de 2021, nous avons chiffré divers scénarios et nous concluons que les moins coûteux pour la collectivité sont ceux qui comportent un réinvestissement dans le parc nucléaire, sous réserve de certaines hypothèses sur le coût des différentes technologies et sur leurs modalités de financement. Je souligne ici qu'en réalité, ce qui est déterminant dans le coût du système énergétique à long terme, outre le coût intrinsèque d'un moyen de production, c'est la façon dont on le finance. En effet, si, dans le secteur privé, un investissement est considéré comme plus risqué, son coût de financement augmente : celui-ci devient le facteur numéro un de cherté lorsque les moyens de production sont soumis à des délais de construction de 10 à 15 ans. Nous avons, ici encore, réalisé beaucoup de stress tests permettant de faire apparaitre le scénario à dominante nucléaire le moins cher mais vous constaterez que les écarts de coûts étaient assez rapprochés et sont loin d'aller du simple double. Je me permets de vous renvoyer à cette étude mais nous pourrons également vous fournir ultérieurement plus de précisions.
En ce qui concerne votre question sur la sensibilité des consommateurs au prix et aux coûts, je précise qu'en général nos études prennent en considération le coût complet pour la collectivité sans se limiter au seul prix de l'électricité, lequel dépend de nombreux paramètres y compris de ce que font nos voisins européens. On peut affirmer que la stratégie française basée sur le nucléaire compétitif actuel ainsi que des énergies renouvelables matures est, sans aucun doute, une solution compétitive à l'échelle européenne. La question du prix relève d'un angle de vue différent car elle implique de prendre en compte le fonctionnement de notre système électrique totalement interconnecté et dont il résulte que les caractéristiques très particulières du mix français - à 93 % décarboné - ne se retrouvent pas dans la formation d'un prix qui est déterminé au niveau européen.
Peut-on prendre appui sur la bonne compétitivité à l'échelle européenne de cette stratégie française afin de réindustrialiser notre pays ? C'est l'objet du scénario « réindustrialisation profonde » que nous avons élaboré. Je fais observer que notre méthode consiste à faire bouger les curseurs sans jamais les porter au maximum dans un sens ou dans l'autre, sinon on arrive par exemple à la conclusion que la consommation d'électricité en 2050 peut varier du simple au triple : nous devons donc resserrer un peu les fourchettes pour que nos travaux puissent éclairer les décideurs. Nous avons ainsi augmenté les curseurs dans le scénario réindustrialisation en prenant en compte le fait que celle-ci ne concerne pas le même type d'industrie que dans les années 1980-90 : je souligne que les nouvelles usines sont beaucoup plus efficaces électriquement et ne conduisent donc pas à retrouver les niveaux de consommation d'électricité enregistrés dans les années 1980-90. La France a indubitablement un certain nombre de cartes à jouer en matière de réindustrialisation : toute la question est de savoir à quels secteurs on va affecter l'électricité que nous serons en mesure de produire ; on ne pourra pas tous les développer mais notre pays peut tout à fait être compétitif pour réindustrialiser en ciblant certains secteurs de pointe.
Enfin, nos analyses d'émissions de gaz à effet de serre prennent en compte l'ensemble du cycle de vie des produits et nous sommes capables de différencier les trajectoires d'émissions de CO2, selon, par exemple, qu'on utilise des panneaux solaires fabriqués en Chine, en Pologne ou en France.
M. Tanguy de Bienassis. - Je rejoins à peu près tout ce qui vient d'être dit. Voici en complément quelques précisions sur notre façon d'incorporer dans nos scenarios la sensibilité à l'efficacité des politiques publiques. Notre approche se concentre surtout sur les investissements qui doivent être faits à long terme et je travaille moi-même tout particulièrement sur ce point. Nous analysons l'historique - y compris très proche - des investissements puis nous nous regroupons pour confronter nos données avec nos scénarios. Si on constate, par exemple, un écart important entre l'année 2023 et l'année 2024, on comprend alors que le scénario n'incorpore pas les résultats de la politique publique : à ce titre, j'assure, entre autres, un suivi attentif du dispositif MaPrimeRénov'.
Par ailleurs, nous surveillons les prix de toutes les énergies sans se limiter à ceux de l'électricité : ces prix influencent la demande d'énergie globale d'un scénario puisque les composantes de cette demande se focalisent sur les prix les plus intéressants. À la fin du scénario, on détermine les besoins d'investissement nécessaires pour atteindre les objectifs du modèle. Au niveau mondial, dans le secteur de l'électricité, pratiquement la moitié des investissements doivent être faits dans les réseaux, surtout là où ils sont le moins développés et je rappelle que les réseaux sont très importants pour pouvoir déployer les renouvelables. Le besoin d'investissement que nous déterminons dans nos scenarios donne une idée du coût total du système électrique.
S'agissant de notre méthode de comptabilisation des émissions de CO2, notre approche - qui est vraiment « énergétique » - consiste à assigner les émissions dans le pays qui produit le bien et nous ne faisons pas de retraitements en fonction du lieu de destination du produit. En revanche, nos divers scenarios sont sensibles au lieu d'implantation des industries.
M. Yves Marignac. - S'agissant du risque de black-out relatif à l'hiver dernier, je précise tout d'abord que nos études n'ont pas la même sensibilité que celles de RTE puisque cet organisme se singularise, au niveau européen et même mondial, par ses remarquables capacités probabilistes. J'observe qu'en l'occurrence, on a justement été confrontés - pour partie - à un risque non probabilisable, à savoir l'aléa de sûreté qui a conduit de manière totalement imprévue à l'arrêt d'une quinzaine de réacteurs en raison du problème de corrosion sous contrainte. Je souligne que cet aléa peut se reproduire, a fortiori si on maintient le parc nucléaire et qu'on l'expose au vieillissement - même si la corrosion sous contrainte correspond à un phénomène d'usure mais pas de vieillissement. C'est sans doute aujourd'hui l'aléa le plus « dimensionnant » pour le système électrique français voire européen et il faut le garder en mémoire.
En ce qui concerne le volontarisme politique ainsi que l'idée selon laquelle le scénario négaWatt serait plus sensible à ce paramètre, je vois ici encore une illustration du biais culturel qui consiste à penser que le volontarisme a plus d'influence sur la demande énergétique que sur l'offre. Or tous les scénarios visant la neutralité carbone comportent une part importante de volontarisme avec des phénomènes de report d'une composante à l'autre. Je souligne que le programme nucléaire actuel est un projet volontariste, comme en témoignent les mesures que le Gouvernement est en train de mettre en place pour le réussir. Il en va de même du fort développement des énergies renouvelables ainsi que des actions massives visant l'efficacité énergétique ou la sobriété structurelle. La vraie difficulté est de réunir les conditions de l'acceptabilité de ces mesures volontaristes en identifiant tous les enjeux y compris économiques.
Comme vous le savez, la rénovation thermique des bâtiments est un sujet sur lequel négaWatt travaille depuis longtemps et nous l'avions porté dès le Grenelle de l'Environnement de 2007. C'est un bon exemple d'interaction entre les scénarios et la réflexion sur les politiques publiques. Dès nos premiers travaux de modélisation, nous avons considéré que ce levier était incontournable et que la rénovation des bâtiments devait être aussi complète et performante que possible. Cela nous a amené à réfléchir aux politiques publiques susceptibles de mettre en oeuvre une trajectoire de massification de la rénovation. Aujourd'hui, nous avons beaucoup de retours d'expérience sur la formation de groupements d'artisans pour assurer la disponibilité de l'offre ou sur les mécanismes de financement des travaux permettant de minimiser le reste à charge voire de le réduire à zéro. Sachant que ces outils existent, nous renvoyons la balle aux politiques pour qu'ils fassent évoluer les dispositifs de soutien et l'évolution de MaPrimeRénov' participe à la nécessaire massification des travaux. Nous nous efforçons donc à la fois de dimensionner les enjeux et de travailler concrètement au perfectionnement des politiques publiques.
S'agissant de votre interrogation sur l'empreinte environnementale, je précise que le scénario négaWatt réalise une modélisation permettant de vérifier que la neutralité carbone sera atteinte en 2050, sous réserve, bien entendu, d'hypothèses sur l'évolution de l'ensemble du système mondial - telle que l'envisage l'AIE - sans quoi la seule façon d'être neutre en carbone serait de devenir autarcique, sans capacité de réindustrialiser. Je souhaite au passage nuancer le propos de monsieur le rapporteur sur la divergence entre le scénario négaWatt et ceux des autres organismes, en faisant observer qu'ils sont beaucoup plus convergents qu'opposés. En témoigne tout particulièrement le fort levier de réindustrialisation et de relocalisation que comporte notre scénario. Cependant, rejoignant les propos de Thomas Veyrenc, nous ciblons cette réindustrialisation vers certains secteurs pour éviter qu'elle soit lancée à tout va, ce qui, du point de vue économique et écologique ne ferait pas forcément sens.
Sur la question des coûts, nous soulignons d'abord que le scénario dit de sobriété réalisé par RTE revient moins cher que le scénario sans sobriété - en coûts complets - à l'horizon 2050 ; j'ajoute qu'il y a beaucoup plus de certitude sur cette différence de cherté que sur les écarts de coût entre les autres scenarios de mix électrique. Thomas Veyrenc vient de rappeler l'importance des conditions de financement des investissements mais je signale ici que, comme en témoigne l'actualité récente, le coût estimé aujourd'hui pour Hinkley Point 2 représente le double de l'hypothèse maximum que RTE avait retenue en stress test pour évaluer le prix des nouveaux EPR français : il y a donc, là aussi, une réflexion à mener. Je réaffirme donc que la sobriété est la meilleure solution pour minimiser la cherté du système énergétique. Permettez-moi également de faire observer que quand on s'interroge sur le comportement des entreprises ou des consommateurs, il ne faut pas raisonner uniquement en termes de prix : ce qui compte pour eux, c'est la facture énergétique, à savoir le prix unitaire multiplié par le volume. Or dans une configuration où des investissements doivent être réalisés pour moderniser le système énergétique - ce qui fait le lien avec mon propos sur le volontarisme - il en résultera nécessairement une augmentation des coûts unitaires et des prix. La maîtrise de l'impact sur les ménages et les entreprises implique dès lors une maîtrise des volumes consommés ce qui nous ramène, ici encore, à la nécessité d'une politique d'efficacité et de sobriété. J'en termine en relevant la contradiction intrinsèque que renferme l'idée d'augmenter les capacités de production d'énergie pour devenir attractifs à travers des prix bas : en effet, les investissements requis pour cette production plus abondante vont générer une augmentation des coûts unitaires. Si vous n'assortissez pas cette stratégie de conditions d'efficience - portant sur le rapport entre le volume d'énergie consommée et la production économique - vous n'atteindrez pas le niveau d'attractivité que vous visez.
M. François Bonneau. - Je souhaite vous interroger sur l'intégration dans vos scenarios de l'impact du contexte international. J'explicite ma question en rappelant que les terres rares se situent principalement dans des pays géopolitiquement compliqués ; on sait également que plus de 50% des mines nécessaires pour alimenter la fabrication des batteries sont aujourd'hui sous maîtrise chinoise et la Chine domine à 70% cette filière de production. Or l'Indopacifique est actuellement une zone de tension, de même que d'autres parties du monde : prenez-vous en compte ces données qui peuvent avoir de sérieuses conséquences sur les coûts d'approvisionnement et de transformation de notre système énergétique ?
M. Victorin Lurel. - Je reviens un peu en arrière pour interroger RTE sur la fiabilité de ses prévisions et de ses projections à court ou moyen terme, telle qu'on peut la constater rétrospectivement ? Par ailleurs, j'observe que l'IEA s'appuie sur des données relatives à la zone France-Italie-Allemagne ; cependant, l'interconnexion est beaucoup plus large et comprend notamment le Benelux : d'où la question de savoir dans quelle mesure l'échantillon que vous utilisez est suffisamment adapté pour pouvoir tirer des conclusions représentatives, celles-ci ayant, j'imagine, des conséquences sur vos scénarios à court, moyen et long terme.
Ma deuxième question concerne la temporalité de vos modèles. Certains ont pour horizon le long terme - en 2050 - tandis que négaWatt insiste sur la période actuelle et 2035. Étant entendu que la construction de nouvelles infrastructures prend prends du temps, que fait-on d'ici 2035 ? Si on prolonge les tendances actuelles, y-a-t-il des chances plus que raisonnables pour qu'en 2035 on parvienne à augmenter les injections d'énergies renouvelables mais qu'il faille les coupler avec des centrales à gaz. Je pose la question avec une arrière-pensée qui se fonde sur le raisonnement suivant : les discussions sur la taxonomie européenne ont été animées sur le nucléaire et je ne sais pas ce qui a été décidé pour le gaz, mais si on laisse aller les choses, cela favorisera la structuration du régime électrique allemand. La projection linéaire du modèle actuel risque ainsi de se traduire par un certain verdissement, avec de énergies renouvelables intermittentes qui soulèvent des difficultés de raccordement au réseau, ainsi que la validation par l'Europe de l'utilisation de centrales à gaz. Comment pourra-t-on ensuite sortir de cette « préférence de structure » selon la formule de François Perroux ?
M. Tanguy de Bienassis. - Nous avons à l'AIE une équipe dédiée à l'étude de plus en plus fine des impacts internationaux, des tensions sur les métaux critiques, de la problématique des batteries et de ce type de sujets. Cependant, nous n'incorporons pas ces éléments - ou alors de manière anecdotique - dans nos scénarios complets. Nous formulons des mises en garde et publions dans nos rapports des études sur la concentration de la production des métaux critiques ou des mines mais ces données n'influent pas encore sur la possibilité de réaliser nos scénarios. Toutefois, dans nos modèles les plus ambitieux, nous mettons par exemple l'accent sur la nécessité d'augmenter la part de recyclage des métaux critiques ou des batteries : nous faisons ainsi l'hypothèse qu'en 2035 environ 20 % des batteries seront produites à partir de recyclages, alors que ce pourcentage est quasi nul aujourd'hui. En résumé, nous signalons les risques géopolitiques mais on ne les intègre pas encore dans nos scénarios.
Par ailleurs, nous procédons effectivement de façon un peu arbitraire à des regroupements régionaux. Nos scénarios portent sur la quantité d'énergie globale - ce qui implique de prendre en compte les interconnexions en matière d'électricité - et nous utilisons la région que vous avez citée pour tous les aspects énergétiques : c'est le niveau le plus « granulaire » qu'on ait déterminé pour parler de l'électricité. On pourrait effectivement, réfléchir à configurer d'autres régions mais nous procédons à souvent à des regroupements plus larges dans nos analyses : nous raisonnons à l'échelle de vie européenne quand nous avons besoin de moins de granularité. Ce choix n'est donc ni politique ni lié à l'interconnexion.
J'en viens à votre question sur le mix énergétique et l'intermittence. Dans nos scénarios nous insistons énormément sur les besoins d'investissement immédiats pour pouvoir accommoder un mix énergétique différent en 2035 : s'agissant des réseaux, les investissements de modernisation sont très longs et les réseaux doivent être disponibles avant de débuter les projets d'intégration de renouvelables. Il est très important que les réseaux soient dimensionnés de manière appropriée pour pouvoir intégrer un mix énergétique qui change.
Sur les centrales à gaz, je vais peut-être vous choquer en indiquant que dans nos scénarios, elles sont utilisées de manière très flexible, avec un facteur de charge beaucoup plus faible que ce qu'on voit actuellement, tout en accommodant plus de renouvelables. Cette utilisation efficace des centrales à gaz n'est donc pas nécessairement discordante avec l'atteinte d'un objectif net zéro. Si ces dernières favorisent l'intégration de plus de renouvelables avec un facteur de charge plus faible, alors elles rentrent dans les cases de nos scénarios. Le facteur de charge correspond ici au taux d'utilisation d'une centrale thermique : une centrale à gaz pouvant par exemple tourner à 5 % de son potentiel pour compenser l'intermittence d'énergies renouvelables.
M. Yves Marignac. - S'agissant des ressources en terres rares et en métaux comme le cuivre ou le lithium, je commence par vous remercier pour votre question qui correspond à une de nos préoccupations majeures dans l'élaboration de notre scenario qui modélise l'« empreinte matière » de l'économie française. Nous nous sommes donnés comme règle, pour dimensionner les différentes actions, de rester - en consommation cumulée d'ici 2050 de ces ressources - sous le seuil de 1 % des réserves mondiales prouvées : telle est, selon négaWatt, la condition permettant de dégager une trajectoire qui ne va pas augmenter de façon déraisonnable la pression extractive. Notre modèle parvient à respecter ce critère pour à peu près tous les métaux et j'en profite pour dire qu'il n'y a pas de difficultés - ou très peu - relatives à la consommation de terres rares pour développer les nouvelles énergies renouvelables. De notre point de vue, il n'y a donc pas à redouter une pénurie globale de métaux critiques spécifiquement liée au développement des renouvelables, quand on le projette dans l'ensemble de la consommation de notre économie. Il y a cependant des cas où on tangente ce critère et il en va ainsi pour le lithium, c'est-à-dire que dans notre scénario, alors même que l'on intègre différentes hypothèses de sobriété et d'efficacité - comme la réduction de la taille des véhicules - on s'approche de 1 % des réserves mondiales en consommation cumulée. Si on n'intègre pas l'exigence de sobriété ce seuil est allègrement dépassé : le Secrétariat général à la planification écologique avait d'ailleurs fait état en juin dernier dans le cadre de ses travaux - non encore finalisés et stabilisés - d'une trajectoire qui, en raison de l'augmentation de la mobilité électrique, conduisait la France à avoir besoin en 2030 de 5 % de la production mondiale de lithium. Une telle éventualité nous semble à la fois insatisfaisante du point de vue éthique et irréaliste quant à sa mise en oeuvre. Il est donc fondamental de prendre en compte ce critère et nous y travaillons encore davantage aujourd'hui dans le cadre de nouveaux projets.
En ce qui concerne les risques de recours au gaz liés au développement des énergies renouvelables, on constate effectivement que le système électrique tel qu'il se présenterait à long terme - avec une énergie nucléaire ainsi que des renouvelables intermittents qui remplaceraient, en Europe, son socle de centrales thermiques pilotables - nécessiterait de garder un petit « talon » de centrales thermiques dans des conditions d'usage et de facteurs de charges très différents d'aujourd'hui et surtout alimentées à terme par du gaz d'origine renouvelable pour se conformer aux objectifs de décarbonation. Ce dernier impératif impose que l'évolution à court terme n'ouvre pas la porte à une augmentation du nombre de centrales gaz, ce qui implique de maîtriser le rythme de transformation du système et, là encore, d'actionner les actions de sobriété et d'efficacité qui sont les seules clés dont on dispose, en tout cas à l'horizon 2030-2035.
M. Thomas Veyrenc. - En ce qui concerne votre question sur la fiabilité de nos prévisions : en reprenant nos trajectoires publiées en 2016-2017, la réalité constatée se situe dans le bas de notre faisceau de prévisions car la consommation d'électricité a baissé plus rapidement que ce qu'envisageait notre trajectoire de référence. Toutefois, cette baisse semble bien être une conséquence de la crise ; si cette dernière n'avait pas eu lieu, la baisse de la consommation d'électricité aurait été moins forte. Je réitère donc ma conclusion : les trajectoires de 2010 montraient malheureusement que la France n'avait pas de vraie stratégie de transition de sortie des énergies fossiles. Toutefois, comme notre pays avait déjà non pas une stratégie mais une dynamique industrielle de remplacement des matériels non efficaces par des matériels plus efficaces, la consommation d'électricité a diminué ; puis la crise économique et énergétique a renforcé ce mouvement baissier.
Mes collègues vous ont parlé du contexte international et je mentionne pour ma part un de nos scénarios récents qui s'appelle « mondialisation contrariée » dans lequel nous avons voulu confronter nos modèles à un monde durablement adverse du point de vue géopolitique, conflictuel et compétitif pour l'accès aux ressources. Nous ne constatons pas une dichotomie évidente entre les zones riches en terres rares et celles qui ne le sont pas ; d'ailleurs, on parle beaucoup des terres rares alors que le pétrole et le gaz proviennent d'un monde qui n'est souvent pas très amical du point de vue géopolitique. Notre analyse de 2021 mettait l'accent, parmi 18 matériaux, sur le cobalt, le nickel, le lithium et le cuivre, devant faire l'objet d'une surveillance très attentive. Dans notre scénario de mondialisation contrariée, on s'aperçoit que le triptyque recyclage, sobriété et relocalisation de la chaîne de valeurs est très important pour faire baisser les consommations d'un certain nombre de ces matières, en particulier le cobalt et le nickel. On voit bien qu'un scénario axé sur la sobriété peut beaucoup minimiser les besoins en métaux pour fabriquer les batteries des véhicules électriques, la question de l'utilisation des énergies renouvelables dans le système électrique, étant de ce point de vue secondaire.
Quels sont les moyens d'action d'ici 2035 ? On peut accélérer nos efforts en matière d'efficacité énergétique - c'est le premier point du rectangle - et de sobriété avec, en particulier la chasse au gaspi : cette dernière n'implique pas un changement de nos modes de vie et il s'agit donc d'un levier facile à mettre en oeuvre. Au-delà de ce premier pallier indolore, certains scénarios de sobriété poussent les curseurs plus loin et doivent être débattus d'un point de vue politique et social.
Je saisis l'occasion pour préciser que la consommation d'électricité a diminué à l'automne 2022 selon une temporalité assez étrange. Pour l'industrie, l'explication est simple : c'est l'augmentation des prix. En revanche, pour les particuliers, l'automne 2022, n'est pas le moment précis où les tarifs ont augmenté ; par conséquent, la baisse de leur consommation d'électricité s'explique probablement par un mélange d'anticipations de hausses de prix et de crainte d'inflation globale, à un moment où les Français entendaient beaucoup de messages de vigilance les incitant à réduire leur consommation.
Je reprends mon énumération en indiquant que d'ici 2035, le déploiement des renouvelables peut tout à fait être accéléré et on peut également retrouver un bon niveau de production de nos réacteurs nucléaires. Si le parc nucléaire - qui a produit 279 TWh en 2022 et 320 TWh en 2023 - parvient à remonter sa production électrique à hauteur de 350 ou 360 TWh en incluant la centrale Flamanville, ou même au-delà, nous regagnerions instantanément des marges de manoeuvre. Nous pouvons donc, en toute certitude, nous conformer à la trajectoire d'électrification et plus généralement de transition vers les énergies bas carbone pour atteindre nos objectifs.
Enfin, s'agissant du mix allemand, aucun de nos scénarios ne conduit notre pays à avoir la même performance énergétique que l'Allemagne et personne ne considère que ce soit souhaitable : j'ai écrit dans tous nos rapports que le mix de production d'électricité français émettait de l'ordre de 10 fois moins que celui de nos voisins allemands. Même les scénarios incluant une part importante d'énergies renouvelables dans notre production électrique sont construits pour éviter les inconvénients du mix allemand, c'est-à-dire pour ne pas réouvrir de centrales au charbon ou pour n'utiliser des centrales à gaz que de manière extrêmement ponctuelle. Je termine en vous annonçant un chiffre que nous confirmerons la semaine prochaine au moment de la publication du bilan électrique officiel de l'année 2023 : le charbon représente 1,6 millième de notre production au charbon.
M. Franck Montaugé, président. - Merci, je voudrais revenir sur le thème de la sobriété. Dans la dernière étude que vous avez publiée, la sobriété génère des gains de très grande ampleur dans les trois scénarios que vous avez mentionnés. Au-delà de l'influence des augmentations de prix ou des anticipations de hausse, je souhaite vous interroger sur les moyens que pourrait déployer la puissance publique pour valoriser davantage la sobriété à travers, par exemple, des indicateurs intégrés dans structures tarifaires ou même dans les offres de marché non régulées. Quelles sont vos réflexions et vos suggestions de nature à atteindre voire dépasser les niveaux de sobriété qu'incorporent vos scenarios ?
M. Thomas Veyrenc. - Monsieur le Président, vous posez une question redoutable...
M. Franck Montaugé, président. - ...je suis là pour ça.
M. Thomas Veyrenc. - Je tenterai d'y répondre en commençant par rappeler un point de méthodologie : dans les concertations que nous organisons, tous les spécialistes des secteurs sont représentés - électriciens, gaziers, associations de consommateurs industriels, particuliers, ONG, organisations syndicales et économistes. Ceux qui sont le moins représentés sont les citoyens et, pour tenter d'accéder à leur point de vue, d'une part, nous présentons aux représentants du peuple nos scénarios et, d'autre part, nous avons constitué l'année dernière un panel de 13 000 Français, avec un institut de sondage, pour tester les hypothèses de nos scénarios, y compris de sobriété, pour voir comment elles étaient reçues. Il en résulte qu'un certain nombre de leviers, comme la chasse au gaspi, sont facilement accessibles et même très facilement pour nos aînés qui ont déjà connu des périodes de sobriété ou de restriction énergétique dans leurs jeunes années. Ces résultats ont montré que les messages incitatifs diffusés l'hiver dernier - mieux éteindre les lumières, ne pas chauffer des surfaces inoccupées ... - correspondaient à des éléments déjà connus par nos concitoyens : ceux-ci savent que baisser d'un degré la température de leur chauffage a une réelle incidence sur la consommation d'énergie globale.
Au-delà de ces considérations, les hypothèses retenues par les scénarios de sobriété plus structurants semblent s'opposer à certaines représentations de ce qui est considéré comme une vie souhaitable et on peut, par exemple, mentionner la part du logement individuel par rapport à la part du logement collectif. Ainsi, les scénarios de sobriété reposent sur une logique et des hypothèses de densification de l'habitat ayant pour effet de baisser très sensiblement la consommation d'énergie. Cependant, quand on les présente à un panel de français, ces hypothèses ne correspondent pas aux choix vers lesquels ils se tournent spontanément et il faut être très clair sur ce point. Nos travaux apportent à cet égard la confirmation chiffrée - et sur la base d'un large éventail d'hypothèses - de ce que nous avions déjà pressenti. Nos travaux font apparaitre l'existence d'une catégorie intermédiaire qui est hésitante à l'égard des enjeux de rénovation des logements, de partage de l'espace et de changement dans les habitudes de mobilité. Ce sont probablement ces « hésitants » qu'il faut convaincre pour insuffler une transformation des habitudes de consommation en les orientant vers le bas carbone - en changeant de type de voiture ou de chauffage - ou alors vers des comportements plus sobres.
M. Franck Montaugé, président. - Précisément, comment peut-on aller chercher ces personnes à travers des indicateurs ou des signaux de prix incitatifs, car il faut prendre en considération le fait que l'hypothèse de sobriété dont nous parlons comporte une forme de renoncement à la consommation.
M. Thomas Veyrenc. - Je comprends votre question mais j'essaye toujours de présenter des affirmations documentées et, malheureusement, je suis bien en peine de pouvoir vous présenter une pensée stabilisée sur ce sujet. Toutefois, on peut affirmer que la diminution de la consommation d'électricité qui a été assimilée à de la sobriété est tout de même, pour partie, une réaction à la hausse des prix - réelle ou anticipée par un certain nombre de nos concitoyens. Quand on les interroge, une partie d'entre eux répondent qu'ils ont fait un effort pour baisser leur consommation mais que cet effort n'était pas toujours difficile à faire - les réponses varient cependant selon la catégorie des personnes interrogées. Bien entendu, la tarification de l'électricité va jouer un rôle important dans les incitations à être plus ou moins économes, surtout à certaines périodes ; il serait d'ailleurs opportun de mieux informer les consommateurs sur les moments précis où les économies d'électricité sont particulièrement bienvenues.
Je termine en indiquant qu'au cours des débats publics que j'ai animé pendant deux ans autour de nos scénarios, le sujet le plus conflictuel n'a pas été celui des énergies renouvelables ou du nucléaire mais celui de la projection sur la sobriété et de la perception de l'équité des efforts demandés aux différentes catégories de la population. Ce thème de l'équité revient systématiquement : chacun est prêt à baisser sa consommation à condition d'être certain que les autres font les mêmes efforts.
Par ailleurs, l'élasticité prix est un phénomène bien perceptible mais son intensité varie selon les pays et elle dépend des modalités de taxation de l'énergie.
M. Franck Montaugé, président. - S'agissant des possibilités de régulation individuelle des pics de consommation, il me semble que vont très certainement se mettre en place des systèmes permettant, par exemple, d'alimenter pendant la journée le réseau avec de l'électricité stockée par un véhicule électrique pendant la nuit. Cela illustre les possibilités futures de contributions individuelles à une problématique plus nationale qu'on pourrait assortir de mesures incitatives.
M. Thomas Veyrenc. - L'effacement de la consommation électrique se ramène, en général, à un déplacement de l'usage auquel on renonce provisoirement ; c'est pourquoi, dans nos études, nous n'assimilons pas l'effacement à une économie d'énergie mais à une flexibilité de la consommation.
M. Yves Marignac. - L'effacement est, au final, une économie de puissance - et, en tout cas, ça peut l'être.
Merci pour votre question relative aux signaux qui permettraient d'encourager la sobriété : elle est à la fois intéressante et très compliquée. La première réponse, a priori simple, c'est qu'une tarification progressive serait le meilleur moyen d'envoyer un signal restrictif. Cette solution a déjà été envisagée par le législateur il y a une dizaine d'années : elle n'a pas été mise en oeuvre car - de mémoire - le Conseil constitutionnel l'a invalidée au motif qu'il en résulterait une inégalité devant la loi entre les ménages tributaires du chauffage électrique et ceux qui ne le sont pas, ce qui est assez logique. Aujourd'hui, on saurait peut-être mieux différencier ces modalités de consommation d'énergie grâce aux nouveaux outils que sont les compteurs intelligents ; en tout cas, même s'il faut bien entendu tenir compte de cette incertitude juridique, cela reste une piste à explorer car, d'une manière générale, la logique de tarifs progressifs est très incitative.
Le deuxième élément que je souhaite mentionner est le rôle des ESCO (Energy service company ou Société de services énergétiques) : il s'agit du fournisseur d'énergie lui-même ou d'entreprises tierces qui se rémunèrent sur les économies d'énergie qu'elles permettent aux particuliers ou aux entreprises de réaliser en les accompagnant. On peut encourager ce type d'opérateur dans une logique de marché ou favoriser, dans un registre tout à fait complémentaire, ce qu'on appelle aujourd'hui les « économes de flux », c'est-à-dire des personnes qui vont « chasser » toutes les économies d'énergie possibles et les gisements de sobriété ou d'efficacité à travers l'ensemble des flux à l'échelle, par exemple, du parc immobilier d'une collectivité. Dès lors que ces collectivités rassemblent quelques dizaines de milliers de personnes, ces emplois se rémunèrent sur les économies qu'ils génèrent. Aujourd'hui, les économes de flux commencent à se généraliser dans les collectivités locales et pourraient tout à fait être embauchés pour gérer les flux des grands parcs tertiaires ou de plusieurs parcs qui mutualiseraient leurs efforts de sobriété.
Au-delà, il y a évidemment toutes les mesures d'accompagnement et de sensibilisation que l'on peut adresser aux particuliers. Le Gouvernement avait commencé à s'y atteler avec son plan de sobriété ainsi que différentes annonces qui ont sans doute produit des effets, même s'il est difficile de les décorréler des tensions économiques conjoncturelles qu'ont connu les ménages et surtout les entreprises. Cela a aussi eu le mérite de réinstituer, dans nos représentations, un lien avec l'énergie. Je rappelle souvent que nous vivons dans un pays où le Gouvernement a dû rédiger une circulaire pour rappeler aux commerçants qu'il était raisonnable, en été, de fermer la porte d'accès aux locaux commerciaux climatisés. C'est une illustration de notre déconnexion avec la réalité concrète de la consommation d'énergie qui appelle un renforcement des messages de sensibilisation. J'ajoute qu'il faut répondre à certaines demandes citoyennes : un exemple iconique est celui des grands écrans publicitaires télévisés qui inondent certains espaces publics, comme ceux qui abritent les transports collectifs en région parisienne. Il faut couper l'alimentation de ces écrans et à tout le moins réguler leur consommation d'énergie qui souvent, dans le cas des transports parisiens, ne peuvent pas être éteints la nuit car ils sont branchés sur le même système électrique que les systèmes de sécurité. Du point de vue de la trajectoire électrique, une telle régulation ne va pas changer grand-chose mais envoyer un tel signal assez symbolique facilitera l'adhésion citoyenne à un projet de sobriété.
Pour finir, et sans entrer dans le détail des leviers plus structurels de sobriété, je souligne que beaucoup de sondages, de conventions citoyennes ou d'exercices délibératifs montrent que les citoyens, dès lors qu'on les amène à réfléchir à la sobriété, sont prêts à y participer moyennant un certain nombre de conditions. La première, c'est d'être accompagnés : ils refusent l'idée selon laquelle il suffirait de s'en remettre à des changements individuels de comportement ou à la responsabilité de chacun. Il est donc nécessaire de créer des offres et des politiques publiques de sobriété. En deuxième lieu, les citoyens demandent à disposer d'alternatives et j'illustre cette idée en prenant, dans le domaine de la mobilité, l'exemple de la crise des Gilets jaunes. Nous interprétons cet épisode comme le symptôme d'une politique d'ébriété énergétique qui n'a pas dit son nom mais qui a favorisé l'étalement périurbain et progressivement augmenté les distances à parcourir, ce qui a accru la dépendance à la voiture. Or tout à coup, on a expliqué aux personnes placées dans cette situation qu'en vertu de la nécessité de réduire la consommation d'énergie fossile - qui est évidemment la cible principale de la lutte contre le changement climatique - on allait les assujettir à une taxe pour les inciter à changer de comportement - sauf que ces personnes ne disposent pas d'autres solutions de mobilité. Par conséquent, la création d'alternatives est une condition clé de réussite de la sobriété.
Le troisième pilier est d'identifier les co-bénéfices de la sobriété en termes de santé, de confort de vie et d'environnement urbain. Par exemple, en réduisant la taille ou le nombre des véhicules en milieu urbain, tout en les électrifiant, il en résultera une diminution de la pression urbaine ainsi que de la pollution. Mettre en avant ces éléments positifs favorise bien plus que ne le pensent spontanément les décideurs politiques l'adhésion des citoyens aux politiques de sobriété bien conduites.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'ai deux petites questions qui s'adressent à RTE. Tout d'abord, vous avez parlé d'un scénario de référence datant des années 2016-2017 en précisant que l'évolution constatée de la consommation d'électricité se situait dans la partie basse de la fourchette prévisionnelle. Je ne sais pas quel a été le sort de ce scénario de référence et cela m'amène à vous demander si vous aviez, à l'époque, des scénarios privilégiés, auquel cas vous pourriez peut-être également en avoir aujourd'hui.
D'autre part, parmi l'ensemble des réactions suscitées par vos travaux dont nous avons pu constater le sérieux, quelle critique vous a le plus marqué ? De quel organisme provenait-elle et quel point vous a été le plus reproché ?
M. Thomas Veyrenc. - Je ne m'attendais pas à votre deuxième question.
S'agissant de la première, j'ai probablement fait référence à la trajectoire numéro 3 de notre bilan prévisionnel de 2017, parce que c'est celle que nous avions majoritairement retenue dans nos scénarios de mix énergétique en 2017. L'explication est purement technique : nous élaborons des scénarios en croisant, selon plusieurs combinaisons, une hypothèse sur le mix énergétique et une hypothèse sur la consommation. En 2017, on avait estimé que la prise en compte de quatre scénarios était inutilement compliquée, ce qui nous avait conduit à apparier un seul scénario de mix avec un seul scénario de consommation. À présent, je pense qu'il faut résister à cet appariement a priori car j'ai rencontré au cours des réunions de concertation des opinions très variées : certains souhaitent combiner des stratégies de sobriété tout en privilégiant le nucléaire pour éviter qu'on assimile le scénario nucléaire à celui de l'ébriété énergétique ; d'autres intervenants croient à une solution qui met l'accent sur la sobriété couplée avec les renouvelables et nous n'avons pas de raison a priori de ne pas relayer cette diversité de préférences. De plus, dans d'autres pays européens, comme celui dont nous sépare un grand fleuve qui se jette dans la mer du Nord, on recense beaucoup de stratégies très claires sur le déploiement des énergies renouvelables, mais pas particulièrement sur la sobriété. Il est inexact de penser qu'on peut coupler facilement une trajectoire de consommation et une trajectoire de production. C'est pourquoi les Futurs énergétiques 2050, comportent six scénarios de mix et trois grands scénarios de consommation que nous appelons : « référence » - qui est le plus conforme à la stratégie nationale bas carbone - « sobriété » et « réindustrialisation profonde ». En croisant ces (6 x 3) scénarios on aboutit donc à 18 combinaisons et nous en sommes restés là sans croiser toutes les variantes entre elles. Ensuite, nous essayons de faire une analyse facteur par facteur pour faire apparaitre ceux qui sont les plus dimensionnants ou à l'inverse d'une portée limitée.
En réponse à votre dernière question, lors de la publication de nos scénarios, nous n'avons pas relevé beaucoup de critiques parce que notre travail était très attendu. Une partie des réactions étaient liées à la nature même des scénarios que proposaient ou privilégiaient les uns ou les autres, mais d'un point de vue méthodologique et technique, les critiques ou les conseils qui nous ont été adressées étaient toujours de qualité : elles ne nous ont pas déstabilisés car nous avions déjà accompli un travail d'autocritique. Ce qui me semble absolument contraire à la vérité, c'est d'entendre que nous aurions borné a priori la part du nucléaire dans ces scénarios : sous serment, j'affirme que ce n'est pas le cas. Nous avons travaillé avec des trajectoires de développement du nucléaire proposées par un certain nombre d'acteurs ; puis nous avons mis en consultation ces trajectoires, ce qui nous a conduit à les faire évoluer. Au total, nos trajectoires de 2021 traduisent les différentes projections qu'il était possible de faire à cette époque sur la base des perspectives industrielles dans le nucléaire. Cela ne signifie pas du tout que nous définissons un plafond d'ordre absolu car une telle notion n'a pas d'existence concrète et, comme nous l'avons précisé dans le document complet, une prochaine analyse pourrait tenir compte de l'évolution de l'industrie du nucléaire ou du renouvelable, ce qui aboutirait à modifier les perspectives industrielles. Le cas de l'hydrogène évoqué pendant cette audition fournit un excellent exemple des incertitudes auxquelles nous sommes confrontés : en effet, nous constatons l'écart entre ce qu'ont pu nous dire certain nombre d'acteurs de la filière de l'hydrogène de 2019 à 2021 et ce qu'ils nous disent aujourd'hui. De plus, sans disposer de la profondeur d'analyse de l'Agence internationale de l'énergie sur les perspectives concrètes d'investissement actuelles dans l'hydrogène, on constate également des incertitudes dans ce domaine. Je souhaite donc affirmer devant vous que nous n'avons pas fait un travail de cadrage a priori ; bien au contraire, nous avons cherché à élargir le plus possible le champ des propositions et nous continuerons ce travail à l'avenir.
M. Franck Montaugé, président. - Je souhaite vous poser une question complémentaire sur le nucléaire. Vos études mentionnent les SMR (Small Modular Reactors) mais comment sont-ils pris en compte dans vos modèles ? Même si cette technologie n'est pas encore mature, intégrez-vous les SMR dans les hypothèses d'électrification des filières industrielles, en particulier ?
En second lieu, lorsque la technologie sera disponible, mature et industrialisable, pourra-t-on utiliser les SMR pour gérer la pointe alors qu'on sollicite aujourd'hui des turbines à gaz ?
M. Thomas Veyrenc. - Dans la concertation qui s'est déroulée de 2019 à 2021, le sujet du SMR est arrivé assez tardivement parce que les premières discussions portaient sur des réacteurs de grande taille unitaire comme les EPR (European pressurized reactor, renommé Evolutionary power reactor) ou les EPR2. C'est seulement dans notre scénario n° 3 que nous avons proposé un « package » sur le nucléaire qui consistait, en la mise en service de 14 nouveaux réacteurs de type EPR2 ainsi que de 3 gigawatts délivrés par des SMR à quoi s'ajoute la prolongation jusqu'à 60 ans en moyenne - et au-delà pour certains réacteurs - de la durée d'exploitation des réacteurs nucléaires actuels. Tel est le scénario qui permettait, sur la base d'une consommation de référence, d'arriver à une part du nucléaire d'environ 50 % du système électrique dans un monde neutre en carbone en 2050 ; ce pourcentage atteindrait 60 % dans un scénario de sobriété puisque si la consommation d'électricité est moindre, l'augmentation des capacités du nucléaire réduirait les besoins en énergies renouvelables pour satisfaire la demande. Nous avons ensuite pris en compte le fait qu'il y a plusieurs conceptions de SMR : certaines propositions de SMR ne sont pas si « small » qu'on pourrait le penser puisque qu'une installation composée d'une paire de SMR - d'une puissance de 100 à 200 mégawatts chacun - équivaut à une centrale à gaz ou à charbon. Je pense que cette filière SMR est d'ailleurs le marché qui est le plus ciblé à l'exportation car, dans certains pays, le réseau ne permet pas d'intégrer des EPR, qui sont dans cette hypothèse trop puissants, alors qu'un SMR pourra plus facilement s'y adjoindre. D'autres propositions, qui semblaient moins matures à l'époque, portaient sur de très petits SMR pouvant s'intégrer dans un tissu industriel, en lien avec des perspectives de cogénération. Dans nos scénarios, nous n'avons pas tranché entre ces deux modèles, parce qu'il était objectivement trop tôt pour le faire en 2020-2021.
Quant à la possibilité qu'un SMR fasse de la pure pointe, j'avoue à ce stade être un peu sceptique, mais il semblerait que certains de ces réacteurs puissent être assez flexibles pour s'ajuster à la consommation plus facilement - pourquoi pas. Je fais cependant observer que les besoins de pointe ou d'ultra-pointe sont très particulier et correspondent à des besoins représentant quelques heures par an : or un réacteur nucléaire est conçu pour fonctionner de manière beaucoup plus longue. Je pense donc que même sous forme de SMR, la vocation d'un réacteur nucléaire est de produire de l'énergie de base.
M. Franck Montaugé, président. - Vos propos redonnent de l'intérêt au biogaz, par exemple ?
M. Thomas Veyrenc. - Ce vecteur énergétique conserve tout son intérêt. Ainsi pour gérer la pointe, les candidats sont à rechercher dans le maintien de certaines centrales à énergie fossile très peu utilisées. Ces dernières restent compatibles avec un scénario net zéro si on les assortit de mécanismes de capture du CO2 ou si elles ne sont utilisées que quelques heures par an. Le biogaz, les biocarburants ou les turbines à hydrogène pourraient également être sollicités pour gérer les pointes de consommation d'électricité.
M. Tanguy de Bienassis. - Juste un petit mot sur les SMR : leur utilisation pour réduire la pointe se traduirait par des coûts d'intensité capitalistique incroyablement élevés. Par ailleurs, dans nos scénarios, le développement des SMR arrive trop tard pour être utile à la décarbonation du secteur électrique.
M. Yves Marignac. - Je souhaite très rapidement vous apporter quelques éléments sur ces dossiers dont j'assure le suivi à travers différents groupes d'experts auprès de l'Autorité de sûreté nucléaire. Le concept le plus avancé aujourd'hui en France est le SMR, développé dans notre pays par NUWARD : c'est une grosse installation d'une puissance de deux fois 170 mégawatts. Un dossier d'options de sûreté a été déposé auprès de l'ASN mais nous n'en sommes pas encore à l'avant-projet détaillé de ce produit. Son réacteur, qui reste dans la filière des réacteurs à eau pressurisée, apporte beaucoup d'innovations du point de vue de sa sûreté. Cependant, ces innovations génèrent beaucoup de défis pour parvenir à la démonstration complète de sa sûreté. L'objectif - a minima tendu - que se fixent aujourd'hui les porteurs du projet est d'aboutir à un « premier béton » en 2030. Ce modèle cible clairement les marchés à l'exportation, mais on peut se demander s'il ne pourrait pas également constituer sur notre territoire une alternative aux EPR s'il s'avère plus sûr que ces derniers, si nos concitoyens y sont favorables et sous réserve que ce modèle tienne ses objectifs de compétitivité : sur ce dernier point, la partie n'est pas gagnée d'avance si on se réfère à l'exemple récent de NewScale aux États-Unis, où le projet s'est arrêté en raison de la dérive des coûts.
Je mentionne également, dans un autre registre, les XSMR (eXtra Small Modular Reactor) qui sont des micro-réacteurs ainsi que les AMR (Advanced Modular Reactor) qui revisitent pratiquement toutes les filières nucléaires imaginées, tentées ou développées sous forme de prototypes dans le passé, mais en y introduisant l'idée de miniaturisation. J'estime qu'il y a peut-être là des réflexions à conduire sur un couplage avec la co-génération ou en tout cas avec d'autres procédés de fourniture de chaleur, en particulier issue d'usages industriels. Je souligne qu'aucun de ces concepts de nouveaux réacteurs n'est parvenu à un stade de design technique soumis à discussion avec l'ASN. De plus, aucun n'est, en l'état, « modulaire » et je précise que ce terme désigne la construction de réacteurs dans une usine qui en fabrique les modules. Or nous parlons ici de futurs prototypes et, surtout, nous n'en sommes qu'aux balbutiements des réflexions sur l'adaptation de la réglementation à ce type d'objets. Ces derniers soulèvent bien entendu des questions assez redoutables de dissémination du risque nucléaire, de besoins de transport, d'entreposage ou de gestion des déchets, de responsabilité civile et de sécurité - on ne va pas mettre un peloton de gendarmerie devant chaque XMR comme on le fait aujourd'hui pour nos centrales. Tous ces éléments indiquent que les perspectives de mise en service de ces nouveaux réacteurs sont vraiment très lointaines et que, d'ici là, le système électrique - dans lequel les renouvelables devront continuer à se développer très fortement - trouvera inévitablement d'autres solutions pour s'adapter. Encore une fois la question est de savoir comment les politiques vont accompagner ces solutions pour qu'elles ne soient pas contre productives du point de vue financier ou du point de vue des émissions de carbone.
M. Franck Montaugé, président. - Nous vous remercions vivement tous les quatre pour la qualité de vos interventions.
Audition de MM. Olivier Bard, délégué général du Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (GIFEN), Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et Etienne Dutheil, directeur de la division production nucléaire à la direction production nucléaire et thermique d'Électricité de France (EDF), le 6 février 2024
M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Olivier Bard, délégué général du Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (Gifen), de M. Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et de M. Etienne Dutheil, directeur de la division production nucléaire à la direction production nucléaire et thermique d'Électricité de France (EDF).
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter successivement serment, de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Olivier Bard, M. Bernard Doroszczuk et M. Etienne Dutheil prêtent serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué le 18 janvier dernier cette commission d'enquête portant sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050.
Nos travaux sont centrés sur le présent et l'avenir du système électrique : est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
L'objet de la table ronde d'aujourd'hui est essentiel parce qu'il nous faut apprécier la situation actuelle de notre parc nucléaire, après les nombreuses difficultés qu'il a connues. Quelle est la capacité de production de ce parc à court et moyen termes ? Quelles sont les perspectives au sujet de la maintenance et de la prolongation des réacteurs ? Comment les responsables se prémunissent-ils contre la survenue de nouvelles difficultés en la matière ? En clair, comment éviter l'arrêt de nombreux réacteurs pour des raisons de maintenance, et où en est le programme de grand carénage ?
Voilà quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur va vous interroger.
Nous vous proposons de dérouler cette audition en quatre temps : vous présenterez successivement votre travail et vos réflexions lors d'une présentation liminaire d'une dizaine de minutes. Vos présentations seront suivies d'un temps d'échanges avec notre rapporteur et avec les autres membres de la commission, lors duquel vous pourrez éventuellement revenir sur les propos des autres participants. Nous pourrons terminer par une dernière série de questions-réponses. Avant de la donner à M. Dutheil, je laisse la parole à M. le rapporteur.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Messieurs, nous vous remercions de votre présence. Je suis à l'origine de la création de cette commission d'enquête, complémentaire de celle qui a été conduite par l'Assemblée nationale, qui visait à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France et qui portait sur les choix effectués dans le passé. Nous avons voulu concentrer notre réflexion sur l'électricité, les perspectives de production et de consommation dans l'avenir, en prenant en compte l'électrification de nos usages.
Nous avons déjà pu faire le point sur l'écosystème de l'électricité, puis sur les perspectives de consommation, qui ne sont pas évidentes à déterminer : après une baisse de la consommation lors des dix dernières années, une forte augmentation des usages est annoncée pour les prochaines années. À travers cette nouvelle audition, nous abordons le sujet de la production d'électricité du parc nucléaire existant. Nous conduirons également des auditions au sujet du nucléaire du futur et sur les perspectives liées à la construction de réacteurs pressurisés européens (EPR), aux petits réacteurs modulaires (SMR) et à d'autres réacteurs nucléaires de quatrième génération. Aujourd'hui nous souhaitons parler de l'état du parc nucléaire actuel, de son vieillissement et de ses perspectives. Ces dernières années, la production de ce parc a baissé. A-t-on notamment comme perspective de revenir à une production de 400 térawattheures ou prévoit-on de rester entre 300 et 320 térawattheures ?
M. Etienne Dutheil, directeur de la division production nucléaire à la direction production nucléaire et thermique d'Électricité de France (EDF). - Mesdames, messieurs les sénateurs, le parc nucléaire traverse actuellement une phase nouvelle et inédite de son histoire industrielle. Le volume d'activité dans nos centrales et nos réacteurs, extrêmement soutenu, est bien plus important que par le passé. Les quatrièmes visites décennales des réacteurs de 900 mégawatts actuellement en cours représentent un volume d'activité six fois supérieur à celui des précédents réexamens périodiques. Le nombre d'heures travaillées dans la partie nucléaire des installations est passé de 6,3 millions en 2014 à plus de 7 millions en 2022.
Cela s'explique par plusieurs facteurs. Nous menons des travaux d'amélioration de la sûreté qui visent à porter le design des réacteurs de deuxième génération, construits dans les années 1980-1990, au niveau de sûreté des réacteurs de troisième génération, c'est-à-dire des EPR. Ces deux générations de réacteurs vont coexister dans notre parc et l'objectif est de tous les amener aussi près que possible du meilleur niveau.
Cette forte activité est également due à la maintenance et au vieillissement de nos installations. Certains composants arrivent en fin de vie technique et, comme leur durée de vie peut être inférieure à la durée de vie prévisionnelle de l'installation elle-même, il faut alors procéder à des remplacements. Par exemple, les isolants présents dans les transformateurs de grande puissance vieillissent et la durée de vie d'un transformateur est comprise entre vingt et vingt-cinq ans, soit bien moins que la durée de vie d'une centrale. Il faut donc les remplacer de proche en proche. Dans cette période, nous devons remplacer un certain nombre de ces gros composants, lors d'opérations dites de « maintenance exceptionnelle ». Le contexte d'activité est ainsi très soutenu, les modifications visant d'une part à améliorer le design des installations, et d'autre part à assurer une maintenance exceptionnelle plus importante qu'auparavant.
Le niveau d'exigence appliqué pour faire fonctionner les réacteurs a également augmenté. Cela n'est pas une particularité du nucléaire : dans toutes les industries, le niveau d'exigence augmente progressivement. Plus de contrôles sont réalisés, plus de critères doivent être vérifiés avant de redémarrer un réacteur. Notre activité est devenue plus complexe, alors que nous avons objectivement subi une forte perte d'expérience chez nos salariés et chez les salariés de nos entreprises partenaires ; en effet, le départ à la retraite des professionnels qui avaient démarré le parc nucléaire en France a entraîné un renouvellement très important de nos équipes. Même si nous avions anticipé ce renouvellement, le fait de remplacer quelqu'un ayant dix ou vingt ans d'expérience dans l'arrêt de réacteur nucléaire par quelqu'un qui n'a que deux ou trois années d'expérience dans ce domaine se fait nécessairement ressentir.
Pour toutes ces raisons, lorsque j'ai été nommé directeur de la division Production nucléaire d'EDF, j'ai voulu lancer un programme de transformation exclusivement centré sur l'amélioration de la maîtrise des arrêts de réacteurs. Cela peut sembler surprenant, mais la performance industrielle du parc nucléaire dépend essentiellement de la maîtrise des périodes d'arrêt des réacteurs. Lorsqu'un réacteur est redémarré, si l'on en prend soin, il fonctionne de manière plutôt fiable : son taux de disponibilité durant les périodes où les réacteurs sont couplés varie entre 97 % et 98 %. L'essentiel est donc de maîtriser les périodes d'arrêt, durant lesquelles nous réalisons de plus en plus d'actions. Or la maîtrise de ces arrêts de réacteurs demande de l'expérience : pour le dire trivialement, ces métiers ne s'apprennent pas à l'école.
Ce programme lancé en 2019 s'appelle « Start 2025 », pour « Soyons tous acteurs de la réussite des arrêts de tranche ». Tel est l'objectif : sur un site de production, il n'y a peu ou prou personne qui ne contribue pas à la maîtrise de ces périodes d'arrêt. Sans vouloir trop m'étendre sur ce programme, je souhaite le décrire en quatre points. Il consiste tout d'abord à adapter l'organisation des sites, y compris le dimensionnement des équipes, à leur programme industriel. Chaque arrêt de réacteur est un petit projet en soi, confié à une équipe dédiée qui commence à travailler douze à dix-huit mois avant la période d'arrêt elle-même. Sur un site, il est essentiel d'avoir le bon nombre d'équipes pouvant travailler en parallèle, de sorte que l'arrêt soit correctement préparé. Par exemple, sur un site de quatre réacteurs, trois équipes d'arrêt travaillent en permanence soit à un arrêt en cours, soit à la phase de préparation d'autres arrêts. Le nombre d'équipes doit être parfaitement calibré par rapport à notre programme industriel, c'est un point extrêmement important. Sur un site de quatre réacteurs, il est par exemple nécessaire d'avoir deux équipes d'arrêt. Dans le cadre de Start 2025, nous avons également entamé la création d'équipes volantes, pouvant se déplacer d'un site à l'autre, afin de renforcer les équipes en cas de pic de charge.
Deuxième point dans le cadre de ce programme : notre travail sur les compétences. Nos parcours professionnels doivent favoriser le temps long et l'expérience. Nous travaillons également sur l'entraînement des équipes juste avant la réalisation de l'opération. Nous avons entamé un programme de réinternalisation d'activités de maintenance de manière à renforcer nos compétences dans des domaines confiés à des partenaires industriels. Au sujet de ces derniers, nous faisons progressivement appel à plus d'équipes de spécialistes, connaissant les spécificités de nos matériels, plutôt qu'à des généralistes.
Troisième point, ce programme a pour but de gagner en efficacité du point de vue du « temps métal », c'est-à-dire du temps utile sur le terrain, en travaillant à la standardisation de nos procédures ; là encore, cette recette industrielle n'est pas propre au nucléaire. Nous avons la chance de disposer de réacteurs tous identiques, ce qui nous permet de bénéficier d'un même fonds documentaire et de gagner beaucoup de temps. En utilisant davantage les effets de cette standardisation de notre documentation, nous visons une réduction par deux du temps de préparation des arrêts de réacteurs. Nous industrialisons également les activités de maintenance elles-mêmes, de manière à les répéter à l'identique dans tous nos réacteurs, plutôt que de faire de la haute couture, si je puis dire.
Quatrième point, nous devons faire évoluer les modes de management du parc nucléaire dans une direction plus responsabilisante, plus décentralisée et moins soumise à des process, afin de donner plus de sens au travail. L'objectif est d'avoir des équipes engagées, compétentes, en nombre suffisant, qui travaillent efficacement à la réussite de nos arrêts de tranche.
Start 2025 traite du problème de fond de la maîtrise des arrêts de réacteurs et commence à produire des résultats. Le plus possible, ce programme a été élaboré de manière participative, en compagnie des personnels sur le terrain. Des sites commencent aujourd'hui à renouer avec de bonnes performances industrielles lors des arrêts de réacteurs. Je pourrai vous donner davantage de détails lors de nos échanges, mais sachez qu'en 2023 quelques sites ont atteint des performances inédites depuis dix ans.
Nous devons toujours rester extrêmement humbles, et nous sommes toujours loin du bout du chemin. Mais le goût de la réussite des arrêts de tranche est en train de revenir au sein des équipes. Ces arrêts ne se font pas au détriment de la sûreté, puisque l'amélioration de la performance industrielle et celle des performances de sûreté sont allées de pair. La production, la sûreté et la sécurité sont visées : il s'agit d'une maîtrise industrielle globale.
Dans ce contexte, nos perspectives de production sont à la hausse, et notre charge industrielle demeure très élevée : nous avons produit 320,4 térawattheures en 2023, significativement plus que durant l'année 2022, qui était tout à fait atypique. Nous visons une fourchette de production comprise entre 315 térawattheures et 335 térawattheures en 2024, puis entre 335 et 365 térawattheures en 2025 et en 2026. Un palier de production serait atteint en 2026 : nos prévisions sont assez prudentes, car nous débuterons alors les quatrièmes visites décennales des réacteurs de 1 300 mégawatts, soit la génération d'après celle des réacteurs de 900 mégawatts. Nous préparons depuis quelque temps déjà ces visites. Nous sommes confiants, mais elles concernent des têtes de série, et il faut être un peu prudent sur leur durée.
Notre objectif, assigné par Luc Rémont, est d'aller vers une production annuelle de 400 térawattheures, avec la mise en service de Flamanville 3, avec le cas échéant des augmentations de puissance sur les réacteurs de 900 mégawatts et de 1 300 mégawatts, avec un allongement des campagnes de production, c'est-à-dire de la période qui sépare deux arrêts de réacteurs, pour les réacteurs de 900 mégawatts, et avec les effets de Start 2025, qui se feront de plus en plus sentir.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pourriez-vous préciser quels sont les effets de Start 2025 sur la production ?
M. Etienne Dutheil. - En arrivant à mieux maîtriser les périodes d'arrêt des réacteurs, les périodes de production sont plus longues. Le point essentiel, c'est de maîtriser la durée des arrêts : une fois que le réacteur est recouplé au réseau, il fonctionne en général bien et sans interruption. Pour maîtriser la production, ce qui est clé, c'est de maîtriser la durée d'arrêt.
Les durées de fonctionnement sont rythmées par des visites décennales : tous les dix ans, nous devons obtenir auprès de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) une autorisation de fonctionnement pour dix ans supplémentaires. Nous nous projetons vers une perspective de fonctionnement à soixante ans. Nous avons même ouvert des discussions avec l'ASN et l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) au sujet de la période suivant ces soixante années. Rien n'est acquis, mais il s'agit de remplir les conditions permettant à nos réacteurs de fonctionner soixante ans, voire plus. Nous devons garantir la sûreté des équipements essentiels au bon fonctionnement des réacteurs, et notamment des équipements qui ne sont pas remplaçables, comme les cuves des réacteurs. Cela nous conduit à nous réinterroger sur nos programmes de maintenance exceptionnelle, car allonger la durée de fonctionnement impliquera plus de maintenance exceptionnelle. J'ai indiqué que les transformateurs avaient une durée de vie de l'ordre de vingt à vingt-cinq ans ; si les réacteurs fonctionnent plus de soixante ans, il faudra procéder à un deuxième remplacement de ces composants. Il s'agit aussi de travailler sur la qualification aux conditions accidentelles des équipements, ainsi que sur l'adaptation au changement climatique. De multiples chantiers sont donc ouverts pour enquêter sur l'ouverture du fonctionnement des réacteurs au-delà de soixante ans.
Nous avons confiance dans l'aptitude technique de nos installations à fonctionner durant de telles périodes. Aux États-Unis, des réacteurs ont obtenu une licence à quatre-vingts ans. En Europe, la centrale de Loviisa en Finlande vient d'obtenir une autorisation de fonctionner soixante ans. En Suisse, les réacteurs de Beznau ont été démarrés en 1969 et en 1971 et son toujours en fonctionnement. Cela ne veut pas dire que tout est acquis et que nous pouvons faire la même chose en France, mais, techniquement, la durée de vie potentielle de ce type d'installation peut atteindre plus de soixante ans. À nous de trouver les conditions répondant au cadre réglementaire et permettant d'envisager de telles perspectives.
Pour nous, cela change tout. Cela modifie notre stratégie de maintenance, mais cela nous permet aussi de rouvrir des dossiers comme celui de l'augmentation de puissance des installations. Augmenter la puissance d'une installation n'a pas de sens si l'on a comme perspective sa fermeture à court terme. Nous avons augmenté la puissance d'un certain nombre de réacteurs de 900 mégawatts, que nous avons ensuite arrêtés, car ces réacteurs devaient eux-mêmes s'arrêter. Il n'y avait alors plus lieu de réaliser ces investissements, mais aujourd'hui la question se pose à nouveau. Cela est également vrai au sujet de l'augmentation de la durée des cycles. Cette perspective de l'allongement de la durée de fonctionnement a un effet très important sur la motivation de ceux qui travaillent sur le parc nucléaire : nous avons la chance de réfléchir à la pérennisation de nos outils de production.
M. Franck Montaugé, président. - Le plan Excell traite-t-il du même sujet que Start 2025 ?
M. Etienne Dutheil. - Le plan Excell est relatif aux chantiers de nucléaire neuf. Il s'agit d'une source d'inspiration de Start 2025, notamment pour ce qui concerne la préférence accordée à une qualification précise des partenaires industriels et non à une approche plus généraliste, ou pour ce qui a trait à l'industrialisation des opérations de maintenance.
M. Olivier Bard, délégué général du Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (Gifen). - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie d'avoir convié le Gifen à cette audition et de nous inviter à contribuer à vos travaux sur la consommation, la production et le prix de l'électricité. Avant de préciser les actions que mène le Gifen, je vous présente notre organisation. Le Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire, c'est-à-dire le syndicat professionnel du secteur, a été créé en 2018 en regroupant des organisations déjà existantes, afin qu'une organisation unique représente la filière. Le Gifen est essentiellement constitué d'entreprises et de quelques organisations professionnelles. Aujourd'hui, après cinq ans d'existence, nous regroupons environ 500 membres, dont toutes les entreprises au coeur de la filière. L'enjeu est de faire travailler ce collectif ensemble : les exploitants comme EDF, Orano, le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) ou Framatome, et tous les fournisseurs de différents rangs, entreprises de taille intermédiaire (ETI) et PME. Notre tissu de PME, très riche, est composé de nombreuses entreprises familiales réparties dans tout le territoire, bien au-delà des grandes installations de tête de la filière.
La filière compte environ 200 000 salariés ; 500 entreprises se trouvent en son coeur, et environ 3 000 entreprises contribuent de près ou de loin à ses activités. Plus de 80 % de ces entreprises travaillent non seulement pour le nucléaire, la part de ce secteur dans leur activité étant même souvent minoritaire, mais aussi pour l'aéronautique ou d'autres secteurs. Le nucléaire offre une opportunité du point de vue de la standardisation et de l'industrialisation des pratiques, mais il comporte une vraie barrière à l'entrée : même si la capacité à exploiter les synergies nous incombe, le nucléaire ne représente, pour beaucoup de ces entreprises qu'un petit volume d'activité, soumise en outre à des exigences très particulières.
Structurellement, le secteur nucléaire exporte, même si, de manière conjoncturelle, tel n'était pas le cas l'an dernier. En effet, la moitié des entreprises de la filière sont vives à l'export. La filière française est complète : autant, pendant vingt-cinq ans, très peu de nouveaux réacteurs ont été construits, autant la concentration de l'activité sur l'exploitation du patrimoine édifié à la fin du siècle dernier a permis d'entretenir une filière complète sur les différents segments contributeurs, qui demeure entièrement autonome.
Dans le contexte de la relance du nucléaire, qui représente un changement d'ère, le Gifen a comme mission d'accompagner la filière. Ce changement de « point de consigne », pour employer le vocabulaire industriel, est mobilisateur pour l'ensemble des acteurs : on passe d'une perspective de fermeture de réacteurs à un prolongement du parc existant. S'ajoute à cela la perspective de reconstruire de nouveaux réacteurs, comme il y a vingt-cinq ans. Cerise sur le gâteau, il s'agit également de rouvrir l'exploration de nouvelles technologies, notamment les SMR ou les Advanced Modular Reactors (AMR). La filière est obligée de regarder cette relance dans son ensemble, ce qui représente pour elle une opportunité.
Le Gifen sert à faire travailler le collectif ensemble, à chercher la performance collective, pour relever le défi correspondant à ce changement de point de consigne, en représentant l'ensemble de la filière auprès des parties prenantes, les pouvoirs publics mais aussi les médias, sur la scène internationale et européenne.
J'ai un peu de mal à distinguer le sujet de cette audition de ce changement du point de consigne, car l'ensemble industriel forme un tout. Notre programme Match visait à mesurer la manière d'assurer l'adéquation entre la mobilisation des ressources et l'estimation des besoins pour faire face aux différents programmes. Ce travail, qui a pris entre trois et quatre ans, a abouti à la remise d'un premier rapport l'année dernière au Gouvernement. Ce rapport a permis de constater que la filière industrielle française reste complète et ne comporte pas de lacunes, à l'exception de la fonderie. Cela s'explique pour les raisons que j'évoquais plus tôt : de petits volumes, des exigences particulières, l'absence de perspectives. Nous achetons donc des produits de fonderie en Europe, mais ne les produisons pas en France. Pour le reste, le secteur n'est pas sinistré, ce qui est bien normal, car nous possédons l'un des plus grands parcs nucléaires du monde.
En revanche, nous sommes confrontés à l'enjeu du redéploiement de la croissance, que nous avons estimé à 25 % de notre volume d'activité sur les dix ans à venir, en équivalents temps plein (ETP). Les métiers du segment coeur représentent 125 000 emplois sur les 200 000 emplois de la filière ; nous avons estimé que, dans les dix années à venir, ils passeraient à 155 000 emplois, soit une croissance de 25 %. Il nous faut donc trouver 60 000 ETP en dix ans, la moitié pour renouveler les départs, l'autre moitié pour faire face à cette croissance. En extrapolant à l'ensemble de la filière et à ses métiers moins spécifiques comme les comptables et les gestionnaires, nous arrivons à une estimation de 100 000 emplois à trouver lors des dix prochaines années.
Cette estimation ne tient pas compte des enjeux de productivité. Dans cette étude, nous avons mis en évidence l'existence de trois leviers d'action. Un premier levier repose évidemment sur la mobilisation des compétences. Pour recruter, il faut repenser l'attractivité des filières scientifiques et de l'industrie, de manière plus générale. Deuxième levier, la performance, très complémentaire de la mobilisation des ressources : comment faire plus avec autant de gens ? Troisième levier, la soutenabilité économique d'une filière qui a devant elle de gros investissements dans les ressources humaines ou dans l'outil industriel. Une partie de nos activités porte sur la capacité de cette filière à avoir les moyens d'assurer ses investissements.
L'exercice Match a vocation à être récurrent : son but est de mesurer progressivement la mise en adéquation de ressources mobilisées avec les besoins estimés. Nous en ferons une mise à jour annuelle. La prochaine aura lieu à l'été 2024 et portera sur l'intégralité du programme nucléaire, car nous ne pouvons pas distinguer entre les activités relatives au parc existant et celles qui portent sur la construction de nouveaux réacteurs.
Ces travaux nous ont amenés à constater que les entreprises ont besoin de visibilité sur la cadence, afin de dimensionner leurs investissements, qu'il s'agisse des recrutements pour les entreprises de service ou de chantier, ou des outils industriels pour les entreprises qui fabriquent des équipements. J'en reviens au changement de point de consigne : il faut déterminer une cadence de création des réacteurs neufs. Certains ont dit que la filière française devait être capable de construire entre un et un réacteur et demi par an, cette cadence pouvant être augmentée afin de saisir les opportunités de partenariat à l'étranger. Il est très important pour l'industrie de connaître le rythme à partir duquel elle doit dimensionner ses investissements.
M. Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). - Je suis très heureux d'être présent à cette audition qui traite non seulement du volet ambitieux de développement du nouveau nucléaire, mais également et surtout des défis posés par le parc existant. Je centrerai mon intervention liminaire sur un seul sujet : celui du besoin d'anticipation en ce qui concerne l'ensemble des problématiques se posant dans le parc des installations existantes.
C'est évident : on ne peut pas traiter la question de la production d'électricité sans parler de l'anticipation des enjeux de sécurité dans le parc existant, qui relève de ma mission, en tant que président de l'Autorité de sûreté nucléaire. Ce qui caractérise fortement l'activité nucléaire, c'est qu'elle relève du domaine du temps long. Les décisions concernant un parc d'installations doivent être anticipées d'au moins dix à quinze ans pour pouvoir être mises en oeuvre, qu'il s'agisse d'opérations de grand carénage, de réexamens de sûreté ou de l'évolution des installations. Il faut du temps, et le besoin d'anticipation est donc extrêmement fort.
Cette anticipation concerne non seulement les réacteurs d'EDF, mais également les installations du cycle du combustible. La réflexion ne peut pas dissocier ces deux éléments : sans combustible et sans la capacité de retraiter ou d'entreposer les combustibles usés, la production d'électricité nucléaire est bloquée. La production d'électricité nucléaire est un système, qui comporte deux composantes : la production, avec les réacteurs, et le combustible.
L'ASN distingue trois temporalités dans l'anticipation. Tout d'abord, il y a un besoin de sécurisation des installations existantes, de renforcement de leur robustesse et de leur résilience face aux risques pouvant survenir jusqu'à 2040. Jusqu'à cette date, ou au moins jusqu'à 2035 - nous l'ignorons -, aucune autre installation nucléaire significative ne sera mise en service, et nous devrons donc fonctionner avec les installations actuelles. Cet horizon correspond également à celui qui est fixé par la programmation pluriannuelle de l'énergie pour ce qui concerne les installations du cycle du combustible. Notre premier souci consiste à assurer le fonctionnement sécurisé de l'ensemble du secteur du nucléaire, c'est-à-dire des réacteurs d'EDF et des installations du cycle du combustible appartenant essentiellement à Orano, jusqu'en 2040, c'est-à-dire jusqu'aux soixante ans des réacteurs les plus anciens.
Le deuxième sujet d'anticipation réside dans l'intégration des enjeux de sûreté, de radioprotection et de protection de l'environnement dans les choix de politique énergétique qui seront faits lors des deux ou trois prochaines années. Ces choix seront intégrés dans les futurs réacteurs pendant soixante ou quatre-vingts ans et nous conduiront au-delà de la fin du siècle. Il faut les intégrer dans les décisions que nous prendrons au cours des trois prochaines années, car il sera très difficile de revenir plus tard sur ces enjeux. Je développerai tout à l'heure l'exemple de l'adaptation au réchauffement climatique.
Enfin, il y a l'anticipation des enjeux de long terme. Tous les espoirs de M. Dutheil et d'EDF ne permettront pas d'avoir un parc de réacteurs nucléaires éternels. Il faudra arrêter ces réacteurs, et nous devons anticiper le moment de leur fermeture. Nous ne savons pas encore quand ce moment arrivera ni quels réacteurs seront concernés, mais la spécificité du parc nucléaire français est que celui-ci a été presque entièrement construit durant une période très courte : 90 % des réacteurs, construits en l'espace de quinze années, vieillissent tous en même temps. Pendant une période très courte d'une quinzaine d'années, ils devront s'arrêter, alors qu'ils représentent une puissance de production considérable de 63 gigawatts, soit environ l'équivalent de la puissance produite par 35 EPR 2. Je ne dis pas qu'il faudra construire 35 EPR 2, mais cela permet de fixer les ordres de grandeurs.
Je veux illustrer le sujet de la sécurisation des installations existantes jusqu'à 2040 par quelques exemples. EDF doit d'abord lever les doutes que nous avons émis dans un avis du 13 juin 2023 au sujet des capacités du parc actuel à aller jusqu'à soixante ans. À la suite du quatrième examen décennal de sûreté des réacteurs de 900 mégawatts, nous avons fait passer leur durée de vie de quarante à cinquante ans. Nous sommes en train d'instruire l'hypothèse de ce passage de quarante à cinquante ans de la durée de vie des réacteurs de 1 300 mégawatts, comme M. Dutheil l'a indiqué. À la demande du Gouvernement, sur la base d'une analyse menée par EDF, nous avons étudié les risques, pour certains réacteurs, de ne pas pouvoir aller jusqu'à soixante ans. Sur les 56 réacteurs du parc, nous en avons identifié 9 devant être examinés par EDF, car ils pourraient poser problème. Ces sujets prioritaires doivent être anticipés par EDF, afin que ces réacteurs puissent durer jusqu'à soixante ans.
Deuxième sujet de sécurisation, les défauts génériques tels que la corrosion sous contrainte. Celle-ci a été en grande partie responsable de la faible production électrique en 2022. Il conviendrait de mettre en place un programme de maintenance, de surveillance et de contrôle du parc, afin d'éviter des découvertes fâcheuses dans le futur. Le sujet de la corrosion sous contrainte n'est pas clos. EDF doit développer des programmes de maintenance adaptés et achever les opérations du programme de grand carénage ; réalisées par paliers, elles s'étalent sur de très nombreuses années.
Il faudra également sécuriser le fonctionnement des installations du cycle du combustible actuelles. L'usine Melox d'Orano, qui produit le combustible nucléaire MOX à partir du retraitement réalisé à la Hague, a connu un certain nombre de difficultés. La totalité des experts et l'exploitant lui-même sont convaincus de la nécessité d'une sécurisation. Si cette usine ne fonctionne pas, cela risque d'aggraver la saturation des capacités d'entreposage des combustibles usés : chaque année, dans les piscines d'entreposage de la Hague, une quantité de MOX usé vient s'additionner au combustible usé et déjà entreposé. La saturation des piscines atteint 95 %, ce qui pourrait devenir un problème à l'horizon 2030-2035. Il faudra donc trouver des capacités d'entreposage complémentaires, dans des conditions sûres, pour éviter l'embolie sur la totalité du parc.
Voilà les sujets de sécurisation dont nous devons nous préoccuper immédiatement.
J'en viens à l'intégration des enjeux de sûreté, de radioprotection et d'environnement dans les choix énergétiques à faire dans les deux ou trois années qui viennent. Il s'agit de se positionner sur le futur de l'énergie nucléaire après 2040.
Peut-on faire fonctionner le parc nucléaire au-delà de soixante ans ? Nous avons engagé un travail avec EDF, en intégrant récemment le CEA avec l'appui de l'IRSN, pour identifier les points sensibles qui pourraient s'avérer dirimants pour la poursuite de l'exploitation au-delà d'une telle durée. Je pense notamment aux composants irremplaçables : si l'on peut remplacer un transformateur, on ne peut pas remplacer la cuve d'un réacteur - du moins, c'est un processus très difficile.
Dans le cadre de l'identification des points sensibles, EDF doit fournir un certain nombre de résultats de ses investigations et présenter des méthodes pour justifier la prolongation éventuelle du parc nucléaire au-delà de soixante ans. Nous nous sommes engagés à prendre une position sur les méthodes à développer à la fin de l'année 2026 : il s'agit de donner de la visibilité, c'est-à-dire de définir les sujets sur lesquels il faudra mener des travaux de recherche et approfondir les méthodes de justification - celles-ci devront sans doute évoluer -, en nous inspirant des expériences étrangères. A priori, nous aurons identifié tous les points sensibles à la fin 2026.
Le parc nucléaire est aussi confronté aux enjeux du dérèglement climatique. Si les installations actuelles poursuivent leur fonctionnement au-delà de 2040, elles pourront accueillir sur leur site d'implantation des EPR 2. La pression sur les milieux naturels sera alors accentuée par les nouvelles installations, en particulier dans les grands axes comme le Rhône et la Loire. Cela n'ira pas sans poser de problèmes sur le prélèvement de la ressource en eau - l'appréhension territorialisée des enjeux suppose de la partager - et les capacités d'entreposage des effluents pendant une période suffisante - le débit des rivières doit permettre de les diluer.
Nous devons anticiper ces questions, car elles conditionneront certains choix de conception du parc. C'est maintenant qu'il faut intégrer l'enjeu du réchauffement climatique à la conception des réacteurs qui seront en service en 2040 ; après, il sera trop tard.
Par ailleurs, certains enjeux sont liés au cycle du combustible lui-même. Les installations de la Hague sont assez anciennes et nécessiteront une sorte de grand carénage, à la manière du parc exploité par EDF. Au-delà de 2040, il faudra probablement définir la vision du futur retraitement. Les installations d'Orano ne sont pas éternelles : elles peuvent poursuivre leur fonctionnement après 2040, moyennant un grand carénage, mais il faudra bien les remplacer un jour.
La stratégie de retraitement doit donc être anticipée dans les choix de politique énergétique. S'agira-t-il de privilégier le mono recyclage, le multirecyclage, progresser sur la fermeture du cycle du combustible ? Tous ces choix vont dimensionner l'installation future, y compris en termes technologiques. Pour cela, il faut définir, d'ici deux ou trois ans, les orientations qui s'imposent, d'autant que dix à quinze ans d'études sont nécessaires avant de choisir l'installation qui devra être construite pour succéder à celles du site d'Orano à la Hague.
Je terminerai en évoquant la stratégie de long terme. Ici, tout l'enjeu est d'anticiper l'effet falaise : sur une période relativement courte, l'ensemble des réacteurs actuels devront être mis à l'arrêt. Cela suppose de faire des choix de politique énergétique dans un contexte de développement des usages électriques et alors que se manifeste une volonté forte d'assurer la souveraineté et la décarbonation de notre économie. Pardonnez-moi l'expression, mais il ne faut pas se rater !
Nous devons anticiper le fait que, à un moment donné, nous allons perdre le parc nucléaire actuel. C'est pourquoi nous devons définir une politique énergétique robuste et convaincante. Faute d'efficacité énergétique et d'un développement suffisant des énergies renouvelables et des nouveaux réacteurs, nous pourrions être tentés de prolonger encore davantage l'utilisation du parc actuel. Or la durée d'exploitation des réacteurs existants ne saurait être la variable d'ajustement d'une politique énergétique mal calibrée.
Voilà, en somme, le message d'anticipation que je souhaitais faire passer en tant que responsable de la sûreté nucléaire en France.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Notre commission d'enquête souhaite, elle aussi, qu'il y ait davantage d'anticipation. De façon générale, celle-ci fait souvent défaut dans nos politiques publiques, ce qui aboutit à de la gestion à court terme. Or l'exploitation de notre parc nucléaire nécessite de nous projeter sur le très long terme.
Mes questions s'adressent en particulier à MM. Dutheil et Doroszczuk. Les États-Unis ont déjà prolongé l'exploitation de plusieurs réacteurs à soixante ans, voire à quatre-vingts ans. Sur ce point, qu'est-ce qui nous distingue des États-Unis ? Existe-t-il des contraintes réglementaires purement françaises expliquant notre réticence à prolonger la durée de fonctionnement de nos réacteurs ?
Concernant la production, j'ai été surpris par les chiffres qu'a présentés M. Dutheil. Par ailleurs, parviendrait-on à rouvrir la centrale de Fessenheim moyennant de gros investissements ? La construction d'un nouveau réacteur coûterait-elle moins cher ? L'EPR de Flamanville sera normalement opérationnel au courant de l'année 2024. Peut-on espérer qu'il produise à son maximum au courant de l'année 2025 ? Pour quelle raison ne peut-on pas atteindre les 400 térawattheures que nous produisons déjà avec les réacteurs existants ?
J'en viens à la corrosion sous contrainte : la France est-elle le seul pays du monde à connaître ce phénomène ? Étions-nous réellement obligés de fermer tant de nos réacteurs ? Quand et par qui cette décision a-t-elle été prise, et sur la base de quels documents ? La corrosion sous contrainte existait sans doute avant : l'a-t-on découverte lors d'une visite ?
M. Bernard Doroszczuk. - Aux États-Unis, l'autorité de sûreté nucléaire délivre des licences fixant une limite d'exploitation à quarante ans. Elle doit obligatoirement en délivrer une nouvelle pour autoriser la poursuite d'exploitation, par paliers de vingt ans.
La quasi-totalité des réacteurs américains, qui sont plus anciens que les nôtres, ont ainsi vu leur durée de fonctionnement portée de quarante à soixante ans. Quelques exploitants ont même apporté des preuves pour se voir attribuer une autorisation pouvant aller jusqu'à quatre-vingts ans.
Aucun réacteur américain n'a plus de soixante ans. Je précise seulement que l'autorité de sûreté nucléaire américaine doit accepter toute poursuite d'exploitation pour vingt années supplémentaires. Ce n'est pas le cas en France : les autorisations que nous délivrons n'ont pas de durée limitée.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - N'avons-nous pas fixé la durée d'exploitation des réacteurs à quarante ans ?
M. Bernard Doroszczuk. - Non. Néanmoins, en vertu d'une directive européenne et d'une recommandation internationale, nous menons un réexamen de sûreté tous les dix ans pour vérifier l'état de l'installation et sa conformité. À cette occasion, nous nous interrogeons sur les améliorations de sûreté qui peuvent être apportées aux réacteurs.
Nous avons bien sûr soumis à ce réexamen les réacteurs les plus anciens de 900 mégawatts lorsque leur durée de fonctionnement a excédé quarante ans. Notez que, à l'origine de la construction du parc, la période de quarante ans avait été indiquée comme étant la durée normale de fonctionnement des réacteurs. Il y avait donc un symbole à prolonger la durée d'exploitation de nos plus anciens réacteurs.
Dans ce cadre, nous avons pris des décisions d'amélioration de la sûreté des réacteurs de 900 mégawatts, pour la rapprocher le plus possible de celle des réacteurs de dernière génération, les EPR. En France, nous tenons collectivement à ce qu'il n'y ait pas de niveaux de sûreté différents au sein du parc électronucléaire : la sûreté du parc ancien doit s'aligner autant que possible sur celle des EPR. C'est là une condition d'acceptabilité du nucléaire.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Les États-Unis ne disposent-ils pas d'un tel système de réexamen ?
M. Bernard Doroszczuk. - En effet, il n'existe pas dans ce pays le processus que je viens de vous décrire. Pour autant, cela ne signifie pas que les Américains ne procèdent à aucune amélioration.
En France, la prolongation du fonctionnement de certains réacteurs au-delà de quarante ans a conduit à une importante mise à jour : le gap franchi lors de la quatrième visite décennale n'est pas représentatif de celui qui serait à franchir lors de la cinquième ou de la sixième visite, car, d'ici là, nous aurons porté la sûreté du parc le plus ancien au même niveau que celle des EPR. Des améliorations devront encore être apportées et nous devrons certainement prendre en compte l'impact du réchauffement climatique, mais ces ajustements seront d'une moindre ampleur.
L'anticipation doit être plus grande encore, bien avant la cinquième visite décennale, sur ce qui pourrait advenir lors de la sixième ou de la septième visite. D'où le travail que nous avons engagé sur la durée de fonctionnement possible du parc nucléaire français ; c'est tout l'objet des travaux de recherche que j'évoquais tout à l'heure. L'identification des points faibles et l'exploitation du retour d'expérience sur les mesures entreprises par nos homologues étrangers, tels que les Suisses ou les Américains, nous permettront de prendre des décisions éclairées.
Reste que, sur le principe, nous n'avons pas fixé de limite à la durée d'exploitation des réacteurs nucléaires, qui pourrait être hypothétiquement portée à quatre-vingts ans, dès lors que cela peut être justifié du point de vue de la sûreté. Il n'y a pas de différence structurelle entre ce qui se fait ici et ce qui a cours à l'étranger en matière de sûreté nucléaire, mais la méthode n'est pas la même.
M. Etienne Dutheil. - La centrale de Fessenheim produisait environ 10 térawattheures par an. Techniquement, il n'est plus envisageable de la redémarrer puisque des actions irréversibles ont été menées dans le cadre de son démantèlement. Je mets de côté le fait qu'une partie des équipements ont été démontés car, dans l'absolu, on pourrait les remplacer. Cependant, il a été procédé à une décontamination du circuit primaire au moyen de produits extrêmement corrosifs, afin de faciliter les opérations de démantèlement : cela rendrait la remise en service de l'installation extrêmement problématique. En outre, la centrale n'a plus d'autorisation de fonctionnement.
Je n'ai sans doute pas été assez précis sur le niveau de production que je vous ai indiqué tout à l'heure : les chiffres n'incluaient pas la centrale de Flamanville 3, celle-ci permettant d'aller vers une production de 400 térawattheures, en tenant compte des augmentations de puissance et du changement de la durée des cycles.
L'EPR de Flamanville va démarrer en 2024 et connaîtra un premier cycle de fonctionnement, à l'issue duquel nous mènerons une visite de contrôle très approfondi pour vérifier le comportement de l'installation et l'absence de défauts. À la suite de cette visite approfondie, qui aura lieu vers 2025-2026, la centrale entrera dans un cycle de fonctionnement nominal ; à ce moment-là, la production sera d'environ 8 térawattheures par an.
Concernant la corrosion sous contrainte, il n'y a aucune raison pour qu'elle ne se produise pas à l'étranger, puisqu'elle est liée à une conjonction d'éléments - un matériau plus ou moins sensible, un milieu chimique et une contrainte mécanique - qui est tout à fait possible dans d'autres pays.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La corrosion sous contrainte est-elle avérée ailleurs qu'en France ? Vous dites que la conjonction des éléments qui en sont à l'origine est « possible », mais savez-vous si les réacteurs dans d'autres pays ont bel et bien subi les mêmes contraintes que nous ?
M. Etienne Dutheil. - Au Japon, un cas de corrosion sous contrainte sur un circuit relié au circuit primaire a été publié. Il faut être prudent, car il s'agit ici uniquement d'une corrosion frappant des tuyauteries.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Combien y a-t-il de cas en France ?
M. Etienne Dutheil. - On en a trouvé beaucoup sur plusieurs réacteurs.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Étaient-ils liés à un défaut de fabrication ?
M. Etienne Dutheil. - Le processus est le suivant : lorsqu'une fissure est révélée à la suite d'un contrôle, soit vous réparez le défaut et redémarrez l'installation, soit vous en analysez les causes, ce qui peut aboutir à identifier une corrosion sous contrainte. Il est arrivé de procéder à des réparations sans avoir au préalable analysé les causes métallurgiques du défaut ; il est donc tout à fait possible de rencontrer des cas de corrosion sous contrainte sans que celle-ci ait été précisément identifiée.
Dans le cadre d'une visite décennale que nous avons menée sur l'un des réacteurs de la centrale de Civaux, nous avons découvert une indication sur un circuit d'injection de sécurité, connecté au circuit primaire. Une indication est un écho sur un système d'examen non destructif, et elle doit être interprétée. Pour lever les incertitudes sur la nature de cette indication, nous avons demandé à l'ASN l'autorisation de déposer la portion de circuit concernée afin de l'analyser dans un laboratoire métallurgique. En l'espèce, il s'agissait d'une fissure dont la signature était la corrosion sous contrainte. Vous le voyez, l'approche française consiste à investiguer jusqu'au bout pour connaître l'origine des défauts.
L'analyse a révélé la possibilité que cette corrosion n'affecte pas uniquement ce réacteur. Nous avons donc étendu le programme de contrôle aux mêmes réacteurs de type N4 que ceux de Civaux - pour ce faire, il a fallu les arrêter -, puis nous avons proposé un programme d'investigation complémentaire à l'ASN.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quelle est la puissance des réacteurs de type N4 ?
M. Etienne Dutheil. - 1 450 mégawatts ; il s'agit essentiellement des réacteurs de Civaux et de Chooz.
La cause principale de la corrosion sous contrainte sur ces réacteurs et sur des réacteurs similaires de 1 300 mégawatts était liée au design des lignes, créant des conditions de mélange d'eau chaude et d'eau froide favorisant la corrosion. De façon responsable, nous avons décidé d'arrêter ces réacteurs, le temps de connaître précisément l'impact des indications sur la sûreté de l'installation et d'en comprendre les causes, pour ensuite entamer des processus de réparation et de justification.
À mesure que nous avons compris les causes et évalué l'impact des indications révélant des fissures liées à la corrosion sous contrainte sur nos circuits, nous avons pu passer d'une démarche de réparation, dans la totalité des cas, à une démarche de réparation ou de justification pour une période donnée. C'est ainsi que nous sommes parvenus à sortir de la crise de la corrosion sous contrainte.
Cette crise a deux caractéristiques. Premièrement, elle est liée à l'aspect standardisé du parc des réacteurs EDF qui, malgré ses grands avantages - pensez aux procédures standardisées que j'évoquais tout à l'heure -, peut constituer une menace lorsqu'un problème se produit sur un réacteur en raison de son design même. Deuxièmement, l'approche française en matière de sûreté nucléaire, dont personne ne peut contester le bénéfice, consiste à réparer plutôt qu'à essayer de justifier. Nous avons donc adopté une démarche volontariste de réparation des circuits et de compréhension approfondie des phénomènes impliqués avant de justifier.
M. Franck Montaugé, président. - Des investigations ont-elles été réalisées, à partir des cas de corrosion sous contrainte, pour essayer de détecter par anticipation des points faibles ou des éléments de dégradation en cours ? Cette démarche a-t-elle été engagée ou approfondie, si elle existe déjà ? Et sur quel sujet ?
M. Etienne Dutheil. - Cette démarche existe déjà puisque nous disposons de programmes de contrôle régulier et, au-delà, de programmes d'investigation complémentaire portant sur des parties de l'installation qui ne font pas l'objet de maintenances préventives ou qui ne sont pas contrôlées, pour vérifier s'il n'y a pas d'angle mort. Cette approche vise à nous prémunir contre la découverte d'une mauvaise surprise, si j'ose dire.
C'est notre programme de contrôle qui a permis de détecter la présence de la corrosion sous contrainte, on ne l'a pas découverte par hasard. Ce qui nous a surpris, c'est son caractère générique, expliquant son ampleur particulière.
Bien entendu, nous continuons à tirer profit du retour d'expérience pour nous assurer que la corrosion sous contrainte n'affecte pas d'autres parties de l'installation que les circuits connectés au circuit primaire. Un programme en cours de déploiement y est d'ailleurs consacré.
Nos programmes d'investigation doivent nous conduire à aller plus loin, dans une démarche inhérente à toute entreprise de maintenance. Ce serait une erreur de penser que la maintenance est figée : au contraire, elle doit en permanence s'enrichir du retour d'expérience. Celui-ci a été douloureux, je vous l'accorde, mais il est normal d'intégrer les résultats pour élargir et adapter nos programmes de contrôle.
M. Bernard Doroszczuk. - Pour compléter les propos de mon collègue, le phénomène de corrosion sous contrainte existe dans le parc mondial, mais il convient de distinguer les différentes technologies. Dans le parc français, la corrosion sous contrainte a été exclusivement découverte sur des réacteurs à eau sous pression. À l'échelle mondiale, il y a une dizaine d'années, on a découvert des cas nombreux de corrosion sous contrainte sur les réacteurs à eau bouillante, que nous n'utilisons pas en France. Lorsque je me suis rendu au Japon, mon homologue m'a expliqué qu'ils avaient dû fermer certains réacteurs à eau bouillante pendant plusieurs mois pour traiter ces cas. Idem en Allemagne et aux États-Unis.
Vous le voyez, la corrosion sous contrainte affecte l'ensemble du parc nucléaire mondial. Néanmoins, elle n'avait jamais été découverte sur ces parties-là de circuits des réacteurs à eau sous pression. M. Dutheil a bien expliqué que ce cas de corrosion sous contrainte était lié à la géométrie particulière des lignes, notamment sur les réacteurs les plus récents du parc, d'une puissance de 1 300 et de 1 450 mégawatts.
Après toutes les investigations qui ont été menées, il s'avère que les réacteurs les plus anciens - ceux de 900 mégawatts - sont peu affectés par la corrosion sous contrainte, voire ne le sont pas du tout. La plupart des réacteurs à eau sous pression dans le parc mondial n'ont pas la même géométrie que celle des réacteurs de 1 300 et de 1 450 mégawatts, car ils sont une adaptation de nos réacteurs de 900 mégawatts. Il faut toutefois rester prudent et conduire les contrôles qui s'imposent : nos homologues étrangers découvriront peut-être, eux aussi, des cas de corrosion sous contrainte sur ce type de réacteurs.
C'est pourquoi EDF communique de nombreuses informations aux autorités de sûreté nucléaire étrangères, afin qu'elles puissent procéder à des contrôles ciblés sur les réacteurs à eau sous pression.
M. Henri Cabanel. - Je suppose que les fissures causées par la corrosion sous contrainte ont été réparées par des chaudronniers spécialisés. Les compétences et les ressources internes étaient-elles suffisantes ou a-t-il fallu faire appel à des compétences externes ou à des pays étrangers ? En 2016, déjà, les membres de la commission des affaires économiques s'étaient rendus à Chalon-sur-Saône pour visiter un site de l'entreprise Areva, qui nous avait fait part des difficultés à recruter des chaudronniers spécialisés. Fait-on face au même problème de manque de compétences pour réparer les installations aujourd'hui ?
Mme Denise Saint-Pé. - Notre collègue François Bonneau voudrait savoir ce que vous pensez de la surtransposition des normes européennes qui s'imposent au secteur nucléaire, notamment en matière de contrôle et d'entretien.
Monsieur Dutheil, compte tenu des expériences dramatiques qu'ont représenté les EPR de Flamanville et de Hinkley Point C pour EDF, quels gages de sérieux et de réussite pouvez-vous donner à la fois aux parlementaires et à l'État ? Reviendrez-vous devant le Parlement pour faire des points d'étape ? Pourrez-vous nous fournir des rapports nous assurant que la feuille de route qu'aura EDF demain ne sera pas encore émaillée des catastrophes que je viens de citer ?
M. Alexandre Ouizille. - L'exploitant a découvert la corrosion sous contrainte et en a informé l'ASN. Il a lui-même proposé des solutions pour y remédier, ainsi qu'une enquête élargie. Dans ce cadre, quelles ont été les relations entre l'exploitant et le régulateur ? L'IRSN a-t-il été sollicité à cette occasion, et quel rôle a-t-il joué ?
Concernant la prolongation de la durée de vie des centrales, quelle hypothèse EDF retient-elle ? S'agit-il d'une prolongation de vingt ou de quarante ans ? Avez-vous posé une limite absolue à la durée de fonctionnement des centrales, sachant que certains composants sont irremplaçables ?
Quelques mots de l'effet falaise et de l'arrêt du parc nucléaire. Combien coûtera le gigawattheure supplémentaire au moment où nous devrons démanteler autant de centrales d'un seul coup ? Travaillez-vous sur ce sujet ?
Monsieur Doroszczuk, vous avez affirmé que la durée d'exploitation des installations ne saurait être « la variable d'ajustement d'une politique énergétique mal calibrée ». Craignez-vous que votre successeur se retrouve dans la situation inconfortable de devoir fermer une centrale, avec des conséquences terribles sur la vie de la Nation ?
M. Daniel Salmon. - Jusqu'où pouvons-nous augmenter la puissance des réacteurs ? Le développement d'énergies renouvelables, par nature variables, vous conduit-il à moduler la puissance des réacteurs ? La diminuez-vous réellement, et pour combien d'heures ? En réalité, j'aimerais savoir quel type d'énergie est priorisé par rapport à l'autre.
Par ailleurs, vous avez évoqué les problèmes potentiels concernant la cinquième visite décennale pour neuf réacteurs. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Pour rebondir sur la question de la corrosion sous contrainte, vos anticipations intègrent-elles la possibilité que des pannes génériques surviennent ? Et si oui, comment ?
M. Etienne Dutheil. - Pour procéder aux réparations, notre approche a consisté à découper les circuits affectés par la corrosion sous contrainte pour remplacer les portions dans lesquelles nous avions des soudures présentant des défauts. Concrètement, il s'est agi de couper de part et d'autre de la soudure affectée et de remplacer le tronçon. D'ailleurs, nous avons choisi de faire des remplacements toujours de la même manière, ce qui nous a permis de nous affranchir des contrôles et d'industrialiser les procédés de réparation. Nous avons ainsi gagné du temps.
Nous avons fait appel à des entreprises très qualifiées, car le niveau d'exigence de qualité qu'implique l'intervention sur un circuit connecté au circuit primaire est extrêmement élevé. Elles ont développé de nouveaux procédés de soudage très intéressants. En plus d'avoir gagné du temps, nous disposons à présent de procédés plus favorables face aux risques ultérieurs, dans vingt ans ou trente ans, de corrosion sous contrainte. Ces entreprises, issues du tissu industriel français dans le domaine nucléaire, ont montré à cette occasion un très haut niveau de technicité, utilisant des technologies dont on ne disposait pas à la construction et qui permettent une meilleure qualité de réalisation, par exemple avec une modélisation en 3D de l'installation.
Avec la corrosion sous contrainte, nous avons eu une charge d'activité non prévue. Nous avions évidemment à coeur de pouvoir réparer le plus vite possible nos réacteurs. Certaines des entreprises sollicitées par EDF ont fait appel à des équipes venant de l'étranger ; je pense à Framatome, qui a fait appel à des soudeurs de sa filiale nord-américaine, ou à la filiale française de Westinghouse, qui a fait appel à des ressources de sa maison-mère. La réciproque est vraie : des entreprises de la filière nucléaire française envoient aussi leurs équipes à l'étranger. La très grande majorité des activités ont été réalisées par des entreprises de la filière nucléaire française utilisant leurs salariés.
Mon travail étant de m'occuper du parc existant, je ne peux pas vous répondre directement sur Flamanville 3. Je sais que vous auditionnerez des personnes chargées de ce dossier.
Nous mettons à profit le retour d'expérience de l'exploitation d'un parc de réacteurs dont nous bénéficions par une coopération avec nos collègues qui s'occupent de concevoir des réacteurs neufs.
Nous sommes évidemment très mobilisés sur la réalisation des grands travaux qui concernent le parc existant, la mise en place du grand carénage et de modes de fonctionnement nouveaux, afin d'anticiper le mieux possible les modifications. Les visites décennales se passent bien - je le rappelle, l'activité est aujourd'hui six fois supérieure à ce qu'elle était voilà dix ans -, même si cela implique beaucoup de travail en amont. Notre pierre à l'édifice, c'est l'expérience que nous apportons à ceux qui conçoivent les nouvelles installations.
Vous avez évoqué les relations entre l'exploitant et le régulateur dans la crise de la corrosion sous contrainte. La responsabilité de la sûreté nucléaire appartient entièrement à l'exploitant. C'est donc à nous de prendre les décisions qui s'imposent pour garantir la sûreté des installations. Ces décisions sont soumises au contrôle et à l'avis de l'ASN, qui, le cas échéant, nous demande des actions complémentaires ou nous fait part de ses désaccords. Avoir un tel dialogue avec notre régulateur est un mode de fonctionnement inhérent à notre activité. Ayant travaillé sur site pendant vingt ans, je peux vous assurer qu'il est essentiel d'assumer ce rôle d'exploitant et de penser la sûreté indépendamment de ce que pourrait nous demander l'ASN. C'est à nous de prendre des initiatives et de soumettre des propositions à son approbation. C'est ce que nous avons fait pour la corrosion sous contrainte : nous avons pris l'initiative d'arrêter des réacteurs pour procéder aux contrôles et de proposer un programme d'investigation qui a été présenté à l'ASN, celle-ci s'appuyant sur les expertises de l'IRSN.
Nous nous inscrivons dans le temps long qu'a décrit M. Doroszczuk pour ce qui concerne la poursuite d'exploitation du parc. Nous travaillons de longue date, en mobilisant nos équipes de recherche et développement (R&D), pour appréhender le vieillissement des installations, notamment des composants difficilement remplaçables. Ainsi, au centre de recherche des Renardières, situé près de Fontainebleau, il y a une impressionnante maquette d'enceinte de confinement - elle doit faire une vingtaine de mètres de haut - qui permet d'anticiper le vieillissement des enceintes de confinement de nos centrales actuelles ; ce projet a été conçu voilà plus de dix ans pour avoir une image du comportement de nos enceintes à soixante ans, soixante-dix ans ou quatre-vingts ans. C'est vrai aussi pour les cuves : des analyses métallurgiques réalisées par des prélèvements permettent d'avoir une image future. Nous y travaillons de longue date, avec des actions de R&D, puis d'ingénierie appliquée. La nouveauté aujourd'hui est que la question de la poursuite d'exploitation à soixante ans, voire au-delà est ouverte alors qu'elle ne l'était pas auparavant. Là, nous entrons dans le dur. Nous sommes en train de dialoguer avec l'ASN, qui nous a adressé des questions précises, auxquelles nous devons apporter des réponses. Nous allons nous appuyer sur les travaux qui ont déjà été effectués en la matière.
J'en viens à l'effet falaise. Ayons bien conscience que la politique énergétique ne nous appartient pas. En tant qu'exploitant, notre rôle est de prendre soin le mieux possible du parc nucléaire et de lui permettre de fonctionner le plus longtemps possible. Il y aura évidemment un terme. Mais les choix doivent pouvoir être faits avec suffisamment d'anticipation pour que nous ne soyons pas contraints d'arrêter brutalement une grande partie de nos installations. Les opérations de démantèlement sont déjà intégrées dans les coûts de production actuels sous forme de provisions. EDF dispose d'actifs consacrés au financement du démantèlement des installations ; ils servent déjà à financer le démantèlement des installations, comme Chooz A, dans les Ardennes, ou Fessenheim.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - À combien évaluez-vous aujourd'hui le coût moyen de production, en intégrant le coût du démantèlement et celui des investissements à venir ?
M. Etienne Dutheil. - Je ne peux pas vous répondre ; ce n'est pas mon domaine.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La production ne s'intéresse-t-elle pas au coût de production ?
M. Etienne Dutheil. - Ce n'est pas cela. Comme vous l'avez indiqué, il y a à la fois la production, le démantèlement et les investissements à venir. La question est donc celle du modèle économique, ce qui n'est pas mon domaine de compétences.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je parle du coût de production du parc existant, non du parc futur.
M. Etienne Dutheil. - Cela peut varier selon que l'on intègre ou non les investissements à venir. Je préfère laisser d'autres collègues répondre.
M. Franck Montaugé, président. - Les investissements à venir, c'est de l'investissement décidé ?
M. Etienne Dutheil. - C'est de l'investissement sur le parc existant.
M. Franck Montaugé, président. - Devons-nous comprendre que l'on ne sait pas très bien où l'on va en matière de financement et d'investissements pour ce qui concerne le grand carénage et le nouveau nucléaire ? Ce qui intéresse notre commission d'enquête, ce sont les prix à l'horizon de 2035-2050. Or ce dont nous discutons aura tout de même des incidences fortes sur ce que devront payer les consommateurs français.
M. Etienne Dutheil. - Mettons les choses dans l'ordre. Le consommateur ne paye pas que le coût de la production ; il y a aussi le coût de l'acheminement, du réseau. Sur la part relative à l'énergie proprement dite, le programme d'investissement sur le parc existant est actuellement de 4,7 milliards d'euros par an.
Le grand carénage est le projet qui permet de piloter l'ensemble des activités de maintenance exceptionnelle et de modifications sur le parc en service. La totalité de ces investissements, c'est 4,7 milliards d'euros par an. Et ce sera assez stable durant la dizaine d'années à venir, puisque nous avons plusieurs cycles de visites décennales qui vont se succéder. Tout cela est parfaitement prévu et planifié, d'un point de vue tant technique que financier. C'est sur le nucléaire neuf que le modèle économique de la production intègre d'autres éléments. Comme le sujet n'est pas encore tranché, je ne peux pas vous répondre sur ce point précis.
Vous avez parlé d'augmentation de puissance. Sur les réacteurs de 900 mégawatts, nous avons une possibilité d'augmenter la puissance en changeant une partie du groupe turbo-alternateur. Il y a aujourd'hui des technologies de turbines plus élaborées que celles qui ont été utilisées à l'origine sur une partie du parc. On peut gagner de 35 mégawatts à 40 mégawatts, ce qui est loin d'être négligeable.
M. Victorin Lurel. - En complément de Start ?
M. Etienne Dutheil. - Tout à fait. En l'occurrence, il n'y a pas d'autorisation à demander à l'ASN, puisque les paramètres de fonctionnement du réacteur ne sont pas modifiés. La programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) ayant mis en perspective une fermeture des réacteurs de 900 mégawatts, il n'y avait plus d'intérêt à poursuivre.
M. Victorin Lurel. - Pourquoi ne pas l'avoir fait sur les neuf réacteurs ?
M. Etienne Dutheil. - Nous avons rouvert le dossier, car les neuf réacteurs sont éligibles à l'augmentation de puissance. Mais il faut que cela ait une pertinence économique.
Une augmentation de puissance sur les réacteurs de 1 300 mégawatts qui avait été étudiée a été stoppée, la loi prévoyant un plafonnement de la puissance nucléaire installée. Là, c'est plus compliqué : si l'on augmente la puissance du réacteur, on modifie ses paramètres de fonctionnement. Le dossier est soumis à l'approbation de l'ASN. On pourrait augmenter de 80 mégawatts la puissance d'un tel réacteur.
M. Victorin Lurel. - N'obtiendrez-vous pas les 400 térawattheures avant 2025 ?
M. Etienne Dutheil. - J'ai parlé d'un horizon de 2030. De telles augmentations de puissance sont des travaux lourds. On ne peut pas les improviser. Pour les réacteurs de 1 300 mégawatts, il faut en plus faire des études de sûreté très complexes.
La modulation a toujours existé sur le parc. C'est une spécificité du parc français ; beaucoup d'exploitants nous l'envient. Comme nous avons visé très tôt une part de production nucléaire importante, le besoin de faire varier la puissance des réacteurs est rapidement apparu, puisqu'il fallait suivre les variations de consommation. Les réacteurs nucléaires sont capables de faire varier leur puissance de manière extrêmement souple. Durant 90 % de la durée de fonctionnement entre deux arrêts, un réacteur peut faire deux baisses de charge dites « profondes » par jour.
Cette modulation a toujours une pertinence économique et profite aux consommateurs. En effet, elle permet de diminuer la puissance électrique mise sur le réseau et, parfois, de laisser la place à des moyens de production moins chers que le parc nucléaire s'ils sont disponibles à un moment donné ; il peut par exemple s'agir de l'éolien. Autrefois, on s'adaptait aux variations aux fluctuations de la consommation ; aujourd'hui, on s'adapte à la fois aux fluctuations de la consommation et aux fluctuations de la production des énergies intermittentes. Nous veillons à conserver en permanence cette aptitude de nos réacteurs à faire des variations de charge, même s'il y a des périodes où il faut faire des essais qui nécessitent de la stabilité. Nous avons adapté notre mode de fonctionnement. Aujourd'hui, nous répondons « présent » à la modulation. Celle-ci n'est pas nouvelle ; en revanche, elle présente un caractère plus imprévisible qu'auparavant. En effet, indépendamment de la saison, vous pouvez avoir des variations plus importantes, liées aux aléas des énergies renouvelables intermittentes.
M. Franck Montaugé, président. - La modulation n'affecte-t-elle pas le cycle de fonctionnement des réacteurs nucléaires ? N'implique-t-elle pas des investissements ?
M. Etienne Dutheil. - Il y a plusieurs aspects. Tant que l'on réalise des variations de puissance sans déconnecter l'installation du réseau pour la mettre totalement à l'arrêt, il y a très peu d'effets. Les nombreuses études qui ont été réalisées n'ont pas mis en évidence d'incidence notable sur la fiabilité des équipements. Ce qui est plus problématique, c'est de devoir s'arrêter totalement pendant vingt-quatre heures ou quarante-huit heures. Les opérations de redémarrage sont des opérations complexes, avec des aléas techniques, notamment parce qu'à l'arrêt complet, le matériel refroidit. Dans la mesure où s'arrêter et redémarrer est problématique, nous évitons de le faire, d'autant que beaucoup de nos réacteurs sont capables de moduler leur puissance.
M. Olivier Bard. - Ainsi que M. Dutheil l'a indiqué, si tous les soudeurs n'étaient pas Français, beaucoup l'étaient. Nous avons une filière autonome et complète. Cela ne signifie pas que notre ambition soit l'autarcie. Plus nous sommes autonomes, plus nous sommes capables de nous connecter à nos partenaires et homologues étrangers. Nous avons des possibilités à la fois d'export et d'accès à des ressources complémentaires ponctuelles en périodes de pic de charge. Plus une filière est autonome, plus elle est performante et susceptible de bénéficier de telles possibilités.
Sommes-nous capables d'attirer des soudeurs, des chaudronniers ? On constate très clairement un regain d'attractivité au sein de la filière. Nous avons beaucoup plus de candidatures aujourd'hui qu'il y a quelques années. La visibilité sur la relance du nucléaire est évidemment un facteur très important. J'attire votre attention sur deux enjeux complémentaires.
Le premier est un enjeu très sociétal. Pour des chaudronniers, des soudeurs, il faut des formations qui n'aillent pas jusqu'au diplôme d'ingénieur. Il y a un véritable enjeu sociétal à valoriser ces formations pour que tous les jeunes n'aient pas forcément envie de faire un bac+5 ou un bac+12. Il faut vraiment valoriser ces métiers techniques. Le sujet n'est pas purement nucléaire ; il est industriel. Et, en l'occurrence, la dynamique de relance du nucléaire peut jouer un rôle beaucoup plus large dans la réindustrialisation.
Le second est un enjeu de performance. La performance, c'est quand un soudeur passe plus de temps à souder qu'à attendre ou à faire des procédures. C'est une question d'attractivité, de fidélisation et d'optimisation de l'exploitation de la ressource. Faire en sorte que les soudeurs soudent davantage, c'est évidemment réduire la pression sur les besoins en effectifs.
Sommes-nous en mesure d'apporter des gages de sérieux à l'État suite aux expériences comme celles de Flamanville ou de Hinkley Point ? Je renvoie surtout aux enseignements que nous en tirons. La performance est le résultat de la dynamique industrielle. Flamanville ne s'inscrivait pas dans une telle dynamique ; c'est un projet isolé, qui fait l'objet de restitutions d'expériences. Le rapport Folz, de 2019, est absolument fondamental. Et le plan Excell a vraiment mobilisé toute la filière. Voilà quatre ans ou cinq ans maintenant que nous travaillons sur les différents axes de performance. Le projet Hinkley Point, en Angleterre, est le premier sur lequel on met en oeuvre une telle dynamique d'amélioration, dans un contexte de redéveloppement d'une industrie nucléaire, voire d'une industrie tout court. Je pourrais évoquer un autre projet, en Chine, où tout s'est très bien passé. Cela montre à quel point le contexte et la perspective de la dynamique industrielle sont absolument fondamentaux. L'engagement d'une telle dynamique est en cours en France. Nous sommes dans une phase de préparation, de mobilisation. La performance doit se construire à travers le lancement de ce nouveau programme.
Ce que M. Dutheil a indiqué tout à l'heure à propos des progrès réalisés s'agissant des chantiers relatifs à la corrosion sous contrainte est l'application concrète de cette dynamique.
M. Bernard Doroszczuk. - Sur le nucléaire, nous ne sommes pas dans un cas de surtransposition. Il n'y a pas de réglementation internationale, pas d'harmonisation. Nous transposons quand nous sommes amenés à appliquer en droit national des mesures décidées collectivement à l'échelon international, par exemple en Europe ou par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Mais nous sommes souverains. Chaque pays du monde est souverain sur l'élaboration de son niveau d'exigence et de contrôle.
Nous considérons tous, je le crois, que la confiance dans le contrôle de la sûreté est un bien commun à préserver. Je pense qu'il n'y a pas de développement nucléaire s'il n'y a pas de confiance dans le niveau de sûreté et dans le contrôle de la sûreté. Nous définissons nous-mêmes le niveau qui nous semble adéquat pour que cette confiance existe. Cela ne veut pas dire qu'un accident n'est pas possible.
M. Dutheil a parfaitement décrit la relation entre EDF et l'ASN sur la corrosion sous contrainte. L'exploitant nucléaire EDF a totalement assuré sa responsabilité première. C'est lui qui a décidé les mesures à prendre, la mise à l'arrêt de certains réacteurs ou la prolongation des arrêts de certains autres. Ne sachant pas où étaient les corrosions, d'où elles venaient, quelle était leur taille, il a pris une décision extrêmement responsable : examiner un échantillon représentatif d'une quinzaine de réacteurs et soit les mettre à l'arrêt, soit prolonger les arrêts. C'est à partir de là qu'il a pu nous soumettre des éléments de stratégie, que nous avons approuvés, le cas échéant après avoir sollicité l'avis de l'IRSN. Les choses se sont passées ainsi, et je m'en réjouis. EDF n'a pas agi sous l'impulsion d'un tiers. Le groupe a pris lui-même l'initiative.
En tant qu'ASN, autorité indépendante, nous n'avons qu'une seule mission : la protection des personnes et de l'environnement. Nous ne faisons pas d'arbitrage entre la sûreté et la sécurité d'alimentation électrique. La seule mission qui nous a été confiée par la loi est de nous prononcer sur la sûreté. Si nous avions l'intime conviction qu'il y a un problème de sûreté, notre responsabilité serait de le dire, en premier lieu au Gouvernement, qui est le décideur légal. En cas de risque imminent, c'est à nous à décider tout de suite, même sans l'avis du Gouvernement. L'ASN n'est pas une autorité de sûreté mettant en balance l'approvisionnement électrique et la sûreté. Sa seule mission est la sûreté. C'est dans la loi.
Sur les neuf réacteurs que nous avons identifiés dans notre avis du mois de juin 2023, cinq ont des coudes moulés qui sont fixés sur la cuve du réacteur. Il y a des effets de température et d'exposition au neutron. Le métal s'affaiblit. Nous avons besoin de garanties supplémentaires que les équipements peuvent effectivement tenir au-delà de cinquante ans. Ces cinq réacteurs sont cités. S'y ajoutent les quatre réacteurs de Cruas, centrale située près d'une faille. Il est nécessaire de faire des investigations complémentaires pour s'assurer qu'il ne peut pas y avoir d'effets de décrochement en surface si la faille redevenait active.
M. Jean-Jacques Michau. - Les auditions que nous avons menées à la suite du discours de Belfort, dans lequel le Président de la République a annoncé sa décision de relancer la filière nucléaire, ont mis en lumière la difficulté à trouver suffisamment de main-d'oeuvre. Monsieur Bard, vous avez indiqué travailler sur la question. Où en sommes-nous ?
Monsieur le président de l'ASN, vous avez évoqué l'anticipation sur la filière aval, à laquelle on ne pense peut-être pas suffisamment. Quels sont les points de vigilance tant techniques qu'économiques, par exemple pour ce qui concerne le prix futur de l'électricité ?
M. Stéphane Piednoir. - Je vous remercie de vos réponses très précises, qui permettent à notre commission d'entrer dans le détail.
Il a été fait référence à l'effet falaise. Une falaise, cela se descend, mais cela se grimpe également. Il y a dans notre pays une politique d'électrification de nombreux pans de notre société. Un quart des véhicules vendus aujourd'hui sont électriques ou hybrides. Je pourrais également évoquer le secteur du bâtiment. Avez-vous un dialogue avec l'exécutif sur la mise en cohérence entre les objectifs d'électrification de notre société et l'augmentation de la production pour y faire face ?
La modulation de la production dans les réacteurs va évidemment s'accentuer avec la production d'énergies renouvelables. Y a-t-il une possibilité de profiter de la production d'électricité d'origine nucléaire pour stocker l'énergie ? Des études sont-elles menées à cet égard ?
M. Franck Montaugé, président. - Nous aurons des auditions spécifiques sur ce dernier point.
M. Henri Cabanel. - Le coût de fonctionnement d'une centrale nucléaire en pleine production est-il le même que le coût d'une centrale dont la production est limitée ? Cela signifierait que le prix de revient du kilowattheure d'une centrale en pleine production est inférieur au prix de revient de celui d'une centrale ne fonctionnant pas à plein...
M. Daniel Salmon. - Une modulation, en l'occurrence une diminution de puissance, entraîne, je suppose, une diminution de consommation de combustible. Il y a donc, in fine, moins de déchets. Cela me semble très important.
Dans quelle proportion le démantèlement est-il provisionné ? Entre les provisions qui sont faites en France pour le démantèlement d'un réacteur et celles qui sont faites en Allemagne, le rapport est, je crois, d'un à trois, voire d'un à quatre.
Dernière remarque, l'EPR de Flamanville devait être une tête de pont, une tête de série pour un développement de la filière nucléaire dans le monde entier. Il y a eu quelques accrocs...
M. Franck Montaugé, président. - Vous appelez à une « planification énergétique robuste ». L'étude de RTE Futurs énergétiques 2050 prend-elle en compte l'effet falaise dans ses anticipations ?
M. Etienne Dutheil. - Nous pourrons vous fournir les éléments que vous souhaitez sur les provisions pour démantèlement. Ces provisions sont contrôlées très régulièrement. En France, elles font l'objet d'actifs spécifiques, ce qui n'est pas le cas en Allemagne ; les chiffres peuvent donc être différents. La réalité économique est également très différente.
La question sur la modulation et l'utilisation de l'énergie est extrêmement intéressante. Il faut savoir qu'un réacteur nucléaire est en fait un réservoir d'énergie, un stock. Et ce stock vous donne un potentiel de production qui peut être utilisé soit en fonctionnant en permanence à pleine puissance, soit en fonctionnant plus longtemps, mais en modulant la puissance. Dans tous les cas, la même quantité d'énergie va être utilisée. La modulation n'est pas une diminution de l'utilisation du potentiel énergétique de la centrale : quoi qu'il arrive, à la fin, vous avez épuisé le réservoir d'énergie. Parfois, on a un afflux de production important d'éolien, parce qu'il y a beaucoup de vent. Il y a également les pics du solaire, qui commencent à se faire sentir. Dans de telles circonstances, il est intéressant de pouvoir s'effacer pour laisser la place à une électricité moins chère.
Le coût de fonctionnement d'une centrale n'est pas différent si vous fonctionnez en base ou si vous faites des variations de charge. Une centrale, c'est essentiellement des coûts fixes. Comme nous l'avons vu tout à l'heure, le mode de fonctionnement et de modulation n'induit pas des volumes de maintenance significatifs en plus. Le coût est le même. En revanche, économiquement, le placement d'énergie est plus intéressant si vous pouvez faire de la modulation. Je vous l'indiquais, c'est une pratique que nous avons couramment sur notre parc. Des exploitants étrangers commencent à regarder cela avec intérêt et aimeraient bien acquérir cette capacité à faire de la modulation.
Aujourd'hui, il n'y a pas de moyen industriel de stocker de l'énergie dans de grandes quantités. Ce qu'on sait faire de mieux pour le stockage de l'énergie, ce sont les stations de l'énergie hydraulique. Cela reste extrêmement marginal par rapport à la puissance appelée sur un réseau électrique. Peut-être que l'hydrogène sera une réponse plus tard.
En revanche, les interconnexions offrent une possibilité d'écouler la production dont on n'a pas besoin à un instant donné si elle trouve preneur sur le marché. Vous le savez, durant l'hiver dernier, nous avons battu à deux reprises notre record d'exportation. Concrètement, une quinzaine de réacteurs fonctionnaient uniquement pour l'exportation, ce qui est évidemment une bonne chose. Mais aujourd'hui il n'y a pas de solution de stockage, et on ne peut pas dire qu'une solution industrielle de stockage se prépare.
Aujourd'hui, nous ne voyons pas encore l'effet falaise à la hausse, puisque la sobriété énergétique fait que nous sommes plutôt depuis un an ou deux ans sur une baisse de la consommation. Mais on anticipe effectivement une augmentation de la production liée à l'électrification des usages. RTE a la vision globale de tous les producteurs et de tous les moyens de production : il n'y a pas que le nucléaire. Au regard de la décarbonation, l'électrification n'a un intérêt que si les moyens de production sont décarbonés. Nous avons besoin du nucléaire, mais aussi des énergies renouvelables. Il ne paraît pas impossible aujourd'hui de répondre à ces besoins croissants à partir du moment où l'on développe l'ensemble des moyens de production et où l'on n'oppose pas les moyens de production décarbonés les uns aux autres.
M. Bernard Doroszczuk. - Le choix qui a été fait en France de mettre en place un retraitement des combustibles usés à travers l'aval du cycle est un choix de politique industrielle.
Le premier niveau d'anticipation, à court terme, est celui de la « sécurisation » du fonctionnement des installations actuelles jusqu'à l'horizon 2040-2050 : maintenir le dispositif pour des raisons de souveraineté, de réduction du volume de déchets ultimes. C'est la tendance politique sur laquelle nous sommes. Là, il faut absolument sécuriser l'installation de production du MOX. L'usine Melox n'a pas connu un niveau de performance satisfaisant ces dernières années. Et il faut vraisemblablement, pour l'horizon 2040-2050, envisager une nouvelle usine qui pourra assurer la poursuite du retraitement si celui-ci est décidé.
Il y a un sujet de « dérisquage » des installations de La Hague aujourd'hui. Aujourd'hui, il y a deux unités de retraitement. Ce sont des lignes totalement en silo. Elles ne sont pas interconnectées. Si une partie de la ligne qui est défaillante, on ne peut pas réorienter le flux sur l'autre ligne.
Un certain nombre de postes ne sont pas dédoublés ; ils sont uniques. Un aléa peut bloquer la totalité de l'usine. Il faut donc sécuriser ces postes.
Le projet de piscine centralisée arrivera peut-être plus tard que la saturation des piscines actuelles. Il faut donc prévoir une parade pour tenir. Il a été proposé de densifier les piscines actuelles, c'est-à-dire de mettre davantage de combustible usé. Tout cela prend du temps. Il faut faire des études. C'est extrêmement long.
Le deuxième niveau d'anticipation, c'est après 2040-2050. Il faut décider ce que l'on veut faire. Poursuivre ou arrêter le retraitement ? Il n'y a pas beaucoup de pays dans le monde qui retraitent. Mais c'est un choix politique.
S'il était décidé politiquement de ne pas poursuivre le retraitement, il faudrait anticiper d'une quinzaine d'années le fait qu'à partir de l'horizon 2040-2050, il y aura des combustibles usés. Il faut bien les mettre quelque part. Cela implique de chercher d'autres solutions, comme l'entreposage à sec. Pour avoir des capacités d'entreposage à sec des combustibles usés en France, il faut dix à quinze ans d'anticipation. Il faut donc faire des choix et en anticiper les conséquences.
Si la décision de poursuivre le retraitement était prise, il faudrait définir une vision stratégique. Quel type de retraitement ? Aujourd'hui, les usines de La Hague ne font que du mono-retraitement. On ne fait qu'une seule fois le retraitement. Et on entrepose du MOX usé, ce qui conduit à la saturation des piscines. Ambitionne-t-on de faire du multi-retraitement ? C'est une option.
Il y a un certain nombre de questions qu'il faut se poser : les choix sur la future installation dépendront de ce qui est fait. Aujourd'hui, on a une série de combustibles usés qui ne sont pas valorisés. Ils sont entreposés, car on n'a pas les installations pour les valoriser. L'usine de La Hague ne le peut pas. Si l'on veut les valoriser, il faudra prévoir une ligne pour cela dans la future usine. Il faudra innover. Cela suppose un temps de recherche, de développement, de prototype. Tout cela prend du temps.
Des scénarios ont été établis par RTE. Ils sont très vastes, des énergies renouvelables jusqu'aux réacteurs nouveaux. Vous avez cité le bon mot, monsieur le président : « planification ». Ces scénarios, qui sont à la base d'un choix de politique énergétique, doivent immédiatement se traduire par un exercice robuste de planification.
M. Franck Montaugé, président. - Pourquoi le Gouvernement - je vous pose la question avec un sourire - tarde-t-il à sortir une PPE en la matière ?
M. Bernard Doroszczuk. - Je suis le représentant d'une autorité indépendante...
M. Franck Montaugé, président. - Je savais bien que vous ne pourriez pas répondre. Mais je tenais à faire cette remarque, qui n'est pas anodine.
M. Olivier Bard. - J'ai été interrogé sur les compétences. C'est un enjeu fondamental.
Le rapport que nous avons publié l'année dernière a permis d'établir un plan d'action sur le développement des compétences. Nous sommes d'ailleurs en pleine semaine de promotion sur les métiers du nucléaire, y compris auprès des écoles, des collèges, des parents... La nouvelle perspective donnée a déjà des effets sur l'attractivité dans les formations nucléarisées. Il reste un enjeu de remplissage des classes et des formations, mais les choses avancent.
Dans une filière de l'ordre de 200 000 personnes, on doit à peu près recruter 5 000 personnes par an, ne serait-ce que pour se renouveler. Ainsi, quand on parle de 10 000 personnes par an, cela signifie recruter deux fois plus vite que le renouvellement naturel. Les recrutements ont déjà commencé. Framatome a indiqué avoir beaucoup recruté l'année dernière. Cela montre qu'il y a beaucoup de candidatures.
Les entreprises plus petites préparent leurs plans d'investissement et de recrutement. Elles pourront commencer à le faire quand elles auront elles-mêmes plus de visibilité.
Comme Etienne Dutheil l'a souligné, l'activité est très élevée depuis quelques années sur le parc en exploitation. Mais il est plus facile de recruter pour EDF ou Framatome que pour un forgeron du fin fond de la Loire. Comme ce dernier travaille à 20 % pour le nucléaire, il développe son entreprise de manière plus large quand il recrute. J'attire l'attention des représentants des territoires que vous êtes sur le fait que l'accompagnement concerne beaucoup de territoires dans le pays.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie de vos contributions importantes.
Audition de MM. Joël Barre, délégué interministériel au nouveau nucléaire, et Xavier Ursat, directeur exécutif en charge de la direction Ingénierie et projets nouveau nucléaire et de la direction Innovation, responsabilité d'entreprise et stratégie d'Électricité de France (EDF), le 8 février 2024
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de MM. Joël Barre, délégué interministériel au nouveau nucléaire, et Xavier Ursat, directeur exécutif en charge de la direction Ingénierie et projets nouveau nucléaire et de la direction Innovation, responsabilité d'entreprise et stratégie d'Électricité de France (EDF).
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Joël Barre et M. Xavier Ursat prêtent serment.
M. Franck Montaugé, président. - Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, cette commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nos travaux sont centrés sur le présent et l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande et d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
L'objet de la table ronde d'aujourd'hui est important, parce qu'il nous faut apprécier l'avenir de notre parc nucléaire à cet horizon 2035-2050. Un consensus semble se dessiner sur la nécessité, pour décarboner massivement, d'utiliser l'énergie nucléaire. Cela étant dit, quel est aujourd'hui le contenu du programme de relance de l'électronucléaire ? Six EPR (European Pressurized Reactors) 2, quatorze ? Davantage ? Quel est le niveau auquel nous devons placer le curseur ?
Comment aboutir à des coûts de l'électricité satisfaisants, maîtrisés, pour les particuliers, mais aussi pour notre industrie ? En d'autres termes, comment aboutir à une construction des EPR 2 à un coût maîtrisé, alors que nous avons tous en tête les déboires d'Olkiluoto, de Hinkley Point C (HPC) et de Flamanville ?
Comment faire la soudure avec 2035, puisque la production de ces nouveaux EPR 2 pourrait commencer - au mieux - à ce moment-là, alors que celle du parc historique va déclinant ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Notre commission d'enquête est tournée vers l'avenir. Celle de l'Assemblée nationale, visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France, a fait un point sur les politiques de l'énergie des 30 à 40 dernières années. Nous souhaitons plutôt nous projeter vers l'avenir, sur le plan tant de la consommation - qui détermine largement la production - que du mix électrique. La réflexion couvre aussi le prix, qui doit être moins volatil, et le coût de production.
Nous avons tenu plusieurs tables rondes, notamment sur le nucléaire historique, mais aussi sur ses perspectives, avec sa prolongation à 60 ans, voire à 80 ans. Quels programmes pouvons-nous mener, dans quelles conditions, à quels échéance et coût ? Le coût de production est important pour évaluer les différentes énergies. Je dis cela notamment à l'attention du représentant d'EDF, car nous sommes restés avant-hier sans réponse sur le coût économique global.
M. Joël Barre, délégué interministériel au nouveau nucléaire. - La délégation interministérielle au nouveau nucléaire (Dinn) est une nouvelle administration, créée en novembre 2022 par un décret de la Première ministre. Elle a pour mission de superviser le programme du nouveau nucléaire français, notamment les travaux industriels d'EDF, maître d'ouvrage, maître d'oeuvre et exploitant des réacteurs, mais aussi de coordonner et de mobiliser les administrations, pour l'essentiel à Bercy - désormais responsable de l'énergie. Nous sommes une petite équipe de huit personnes - le décret fixant un cadre de quinze personnes. Nous sommes aussi en relation avec les autres acteurs institutionnels, dont la future autorité indépendante de sûreté nucléaire et de radioprotection (AISNR) - je salue vos débats de cette nuit -, mais aussi le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), acteur éminent du nucléaire.
Notre périmètre consiste à superviser le programme industriel du nouveau nucléaire, qui comprend les réacteurs EPR 2, mais aussi le projet d'EDF de construction de petits réacteurs modulaires (Small Modular Reactors, SMR), dénommé Nuward. La raison en est que ces deux projets sont de troisième génération - on parle parfois de troisième génération +. Ces deux chantiers majeurs font partie de la relance du nucléaire annoncée par le Président de la république à Belfort en 2022. Cette dernière comprend aussi la restauration du productible d'EDF des réacteurs actuellement en service, la prolongation de leur durée de vie et le développement de nouvelles filières, dont les SMR et les réacteurs modulaires avancés (Advanced Modular Reactors, AMR) dans le cadre de France 2030. Enfin, n'oublions pas le renouvellement des installations du cycle du combustible, de l'amont, avec l'enrichissement - c'est déjà en cours : Orano a investi dans le site de Georges Besse II -, à l'aval, pour prendre le relais de La Hague et d'autres installations à horizon 2040.
Les EPR 2 et le projet Nuward font partie de la relance du nucléaire, elle-même l'un des quatre piliers de la stratégie française pour l'énergie et le climat, avec pour objectif de se débarrasser du fossile en 2050. Nous sommes, selon les chiffres de Réseau de transport d'électricité (RTE) publiés hier soir, à 92 % d'électricité décarbonée en France : qui dit mieux ? Personne, je pense.
Parmi les autres piliers, on trouve la sobriété énergétique - le bilan 2023 de RTE montre une trajectoire de consommation en baisse grâce aux mesures de sobriété. Il y a ensuite l'efficacité énergétique, avec des processus industriels moins consommateurs d'énergie et, surtout, une consommation décarbonée. Nous étions ainsi à Dunkerque, il y a quelques jours, avec Bruno Le Maire et Christophe Béchu, pour inaugurer le nouvel investissement d'ArcelorMittal de décarbonation de l'aciérie de Dunkerque. Le dernier est l'accélération des énergies renouvelables. Je considère qu'il faut sortir de l'opposition entre renouvelable et nucléaire : ces énergies sont parfaitement complémentaires. À quel niveau de productible, de térawattheures par an ? Telle est la question.
Pourquoi le programme EPR 2 ? Monsieur le président, vous l'avez évoqué : nos réacteurs, mis en service lors des quinze dernières années du siècle précédent, vont arriver en fin de vie. EDF cherche à les prolonger à 60 ans, voire plus, mais ils ne sont pas éternels. Formulons l'hypothèse de la prolongation de tous les réacteurs à 60 ans, ce qui n'est pas acté : à partir de 2040, nous aurons une perte moyenne annuelle de puissance installée de 4 gigawatts. Certes, nous chercherons à aller plus loin - les Américains atteignent 80 ans -, mais il faudra bien remplacer ces plus de 60 gigawatts, Flamanville compris, de puissance installée.
Face à cet « effet falaise », nous aurons besoin de renouvellement. En 2021, EDF a proposé l'EPR 2, version optimisée et industrialisée de l'EPR - vous connaissez Flamanville, Olkiluoto, Taishan, HPC. Il reprend les atouts de l'EPR : puissance installée - 1,6 gigawatt -, sûreté - en tenant compte des enseignements des incidents précédents, dont Fukushima - et adaptation à un horizon à la fin du siècle, avec un service de 2040 à 2100. Cela suppose des hypothèses d'évolution climatique à horizon 2100. Autre adaptation nécessaire : l'intégration dans un réseau électrique de plus en plus renouvelable, comprenant notamment de l'éolien et du solaire, donc intermittent, ce qui suppose un EPR 2 plus modulable, ou manoeuvrable.
Il ne faut pas faire comme les précédents - Taishan, Olkiluoto, Flamanville, HPC -, qui sont des prototypes, réalisés à l'unité, sauf le dernier, qui concerne une paire de réacteurs. Il faudra produire un EPR 2 en mesure de remplacer en série les réacteurs en service. Nous partons sur une première tranche de six, pour une première série compétitive, puis une extension à huit, déjà évoquée dans le discours de 2022 du Président de la République.
Aujourd'hui, nous avons 60 gigawatts installés, pour 320 térawattheures produits en 2023 : l'objectif est de monter à 400 térawattheures d'ici à 2030. Quel sera le productible nécessaire pour 2050 et 2100 ? Sans présumer des exercices, en cours, de programmation pluriannuelle de l'énergie, sans doute plusieurs centaines de térawattheures, donc plusieurs dizaines de gigawatts. Or chaque EPR 2 représente 1,6 gigawatt. Je ne sais pas combien il en faudra, mais les 6 plus 8 n'y suffiront pas - telle est mon intime conviction. Il faut donc un modèle d'EPR 2 en série compétitif, en coût et en réalisation.
C'est notre objectif. Comment y arriver ? EDF actionne des leviers d'industrialisation. Passer le défi de l'EPR 2, par rapport à l'EPR, c'est faire un programme industriel, de série et non de prototype : il faut simplifier le design, donc le génie civil, les exigences, la constructibilité - c'est ce dernier point qui a péché pour les précédents. Cela suppose donc de standardiser les équipements et d'en limiter le nombre, de préfabriquer le plus possible. À HPC, 11 000 personnes travaillent sur une paire d'EPR ! Cela permet de comprendre les difficultés rencontrées.
L'ensemble des entreprises de la filière doivent retrouver les compétences et les capacités que deux ou trois décennies de sous-charge de travail n'ont pas permis de maintenir. C'est un défi pour EDF, qui est le leader, le maître d'oeuvre, le maître d'ouvrage et l'exploitant, mais aussi pour toute la filière.
Pour y parvenir, l'Université des métiers du nucléaire, qui est une émanation, si je puis dire, d'EDF, est chargée de développer un plan d'action visant à favoriser l'attractivité, la formation et l'intégration de l'ensemble des salariés qui seront nécessaires, dans les prochaines années, pour garantir cette remontée en puissance du nucléaire.
Selon le Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (Gifen), 100 000 personnes devront être recrutées en dix ans, soit 10 000 par an, tous niveaux confondus, depuis le compagnon jusqu'à l'ingénieur. Aujourd'hui, l'industrie nucléaire compte, selon les sources, entre 200 000 et 220 000 employés ; il faudra donc recruter l'équivalent de la moitié des salariés actuels. Or, dans un contexte de réindustrialisation de la France, les compagnons, les techniciens ou les ingénieurs ne choisiront pas forcément de travailler dans le nucléaire, mais pourront se tourner vers l'aéronautique, l'aérospatial, la défense, c'est-à-dire tous les secteurs faisant l'objet d'une relance ou d'une réindustrialisation.
C'est un défi essentiel pour l'ensemble de notre programme.
Pour conclure, aujourd'hui, nous sommes parvenus au stade de la définition du programme : selon notre jargon technocratique, nous passons du basic design au detailed design, phase de développement qui consiste à vérifier la maturité de la conception des projets. Au début de l'année 2023, une revue de programme a été engagée, dont les premières conclusions ont été déposées à la fin de l'année dernière, et nous avons décidé, avec EDF, de la prolonger en 2024. Cet exercice est en cours afin de pouvoir lancer les six EPR 2 : la première tranche du programme est constituée d'une paire de réacteurs installée à Penly, paire qui sera la nouvelle tête de série. Ensuite, le plus rapidement possible, dès les paires de réacteurs suivantes - celles de Gravelines et du Bugey, puis celles issues des huit réacteurs supplémentaires si la décision de les construire est prise -, nous devrons parvenir à une réalisation en série compétitive pour ce qui concerne le coût de l'électricité, comme M. le rapporteur l'indiquait précédemment.
En pratique, dès le 1er juillet 2024, nous lancerons les travaux préparatoires sur le site de Penly, qui sont des travaux de génie civil - aménagement de la plateforme, déroctage de la falaise ou encore extension de la plateforme marine. Ce lancement a été rendu possible, d'une part, grâce à l'autorisation environnementale et, d'autre part, par le vote de la loi du 22 juin 2023 relative à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes, qui permet de démarrer les travaux préparatoires sans attendre l'autorisation de création conditionnant le lancement des travaux sur les installations nucléaires proprement dites.
M. Xavier Ursat, directeur exécutif en charge de la direction Ingénierie et projets nouveau nucléaire et de la direction Innovation, responsabilité d'entreprise et stratégie d'Électricité de France (EDF). - C'est un plaisir d'échanger avec vous sur l'avenir du mix électrique et de ses conditions de production industrielle, plus particulièrement du nucléaire, sujet qui nous passionne et qui suscite l'engagement quotidien des équipes d'EDF.
Comme Joël Barre l'a expliqué, nous sommes à un moment charnière, où la France s'engage dans la décarbonation de son économie d'ici à 2050, ce qui implique une transformation très profonde de son système énergétique.
Aujourd'hui, l'énergie consommée en France provient, pour environ les deux tiers, de sources fossiles - pétrole, charbon ou gaz - et l'électricité représente 25 % de la consommation en énergie finale. Ce pourcentage est un peu plus élevé que celui d'autres pays, qui est compris entre 20 % et 22 %, car la France compte déjà une part de chauffage électrique.
En 2050, pour atteindre la neutralité carbone, cette part de l'électricité devra atteindre 50 % et des économies d'énergie devront être également réalisées. Dans le même temps, une croissance industrielle aura lieu - nous l'appelons tous de nos voeux. La quantité d'énergie produite en France devra donc augmenter d'au moins 50 % d'ici à 2050, et probablement, selon RTE, de quelque 20 % d'ici à 2035.
Par conséquent, il est important de choisir une voie praticable ; cette question se pose dans chaque pays. Au regard des échanges réguliers que nous avons avec des partenaires internationaux - en effet, EDF a une responsabilité internationale à l'égard des industriels en tant que chef de file de la filière nucléaire dans le domaine des réacteurs -, partout dans le monde, les pays cherchent atteindre quatre objectifs au travers de leur politique énergétique.
Tout d'abord, ils souhaitent tous, à terme - pour certains, d'ici à 2050, pour d'autres, d'ici à 2060 ou 2070 -, disposer d'un système énergétique le plus décarboné possible. Ensuite, ils cherchent à améliorer la compétitivité des coûts de leur énergie, à tout le moins à garantir leur stabilité. Le coût moyen de l'énergie n'est donc pas l'unique enjeu, la stabilité ou, à l'inverse, la volatilité des coûts en la matière en est également un. Par ailleurs, ils souhaitent parvenir à une situation de souveraineté énergétique. En effet, tous les pays se sont rendu compte, en particulier - malheureusement - à la lumière des événements de ces deux dernières années, que dépendre d'autres aires géopolitiques sur le plan énergétique obérait leur avenir. Enfin, ils veulent que leur politique énergétique soit créatrice d'emplois.
Dans le domaine de l'électricité, par talent pour une grande part et un peu par chance au regard de la décarbonation, la France est d'ores et déjà pourvue d'un système électrique, qui repose essentiellement sur les énergies renouvelables (EnR) et le nucléaire, et qui inclut ces quatre objectifs. Désormais, il s'agit d'étendre ce système à l'ensemble des énergies, ce qui est un défi absolument considérable.
La voie choisie par la France est de parier simultanément sur plusieurs sources d'énergie. Ainsi, le développement de toutes les formes d'EnR est tout d'abord indispensable. Ensuite, il s'agit, à la fois, de prolonger le parc nucléaire existant, qui est un actif extraordinaire en raison de son caractère performant, et d'étaler les arrêts des réacteurs qui le composent, ce qui est, en quelque sorte, le revers de la médaille d'une magnifique histoire industrielle. En effet, comme Joël Barre l'a rappelé, 54 des 56 réacteurs aujourd'hui en exploitation - anciennement 58 réacteurs - ont été mis en service en quinze ans. Par conséquent, si nous les arrêtons tous au même âge, nous fermons 54 réacteurs en quinze ans. C'est une falaise dont la descente n'est pas supportable. L'étalement des arrêts des réacteurs permettra de faire le lien avec le développement des EnR. Enfin, le troisième levier est le nouveau nucléaire.
Choisir de prolonger le parc nucléaire existant, de construire de nouveaux réacteurs relevant de différentes technologies et de développer les EnR est, à mon sens, une trajectoire extrêmement sûre. Nous disposons de trois leviers que nous pourrons actionner avec plus ou moins de force, en fonction de la progression constatée des EnR et de la consommation d'énergie. Cela nous permettra de suivre l'évolution de la consommation et de continuer à décarboner le pays, dans les domaines aujourd'hui non couverts par l'hydroélectricité.
Pour ce qui concerne la prolongation du parc nucléaire existant - nous y reviendrons sans doute à l'occasion des questions, même si cela ne relève pas tout à fait de mon périmètre ; en outre, Étienne Dutheil a déjà abordé devant vous certains points de cette question qui est un enjeu clé -, le grand carénage est d'ores et déjà en cours. Prolonger le parc nucléaire existant jusqu'à 60 ans et au-delà comporte de nombreux enjeux. Ainsi, nombre de recherches sont menées au sein d'EDF, d'ailleurs en lien avec des partenaires internationaux, sur les questions posées par le vieillissement des installations, évidemment en matière de sûreté. Il s'agit de prolonger si ce n'est l'ensemble des réacteurs, à tout le moins le plus grand nombre possible d'entre eux, bien au-delà de 60 ans.
Un programme de construction de nouveaux réacteurs de type EPR 2 a été décidé ; nous pourrons également y revenir lors des questions. En l'espèce, l'idée est de tenir compte des premiers retours d'expérience sur les EPR construits et de se doter d'un réacteur conçu dès le départ grâce à des outils digitaux, à la différence des premiers EPR qui ont été construits selon une « approche papier », si je puis dire ; c'est fondamental pour l'avenir. En effet, une telle approche, au regard de la complexité de ces objets et des chantiers, n'est pas un élément favorable. En 2025, nous disposerons de technologies digitales qui sont des soutiens à la conception et à la conduite des chantiers, ce qui est un facteur de maîtrise des projets.
Surtout, nous adoptons une approche par paire et par série de réacteurs - j'insiste sur ce point qui est très important -, qui a fonctionné voilà quarante ans. En effet, tous les réacteurs du parc ont été construits par paire, ou par groupe de quatre, et en série, soit 34 réacteurs de type 900 mégawatts et 20 réacteurs de type 1 300 mégawatts. Cette approche permet de parvenir à la maturité industrielle. Tout d'abord, il est difficile de tout réussir du premier coup en ne conduisant des chantiers aussi complexes qu'une fois de temps en temps. Ensuite, au-delà du chantier lui-même, la chaîne industrielle doit assurer la fabrication de cuves, de générateurs de vapeur, d'alternateurs, de turbines ou de milliers de pompes. Or ces éléments ne peuvent être produits à un rythme industriel s'ils sont fabriqués pour un seul réacteur. En effet, cela ne favorise pas l'investissement dans les ressources humaines et les capacités industrielles nécessaires et, surtout, ne permet pas la répétition du geste.
Depuis trois ans, nous avons accompli un travail très important avec la filière nucléaire qui a conduit non seulement à la trajectoire de charge et de ressources évoquée par Joël Barre, mais aussi à la définition d'un rythme industriel dans le secteur du nucléaire. Que cette question soit considérée sous l'angle du génie civil, de la construction des équipements ou du secteur électrique, le même chiffre ressort : il faut construire environ 1,5 EPR par an pour que les usines aient un plan de charge suffisant et que leurs employés reproduisent très régulièrement les mêmes gestes, afin de rapidement tous les accomplir correctement, du premier coup, en faisant preuve d'efficacité et avec un niveau de qualité et de performance satisfaisant.
C'est pourquoi nous avons choisi cette trajectoire. Ainsi, le programme à venir prévoit, en France, un EPR par an et une capacité d'exportation au Royaume-Uni et en Europe pour compléter et atteindre cet objectif. En dessous d'un tel seuil, il ne s'agit pas d'un rythme industriel ; c'est important de l'avoir en tête.
Aujourd'hui, nous avons un engagement pour une première série de six EPR 2, soit trois paires de réacteurs, et le Gouvernement a demandé d'étudier la possibilité d'étendre le programme à quatorze EPR 2. Cela représenterait la mise en service d'un réacteur par an à partir du milieu de la prochaine décennie et jusqu'en 2050.
Parallèlement, nous travaillons sur un petit SMR qui s'appelle Nuward. Ce type de réacteur dispose d'une puissance bien plus faible - 170 mégawatts contre 1 650 ou 1 700 mégawatts - et nous en associons deux pour obtenir une centrale d'une puissance de 340 mégawatts. L'objectif est simple : répondre aux besoins d'un énorme marché mondial. En effet, si l'ensemble des pays veulent réellement se décarboner, ils seront obligés d'arrêter des centrales fonctionnant actuellement au charbon ou au fioul et, plus tard, celles qui fonctionnent au gaz, dont la puissance est comprise, pour la majorité d'entre elles, entre 300 et 400 mégawatts. Si nous sommes capables de proposer un objet qui remplace une cheminée à CO2 par une production d'électricité bas-carbone, en utilisant le réseau au même endroit et le même accès à la rivière ou à la mer, alors vous aidez considérablement les pays à se décarboner en quelques années.
Ainsi EDF, dont la raison d'être est notamment d'aider d'abord la France, mais aussi l'ensemble des pays où l'entreprise est active, à décarboner leur économie, a-t-elle fait ce choix. Pour un réacteur de plus petite taille, les économies réalisées résultent non pas de sa taille, mais de l'effet de série et de la fabrication par des usines de modules assemblés ensuite sur le site pour former ces réacteurs. L'approche est donc très différente.
Parmi les facteurs clés de la réussite de ces projets, figure d'abord la continuité. J'ai toujours du mal à faire comprendre l'effort immense que nous devons fournir, depuis sept ou huit ans, pour relancer une filière nucléaire capable de mener à bien des projets nucléaires neufs : une fois que cet élan a été stoppé ou insuffisamment entretenu, l'effort est colossal.
Pour les personnes extérieures à la filière, il est difficile d'en prendre la mesure - j'ai eu moi-même du mal au début -, car il a trait à de nombreux domaines : les capacités industrielles de la France que nous reconstituons actuellement, le nombre et la « séniorité » des personnes compétentes qui ont l'expérience de la maîtrise de projets complexes - celles qui étaient âgées de 40 ou 45 ans au moment de l'arrêt du développement du nucléaire et qui commençaient à être les piliers de ce secteur sont parties à la retraite.
Nous avons connu des déboires lors des premiers projets d'EPR et je pourrais répondre à vos questions sur ce sujet. Toutefois, les discussions avec l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sont dans la dernière ligne droite afin de pouvoir charger le combustible dans le réacteur de la centrale de Flamanville 3, qui est une étape importante. Nous travaillons également sur l'organisation d'EDF pour mettre en place des éléments indispensables. Il s'agit d'abord d'une maîtrise d'ouvrage forte, qui est le client des projets et qui tient, si je puis dire, le business plan ainsi que les hypothèses fonctionnelles des projets. Il s'agit ensuite de directions de projet fortes, qui ont été mises en place depuis plusieurs années et qui commencent à rendre des services. Ainsi, chaque projet est dirigé par un directeur de projet, qui, lui-même, est rattaché à un membre du comité exécutif d'EDF, en l'occurrence, à moi dans la plupart des cas. Le directeur de projet est pleinement responsabilisé et, lorsqu'il a besoin d'un arbitrage, il est immédiatement en contact avec les instances de gouvernance d'EDF ; il n'est pas enfoui dans une organisation où il aurait du mal à être agile. Il s'agit encore d'une ingénierie recentrée sur la délivrance des études et sur l'exécution des chantiers et, enfin, de réaliser un travail avec la filière.
Je terminerai en évoquant la filière nucléaire. Le coeur de la filière représente aujourd'hui 220 000 emplois répartis dans de grandes entreprises qui sont des donneurs d'ordre et des exploitants - EDF, le CEA, l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), Orano, Framatome qui est à la fois un exploitant et un industriel -, de grandes entreprises de rang 1 - entreprises de génie civil, chaudiéristes, équipementiers - et de nombreuses entreprises qui interviennent, en rang 2, 3 ou 4, dans les grands projets. Et encore ce chiffre ne prend pas en compte les travaux d'investissements nouveaux à l'aval du site chez Orano.
Compte tenu de tout ce que nous avons à accomplir dans la filière, il faudrait quelque 280 000 emplois d'ici au début de la décennie 2030, ce qui correspond, au regard des départs à la retraite, à un recrutement de 100 000 personnes dans les dix ans à venir, soit 10 000 personnes par an, allant du détenteur d'un certificat d'aptitude professionnelle (CAP) à l'ingénieur, dans tous les domaines de spécialités. C'est le plus grand défi que nous avons devant nous. En effet, nous devons faire face à des défis de stabilisation et de finalisation de la conception, comme cela a été souligné, à des défis de compétitivité et de bonne articulation avec les fournisseurs, à des défis d'optimisation du planning, mais le plus grand d'entre eux est celui des ressources. Si nous n'y consacrons pas une énergie folle, ce défi ne pourra pas être relevé.
Pour cela, nous avons mis en place l'Université des métiers du nucléaire, qui est une université hors les murs dont le but est de fédérer le tissu français de formations publiques et privées, aussi bien initiales que continues, afin que nos capacités de formation atteignent le niveau nécessaire. Nous sensibilisons les jeunes des collèges et des lycées, en particulier les jeunes filles, pour les attirer vers l'industrie et le nucléaire, ce qui est un enjeu considérable. Dans l'enseignement supérieur long, nous ne comptons actuellement que 20 % de femmes et dans l'enseignement court technique, le taux est de 10 %.
Nous travaillons également à l'échelle européenne. La filière française représente environ la moitié de la filière nucléaire européenne. Aujourd'hui, seize pays européens - j'y inclus le Royaume-Uni - se sont déclarés favorables au nucléaire, soit pour démarrer un programme, soit pour le relancer. Ces pays devront donc fournir le même effort de développement. Si le coeur de la responsabilité d'EDF s'exerce en France, l'entreprise aura aussi la responsabilité d'aider la filière française à se développer sur le plan international, en particulier en Europe. Le dimensionnement industriel et des ressources humaines nécessaires au nucléaire existant et au nucléaire neuf se joue pour beaucoup à l'échelle européenne, car de nombreux projets se développeront en Europe dans les années à venir.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous nous posons des questions précises sur les perspectives de consommation. Nous avons compris qu'il serait sans doute possible, grâce au parc nucléaire historique et à l'ouverture de Flamanville, de remonter à quelque 400 térawattheures par an, et que la consommation ainsi que notre production entre 2030 et 2035 semblent poser des problèmes certains.
Les quatorze EPR 2 représentent une production de 22,4 gigawatts, quand nous disposons d'une soixantaine de gigawatts actuellement. Avez-vous des données à nous transmettre en la matière ?
Je souhaite également des précisions sur les différentes hypothèses. Que se passerait-il si tout ou partie des réacteurs devaient s'arrêter après 40, 60 ou 80 ans d'exploitation ? Quelle décroissance de la production faudrait-il anticiper ? Je rappelle que le plus ancien réacteur encore en service se trouve dans la centrale du Bugey et date de 1978.
Par rapport à ces différentes hypothèses, quelles seraient les conséquences d'une mise en service à partir de 2035 des premiers réacteurs du programme de 14 EPR 2 ? Inutile de nous indiquer ces éléments dès à présent, je préfère les avoir par écrit afin de disposer de perspectives claires.
J'ai senti dans vos propos votre confiance pour le lancement à un horizon raisonnable de l'industrialisation des EPR 2, pour une livraison en 2035 ou un peu au-delà. J'ai entendu que l'EPR 2 était une optimisation des réacteurs EPR ; certains parlent de simplification. En effet, la complexité des EPR explique leur coût.
Des années 1970 aux années 1990, nous avons été capables de construire énormément de centrales. Pourquoi ne pourrions-nous pas aujourd'hui construire les mêmes centrales, en intégrant les acquis du programme de grand carénage qui permettrait de tenir compte des contraintes accrues de sécurité ? Le véritable progrès ne serait-il pas de réussir à refaire ce qui a déjà été fait ? Quelle différence y aurait-il entre les centrales historiques modernisées et les EPR simplifiés, notamment en matière de coût de production du kilowattheure ? La question s'est-elle posée ?
Sur les réacteurs de quatrième génération, c'est-à-dire ceux à neutrons rapides, le projet Astrid est-il réellement à l'arrêt ? Peut-il reprendre, contrairement à Fessenheim qui est déjà en cours de démantèlement et qu'il serait sans doute nettement plus coûteux de remettre en service ? À partir du moment où la filière est relancée, faudrait-il garder Astrid dans notre besace ?
M. Xavier Ursat. - Nous vous fournirons les estimations de production sans grande difficulté. Même si la prévision des trajectoires de consommation ne figure plus dans les missions d'EDF, l'entreprise demeure le premier acteur de ce marché, aussi pouvons-nous vous donner ces informations.
Nous avons élaboré des scénarios à partir de différents critères : durée d'exploitation des réacteurs existants, rampes d'arrêt, arrivée d'EPR 2, niveau de pénétration des énergies renouvelables... Nous avons essayé de faire un effort pour qu'ils soient tous réalistes. En effet, ce serait un problème de prévoir une production énorme d'énergie renouvelable sans savoir comment l'équilibrer avec la consommation durant l'année, car cette production nécessiterait de lourds investissements en matière soit de réseau, soit de stockage que l'on ne serait pas certains de pouvoir réaliser.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il nous est important de savoir si vous avez identifié des points de blocage étant donné que de futurs interlocuteurs nous parleront des réseaux et du système global.
M. Xavier Ursat. - Voilà l'intérêt des petits réacteurs de type Nuward : ils sont naturellement faits pour envoyer l'électricité sur un réseau, mais ils peuvent aussi servir à d'autres usages.
D'abord, si une plateforme industrielle se décarbone rapidement et transfère vers l'électricité de nombreux usages relevant pour l'instant du fossile, lui amener une ligne de 400 000 volts est une tout autre affaire qu'installer une source d'alimentation locale ! Les petits réacteurs peuvent donc aider à la décarbonation de ces sites.
De plus, ils peuvent servir à la production de chaleur. Le projet Nuward, sur lequel nous travaillons avec le CEA, est directement connectable à un électrolyseur d'hydrogène ; nous captons à la fois l'électricité et la chaleur qui sortent du réacteur pour obtenir une électrolyse de haut rendement et ainsi un hydrogène moins cher, l'un des seuls, d'ailleurs, à ne pas émettre de CO2. L'intérêt d'avoir de l'hydrogène est limité si vous avez émis du CO2 pour le produire.
Enfin, en positionnant bien ces réacteurs sur le territoire, nous pouvons éviter de développer le réseau. Je suis conscient que construire de nouveaux sites nucléaires est un enjeu, mais installer de nouvelles lignes de 400 000 volts dans notre pays est presque plus difficile !
Parmi les premières questions que je me suis posées en prenant mes fonctions il y a neuf ans figure la question des solutions de substitution aux EPR. Il est de ma responsabilité de réfléchir à ce que seront les réacteurs à l'avenir pour en produire en série en France. Le choix technologique est important.
L'approche de la France en matière de sûreté, extrêmement exigeante et saine, est de soumettre tous les dix ans les réacteurs en exploitation à un examen et de réaliser un certain nombre de travaux. Nous essayons constamment de nous ramener à l'état de l'art en matière de sûreté, autant que faire se peut. À l'heure actuelle, nos réacteurs ont un niveau de sûreté bien supérieur à celui qui aurait été le leur en les laissant tels quels depuis 1980 ! À l'inverse, l'approche américaine est de ne pas intervenir pendant des décennies, sauf nécessité.
Même si, dans leur conception, les réacteurs du parc en exploitation sont de deuxième génération, les retours d'expérience ont été emmagasinés : Fukushima, environnement, adaptation au changement climatique... La prochaine visite décennale - la cinquième - tournera probablement en bonne partie autour des enjeux du changement climatique. Si les réacteurs sont amenés à durer, il leur faudra exister dans des paysages et dans des conditions thermiques différentes de celles qui prévalaient à leur conception.
Passer à la troisième génération, celle des EPR, représente plusieurs bonds en avant.
Premièrement, même si les réacteurs de deuxième génération sont extrêmement sûrs, il est demandé que ceux de la troisième réduisent au moins d'un facteur 10 le risque qu'il arrive un événement significatif.
Deuxièmement, en cas d'événement significatif, il doit être confiné sur le site. Il faut donc prendre autant de dispositions que possible pour le maîtriser. Sur le quatrième réacteur de Fukushima, le combustible a fondu ; un corium s'est formé, c'est-à-dire un petit soleil d'uranium et de toutes sortes de dérivés, boule de plusieurs milliers de mégawatts thermiques qui a fini par traverser la cuve. S'il arrivait l'équivalent dans un EPR, le corium tomberait dans un cendrier construit avec un béton réfractaire, objet d'un brevet français de la part d'EDF, du CEA et de Framatome. Ce cendrier se dissoudrait lui-même pour mieux répartir le combustible vers les systèmes de refroidissement qui se trouvent en dessous. Le corium y resterait donc pour y être refroidi. Le réacteur serait inutilisable, mais vous n'auriez aucune conséquence radiologique à l'extérieur du site. La différence est énorme !
Au cours de notre quatrième visite décennale, nous avons accompli des travaux pour nous approcher le plus possible de cet objectif en installant de tels systèmes sous les bâtiments réacteurs. Il existe toutefois une différence. En matière de sécurité, les EPR ont une double enceinte. Pour les EPR 2, elle est en béton simple, mais très épais, couvrant ainsi tous les équipements coeur : bâtiment réacteur, bâtiments auxiliaires dans lesquels se trouvent les systèmes de sûreté et bâtiment combustible dans lequel se situe la piscine contenant les assemblages combustibles prêts à être utilisés ou déjà utilisés. Ces équipements sont dans une coque en béton qui est réputée résistante à des niveaux d'agression très élevés.
La sécurité est extrêmement importante : les réacteurs actuellement installés seront actifs jusqu'à la fin du siècle dans un monde incertain. Cette préoccupation nous a amenés à penser qu'il n'était plus possible d'envisager de construire en France d'autres réacteurs que ceux de troisième génération, c'est-à-dire ceux qui comprennent de tels dispositifs de réduction ultime de la probabilité d'accident, de confinement du risque et de réaction face aux conséquences d'un éventuel accident.
Ces dispositifs ont un coût réel. Un EPR contient beaucoup plus de béton que les réacteurs de la génération précédente. Je réserve cette discussion difficile à votre commission d'enquête et à la représentation nationale mais il est compliqué d'affirmer lors de sa construction qu'un EPR est plus sûr que les précédents. Tout le monde entend alors que le précédent l'est moins ! Évidemment, les réacteurs actuellement en exploitation ont des niveaux de sûreté très élevés. De plus, vous pouvez faire confiance aux autorités qui les contrôlent. Étant donné le gap technologique, il était probablement difficile d'imaginer le développement d'autres réacteurs que ceux de troisième génération.
Cette réflexion est non seulement française, mais européenne. En effet, les autorités de sûreté se coordonnent. Les EUR (European Utilities Requirements) constituent un cahier des charges qui introduit des règles de sûreté communes. À la construction, seuls les réacteurs de troisième génération répondent à ces critères.
Notre travail sur l'EPR 2 va dans le sens de la digitalisation, mais aussi de la standardisation. Un réacteur nucléaire nécessite du béton et du gros oeuvre, par exemple pour la cuve dans laquelle se produit la réaction, pour les générateurs de vapeur, pour la turbine ou pour l'alternateur, pièces énormes qui sont de conception française par le biais de Framatome et de l'ex-Alstom. Or il compte aussi de nombreux petits équipements. Des dizaines de milliers de kilomètres de tuyaux, de vannes, de pompes et de soupapes sont utilisés pour les systèmes de sécurité et les équilibrages de pression. Le catalogue utilisé pour l'EPR de Flamanville, le premier de la génération, est colossal, car les objets se comptent par dizaines de milliers et les références elles-mêmes par milliers !
Nous avons fait en sorte de réduire autant que possible ce catalogue pour l'EPR 2 en limitant le nombre de modèles utilisés. Le premier avantage est que l'industriel, produisant toujours le même objet, est plus efficace et moins cher ; en outre, ces pièces sont plus pratiques pour l'exploitation et la maintenance. Imaginez un meuble Ikea dont toutes les vis sont différentes et un autre où elles sont identiques. À votre avis, lequel monterez-vous le plus vite ?
Nous avons standardisé puis simplifié. La simplification touche surtout le génie civil, que nous avons rationalisé. La double enceinte en béton est remplacée par une seule enceinte épaisse. Elle est plus facile à construire et la performance reste la même. Le génie civil des bâtiments principaux a été rendu géométrique : les cloisons des différents étages sont toutes alignées.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pourriez-vous nous donner une synthèse afin de comprendre la différence entre les centrales historiques modernisées par le programme de grand carénage et l'EPR, notamment en ce qui concerne les coûts et les apports en matière de sécurité ?
M. Xavier Ursat. - Bien entendu.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je pense à un avion qui tomberait sur une centrale historique, quatrième carénage ou pas.
M. Xavier Ursat. - Je ne vous décrirai pas ce cas...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous ne pouvez pas nous le décrire ?
M. Xavier Ursat. - Vous me comprenez. Je peux toutefois vous indiquer ce qu'est l'EPR 2, en quoi consistent les grands carénages et vous décrire une centrale de troisième génération.
M. Franck Montaugé, président. - Pouvez-vous ajouter à ces informations vos projections concernant les coûts complets du nouveau nucléaire ? Ils auront une incidence sur l'objet premier de cette commission d'enquête : les prix à l'horizon 2050.
M. Xavier Ursat. - Nous y travaillons encore, aussi nous ne sommes pas en mesure de donner actuellement un coût en euros par mégawattheure. Notre premier chiffrage réalisé en 2021 sur la construction de six réacteurs est sorti dans la presse : autour de 52 milliards d'euros d'investissements. Il n'intègre aucun coût de maîtrise d'ouvrage ou d'acquisition de terrain.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Est-ce que vous voulez dire que la construction se fait sur les sites actuels et ne nécessite donc pas d'achats de terrains ?
M. Xavier Ursat. - La construction se fera sur les propriétés actuelles d'EDF, mais nous avons eu besoin, dans les trois quarts des premiers sites de construction, d'acheter des compléments de terrain contigus. Rien ne change, il s'agit d'un simple déplacement de barbelés.
Nous avons entamé l'année dernière une révision de notre évaluation économique. C'est le moment pour le faire car nous sommes à la fin du basic design : la conception des systèmes est achevée, la description de l'installation est détaillée. Nous passons au detailed design, c'est-à-dire que les plans d'exécution sont en train d'être réalisés : tel câble passera sur tel chemin de câble, tel tuyau sera accroché à tel endroit...
L'évaluation des coûts est actualisée à la suite. Elle intègre évidemment les retours des fournisseurs que nous avons obtenus depuis 2021, ainsi que les derniers éléments de design, et conduit à un chiffre supérieur aux 52 milliards d'euros estimés. Cela n'est pas très étonnant : un certain nombre de retours fournisseurs sont plus élevés qu'imaginé. Mais surtout, il y a un effet considérable de l'inflation et de la hausse des coûts des matières premières, qui ont très fortement augmenté entre 2021 - le chiffre de 2021 reposait sur des hypothèses de 2020 - et 2023, année durant laquelle de nombreux coûts ont explosé. Voilà pourquoi nous tombons sur un chiffre légèrement supérieur. Nous réalisons aujourd'hui un travail d'optimisation.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quel est ce chiffre ?
M. Xavier Ursat. - Je ne le communiquerai pas aujourd'hui, car il est en cours d'élaboration.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pourtant vous le connaissez !
M. Xavier Ursat. - En phase d'estimation, il est inutile de communiquer sur les étapes intermédiaires. Nous travaillons sur un plan de compétitivité avec les fournisseurs.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quand sortira ce chiffre ?
M. Xavier Ursat. - D'ici à la fin de l'année.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous ne le connaîtrons donc pas avant la fin des travaux de la commission d'enquête. Nous allons devoir dire qu'EDF ne nous a pas fourni tous les chiffres en sa possession.
M. Xavier Ursat. - Nous devons d'abord achever ce travail avec les fournisseurs. Nous regardons avec chacun d'entre eux comment optimiser les hypothèses de design, leur façon de travailler ou encore les clauses contractuelles, afin de réduire le coût au maximum.
Nous allons surtout entrer dans la phase d'optimisation du planning. En effet, nous ne nous apprêtons pas seulement à construire le premier réacteur à Penly, mais tout une série de réacteurs : peut-être six, peut-être quatorze, peut-être plus. En réalité, le planning unitaire d'un réacteur est d'ordre 1 sur le coût final en euro par mégawattheure, le nucléaire étant une industrie dans laquelle vous dépensez de l'argent pendant plusieurs années avant de commencer à en gagner. C'est pourquoi la durée pendant laquelle vous faites votre chantier est d'ordre 1 sur le coût final.
L'autre élément d'ordre 1 est le montage financier des réacteurs. Nous sommes en train d'y travailler avec l'État. Plusieurs schémas sont en cours de calage. Aujourd'hui, il m'est difficile de vous donner un coût en euros par mégawattheure de la série, dans la mesure où ce dernier dépend à la fois de l'issue du travail engagé avec nos fournisseurs, de nos hypothèses de planning et de la logique de financement retenue avec l'État. Nous ferons évidemment en sorte - nous nous y attelons - que ce coût soit le plus bas possible. Compte tenu des règles de vente actuelles de l'électricité que nous avons calées avec l'État, vous comprendrez que le groupe EDF est lui-même engagé dans la recherche du coût le plus compétitif possible.
M. Franck Montaugé, président. - Mes interrogations portent sur le financement, que vous venez d'aborder. Les emprunts qui devront être contractés auront un impact sur les coûts finaux. L'entreprise EDF ayant été si ce n'est nationalisée, du moins étatisée - son capital l'a été en tout cas -, l'État peut être amené à jouer un rôle important en empruntant sur les marchés ou en donnant sa garantie à ce programme.
Une autre possibilité - on le voit dans la documentation - est la mise en place d'une base d'actifs régulés, comme il en existe sur les réseaux. Est-ce envisageable pour le nouveau nucléaire ? Par ailleurs, des contrats pour différence, voire des contrats d'approvisionnement bilatéraux - en anglais, power purchase agreement (PPA) - pourraient permettre, en théorie, d'associer des clients importants, industriels en particulier, au financement d'une partie du programme nucléaire. Où en êtes-vous de ces réflexions ? Quelles sont les pistes privilégiées, sachant que ces modes de financement auront un impact sur le prix payé au bout du compte par le consommateur français, qu'il soit particulier ou entreprise ?
M. Xavier Ursat. - En tant que représentant d'EDF, il m'est un peu difficile de m'exprimer aujourd'hui sur ce sujet. Nous y travaillons évidemment avec l'État, en particulier avec le ministère de l'économie et des finances.
Sur le nouveau nucléaire, nous regardons les solutions de financement qui impliquent EDF et l'État. À ce jour, nous n'envisageons pas d'autres schémas. Plusieurs scénarios sont sur la table et, avec l'État, nous devrons nous décider dans l'année sur la logique à retenir. Nous recherchons la logique la plus efficace pour réduire au maximum le coût en euros par mégawattheure. La part qu'EDF pourra consentir à ce financement devra être compatible avec sa propre trajectoire, qui elle-même a ses contraintes. Vous connaissez en effet notre niveau d'endettement.
Grâce aux dernières dispositions qui ont été prises afin de valoriser le nucléaire existant, nous commençons à voir clair sur notre trajectoire de ressources. À cet égard, l'intérêt d'augmenter le plus possible la production du parc nucléaire existant est un point clé, puisque cette production représente une source de revenus nets.
Enfin, il est évidemment très important de savoir, en fonction du niveau de participation de l'État et de ses modalités, comment sera qualifiée cette aide d'État. C'est une question d'ordre 1 pour EDF.
M. Franck Montaugé, président. - Faites-vous ici allusion au contexte européen ?
M. Xavier Ursat. - Tout à fait. Avec l'État, nous devons choisir, parmi nos scénarios, la solution qui présente le coût de financement le plus efficace, qui entre dans la trajectoire d'EDF et qui soit jugée acceptable en termes d'aide d'État apportée par la France au programme nucléaire. Il y aura forcément une aide, mais sa forme devra être jugée acceptable, avec des contreparties faibles.
M. Franck Montaugé, président. - Avez-vous envisagé la piste de partenariats avec des clients importants ?
M. Xavier Ursat. - Cette piste est particulièrement à l'ordre du jour pour le parc existant. Nous travaillons à identifier les structures qui pourraient être intéressées par des contrats de long terme avec EDF, sous la forme de participation aux investissements et aux dépenses d'exploitation du parc existant.
M. Franck Montaugé, président. - Ce serait original !
M. Xavier Ursat. - Oui et non, car ce schéma a existé en partie à la création du parc nucléaire français. Le phénomène est peu connu, mais à l'époque, quelques entreprises avaient pris des participations dans des réacteurs. Ces prises de participation dans des réacteurs en exploitation se mettent en route assez vite. Aujourd'hui, les clients sont plus intéressés par l'énergie dont ils auront en besoin en 2025 ou en 2030 que par l'énergie dont ils auront besoin en 2038 ou en 2040.
Nous nous orientons donc davantage vers un schéma de contrats à long terme et de participations sur le parc existant. Je précise que cette question de la recherche d'une forme de contribution de l'État dans des proportions raisonnables et acceptables par les autorités de la concurrence se pose pour le nucléaire, mais s'applique déjà à toutes les EnR. En effet, d'une façon ou d'une autre, les EnR se développent en France avec des formes de contribution de l'État, qu'il s'agisse d'investissements ou de garanties des prix de vente.
M. Victorin Lurel. - Je vous ai écouté attentivement et le béotien que je suis a l'impression que le groupe EDF est totalement préparé. Pour résumer, ce que nous recherchons - ce que recherche l'État -, c'est un mix optimisé combinant décarbonation, électrifications des usages, prix raisonnable, économies et effacement de consommation. Au travers du programme que vous évoquez, j'ai l'impression que nous n'avons rien perdu de notre maîtrise de la filière. Dans les années 1970 à 1990, nous la maîtrisions et nous avons réalisé, grâce à de nombreux réacteurs, une transition très rapide du fossile thermique vers le nucléaire. M. le rapporteur a posé la question : qu'est-ce qui nous empêche de répéter ce que nous avons fait voilà plusieurs années ?
Le groupe EDF maîtrise-t-il aujourd'hui parfaitement la filière ? Vous avez évoqué la simplification des EPR 2. Pourquoi faudrait-il simplifier ? Pourquoi est-ce compliqué aujourd'hui ? A-t-on maîtrisé parfaitement la construction, clef en main ou par délégation ? Visiblement, les Chinois sont allés plus vite que nous, en maîtrisant peut-être mieux que nous cette technologie. Sur le plan de la coordination, comme grand administrateur et capitaine d'industrie ou encore pour ce qui est du soudage, le groupe EDF a-t-il aujourd'hui la maîtrise systémique de la filière ?
Au-delà des mesures paramétriques consistant par exemple à changer ponctuellement les prix, la nouvelle loi peut être l'occasion de changer de système et de créer un big bang énergétique. En avons-nous seulement les moyens ?
J'estime que depuis la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité, dite Nome, l'objectif que nous nous sommes fixé - baisser la part de l'énergie nucléaire dans le système énergétique français - a donné des résultats que nous ne maîtrisons pas du tout. Il est un peu naïf selon moi de confier l'intérêt national et la sécurité de notre approvisionnement au seul marché. Il est naïf de continuer sur cette pente, malgré les réformes annoncées - il n'y aura pas de big bang avant 2025 - et d'injecter dans notre mix une énergie intermittente que nous ne maîtrisons pas. Faudra-t-il attendre que le vent souffle ou arrêter les centrales nucléaires ? Cela n'irait pas dans le sens de la réduction de nos émissions de CO2.
Tous ces paramètres sont-ils pris en compte dans la recherche d'un mix optimisé ? Disposez-vous de simulations sur les changements que vous mettez en oeuvre, simulations qui s'appuieraient sur toute l'expérience accumulée récemment ? Un avant-projet de nouvelle régulation circule déjà. La Commission de régulation de l'énergie (CRE) et de l'Autorité de la concurrence (ADLC) ont envoyé une lettre au Gouvernement, dans laquelle seraient listées les erreurs à éviter et les recommandations à respecter. Il serait intéressant d'étudier tout cela. En avez-vous la maîtrise ? Pesez-vous sur cet avant-projet ? Quel est le big bang que vous nous préparez, avec une parfaite maîtrise de la filière électronucléaire française ?
M. Henri Cabanel. - Vous nous avez indiqué qu'un des défis majeurs était les ressources humaines. Quelque 100 000 emplois supplémentaires sur dix ans ont en effet été annoncés. Nous confirmez-vous que ces 100 000 emplois s'ajoutent bien au renouvellement des 200 000 existants ?
J'aimerais que vous soyez plus précis sur votre stratégie de montée en puissance en matière de ressources humaines. Plusieurs filières permettent aujourd'hui de s'orienter vers le nucléaire, mais comment comptez-vous attirer des candidats en nombre suffisant pour répondre aux besoins ? Nous avons connu en effet des difficultés dont nous continuons de ressentir les effets. Lors de certaines auditions, il nous a été dit qu'un appel à de la main-d'oeuvre étrangère avait été nécessaire pour réparer les réacteurs atteints par le phénomène de corrosion sous contrainte.
M. Xavier Ursat. - Sur la question relative à la maîtrise de la filière, je tâcherai d'être à la fois précis et humble dans ma réponse. Nous pouvons dire, me semble-t-il, que le groupe EDF maîtrise bien la filière nucléaire française pour toutes les opérations relevant du parc existant, dont l'activité, en fait, ne s'est jamais arrêtée. Le tissu de partenaires et de prestataires chargés de l'exploitation, de la maintenance ou encore des révisions décennales des réacteurs est de bonne qualité et n'a jamais cessé de travailler, par hypothèse d'ailleurs, pour les centrales qui sont en fonctionnement.
Pour ce qui est de la construction de nouveaux réacteurs, il faut avoir en tête que nous sommes dans une phase de rétablissement de la filière. Flamanville nous a permis de réapprendre, dans la douleur, ce qu'était la maîtrise d'un très grand projet. Nous avions, au départ, un véritable déficit de compétences. Nous nous sommes engagés dans ce projet avec des équipes moins aguerries pour fabriquer un objet plus complexe que ceux que nous avions fabriqués avec des équipes aguerries. Nous avons réappris la construction, les chausse-trappes, les points clés, les enjeux de ces projets. Nous devons continuer de progresser pour bien nous aligner et disposer d'une filière dimensionnée à la hauteur des besoins. Il nous reste du travail. Nous avons fait beaucoup de chemin ces trois ou quatre dernières années, mais nous en avons encore à faire dans les trois ou quatre prochaines années, jusqu'à ce que l'on entre dans le vif du sujet du chantier de Penly.
Nous avons tout de même relancé des capacités industrielles. Prenez l'exemple des installations de Framatome, que ce soit la grosse fonderie nucléaire du Creusot ou le magnifique établissement qui fabrique des générateurs de vapeur à Saint-Marcel, à côté de Chalon-sur-Saône. Ces deux établissements avaient eu une activité proche de la jachère pendant dix ans. Ils ont recommencé à fonctionner à plein régime - grâce au projet Hinkley Point d'ailleurs - depuis cinq ou six ans et fabriquent désormais des pièces pour les EPR 2. Nous avons jugé préférable de prendre de l'avance, quitte à ralentir à un moment donné, plutôt que de trop attendre. Nous avons ainsi complètement restructuré ces installations. Framatome a investi dans la fonderie ; les presses et les fours ont été modernisés ; l'installation de Saint-Marcel a été digitalisée.
Nous sommes en train de reproduire ce schéma dans plusieurs autres installations. On parle tout de même d'un pays dans lequel l'industrie représentait, à la création du parc nucléaire, 25 % du PIB. Elle n'en représente plus désormais que 11 %. Il faut l'avoir en tête et je précise que dans ces 11 %, l'automobile et l'aéronautique pèsent assez lourd.
Nous menons donc un véritable travail de restructuration et de réalignement de la filière. J'ai confiance. Le principal enjeu est en effet, je le répète, celui des ressources humaines. Nous avons créé l'Université des métiers du nucléaire, dont l'objet premier a été de recenser toutes les formations existantes dans le domaine en France. Au départ, nous pensions en créer de nouvelles ; nous en avons trouvé 5 000. Nous n'allons donc pas créer de nouvelles formations. Le sujet n'est pas là. Il est plutôt de faire en sorte que ces formations traitent des bons sujets, qu'elles soient pourvues en professeurs et qu'elles attirent des élèves.
Nous avons mis en ligne un site internet, monavenirdanslenucleaire.fr, qui recense toutes ces formations. Progressivement, les entreprises de la filière viennent y déposer leurs offres d'emploi, de stage ou de formation en alternance. Avec les ministères de l'enseignement supérieur et de l'éducation nationale, nous avons travaillé pour faire en sorte que les filières nucléaires soient présentes - dès l'année prochaine, je l'espère - dans le dispositif d'orientation post-bac Parcoursup. Il s'agit de pouvoir visualiser qu'en suivant telle ou telle formation, on s'oriente vers le nucléaire.
Nous avons également organisé des sessions d'information dans les lycées et les collèges pour attirer les jeunes. Nous nous sommes lancés dans un travail de fond autour des installations, et nous passons désormais à l'échelle régionale dans les principales régions concernées. Si les activités nucléaires sont présentes dans toutes les régions de France, l'Île-de-France - pour la formation des ingénieurs -, les régions Normandie, Hauts-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes, Sud ou encore Grand Est sont particulièrement concernées. Dans toutes ces régions, nous avons commencé à travailler avec les instituts universitaires de technologie (IUT), les établissements préparant au brevet de technicien supérieur (BTS) ou encore les lycées professionnels proposant des formations nucléaires. Il s'agit vraiment d'un travail de fond.
La nouvelle organisation d'EDF que nous préparons pour une mise en place au deuxième trimestre comprendra d'ailleurs - contrairement à l'actuelle - des équipes dédiées au pilotage de ces actions. Pour nous, l'enjeu est colossal. En voici un exemple : sur le site de l'Office national d'information sur les enseignements et les professions (Onisep), au chapitre filière nucléaire, il était indiqué, le 30 octobre dernier « filière dont l'avenir est incertain, en décroissance d'activité ». Après avoir lu cela, un jeune de 17 ans ne s'orientera pas spontanément, a priori, vers cette filière. Nous avons donc travaillé avec le ministère de l'enseignement supérieur pour que le site indique notamment, depuis le 10 novembre, qu'il s'agit d'une filière d'avenir proposant des formations intéressantes.
C'est un travail de fourmi. Il faut aller partout pour réorienter les gens vers ces métiers. Nous avons toutefois une chance immense : les jeunes d'aujourd'hui considèrent l'enjeu climatique comme un enjeu considérable. Comme nous arrivons avec un objet qui représente une partie de la solution, nous avons là un véritable levier d'adhésion. Il nous faut donc sérieusement travailler sur ces sujets. Pour ce faire, nous aurons besoin de toutes les ressources, privées, publiques et politiques.
M. Stéphane Piednoir. - Le Maine-et-Loire n'est pas très éloigné de la Loire-Atlantique où se trouve la centrale de Cordemais. La présidente de région a envisagé de remplacer cette centrale à charbon et d'y installer un petit SMR. Quel est le modèle économique prévu pour ce type de réacteur ? En effet, la production d'électricité à partir du charbon est plutôt rentable d'un point de vue économique, mais elle est néfaste en matière de réchauffement climatique. Est-il certain que les SMR seront vertueux pour l'environnement tout en ayant une rentabilité économique satisfaisante ?
Ensuite, comme vous le savez, le projet Astrid me tient à coeur en tant que président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) et comme auteur du rapport d'information de 2019 sur le sujet. Le projet a été arrêté, mais de nombreuses start-up s'emparent du processus en utilisant des technologies variées. L'État les encourage en leur versant des subventions assez importantes dans le cadre du plan France 2030. On constate donc une diversification des producteurs d'électricité, dont certains produisent du mégawatt thermique (MWth). Comment cette évolution s'inscrit-elle dans le futur paysage électrique du pays ?
M. Daniel Gremillet. - Tout d'abord, je suis, comme mon collègue, impatient de connaître votre réponse sur le projet Astrid.
Ensuite, quand prévoit-on de lancer les premières productions avec les réacteurs modulaires ?
Enfin, où en sont les technologies de refroidissement de l'eau des centrales ? Peut-on espérer avoir une centrale qui pourra produire 365 jours sur 365 sans que l'eau soit trop chaude, même s'il faudra bien évidemment des périodes de maintenance ?
M. Daniel Salmon. - Les réacteurs EPR présentent des fragilités liées à l'hydraulique de la cuve, notamment une déstabilisation des combustibles. Pourtant, j'ai cru comprendre que la cuve serait la même entre les EPR 1 et les EPR 2. Pouvez-vous nous le confirmer ?
Vous avez signalé que la construction des nouveaux réacteurs nécessitera d'utiliser une quantité bien plus grande de béton. Or il faut beaucoup d'énergie pour faire du béton. Avez-vous fait des calculs en termes d'énergie grise ?
On a souvent parlé de redondance des circuits de secours sur l'EPR 1. J'ai cru comprendre qu'il y en aurait moins, par souci de simplification sur les EPR 2. J'aimerais savoir ce qu'il en est.
Quant à la modulation, elle serait supérieure et sans doute plus facile sur les nouveaux réacteurs. Lors d'une audition, en début de semaine, un représentant d'EDF nous a assuré que l'on pouvait déjà bien moduler sur les réacteurs actuels. Pourriez-vous nous faire un comparatif entre les deux générations de réacteurs ? En effet, dans l'hypothèse d'un mix où l'énergie renouvelable aurait une part importante, la modulation sera essentielle.
Enfin, on entend souvent dire qu'il y a une grande fracture dans la filière nucléaire et que certaines compétences ont disparu. Pourtant, le deuxième réacteur de la centrale de Civaux a été livré en 2002 et le chantier de Flamanville a commencé en 2007, à cinq ans d'intervalle, donc. Comment expliquer cette évaporation de compétences en si peu de temps ?
M. Joël Barre. - Vous avez posé des questions de confiance. Je vais donc vous dire pourquoi je suis confiant, alors que j'occupe mon poste depuis quinze mois, dans un domaine qui est nouveau pour moi, compte tenu de mon parcours professionnel passé.
Vous avez demandé à EDF de vous fournir des courbes « falaises », c'est-à-dire des courbes qui retracent la diminution de la puissance installée des réacteurs actuellement en service et la montée en puissance des réacteurs EPR 2 dont nous parlons. Les responsables d'EDF doivent me donner des chiffres. Vous imaginez bien que je me suis, moi aussi, posé la question, mais je ne suis pas habilité à me prononcer sur ce sujet. Toutefois, je suis quand même confiant.
En effet, sous réserve d'une confirmation par EDF, si je fais l'hypothèse que l'on parviendra à prolonger tous les réacteurs en service à 60 ans, en 2050, on disposera encore d'environ 15 GW installés résiduels. Si l'on parvient à mettre en service les quatorze EPR 2 dont nous avons parlé d'ici à 2050, on ajoutera 22 gigawatts, pour un total légèrement inférieur à 40 gigawatts. Or, comme nous l'avons vu précédemment, nous allons essayer de prolonger la durée de vie des réacteurs en service à plus de 60 ans. Pourquoi, en effet, nous limiter à 60 ans, alors que pour des réacteurs utilisant la même technologie les Américains prévoient un allongement de durée de vie de 80 ans ? Voilà donc les raisons qui me portent à être confiant.
M. Franck Montaugé, président. - Dans le cas de la survenance d'un problème technologique sérieux, comment ferait-on ?
M. Joël Barre. - Sur l'EPR 2 ?
M. Franck Montaugé, président. - Voire sur le parc existant, qui serait confronté à des difficultés comme celles que l'on a déjà connues, par exemple les corrosions sous contrainte.
M. Joël Barre. - Si l'on cumule les arguments que nous venons l'un et l'autre de vous donner, le taux de confiance sur les marges dont on dispose est loin d'être nul. Mais vous avez raison de réclamer des courbes précises.
Monsieur Lurel, sur l'énergie électronucléaire, il est vrai que l'on peut se poser la question de savoir qui est le systémier - je me la pose moi-même depuis que je suis arrivé à mon poste. EDF vous dira que ce rôle lui revenait autrefois, mais qu'on lui a petit à petit retiré ses responsabilités. Il faut donc s'interroger sur cette évolution : qui est désormais le systémier du système électrique français ?
M. Franck Montaugé, président. - Dans votre propos liminaire, vous avez laissé entendre que la non-mise à disposition de la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) posait question. Est-ce que le fait qu'on ne la connaisse pas aujourd'hui, qu'on n'ait pas pu en débattre et qu'apparemment il n'en sera pas non plus question dans la future loi relative à la souveraineté énergétique ne pose pas un problème pour définir la stratégie et la conduite de ce plan industriel, qui est gigantesque ?
M. Joël Barre. - Je vous répondrai que non, à ce stade du projet. Je suis chargé de superviser un programme de réalisation de six réacteurs EPR 2, en trois paires de deux, à Penly, Gravelines et au Bugey. Je suis convaincu qu'on en aura besoin et qu'il en faudra davantage encore. Je suppose que la PPE sera publiée en 2024 et, quoi qu'il en soit, je reste confiant.
La PPE devra déterminer combien il faudra d'EPR 2 de série : c'est ce dont nous parlons depuis le début de l'audition. Mais, aujourd'hui, il est établi que nous devons réaliser un premier palier de six EPR 2, par paire de deux, pour démontrer que nous serons ensuite capables de réaliser un EPR 2 de série, compétitif pour ce qui est du délai de réalisation et du coût de l'électricité produite. Voilà à quoi se résume le défi, comme l'a expliqué Xavier Ursat.
M. Franck Montaugé, président. - L'imprécision sur le sujet ne pose donc pas de problème et tout va bien.
M. Joël Barre. - Vous caricaturez mon propos. Je ne dis pas que tout va bien et je préférerais bien évidemment savoir à l'avance que, après les six premiers EPR, il faudra encore en réaliser huit autres, puis davantage encore.
Mais reconnaissons que la première étape à franchir, c'est de passer des prototypes d'EPR, qui ont connu un certain nombre d'aléas, comme vous l'avez rappelé, à un mécanisme de production industrielle, confié à EDF, dont l'on doit démontrer qu'il fonctionnera, au travers de cette première phase de six EPR 2.
On retrouve là la question des coûts. En effet, s'il faut raisonner à partir du devis initial de 52 milliards d'euros, comme le rappelait Xavier Ursat, je considère que ce n'est pas là le plus important. L'essentiel, selon moi, c'est d'arriver à démontrer que ce programme de six EPR 2 aura permis de produire une tête de série à Penly, grâce à une paire d'EPR 2 qui sera significativement plus efficace que celle de Hinkley Point. Et, aujourd'hui, je peux vous dire qu'on y est : selon les estimations actuelles, nous sommes plus efficaces que la centrale de Hinkley Point. Je suis donc confiant sur la tête de série.
C'est ensuite qu'il faudra veiller au budget : les cinquième et sixième réacteurs de cette série de six EPR 2 devront être compétitifs en termes de délai de réalisation et de coût. Vous avez entendu les annonces faites par EDF : pour l'instant, ce délai n'est pas satisfaisant, mais nous avons tout de même progressé. Sauf erreur de ma part, le délai de réalisation depuis le coulage du premier béton jusqu'à la mise en service industrielle, est passé de dix-huit ans à douze ans entre Flamanville et Hinkley Point. Et nous nous sommes fixé un objectif encore plus ambitieux. Mais, comme l'a dit Xavier Ursat, il faudra encore une année de travail avant d'aboutir à des conclusions définitives.
Quant à l'arrêt du projet Astrid, je ne me prononcerai pas sur le sujet, car je n'exerçais pas encore mes fonctions à l'époque.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous pourriez vous prononcer sur son redémarrage.
M. Joël Barre. - Je suis convaincu qu'il faut travailler sur le neutron rapide, car deux difficultés se posent en matière d'acceptabilité sociétale du nucléaire : la dépendance à l'uranium et la gestion des déchets. Il faut donc favoriser tout ce qui peut contribuer à résoudre ces deux problèmes. C'est la raison pour laquelle il convient de soutenir les projets de réacteurs à neutrons rapides que les start-up proposent au CEA, qui est chargé de les coordonner et de les accompagner.
En outre, je ne connais pas de filière industrielle qui subsiste sans politique de recherche et développement pour attirer les meilleurs. On le constate partout aujourd'hui. Certains employés partent peut-être déjà de chez EDF pour aller rejoindre des start-up. Cela arrive dans toutes les filières, que ce soit le spatial ou l'armement. Il en ira de même dans le nucléaire. Ce n'est pas une mauvaise chose, car cela entretient l'émulation et oblige la filière à développer son attractivité.
M. Xavier Ursat. - Du côté d'EDF, nous sommes très favorables au développement des réacteurs avancés de quatrième génération, qui sont plutôt de petite taille. Il est vrai que nous concentrons nos efforts sur l'ingénierie et le développement des réacteurs de troisième génération, parce que le métier d'EDF consiste d'abord à produire de l'électricité le plus vite possible et à décarboner le pays. Mais une part de notre activité, dans le domaine de la recherche et du développement et de l'ingénierie, est consacrée à suivre le développement des projets d'AMR qui existent en France et dont certains bénéficient d'aides importantes de la part de l'État. Et nous ne nous interdirons pas de participer à ceux que nous trouverons les plus pertinents. Souvent, les plannings nous paraissent trop ambitieux, mais rien n'empêche une bonne surprise. Le fait qu'il existe un écosystème nucléaire avec des start-up qui réfléchissent différemment est plutôt une bonne chose.
Quant au modèle d'activité des SMR, ce type de réacteurs a été dès le début un produit très séduisant. Dans notre monde, small is beautiful, et l'on se disait que tout serait plus facile avec les petits réacteurs. En réalité, la complexité se cache dans les détails. Le SMR peut trouver sa cible économique, mais il faudra pour cela en réaliser des séries par dizaines. Si l'on considère le coût - non pas de financement, mais d'investissement - en euros par mégawatt, il faudra réaliser des dizaines de SMR pour égaler l'EPR. Il n'en faudra pas seulement cinq ou six, mais plutôt entre vingt et cinquante.
Pour qu'un modèle de réacteur de ce type ait du sens, il faut qu'il soit accepté strictement à l'identique par plusieurs autorités de sûreté. Il ne peut pas y avoir une version pour la France, une autre pour la République Tchèque ou encore pour la Suède. D'un point de vue économique, on ne peut pas se permettre de modification.
D'ailleurs, cela vaut aussi dans une certaine mesure pour les réacteurs plus gros. Ainsi, le fait de devoir modifier l'EPR pour le Royaume-Uni fait perdre en compétitivité. Mais le coût pourra à la rigueur être absorbé dans le cas d'un réacteur de 1 700 mégawatts, a fortiori si l'on en fait deux. Ce ne sera pas possible pour un réacteur de 100, 200 ou 300 mégawatts.
L'ASN est très motivée sur le sujet des SMR et nous avons lancé une procédure d'assessment européen pour Nuward, le petit réacteur modulaire d'EDF. Il a d'abord fait l'objet d'une évaluation par les autorités de sûreté de la France, de la République tchèque et de la Finlande, puis de la Suède, de la Pologne et des Pays-Bas. Par conséquent, six autorités de sûreté travaillent sur la procédure d'assessment du réacteur français avec pour objectif de finir par valider ensemble le même produit. Cela peut paraître délicat, mais si chacun travaille à trouver les bons compromis, rien n'empêche que cela fonctionne. Et si l'on aboutit à ce que les six pays valident à l'identique le SMR Nuward, alors nous pourrons en faire une série. Tel est l'enjeu.
Dans la mesure où il s'agit d'un petit réacteur, les fonctions ne pourront pas être divisées par 1 700 mégawatts. Autrement dit, le modèle économique d'un SMR ne fonctionne pas comme celui d'un EPR. Un réacteur SMR est un assemblage de modules et, pour que le modèle économique fonctionne, il faut une usine pour fabriquer ces modules. Il faut donc, par exemple, pouvoir fabriquer une série de trente réacteurs avec quatre ou cinq modules. Sinon, il n'y aura pas d'économie.
Ce qui fera l'arbitrage par rapport au charbon, c'est le prix du CO2. Celui-ci est en train de baisser, ces derniers temps, ce qui ne va pas sans poser problème. De 100 euros la tonne, il est passé à 60 euros la tonne. Dans ces conditions, les choix d'investissement ne sont pas forcément les mêmes. À 100 euros la tonne, le charbon n'est plus compétitif par rapport au nucléaire. À 60 euros la tonne, comme il est moins risqué d'investir dans le charbon, cette option l'emportera. Le prix du CO2 est donc un enjeu de politique publique et internationale.
L'eau est un autre enjeu clé et j'y suis d'autant plus sensible que, avant de prendre mon poste actuel, j'étais responsable de la production hydroélectrique à EDF. Pour tout ce qui concerne l'adaptation au changement climatique, l'eau est le sujet le plus dimensionnant. Ainsi, en bord de mer, le risque de montée des eaux influencera la hauteur à laquelle on décidera de placer le réacteur. Et, en bord de rivière, il faudra prendre en compte la variation du débit et de la température du cours d'eau sous l'effet des modifications que l'on créera.
En effet, il existe deux grandes techniques. La première consiste à prendre l'eau, à la refroidir dans la centrale, et à la remettre dans le cours d'eau : on ne consomme pas d'eau, mais on réchauffe le cours d'eau. La deuxième consiste à prendre l'eau, à la refroidir puis à l'envoyer dans les tours de la centrale d'où elle ressort sous forme de nuages : on ne réchauffe pas le cours d'eau, mais on consomme de l'eau.
Nous avons tout un programme de recherche et développement sur des aéroréfrigérants de nouvelle génération, plus efficaces, qui permettront de recycler l'eau à l'intérieur de la centrale pour en consommer le moins possible et en renvoyer le plus possible dans la rivière. Nous étudions aussi les systèmes de refroidissement qui ont été utilisés dans d'autres industries que le nucléaire, par exemple dans les raffineries qui fonctionnent en plein désert et qui ont besoin d'être refroidies. Cependant, tout cela consomme de l'énergie. Il n'y a pas de mystère : si l'on veut consommer moins d'eau pour le refroidissement, il faudra refroidir les systèmes autrement et l'on consommera plus d'énergie. Par conséquent, le réacteur ne produira plus 1 700 mégawatts, mais plutôt 1 500 mégawatts, car il consommera 200 mégawatts pour le refroidissement.
Tout est question d'arbitrage et d'optimisation. Dans les endroits où il y a assez d'eau pour tout le monde, il faudra produire le plus possible, par exemple en bord de mer ou sur les rives d'un grand fleuve. Dans les endroits où l'eau est plus rare et où l'on doit la répartir entre chacun, il faudra utiliser des systèmes plus économes qui produiront moins d'électricité. L'arbitrage doit se faire à l'échelle nationale.
Concernant l'analyse du cycle de vie de l'énergie nucléaire, les EPR 2 contiennent un peu plus de béton que les EPR 1, mais seulement parce qu'ils sont plus gros - il est plus simple de les construire ainsi. L'épaisseur des parois ou le fait d'en avoir deux et non une n'a pas d'incidence : les ordres de grandeur sont identiques. Sur l'ensemble de son cycle de vie, l'énergie nucléaire française produit 4 grammes de CO2 par kilowattheure, ce qui est bien en dessous de la moyenne mondiale, de 11 grammes de CO2 par kilowattheure. Cela s'explique toujours en raison du fait que nous recyclons le combustible. Dans le cycle de vie du nucléaire, le plus important est le cycle du combustible, de la mine d'uranium à sa fin. Si l'on recycle du combustible, on optimise donc ce cycle de vie. La part de la construction de la centrale dans le cycle de vie du nucléaire est en réalité très basse.
Nous disposons bien évidemment d'un retour d'expérience sur les EPR de Taishan, qui ont été les premiers à fonctionner. Trois constats généraux sont posés sur les EPR : premièrement, ces réacteurs sont exigeants à construire, parce que les exigences de sûreté sont très importantes. Je vous invite à visiter Flamanville, et nous serons heureux de vous y recevoir : nous mettons en service un objet industriel de très grande taille - l'alternateur de Flamanville 3 produit plus d'électricité que celle qui est consommée à Paris -, mais avec la précision de l'horlogerie suisse. En Chine, la centrale a été plus rapidement construite en partie grâce à de nombreuses équipes françaises présentes sur place, mais surtout parce que ces deux EPR ont été construits au milieu d'une série. Les entreprises du génie civil, les professionnels qui ont réalisé les montages de la centrale, avant de se rendre sur le chantier de Taishan, participaient à d'autres chantiers de centrales nucléaires. Les Chinois ont construit ces réacteurs à l'intérieur du cadre de leur trajectoire industrielle. On peut d'ailleurs le dire à la gloire de la France : ils mettent annuellement en service un peu moins que ce que nous mettions en service dans les années 1980 ! En revanche, ils ont prévu de construire bien plus de réacteurs que nous...
Deuxième constat : ces réacteurs sont difficiles à construire, mais une fois mis en service, ils fonctionnent immédiatement. Dès sa première année de production, Taishan 1 a été le réacteur qui a produit le plus d'électricité au monde.
Enfin, un point du retour d'expérience concerne le fonctionnement du coeur nucléaire. Nous avons dû arrêter Taishan 1 à l'été 2021, parce que nous avions remarqué, au niveau des assemblages combustibles, que quelques crayons combustibles s'étaient mis à fuir dans la cuve. Or tout l'uranium doit rester dans la gaine du crayon combustible, et ne doit pas partir dans l'eau. Ces fuites étaient dues au fait que ces crayons avaient été agressés. En bas de ces assemblages, de petits ressorts courbes, qui ressemblent aux suspensions des vieilles limousines américaines, tiennent les crayons qui contiennent l'uranium. Ces ressorts s'étaient corrodés, quelques-uns s'étaient cassés et avaient endommagé le crayon combustible. À nouveau, il s'agissait d'un phénomène de corrosion sous contrainte, dû à un traitement thermique inadapté. Nous avons corrigé cela, et la correction que nous avons réalisée a réglé ce problème. L'ASN nous a confirmé qu'en faisant la même correction à Flamanville, on pouvait démarrer le réacteur. La question des crayons et des assemblages combustibles est donc réglée.
Nous avons un deuxième sujet à régler au niveau des flux hydrauliques. L'EPR fonctionne ainsi : l'eau qui circule dans la cuve entre par le haut de celle-ci, descend le long de ses parois autour d'un objet qui tient tous les assemblages combustibles, fait demi-tour en bas de la cuve, et remonte dans les assemblages combustibles. Il faut s'en rendre compte : à 330 degrés, avec une pression de 155 bars, l'eau remonte à 7 mètres par seconde dans les assemblages combustibles. C'est une belle cocotte-minute ! Des détails expliquent qu'il y ait de petites vibrations dans les assemblages combustibles, mais cela ne pose aucun problème de sûreté. Mais à l'endroit où l'eau fait demi-tour, en fond de cuve, il est possible d'optimiser son flux. Nous le ferons, mais l'ASN est d'accord avec nous pour considérer que ce sujet doit être traité non tout de suite, mais au long de la durée de vie de l'installation. Le problème de Taishan est donc nominal, et le coeur du réacteur est maintenant validé.
Les niveaux de sûreté sont fondamentalement les mêmes pour les EPR 1 et les EPR 2. Sur l'EPR 1, pendant que le réacteur fonctionnait, un système de sûreté supplémentaire permettait d'effectuer la maintenance des autres systèmes de sûreté. Nous avons estimé que, compte tenu des pratiques de maintenance en France, il valait mieux économiser sur ce poste, et faire un peu moins de maintenance en marche sur les EPR 2. C'est un compromis économique : nous avons un système de sûreté de moins que dans les EPR 1, mais ce système servait à réaliser de la maintenance en service, que nous ne ferons pas sur les EPR 2.
Les niveaux de modulation prévus sont analogues, et correspondent à ceux du parc existant. Pendant les études de conception, nous avons fait un exercice un peu différent, mais qui conduit au même résultat. Dans la France des années 2040, beaucoup d'électricité sera produite par le solaire et l'éolien, dans des quantités qui fluctueront au cours de la journée. Nous avons calculé la modulation de la puissance de l'EPR 2 afin qu'il compense en moyenne les fluctuations de production solaire et éolienne, et qu'il les absorbe. Nous avons dimensionné l'EPR 2 pour qu'il module en fonction des courbes de charge de solaire et d'éolien plutôt que s'adapter à la consommation. En définitive, il a à peu près les mêmes caractéristiques de modulation que les réacteurs du parc existant.
C'est très performant : on peut descendre la puissance d'un EPR 2 de 1 700 mégawatts jusqu'à 300 ou 250 mégawatts tout en le maintenant en service, puis remonter, en une heure à peine. Nous sommes les seuls à savoir le faire. Nous le faisons parce que nous avons 75 % de notre mix électrique qui est nucléaire ; les centrales de ceux qui n'ont que 10 % d'énergie nucléaire fonctionnent toujours au maximum de leur puissance.
M. Franck Montaugé, président. - Au sujet de la modulation, est-il à terme envisageable que les nouvelles technologies nucléaires permettent de répondre à la pointe sur l'ensemble de la production nationale, et qu'un jour la centrale marginale soit une centrale nucléaire de type SMR ou AMR ?
M. Xavier Ursat. - Je ne vous répondrai pas non : nous ne savons pas de quoi l'avenir sera fait. Toutefois, ces installations ne sont pas conçues en ce sens. Elles sont conçues pour fonctionner un grand nombre d'heures dans l'année, avec des fluctuations éventuelles de leur puissance. Elles ne sont pas conçues pour démarrer uniquement aux moments extrêmes de l'année. Je ne m'engage pas sur les AMR : cela dépendra de leur technologie...
M. Joël Barre. - Nous n'en sommes pas là !
M. Xavier Ursat. - En effet. Il n'est tout de même jamais très bon de démarrer et d'arrêter une réaction nucléaire. Baisser et remonter la puissance qu'elle produit est déjà complexe. Lorsque l'on charge un réacteur, son cycle de fonctionnement dure 12 mois, ou 18 mois pour les EPR. Comme moduler la puissance dégrade plus rapidement le rendement de la réaction nucléaire, il est plus aisé de moduler en début qu'en fin de cycle. Pour le moment, il n'est pas évident d'envisager un arrêt massif de ces réacteurs.
Concernant la mise en service de Civaux 2 et le début de la construction de Flamanville, je suis d'accord avec vous, M. Salmon, les chiffres sont trompeurs. Pour réaliser un aménagement nucléaire, il y a trois grandes phases. La première, c'est celle du génie civil, avec le béton. Le planning dépend alors de la construction des bâtiments, en particulier celui de l'îlot nucléaire. La deuxième phase, c'est celle du remplissage des bâtiments, de l'installation des équipements, des tuyaux et des câbles. C'est cette phase qui est la plus sensible et que nous devrons le plus industrialiser lorsque nous construirons en série. Avec les EPR que nous avons construits, nous sommes en bonne position pour la phase de génie civil. À Hinkley Point, l'essentiel du retard du génie civil est lié au covid, qui a directement allongé les délais : le confinement a été déclaré au Royaume-Uni alors qu'il y avait 5 000 personnes sur le chantier de génie civil. Le gros enjeu qui nous attend lors de cette deuxième phase, c'est celui d'arriver à coordonner des corps de métiers extrêmement différents - des mécaniciens, des électriciens. Enfin, la troisième phase est la mise en service, la réalisation des essais et la montée en puissance.
Ces trois phases font appel à des compétences très différentes. En phase de montage, moins de personnes travaillant dans le génie civil sont disponibles, en phase d'essai, les autres corps de métiers ne sont plus disponibles. Il faut donc comparer non le début et la fin de la construction de chaque centrale, mais les mêmes phases. Alors, il n'y a plus cinq ans d'écart entre la fin de Civaux et le début de Flamanville, mais il y a seize ans. C'est pour cela que je parlais d'un effet générationnel, et qu'il faut enchaîner les chantiers.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous vous enverrons des questionnaires pour obtenir certaines informations complémentaires par écrit. Il serait bon que vous nous fournissiez vos perspectives à 40 ans, à 60 ans et à 80 ans.
M. Joël Barre. - Monsieur le rapporteur, conformément à la loi relative à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires, nous remettrons au Parlement un rapport en mars prochain. Nous tenterons dans ce rapport d'apporter les réponses complémentaires que vous venez de poser.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce que l'on souhaite, c'est la transparence.
M. Franck Montaugé, président. - Nous vous remercions de cet échange.
Audition de MM. Dominique Bureau, délégué général du Conseil économique pour le développement durable (CEDD), Dominique Jamme, directeur général de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), Philippe Vassilopoulos, directeur Développement de produits d'EPEX SPOT, le 8 février 2024
M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Dominique Bureau, délégué général du Conseil économique pour le développement durable (CEDD), de M. Dominique Jamme, directeur général de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) et de M. Philippe Vassilopoulos, directeur Développement de produits d'EPEX SPOT.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Vassilopoulos M. Dominique Bureau et M. Dominique Jamme prêtent serment.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts.
Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, cette commission d'enquête portant sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050.
Nos travaux sont centrés sur le présent et l'avenir du système électrique : est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
L'objet de la table ronde d'aujourd'hui est de mieux comprendre les spécificités des marchés de l'électricité. Nous avons commencé à y travailler lors d'une première audition le 31 janvier dernier et nous voulons approfondir ce sujet, en particulier sur trois axes.
Quelle est l'utilité réelle de ce marché qui semble avoir du mal notamment à délivrer les bons signaux en termes d'investissements de long terme ? S'agit-il d'ailleurs d'un vrai marché ou d'un marché artificiel créé par les pouvoirs publics ?
Pourquoi rester sur le principe du coût marginal, alors que chacun s'aperçoit que cela ne correspond pas au vrai coût de l'énergie électrique produite en France et expose particuliers et entreprises à des à-coups de prix très préjudiciables ?
Pourquoi conserver une régulation ARENH ou post ARENH, alors même qu'elle bénéficie à des traders qui n'ont pas fait l'effort de se doter de capacités de production électrique ?
Nous vous proposons de dérouler cette audition en quatre temps : vous présenterez successivement votre travail et vos réflexions lors d'une présentation liminaire d'une dizaine de minutes. Vos présentations seront suivies d'un temps d'échanges avec notre rapporteur ainsi qu'avec les autres membres de la commission et vous pourrez éventuellement revenir sur les propos des autres participants. Nous pourrons terminer par une dernière série de questions-réponses. Avant de la donner à M. Jamme, je laisse la parole à M. le rapporteur.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'insiste à mon tour sur la limitation à dix minutes de vos exposés introductifs pour que cette audition sous forme de table ronde puisse laisser suffisamment de temps à la séquence de questions-réponses.
Je partage les questionnements que vient de formuler le président, en particulier sur le coût marginal et l'intérêt du marché de l'électricité. Je vous demanderai s'il y a eu des évaluations de la création de ce marché eu égard, notamment, à l'intérêt des consommateurs : quel bilan peut-on tirer de ce marché ? Est-il bien adapté et n'a-t-il pas une dimension un peu artificielle ? L'ARENH (Accès Régulé à l'Électricité Nucléaire Historique) doit-il être maintenu ? Ce dispositif doit se terminer fin 2025 et, en pratique, que fait-on d'ici là ? J'avais également le sentiment que l'objectif de la création d'un marché de l'électricité était plus de mettre en concurrence les producteurs d'électricité que les distributeurs. Or on a l'impression aujourd'hui que ce sont surtout les distributeurs qui sont mis en concurrence et très peu les producteurs.
M. Dominique Jamme, directeur général de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). - Je vous remercie pour cette audition. En tant qu'autorité administrative indépendante, la Commission de la régulation de l'énergie est toujours à la disposition de la représentation nationale pour éclairer ses travaux. Quelques mots pour rappeler les missions de la CRE : elle a été créée en 2000, essentiellement par des transpositions de directives européennes prévoyant que chaque État membre comprend une autorité indépendante de régulation. Nous disposons de 160 collaborateurs et exerçons trois grandes missions. La première est de s'assurer du bon fonctionnement concurrentiel des marchés de l'électricité et du gaz qui couvrent, d'une part, le marché de détail - c'est-à-dire l'aval entre le ou les fournisseurs et les consommateurs - et, d'autre part, le marché de gros, l'amont, où s'achètent et se vendent les volumes d'énergie, notamment entre les producteurs et les fournisseurs ainsi que les gros consommateurs industriels qui se fournissent directement sur ce marché. La deuxième mission de la CRE est de réguler les réseaux, puisque dans ces marchés interviennent des réseaux qui sont des monopoles naturels comme le Réseau de transport d'électricité (RTE) ou le réseau de distribution d'électricité - le plus gros distributeur étant Enedis. S'y ajoutent les entreprises locales de distribution qui possèdent des réseaux de distribution d'électricité locaux. Réguler les réseaux signifie s'assurer de la qualité de leur service, fixer le tarif d'utilisation des réseaux et garantir un accès non discriminatoire ; je précise qu'à travers la fixation des tarifs, il s'agit bien entendu de maîtriser des dépenses qui se répercutent ensuite sur la facture des consommateurs. Troisième mission : la CRE, dans le cadre de la politique énergétique nationale, accompagne la transition énergétique, notamment dans le développement des énergies renouvelables électriques ou gazières - avec le biométhane - en donnant des avis sur les textes prévoyant d'allouer des soutiens publics aux énergies renouvelables et en instruisant les appels d'offres pour les installations les plus importantes - principalement solaires et d'éolien en mer ou terrestre.
Vous avez souhaité auditionner la CRE sur le thème de la fixation des prix de l'électricité, de manière générale, et du fonctionnement du marché. Comme nous serons également représentés à votre prochaine table ronde consacrée aux réseaux, je vais me concentrer sur la question des marchés en commençant par le marché de gros dont la première caractéristique est d'être un marché intégré européen de l'électricité : sa réalité physique sous-jacente réside dans le fait que l'ensemble de l'Europe est très interconnecté et maillé par des réseaux de transport de l'électricité - ce n'est donc pas une création à partir de rien. Je souligne que ce marché intégré permet l'optimisation à l'échelle européenne de tous les moyens de production et de consommation : l'intervention d'EPEX-SPOT précisera en détail comment fonctionne cette importante caractéristique ainsi que les avantages qu'elle présente. S'agissant du mécanisme du coût marginal, j'insiste également, à ce stade, sur l'importance de garder en mémoire qu'il se rattache au fonctionnement classique des marché de « commodités » - ce terme désignant des choses ayant la même valeur ; il en va ainsi, par exemple, des molécules de gaz qui, d'où qu'elles viennent, sont identiques. La différence est qu'à un moment donné, pour satisfaire la demande, on empile, dans le réseau, des kWh d'électricité parfaitement interchangeables - qu'ils soient produits avec du nucléaire, des renouvelables, du gaz, du charbon ou de l'hydraulique : pour équilibrer l'offre et la demande, il faut bien payer le dernier kWh produit ; telle est la logique du coût marginal. Il s'agit d'un principe qui s'applique normalement à l'économie des commodités et non pas d'une invention technocratique en provenance de Bruxelles ou d'ailleurs - pour autant je n'affirme que tout est parfait quand on l'applique à l'électricité...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Sauf qu'on a l'impression que le coût marginal s'applique très largement. Je sais bien que le coût marginal ne concerne que le surplus situé en haut de la pile : on peut le comprendre, mais on a l'impression qu'il s'étend à tout le reste et cela soulève des interrogations.
M. Dominique Jamme, directeur général de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). - Le principe est qu'au terme de la logique d'empilement des quantités d'électricité, le prix marginal est appliqué à tout le secteur de l'énergie : de manière analogue, s'agissant du pétrole, on sait bien que le coût de production du baril est de 10 dollars dans certains champs pétrolifères en Arabie Saoudite mais si le pétrole vaut 80 dollars sur le marché mondial, c'est ce dernier prix qui s'applique ; le coût marginal est ainsi un principe contre lequel il est difficile d'aller. Le système dont nous parlons a des défauts mais il répond tout de même à des principes d'économie et, surtout, il permet d'optimiser l'ensemble des besoins. Vous avez, en particulier, un couplage entre les interconnexions liant les différents pays et les moyens de production d'électricité disponibles permettant, par exemple, l'effacement de la consommation. De plus, l'ensemble du système est optimisé en temps réel.
Pour en venir à un point délicat, je n'ai pas connaissance d'analyse globale permettant de dire ce qui aurait pu se passer si, depuis 20 ans, on était resté dans une logique de monopole car il est en réalité très difficile de réécrire l'histoire. Je ne peux donc pas m'appuyer sur de telles études pour affirmer que le système actuel est « fantastique » mais, globalement, nous considérons qu'il fonctionne de façon très efficace et qu'il a rendu des services importants, y compris pendant la crise au cours de laquelle on a manqué d'électricité, notamment en France : ainsi, en 2022, il a été très important de pouvoir mobiliser très fortement les interconnexions et les importations.
M. Franck Montaugé, président. - Je fais observer que les interconnexions existaient avant la création du marché de l'électricité : dans la même situation de crise, on aurait pu importer pour faire face à nos difficultés d'approvisionnement.
M. Dominique Jamme, directeur général de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). - Vous avez entièrement raison, mais la question est de savoir si on aurait pu importer de façon aussi efficace, et ici la réponse est très clairement non. En effet, l'optimisation de l'ensemble des systèmes électriques apporte vraiment une valeur ajoutée qui se chiffre à l'échelle européenne en milliards d'euros par an. Il faut également rappeler que la France, dans ce système, est, en règle générale, exportatrice et nous sommes redevenus exportateurs à hauteur de 50 TWh en 2023, 2022 ayant été la première année depuis longtemps où la France a été importatrice en raison de nos difficultés liées à la production nationale d'électricité. Je précise que même pendant les années où la France est exportatrice nette, elle exporte de l'électricité la majeure partie du temps mais en importe - ce qui n'empêche pas de dire que cela fonctionnerait aussi sans le marché - à la pointe de froid, tous les hivers, car notre pays dispose finalement de peu d'installations de pointe au gaz, au fioul, ou antérieurement au charbon ; cela nous conduit à importer de l'électricité d'autres pays excédentaires pendant l'hiver et, le reste de l'année, c'est au contraire notre parc nucléaire et nos renouvelables comme l'hydroélectricité qui nous permettent d'exporter largement.
Ce système, dont j'ai décrit le fonctionnement dans ses grandes lignes depuis 2000, a été optimisé au fur et à mesure pour atteindre un niveau très important de sophistication et, selon nous, d'efficacité. Depuis deux ans, ce système a vécu une crise absolument exceptionnelle et je souhaite vraiment faire passer le message sur son caractère singulier. On espère bien ne jamais revivre une crise pareille au cours de laquelle le principal fournisseur de gaz européen qui était disponible depuis 50 ans a fait défaut, avec des exportations qui ont chuté de 80 % vers l'Europe et de 100 % vers la France dont l'approvisionnement en gaz russe a cessé. En parallèle, on a subi une crise de l'outil de production nucléaire sans précédent. Alors que la production était déjà un peu en baisse parce que le parc vieillit - 360 TWh en 2021 - elle a chuté à 280 TWh en 2022. Ces deux crises simultanées constituent un événement qui n'arrive qu'une fois par siècle voire par millénaire.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - On l'espère.
M. Dominique Jamme. - Il s'est produit une fois et tout peut se reproduire mais cette crise était vraiment exceptionnelle. On en est finalement sortis assez rapidement : les prix du gaz sont revenus à un niveau encore un peu au-dessus de ce qu'ils étaient avant la crise mais ce niveau est tout à fait raisonnable et a déjà été observé par le passé ; il en va de même pour les prix de gros de l'électricité qui ont connu une évolution analogue.
Par conséquent, pendant la crise, le marché a joué le rôle qu'on attend de lui, à savoir fixer le prix à un niveau qui assure l'équilibre offre-demande. En effet, je rappelle qu'une rupture d'approvisionnement en électricité, c'est un drame pour l'économie d'un pays. Les fameuses coupures tournantes, dont on a tous eu très peur à l'hiver 2022-23, auraient provoqué des disruptions majeures en France comme dans tous les autres pays. Pour ne pas arriver à une telle extrémité, les prix de l'électricité et du gaz ont monté jusqu'au niveau où toutes les sources de production se sont mises à produire, y compris les vieux moyens qui étaient à l'arrêt et qui ont été réactivés parce que le prix était rentable ; on a également davantage eu recours à l'effacement. Inversement, - il y a du bon et du mauvais - la consommation a diminué et, en particulier, la Commission européenne a adopté un règlement fixant un objectif de réduction de 15 % de la consommation de gaz dans tous les États membres : cet objectif a été atteint. Certes, il y a eu beaucoup d'incitations à la sobriété dans les messages des pouvoirs publics mais le signal prix explique également la baisse de la consommation. Tout n'a pas été parfait mais le marché de court terme a fonctionné comme prévu, au prix, cependant, d'une flambée des factures insupportable pour les entreprises et les particuliers à laquelle se sont ajoutées des interventions publiques extrêmement coûteuses pour ramener les prix à des niveaux acceptables. Cela montre que notre marché intérieur ainsi que l'Union européenne, de manière générale, n'étaient pas prêts à faire face à une telle crise. Il a donc été décidé de réformer ce marché et l'accord européen qui est intervenu nous semble positif : il en conserve les fondements économiques que nous estimons efficaces et introduit une dimension de long terme et de stabilisation des prix en cas de crise.
M. Franck Montaugé, président. - À quel dispositif faites-vous allusion en mentionnant les mesures nouvelles retenues pour stabiliser un peu plus le marché ?
M. Dominique Jamme. - Je fais référence au texte de l'accord sur la réforme du marché européen de l'électricité auquel le trilogue européen est parvenu en décembre dernier et dont le principe va ensuite être décliné au terme de son processus d'adoption : il prévoit notamment des dispositifs permettant aux États membres d'intervenir pour favoriser la signature de contrats de long terme et l'établissement de signaux de prix de long terme. Différents types de contrats et de dispositifs sont prévus et il est important, notamment pour la France, de mentionner la possibilité, en cas de besoin et si les parties le jugent nécessaire, de signer ce qu'on appelle un contrat pour différence (CfD) pour le renouvelable - le système existant étant pérennisé - mais aussi pour le parc nucléaire existant.
Le dernier point très important que je souhaite aborder concerne le marché de détail qui se situe dans l'architecture générale suivante : la concurrence, que je viens d'évoquer, porte sur l'amont, il y a les réseaux au milieu, et enfin l'aval dans lequel tous les consommateurs ont le choix de leur fournisseur. Je souhaite ici faire référence au rapport de la CRE, publié en novembre 2023, sur le fonctionnement du marché de détail pendant les années 2020 à 2022 qui couvrent la crise Covid et celle des prix de l'énergie. Notre conclusion est là aussi que le marché a fonctionné comme prévu à 95-99 %, c'est-à-dire que les fournisseurs ont joué leur rôle : ils ont, dans leur immense majorité, transmis la valeur de l'ARENH, les aides de l'État et les boucliers aux consommateurs. Nous constatons également qu'un nombre important de consommateurs a été protégé par des contrats à moyen terme - deux ou trois ans - à prix fixe. La plupart des fournisseurs ont honoré ces contrats et les clients concernés n'ont pas eu à bénéficier du bouclier conformément au fonctionnement normal du marché. À côté de ces points positifs, plusieurs dysfonctionnements ont été constatés : la CRE en a tiré les leçons en faisant des propositions au Gouvernement pour prendre certaines mesures correctrices. Tout d'abord, certains fournisseurs n'étaient pas bien couverts et avaient vendu à leurs clients des quantités d'énergie à prix fixe qu'ils n'avaient pas acheté en amont : lorsque les prix ont flambé, certains ont donc fait faillite et d'autres ont répercuté les hausses aux clients, comme le permettaient malheureusement quelques clauses de contrats rédigées en petits caractères. Un tel procédé, même s'il n'a concerné que moins de 1 % des clients, est intolérable et ne doit absolument plus se reproduire. S'y ajoutent les difficultés avec l'ARENH que nous avons déjà évoquées : la CRE a ouvert des enquêtes visant les fournisseurs qui auraient eu des pratiques à notre avis anormales ; les PV sont finalisés et examinés par le Comité de Règlement des Différends et Sanctions (CoRDIS) de la CRE pour sanctions éventuelles. Nous avons également formulé des propositions pour l'avenir.
M. Dominique Bureau, délégué général du Conseil économique pour le développement durable (CEDD). - Merci beaucoup pour votre invitation. Je vous confirme que c'est en tant que co-rédacteur de la note du Conseil d'analyse économique de mars 2023 sur le triple défi de la réforme du marché européen de l'électricité que j'interviens ici, et non pas au titre du ministère de la Transition Écologique ainsi que de la commission consultative que j'y anime ; je vous prie également d'excuser Jean-Michel Glachant ainsi que Katheline Schubert qui sont à l'étranger actuellement.
En introduction, je rappellerai que cette note nous avait été demandée à l'hiver de 2022-2023, au moment où la question de la réforme du marché de l'électricité a émergé, pour essayer de tirer les leçons de l'expérience de 2022. Nous avons dégagé deux principaux enseignements. D'une part, la crise a révélé des fragilités et des chaînons manquants dans la construction du marché de l'électricité ; la réforme va sans doute les combler mais l'incomplétude du dispositif régulatoire est clairement apparue. Bien entendu, la crise a également révélé la dépendance de l'Europe aux énergies fossiles, la volatilité des prix de l'électricité qui sont très dépendants de celles-ci sur le marché de gros et aussi des problèmes de diversification d'approvisionnement. Au-delà, et ça a été un peu le coeur de notre réflexion, la crise a montré que contrairement à ce qu'on répétait depuis des années, la conciliation entre les trois objectifs de décarbonation, de sécurité d'approvisionnement et de prix abordables était beaucoup plus compliquée que ce qu'on imaginait. Pour expliquer cette complexité, le point de départ, c'est d'avoir, au-delà de la crise, une vision prospective dont l'élément clé est que pour décarboner l'économie, il faut principalement électrifier, ce qui explique, par exemple, que dans certains scénarios de RTE, on diminue de 35 % ou 40 % l'énergie consommée mais on augmente de 35 % ou 40 % l'électricité produite. Celle-ci est nécessaire pour décarboner les secteurs comme la mobilité, avec des véhicules électriques, ou le chauffage avec des pompes à chaleur. Or on constate que le marché européen est très loin d'être décarboné puisqu'on a encore 40 % d'énergies fossiles dans le bilan énergétique européen. Comme en témoigne le document qui apparait à l'écran, l'Europe a besoin d'électricité décarbonée pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de son économie.
Le deuxième grand enseignement est que l'électricité européenne est essentiellement décarbonée par des sources intermittentes. Or on a également besoin de garanties de production : nous constatons donc que la sortie des énergies fossiles va nécessiter des investissements considérables, bien au-delà des efforts qui sont aujourd'hui engagés ; l'effort d'investissement sera d'autant plus élevé qu'on souhaite aussi assurer notre sécurité d'approvisionnement. Je fais ici observer que la situation actuelle est totalement différente de celle qui prévalait en 2000, au moment de la libéralisation du marché de l'électricité, où on était fondamentalement en surcapacité. Dans ce contexte, le marché de gros à court terme était suffisant pour réguler le marché puisqu'il n'y avait pas de problèmes d'orientation ou de financement des investissements. Aujourd'hui, on est dans un monde complètement différent où on a besoin de financer de nouveaux investissements pour changer la structure de notre parc de production d'énergie.
M. Franck Montaugé, président. - On retrouve ici les éléments fournis par l'étude de RTE (Réseau de transport d'électricité).
M. Dominique Bureau. - L'étude RTE est la traduction au niveau français des constats que nous établissons au niveau européen : c'est absolument structurant pour apprécier la manière de faire fonctionner le marché de l'électricité dans le nouveau contexte. Je dirai même peut-être - sans être le mieux placé pour le faire - que la situation au niveau européen est aujourd'hui encore pire que celle qui apparaissait dans l'étude RTE, mais le diagnostic qualitatif est bien celui des scénarios RTE.
Je mentionne un autre point qu'il est utile de prendre en compte car c'est la base de l'économie de l'électricité et des commodités. À court terme, et à un instant donné, on doit choisir de faire appel à des moyens de production très hétérogènes ; or, à différents moments, l'électricité peut être rare ou au contraire abondante. Comme les flux d'électricité ne sont pas stockables, on ne peut pas les transférer comme sur un marché de biens. Dans ce contexte, la notion de coût moyen de l'électricité ne veut souvent pas dire grand-chose car on compare les prix dans des situations très différentes : par exemple, à un instant donné, les éoliennes peuvent fournir de l'électricité à plein régime et de façon surabondante ; au contraire, dans d'autres situations, l'électricité devient très rare. Faire la moyenne des prix dans ces différents cas de figure revient en quelque sorte à faire la somme des prix des choux, des navets et des tomates pour calculer un coût moyen. En tous cas, le fait que l'électricité ne soit pas stockable a pour conséquence forte une très forte volatilité de son prix sur les marchés de gros : c'est ce à quoi on a été confronté pendant la crise. Il est nécessaire de limiter cette volatilité des prix car elle est doublement néfaste, pour la réalisation de l'investissement et parce qu'on ne peut pas laisser les consommateurs exposés à une variabilité extrême des prix de gros.
J'en viens aux obstacles à l'investissement décarboné qui, de façon générale, ne se fait pas spontanément, pour deux raisons. D'abord, il n'est pas suffisamment rentable parce que les économies d'émissions de carbone ne sont pas assez rémunérées ; il faut donc remédier à cette situation et un pas a été franchi dans ce sens puisque le secteur électrique fait partie du marché européen de l'ETS (Emissions Trading Schemes ou systèmes d'échange de quotas d'émissions - SEQE-UE). Quand il émet du CO2, le secteur électrique doit ainsi disposer de quotas carbone qu'il achète - supposons à 100 euros l'unité : inversement, en n'émettant pas une tonne de carbone, il économise 100 euros. Cependant, l'intérêt de cette décarbonation a longtemps été limité par le faible prix du carbone, trop peu incitatif pour que les opérateurs s'engagent dans la sortie des énergies fossiles. Cela explique rétrospectivement que l'économie et l'électricité européennes soient restées dépendantes des énergies fossiles, en dépit des subventions sur les énergies renouvelables.
Il faut également prendre en considération que ces investissements verts sont risqués pour des raisons technologiques et parce que le prix du carbone sur le marché ETS - qui, au fond, rémunère la décarbonation - est volatile. Par conséquent, un investisseur qui va financer un opérateur contribuant à décarboner l'électricité - à travers la prolongation de la durée de vie des centrales, la biomasse ou autres - va exiger des primes de risque très élevées pour accepter d'apporter des fonds, ce qui explique la faiblesse spontanée des investissements. Le problème majeur est aujourd'hui de se placer dans une perspective prenant en compte le besoin de recréer des surcapacités en énergie décarbonée, assorties de garanties d'approvisionnement. Dans ce contexte, le marché de gros reste irremplaçable car il sert à chaque instant, en fonction des besoins, à appeler par ordre de mérite des équipements qui sont hétérogènes - avec, par exemple des capacités en électricité fatale intermittente ou en nucléaire disponibles. Cet ordre de mérite évolue à chaque instant et le marché de gros fonctionne ainsi comme un mécanisme d'enchère permettant d'équilibrer l'offre et la demande en s'assurant que l'énergie est produite au moindre coût : quand on a de l'énergie qui ne coûte rien à produire, on ne va pas solliciter d'autres procédés beaucoup plus chers - comme l'hydraulique non déployée au fil de l'eau - sans en avoir absolument besoin. Pour avoir de l'électricité globalement pas chère, on a intérêt à minimiser le coût de production et c'est ce que « fabrique » le marché de gros en optimisant, à chaque instant, l'utilisation du parc disponible pour satisfaire une demande, elle-même extrêmement variable, en fonction des nuages ou autres. Le marché de gros joue également un rôle important pour financer l'investissement. Pour rentabiliser un investissement destiné à minimiser les coûts variables, il faut pouvoir dégager un profit sous forme de « rentes inframarginales » : à un instant donné, il s'agit de bénéficier de prix de vente très élevés en produisant de l'électricité avec des installations plus capitalistiques qui nécessitent une mobilisation de capitaux mais dont le fonctionnement minimise les coûts variables. De ce point de vue, et jusqu'à un certain point, le marché spot contribue aussi à financer les équipements de production d'énergie.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous indiquez que le marché est irremplaçable et qu'il favorise les investissements futurs ; encore faut-il avoir de la visibilité pour réaliser ces derniers et c'est précisément ce qui fait défaut ; telle est la faille que je perçois dans ce raisonnement.
M. Dominique Bureau. - Votre observation m'amène au coeur de notre rapport qui constate qu'on a besoin du dispositif actuel pour faire fonctionner le marché de l'électricité et qu'il concourt au financement des investissements. Cependant, il présente trois insuffisances. La première, liée à l'histoire de l'électricité et à la théorie de Marcel Boiteux, est qu'il faut faire payer les pointes. Or aucun responsable politique n'est prêt à laisser augmenter les prix de l'électricité, au moment de la super ou hyper pointe, au niveau qui serait nécessaire pour équilibrer l'offre et la demande, et ce d'autant moins qu'à très court terme, la demande est très inélastique car les consommateurs ne disposent de réelles possibilités d'effacement que s'ils les anticipent. Lors de la pointe, on ne peut donc pas fixer les prix au niveau qui serait nécessaire pour financer les investissements : c'est inhérent au secteur électrique et c'est ce que les anglo-saxons appellent la « missing money » pour désigner le cas où la tarification de gros est insuffisante. La tarification idéale que préconisait Marcel Boiteux permettrait de financer l'investissement ; cependant, avec les tarifications réelles qu'on est obligé de mettre en place, et comme vous le soulignez à juste titre, les marchés de gros n'y suffisent pas. On a donc besoin d'instruments complémentaires pour assurer le développement de l'investissement, avec des systèmes qui prévoient, par exemple, de rémunérer la puissance des installations ou dans lesquels on met des marchés de capacité. La deuxième difficulté est que pour rentabiliser les investissements en décarbonation justifiés par les objectifs climatiques, il faut que le prix du carbone soit suffisamment incitatif pour encourager les producteurs à diminuer leurs émissions au rythme que l'on souhaite. Tel n'est pas le cas et on constate un défaut de rentabilité des investissements de décarbonation. La troisième faiblesse, que j'ai déjà mentionnée, réside dans la volatilité et l'incertitude des prix futurs du carbone, ce qui conduit les investisseurs privés normalement constitués à exiger des primes de risque très élevés et complique le financement de ces investissements. J'ai également souligné le caractère inacceptable de la volatilité des prix de l'énergie pour le consommateur.
Le principal élément qui est mis en avant, c'est qu'il faut non pas supprimer mais compléter le marché de gros par des instruments qui vont notamment permettre d'améliorer la rentabilité et le financement des investissements décarbonés tout en apportant une garantie d'approvisionnement. Pour cela, il faut « dérisquer » ou sécuriser - par rapport aux anticipations de volatilité - les investissements, comme le fait déjà la politique industrielle pour la décarbonation de l'industrie qui soulève le même genre de problèmes. L'idée - qui est d'ores et déjà mise en oeuvre dans certains appels d'offre portant sur des renouvelables - consiste à mettre en place des mécanismes comportant un prix d'exercice : quand le prix de référence du carbone est très élevé, l'investissement se rentabilise lui-même sans aucun soutien ; a contrario, dans des situations où la demande est faible et fait baisser les prix, l'opérateur d'électricité qui craint de ne pas pouvoir financer son projet bénéficiera d'un complément de revenu pour lui assurer un niveau de rentabilité minimale et contenir le risque qu'il a pris dans des limites raisonnables. Soit c'est l'État - et donc le contribuable - qui finance cet accompagnement au titre de la régulation, soit cela peut se faire directement par des arrangements dans lesquels, par exemple, un industriel ayant besoin d'électricité pour développer un électrocatalyseur destiné à produire de l'hydrogène parvient à trouver des garanties d'équilibrage entre l'offre et la demande. En dehors de ces cas un peu particuliers, on a besoin plus génériquement de ce qu'on appelle le contrat pour différence précédemment défini.
Nous soulignons la complémentarité de ces instruments et l'importance de les mettre au point techniquement - le diable étant dans les détails - avec des designs efficaces. Par exemple, si on introduit des contrats de long terme, il faut également préserver l'efficacité du marché de gros en trouvant des solutions qui peuvent au demeurant être assez simples : on peut ainsi prévoir que la garantie s'exerce sur un volume prédéfini de manière à ce que les acteurs restent pleinement insérés sur le marché de gros. De même, un contrat à long terme portant sur une durée excessive avec un prix trop favorable constituerait une barrière à l'entrée : il faut, dans un tel cas, que le régulateur exerce sa surveillance et procède aux arbitrages nécessaires pour que ces contrats à long terme soient compatibles avec la concurrence et avec les incitations à l'efficacité dans l'utilisation du parc.
Avant d'en terminer, je précise qu'on ne choisit pas les opérateurs : ce qui est souhaitable, c'est de les encourager à investir et, pour ce faire, on a besoin des mécanismes que j'ai évoqués. De même, pour ne pas laisser les consommateurs exposés à une volatilité des prix excessive, il faut aussi développer, dans les contrats de détail, des instruments leur permettant de se protéger.
M. Philippe Vassilopoulos, directeur Développement de produits d'EPEX SPOT. - Je vous remercie d'auditionner Epex Spot qui est la European Power Exchange, la bourse de l'électricité pan-européenne. Nous ne sommes pas négociateurs d'électricité : nous n'en achetons pas ni n'en vendons ; nous organisons la confrontation la plus large possible entre l'offre et la demande et c'est notre métier au quotidien. Tous les jours, on réalise une enchère dite « day-ahead » - la veille pour le lendemain - qui permet la confrontation entre acheteurs et vendeurs sur une zone de prix donnée, en France, en Allemagne, en Autriche, en Suisse et dans pratiquement la quasi-totalité des marchés européens. L'objectif de cette enchère, où les principaux volumes vont se retrouver, est bien entendu de définir un prix qui joue un rôle fondamental car il va permettre à des installations à travers toute l'Europe de démarrer ou de s'arrêter au bon moment. Ce prix de l'électricité - ce signal prix - permet à tous les acteurs - opérateurs de centrales et consommateurs - de savoir à quel moment il faut consommer l'électricité ou en produire avec leurs outils de production ou leurs unités de consommation. Je souligne l'importance, d'un point de vue national, de ce premier rôle de confrontation la plus large et la plus démocratique possible entre l'offre et la demande.
Le deuxième rôle fondamental est l'optimisation des interconnexions : il permet, à travers ce qu'on appelle le mécanisme de couplage des marchés, d'optimiser les capacités d'interconnexion et donc les capacités transfrontalières entre les différents pays européens. C'est un élément très important car il permet de mutualiser efficacement les mix de production à travers les différents pays européens. J'illustrerai ce propos en vous donnant quelques exemples. L'une des caractéristiques du système électrique français étant d'être très thermosensible - en raison de l'utilisation du chauffage électrique - la bourse de l'électricité permet notamment à la France, en période de très forte consommation, quand les températures y sont très basses, d'importer et de pratiquement saturer ses interconnexions à l'importation - autour de 14 000 MW en termes de capacité d'import. Cela permet aussi à la France d'importer de l'électricité à faible coût pendant les périodes de très forte production éolienne ou solaire dans les pays voisins, lorsque les prix y sont bas. Ce mécanisme facilite aussi l'exportation de nos surplus nucléaires quand nos voisins produisent à des prix plus élevés que les prix français. Il est important de mettre en évidence que ce calcul est purement économique puisque la bourse reçoit tous les matins l'ensemble des carnets d'ordre alimentés par des centaines d'acteurs qui opèrent sur le marché électrique européen et nous agrégeons ces carnets d'ordre en une courbe d'offre et une courbe de demande : c'est l'intersection entre ces deux courbes qui définit le prix de façon purement mécanique, par un calcul de préséance économique, permettant de satisfaire la demande dans une zone donnée, à moindre coût, tout en prenant en compte les opportunités d'échange aux frontières à travers les interconnexions. Tel est le double rôle que remplit la bourse de l'électricité au quotidien.
Depuis l'arrivée des énergies fatales ou intermittentes - comme l'éolien et le solaire - nous avons un autre rôle qui est de permettre au système électrique de s'équilibrer le plus finement possible en devançant le temps réel. Avec les énergies intermittentes, c'est un enjeu considérable parce que les variations de production peuvent être assez importantes d'une heure à l'autre - dans l'éolien ou le solaire, à la hausse comme à la baisse - et elles nécessitent de la part des acteurs, consommateurs ou producteurs, de pouvoir réagir face à un signal prix afin de rééquilibrer le système électrique avant que le gestionnaire de réseau de transport prenne la main à travers le mécanisme d'ajustement pour s'assurer in fine que l'équilibre offre-demande sera en pratique préservé.
Ce rôle de la bourse de l'électricité qui est de plus en plus important avec l'arrivée des énergies renouvelables va le devenir encore davantage en raison du contexte actuel qui est le suivant : on s'est privé d'une artère qui permettait d'importer du gaz en Europe et on devient de plus en plus dépendants du gaz naturel liquéfié (LNG ou GNL) qu'on fait venir de l'autre bout du monde. Ces apports de LNG rendent l'Europe plus sensible aux variations météorologiques et il faut combattre l'incertitude : va-t-on avoir assez de vent ou d'ensoleillement sur une année donnée pour couvrir une partie de la demande avec de l'éolien ou des panneaux photovoltaïques ? Et surtout, s'il fait extrêmement froid en Europe, a-t-on assez de gaz pour satisfaire la demande de pointe ? On constate donc une sensibilité accrue du marché européen depuis la crise énergétique - encore en cours, d'une certaine manière, en raison de l'impossibilité d'importer du gaz russe à travers Nord Stream - qui exige une grande réactivité des acteurs avec la capacité de pouvoir démarrer ou arrêter des unités en fonction des besoins. On se retrouve dans des situations où on risque d'avoir trop de gaz parce que les cargos de LNG sont bloqués dans les ports et que la consommation, finalement plus basse que prévu, ne permet pas d'évacuer ce gaz. Inversement, on pourra en manquer en cas de phase hivernale extrêmement rigoureuse qui peut se traduire par une très forte diminution des stocks de gaz : le palliatif consistera alors soit à faire venir plus de cargos LNG - qui, le cas échéant, auraient pu alimenter l'Asie - soit à activer d'autres moyens de production d'énergie. De plus, cette crise a été exacerbée par les problèmes de corrosion sous contrainte qui ont handicapé l'outil de production nucléaire l'année dernière. Comme cela a été évoqué, on a subi une combinaison de trois facteurs défavorables avec, d'abord, un niveau d'hydroélectricité faible en Europe liée à une période de sécheresse assez particulière pendant l'année écoulée, ensuite, une partie du mix électrique hors d'usage avec les difficultés du parc nucléaire français dont pratiquement la moitié des centrales était à l'arrêt et, enfin avec une situation très tendue sur le marché gazier générant des prix extrêmement élevés ainsi qu'une augmentation des coûts de production de l'électricité à partir des centrales à gaz - notamment les centrales à cycle combiné - qui ont eu l'impact haussier que l'on connait sur les marchés de l'électricité.
Dans cette phase où l'Europe va devenir plus sensible aux variations météorologiques, il est très important de pouvoir compter le plus possible sur les pays voisins et de faire jouer la solidarité européenne. C'est ce qui s'est passé au plus fort de la crise : tous les pays européens ont joué le jeu en maintenant les exportations dans la mesure du possible. Cela a permis à la France d'importer de l'électricité et d'éviter des rationnements ou des coupures tournantes. Aujourd'hui, la situation évolue dans l'autre sens parce que grâce à la disponibilité du nucléaire qui s'améliore, la France est capable d'augmenter ses exportations vers les pays voisins.
Un dernier mot pour souligner que, dans cette logique, le rôle des marchés est fondamental, mais pour que ceux-ci puissent jouer leur rôle, il faut qu'ils soient liquides et telle est la caractéristique principale du marché de gros. Plus il est liquide, plus cela signifie que la participation est large, que les volumes sont importants et que la fiabilité du prix est forte : en préservant la liquidité du marché, on préserve la confiance dans les processus de formation des prix. Ces mécanismes permettent également de limiter les primes de risque qu'on a pu observer en France au plus haut de la crise. Si on veut que demain les marchés jouent pleinement leur rôle, il faut leur permettre de se développer et d'être les plus liquides possibles : c'est la meilleure garantie pour que le prix s'établisse à son juste niveau et que la concurrence puisse s'exprimer au maximum. Il est important de prendre en compte cet élément dans les politiques publiques de demain afin de développer des marchés qui permettent la résilience et la solidarité entre les pays européens.
M. Franck Montaugé, président. - Quelles sont vos suggestions ?
M. Philippe Vassilopoulos. - Par exemple, l'idée de remplacer l'ARENH par un autre mécanisme qui favoriserait une liquidité accrue sur les marchés va dans le bon sens.
M. Franck Montaugé, président. - Pouvez-vous préciser concrètement votre propos ?
M. Philippe Vassilopoulos. - Je fais allusion au mécanisme qui a été décrit précédemment par Dominique Jamme : l'idée de plafonner les prix pour protéger le consommateur est bonne mais il faut qu'elle soit mise en oeuvre à travers le marché, sur la base de références de prix de marché et non pas sur des références ad hoc. Ainsi, on pourra en même temps permettre au marché français d'augmenter sa volumétrie et sa liquidité, de prendre sa place centrale sur le marché européen tout en préservant l'intérêt des producteurs et des consommateurs.
M. Franck Montaugé, président. - Je ne comprends pas bien : doit-on dès lors faire abstraction des caractéristiques, par exemple, du parc nucléaire français ?
M. Philippe Vassilopoulos. - Pas du tout ...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je ne comprends pas bien non plus.
M. Philippe Vassilopoulos. - Il s'agit simplement d'utiliser des références de prix de marché...
M. Franck Montaugé, président. - Le marché, c'est le marché mais il y a aussi la réalité industrielle.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - De quelles références parle-t-on : de celles d'il y a trois mois ?
M. Philippe Vassilopoulos. - Prendre des références de prix à terme, par exemple, permettrait aussi de développer la liquidité sur les marchés à terme. On souhaite souvent plus de visibilité mais avant d'en avoir à une échéance de 10 ans, il faudra nécessairement créer de la visibilité à 3 ou 4 ans, par exemple, en compensant les écarts par rapport au prix de marché. Ainsi quand on parle aujourd'hui d'un prix de 70 euros du MWh, à quelle logique correspond ce montant ? La réponse est que la réalité sur les marchés s'établit par référence au prix de gros de l'électricité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je vous remercie tout en avouant que la dernière intervention me laisse un peu dubitatif. Vous souhaitez plus de liquidité des marchés en l'élargissant mais je ne vois pas bien à qui, à quoi et dans quels volumes ? J'avais parfaitement compris que les marchés permettent effectivement d'échanger des offres et des demandes. Quant à la solidarité européenne, elle existait avant le marché de l'électricité. Cela rejoint d'ailleurs une de mes questions : faut-il renforcer ces réseaux qui coûtent très cher et quel est ici l'intérêt de la France car je suis européen mais je commence par raisonner en tant que Français. Il faut tenir compte du fait que notre pays est plutôt structurellement exportateur, sauf pendant l'année 2022 dont on espère qu'elle sera exceptionnelle - rien n'est d'ailleurs absolument certain car la géopolitique actuelle recèle certains risques de secousses et de variations. Si on cherche à servir le consommateur et la compétitivité de notre pays, il faut qu'on bénéficie du prix le plus bas : est-ce le marché qui détermine le prix le plus bas ? Je n'en sais rien : peut-être, mais c'est à vous de nous le démontrer ainsi que l'intérêt de renforcer les réseaux d'échanges. En effet, aujourd'hui, ne perd-t-on pas beaucoup d'électricité que l'on n'arrive pas à vendre à certains moments ? C'est cette question qui m'intéresse car je me dis qu'on est structurellement exportateur mais si, à un moment donné, on produit de l'électricité qu'on n'arrive pas à vendre et pour laquelle, en cas de prix négatifs, on est même obligés de payer pour la vendre, je trouve cela très dommageable, sachant que la production nécessite des investissements colossaux.
Au niveau européen, quels sont les pays structurellement importateurs et acheteurs de nos exportations ? Vont-ils le rester ? Votre connaissance du marché vous donne-t-elle une vision de ces flux qui permette de nous orienter dans les choix qu'il serait opportun de faire au niveau français puisque nous travaillons à éclairer les décisions à prendre dans les 10, 15 ou 25 années à venir.
J'ai entendu les propos de M. Jamme qui a constaté l'absence d'évaluation de la mise en place du marché de l'électricité en convenant que cela aurait pu être utile. Je respecte parfaitement votre point de vue mais j'aimerais bien savoir pourquoi on ne fait pas d'étude précise pour évaluer l'impact du marché sur la situation du consommateur, les apports du marché par rapport à la situation précédente et éventuellement sur les inconvénients auxquels il nous a permis d'échapper. Je regrette qu'on ne dispose pas de ces éléments et, visiblement, personne ne s'est attelé à cette tâche.
M. Dominique Jamme. - Sur ce dernier point, il est bien sûr regrettable qu'on n'ait pas le bilan d'ensemble que vous souhaitez. Cependant, le marché est ouvert depuis 2000 et il l'est complètement depuis 2007 - donc depuis 15 ans - et il est vraiment très compliqué d'imaginer ce qui se serait passé si le marché n'avait pas été ouvert : c'est peut-être pour ça que l'étude détaillée n'a pas été faite et il faut sans doute qu'on y revienne. Cependant, nous disposons à la CRE d'une étude que nous n'avons jamais vraiment valorisée - pour les raisons que j'ai mentionnées - et qui indique que, par rapport à une situation où les marchés ne seraient pas interconnectés, ce sont 34 milliards d'euros par an que le marché européen apporte en création de valeur. Vous avez raison d'affirmer qu'il y aurait des échanges même en l'absence d'un marché européen intégré, ce qui nous amène à ne pas diffuser largement cette étude.
Je souhaite également vous apporter quelques éléments d'appréciation supplémentaires : le marché européen de l'électricité, bien loin de stagner, est vraiment dans une dynamique qui correspond au changement de monde à grande vitesse que nous vivons. C'est important parce qu'on a vécu depuis les années 1980, 1990, 2000 et même 2010, avec un parc nucléaire français, solide, installé et à l'époque jeune, produisant plus de 400 TWh chaque année. En 2023, notre parc va mieux mais n'a produit que 320 TWh. Les objectifs ont été portés à 350 TWh mais on ne retrouvera pas les 400 TWh, et surtout, on constate une stabilité de la demande depuis maintenant 10 ou 15 ans...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Les objectifs à terme de production nucléaire avoisinent cependant les 400 TWh en 2030.
M. Dominique Jamme. - C'est vrai, pardonnez-moi, espérons qu'on les retrouvera, d'autant que le réacteur supplémentaire qui va probablement entrer en fonction apportera une dizaine de TWh en plus, mais je souhaitais préciser que jusqu'à présent, on en reste encore à 320 TWh en 2023 et on remontera autour de 350 TWh en 2024 et 2025, comme le prévoit EDF elle-même.
Au-delà des quelques dizaines de TWh dont nous parlons ici, le plus important c'est la dynamique de très forte électrification des usages dans la perspective de décarbonation de notre société. On a donc réenclenché une très forte accélération de la consommation d'électricité - on peut tous partager le consensus sur ce point - dans un contexte où la consommation d'énergie globale va diminuer sous l'effet de la sobriété de nos comportements, mais la demande d'électricité va fortement augmenter...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - ...cette augmentation ne s'est pas manifestée en 2023 ; RTE prévoit schématiquement que la hausse de la consommation d'électricité serait assez modérée jusqu'en 2030 et pourrait décoller au-delà.
M. Dominique Jamme. - Absolument. Mon propos portait sur un niveau de consommation très élevé à l'horizon 2035-2050. La crise a suscité un énorme effort de sobriété qui fait qu'on repart d'un niveau de consommation un peu plus bas : l'incertitude porte sur la vitesse à laquelle celle-ci va repartir mais la dynamique est bien là. Par exemple, on enregistre dans des zones de décarbonation industrielle des demandes d'une ampleur incroyable : cela se voit à travers les investissements en cours, avec des contrats en train d'être signés et qui portent sur plusieurs gigawatts.
RTE va lancer des investissements pour que les industriels puissent se décarboner, qu'ils soient à Fos-sur-Mer, à Dunkerque, dans la vallée de la chimie à Lyon, au Havre ou dans plusieurs autres zones. Ce processus est enclenché : il mettra quelques années à se mettre en place - en 2028, 2029 ou 2030 - mais la demande sera au rendez-vous, tout comme la mobilité électrique et les pompes à chaleur qui vont se développer.
M. Franck Montaugé, président. - En quoi le marché que vous nous avez présenté facilite cette évolution ? Quelle valeur ajoutée apporte ce marché du point de vue de l'intérêt général dans le cadre de la transition écologique qui appelle l'électrification des usages, la décarbonation, etc. ?
M. Dominique Jamme. - Je vous réponds en indiquant que le parc nucléaire va représenter au fil du temps une proportion moindre de la production nationale d'électricité. Le reste sera remplacé non pas par des énergies pilotables, comme c'était le cas avec le charbon et le gaz, mais par du renouvelable qui, par construction, produit énormément et parfois trop à certaines heures de l'année : il faudra alors exporter ou stocker les excédents d'électricité fatale éolienne ou photovoltaïque. À d'autres moments, les renouvelables produiront très peu et la meilleure façon de gérer cette intermittence est de pouvoir disposer de signaux de prix indiquant qu'à certaines heures le MWh d'électricité vaut 200 euros et à d'autres zéro ou 10 euros. Le marché permettra ainsi de diffuser ces signaux aux acteurs qui vont développer des batteries ou des électrolyseurs - pour stocker l'électricité sous forme d'hydrogène et pouvoir ensuite la réutiliser. Ce marché n'est peut-être pas la panacée, mais vu les enjeux économiques qui se chiffrent en centaines de milliards d'euros à l'échelle européenne - et à des sommes considérables pour notre pays - le fait de baser cette activité sur des signaux économiques transparents, clairs et qui reflètent le juste prix, a vraiment une valeur pour l'économie. Une telle présentation peut ressembler à un acte de foi, mais l'idée sous-jacente est de répondre au défi que constitue la fin de la stabilité du monde électrique d'avant ; les solutions du passé ne peuvent pas être simplement dupliquées en se disant que ce qui fonctionnait dans les années 1990 et 2000 va continuer à donner satisfaction dans les décennies 2020 ou 2030.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est une question que nous nous posons.
M. Dominique Jamme. - Je comprends très bien qu'elle soit posée et elle est tout à fait légitime.
M. Victorin Lurel. - Vous avez indiqué qu'à votre avis, le marché est efficace pour envoyer des signaux et le meilleur signal, c'est le prix. Combien d'opérateurs ou d'acteurs interviennent sur ce marché ? En effet, théoriquement, un marché efficace est « atomistique » selon l'expression consacrée, avec beaucoup d'intervenants. Or j'imagine qu'il y a quelques acteurs importants sur le marché de l'électricité ainsi que d'autres qui ne sont pas couverts et s'y ajoutent les garants en dernier ressort. S'agissant de l'efficacité de ce marché, j'ai bien l'impression qu'avant, comme l'a indiqué le Président Montaugé, ça fonctionnait quand même. Il est vrai que des économistes prestigieux comme Marcel Boiteux et Louis Armand ont mis au point un mécanisme qui relève de la théorie économique, et d'ailleurs, il y a même des théoriciens qui développent le concept de nouvelle société du coût marginal zéro. Ce sont les entreprises de réseau et les monopoles naturels, comme EDF, qui ont prôné la tarification au coût marginal. La France ayant voulu, à une certaine époque, garder les tarifs réglementés de vente, l'Europe s'y est opposée au nom d'une théorie, et la France a accepté de vendre 25 % de la production électrique d'EDF à prix coûtant, ce qui a abouti à la création d'un marché artificiel. Messieurs, je pense, pour ma part, que ce marché n'existe pas. Le marché de l'électricité, tel qu'il est décrit dans les manuels d'économie, fonctionnait avant. Pour sa part, l'interconnexion ne représente qu'à peine 10 % des échanges et elle se pratiquait aussi antérieurement. Aujourd'hui, on parle de marché européen : certes la France est connectée avec l'Allemagne, le Benelux, l'Italie et l'Espagne, mais la formation des prix est en réalité gouvernée par quelques acteurs qui décident que l'électricité dont le prix de revient se situe entre 40 et 70 euros sera vendue au consommateur final à 200, 280, 300 et parfois même 400 euros ; et selon vous, le marché est efficace ... Pour ma part, je dirai les choses clairement : on a privatisé les dividendes d'EDF et on a créé des rentes de situation pour quelques opérateurs qui, d'ailleurs, se sont ravisées lorsque les prix du marché étaient inférieurs à celui de l'ARENH. Je m'interroge donc sur « l'effectivité des marchés efficaces ». Je vous pose donc la question que personne n'ose poser : y a-t-il un système alternatif ? Y a-t-il une révolution systémique à engager avec les projets de textes en cours de discussion ? L'accord que vous avez mentionné permet-il de repenser le système ainsi que le marché prétendument efficace tel qu'il fonctionne aujourd'hui ? J'en doute très sincèrement. Pour aller plus loin, il me semble qu'on cherche un équilibre entre 70 % de nucléaire et le reste en énergies qui sont souvent intermittentes : quelle est l'efficacité à long terme de l'injection de ces dernières qui sont également non stockables, surtout en cas de pointe ? Quel est l'intérêt pour notre pays de cette orientation stratégique ?
M. Franck Montaugé, président. - Dans le prolongement de l'intervention de Victorin Lurel, je souhaite poser une question à M. Vassilopoulos : souhaitez-vous la suppression des tarifs réglementés de vente de l'électricité pour améliorer la liquidité du marché sur laquelle vous avez insisté ?
M. Daniel Salmon. - Il est vrai que pendant assez longtemps, jusqu'à la crise ukrainienne, on ne s'est pas vraiment inquiété du fonctionnement de ce marché de l'électricité. Certes on constatait des fluctuations mais qui n'avaient pas propulsé les prix au niveau exceptionnel qu'ils ont récemment atteint. On a donc vu ce qui se passait en cas de crise et il faut toujours envisager ce type d'événement. Le choc a été sévère mais vous dites qu'on a apporté quelques réformes correctrices à ce marché avec les contrats pour différence (CfD) et les PPA (Power Purchase Agreement ou contrat d'achat d'électricité). Les raisonnements macroéconomiques étant assez difficiles à comprendre, pouvez-vous les illustrer avec des cas concrets ? Aujourd'hui, lors d'une crise comme celle de 2022, quelle serait la situation d'une entreprise ou d'un particulier compte tenu du développement des CfD et des PPA ? Quels avantages vont-ils pouvoir en tirer ?
J'ajoute que les questions et les commentaires de notre collègue Victorin Lurel sont très intéressants. J'entends également assez souvent des interrogations qui participent d'une tendance à raisonner franco-français et cela mérite d'être creusé : qu'est-ce que la France a à gagner et qu'a-t-elle à perdre ?
M. Dominique Bureau. - Tout d'abord, s'agissant du changement d'état d'esprit lié à l'introduction du marché de l'électricité pendant la période où on n'a pas rencontré de crise, on a essayé, à la marge du marché de gros qui avait été mis en place, d'apporter des solutions à un certain nombre de problèmes qui n'étaient pas traités. Je reviens sur les enjeux de sécurisation et de risque en rappelant qu'on a inventé un dispositif d'ARENH qui ressemble à une assurance sauf qu'il dispense les gens de payer des primes d'assurance, si bien que quand tout va bien, ils disent qu'ils n'en ont pas besoin mais quand tout d'un coup ça va mal, alors ils se précipitent sur l'ARENH. Je rappelle qu'un mécanisme d'assurance fonctionnant normalement comporte un transfert de risque à un co-contractant qui va le supporter : on ne peut pas avoir des dispositifs dans lequel « pile je gagne, face tu perds » ; or, c'est un peu ce type de mécanisme qui a été mis en place et dont il faut sortir. Notre conviction, c'est que la bonne manière de s'en sortir ne consiste pas à engager une discussion qui n'a pas de solution au niveau académique : aujourd'hui, que vous alliez au MIT ou en France, tout le monde plaide pour le marché hybride parce que personne n'a la bonne solution alternative. Les difficultés à résoudre sur le marché électrique du futur sont tellement importantes qu'il est présomptueux de penser que la solution parfaite est de revenir à ce qui existait dans le passé. En effet, aujourd'hui les technologies ne sont plus les mêmes et il ne faut pas oublier que le système antérieur comportait des lacunes sur l'orientation de la demande, les effacements, etc.
J'ai travaillé aux côtés de Marcel Boiteux pour élaborer un certain nombre de rapports, et je ne suis pas encore remis de son décès, mais je pense en toute certitude que pour faire fonctionner le marché de l'électricité, il fallait reconstituer ce qui se pratiquait au sein d'EDF - à savoir non pas le dispatching, mais le mode de répartition et l'appel par ordre de mérite - et cela a été fait. Par conséquent - et on peut discuter à l'infini s'il le fait plutôt un peu mieux ou un peu moins bien - le marché pratique l'appel par offre de mérite en utilisant des mécanismes d'enchères qui présentent l'avantage d'être compatibles avec la concurrence et éventuellement d'avoir plus d'entrants, ce qui amène des bénéfices, même si on peut débattre très longtemps sur le fait de savoir si les avantages tirés d'un accroissement de la concurrence compensent ou surcompensent les inconvénients en termes de simplicité. Ce qui est sûr, c'est qu'on est dans un monde qui va devenir beaucoup plus volatile. En effet, dans le passé, la consommation était volatile pour des raisons de chauffage ou autres, mais on s'en sortait avec une volatilité qui portait sur la demande, principalement variable en fonction de la météo. Aujourd'hui, on a de la volatilité des deux côtés, du côté de la météo et du côté de l'offre, avec des aléas qui se cumulent. Les marchés, quel que soit leur mode de régulation ou d'organisation, vont être confrontés à cette forte volatilité et je fais observer que la notion de pays importateur ou exportateur net d'électricité n'a fait vraiment sens que jusqu'au début des années 2000. Aujourd'hui, tous les systèmes électriques nationaux sont soumis à des aléas considérables et ont tous besoin les uns des autres, la question étant de savoir comment faire pour que chacun ne compte pas trop sur les autres pour être le garant en dernier ressort de l'alimentation en énergie. De ce point de vue, la crise a montré que le système interconnecté a permis de fonctionner et il n'est pas sûr qu'il en serait allé de même si la France avait été seule pendant l'année 2022 avec la situation dégradée de son parc électronucléaire. L'évaluation rétrospective du fonctionnement du marché en 2022 doit ainsi prendre en compte que les choses auraient pu mal se passer sans les interconnexions.
J'en viens à vos deux questions sur le fonctionnement concret des outils de couverture contre le risque. Les CfD sont intégrés au marché de gros. Le producteur d'électricité est vendeur sur le marché de gros ; il a besoin d'être dérisqué et donc de quelqu'un, qui lui apporte des compensations supplémentaires quand le prix du marché de gros est trop bas. En revanche, si le prix du marché est trop élevé, le producteur va payer une compensation et restitue une certaine partie de son gain à la puissance publique ; tel a été le cas pendant la crise de 2022 sur certains contrats portant sur les renouvelables. L'opération se passe donc simplement entre l'État et l'opérateur qui a signé un contrat de long terme. Le marché de gros continue à fonctionner normalement à condition que le design de ces produits ne pervertisse pas le comportement du producteur sur le marché de gros. Ces produits étant fondamentalement compatibles avec le marché de gros, on a ainsi conservé les marchés de l'électricité en rajoutant des sortes de marchés d'assurance qui vont générer des transferts dans un sens ou dans un autre selon le niveau des prix.
Du côté du consommateur, le mécanisme qu'il faut imaginer est similaire. Si vous vous avez besoin d'être exposé contre une explosion des prix de l'électricité - par exemple en matière de chauffage - il faudrait que vous puissiez passer un contrat pour une quantité garantie vous permettant, si jamais le prix sur le marché de gros dépasse telle valeur, de bénéficier d'une compensation, là encore sur un niveau forfaitisé pour que vous n'ayez pas intérêt à tricher. Fondamentalement, ces contrats permettront aux consommateurs de ne pas être exposés directement à la volatilité du marché de gros. Par contre, il faut qu'ils aient accès à des contrats qui combinent, d'une part, le prix de l'électricité dans sa réalité physique - telle qu'il ressort des marchés - et, d'autre part, des mécanismes d'assurance les protégeant contre la volatilité du prix. Il faut donc réaliser la combinaison de ces deux outils en le faisant « proprement », c'est-à-dire en reconnaissant qu'on a besoin à la fois d'un marché de gros pour orienter les choix de production et d'un marché d'assurance pour se protéger contre la volatilité. Il faut se garder de la tentation de résoudre toutes les difficultés avec un seul instrument - car on affronte des problèmes de volatilité et d'assurance qui sont très compliqués. En corrigeant ou en bridant le marché de gros, on va tout faire mal : on ne pourra pas, avec un seul instrument, résoudre les deux problèmes que sont, d'une part, l'efficacité de l'allocation par ordre de mérite et, de l'autre, la protection des différents acteurs exposés au risque - et je rappelle que tous les acteurs sur le marché de l'électricité sont exposés à des risques considérables. Le moyen d'accorder cet ensemble de contraintes est de construire des outils rendant ces dernières compatibles et réduisant l'exposition des acteurs au risque quand ils en ont vraiment besoin, en contrepartie du fait qu'ils vont payer l'équivalent d'une prime d'assurance. En fonction du prix de référence fixé dans le cadre d'un CfD, j'ajoute que les acteurs devront parfois restituer de l'argent à l'État ; il n'existe pas de mécanisme dans lequel on gagne à tous les coups.
M. Philippe Vassilopoulos. - J'irai exactement dans le même sens, tout en essayant de clarifier mes propos précédents. Il faut assurer la liquidité du marché et cette formule désigne la quantité d'acteurs qui vont s'échanger - acheter et vendre - de l'électricité : au final, c'est ce facteur qui détermine la qualité et la compétitivité d'un marché. Dans ce contexte, l'ARENH n'est pas un mécanisme de marché mais apparait, au contraire, complètement hors marché et c'est pour ça que supprimer l'ARENH...
M. Franck Montaugé, président. - ... ce qui nous intéresse dans notre commission d'enquête, c'est ce que paye le consommateur, quel qu'il soit : tel est, pour nous, le sujet essentiel. Ce qui doit concourir à la formation du prix et à ce que paye le consommateur final résulte du dosage entre plus ou moins de marché, plus ou moins de prise en compte de la réalité industrielle ainsi que des coûts de production, le tout dans une optique de compétitivité pour l'économie française, d'efficacité environnementale et d'allègement des factures d'électricité pour le consommateur de base : c'est la question de fond.
M. Philippe Vassilopoulos. - Absolument, mais le prix final proposé au consommateur résulte de l'empilement d'un certain nombre de composantes, dont les trois principales sont la partie approvisionnement énergétique, la partie réseau et la partie taxe. Je parle ici exclusivement de la partie approvisionnement énergétique. Plus le marché de gros...
M. Franck Montaugé, président. - ... notre sentiment, et en tous cas le mien, est que le marché semble déconnecté de cette réalité d'empilement des composantes que vous évoquez. Je souhaite également que vous répondiez à la question que je vous ai posée : vous appelez à plus de liquidités de marché, car celles-ci vous ne vous semble pas suffisantes ; souhaitez-vous, en conséquence, la suppression totale de l'ensemble des processus de régulation, de protection comme les tarifs réglementés ? C'est votre position ?
M. Philippe Vassilopoulos. - Pas exactement, et je rappelle quelques ordres de grandeur pour mieux situer mon propos : pour une consommation électrique équivalente, la France a une liquidité sur ses marchés de gros à peu près 6 à 7 fois moindre que celle de l'Allemagne. Cette situation s'explique parce qu'on a mis en place, au cours des deux dernières décennies, des mécanismes comme l'ARENH - ou son prédécesseur le tarif transitoire règlementé d'ajustement du marché (TarTAM) - qui ne permettent pas à la liquidité du marché de se développer car ils « verticalisent », d'une certaine manière, les volumes entre le consommateur et un producteur. Ces mécanismes ne sont pas de nature à favoriser la liquidité ni à créer un prix de référence le plus robuste et fiable possible.
M. Franck Montaugé, président. - Prenez-vous aussi en compte l'affaiblissement d'EDF à l'occasion de la mise en place et du fonctionnement de l'ARENH ?
M. Philippe Vassilopoulos. - Cela fait partie de notre raisonnement et c'est pourquoi depuis son premier jour, nous avons demandé que ce mécanisme ne soit pas implémenté. Au moins du côté de EPEX, nous étions opposés aux mécanismes de type ARENH depuis longtemps.
M. Franck Montaugé, président. - Que suggérez-vous de faire avec ces tarifs réglementés ?
M. Philippe Vassilopoulos. - La question n'est pas tellement celle du tarif réglementé en lui-même mais celle de son niveau et de sa mise à jour. Aujourd'hui, les tarifs réglementés présentent un gros désavantage car ils ne permettent pas aujourd'hui aux clients finals de réagir à un signal de prix. C'est donc, pour une certaine partie des consommateurs, un frein finalement à leur réactivité face à des événements de pointe extrême, par exemple.
M. Franck Montaugé, président. - La réalité n'est pas si simple car certains tarifs permettent aux consommateurs de s'adapter en fonction des périodes ou des événements ...
M. Philippe Vassilopoulos. - Certainement, et c'est pourquoi il faut maintenir des tarifs, par exemple, pour protéger les consommateurs en précarité énergétique. Pour autant, faut-il que tous les consommateurs résidentiels puissent bénéficier de tarifs réglementés ? En tous cas, il s'agit là d'une exception française.
M. Dominique Jamme. - Quelques mots sur ce sujet qui est particulièrement complexe, et j'en suis vraiment désolé. Tout d'abord, nous partageons votre propos sur l'importance de ce que payent les consommateurs et, bien entendu, toutes les missions de la CRE s'exercent au bénéfice des consommateurs. Il est vrai que, de manière sous-jacente et à l'échelle de la société, le fonctionnement du parc et du système électrique doit être optimisé. Sans disposer de preuve mathématique, on a tous les éléments qui nous permettent de penser - je pense que nous en sommes ici tous d'accord - que le fonctionnement à court terme du marché intérieur européen permet à tout moment de minimiser les coûts ainsi que les émissions de CO2. Toutefois, cela ne veut pas dire que l'argent dégagé va au consommateur. Je souligne que la notion de dynamique est vraiment importante et que le système électrique d'aujourd'hui et de demain ne ressemble vraiment plus du tout à celui d'hier.
J'insiste également sur la diversité des acteurs. Le marché a été créé par une décision collective de Bruxelles en 1996 avec une première directive et il a perduré en se diversifiant au fil du temps en France et plus encore en Europe. Vous avez bien sûr les producteurs comme EDF mais aussi ceux qui produisent de l'électricité avec des centrales au gaz - EDF, Total, Engie - ainsi que les producteurs de renouvelables qui se comptent par centaines. Nous gérons les appels d'offres de renouvelables et pouvons vous assurer que c'est un marché totalement concurrentiel : il n'y a vraiment aucune domination, ni d'oligopole à trois. Vous avez également des gros consommateurs industriels qui vont sur les marchés pour essayer d'optimiser leurs factures d'énergie ainsi que des opérateurs d'effacement qui viennent, chez les industriels ou les particuliers, installer des boîtiers pour réduire la consommation aux heures de pointe et créer de la valeur participative. S'y ajoutent les acteurs qui gèrent des stockages d'électricité et installent des batteries pour favoriser les arbitrages : cette activité encore balbutiante en France va se développer, à l'instar de ce qui existe dans d'autres pays, y compris chez les particuliers ou les collectivités qui pratiquent l'autoconsommation. Je mentionne également les fournisseurs, grands ou petits, d'énergies renouvelables ou de gaz, etc. L'existence de cette diversité caractérise le monde d'aujourd'hui et de demain, par rapport à celui des années antérieures ou concomitantes à l'ouverture du marché.
Juste un mot sur l'ARENH. Du point de vue du régulateur de l'énergie que nous sommes, ce dispositif a rempli sa mission à 95 ou 99 %, qui est de faire passer aux consommateurs ce qu'on appelle la rente nucléaire, c'est-à-dire le fait que le parc nucléaire est capable de produire à un coût raisonnable et assez stable dans la durée. L'ARENH était prévu pour une durée de 15 ans, entre 2011 et 2026, et a rempli son rôle pendant des années, sans que ça se remarque beaucoup, car quand le marché vaut 50, 55, 42 ou même quelquefois 35 euros le MWh et que le tarif de l'ARENH est à 42, les consommateurs n'en tirent qu'un petit bénéfice. Pendant la crise, lorsque les prix de gros ont flambé, l'ARENH a joué un rôle considérable : c'est grâce à ce tarif que les consommateurs français - entreprises ou particuliers - ont été mieux protégés que dans le reste de l'Europe. L'ARENH a cependant présenté deux défauts majeurs. D'une part, le tarif de 42 euros n'a jamais évolué : il suffit de constater que ce montant est resté identique de 2012 à 2024 pour comprendre qu'il y a un problème de calage et d'affaiblissement d'EDF, selon la formule que vous avez employée. D'autre part, des difficultés qui étaient toujours passées « sous le radar » parce qu'il n'y avait pas assez de valeur, se sont exacerbées pendant la crise : il s'agit des nombreuses possibilités d'arbitrage autorisées par des règles qui n'avaient pas anticipé des prix atteignant 100, 200, 500 et plus de 1000 euros en hiver, alors que le tarif de l'ARENH est resté à 42 euros. Il y a eu des cas que nous considérons comme des abus d'ARENH et nous avons ouvert des enquêtes qui suivent leurs parcours ; elles sont aujourd'hui soumises à notre organe de sanctions, constitué de magistrats de la Cour de cassation et du Conseil d'État. Je signale que ces pratiques sont restées marginales en volume et au final, l'ARENH a réellement permis d'alléger la facture des consommateurs.
M. Franck Montaugé, président. - L'ARENH s'inscrit dans un dispositif de production et donc ses bénéficiaires étaient censés produire : cette règle a-t-elle été appliquée ?
M. Dominique Jamme. - Les bénéficiaires de la CSPE dont nous parlons ici sont plus précisément les intermédiaires qui avaient de l'ARENH dans leur portefeuille. Dans la mesure du possible, on peut considérer que cette exigence a été satisfaite. Tel a été le cas pour les centrales au gaz : entre 2009 ou 2010 et aujourd'hui, on a disposé de 13 stations représentant 6 gigawatts qui sont nécessaires pour passer la pointe et gérer la période hivernale. Aujourd'hui détenues après leur rachat par Engie, Total et EDF - qui possèdent chacune un tiers de ce parc - ces centrales au gaz ont été construites sans un centime de soutien public. Vous avez également le parc de renouvelables qui a bénéficié de soutiens publics mais qui reste concurrentiel. En effet, beaucoup de fournisseurs - mais pas tous - participent aux appels d'offres publics : ils remportent le marché, ou pas, et construisent progressivement une partie de leur travail d'approvisionnement à travers ce processus. Pour le reste, le parc nucléaire et l'hydraulique - dans la situation industrielle qui est la leur - n'ont pas été ouverts à la concurrence, et donc je crois qu'on ne peut pas faire un procès aux concurrents d'EDF, sur le marché aval, pour ne pas avoir développé leur activité au-delà des technologies qui étaient disponibles. Telles sont les précisions que je voulais apporter sur l'ARENH...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Excusez-moi, mais le temps passe vite et je souhaite vous poser plusieurs questions.
Sur le fonctionnement du marché, que vous défendez même s'il n'est pas très liquide, le Gouvernement, en septembre et octobre 2022, par la voix de Bruno Le Maire, puis d'Elisabeth Borne, a annoncé son souhait de déconnecter l'évolution du prix de l'électricité de celui du gaz en précisant qu'il allait agir en la matière. Pensez-vous que c'est réalisable ou pas ? Je me demande s'il ne s'agit pas d'un voeu pieux car j'ai entendu dire que la rémunération au coût marginal était nécessaire sans quoi personne ne s'aventurerait à investir si, à un moment donné, sa production n'est pas suffisamment rémunérée. Ce raisonnement n'est pas illogique et je peux parfaitement le comprendre, mais est-ce que ce qui a été annoncé et qui nous paraîtrait plutôt souhaitable - le prix du gaz étant très volatile, il est quand même regrettable de le lier au prix de l'électricité - est jouable ou pas du tout ? En tous cas, depuis septembre 2022, on n'a rien vu venir dans ce sens.
Deuxième point : vous dites qu'il faut un marché de plus en plus liquide, ce qui pourrait signifier que vous ne voulez pas des PPA car ces derniers ont plutôt tendance à réduire la liquidité du marché, si j'ai bien compris. En effet, ces accords concernent des acteurs qui investissent dans des infrastructures et ne passent pas par le marché puisque que le prix ainsi que le volume de l'électricité leur est garanti. Ces contrats ne semblent donc pas aller dans le sens de la liquidité que vous souhaitez et je ne vois d'ailleurs pas comment l'augmenter. Vous indiquez que 300 acteurs interviennent aujourd'hui sur le marché ; il y en a sans doute quelques dizaines qui sont très importants et d'autres qui restent quand même assez marginaux : dans ce contexte, les facteurs d'accroissement de la liquidité me paraissent flous.
Ma troisième question me ramène à celle que j'ai posée au départ mais à laquelle vous n'avez pas du tout répondu : elle porte sur l'intérêt de renforcer les interconnexions. J'en comprends bien l'utilité mais si on met en oeuvre des interconnexions et une solidarité européenne alors que les politiques européennes en matière de bouquet électrique sont parfois très différentes ou pour certaines très similaires cela risque de poser des difficultés. Dans certains cas, ne risque-t-on pas de se retrouver avec un système dans lequel les pointes seront les mêmes dans un grand nombre de pays alors que les énergies renouvelables produiront un peu partout au même moment. En effet, quand il y a du vent à un endroit, il y en a souvent ailleurs. Certes, ce n'est pas toujours le cas mais la question mérite d'être posée. Des études ont-elles été faites sur ce point pour y voir plus clair ? J'ai demandé, lors d'une précédente audition, que l'on puisse disposer d'un état des prévisions annuelles de consommation et de production. Il faudrait également nous fournir des données saisonnières précisant comment seront gérées les périodes de froid hivernal et de pointe.
J'ajoute que je crois, pour ma part, au caractère incitatif des tarifs différenciés selon les heures pleines ou creuses et je pense que les CfD ou autres peuvent être une bonne chose. S'agissant des tarifs réglementés, il faut analyser comment ils sont calculés et mis en oeuvre ; je manque de précisions sur ce point. L'ARENH a sans doute été utile mais je me demande encore à ce stade s'il faut continuer dans ce sens-là et si l'accord européen propose des solutions alternatives ? Tout ceci n'est pas encore très clair pour moi et il est vrai que le sujet de l'électricité n'est pas simple : c'est précisément pour cette raison que nous nous y attaquons en essayant de clarifier les enjeux dans l'intérêt de nos compatriotes et de la France. Nous souhaitons ainsi dégager des éléments utiles à la prise de décision tout en aidant nos compatriotes et en favorisant la compétitivité de nos entreprises. J'en ai ainsi terminé avec mes trois questions que je résume : peut-on sortir du couplage des prix de l'électricité et du gaz ? Les PPA ne risquent-ils pas de réduire la liquidité du marché ? Comment concilier les différences de parcs énergétiques avec la solidarité électrique européenne ?
M. Dominique Bureau. - Je vais essayer de répondre à votre première question. Je pense qu'il n'est ni possible ni souhaitable de déconnecter le prix de gros de l'électricité de celui du gaz. À certains moments, quand on achète à la marge de l'électricité en réalité issue du GNL - et donc de « l'électricité russe » ou autre - le prix qui émerge sur le marché reflète bien que si un consommateur demande un KWh de plus, le coût, pour la collectivité, correspondra au paiement des importations de gaz au prix en vigueur. Je précise bien que nous parlons des prix de gros qu'il ne me parait pas possible de déconnecter. En revanche, il y a beaucoup de choses à faire si on souhaite déconnecter la facture des ménages de la volatilité des prix de gros qui résultent notamment des prix du gaz : typiquement, on pourrait généraliser certaines mesures adoptées pendant la crise. Je rappelle qu'a d'abord été introduit le bouclier tarifaire dont l'inconvénient majeur a été de ne pas inciter les ménages à réduire leur consommation. On est progressivement passé à des dispositifs dans lesquels on expose les consommateurs au prix marginal du gaz pour une fraction de leur consommation ; ils sont alors incités à pratiquer l'effacement et la sobriété tout en recevant une prime sous forme de chèque énergie dont le montant est différencié selon leur situation. Les ménages qui vont bénéficier le plus de la prime sont alors ceux qui limitent leur consommation pour minimiser la fraction de l'électricité sur laquelle s'applique fortement le prix du gaz, étant entendu que sur les premiers KWh consommés, on a admis une partie de gaz incompressible et donc, les ménages payent le prix du gaz, moins le chèque énergie qui leur a été versé. Ce dispositif mis en place dans l'urgence pour déconnecter les factures d'électricité du prix du gaz a suscité beaucoup de débats au sein de notre groupe et, en réalité, les pays qui ont institué des boucliers tarifaires ne sont pas forcément ceux qui ont le mieux réagi dans la crise, même s'ils en ont corrigé les imperfections initiales assez rapidement, ce qui est le cas de la France.
Je pense donc qu'il faut oublier cette idée de déconnexion mais qu'en revanche, on a besoin d'instruments pour alléger la facture payée par les ménages lorsque les prix du gaz sont élevés. J'estime cependant souhaitable que ces instruments soient conçus comme des dispositifs d'assurance en conservant un prix marginal lié au prix de gros parce que c'est celui-là qui compte pour la collectivité. Il s'agit d'éviter que le bouclier tarifaire conduise les ménages et les entreprises à consommer de l'électricité sans que soient pris en compte les importations de gaz qui aggravent notre déficit commercial.
Je souligne également que notre obsession est de faire en sorte que le prix de l'électricité soit le plus bas possible pour le consommateur final - entreprise ou ménage. Pour cela, et de manière générale, il faut que le parc soit bien dimensionné car si vous avez sous-investi, vous allez avoir des rentes tandis que si vous avez surinvesti, il va falloir payer les surinvestissements. La question clé est donc de déterminer ce qu'on introduit dans le dispositif actuel pour le faire évoluer vers le parc dont on a besoin à l'horizon 2040-2050. Cet enjeu ne concerne pas le marché de gros mais les incitations permettant aux opérateurs de faire les bons choix d'investissement à un niveau adéquat.
M. Dominique Jamme. - Cette question est rendue beaucoup plus complexe par le fait que les évolutions sont très dynamiques : on sait que la demande va croître en 2050 jusqu'à un niveau très élevé mais son rythme de croissance n'est pas évident. Si on va trop vite - en faisant trop de renouvelables immédiatement, par exemple - et que la demande ne suit pas, on va peut-être avoir des prix en forte diminution qui vont mettre en difficulté les producteurs. Si au contraire on investit trop lentement, les prix vont monter. La dynamique du système a ainsi changé et complique l'exercice.
M. Franck Montaugé, président. - Est-ce la raison pour laquelle la PPE (Programmation pluriannuelle de l'énergie) tarde à être proposée ou mise en débat ? Je pose la question à M. Jamme en souriant un peu mais elle correspond bien à l'enjeu que vous soulevez.
M. Dominique Bureau. - Je me permets de parler au nom de la CRE en précisant qu'il s'agit même de la PPI : c'est, en effet, la Programmation pluriannuelle des investissements qui est utile pour s'assurer que les investissements qui sont programmés à 5, 10 ou 15 ans correspondent à ceux dont on a besoin ; cette programmation doit également permettre d'anticiper d'éventuels écarts et dégager des solutions pour les combler. C'est ce qui a été fait à la marge avec les mécanismes de capacité, mais ces derniers sont, pour l'instant, plutôt conçus pour boucler les très gros risques à l'horizon de 5 à10 ans ; il faut faire la même chose avec une vision à l'horizon 2050.
M. Victorin Lurel. - Vous voyez donc bien que la PPI ne sera pas indexée sur les prix du marché : c'est un acte politique et volontariste. Si on se base uniquement sur les indicateurs de marché, on ne pourra pas s'en sortir car je peux vous donner au mètre près le coût des raccordements pour l'énergie intermittente : c'est affreusement cher et cela nécessite une politique active.
M. Dominique Bureau. - Je suis d'accord sur ce point.
M. Victorin Lurel. - À côté du marché, la réforme que l'Europe prépare et le dispositif de mise en oeuvre que la France a adopté consiste à généraliser les contrats à long terme - assortis de quelques perfectionnements - pour corriger un peu les échecs du marché. Globalement, vous n'allez pas vraiment modifier après décembre 2025 le marché tel qu'il fonctionne, si ce n'est éventuellement avec de l'ARENH revue et corrigée, avec un prix plafond mais peut-être pas de prix plancher, ce qui, en cas de fort décalage sur le marché, peut « faire boire la tasse » à EDF - je le dis comme je le pense.
Pour ma part, sans en revenir à ce qui se faisait avant, j'essaye d'imaginer comment, à la faveur de cette réforme, remettre du volontarisme et préserver les intérêts de la France tout en respectant les logiques actuelles : c'est peut-être la quadrature du cercle mais je ne crois pas à la vertu du seul marché - c'est une illusion. Étant donné que le consommateur final est amené à payer des prix exorbitants bien au-delà des coûts de production, j'ai bien du mal à comprendre quelle plus-value leur apporte ce marché. Face à cette dérive, on fait du bricolage systématique en introduisant un bouclier ou un chèque-énergie, etc.
La PPI porte sur les investissements à long terme : je ne suis pas du tout sûr, en me mettant à la place d'un opérateur ou d'un investisseur, que les seuls signaux du marché - qui restent terriblement importants - et les taux d'actualisation vont orienter les investissements comme il le faudrait.
M. Dominique Bureau. - C'est bien la raison pour laquelle on introduit les contrats pour différence qui permettent de répondre au besoin de couverture des risques des investisseurs sans se focaliser sur les prix courants. Pour contrecarrer le sous-investissement spontané du marché, on met en place des contrats de long terme qui permettent de sécuriser l'opérateur qui va faire certains investissements apportant une puissance garantie et de la décarbonation tout en prenant des risques liés à l'utilisation des technologies du futur. Par la suite, à court terme, pour le fonctionnement au jour le jour du marché, il va utiliser le marché de gros pour y réaliser ses ventes. On pourra ainsi combiner à la fois le marché et la régulation publique par les CfD, en sachant qu'il y a un écart entre, d'une part, les investissements souhaitables pour décarboner et garantir un approvisionnement à des coûts abordables et, d'autre part, ce que fait spontanément le marché. La difficulté est que les acteurs de marché ont bien du mal à anticiper les prix de long terme de l'énergie - en raison des incertitudes technologiques - ainsi que du prix du carbone : on ajoute donc un élément qui permet de concilier à la fois le fonctionnement ouvert du marché et les incitations à l'innovation dont on a plus besoin que jamais. Je fais observer que de telles incitations ont déjà été mises en place dans le passé en faveur des renouvelables, à travers des appels d'offre. L'idée est simplement de constater qu'il faut étendre ces aides à l'ensemble du marché de l'électricité, quand c'est souhaitable, sans les limiter à telle ou telle technologie particulière en tâtonnant sur les dispositifs à mettre en place. En résumé, il n'y a aucun doute sur la nécessité de l'intervention publique pour financer le parc énergétique adéquat à long terme mais on peut le faire dans le cadre du marché, grâce aux instruments qu'il est prévu de mettre en place.
M. Dominique Jamme. - Vous vous êtes plusieurs fois demandé quel était l'intérêt des consommateurs français et de notre pays dans ce système. La question est bien entendu importante et je rappelle - car cela va de pair - que nous sommes « embarqués » avec l'Union européenne sur le paquet « Fit for 55 », afin de diminuer de 55 % les émissions de CO2 à l'échelle de l'UE d'ici 2030 - c'est-à-dire dans 6 ans - avec la contribution de la France, la neutralisation du carbone étant prévue à plus longue échéance en 2050.
Pour répondre à vos questions sur les interconnexions, je prendrai un exemple concret. Les interconnexions s'établissent entre opérateurs régulés de transport d'électricité : c'est la CRE qui remplit le rôle de régulateur en France et d'approbation des interconnexions, à l'instar de ses homologues étrangers. Je précise qu'il n'y a pas de « religion » des interconnexions, même si on dit qu'il faut les augmenter. Chaque projet d'interconnexion est examiné avec sa rentabilité économique, ce qui n'est pas un mot péjoratif : nous examinons l'intérêt économique de l'interconnexion et son coût ; ce dernier peut atteindre des sommes très élevées - de 500 millions à 3 milliards d'euros - surtout quand l'interconnexion est sous-marine. Ces montants s'amortissent sur 50 ans et nous évaluons combien, année après année, l'interconnexion va rapporter en nous permettant, par exemple, d'exporter plus de nucléaire ou de renouvelables - ou encore d'en importer. On examine la capacité des parcs ainsi que leur déformation et on élabore des scénarios. Quand les deux régulateurs nationaux sont convaincus que l'équation est positive économiquement, alors on lance le projet après qu'il ait été examiné par les deux pays principalement concernés et quelque part aussi à l'échelle européenne. Ensuite on procède - c'est le volet un peu plus difficile - à ce qu'on appelle le partage des coûts. C'est la mission des régulateurs d'arriver à un accord sur ce dernier point : la règle de base est plutôt le partage à 50-50, mais il faut souvent discuter pendant des semaines pour statuer dans des cas où, par exemple, une opération dégage un bénéfice général situé à 70 % chez nos voisins et à 30 % chez nous - ou inversement. Nous avons réalisé de nombreuses opérations de ce type en développant largement les interconnections depuis les 10 à 15 dernières années. Deux projets sont aujourd'hui en cours avec l'Espagne - il s'agit d'un nouveau projet d'interconnexion sous-marine - et avec l'Irlande ; ces deux projets bénéficient de fortes subventions européennes compte tenu de leur intérêt pour l'UE. Il ne s'agit donc pas d'une religion mais d'une équation qui est analysée et les interconnexions ne sont établies que si les études économiques démontrent leur rentabilité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est intéressant de l'entendre et j'espère que c'est le cas parce que les subventions européennes, c'est nous qui les payons aussi en partie. Quand j'entends dire que l'UE veut investir 400 ou 500 milliards d'euros dans tel ou tel domaine énergétique, cela signifie environ 50 milliards d'euros pour la France, ce qui n'est pas rien. Je souhaiterais donc que vous puissiez nous éclairer à propos du retour sur investissement de ces interconnexions en établissant un bilan synthétique précisant l'utilisation de celles-ci tout en indiquant là où elles sont correctes ou suffisantes, et là où elles ne le sont pas - vous avez cité à cet égard l'Espagne et l'Irlande. Je trouverais intéressant que ces études évaluent cette rentabilité pour la France et à l'échelle européenne en prenant en compte le montant de notre participation aux subventions européennes. Je demande donc à être convaincu, de même que la commission d'enquête, de l'utilité et de la bonne étude préalable des dossiers, sachant que si elle ne donne pas son accord, la France peut sans doute bloquer ces interconnexions : j'imagine que notre pays n'est pas soumis à une décision européenne qui s'imposerait ?
M. Dominique Jamme. - Le processus et complexe : lorsqu'un projet est très avancé ...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - ... c'est toujours complexe.
M. Dominique Jamme. - J'aurais bien aimé pouvoir vous répondre par oui ou par non mais ce n'est pas si facile et il ne serait pas complètement exact d'affirmer que la France peut bloquer tous les projets d'interconnexion qu'elle souhaite. Lorsqu'un projet a été identifié comme projet d'intérêt général européen figurant dans une liste mise à jour tous les deux ans - ce qui suppose que ce projet a été antérieurement porté en France par RTE et un de ses homologues - ledit projet est dans le « tunnel » et a vocation à se réaliser un jour ou l'autre. Il incombe ensuite aux régulateurs nationaux de prendre une décision conjointe. Si cette dernière conclut que l'opération n'est pas rentable, le projet est enterré. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé pour la fameuse interconnexion de gaz MidCat à un milliard d'euros : on avait réussi à se mettre d'accord avec le régulateur espagnol pour abandonner ce projet qui était très fortement soutenu à l'époque par la Commission européenne. Si les deux régulateurs ne se mettent pas d'accord, l'arbitrage final revient à l'ACER - l'Agence de coopération des régulateurs européens de l'énergie - à charge pour nous, dans de tels cas, de rallier notre homologue à notre position. Une telle hypothèse ne s'est jamais réalisée et nous sommes toujours tombé d'accord jusqu'à présent avec nos homologues sur la décision de principe ainsi que les modalités de partage des coûts.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous sommes preneurs des éléments plus détaillés que vous pourriez nous apporter à ce sujet.
M. Dominique Jamme. - Absolument. La CRE publie une fois tous les deux ans un rapport sur le fonctionnement des interconnexions électriques et gazières ; le prochain devrait sortir entre avril et juin 2024. Soyez convaincus qu'en 2022 les interconnexions ont été utilisées absolument à plein et dans tous les sens. En effet, lorsque le prix du MWh monte à 300, 400, ou 500 euros en cas de crise, les écarts sont énormes en fonction des pays, or les interconnexions sont rentabilisées par les écarts de prix. En 2022, RTE a reçu 2,3 milliards d'euros de recettes d'interconnexions, soit 2 milliards de plus que les 300 à 400 millions d'euros habituels par an en moyenne. Il y avait tellement de revenus qu'on ne savait plus quoi en faire et le régulateur a décidé - bien qu'ayant enregistré des coûts énormes - de redistribuer exceptionnellement ces 2milliards d'euros. Cette opération a été réalisée par RTE en une fois, en janvier 2023, au bénéfice des industriels fortement consommateurs d'énergie et rattachés directement à son réseau : ces derniers ont reçu directement un chèque. Le reste a été redistribué à Enedis pour pouvoir baisser son tarif d'accès au réseau car c'est cette filiale d'EDF qui est connecté au réseau de transport. Au total, en 2022, les interconnexions ont été extrêmement utiles physiquement et ont généré beaucoup de revenus pour RTE.
M. Daniel Salmon. - Juste une dernière interrogation car je perçois bien la petite tendance à penser qu'on a presque vécu un âge d'or énergétique en France et que tout allait bien dans les années 1990 grâce à notre parc nucléaire. Je souhaiterais avoir une petite analyse de cette période où il me semble que la France a été en surproduction d'électricité pendant assez longtemps. Si tel est bien le cas, a-t-on été amenés à vendre de l'énergie plus ou moins à perte à nos voisins européens ? J'ai également constaté qu'une très forte production nucléaire n'est pas nécessairement bien adaptée à la consommation et on se rappelle qu'EDF incitait même à chauffer à fond chez soi, y compris pendant la nuit et quand on partait de son domicile. Cela ne correspond pas à la sobriété énergétique que j'appelle de mes voeux. Vous nous avez rappelé que notre pays est très thermosensible et il faut donc vraiment travailler sur l'écrêtage de la pointe. Il fut un temps d'ailleurs, on l'a peu évoqué, où les tarifs EJP (Effacement des Jours de Pointe) permettaient d'envoyer de vrais signaux de prix ; je suis convaincu que le consommateur doit être responsabilisé parce que les investissements énergétiques sont nationaux et à long terme. Je pense qu'on a un peu oublié de diffuser ce signal prix et il faut lui redonner son utilité quoique de manière raisonnable pour éviter les situations insupportables que l'on a connues pendant la crise de 2022 aussi bien pour les entreprises que pour les citoyens.
M. Dominique Jamme. - Votre question me donne l'occasion de dire un mot sur le Tarif Réglementé de Vente (TRV) : c'est un point important qu'il faut évoquer.
Les années 1990 ont été une période très dynamique et, probablement - il faudrait consulter les historiens du secteur - a-t-on anticipé une croissance de la consommation plus forte qu'elle ne s'est réalisée : on s'est donc retrouvé en surcapacité et c'est la difficulté qui a déjà été évoquée.
Sur les signaux de prix : on les avait certes un peu oubliés mais on les a en revanche un peu trop vus pendant la crise. Je pense que même si le marché a fonctionné comme prévu, il a eu des effets tout de même extrêmement néfastes, non pas tant en termes de volatilité que de niveau général des prix très élevés. Il faut prendre conscience qu'on aura de plus en plus de volatilité avec des heures où le prix du MWh tombe à zéro parce que les renouvelables produisent trop et des heures où le prix grimpe à 200 ou 300 euros parce qu'ils ne produisent pas assez et qu'il faut alors payer le recours extrêmement coûteux à des centrales de pointe. Dans ce contexte, il faut que le prix moyen de l'électricité reste à un niveau correct, tout en disposant de signaux de prix qui sont indispensables.
Un mot sur les tarifs réglementés de vente : du côté du régulateur, il est absolument certain et évident que nous en avons besoin dans un futur prévisible - au-delà, peut-être qu'un jour, un marché pur et parfait permettra de s'en passer. Le TRV représente aujourd'hui encore les deux tiers du marché chez les consommateurs particuliers et à peu près la même proportion pour les très petites entreprises. La question des signaux de prix, en particulier sur les tarifs réglementés de vente, est très importante : on aura de plus en plus besoin que les consommateurs se saisissent de leur mode de consommation et utilisent la flexibilité dont ils disposent. Certains n'en ayant aucune, la généralisation de la flexibilité à l'ensemble des consommateurs reviendrait à les pénaliser ; s'ils sont précaires, il faudra également les aider sans quoi le système ne fonctionnera pas de manière socialement équitable. Par exemple, on pourrait envisager de diffuser à tous un signal d'augmentation du prix aux heures de pointe, mais ceux qui ne disposent que d'un chauffage électrique et habitent dans une passoire thermique vont devoir payer beaucoup plus cher.
M. Daniel Salmon. - Autrefois, les gens avaient quasiment tous un petit chauffage électrique d'appoint et quand le signal de tarification majorée placé au-dessus de la cheminée s'allumait, ils coupaient toute l'électricité à la maison mais ils disposaient de l'alternative du chauffage au bois.
M. Dominique Jamme. - Les tarifs Tempo sont aujourd'hui toujours proposés et, pendant la crise, une campagne un peu commerciale a été lancée pour relancer leur développement. Je signale que l'utilisation de ces dispositifs concerne surtout les personnes averties, parce que vous payez extrêmement cher les jours de pointe et l'interruption doit durer dix heures. En revanche, hors des périodes hivernales, il n'y a pas de contraintes dans ce dispositif Tempo.
Les options Heures Pleines/Heures Creuses occupent également une place importante : elles concernent environ la moitié des consommateurs qui reçoivent un signal et bénéficient de ce système efficace. L'autre moitié des consommateurs en sont restés au tarif de base, sans disposer d'aucun signal, et nous sommes en train de lancer une réflexion à leur sujet. On constate également que pour l'instant, les Heures Creuses sont nocturnes ; or, et c'est le marché qui nous le dit, de plus en plus de panneaux photovoltaïques sont actifs pendant les heures méridiennes, sauf en hiver. Le marché indique donc qu'il faudrait introduire des heures creuses entre midi et 16 heures, en été, au printemps et à l'automne, parce que la production électrique y est abondante. Nous réfléchissons à d'éventuelles transformations en tenant compte du fait que de nombreux consommateurs sont habitués à un régime d'heures creuses qui n'a pas évolué depuis des années. Le régulateur travaille à élaborer des propositions qui seront soumises aux pouvoirs publics.
M. Franck Montaugé, président. - C'est une des dimensions de la flexibilité du côté des consommateurs.
M. Dominique Bureau. - Certains ont cru pendant longtemps qu'on pouvait responsabiliser les consommateurs à l'effacement grâce au marché de gros. On en revient plutôt aujourd'hui à essayer de stimuler les opérateurs - en s'assurant de la réalité de la concurrence entre eux - pour installer chez les consommateurs des dispositifs qui ressemblent à ceux que vous avez évoqués tout en utilisant les nouvelles technologies actuelles de comptage. La perspective a donc changé dans ce domaine et nous cherchons vraiment à utiliser au mieux les différents instruments existants.
Mon dernier point concerne « l'âge d'or » que vous avez mentionné. Il est certain que dans les décennies 1990 et jusqu'au début des années 2000, la France disposait de nucléaire et de gaz peu cher. Il est facile de naviguer par beau temps et, à l'époque, on pouvait discuter à l'infini sur l'intérêt d'utiliser plus de gaz, etc. Il faut surtout se rendre compte que l'on n'a pris la mesure du problème de décarbonation que très progressivement et je rappelle que, dans le passé, RTE avait pu écrire qu'il serait envisageable de fermer une centrale nucléaire tous les trois ans. On n'avait pas mesuré à quel point on ne savait absolument pas comment fournir 35 % de plus d'électricité décarbonée, en assurant une sécurité d'approvisionnement et en la fabriquant à des coûts de production raisonnables. Je pense donc que nous sommes vraiment et prospectivement au pied du mur sans avoir réellement trouvé la façon de surmonter l'obstacle. C'est la raison pour laquelle vous avez raison de demander plus d'évaluations ex post mais il faut le faire en prenant en compte le contexte actuel et en ayant conscience que, de manière prospective, les défis à relever sont inédits.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie tous très sincèrement.
Audition de MM. Nicolas Maès, directeur général d'Orano, Bernard Salha, directeur de la recherche et du développement d'Électricité de France et directeur technique groupe, et François Jacq, administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives, le 13 février 2024
M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Nicolas Maès, directeur général d'Orano, de M. Bernard Salha, directeur de la recherche et du développement d'Électricité de France (EDF) et directeur technique groupe et de M. François Jacq, administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).
Messieurs, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Maès, M. Bernard Salha et M. François Jacq prêtent serment.
M. Franck Montaugé, président. - Avant de commencer, je voudrais indiquer à nos collègues que, lors d'une audition précédente, l'une des personnes entendues a refusé de répondre sur un point. Or le II de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 dispose que « tous les renseignements de nature à faciliter [la] mission [de la commission] doivent [lui] être fournis ». Les seules exceptions prévues par la loi sont les informations secrètes « concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l'État », ainsi que les dossiers en cours devant la justice. Nous ne nous trouvions pas dans une de ces situations, la personne entendue était donc tenue de répondre ; si elle avait estimé que sa réponse était de nature à aller à l'encontre du secret des affaires, il lui était possible de demander à procéder à sa transmission en marge de l'audition publique, ou par écrit. Un tel refus l'expose à deux ans d'emprisonnement et 7 500 euros d'amende ; le tribunal saisi peut en outre prononcer l'interdiction, en tout ou partie, de l'exercice des droits civiques, pour une durée de deux ans à compter de l'issue de la peine.
Pour ces raisons, je vous informe que nous avons décidé de saisir officiellement le président d'EDF pour lui rappeler la loi et lui demander transmission de la réponse à notre question. Nous ne souhaitons pas être contraints à aller au-delà de cette démarche, mais nous utiliserons les voies de droit nécessaires autant de fois qu'il le faudra pour faire la lumière sur notre sujet.
Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nous centrons nos travaux sur le présent et sur l'avenir du système électrique. Celui-ci est-il en capacité de faire face à la demande et d'offrir au particulier comme aux entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
L'objet de la table ronde d'aujourd'hui est le nucléaire de l'avenir, celui qui n'existe que dans les projets plus ou moins avancés, mais qui pourrait, un jour, changer la donne énergétique. De nombreuses technologies sont à l'étude, et se trouvent à des niveaux de développement différents. Les réacteurs de quatrième génération comprennent ainsi les réacteurs à neutrons rapides, à très haute température, ou à sels fondus. Les technologies à venir en matière de recyclage du combustible sont évidemment essentielles, comme le multirecyclage ou les perspectives de bouclage du cycle du combustible. Nous pourrons également aborder d'autres innovations, comme l'usage du thorium, les aimants supraconducteurs et la fusion. Si vous le souhaitez, nous pourrions également sortir du strict champ du nucléaire en évoquant, par exemple, l'énergie osmotique ou la bioluminescence.
Où en sont ces diverses technologies, du point de vue scientifique comme du point de vue pratique ? Peut-on imaginer des développements industriels et, si tel est le cas, à quelles échéances ? En particulier, ces technologies peuvent-elles nous aider à l'horizon 2030-2035, ou devons-nous plutôt nous projeter en 2050, voire au-delà ? Quelles structures de coûts peut-on imaginer les concernant ? Comment les rendre attractives et intéressantes d'un point de vue économique ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je vous remercie de votre présence et de l'attention que vous portez à notre commission d'enquête. Nous avons déjà mené plusieurs auditions à propos de la consommation d'électricité, et nous nous concentrons aujourd'hui sur la production. Nous avons déjà examiné la question du nucléaire historique dans notre pays et nous avons organisé une table ronde dédiée au nucléaire de troisième génération, pour en envisager les perspectives. Nous abordons désormais le nucléaire du futur, un sujet qui peut mêler troisième et quatrième générations. Nous ferons le point sur les autres sources d'électricité, mais le nucléaire représente une part substantielle, qui restera probablement significative dans l'avenir, de notre production électrique.
M. Nicolas Maès, directeur général d'Orano. - Je vous remercie de me donner l'opportunité de m'exprimer devant cette commission d'enquête. Le groupe Orano, fort de ses 17 000 collaborateurs, dont 14 000 en France, intervient sur l'ensemble du cycle du combustible nucléaire : extraction de l'uranium, conversion et enrichissement, conception et fabrication des emballages de transport, démantèlement des installations historiques, ingénierie et enfin retraitement des combustibles usés. Notre identité est donc appuyée sur les matières elles-mêmes. De ce point de vue, la distinction entre les générations trois et quatre du nucléaire n'est pas fondamentale, nous les percevons comme un continuum : elles mettent en oeuvre différents mélanges et taux d'enrichissement d'uranium et de plutonium, c'est-à-dire des matières que nous traitons.
Avant d'en venir au multirecyclage, aux réacteurs de quatrième génération et aux nouveaux types de combustibles, je souhaite insister sur l'importance de considérer les enjeux de la filière nucléaire de manière systémique, intégrant à la fois les réacteurs et les combustibles qui leur sont associés, car la production électronucléaire en réacteurs ne saurait être décorrélée de l'amont comme de l'aval du cycle du combustible. Cette remarque est vraie pour le nucléaire d'aujourd'hui, de demain ou du futur. Le président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a d'ailleurs souligné cette interdépendance lors de son intervention devant votre commission la semaine dernière, affirmant que les décisions devaient englober l'ensemble du cycle.
Monsieur le rapporteur, vous aviez évoqué l'analyse des actions entreprises par la filière nucléaire depuis le discours de Belfort en 2022. Des décisions importantes ont été prises récemment concernant la production de réacteurs ; il est désormais impératif d'adapter la politique du cycle du combustible à cette revue des objectifs, dans la perspective de préparer l'avenir de la filière. Alors que l'année 2022 a été principalement axée sur les réacteurs, avec les annonces de Belfort, les deux conseils de politique nucléaire (CPN) de 2023 ont, quant à eux, mis l'accent sur le cycle du combustible, demandant à la filière d'étudier les installations futures nécessaires - une question qui sera également à l'ordre du jour du prochain CPN. Nous nous trouvons dans un moment charnière pour l'aval du cycle, et ce conseil devra d'ailleurs donner des impulsions structurantes à ce sujet. L'objectif est de consolider les fondations d'une filière industrielle d'excellence jusqu'à la fin de ce siècle. Le discours de Belfort a annoncé le lancement de six EPR (European Pressurized Reactors) et la construction de huit autres unités a été envisagée. Ces installations entreront en production entre 2030 et 2040 et fonctionneront jusqu'à 2100 au moins, générant des combustibles usés jusqu'à cette échéance. Notre Nation doit donc décider de la gestion future de ces combustibles usés, avec deux options principales : l'entreposage en attente d'une utilisation ultérieure ou le traitement et le recyclage, de manière à valoriser ce qui peut l'être et à fabriquer du combustible pour les réacteurs de troisième ou de quatrième génération. Orano privilégie cette deuxième voie, car l'entreposage à sec ne fait que différer la décision d'exploiter utilement ces combustibles.
Aujourd'hui, l'ensemble du système de traitement et de recyclage est conçu jusqu'en 2040 : la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) 2019-2028 confirme la stratégie française en la matière jusqu'à cette date ; dans les comptes d'Orano, les usines actuellement en fonction sont amorties jusqu'à 2040 ; il en va de même de nos liens avec EDF. Nous devons donc faire confirmer par le pays le choix d'une stratégie de traitement et de recyclage, définir le programme industriel adéquat en identifiant les usines capables de mener à bien cette tâche, et le mettre en oeuvre.
À cette fin, il sera sans doute nécessaire d'étendre la durée de vie des usines existantes, conformément à notre programme pérennité résilience, lequel correspond, à notre échelle, au grand carénage d'EDF, à la différence près que nous ne disposons que d'une seule usine pour chaque processus concerné, et que nous ne pouvons donc pas l'arrêter pendant un an. Il s'agira de prolonger la durée de vie de nos unités et de préparer le terrain pour les installations futures, plus flexibles. Notre stratégie doit être assurément durable, car le développement et la mise en oeuvre de telles installations se mesurent en décennies, et non en années ; un engagement à long terme est donc nécessaire. De notre point de vue, celui-ci gagnerait à être ancré dans la loi, seul véhicule susceptible de garantir de telles durées. Quel que soit le scénario retenu en matière de réacteurs, quelle que soit la part de start-up ou de nouveaux réacteurs dans ce qui sera déployé, le besoin en combustible nucléaire et en retraitement demeurera. Nous comprenons que le débat sur la taille du parc puisse être prolongé, mais le cycle du combustible est invariant et devrait faire dès maintenant l'objet d'une approche transpartisane. Il nous semble donc inutile de repousser des décisions inéluctables, au risque de conduire l'entreprise, et le pays, à l'échec. En outre, la conception de nouvelles usines ou la rénovation d'unités actuelles nous offrent l'occasion d'optimiser les processus de traitement et de les faire évoluer de manière à permettre à terme la mise en place du multirecyclage dans les réacteurs à eau pressurisée, ou l'utilisation de combustibles de quatrième génération. Selon les choix techniques que nous ferons pour ces nouvelles usines, nous ouvrirons ou fermerons des portes pour l'avenir. Pour autant, la nécessité d'une décision rapide quant à la prolongation de la durée de vie est un invariant.
L'objet de cette table ronde s'inscrit donc bien dans les thématiques de votre commission, traitant de la production d'électricité et de la fixation des prix, mais il concerne également la question cruciale des combustibles pour l'avenir.
La stratégie actuelle de retraitement-recyclage des combustibles nucléaires est indispensable pour le développement des réacteurs de quatrième génération qui sont alimentés par du plutonium ou un mélange de plutonium et d'uranium, c'est-à-dire des produits issus du retraitement-recyclage. Pour vous donner un ordre de grandeur, la filière du retraitement-recyclage des combustibles usés représente environ 1,2 milliard d'euros par an.
La Commission de régulation de l'énergie (CRE) estime que le poids de la partie « aval » du cycle est inférieur à 10 % du coût complet de l'électricité - coût du renouvellement des installations compris -, soit environ 7 euros du mégawattheure, ou encore 3 euros par mois pour un foyer français dont la consommation s'élève à 400 kilowattheures mensuels.
Quelque 10 % de l'électricité nucléaire française sont produits grâce à l'utilisation de produits de retraitement, et cette proportion pourrait être portée à 25 %. Actuellement, le plutonium est réutilisé, et l'uranium, qui l'a été par le passé, est en passe de l'être de nouveau puisque EDF a annoncé la semaine dernière avoir relancé l'utilisation de l'uranium de retraitement dans la centrale de Cruas-Meysse.
L'autre avantage du retraitement-recyclage est la réduction considérable de la quantité de déchets ultimes produits et la stabilisation de ces derniers en vue de leur stockage.
La deuxième étape - le retraitement-recyclage classique - est le multirecyclage par les filières à responsabilité élargie du producteur (REP) qui consiste à recycler les MOX (mélanges d'oxydes) qui ont été utilisés dans les centrales de manière à les utiliser de nouveau. Une telle réutilisation a été testée et elle est techniquement faisable. Si le débit des usines d'extraction ne permet pas, pour l'heure, de le faire à une échelle industrielle, ce sera possible dans les usines nouvelles.
La Nation doit-elle enfin s'engager dans un taux de multirecyclage en REP très fort ou très faible ? J'estime que cela relève presque d'un débat de religion. En tout état de cause, rien n'oblige à clore le débat dès aujourd'hui. Plusieurs scénarios peuvent en effet exister, en fonction notamment de la date d'arrivée sur le marché des réacteurs de quatrième génération capacitaires, qui rendront d'autant moins nécessaire le déploiement d'un parc de multirecyclage en REP. En revanche, dans le cas où la disponibilité de cette technologie serait décalée, le multirecyclage en REP permettrait d'avoir une certaine indépendance par rapport aux matières premières, sachant que les usines de retraitement des combustibles permettront ensuite de produire les quantités de plutonium nécessaires pour alimenter les réacteurs de quatrième génération.
Quoi qu'il en soit, nous avons intérêt à développer les savoir-faire, à poursuivre la recherche et développement (R&D) et à construire les installations qui permettront de traiter ces combustibles de manière à alimenter nos réacteurs, qu'ils soient à eau pressurisée ou de quatrième génération.
De même, le nombre de réacteurs qu'il conviendra de déployer est un choix d'exploitant qui dépendra de la date de disponibilité des réacteurs de quatrième génération.
Historiquement, l'effort national s'est porté sur des réacteurs de quatrième génération de grande capacité tels que les Phénix, les Superphénix ou Astrid. Chez Orano, nous voyons d'un oeil très positif que des start-up proposent des réacteurs de quatrième génération différents de ceux qui avaient été envisagés au départ et dont le développement peut être beaucoup plus bref. Nous avons la conviction qu'il ne faut pas choisir trop tôt un type de réacteur de quatrième génération. En tant qu'industriels, nous accompagnons, aux côtés de l'État pour les projets existants, l'émergence de démonstrateurs et de têtes de série.
Pour conclure, nous estimons qu'il y a trois prérequis pour que le développement du retraitement-recyclage à grande échelle et la fabrication des combustibles nécessaires puissent se faire dans des conditions raisonnables.
Le premier prérequis est la volonté de faire oeuvre commune, avec un cadre réglementaire adapté et des procédures d'instruction agiles, notamment en termes de sûreté nucléaire, qui demeure la priorité des exploitants, et grâce à des référentiels réglementaires proportionnés aux enjeux. Pour réussir, notre pays a besoin de retrouver une telle volonté de faire oeuvre commune. Le deuxième prérequis est le financement des actions de R&D dans lesquelles nous allons intervenir aux côtés de l'État. Enfin, le troisième et dernier prérequis est qu'un travail fondamental sur les compétences soit mené, notamment pour tirer les conséquences du programme Match. Les compétences ne pourront se développer dans la durée sans une vision dans la durée. Il faut donc que les décisions qui seront prises aient une certaine stabilité.
M. Bernard Salha, directeur de la recherche et du développement d'Électricité de France (EDF) et directeur technique groupe. - Je m'efforcerai pour ma part de vous présenter la stratégie globale qui est envisagée par EDF en matière de nucléaire du futur.
Cette stratégie, qui est bien sûr complémentaire du développement des énergies renouvelables, se fonde d'abord sur l'exploitation de nos réacteurs dans la durée en toute sûreté jusqu'à leur fin de vie technique et économique. Cet horizon est assez lointain puisqu'il peut s'établir à 60 ans, voire au-delà. Cela nécessite un effort de recherche de la part d'EDF comme du CEA, qui nous accompagne.
Elle se fonde ensuite sur la volonté d'aller au-delà des réacteurs existants et de construire de nouveaux réacteurs de troisième génération de technologie PWR (Pressurized Water Reactor) de manière à répondre aux besoins d'électrification liés à la transition énergétique. Ces réacteurs à eau légère peuvent être de tailles diverses - des EPR ou EPR2 aux petits réacteurs qu'on appelle SMR (Small Modular Reactor).
Cette stratégie se fonde enfin sur le souci de travailler sur le long terme, en particulier sur le cycle du combustible et la ressource en uranium naturel, de façon à rendre le dispositif soutenable dans la durée et à essayer de limiter autant que faire se peut, même si c'est technologiquement complexe, les déchets de haute activité à vie longue. Les réacteurs à neutrons rapides peuvent grandement contribuer à l'atteinte de cet objectif.
Notre politique de retraitement-recyclage du combustible nous permet de valoriser 96 % des matières qui sont issues du combustible passé une première fois en réacteur. Nous souhaitons poursuivre dans cette voie afin de préparer le « moxage » d'une partie du parc de réacteurs de 1 300 mégawatts et de pérenniser la filière d'uranium de retraitement.
À long terme, nous souhaitons renouveler les usines existantes de façon à assurer ce service sur une durée de temps long dans des parcs d'une capacité de 60 gigawatts pour le monorecyclage et de 40 gigawatts pour le multirecyclage, tout en conservant l'objectif de stabiliser les inventaires de combustibles usés et de préserver la ressource en uranium.
Notre cible est en effet la fermeture du cycle, c'est-à-dire la possibilité de se passer d'uranium naturel en utilisant exclusivement du combustible qui est déjà passé en réacteur. Dans cette attente, le multirecyclage en REP (MRREP) permet d'opérer un second tour de MOX dans nos réacteurs. Les résultats des études que nous avons menées sur ce sujet avec nos collègues du CEA, d'Orano et de Framatome sont assez prometteurs et permettent d'envisager de stabiliser les inventaires de combustibles usés et les inventaires de plutonium dans le cycle.
Le monorecyclage est déjà effectif dans les réacteurs de 900 mégawatts et de 1 300 mégawatts. Les premiers tests de moxage des réacteurs de 1 300 mégawatts sont effectués actuellement, et nous espérons que le deuxième tour en MOX, le MOX2, pourra être industrialisé autour entre 2030 et 2035. À l'horizon 2050, le multirecyclage des combustibles pourrait être effectué dans les parcs EPR2, avant d'envisager, sans doute d'ici à la fin du siècle, le multirecyclage en réacteurs rapides.
Ce n'est là qu'un scénario dont les dates ne sont qu'indicatives, mais il nous permet d'envisager la fermeture du cycle.
Notre effort de recherche est porté par le Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (Gifen) dont je préside la commission innovation. Sur les quatre sujets que vous évoquiez - l'exploitation de long terme, le cycle des combustibles, les nouveaux réacteurs et les réacteurs innovants - les compétences clés ont trait à la sûreté et à la sécurité, au nucléaire durable, à l'ingénierie, aux équipements, etc.
Notre effort de recherche, dont le montant se situe autour de 700 millions d'euros, est assez stable depuis 2017. Nos budgets d'exploitation et de recherche s'élèvent environ aux deux tiers des budgets américains, et notre budget de recherche est assez similaire au budget japonais, pour autant que nous disposions des ordres de grandeur pertinents, ce qui n'est jamais tout à fait évident.
La filière française nucléaire est extrêmement innovante. Les programmes de France 2030 ont porté non pas sur de nouveaux réacteurs, mais sur des briques technologiques qui peuvent être utilisables pour différents types de réacteurs. L'État a apporté un soutien de 100 millions d'euros aux 77 projets lauréats. Ces derniers ont emporté des investissements industriels d'environ 343 millions euros, soit un facteur 3,5 entre la mise de l'État et les investissements globaux réalisés. Cet effet de levier significatif montre la capacité d'innovation de notre filière.
Parmi les lauréats, 54 PME ont recueilli 62,2 millions d'investissements, mais les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les grands groupes sont également représentés, signe que notre tissu industriel est diversifié.
Les réacteurs modulaires avancés (AMR) sont développés par des start-up implantées en France, et plus largement en Europe, ainsi qu'aux États-Unis. Ces entreprises développent des réacteurs à neutrons rapides - par ordre de maturité technologique, à sodium, à plomb ou à sels fondus -, ainsi que des réacteurs à haute température - 500 degrés, soit des températures qui ne peuvent être atteintes qu'en brûlant du gaz tels que le thorium - dont l'intérêt est qu'ils pourront contribuer à la décarbonation de l'industrie.
Nous sommes très favorables à cette démarche, qui permet à de nouveaux acteurs de développer de nouvelles méthodes. S'agissant de start-up technologiques, et sachant que les investissements nécessaires sont de l'ordre du milliard d'euros, il est toutefois vraisemblable qu'un nombre limité d'entre elles ira au bout du développement de son produit. Il nous paraît important d'aider collectivement ces entreprises tout en réservant les investissements significatifs à celles qui disposent d'une visibilité factuelle et technique sur leur niveau d'avancement.
Notre industrie est une industrie de temps long. Entre l'idée d'un réacteur et sa réalisation, le délai est de l'ordre d'une vingtaine d'années. Cela nécessite une continuité politique et une cohérence globale, y compris dans le cadre réglementaire, ainsi qu'un cadre d'investissements qui permet aux différents acteurs de prendre des risques dans la durée.
Tout autant qu'EDF, les petites start-up ont besoin d'un ensemble d'entreprises performantes et modernisées, ainsi que de compétences nouvelles. La filière nucléaire emploie aujourd'hui 230 000 personnes, et les besoins seront de l'ordre de 300 000 personnes à l'horizon 2030. Les enjeux sont donc colossaux.
Nous pensons aussi qu'il est important de travailler en partenariat pour mener les projets les plus innovants. Je signale, à cet égard, que la Commission européenne a annoncé le 6 février dernier une alliance industrielle pour les SMR.
Plusieurs pays européens ayant déployé une démarche proche de celle de la France pour faire émerger ces nouveaux réacteurs, en retenant les mêmes technologies, nous avons tout intérêt à travailler ensemble pour mutualiser les coûts de développement, qui sont, je le répète, élevés.
M. François Jacq, administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). - Je m'exprime au nom du CEA, qui est un organisme de recherche sur le nucléaire, mais pas seulement : nos travaux, alimentés par une composante très forte de recherche fondamentale, portent également sur les énergies décarbonées, les technologies de l'information, ou encore la santé.
Le CEA a également un rôle d'appui et de conseil auprès du Gouvernement. Il s'agit en quelque sorte de son bras armé dans sa réflexion pour le futur.
Avant de parler de nucléaire du futur, je note, comme l'a fait M. Salha, que le nucléaire actuel exige également un effort de recherche. En effet, la prolongation de la durée de vie du parc existant soulève des enjeux techniques et technologiques clés pour les quinze années à venir.
Pourquoi parler de nucléaire du futur ?
La première raison réside dans la question des ressources : allons-nous nous retrouver dans une situation de dépendance ou de pénurie d'uranium ? Cela implique, bien que le nucléaire actuel fonctionne, de développer un nouveau type de nucléaire.
La seconde raison tient au fait que la décarbonation de la société implique des besoins énergétiques autres que l'électricité, notamment en matière de chaleur. Pour répondre à ces nouveaux usages, de nouvelles formes de nucléaire pourraient se développer.
Voilà les deux raisons de développer un nouveau type d'énergie nucléaire - nous ne le faisons pas pour le plaisir.
Il convient de tenir compte des cycles de développement pour répondre à votre question de base : celle du coût de l'électricité. Le coût du nucléaire actuel étant raisonnable, si celui estimé pour le nucléaire de demain est supérieur, il faut une motivation forte pour le développer immédiatement. Le développement du nucléaire du futur doit être en phase avec l'économie.
Par ailleurs, on parle toujours de réacteurs, mais beaucoup trop rarement du cycle du combustible. Or les deux sont indissociables. Le cycle fait toujours figure de parent pauvre, et je ne vous parle pas de la question des déchets - lorsque j'étais à la tête de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), j'étais regardé de haut par la noblesse, si je puis dire.
Il convient de trouver une symbiose entre le réacteur et le cycle du combustible. Cela n'aurait aucun sens de développer des réacteurs nucléaires du futur sans développer le cycle pour les faire fonctionner. La technologie aura beau être mature, un réacteur ne pourra pas être exploité dans son plein potentiel sans un cycle adapté.
En ce qui concerne le degré de maturité des différents types de réacteurs, que ce soit pour les petits - les SMR - ou les gros - les réacteurs de puissance -, la génération actuelle de nouveaux réacteurs repose sur des technologies somme toute classiques.
En effet, les réacteurs à haute température existent déjà. Le petit réacteur développé par EDF, Nuward, est un réacteur à eau pressurisée. La complexité réside dans sa taille et dans son optimisation, mais il n'y a pas de problème de faisabilité.
De la même manière, les projets de petits réacteurs pour produire uniquement de la chaleur, portés notamment par des start-up françaises et finlandaises, reposent sur des technologies éprouvées.
Pour ce qui est des réacteurs de quatrième génération, à neutrons rapides, ils utiliseront des fluides caloporteurs tels que le sodium, le plomb, ou éventuellement le gaz. La mise en route de ce cycle répondra à un problème de traitement de la matière, pour répondre soit à des usages très importants en matière de température, soit à une pénurie d'uranium.
En cas de pénurie de matière, nous serons obligés de construire de gros réacteurs à neutrons rapides - il n'y a aucun doute là-dessus.
Une troisième catégorie, souvent intégrée aux réacteurs de quatrième génération, recèle selon moi une complexité encore supérieure : les réacteurs à sels fondus. Ces derniers ont un côté élégant, dans le sens où le combustible est non plus solide, mais liquide, et ils ont un potentiel de retraitement intéressant. Toutefois, à ce jour, il n'en a existé qu'un seul, pendant dix-huit mois. Le degré de maturité est donc moindre.
Je vous épargne la fusion, qui est le cran d'après, mais nous sommes dans une phase de réouverture complète des options dans le monde nucléaire. Il existe une forme d'enthousiasme, qui se traduit par l'appel à manifestation d'intérêt « Réacteurs nucléaires innovants » dans le cadre de France 2030, copiloté par Bpifrance et le CEA pour le compte du secrétariat général pour l'investissement (SGPI). Des porteurs de concepts de toute nature se manifestent, en avançant une livraison à horizon 2030.
Si c'est le cas, tant mieux, mais, sans lire dans le marc de café, je prévois, compte tenu de la maturité des technologies, des délais un peu cadencés dans le temps, avec des pas de dix ou quinze ans.
J'insiste sur l'importance de réintégrer le paramètre économique dans le déploiement des réacteurs de nouvelle génération. En effet, il interviendra si nous en avons le besoin et dès lors qu'il sera soutenable.
À l'heure actuelle, les évaluations montrent que, pour construire des réacteurs de quatrième génération à neutrons rapides au sodium dans l'esprit de Superphénix, le coût d'investissement serait environ 50 % supérieur à celui d'un réacteur classique de troisième génération. Ce coût se répercuterait sur le prix de l'électricité. Dès lors, si nous disposons de réserves suffisantes d'uranium, pourquoi dépenser immédiatement de l'argent pour cela ?
En revanche, il est impératif, comme l'a dit Nicolas Maès, d'adopter une politique du cycle active afin de disposer de la flexibilité et de la capacité d'adaptation nécessaire dans le cas où surviendrait un malheur, par exemple un épuisement de la ressource pour des raisons géopolitiques.
Cela suppose - sans vouloir prêcher pour ma paroisse - un effort de recherche et développement extrêmement fort. Je ne dis pas cela pour lever des fonds pour le CEA, qui est un acteur reconnu à l'international dans la R&D. J'insiste simplement sur le fait que, pour pouvoir recourir à ces technologies le moment venu, il faut soigneusement s'y préparer. Cela ne se fait pas en un claquement de doigts : il faut des compétences et des installations énormes et complexes à exploiter, qui se bâtissent sur le temps long.
Ainsi, adopter une politique de recherche et développement représente un investissement pour l'avenir.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. -Si nous choisissons de réinvestir dans la filière nucléaire, après l'avoir laissée de côté pendant un certain temps, il faut le faire dans la durée. Nous ne pouvons pas nous permettre d'atermoiements.
Nous devons garantir une sécurité maximale et une politique du cycle, de l'approvisionnement au recyclage des déchets.
En ce qui concerne l'uranium, vous nous dites qu'il n'y a pas de problème de ressource d'ici à 150 ans. C'est peut-être un petit peu moins, surtout si le nucléaire se développe de nouveau à l'échelle mondiale.
À l'horizon 2050, envisagez-vous des difficultés d'approvisionnement ? Vos interventions semblent indiquer qu'il s'agit d'un non-sujet. Est-ce bien le cas ?
Par ailleurs, que prévoyez-vous en matière de traitement des déchets ? Nous disposons de deux équipements qui sont censés expirer en 2040. Est-ce compliqué de prolonger leur durée de vie ? De combien d'années pouvons-nous le faire ? Cela coûte-t-il cher ?
Prévoyez-vous, d'ici à 2050, de lancer la construction de nouveaux équipements ? Les initiatives relatives au recyclage des déchets que vous avez évoquées vont dans le bon sens. Nous cherchons tous le Graal : un faible besoin en approvisionnement et le moins de déchets possible.
Monsieur Salha, nous nous interrogeons sur les EPR de deuxième génération. Le Président de la République a d'abord annoncé la construction de six réacteurs de ce type, puis huit, puis douze ; d'autres parlent de trente nouveaux réacteurs... Cette technologie vous paraît-elle mature ?
Le coût de la centrale de Flamanville s'explique-t-il par le fait qu'il s'agit d'une tête de série et par le travail en commun avec l'Allemagne ? Les EPR2 simplifiés vous paraissent-ils plus faciles à industrialiser et à quel rythme ? Sommes-nous capables, comme dans les années 1980, de construire une centrale en six ans, contre quinze ans actuellement ?
Monsieur Jacq, est-il possible de relancer le projet Astrid ? Est-ce, à votre sens, souhaitable ?
M. Nicolas Maès. - Pour ce qui est de l'uranium, tous les rapports de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) indiquent qu'il n'y a pas de problème de ressources à l'échéance de la fin du siècle. En effet, cette substance est bien distribuée à la surface de la Terre. Contrairement au pétrole, 40 % des ressources se trouvent dans des pays de l'OCDE.
Certes, le Kazakhstan figure parmi les principaux producteurs, mais c'est également le cas, par exemple, de l'Australie et du Canada.
Par ailleurs, l'uranium étant présent dans la terre, il est prélevé au sein de mines. Or, dans le monde minier, la quantité disponible est souvent corrélée au prix. Si la ressource se raréfie, le prix monte ; mais, à l'inverse, si le prix monte, les ressources sont d'autant plus accessibles.
Par rapport au prix moyen de l'an dernier, si le prix de l'uranium doublait dans la durée, la répercussion sur le coût de l'électricité serait de 4 euros par mégawattheure - c'est bien moindre qu'un doublement du prix du gaz. De même, l'augmentation du prix des terres rares nécessaires aux énergies renouvelables se répercuterait également sur le prix de l'électricité.
Pour vous donner un ordre de grandeur, 1 % sur le taux d'actualisation que vous utilisez pour le financement d'un nouveau réacteur représente 10 euros par mégawattheure. Un an de retard dans la construction d'un nouveau réacteur qui devait en prendre sept augmente le coût de l'électricité de 8 euros ou 9 euros par mégawattheure.
Notre pays ne disposant pas de mines d'uranium, il nous est nécessaire de nous soucier de la sécurité d'approvisionnement. C'est l'une des missions d'Orano. Cela passe par une diversification de l'origine des ressources. Nous exploitons actuellement au Canada, au Niger, au Kazakhstan et nous développons des projets en Mongolie ou en Ouzbékistan.
Par ailleurs, en cas de coup dur, nous disposons d'une ressource sur notre sol : l'uranium de retraitement, les résidus de l'enrichissement et les combustibles usés, qui constituent des matières stratégiques.
En ce qui concerne le prolongement de la durée de vie des équipements, il existe un consensus fort sur le fait que l'usine Melox comme celle de La Hague peuvent fonctionner jusqu'en 2040, et même au-delà pour cette dernière. Cela représente un investissement d'environ 150 millions d'euros par an d'ici à 2040.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pour les deux usines ?
M. Nicolas Maès. - Au total, oui. Pour un groupe industriel comme Orano, qui investira un milliard d'euros l'année prochaine, c'est tout à fait abordable. Cela mobilisera des ingénieurs et des compétences, mais c'est accessible.
Jusqu'à quand ces usines peuvent-elles être maintenues en activité ? Selon le consensus actuel, l'usine Melox peut fonctionner jusqu'à 2040, et sans doute même un peu après, mais il va falloir lancer la construction d'une nouvelle usine sans tarder.
En ce qui concerne La Hague, nous ne sommes pas capables de déterminer si elle peut être maintenue en activité jusqu'en 2045, 2050 ou 2055. Aussi, nous proposons, de concert avec EDF et le CEA, de lancer immédiatement des études à ce sujet, afin de faire un choix national en 2026 sur le scénario le plus raisonnable.
Une fois ce choix fait, nous lancerons tout de suite les études de détail, ce qui permettra également de calibrer l'effort de recherche et développement pour choisir les procédés que nous mettrons en oeuvre dans les nouvelles usines.
Est-ce faisable d'aller jusqu'à 2040 ? Oui. Cela coûte-t-il cher ? Non. Cela a un coût, mais il faut le faire. Faudra-t-il de nouvelles usines ensuite ? Oui. Ce sera l'occasion d'embarquer des modifications de procédés ou des dérivations pour produire, à l'échelle, des combustibles pour des réacteurs à neutrons rapides, quelle que soit leur taille.
M. Bernard Salha. - Je vais essayer de répondre aux questions relatives aux EPR et aux difficultés de Flamanville. De nombreuses analyses ont été produites à ce sujet.
Un des éléments fondamentaux de Flamanville est que nous avons construit un réacteur unique avec une filière industrielle qui n'y était pas préparée. Nous avions terminé et lancé les réacteurs N4 une quinzaine d'années auparavant, et nous avions devant nous la perspective d'un seul réacteur. Nous avons eu des difficultés liées à ce déficit d'expérience globale de la filière.
L'EPR est-il un produit mature ? Plusieurs constructions ont été réalisées. Comme vous le savez, il existe des réacteurs en Chine, à Taishan. On trouve aussi un réacteur en Finlande et EDF est en train de construire un réacteur à Hinkley Point. Nous sommes donc incontestablement en train d'accumuler une expérience technique et technologique tout à fait importante. C'est cette expérience technique et technologique qui nous permet d'être confiants sur le produit EPR.
Quant à la question de savoir si le design des EPR2 est mature, comme cela vous a été dit, nous sommes en train de faire une revue de maturité sur ce design pour essayer de l'optimiser et d'en tirer le meilleur profit, et de faire un retour d'expérience de ce que nous avons fait dans le passé.
La clé du succès pour ces futurs réacteurs, c'est un effet « série ». Ce sont des machines de grande ampleur. La construction d'un réacteur nucléaire est dix fois, voire cent fois, plus complexe que la fabrication d'un avion. Bénéficier de ce retour d'expérience sur un premier réacteur nous permettrait de l'utiliser sur d'autres. Nous avons donc besoin de réaliser plusieurs réacteurs : six, six plus huit, voire au-delà. Si nos prédécesseurs dans les années 1980 ont réussi cette performance que vous rappeliez, monsieur le rapporteur, c'est bien parce que le contrat-programme n° 1 (CP1) - terminologie que nous employons toujours pour baptiser nos réacteurs de 900 mégawatts - prévoyait le lancement simultané d'une dizaine de réacteurs. Cela donnait incontestablement à la filière industrielle une visibilité telle qu'elle pouvait à la fois faire les recrutements nécessaires et effectuer les investissements requis, en ressources humaines et matérielles. Si nous voulons réussir un tel programme, c'est bien cela qu'il faut que nous fassions.
Nos collègues chinois, avec lesquels EDF a beaucoup travaillé dans les années 1990 et 2000, ont réussi leur programme parce qu'il s'agissait d'un programme en série assorti d'une visibilité sur le long terme. C'est de cette visibilité que nous avons besoin pour réussir.
M. François Jacq. - Sans avoir l'air de jouer sur les mots, de mon point de vue, nous n'avons pas arrêté Astrid. Nous avons fait tous les travaux nécessaires pour concevoir un projet de réacteur que nous pouvions décider ou non de construire. Nous avons travaillé utilement pendant toute la période. Nous avons capitalisé sur un certain nombre de connaissances, de dispositifs technologiques, de concepts de réacteurs. Or, à un moment donné, en 2018-2019, nous avons décidé de ne pas construire ce réacteur. Comme je l'ai dit devant la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France de l'Assemblée nationale, j'assume totalement cette décision et j'assume aussi de l'avoir recommandée au Gouvernement.
Je l'assume pour une raison évoquée à l'instant par Nicolas Maès. Si l'on doublait le prix de l'uranium - seule raison qui justifierait la construction d'un tel type de réacteur -, cela n'aboutirait qu'à un renchérissement de 4 euros du mégawattheure sur le prix. Ce n'est pas le bon moment pour le faire : c'est trop tôt.
La deuxième raison est la suivante : pour que cela ait un intérêt, il faut le cycle associé. En l'occurrence, le cycle manquait. Nous nous serions donc retrouvés en train de construire quelque chose qui préparait une filière industrielle, puisque l'on se préparait à construire un réacteur de 600 mégawatts - ultime étape avant des réacteurs de 1 200 ou 1 500 mégawatts - sans besoin économique et industriel en face et sans la maturité du cycle nécessaire.
Je pense donc que nous avons mieux dépensé l'argent du contribuable à ne pas réaliser ce prototype.
Est-il souhaitable de le redémarrer maintenant ? Pour les raisons que j'indiquais, je n'en vois pas plus de nécessité aujourd'hui que je n'en voyais en 2018-2019. En revanche, cela ne veut pas dire que nous avons arrêté les choses. Le programme de recherche et de compétences sur les réacteurs à neutrons rapides se poursuit pour acquérir des données, et travailler avec nos partenaires étrangers, aux États-Unis comme au Japon. L'appel à manifestation d'intérêt sur les start-up dont nous parlions précédemment nous permettra, sur des choses beaucoup plus petites, non pas de régler tout le problème, mais de garder la compétence, de continuer à progresser et d'acquérir un certain nombre de technologies. Plusieurs salariés du CEA ont d'ailleurs essaimé pour créer des start-up pour justement promouvoir cela.
Viendra ensuite une question complexe, celle de savoir, au regard du contexte géopolitique et de tout ce que Nicolas Maès a rappelé sur l'uranium, à quel moment, dans un cadre complètement cohérent entre le réacteur et le cycle, on décide de se doter de cette filière industrielle.
On est en plein milieu de la construction des EPR, dont on voit bien le volume de ressources et de compétences humaines et matérielles qu'elles requièrent. Alors que nous faisons cela, et que c'est une priorité, nous ajouter un autre programme de grande ampleur mobilisant aussi beaucoup de ressources ne m'aurait pas paru très accessible. Dans cette affaire, il n'y a pas, de mon point de vue, une question de principe, mais une question de phasage.
M. Franck Montaugé, président. - J'ai compris que le centre industriel de stockage géologique (Cigéo) du site de Bure permettait de répondre aux besoins du parc actuel, mais pas forcément aux besoins futurs. Est-ce le cas ? Un site d'entreposage comparable, ou adapté aux technologies le moment venu, devra-t-il être envisagé pour l'avenir ?
Monsieur Maès, vous avez évoqué la PPE. J'ai compris qu'il y avait urgence à prendre des décisions stratégiques concernant votre activité et que les choses tardaient. Nous le pensons aussi en tant que parlementaires et souhaiterions en débattre rapidement. Confirmez-vous qu'il est urgent de discuter de la PPE et de l'inscrire dans la loi, en tout cas concernant le domaine qui est le vôtre ?
M. François Jacq. - Je pense que je suis commis d'office sur la première question, mais je tiens à dire que je n'en suis pas chargé. Prenez cela pour une opinion personnelle qui ne vaut évidemment pas la position qui devrait être exprimée par le directeur général de l'Andra. Je commencerai par un point qui ne sera pas, je pense, contesté par mes collègues qui s'occupent de déchets. Il y aura toujours des déchets. La baguette magique qui supprime les déchets, cela n'existe pas. Vous faites du nucléaire de fission, il y a des réactions de fission qui produisent des produits de fission. Ces derniers ne sont pas justiciables d'un traitement en réacteur pour des raisons de physique que je vous épargne sur les sections efficaces. Ces produits de fission sont constitutifs de l'essentiel de ce qu'il y a dans les verres. Or ceux-là, vous les aurez toujours. En plus, ils font aussi de la chaleur. Il n'y a donc pas un nucléaire du futur susceptible de se passer d'un Cigéo. Cela n'existe pas.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Et avec la fusion ?
M. François Jacq. - Il y aura des déchets aussi, qui ne seront pas les mêmes. Pour faire une réaction de fusion, il faut mettre de la matière radioactive, du tritium - un isotope radioactif de l'hydrogène - dans le réacteur. Cela décroît très vite, car la durée de vie est de douze ans, néanmoins ce sera là. Il y aura aussi des déchets compte tenu de l'importance des réactions qui se font jour dans le réacteur, où la fusion du deutérium et du tritium produit des neutrons à quatorze MeV, lesquels frappent la paroi et rendent radioactives toute une série de choses, qui ne disparaîtront pas instantanément.
J'entends parfaitement la question, monsieur le président. Pour avoir longuement pratiqué les environs de Bure et discuté avec les populations locales, j'ai constaté que l'on avait parfois fait miroiter l'idée qu'en passant à la quatrième génération, il n'y aurait plus besoin de stockage. Ce n'est pas exact, sans parler des déchets technologiques issus du retraitement.
Cela ne répond toutefois qu'à la moitié de votre question. L'autre moitié avait trait au dimensionnement de Cigéo. Ce centre a été pris au premier ordre sur les déchets d'un parc, mais avec des marges qui ont été précisées, des inventaires de réserve, et quelque chose qui donnait une flexibilité et permettait de réfléchir. Dès lors que l'on ne mettrait dans Cigéo que des déchets de retraitement, c'est-à-dire des verres et des déchets technologiques, des questions se poseraient, principalement sur la thermique. Si on descend un déchet chaud dans un souterrain, cela pose un certain nombre de difficultés et le milieu géologique peut éventuellement être dégradé. Par rapport à cela, nous avons des flexibilités et des palliatifs.
Le nucléaire du futur n'empêche donc pas les déchets. Pour des raisons complètement logiques, parce qu'il fallait bien prendre un élément de référence, Cigéo a été dimensionné sur un parc. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de flexibilité et que l'on ne peut pas rechercher des optimisations dans le temps - d'autant que nous nous inscrivons dans des durées longues, car Cigéo ouvrirait pour des décennies d'exploitation de ce stockage dès lors qu'il en aurait reçu l'autorisation.
M. Nicolas Maès. - La fermeture du cycle est associée à la ressource en uranium naturel. Elle permet de ne plus avoir besoin d'uranium naturel, donc d'assurer une soutenabilité très longue du nucléaire.
M. Victorin Lurel. - Pouvez-vous m'assurer que le chargement du combustible de Flamanville se fera le mois prochain ? J'ai cru comprendre par ailleurs qu'il y aurait un raccordement au réseau. Permettez-moi d'en douter, mais pourriez-vous le confirmer ?
Enfin, vous aviez 89 entreprises, pour une aide de moins de 100 millions d'euros. Je trouve cela peu. Quel rôle de coordination joue le groupe EDF, sachant qu'il disposait auparavant d'un vrai rôle de chef de file ? Si Orano décide de répondre à des appels d'offres, sur d'autres technologies, comme cela s'est déjà produit, la place d'EDF est-elle encore centrale dans la conduite de cette stratégie de relance du nucléaire ?
M. Bernard Salha. - Merci pour ces questions difficiles, auxquelles je vais essayer de répondre. Puis-je vous garantir que nous chargerons Flamanville le mois prochain ? Je suis le directeur de la recherche et développement d'EDF, non le directeur de l'ingénierie, mais notre planning prévoit effectivement de charger Flamanville ce printemps : le mois prochain, ou le mois suivant. C'est notre cible. Il est possible que des aléas se produisent, car il s'agit d'une machine complexe. Sachez en tout cas que toutes les équipes d'EDF et tous nos partenaires industriels font le maximum d'efforts pour atteindre ce jalon majeur.
Quel est notre rôle ? Sommes-nous leader ? Comme cela a été très bien dit par mes collègues, nous constituons une filière globale, cohérente et complémentaire. Il serait présomptueux de la part d'EDF de se dire leader. Nous avons un rôle commun à jouer avec les autres acteurs de la filière, pour le cycle, la recherche avancée, la construction des machines, etc. J'insiste aussi sur l'ensemble des acteurs de la filière nucléaire.
Notre rôle est de concevoir les réacteurs, de définir nos besoins sur les cycles, et de les exploiter dans la durée en toute sûreté. C'est ce que j'ai souhaité vous montrer dans ma présentation. Nous avons une vision d'ensemble, mais nous avons absolument besoin de la complémentarité avec nos autres collègues industriels pour réaliser nos objectifs.
M. Nicolas Maès. - Chez Orano, il n'y a aucune ambiguïté. Notre relation avec EDF est claire : EDF est un client, notre client le plus important, qui représente environ 50 % de notre chiffre d'affaires - mais nous avons d'autres clients ailleurs dans le monde. Nous travaillons dans l'esprit suivant : nous sommes un fournisseur d'EDF. Nous sommes également un opérateur de gros sites industriels nucléaires dans le pays. Le travail sur le développement des compétences et la réglementation nécessitera un partenariat.
J'en viens à la PPE. Si la présente réunion avait eu lieu il y a cinq ans, nous serions en train de lister les quatorze réacteurs moxés voués à fermer en France - fermeture qui aurait supprimé les débouchés pour le traitement-recyclage. Dans son état d'esprit, la PPE précédente organisait donc - à un horizon 2040, car quelques réacteurs continuaient à tourner - l'extinction de cette activité. C'est la réalité.
Or aujourd'hui nous parlons du futur. Passer en cinq ou six ans de l'organisation de la fin de ces activités à l'organisation de leur futur, ce n'est pas mal à l'échelle d'un pays ! Ce revirement assez rapide est plutôt encourageant.
Si nous admettons ensuite que, quels que soient le mix énergétique et la part du nucléaire dans ce mix, il y aura besoin du cycle, dans son amont et dans son aval, alors cela ne sert à rien de repousser des décisions inévitables. Puisqu'il va falloir les prendre, prenons-les ! Cela permet de les gérer ensuite dans le temps et de ne pas démarrer les projets en retard.
Faire voter par la représentation nationale la pérennisation de la stratégie de traitement-recyclage l'ancrerait dans la loi et lui offrirait une légitimité politique, à l'instar de la loi Bataille, qui a créé un consensus politique autour de la légitimité du projet de stockage géologique des déchets, Cigéo, dont vous parliez tout à l'heure. Il peut y avoir d'autres moyens, mais la préférence d'Orano va vers la loi, pour la légitimité politique qu'elle confère.
Faut-il décider très vite maintenant ? Cela ne sert à rien de repousser des décisions inéluctables. Pour mobiliser la chaîne de sous-traitance, il faut y aller maintenant, et se lancer dans des décisions pour l'aval du cycle.
M. Jean-Jacques Michau. - Monsieur Maès, dans votre propos liminaire, vous avez indiqué qu'il fallait faire oeuvre commune. Parlez-vous au sens technique, politique ou sociétal ?
M. Alexandre Ouizille. - La technologie au thorium développée par la Chine pour un réacteur mis en service dans le désert de Gobi en 2018 présente-t-elle un intérêt pour la France ? Suivez-vous cette technologie de près ?
Par ailleurs, une information vient de paraître dans la presse, selon laquelle EDF aurait transmis une partie de ses données nucléaires à Amazon pour que cette dernière travaille sur la maintenance prédictive des pièces détachées des centrales nucléaires. Confirmez-vous cette information ? Et qu'est-ce que la « maintenance prédictive » des centrales nucléaires ? N'y a-t-il pas là une contradiction avec l'exigence de souveraineté nationale sur la question nucléaire ?
M. Nicolas Maès. - Les décisions que nous devons prendre sur l'aval, le recyclage et la fabrication des combustibles de quatrième génération sont structurantes pour la Nation. Elles nous engageront pour longtemps. Normalement, ces décisions devraient être transpartisanes. Faire oeuvre commune, c'est faire les bons choix pour le pays, et nous organiser aussi bien du point de vue politique que de ceux de la formation, de nos relations avec les autorités de régulation ou des réglementations associées.
Dans l'histoire, le parc nucléaire a été lancé en France sous une présidence et des gouvernements de droite. Le décret lançant les grands chantiers de La Hague a été signé après l'élection de François Mitterrand, et ce site a été construit durant la présidence de ce dernier. Autour de la construction du parc nucléaire et de la filière combustible, il y avait alors une volonté nationale et transpartisane de faire oeuvre commune, même si évidemment, tout le monde n'était pas entièrement d'accord. La raison de cette volonté transpartisane, c'est le premier choc pétrolier, le deuxième choc venant confirmer les orientations retenues.
Aujourd'hui, il me semble que le réchauffement climatique et la nécessité de disposer d'une énergie fiable, disponible, compétitive et décarbonée constituent de bonnes raisons de relancer cette oeuvre commune. Je le répète : il y a six ans, la volonté commune était celle d'éteindre la filière. Mais aujourd'hui, nous faisons oeuvre commune pour construire la filière dans son ensemble. Il n'est pas besoin de construire six ou huit EPR ou de lancer de nouvelles usines si le monde politique, les industriels, la société et les autorités de contrôle ne partagent pas viscéralement cette volonté profonde.
Je ne peux pas vous répondre techniquement au sujet de la centrale au thorium en Chine, mais je peux évoquer l'intérêt pour cette technologie en France, où Orano est l'entreprise qui explore les matières nucléaires. Les géologues ont une idée de l'endroit où du thorium pourrait se trouver sur notre territoire, mais pas un seul programme d'exploration de la technologie n'existe. Le thorium présenterait, par rapport à l'uranium, l'intérêt de permettre une sécurisation des ressources, mais nous ne savons pas dans quelles quantités il est présent sur notre territoire. Le bon choix pour notre pays n'est pas de se disperser en cherchant du thorium ; c'est plutôt de consolider et de sécuriser les approches sur l'uranium, de développer les techniques permettant de ne plus dépendre de ce matériau et d'utiliser l'ensemble des matières stratégiques disponibles dans le pays.
M. Bernard Salha. - Utiliser le thorium impliquerait d'ouvrir une nouvelle filière industrielle, ce qui emporte des enjeux extrêmement lourds, alors que nous disposons déjà d'une filière autour de l'uranium. Nous devons fermer le cycle, utiliser l'uranium déjà extrait sans en rechercher d'autre dans des mines. Aux horizons que nous avons indiqués, l'enjeu est de développer l'utilisation de la totalité de la ressource énergétique contenue dans l'uranium naturel dont nous disposons.
Je n'ai pas vu l'information que vous mentionnez au sujet de la gestion prédictive des centrales nucléaires. Nous possédons de nombreuses données relatives au fonctionnement de nos centrales, que nous traitons avec une attention particulière. Nous disposons de centres de calcul ainsi que d'un cloud privé, et nous gérons et entreposons ces données dans des systèmes privés qui nous appartiennent.
M. Alexandre Ouizille. - À votre connaissance, il n'y a donc pas de relation contractuelle entre EDF et Amazon pour la maintenance prédictive des pièces détachées des centrales nucléaires, comme la presse s'en fait l'écho aujourd'hui ?
M. Bernard Salha. - Je n'ai pas connaissance de tels éléments. EDF dispose d'autres données, qui concernent notamment nos parcs éoliens et photovoltaïques, et nous utilisons également de grands fournisseurs de cloud présents sur le marché. Mais nous considérons que nos données nucléaires sont sensibles, et nous sommes extrêmement vigilants à les protéger, pour des raisons évidentes.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Comment procèdent les autres pays sur l'ensemble du cycle, notamment sur son aval ? Nous avons parfois le sentiment que la filière française, autrefois en pointe, reste assez solitaire. Y a-t-il des alliances internationales de réflexion sur le nucléaire du futur ? Des alliances européennes sont-elles par exemple prévues au-delà de celles créée récemment pour les SMR ?
M. Bernard Salha. - Concernant les petits réacteurs, nous travaillons depuis plusieurs mois à construire une alliance autour des SMR. En Europe, de nombreuses start-up proposent de nouvelles technologies de réacteurs innovants. La Commission européenne est particulièrement intéressée par ces dispositifs. En tant que président de la plateforme européenne de recherche sur le nucléaire, la Sustainable Nuclear Energy Technology Platform (SNETP), j'ai participé à des travaux qui visent à mettre en commun les conditions permettant le développement de ces réacteurs.
Plusieurs questions se posent : quelles compétences devons-nous créer globalement au niveau européen ? Quelles filières industrielles pouvons-nous utiliser ? Certaines sont parfois développées dans des pays européens qui ne disposent pas de centrales nucléaires en exploitation, notamment en Italie. Quels sont les enjeux de recherche ? Comment avoir une vision homogène des aspects relatifs à la sûreté ?
Très en amont, EDF a ainsi lancé une initiative innovante consistant à faire examiner le projet Nuward par cinq autorités de sûreté, en France, en République tchèque, en Finlande, en Hollande et en Suède, afin de disposer très tôt des requêtes de ces différents régulateurs. Notre ambition est de construire des réacteurs en série, identiques. À cet égard, bénéficier au moment de la conception des réacteurs d'une vision en amont des requêtes des différentes autorités de sûreté est un facteur structurant dans le but d'avoir des réacteurs si ce n'est totalement identiques, du moins le plus identiques possibles, dans ces différents pays. C'est un enjeu majeur du succès de ce projet. Je vous rappelle qu'aux États-Unis, il n'y a qu'une seule autorité de sûreté pour l'ensemble du territoire américain.
M. Franck Montaugé, président. - À votre connaissance, existe-t-il un projet important d'intérêt européen commun (Piiec) au sujet du nucléaire ou du nouveau nucléaire ?
M. Bernard Salha. - Notre enjeu est effectivement d'obtenir le statut de Piiec, qui permet à des États membres de soutenir le développement de notre projet. Le nucléaire est soutenu au niveau européen par le programme Euratom, dont les décisions sont soumises à la règle de l'unanimité de ses membres. Les ressources liées à la fission nucléaire sont relativement limitées, de l'ordre de 70 millions à 80 millions d'euros par an. Ces sommes sont extrêmement faibles par rapport aux dizaines de milliards du programme-cadre pour la recherche et l'innovation Horizon Europe. Un de nos enjeux majeurs est de renforcer la solidarité européenne autour du développement de nos projets.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Dans les programmes d'investissements d'avenir et France 2030, la place du nucléaire vous semble-t-elle suffisante ?
M. François Jacq. - Je souhaite apporter une précision : Euratom alloue dix fois plus d'argent à la fusion nucléaire qu'à la fission. On paye le projet de réacteur thermonucléaire expérimental international (Iter), pour dire les choses clairement. Des sommes considérables sont attribuées à la recherche et au développement de la fusion nucléaire, et l'on ne peut pas dire qu'Euratom ne distribue pas d'argent.
Globalement, un milliard d'euros sont alloués à la filière par l'intermédiaire de France 2030, 500 millions pour le projet Nuward, et 500 millions pour l'appel à manifestation d'intérêt et les start-up. S'ajoutent à cela, de mémoire, 100 millions d'euros du plan de relance à la suite du covid, alloués notamment à des projets concernant le cycle du combustible. Le nucléaire a donc été pris en compte par ces programmes d'investissements.
Par ailleurs, les moyens alloués par les conseils de politique nucléaire au CEA ont été revalorisés de manière importante : sur les questions nucléaires, nous disposons de 150 personnels supplémentaires en 2024, soit une croissance inédite depuis longtemps d'environ 8 % de nos effectifs.
M. Nicolas Maès. - Parmi les cinq pays possédant les plus grands parcs nucléaires, quatre pratiquent et développent des solutions de traitement et de recyclage du combustible : seuls les États-Unis se tiennent à l'écart de cette dynamique. Au Japon, l'usine de Rokkasho va bientôt démarrer, et une usine de production de MOX a été construite ; la Russie pratique ces solutions, la Chine les développe, la France les pratique. Les Anglais et les Belges avaient également travaillé autour de ces solutions. Les Allemands, les Espagnols et les Néerlandais ont fait traiter des combustibles dans nos usines.
D'assez nombreux pays travaillent sur ces sujets, et notamment les grands pays du nucléaire. Au départ, pour se lancer, il faut des moyens financiers et que la question prenne une dimension stratégique : on ne développe pas une usine de traitement et de recyclage pour un seul réacteur. Pourquoi ces grands pays poursuivent-ils cette dynamique ? Lorsque l'on ne dispose pas d'importantes ressources d'uranium sur son territoire, tout miser sur les ressources d'un autre pays est risqué. Le traitement et le recyclage permettent ainsi d'atteindre une autonomie.
Nous travaillons non seulement avec des start-up françaises, mais aussi avec des start-up néerlandaises, italiennes, européennes ou américaines. Ces start-up travaillaient au départ dans toutes les directions, mais très vite celles qui travaillent sur des réacteurs de quatrième génération à base de neutrons rapides ou de plutonium se sont rendu compte que très peu de pays pouvaient fournir ces matières premières : la Russie, la Chine peut-être un jour, le Royaume-Uni, sur la base d'inventaires historiques, et la France. Redévelopper cette filière, la poursuivre et la pérenniser replace la France au coeur du développement de toutes les start-up liées à la quatrième génération, et nous confère une belle position stratégique, technologique et économique.
M. François Jacq. - Aux États-Unis, des start-up travaillent sur la quatrième génération. Lorsque je demande avec mes homologues américains pourquoi travailler dans cette direction sans traiter le cycle du combustible, ils trouvent que je pose une bonne question.
M. Alexandre Ouizille. - Quelle est la place du projet Iter dans vos réflexions ? Cette technologie est-elle dépassée, comme le minitel ? Au contraire, sa réalisation est-elle encore lointaine ? Comment se passe la coopération internationale, qui rassemble une quarantaine de pays ?
M. François Jacq. - Le projet Iter est un projet international réunissant sept parties prenantes : l'Union européenne, les États-Unis, la Chine, la Russie, le Japon, la Corée, l'Inde. La France n'est donc pas nommément autour de la table, même si nous sommes le pays d'accueil du site à Cadarache. Dans la période actuelle, les discussions du conseil sont compliquées en raison du contexte géopolitique.
Comment se passe la coopération ? Clairement, chaque partie bénéficie des développements réalisés dans le cadre d'Iter. Iter est transparent : participer et coopérer à ce projet donne droit à un certain nombre de choses, qui permettent par exemple à nos collègues chinois de bâtir des machines en Chine. La construction du réacteur n'est pas terminée ; elle a connu quelques soucis. Nous sommes dans une phase de rebaselining, c'est-à-dire de révision pour voir comment optimiser le planning de réalisation.
Cette technologie n'est pas dépassée comme le minitel. La fusion nucléaire a toujours fasciné. Les difficultés technologiques et de faisabilité scientifique sont considérables : on en sait infiniment moins sur la maîtrise et le pilotage d'un plasma que sur le pilotage d'un réacteur de fission.
Un dernier élément : il est en train de se passer dans le domaine de la fusion ce que nous avons décrit dans celui de la fission. Des start-up émergent et avancent qu'elles pourraient trouver des raccourcis par rapport à Iter, en exploitant des briques technologiques innovantes. On parle souvent des aimants supraconducteurs dits à haute température - ils ne sont pas à si haute température que cela -, qui créent le champ magnétique nécessaire pour la machine de fusion. Évidemment, si l'on avait la possibilité de réaliser des champs beaucoup plus forts à l'aide d'aimants plus petits, consommant une usine cryogénique de plus faible puissance, l'objet pourrait devenir plus facile à réaliser.
Il y a un foisonnement dans le domaine de la fusion, et il faudra voir comment le paysage sera redessiné par les innovations des start-up et du projet Iter. Toutefois, si l'on veut que la fusion produise de l'électricité, il faut une machine complète, c'est-à-dire non seulement le tokamak, mais aussi l'usine à tritium. Construire une telle machine n'est pas à la portée de tout le monde. Il n'y a que dans le projet Iter que des personnes se sont préoccupées de l'entièreté du sujet.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est plutôt à l'horizon de la fin du siècle ?
M. François Jacq. - De toute façon, auparavant, Iter était une machine de démonstration antérieure au cran suivant, qui, dans le jargon, s'appelle Démo ; c'était plutôt une machine de démonstration industrielle qui était la machine avant la machine industrielle.
Les pères de la fusion et de l'accord Iter cadençaient bien cela sur l'horizon du siècle. Mais, pour être absolument complet et honnête, je précise que des start-up disent qu'elles seront sur le réseau en 2035.
M. Franck Montaugé, président. - Dans l'étude RTE Futurs énergétiques 2050, il y a une projection des coûts complets à l'horizon 2060. Le chiffre global est par exemple de 59 milliards d'euros s'agissant du scénario de consommation dit de « sobriété » dans le cadre du scénario de production N03, avec 50 % de nucléaire et 50 % de renouvelables, dans cette hypothèse, pour le seul nucléaire, incluant le retraitement et le stockage des déchets, le montant prévisionnel est de 23 milliards d'euros par an.
Pourriez-vous indiquer à la commission quelles sont les parts respectives des investissements et de la gestion complète du cycle du combustible ?
M. Nicolas Maès. - Je commencerai en rappelant quelques ordres de grandeur.
La France importe chaque année, pour les besoins de son parc, de l'ordre de 500 millions d'euros d'uranium par an, peut-être 600 millions d'euros par an. À titre de comparaison, elle importe pour 110 milliards d'euros d'hydrocarbures par an. Comme je l'ai indiqué, le traitement-recyclage, c'est environ 1,2 milliard d'euros par an. Sachant que la conversion et l'enrichissement doublent le coût de la matière initiale, il faut donc compter, d'un côté, 1,2 milliard d'euros pour avoir la matière qui ira dans l'assemblage combustible fait par Framatome ou Westinghouse, puis utilisé par EDF, et, de l'autre, 1,2 milliard d'euros pour recycler.
Ajoutons également quelques dizaines de millions d'euros de transport et d'assemblage, ainsi que les dépenses de démantèlement des installations historiques. Dans notre démarche de responsabilité, nous dépensons entre 150 millions et 200 millions d'euros par an pour démanteler les usines du passé. On peut donc dire qu'Orano, c'est entre 2 milliards d'euros et 2,5 milliards d'euros dans la production d'électricité en France chaque année. Notre chiffre d'affaires est un peu inférieur à 5 milliards d'euros, et EDF est notre client à 50 %. On peut estimer qu'il en sera de même dans le futur, à parc et à réacteur identiques, en tenant compte de l'inflation, ainsi que d'éventuelles évolutions des cours de l'uranium et de l'énergie nécessaire à l'enrichissement. Mais c'est un ordre de grandeur.
Il y a ensuite la question du renouvellement des infrastructures pour mener à bien ces projets. Par rapport à aujourd'hui, amener les usines actuelles jusqu'à 2040 et un peu au-delà, c'est 150 millions d'euros par an en plus. Construire une nouvelle usine de MOX - nous n'avons pas encore fait les études ; nous attendons d'avoir le signal -, c'est entre 5 milliards et 7 milliards d'euros, étalés entre aujourd'hui et 2040. Et construire une nouvelle usine de traitement-recyclage qui arriverait en production - nous n'avons pas encore fixé le scénario - en 2045 ou 2050, ce sera de l'ordre de 20 milliards à 30 milliards d'euros sur la période. Un tel coût, étalé sur la période et incorporé au coût de l'électricité, conduit à un prix de 7 euros du mégawattheure, selon les calculs de la CRE.
Sur les 59 milliards d'euros de coûts de production d'électricité en 2060, les contributions d'Orano sont de l'ordre de 3 milliards à 4 milliards d'euros. L'intégralité du coût du cycle du combustible dans le système nucléaire, de sa fabrication à son retraitement, représente environ 15 % du coût de l'électricité nucléaire.
M. Franck Montaugé, président. - Messieurs, je vous remercie de vos réponses.
Audition de M. Nicolas Goldberg, associé énergie et environnement chez Columbus Consulting, Mme Béatrice Sédillot, cheffe du service des données et études statistiques du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, M. Julien Teddé, directeur général d'Opéra Énergie et Mme Bérengère Mesqui, sous-directrice des statistiques de l'énergie au ministère de la transition écologique, le 13 février 2024
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Nicolas Goldberg, associé énergie et environnement chez Columbus Consulting, Mme Béatrice Sédillot, cheffe du service des données et études statistiques du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, M. Julien Teddé, directeur général d'Opéra Énergie et Mme Bérengère Mesqui, sous-directrice des statistiques de l'énergie au ministère de la transition écologique.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du Code pénal, et notamment de 5 ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».
M. Nicolas Goldberg, Mme Béatrice Sédillot, M. Julien Teddé et Mme Bérengère Mesqui prêtent successivement serment.
Le Sénat a constitué, le 18 janvier, une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ». Nos travaux sont centrés sur le présent et sur l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et aux entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
L'objet de la table ronde d'aujourd'hui est de s'intéresser aux évolutions des prix de l'électricité. Face à un sujet complexe, il nous a semblé important de pouvoir apprécier l'évolution du prix de l'électricité au-delà du court terme ainsi que sa composition.
Comment ont-ils évolué au cours des dernières années, sans nous limiter à la crise de 2022 ? Quel est leur niveau en France par comparaison avec nos voisins ? On dit beaucoup que nos prix étaient beaucoup plus bas et qu'ils se rapprochent de ceux de la moyenne européenne. Est-ce le cas ? Pourquoi ?
Quelles tendances voyez-vous se dégager ? Pouvez-vous en tirer des anticipations pour l'avenir ?
Comment offrir aux ménages et aux industriels des prix attractifs ? Sur ce point, que pensez-vous de l'accord dit post-ARENH ?
Ce sont quelques-uns des thèmes sur lesquels notre rapporteur va vous interroger. Nous proposons de dérouler cette audition en 4 temps :
- Vous présenterez successivement votre travail et vos réflexions en 10 minutes maximum ;
- Vos propos liminaires seront suivis d'un temps de questions-réponses, d'abord avec notre rapporteur, puis avec les autres membres de la commission ;
- Vous pourrez éventuellement revenir sur les propos des autres participants ;
- Nous terminerons par une dernière série de questions-réponses.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Je vous remercie pour votre présence. Notre commission s'intéresse aux perspectives de consommation, de production et d'évolution des prix de l'électricité. Nous travaillons sur les estimations de consommation d'électricité, les perspectives d'évolution de notre mix énergétique et de la production, les coûts de production, etc.
Notre idée est de rapprocher le prix de l'électricité de son coût de production alors qu'au cours des dernières années, nous avons l'impression que c'est le coût marginal qui l'a emporté. Le prix de l'électricité a flambé à cause du prix du gaz. Pouvons-nous trouver un système permettant d'éviter ces variations erratiques qui sont préjudiciables aux particuliers comme aux entreprises et à notre compétitivité économique ? Le marché de gros qui regroupe 300 acteurs est-il vraiment utile ? Les 300 acteurs sont-ils aussi actifs les uns que les autres ? Nous ne le pensons pas mais nous n'avons, pour l'instant, aucun élément pour le confirmer.
Avant la crise en Ukraine et l'augmentation considérable du prix de l'électricité en raison de celle du gaz, le prix de l'électricité augmentait plus rapidement que l'inflation depuis quelques années. Quelles étaient les raisons de cette hausse ?
M. Nicolas Goldberg, associé énergie et environnement chez Colombus Consulting. - Je vous remercie d'avoir créé cette commission qui devrait permettre de clarifier les sujets de prix et de régulation des marchés.
Je précise qu'il y a deux marchés de l'électricité, d'une part, le marché de gros sur lequel le prix de l'électricité varie quasiment en temps réel sur plusieurs pas de temps, en fonction de nombreux facteurs (prix du gaz, géopolitique, disponibilité des moyens de production, météorologie pour les produits de court terme), et, d'autre part, le marché de détail sur lequel des contrats sont vendus à des consommateurs par un fournisseur pour qu'ils disposent d'une électricité à un certain prix.
Le marché spot cale son prix à J-1 en fonction de la dernière centrale appelée. Il ne faut pas non plus confondre le marché de gros avec l'ouverture à la concurrence. Il existait un marché de gros avant 1996, avec les mêmes règles de fixation du prix spot, afin de fluidifier les échanges entre les pays européens. Les moyens de production sont appelés dans un certain ordre. Ce sont les moyens de production les moins chers qui sont d'abord appelés, la dernière centrale fixant le prix spot. Ce système a pour avantage d'inciter les producteurs à proposer les prix les plus bas. Ils ne sont, en effet, pas incités à fixer des prix élevés mais à être appelés. Ils fixent leur prix en ajoutant leur prix de fonctionnement, qui est de zéro pour les énergies renouvelables, un peu plus élevé pour le nucléaire et qui correspond au prix du combustible pour les centrales utilisant des énergies fossiles.
La France est interconnectée avec des pays qui ne sont pas couplés au marché européen mais qui le demandent, comme le Royaume-Uni et la Suisse. En effet, cette absence de couplage fait peser une certaine volatilité sur leurs prix nationaux et sur leur sécurité d'approvisionnement. Contrairement à ce que j'ai pu entendre, l'Espagne est bien couplée au marché européen, elle l'a toujours été, y compris pendant la crise.
J'observe deux périodes significatives dans ce marché. La première couvre les années 2016 à 2018 au cours desquelles les prix de marché se sont effondrés ; la seconde s'étend de 2021 à 2024, période durant laquelle les prix ont explosé.
Au cours de la première période, les prix se sont effondrés parce que le système électrique était surcapacitaire, avec le déploiement des énergies renouvelables et de nombreuses centrales fossiles encore en service, et parce que les prix du gaz et du pétrole ont atteint des planchers. C'est aussi le moment où les tarifs réglementés de vente ont été supprimés pour les professionnels et leur formule de calcul a été modifié pour les particuliers. Ils sont passés d'un prix indexé sur les coûts d'EDF à un prix indexé sur le marché. Il n'était pas normal que les consommateurs paient le prix du nucléaire d'EDF alors qu'il existait des opportunités sur le marché. On est tenté, en effet, de rapprocher le prix du coût de production quand les prix de marché sont élevés mais quand ces derniers sont bas, on préfère saisir les opportunités de marché.
Il me semble essentiel de mettre en place une régulation stable dans le temps, résiliente aux hausses comme aux baisses des prix de marché.
Nous sommes en train de revivre cette période de prix bas. Les prix de marché sont en ce moment très orientés à la baisse pour plusieurs raisons : la demande diminue, des moyens de production renouvelables continuent à être déployés, l'électrification ne décolle pas, ce qui est regrettable. Il faut mettre en place une planification pour accompagner cette électrification.
Sur la période 2021-2024, le marché s'est envolé avec d'abord la hausse du prix du CO2 en avril 2021, qui a renforcé le prix de la centrale marginale. À partir de juillet 2021, c'est la reprise économique et le jeu géopolitique de la Russie qui ont pesé sur le marché. La Russie a commencé à jouer avec son gaz, en ne participant plus à certaines enchères de nominations, en n'assurant plus le remplissage des installations de stockage de gaz, ou en nous rappelant que si nous voulions plus de gaz, nous n'avions qu'à ouvrir le gazoduc Nord Stream 2. Nous n'avons compris ces éléments qu'a posteriori, auxquels s'est ajoutée la crise du parc nucléaire d'EDF, avec une perte de production de 100 TWh au pire moment. Le marché a atteint des sommets mi-2022 parce qu'il anticipait des défaillances dont le coût est catastrophique pour la collectivité. Pendant cette période, la France et l'Espagne sont les seuls pays qui ont augmenté la part du gaz dans la production de leur électricité à cause de l'indisponibilité du nucléaire.
Le coût du système électrique français s'est donc envolé. Il est totalement faux de prétendre qu'il n'a pas bougé, il varie chaque année en fonction de la production et des centrales marginales qui sont appelées. J'ai étudié les rapports de surveillance des marchés de gros de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). Ils indiquent quelles sont les centrales qui ont été marginales et pendant combien de temps. Ces éléments changent chaque année.
C'est pendant ces périodes de prix élevés qu'on envisage d'indexer les tarifs de l'électricité sur les coûts de production plutôt que sur les prix de marché.
Plusieurs critiques peuvent être adressées au marché. Tout d'abord, il est myope puisqu'il ne voit qu'à 3 ans. C'est un bon mécanisme pour équilibrer le réseau mais pas pour encourager des investissements à long terme. Pour cela, il faudrait allonger la maturité du marché à 5 ou 7 ans et autoriser sur le marché de détail la signature de contrats sur une durée plus longue. Un contrat signé sur une période de 5 ans était, jusqu'à présent, considéré comme une entrave au bon fonctionnement du marché. La réforme du market design européen revient sur cette position.
Par ailleurs, le marché est incomplet. C'est, en effet, un marché en énergie et non en puissance. Il ne rémunère pas correctement les capacités pilotables pour le service de stabilité du réseau qu'elles fournissent. C'est la raison pour laquelle tous les pays européens commencent à compléter ce marché par des mécanismes de rémunération de la capacité (CRM) ou par des mécanismes de réserve stratégique permettant de conserver des centrales pilotables. Il est important de veiller à l'homogénéité de ces mécanismes.
C'est le fournisseur d'électricité qui permet de faire le lien entre le marché de gros et le client. C'est lui qui achète l'électricité pour fournir en permanence ses clients grâce à une stratégie d'approvisionnement diversifiée, permettant d'éviter que les clients soient facturés uniquement sur la base du marché spot mais aussi sur le prix moyen de l'électricité lissé sur une plus longue période. Sur le marché de détail, le consommateur paie un prix pondéré dont le coût de l'équilibre à court terme est une composante parmi d'autres. Elle devrait occuper le moins de place possible, le consommateur n'étant pas un trader de l'énergie. Pour réduire cette exposition au marché de gros spot, on peut ajouter une régulation permettant de disposer de plus de mécanismes de long terme comme des PPA ou des CfD, pour que ce soit les coûts de long terme qui soient facturés aux clients et non le coût d'équilibrage.
Pour protéger les consommateurs, au-delà de toute politique de réduction de la consommation, j'identifie deux leviers. Le premier est de mettre en place plus de dispositifs de contrats longs, pour une juste rémunération du producteur historique. Aujourd'hui, dans le prix de détail, il y a de l'ARENH et du marché. À partir de 2019, l'exposition des clients aux marchés de court terme a augmenté avec l'écrêtement de l'ARENH. C'est un mécanisme complexe qui, en cas d'insuffisance d'ARENH, conduit à compléter le tarif avec du marché de court terme. Les clients ont ainsi été de plus en plus exposés au marché haussier. C'est l'une des raisons pour lesquelles les prix de détail ont fortement augmenté, en dehors des crises ukrainienne et gazière et de la disponibilité du parc nucléaire français. L'ARENH est donc limité par son plafond -son prix n'a pas été revu depuis 10 ans - et par son asymétrie. Les fournisseurs n'ont, en effet, pas pu arbitrer gratuitement entre le marché et l'ARENH quand les prix sont passés en dessous du tarif de l'ARENH entre 2016 et 2018.
Le second levier est de mettre en place une surveillance des fournisseurs, de contrôler leurs obligations et de fixer un tarif réglementé servant de référence pour les consommateurs. Il existe une énorme asymétrie d'information entre les fournisseurs et leurs clients car le marché est compliqué, comme le montre la lecture d'une offre. Il faut donc des règles de surveillance et un tarif qui fasse référence. La France a supprimé le tarif réglementé pour le gaz mais doit conserver un tarif réglementé pour l'électricité. Il est également important de fixer des règles prudentielles pour les fournisseurs les obligeant à se couvrir pour éviter toute faillite quand les marchés sont haussiers.
Toutes ces mesures ont été proposées dans le projet de loi sur la souveraineté énergétique qui comprend un volet de protection des consommateurs et de renforcement des pouvoirs de la CRE.
Enfin, pour étudier l'évolution de la facture des consommateurs, il faut regarder toutes ses composantes, notamment les taxes. Je rappelle que la hausse que nous venons de subir est liée à celle des taxes, qui ne servent pas à financer les énergies renouvelables mais qui sont affectées au budget de l'État. Une taxe sert aussi à financer le réseau. Vous organisez demain une table ronde sur les réseaux électriques. Elle vous permettra de vous interroger sur la manière dont seront financés les investissements sur les réseaux, qui sont actuellement rémunérés par le Tarif d'utilisation du réseau public d'électricité (TURPE). Il est possible d'imaginer d'autres mécanismes de financement, comme procéder à la recapitalisation des entreprises de réseau, faire intervenir la Caisse des dépôts ou annuler les dividendes. En effet, les entreprises de réseau remontent des dividendes à leurs actionnaires, l'État et EDF. Si tous les investissements sur le système électrique pèsent sur le consommateur, on risque de pénaliser considérablement les politiques d'électrification en raison de l'envolée du prix de l'électricité.
Faut-il revenir à un monopole ? C'est juridiquement compliqué et politiquement impossible, comme l'a dit M. Jacques Percebois devant votre commission. J'ajoute que ce n'est pas forcément souhaitable. Il y a, en effet, dans un monopole centralisé peu de considération pour la production décentralisée dont nous aurons besoin en amont. EDF contrôle moins de 15 % des productions éoliennes terrestres en France et moins de 10 % des productions solaires.
À l'aval, il existe d'autres modèles que celui de l'ouverture à la concurrence, comme l'acheteur unique. Je précise que la concurrence à l'aval a permis une optimisation des coûts de structure du monopole et une progression de la qualité de service.
Cependant, tous ces leviers seront vains en l'absence de programmation énergétique sérieuse. Si nous ne programmons pas nos objectifs en termes d'évolutions de notre système énergétique, de maîtrise de la consommation, de décarbonation de l'économie et d'électrification, nous serons condamnés à payer des boucliers tarifaires et à éponger la casse sociale et industrielle. Nous avons besoin de cette programmation énergétique pour le climat mais aussi pour notre compétitivité économique et la préservation de notre tissu social.
Mme Béatrice Sédillot, cheffe du service des données et études statistiques (SDES) du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires. - Mon service observe les différentes thématiques d'intérêt du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, l'énergie, le transport, le logement ou l'environnement.
Sur l'énergie, notre mission est de produire des statistiques sur l'offre et sur la demande d'énergie. Le suivi des prix s'effectue dans le cadre de deux missions principales, le suivi conjoncturel du secteur de l'énergie et la connaissance des prix payés par les utilisateurs finaux. Nous utilisons deux sources principales de données, le suivi des prix spot sur les marchés et, pour les clients finaux, une enquête semestrielle sur la transparence des prix. Je rappelle que nous ne menons pas de travaux de prospective ni d'analyse de marché.
Cette enquête semestrielle est conduite en application du règlement européen. Elle porte sur les prix du gaz et de l'électricité auprès de tous les fournisseurs d'électricité et couvre 95 % du marché. Elle nous permet d'observer le prix de l'électricité pour les secteurs résidentiel et non résidentiel par grandes tranches de consommation. Le questionnaire du deuxième semestre est plus complet que celui du premier. Nous demandons, en effet, une décomposition du prix moyen annuel en fourniture, transport, distribution et taxes.
Nous collectons les données sur la base des factures sur l'année civile, qui n'intègrent pas le chèque énergie ni le guichet d'aide. Enfin, cette enquête étant européenne, elle permet des comparaisons entre pays.
En 2022, sur le secteur résidentiel, le prix moyen TTC a augmenté de 7 % à 207 €/MWh, alors que le prix HT progressait de 24 %. Le bouclier tarifaire a permis de limiter la hausse subie par les ménages éligibles (63 % des ménages et 65 % des volumes vendus), avec le plafonnement à 4 % de la hausse des tarifs réglementés. En 2022, le prix spot s'est élevé en moyenne à 279 €/MWh.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - 2022 a été une année exceptionnelle après une stabilité voire une baisse des prix en 2019, 2020 et 2021. En revanche, sur le marché résidentiel, les évolutions ne sont pas les mêmes. Comment expliquez-vous cette différence ?
M. Julien Teddé, directeur général d'Opéra Énergie. - Le prix payé par le consommateur final comprend le prix des électrons, c'est-à-dire la fourniture, les taxes et le financement du réseau avec le Turpe.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce ne sont pas les taxes qui expliquent l'augmentation du prix payé par le consommateur entre 2019 et 2021.
Mme Béatrice Sédillot. - La page 6 de notre présentation détaille la composition du prix TTC de l'électricité entre 2019 et 2022. La fourniture a commencé à augmenter dès 2020.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je regrette que les prix spot ne figurent pas sur ce graphique. Il me semble essentiel d'homogénéiser les sources. Alors que le marché spot est resté stable pendant 3 ans, le prix de la fourniture a augmenté. Comment expliquez-vous ces écarts ?
M. Nicolas Goldberg. - Il s'explique par les marchés à terme. En effet, pour construire une offre, le fournisseur intègre de l'ARENH, les taxes et les prix sur le marché à terme qui n'évoluent pas forcément comme les prix spot. C'est ce qui explique la hausse de la facture sur la partie fourniture. Une grande part de cette hausse entre 2019 et 2021 s'explique par l'écrêtement de l'ARENH. Le plafond de l'ARENH ayant été atteint, les clients ont été de plus en plus exposés aux marchés à terme sur lesquels le choc d'offre a eu pour effet une augmentation des prix.
M. Franck Montaugé, président. - Quelle est la part de ce type de prix par rapport à la totalité du marché de l'énergie ? En effet, une partie des échanges se négocie en direct sur le marché spot entre producteurs et consommateurs.
M. Nicolas Goldberg. - Le rapport de surveillance du marché de gros de la CRE recense les positions moyennes des acteurs en fonction des types de produits et donc les parts du marché à terme, du marché mensuel et du marché spot dans leur portefeuille. Les produits calendaires représentent, en général, plus d'un quart de leurs positions.
M. Franck Montaugé, président. - Je ne comprends pas votre réponse. Que représente la part des particuliers dans le marché ?
Mme Bérengère Mesqui, sous-directrice des statistiques de l'énergie au ministère de la transition écologique. - Ce n'est pas le même marché. Seuls les fournisseurs d'énergie interviennent sur les marchés. Le graphique présente le prix proposé par les fournisseurs d'énergie à leurs clients résidentiels.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous avons besoin des données correspondant aux volumes livrés directement sans passer par les marchés. Quelle est la part d'électricité passant par les marchés de gros ? Nous savons également que l'ARENH représente 100 TWh.
M. Nicolas Goldberg. - L'ARENH n'est pas de 100 TWh mais de 280 TWh. Si les fournisseurs alternatifs reçoivent en effet 100 TWh, les réseaux prennent 25 TWh pour compenser une partie des pertes induites par effet Joule. Par ailleurs, les tarifs réglementés comprennent une part d'ARENH. Quand EDF construit une offre pour ses clients, elle ajoute une part ARENH à une part marché pour être compétitive par rapport aux autres fournisseurs qui bénéficient d'un certain volume d'ARENH. Au global, l'électricité vendue par EDF au prix de l'ARENH représente 280 TWh
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pouvez-vous communiquer le détail de ce calcul ?
M. Nicolas Goldberg. - Il figure dans les rapports d'activité d'EDF.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Cette information, qui m'avait échappé, est intéressante. Je réitère ma question : quels sont les volumes d'électricité passant par les marchés et par les contrats directs ?
M. Nicolas Goldberg. - L'ARENH correspond à l'essentiel des volumes qui ne passent pas par les marchés. Il y a également les PPA, le contrat Exeltium et quelques contrats de long terme, mais ils sont marginaux par rapport à l'ARENH.
M. Julien Teddé. - La France consomme entre 450 et 500 TWh chaque année. 280 TWh sont vendus au prix de l'ARENH, la différence étant vendue à des prix de marché, ce qui ne signifie pas que tous les volumes passent par la bourse de l'électricité. Par exemple, quand EDF producteur vend de l'électricité à EDF fournisseur, les volumes ne s'échangent pas sur la bourse mais sont vendus à un signal de prix dépendant du prix de gros de l'électricité.
M. Victorin Lurel. - EDF utilise un prix de cession interne.
Julien Teddé. - Le jeu de la concurrence conduit EDF à fixer ses prix de vente par rapport à ses concurrents.
Mme Béatrice Sédillot. - L'enquête semestrielle porte sur les facturations finales. Nous ne sommes pas en capacité de décomposer les contrats de chaque ménage ou de chaque entreprise. En 2022, le coût moyen de la fourniture était de 101 €/MWh, nettement inférieur à celui des marchés grâce notamment au mécanisme de l'ARENH. Les taxes, hors TVA, ont baissé de 52 % pour atténuer la hausse du prix de l'énergie. C'est pourquoi la hausse globale a été limitée à 7 %.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'observe que le coût de la distribution augmente sensiblement et que celui de la fourniture a commencé à augmenter avant 2022. Comment expliquez-vous la hausse de la fourniture et de la distribution entre 2019 et 2021 ? Pouvez-vous remonter plus loin ?
Mme Béatrice Sédillot. - Nous disposons de données sur la décomposition des prix à partir de 2017. Sur le 1er semestre 2023, les prix ont continué à progresser mais la hausse diminue à mesure que les tranches de consommation augmentent.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La consommation baisse mais les prix augmentent, ce qui n'est pas logique par rapport au marché.
Mme Bérengère Mesqui. - Ce n'est pas illogique car il y a une part fixe dans les prix, notamment l'abonnement. Quand la consommation baisse, le prix par MWh augmente.
M. Nicolas Goldberg. - Le réseau étant une infrastructure à coûts fixes, le coût unitaire augmente quand la consommation diminue.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - L'augmentation du coût de distribution nous interroge.
M. Nicolas Goldberg. - Les réseaux vieillissent et se développent, ce qui nécessite de nombreux investissements, notamment pour les adapter à la transition énergétique.
Mme Béatrice Sédillot. - Pour les clients non résidentiels, le prix de l'électricité est en France structurellement inférieur à la moyenne européenne. L'Allemagne est au-dessus de cette moyenne. Entre 2021 et 2022, la composante fourniture de ce prix a augmenté plus vite en Europe qu'en France. Ces écarts s'expliquent par la domination du nucléaire dans le bouquet électrique français et par des coûts d'acheminement inférieurs de 15 % à la moyenne européenne et aux coûts allemands. Enfin, la fiscalité est aussi plus faible en France que dans d'autres pays.
M. Fabien Genet. - Que s'est-il passé aux Pays Bas ?
Mme Bérengère Mesqui. - Ils ont subventionné l'électricité.
Mme Béatrice Sédillot. - En 2022, les entreprises ont payé en moyenne le MWh à 130 €, soit une hausse de 23 %. Cette progression s'explique par la hausse importante de la composante fourniture qui est passée de 62 à 97 €/MWh.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Si je comprends bien la hausse de 2022, je ne comprends pas pourquoi cette composante a augmenté au cours des années précédentes. Elle est passée de 51 à 62 €/MWh.
M. Nicolas Goldberg. - Cette hausse est liée à l'écrêtement de l'ARENH qui n'était plus suffisant pour couvrir toutes les demandes.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Avant 2019, quand le prix du marché était inférieur à celui de l'ARENH, il y a en avait suffisamment. Je ne comprends pas pourquoi le prix de la fourniture augmente alors que le marché spot est stable ou en légère baisse.
M. Julien Teddé. - Les contrats de fourniture sont assis sur les marchés à terme qui étaient en hausse à cette période.
Mme Béatrice Sédillot. - Pour les clients non résidentiels, les hausses ont été plus fortes en 2022 pour les gros consommateurs qui sont plus exposés au marché. Par ailleurs, ils disposent d'une forte capacité de négociation et paient l'électricité moins cher que les plus petits consommateurs.
Depuis le 1er semestre 2023, les petits consommateurs qui renouvellent leurs contrats sont confrontés à des hausses de prix importantes.
Comme pour les ménages, les prix payés par les entreprises étaient jusqu'à fin 2022 structurellement inférieurs (130 € MWh) à la moyenne européenne (200 €/MWh). Il y a des variations assez fortes entre les différents pays sur le coût de fourniture ou sur le poids des taxes dans le prix hors TVA. Depuis le début de 2023, cet avantage disparaît, les prix en France étant passés légèrement au-dessus de la moyenne de la zone euro (+5 %), sauf pour les gros et les très gros consommateurs.
M. Franck Montaugé, président. - Pourquoi présentez-vous les prix hors TVA ?
Mme Béatrice Sédillot. - Les entreprises ne paient pas la TVA, les chiffres pour les clients non résidentiels sont donc toujours présentés hors TVA. Pour les clients résidentiels, les taxes sont décomposées entre la TVA et les accises.
M. Franck Montaugé, président. - Les aides aux électro-intensifs, qui représentent des sommes très importantes, sont-elles intégrées dans ces prix ?
Mme Béatrice Sédillot. - Elles ne sont pas intégrées puisque l'étude est réalisée à partir des factures, les aides étant versées a posteriori.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie. Je donne la parole à M. Julien Teddé.
M. Julien Teddé. - Je vous remercie pour votre invitation. Le prix de l'électricité est un sujet complexe et j'espère que nos interventions sont de nature à vous éclairer.
J'ai co-fondé et je dirige depuis maintenant 10 ans Opéra Énergie, qui est une société de conseil en énergie pour les entreprises et les collectivités. Nous aidons nos clients à la fois à acheter leur énergie et nous leur proposons des solutions de services énergétiques. Nous sommes aussi un des membres fondateurs de l'Association Luciole qui regroupe une vingtaine de PME dans le secteur de l'énergie sur des métiers comme l'effacement, l'efficacité énergétique ou le développement de productions locales d'électricité.
Mon champ de compétences recouvre principalement la France. Ma connaissance des prix de gros de l'électricité provient principalement du prix de détail. Je pars du prix de détail pour connaître les prix de l'électricité.
Mon propos liminaire porte sur la formation des prix de gros de l'électricité. Je tiens à souligner l'existence d'une injonction contradictoire majeure sur ce prix de gros de l'électricité. Il doit à la fois être suffisamment bas pour préserver le budget des ménages et la compétitivité des entreprises mais, en même temps, il doit être suffisamment élevé pour permettre l'investissement dans le système électrique.
Afin de mieux comprendre l'évolution des prix de l'électricité aujourd'hui et d'estimer dans quel sens ils pourraient évoluer demain, je vais vous raconter l'histoire des prix de gros de l'électricité en France depuis 20 ans, qui se découpe en 4 phases. Je précise que je parle uniquement des prix à terme, c'est-à-dire des prix vus d'aujourd'hui dans 1, 2 ou 3 ans. Je ne parle pas des prix spot qui sont fixés chaque jour pour le lendemain. J'ai fait ce choix car la majorité des contrats de fourniture des consommateurs finaux sont assis sur les marchés à terme.
Entre 2000 et 2008, avec la création des premières bourses d'électricité, un prix très bas apparaît pour la première fois, de l'ordre de 20 à 25 €/MWh en France. Le système électrique est alors en surcapacité et il y a trop de centrales thermiques. Elles vont progressivement fermer, ce qui aura pour effet de faire grimper les prix de l'électricité. Cette progression va par la suite se poursuivre dans le sillage de l'explosion des prix du pétrole et du gaz. Le baril de pétrole a atteint 150 $. Certains craignaient l'atteinte du peak oil et un baril à 200 ou 250 $. En juillet 2008, le prix de gros de l'électricité a dépassé 90 €/MWh. Nous sommes alors entrés dans un nouveau monde, les observateurs anticipant des prix de l'électricité durablement élevés, au-delà de 100 €/MWh.
En 2008, avec la crise financière et économique, l'activité industrielle chute en Europe et en France, entraînant la chute de la consommation d'électricité. Les prix de gros se sont alors effondrés. Au cours de cette 2e phase, entre 2008 et 2016, le prix de l'électricité baisse de manière continue. Cette baisse s'explique par trois facteurs. Au-delà de la baisse de la consommation, la révolution du gaz de schiste aux États-Unis a permis à l'Europe de disposer de gros volumes de gaz et de charbon à bas coût et de produire massivement de l'électricité bon marché et très carbonée. Enfin, troisième et dernier facteur, des installations de production renouvelable subventionnées ont été ajoutées à un système électrique en surcapacité. En janvier 2016, le prix de gros de l'électricité a atteint 25 €/MWh. Beaucoup d'acteurs étaient convaincus que cette situation allait durer, la troisième révolution industrielle décrite par Jeremy Rifkin faisant entrer la planète dans un monde avec une électricité décarbonée, abondante et à bas coût.
En 2016, les prix commencent à remonter sous l'effet déjà des premières incertitudes sur la disponibilité de notre parc de production nucléaire. C'est le début de la troisième phase. Je rappelle qu'à la fin 2016, EDF avait déjà arrêté environ un tiers de son parc à la demande de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) pour des inspections. C'est aussi l'année où augmentent le prix du gaz et celui du CO2. Je sais que vous connaissez bien le lien entre le prix du gaz et celui de l'électricité. Le lien entre le prix de la tonne de CO2 et le prix de l'électricité est moins connu. Les producteurs d'électricité à base de gaz ou de charbon sont des industriels soumis aux mécanismes des quotas de CO2. Ils sont obligés de payer pour compenser leurs émissions de CO2 et le prix de la tonne de CO2 fait partie de leurs charges variables. Quand la tonne de CO2 augmente de 1 €, on estime que le prix du MWh augmente en France de 0,30 €. 30 % du prix de gros de l'électricité s'explique par le prix du CO2. Ce prix a continué à monter jusqu'en 2021 où il a dépassé le record historique de 2008, 90 €/MWh.
En 2022, nous sommes entrés dans l'inconnu. Les prix ont explosé et dépassé 1 000 €/MWh sur le marché à terme au mois d'août. Cette crise a d'abord été une crise du gaz et une crise mondiale. En 2021, le monde a redémarré après la crise sanitaire. La consommation de gaz est repartie à la hausse mais l'offre a eu du mal à suivre. En effet, les producteurs de gaz de schiste américains, très secoués par la pandémie de la Covid-19, n'arrivent pas à atteindre leurs niveaux de production de 2019. Les prix ont donc monté dans le monde entier. En 2022, la crise mondiale du gaz s'est transformée en crise européenne avec l'invasion de l'Ukraine et la fermeture de Nord Stream. Elle s'est renforcée avec la sous-production du parc nucléaire français, en 2022, d'environ 100 TWh. Pour produire 100 TWh d'électricité, les centrales thermiques ont besoin de 200 à 300 TWh de gaz. La capacité de transport de Nord Stream est d'environ 600 TWh par an. Par conséquent, la sous-production nucléaire de 2022 équivaut à une petite moitié de l'arrêt de Nord Stream. Le problème de production nucléaire a été un des facteurs majeurs de la crise énergétique à l'échelle européenne.
Depuis janvier 2023, début de la quatrième phase, nous sommes sortis de cette crise. Les prix de l'électricité de gros ont commencé à baisser, tirés par une chute sans précédent de la consommation. En 2023, la France a consommé 7 % d'électricité en moins par rapport à la période pré-Covid et 20 % de gaz en moins. Le dogme consistant à penser que la consommation d'électricité ne répondait pas ou peu à ce que les économistes appellent le signal prix a été cassé. Aujourd'hui, certains experts pensent que la baisse des prix va se poursuivre. S'ils descendent trop bas, il risque de mettre en péril les investissements nécessaires à la transition énergétique.
En conclusion de ce propos liminaire, je tiens à vous rappeler les grands paramètres qu'il faut étudier pour anticiper les évolutions des prix de gros de l'électricité dans les années à venir. Le premier est évidemment la demande d'électricité. La transition énergétique et la santé économique française passent par une augmentation de la consommation d'électricité mais nous ne savons pas si elle va se concrétiser. Le deuxième est le prix du gaz et le prix du CO2. Le troisième concerne le développement des capacités renouvelables. Enfin, l'élément qui aura le plus gros impact sur les prix de l'électricité en France dans les années à venir est la disponibilité du parc nucléaire. En 2009, le parc nucléaire avait produit à 78 % de sa capacité théorique maximale. Les pouvoirs publics avaient fait de cette disponibilité un enjeu national et demandé à la direction d'EDF d'augmenter ce taux de 78 % à 85 % en 3 ans. En 2021, il était en dessous de 73 % et, à ma connaissance, personne ne s'est vraiment ému de cette baisse de performance.
Dans les années à venir, si nous voulons avoir accès à l'électricité bas-carbone et bon marché, une des clés est de refaire de la performance de notre parc nucléaire un enjeu national.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie pour cet exposé.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je partage votre point de vue sur la disponibilité du parc nucléaire et sur sa performance. En dehors des arrêts exceptionnels de 2022, nous sommes assez éloignés d'une performance optimale.
Dans votre conclusion, vous dites que le rythme des investissements dans les énergies renouvelables peut exercer une influence sur les prix de gros. Pouvez-vous développer votre argumentation ?
M. Julien Teddé. - La mise en production de capacités renouvelables apporte de l'offre au marché, ce qui a tendance à faire baisser les prix. Cependant, au-delà de cet effet, les énergies renouvelables déforment les prix spot. Le solaire produit plutôt l'été et en journée. L'offre ajoutée au marché a tendance à faire baisser les prix spot en journée, voire à les faire passer en territoire négatif comme on l'a observé à plusieurs reprises en 2023. Ces signaux, qui changent la structure des prix de gros, incitent les consommateurs disposant d'une certaine flexibilité et pouvant s'effacer à changer leurs comportements. Plus il y aura d'électricité produite par des capacités renouvelables sur le marché, plus les écarts de prix entre la journée et la nuit, la semaine et le week-end, les périodes avec ou sans vent, seront marqués et plus le prix spot sera volatil.
M. Franck Montaugé, président. - Comment les risques sont-ils couverts sur le marché à terme ? Y a-t-il une forme de spéculation pesant sur les prix ?
M. Nicolas Goldberg. - Il y a plusieurs acteurs économiques sur ce marché et les fournisseurs d'électricité peuvent adopter plusieurs stratégies de couverture des contrats passés avec leurs clients. Ils peuvent se couvrir en totalité, partiellement ou pas du tout. Dans ce dernier cas, ils achètent au fur et à mesure des livraisons l'électricité sur le marché. Si le marché baisse par rapport au prix vendu au client, le fournisseur est gagnant. En revanche, si le marché monte, il est perdant. Dans mon propos liminaire, j'ai indiqué qu'il était souhaitable d'imposer des règles prudentielles aux fournisseurs pour qu'ils couvrent leurs contrats, soit en achetant de l'électricité sur le marché à terme, soit en disposant de moyens de production. De telles règles permettraient d'éviter des faillites de fournisseurs en raison de la hausse des prix, comme celle d'Hydroption en 2021, qui a contraint ses clients à trouver un nouveau fournisseur en pleine explosion des prix.
Sur l'amont, les fournisseurs peuvent prendre une position anticipant la hausse du marché, c'est-à-dire s'engager à acheter à un moment donné une certaine quantité d'électricité à un prix défini. Soit ils disposent d'une contrepartie à l'aval, c'est-à-dire d'un client prêt à acheter cette électricité, soit ils la revendent à un autre moment, quand les prix ont monté, empochant ainsi la différence. Si le marché baisse, ils peuvent aussi décider de limiter leurs pertes en la revendant rapidement. Ce système, qu'on peut appeler spéculation, apporte cependant une certaine liquidité au marché.
Je pense que des règles prudentielles doivent contraindre les fournisseurs à couvrir les contrats vendus à leurs clients, au moins partiellement et ainsi limiter les risques de faillite. Aujourd'hui, il n'y a aucune règle. Hydroption avait signé de nombreux contrats et misé sur la baisse des marchés pour encaisser une marge indirecte, sans se couvrir, mais la plupart des fournisseurs ont une politique de couverture pour limiter leurs risques.
M. Franck Montaugé, président. - Pouvez-vous nous donner le nom de certains opérateurs de couverture des risques ? Je comprends qu'interviennent sur le marché des opérateurs complètement déconnectés des problématiques de l'énergie.
M. Nicolas Goldberg. - Il y a, en effet, des traders qui jouent sur le marché de l'électricité, comme sur toutes les commodités.
M. Franck Montaugé, président. - Je tenais à ce que nous évoquions cet aspect du sujet qui me semble important.
M. Julien Teddé. - Je connais bien le métier de fournisseur d'électricité que j'ai exercé pendant des années au sein du groupe Engie. Un fournisseur d'électricité ne fait pas de spéculation. Quand il signe un contrat avec un client final, généralement à prix fixe, par exemple sur une durée de 3 ans, il achète immédiatement sur les marchés à terme la même quantité d'électricité, au même prix, afin de ne pas porter de risque. Or, la consommation d'électricité du client doit être équilibrée au pas de la demi-heure. Le fournisseur doit donc prévoir la consommation d'électricité de son client pendant la durée du contrat demi-heure par demi-heure. Il se trompe évidemment toujours. Au fur et à mesure de la durée de vie du contrat, il est contraint de vérifier la manière dont le client consomme et d'ajuster sa couverture initiale par des achats et des reventes. Globalement, il peut espérer que ces opérations s'annulent et que le risque soit nul, mais c'est une gestion très complexe. Les rares fournisseurs qui ne se couvrent pas et attendent que les prix baissent disparaissent rapidement.
Je pense qu'imposer des règles prudentielles pour contraindre les fournisseurs à se couvrir est une bonne idée, même si, à ma connaissance, c'est un usage déjà bien répandu dans le métier car c'est une question de vie ou de mort.
M. Franck Montaugé, président. - Il y a donc un marché secondaire permettant de couvrir la consommation par demi-heure.
M. Julien Teddé. - Entre le marché à terme à 1, 2 ou 3 ans et le marché spot il y a, en effet, plusieurs produits intermédiaires permettant d'acheter de l'électricité pour la semaine prochaine, pour le mois ou le trimestre prochain. Les fournisseurs observent en continu la consommation de leurs clients pour ajuster leurs achats et leurs ventes sur le marché de gros et avoir toujours autant d'achats que de vente au même prix.
M. Franck Montaugé, président. - Est-ce que ce sont des opérateurs purement financiers qui sont sollicités ?
M. Julien Teddé. - Les fournisseurs disposent de salles de marché pour acheter de l'électricité sur le marché de gros et répondre à un besoin physique sur le marché de détail. En se couvrant, le fournisseur s'efforce de ne pas perdre et ne cherche pas à gagner de l'argent. Ses revenus proviennent de sa marge de commercialisateur.
M. Victorin Lurel. - Ce système suppose qu'il y a un garant en dernier ressort, un fournisseur ultime en cas de défaillance. Les faillites devraient donc être impossibles puisque les fournisseurs sont couverts.
M. Nicolas Goldberg. - Les gros fournisseurs comme Engie sont en effet couverts mais ceux qui ont fait faillite ne l'étaient pas. C'est la raison pour laquelle je propose la mise en place d'une réglementation prudentielle. Elle ne changera pas grand-chose pour les gros fournisseurs mais elle évitera aux petits de disparaître. Je précise que cette activité de couverture peut être externalisée auprès d'un responsable d'équilibre.
M. Julien Teddé. - J'ai exposé le fonctionnement théorique du marché dans lequel les fournisseurs cherchent systématiquement à couvrir leur portefeuille clients. Or, en 2022, les prix à terme étaient si hauts que les fournisseurs devaient déposer des sommes très élevées pour se couvrir. Certains petits fournisseurs n'en avaient pas les moyens.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - En 2022 et début 2023, les prix de gros français étaient nettement supérieurs aux prix allemands en raison des incertitudes sur la production nucléaire d'EDF. Qu'en est-il aujourd'hui ?
M. Julien Teddé. - Aujourd'hui, le prix de gros est légèrement plus bas en France qu'en Allemagne mais le spread, c'est-à-dire l'écart de prix entre les deux pays, reste limité car il existe une interconnexion physique entre la France et l'Allemagne. En 2022, les opérateurs de marché ont douté de la capacité d'EDF à produire autant d'électricité nucléaire qu'annoncé et ont anticipé des risques de rupture d'approvisionnement et de black-out. La suite a monté que ces anticipations étaient trop pessimistes par rapport à la réalité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pouvez-vous dire quelques mots sur « l'accord » trouvé entre le gouvernement et EDF car nous ne disposons que de très peu d'informations ? Quelle influence ce prix de 70 €/MWh peut-il avoir sur les particuliers comme sur les entreprises ? Que pensez-vous du mécanisme prévoyant que 50 % des revenus supplémentaires d'EDF reviennent à l'État au-dessus de 78 €/MWh et 90 % au-delà de 110 €/MWh ? Enfin, la France a obtenu de l'Europe la possibilité de mettre en place des contrats pour différence (CfD) mais j'ai l'impression que nous abandonnons cette possibilité avec cet « accord ».
M. Nicolas Goldberg. - Le prix de 70 €/MWh n'est pas l'effet d'une régulation. Il est basé sur une prévision d'évolution des prix de marché, des prix du CO2, du comportement des acteurs économiques, sur 15 ans, moyenné sur tous les segments de clients. Je ne m'engagerais donc pas sur ce prix ! Je trouve qu'il est très aventureux pour le gouvernement de s'être ainsi avancé sur ce prix.
Avec les CfD, la France a obtenu de pouvoir réguler le parc nucléaire historique en fixant un coût proche du coût de production. EDF peut donc vendre sa production sur le marché. Si l'entreprise la vend au-dessus du coût de production, la différence sera versée à l'État qui pourra la reverser aux consommateurs. Ce mécanisme offre donc une certaine stabilité. Cependant, il est difficile à mettre en oeuvre. En effet, avec un CfD, EDF bénéficie d'un plancher de revenus qui peut être considéré comme trop généreux par la Commission européenne et pour lequel elle risque de demander des contreparties. EDF n'y est pas favorable. En effet, quand le plafond de l'ARENH a été atteint en 2019, EDF avait proposé de réguler la totalité du parc en le faisant évoluer dans un couloir avec le mécanisme de CfD mais la Commission européenne a demandé à l'entreprise de scinder ses activités, ce qui a abouti au projet Hercule. Ce projet n'a jamais vu le jour car il était mal conçu et les salariés s'y sont vigoureusement opposés. Depuis, EDF a renoncé à demander un prix garanti.
À cette époque, l'État n'était pas le seul actionnaire d'EDF et le projet Hercule prévoyait de placer les activités régulées dans une entité et les activités dérégulées dans une autre mais RTE et Enedis n'étaient pas dans la même, alors que ce sont deux activités régulées !
J'étais plutôt favorable aux CfD dans le nucléaire, comme je l'ai dit dans une note écrite avec Terra Nova, mais aujourd'hui je commence à voir les difficultés d'un tel mécanisme, avec la Commission européenne mais aussi en termes de fixation du prix. Il est, en effet, très difficile de déterminer le prix du nucléaire. La Cour des comptes a publié des estimations en coûts courants, comme la CRE, EDF ou les associations de consommateurs. Ces dernières considèrent que les centrales nucléaires sont amorties et que le coût du MWh doit être inférieur à 60 €. Il est donc très compliqué de mettre un CfD sur un actif qui existe depuis 40 ans. Cette solution, qui me paraissait simple, n'est donc pas évidente à mettre en oeuvre.
L'accord « post-ARENH » conclu entre EDF et l'État consiste à vendre toute la production au prix du marché et à allonger les maturités des contrats à 5 ans. EDF s'engage à vendre une partie de son électricité nucléaire sur des contrats à 3, 4 ou 5 ans, en les rapprochant de son coût de production plus que du prix spot, ce qui protège les consommateurs. Cet allongement de la maturité est beaucoup plus structurant dans la formation des prix pour les consommateurs que la taxation à 50 % au-delà de 78 €/MWh et à 90 % au-delà de 110 €. Je suis sceptique sur cette dernière, notamment parce que les consommateurs restent exposés jusqu'à 110 €. Par ailleurs, historiquement, les prix à terme ne sont pas souvent montés au-dessus de 110 €. Enfin, en cas de crise géopolitique et de rupture d'approvisionnement gazier, les prix de court terme monteront beaucoup au cours des premières années et les clients qui signeront des contrats à ce moment-là au-dessus de 120 € n'auront pas droit à grand-chose puisqu'ils sont exposés à des prix de marché qui ne génèrent pas de bénéfices pour EDF et qui ne sont donc pas taxés, cette dernière ayant vendu sa production nucléaire sur des contrats longs. Je ne pense pas que cette taxation permettra de plafonner les prix.
M. Julien Teddé. - Nous avons réalisé des simulations sur l'impact de cette nouvelle régulation sur le prix payé par les consommateurs et sur la différence avec le mécanisme de l'ARENH. J'ai le sentiment, au risque de vous étonner, que les consommateurs regretteront l'ARENH. Au moment de sa mise en place, entre les 2/3 et les 3/4 de la consommation d'électricité des consommateurs étaient payés non pas au prix de gros mais au coût de production. Vous nous avez interrogés sur la manière de garantir que les consommateurs paient les coûts de production et non pas le prix de gros. Ce système existait, il existe encore jusqu'à fin 2025, c'est l'ARENH ! Aujourd'hui, l'ARENH est écrêté et seulement 50 % des consommations sont payées au coût de production.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous nous avez dit que 280 TWh sur 450 étaient payés au prix de l'ARENH.
M. Nicolas Goldberg. - Ces 280 TWh correspondent à un taux d'écrêtement plus bas. Aujourd'hui, ce sont 240 TWh qui sont payés au prix de l'ARENH. Avec le mécanisme d'écrêtement, il y a de moins en moins de nucléaire vendu au prix de l'ARENH, ce qui explique une partie de la hausse des prix depuis 2019.
M. Julien Teddé. - Je confirme qu'aujourd'hui à peu près la moitié des TWh consommés en France sont payés au prix de l'ARENH, l'autre moitié étant payée au prix de marché.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il aurait fallu prolonger l'ARENH !
M. Julien Teddé. - C'est ma conviction, en supprimant l'écrêtement.
M. Franck Montaugé, président. - Tout dépend de quel côté de la table on se situe ! Pour les producteurs, se serait posée la question de leurs capacités d'investissement.
M. Julien Teddé. - On a historiquement reproché au mécanisme de l'ARENH de rendre, d'une part, l'électricité plus chère pour le consommateur et, d'autre part, d'enlever des capacités d'investissement à EDF. L'ARENH a plutôt protégé le consommateur, malgré ses nombreux défauts, comme son prix qui n'a pas changé depuis 2010. Je pense qu'une réforme était nécessaire pour les corriger mais l'ARENH permettait aux consommateurs de payer 42 € une partie des MWh qu'ils achetaient et donc de ne pas les payer au prix de gros.
Nous avons simulé la partie fourniture du prix de l'électricité payé par le consommateur avec le mécanisme ARENH et dans le monde post-ARENH. Quand les prix de l'électricité sont très chers, au-delà de 240 €/MWh, c'est le mécanisme post-ARENH qui est le plus intéressant. La captation des surprofits d'EDF au-delà de 110 €/MWh va davantage protéger le consommateur que ne le ferait l'ARENH. En revanche, en dessous de 240 €/MWh, le mécanisme ARENH est bien plus intéressant pour les consommateurs. Hier, les prix à terme de l'électricité étaient de 73 €/MWh pour l'année prochaine, 66 €/MWh pour l'année d'après et 65 €/MWh pour la suivante. Ils sont en dessous des seuils. Par conséquent, avec la nouvelle régulation, le consommateur paie le prix de marché sur 100 % de sa consommation. Avec l'ARENH, il en paie la moitié au prix de marché et l'autre moitié à 42 €/MWh.
La nouvelle régulation offre donc une protection uniquement en cas de nouvelle envolée des prix de gros de l'électricité et le consommateur est perdant face à la disparition de l'ARENH.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quel serait le bon prix de l'ARENH ?
M. Julien Teddé. - En septembre 2023, la CRE a publié le coût complet du parc nucléaire actuel, y compris Flamanville, qui s'élève à un peu plus de 60 €/MWh.
M. Nicolas Goldberg. - Ce coût a été évalué, avec une garantie des revenus du nucléaire, par la mise en place d'un plancher. Par ailleurs, il ne prend pas en compte les investissements dans de nouvelles capacités.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je pense qu'il intègre une partie des amortissements du nouveau parc, le parc historique étant largement amorti.
M. Nicolas Goldberg. - Il intègre en effet des provisions pour le prolongement du parc. Enfin, l'évaluation de la CRE repose sur des hypothèses de rémunération du capital.
Je ne vais pas vous dire qu'il aurait fallu prolonger l'ARENH en raison de ses trois défauts principaux, le prix, l'écrêtement, et l'absence de plancher.
Dans son rapport de juillet 2022, la Cour des comptes écrivait que l'analyse de la période récente mettait en exergue les difficultés de couverture des coûts rencontrés entre 2016 et 2018 du fait de l'optionnalité de l'ARENH.
Un mécanisme corrigeant les défauts de l'ARENH correspond à un CfD. Il serait compliqué de définir un prix et les contreparties demandées à EDF car la couverture serait considérée comme un peu trop confortable.
Enfin, avec un prix à 60 €/MWh, je suis convaincu que le jour où les prix de marché descendent en dessous de ce prix, les différents acteurs considéreront que le nucléaire est trop cher, qu'il grève le pouvoir d'achat des ménages et la compétitivité des entreprises et qu'il faut revoir son prix. EDF a toujours constaté que les volontés de régulation fluctuaient en fonction du prix du marché.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - On ne peut pas dire que le pouvoir d'achat serait touché puisque le prix serait assez stable avec des CfD.
M. Nicolas Goldberg. - Le pouvoir d'achat est toujours comparé à celui des pays voisins. Dans cette configuration, avec un CfD, les Français paieraient leur électricité plus chère que les Espagnols, les Italiens ou les Allemands qui bénéficieraient d'un prix de marché moins élevé. C'est ce qui s'est passé entre 2016 et 2018 où le TRV n'a plus été calculé sur les coûts d'EDF mais indexé sur le marché. Avec un CfD, le jour où le marché passe en dessous du prix fixé, les consommateurs sont mis à contribution pour le parc nucléaire et le discours politique pourrait alors considérer que ce n'est pas normal.
Nous avons besoin d'une stabilité de la régulation. Le pari de la nouvelle régulation est de laisser le marché fonctionner, les consommateurs cherchant un prix stable étant incités à signer des contrats sur 5 ans, les autres restant exposés aux fluctuations du marché, pour le meilleur ou pour le pire. Il n'y a pas de bonne solution mais des choix à faire !
M. Franck Montaugé, président. - Vous dites que la réforme du market design proposée par la Commission européenne n'améliorera pas sensiblement les signaux envoyés par le marché en direction des fournisseurs et encore moins en direction des investisseurs.
M. Nicolas Goldberg. - La Commission européenne propose d'allonger la durée de vie des produits de marché, ce qui permet de signer des contrats plus longs, jusqu'à 5 ans et ainsi de donner plus de visibilité aux entreprises. Cependant, il faudra mettre en place des contrats encore plus longs, notamment des PPA.
M. Franck Montaugé, président. - Aussi bien dans les CfD que dans les PPA, les fournisseurs peuvent s'associer aux investisseurs pour financer l'appareil productif.
M. Nicolas Goldberg. - Certains acteurs le font déjà.
M. Julien Teddé. - C'est, en effet, possible, via le contrat Exceltium, pour les gros consommateurs mais quand une PME installe des panneaux solaires pour sa propre consommation, elle participe au financement de l'appareil productif. Les CfD, les PPA, le mécanisme ARENH et l'autoconsommation introduisent une notion de coût permettant de remplacer au moins partiellement la notion de prix de gros de l'électricité.
M. Franck Montaugé, président. - Quelle est votre position sur la contribution de l'État au financement du nouveau nucléaire et du grand carénage ? En effet, ces investissements importants nécessitent d'accéder à l'emprunt, ce qui aura un impact sur leur coût.
M. Nicolas Goldberg. - J'ai la conviction très forte, au regard des montants en jeu et de la période d'amortissement, que c'est le coût de financement des infrastructures qui est le plus structurant. Dans un rapport publié en 2021, RTE a présenté plusieurs hypothèses de coût du système électrique en fonction du coût des gaz verts ou de celui des EPR2, estimé au même niveau que Flamanville, etc. Les variations ne sont pas très importantes. En revanche, l'augmentation du coût de financement du parc engendre d'importantes variations du prix des investissements.
Je pense que l'État doit significativement financer le nouveau parc nucléaire. Par ailleurs, le National Audit Office britannique a un regard très critique sur le financement d'Hinkley Point. Il considère que les coûts explosent parce que tous les risques ont été déportés sur le développeur du projet. S'ils avaient été mieux partagés entre l'État britannique et l'opérateur, le coût du CfD aurait pu diminuer de 30 %. La même logique s'applique au nouveau nucléaire français. C'est la raison pour laquelle il est important que l'État participe à son financement.
La même logique s'applique également aux réseaux. C'est une activité très capitalistique. Il ne faut pas la faire payer aux seuls consommateurs mais mettre en place des financements publics via la Caisse des dépôts et consignations, l'État, l'annulation des dividendes, etc. Si tous les investissements sont déportés sur les opérateurs qui portent seuls les risques, le coût de la transition énergétique explose.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - L'État serait alors propriétaire des équipements et les mettrait en concession d'exploitation. Il emprunte aujourd'hui 250 milliards d'euros chaque année pour financer du fonctionnement. Je ne suis pas opposé à ce qu'il emprunte 300 ou 400 milliards d'euros sur 20 ans pour financer des investissements mais il doit être propriétaire des équipements.
M. Nicolas Goldberg. - Il est possible d'imaginer des subventions, des concessions, une joint-venture entre l'opérateur et l'État, etc. Plusieurs montages financiers peuvent être envisagés pour que l'État investisse directement dans certaines infrastructures.
M. Franck Montaugé, président. - Certains articles suggèrent de recourir à l'option d'une base d'actifs régulés (BAR), comme elle existe pour le réseau. Est-elle envisageable pour la production ?
M. Nicolas Goldberg. - C'est l'option retenue pour la construction des EPR à Sizewell au Royaume-Uni. Il est donc tout à fait possible d'imaginer qu'une partie du parc nucléaire soit construit et exploité sous forme de BAR mais cette option nécessitera de nombreuses négociations. Elle consiste en effet à faire financer par l'État une partie de l'actif de production d'un acteur qui est en concurrence. Il faudra donc examiner si elle n'engendre pas de distorsions de marché, décider ou non de séparer ces actifs des autres actifs de l'opérateur, etc. Par ailleurs, un financement d'État et un coût garanti constitueraient un double mécanisme de subvention qui serait assez mal vu par la Commission européenne.
M. Franck Montaugé, président. - Je retiens qu'il y a quatre façons de financer le nouveau nucléaire : l'apport de fonds souverains, la BAR, les CfD et les PPA.
M. Nicolas Goldberg. - Il existe des contrats plus longs, comme les contrats d'allocation de production nucléaire (CAPN) destinés aux acteurs électro-intensifs. Ces contrats prévoient la vente d'électricité nucléaire pendant 10, 20 ou 30 ans en contrepartie du paiement d'une avance en tête et d'un partage des risques en cas de production inférieure aux prévisions du parc nucléaire. Dans ce cas, les prix augmentent et l'industriel doit se couvrir pour les volumes qui ne seraient pas livrés. En revanche, si le parc produit plus, l'industriel en bénéficie via une baisse du coût. Ce type de contrat n'est adapté qu'aux très gros consommateurs, en mesure de payer en avance en tête et de prendre des risques industriels. Il y a actuellement des discussions sur le périmètre des entreprises pouvant avoir accès à ces contrats. EDF considère que seuls les électro-intensifs peuvent y avoir accès, pour une partie seulement de leurs approvisionnements afin d'éviter que le contrat soit requalifié en contrat de fourniture.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie pour vos contributions.
Audition de M. Nicolas Deloge, directeur de la régulation des réseaux d'électricité et de gaz naturel à la Commission de Régulation de l'Énergie (CRE), Mmes Marianne Laigneau, présidente du directoire d'Enedis, Chloé Latour, directrice chargée de la stratégie industrielle chez Réseau de transport d'électricité (RTE), le 14 février 2024
M. Franck Montaugé, président. - Au nom de la commission d'enquête, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.
Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête en accueillant M. Nicolas Deloge, directeur de la régulation des réseaux d'électricité et de gaz naturel à la Commission de Régulation de l'Énergie (CRE), Mme Marianne Laigneau, présidente du directoire d'Enedis, et Mme Chloé Latour, directrice chargée de la stratégie industrielle chez Réseau de transport d'électricité (RTE).
Je me dois de vous faire prêter serment en vertu des règles qui régissent les commissions d'enquête parlementaires. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
M. Nicolas Deloge, directeur de la régulation des réseaux d'électricité et de gaz naturel à la CRE. - Je le jure.
Mme Marianne Laigneau, présidente du directoire d'Enedis. - Je le jure.
Mme Chloé Latour, directrice chargée de la stratégie industrielle chez RTE. - Je le jure.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ». Nos travaux sont centrés sur le présent et l'avenir du système électrique.
Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir au particulier et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
L'objet de la table ronde d'aujourd'hui est de s'intéresser aux réseaux et à l'acheminement électriques. Ce sont en effet des sujets cruciaux que l'on oublie souvent lorsque l'on parle d'électricité. Or l'acheminement a un coût technique, esthétique, que l'on ne peut absolument pas négliger.
La France est certes bien maillée, mais aujourd'hui le contexte évolue, avec la montée des énergies renouvelables qui suppose des réseaux plus diffus et des besoins en termes d'interconnexions. Il nous a semblé important de pouvoir apprécier l'impact de l'évolution en cours et à venir des réseaux et de l'acheminement électriques sur notre système électrique et le niveau de prix de l'électricité.
Combien l'aménagement de ces réseaux va-t-il coûter d'ici 2050, à mix inchangé ? Combien va-t-il coûter en tenant compte de la montée des énergies renouvelables ? Quels sont les coûts complets des différentes sources d'électricité en tenant compte des coûts d'acheminement ? Quelles conséquences prévisibles cela va-t-il avoir sur la facture d'électricité des ménages et des entreprises ? Avez-vous des recommandations à formuler en termes de choix à faire ou à éviter ?
Voilà quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur va vous interroger. Nous vous proposons de dérouler cette audition en quatre temps. Nous vous laissons présenter successivement votre travail et vos réflexions en dix minutes. Cette présentation sera suivie d'un temps de questions-réponses de notre rapporteur et de mes collègues ici présents. Vous pourrez revenir sur les propos des autres participants et nous pourrons terminer par une dernière série de questions-réponses.
Je passe la parole à M. le rapporteur.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci, M. le Président. Mesdames, Messieurs, merci de votre présence. Ce sujet de l'électricité est parfois un peu nébuleux. Nous nous intéressons aux perspectives de production, de consommation et d'évolution des prix. Dans ce triptyque figurent les réseaux, sur lesquels nous avons entendu des chiffres assez conséquents d'investissements nécessaires, de l'ordre de 100 milliards d'euros pour RTE, 90 milliards d'euros pour Enedis. Vous nous confirmerez ces chiffres. Nous souhaitons savoir à quoi ils se rapportent, sachant que le ministre nous a annoncé lors d'un récent débat que 25 000 kilomètres de réseau devraient être réalisés. Il nous faut appréhender le coût, l'acceptation, l'impact sur le paysage. Un périphérique de lignes à haute tension autour de Paris a également été évoqué. Nous devons également l'intégrer. Nous souhaiterions par ailleurs apprécier la part que représenterait, dans ces investissements, le renforcement de la production nucléaire et des énergies renouvelables, ainsi que le renforcement des lignes actuelles. Nous espérons que cette audition nous éclairera du mieux possible.
Mme Marianne Laigneau, présidente du directoire d'Enedis. - Merci, M. le Président. Vous avez souhaité centrer vos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. J'essaierai de contribuer à ces réflexions du point de vue du réseau de distribution d'électricité qui est géré par Enedis, mais qui appartient aux collectivités locales et qui dessert 95 % du territoire continental. Vous avez parlé du contexte d'évolution de ces réseaux. Il n'est pas exagéré de parler de révolution. Les réseaux de distribution d'électricité vivent effectivement une vraie révolution, et cette révolution accompagne une transformation profonde du système électrique français qui s'appuie sur plusieurs piliers.
Le réseau de distribution d'électricité représente 1,4 million de kilomètres de lignes, soit 35 fois le tour de la Terre. Il constitue le plus grand réseau de distribution européen, représentant 15 % de l'ensemble des réseaux européens. Ce réseau a une valeur collective majeure dans un contexte où les dimensions territoriales sont absolument déterminantes et il s'appuie sur la péréquation tarifaire qui en est une clef de voûte essentielle, car elle en manifeste la solidarité à l'heure où nous parlons d'une transition énergétique et écologique qui doit être juste et inclusive.
Nous développons et exploitons ce réseau dans le cadre d'un dialogue permanent, une vision nationale et des enjeux locaux, puisque nous sommes à la fois une entreprise et un service public, une entreprise nationale avec 40 000 salariés, mais aussi une entreprise complètement locale. Les contrats de concession qui nous lient désormais jusqu'en 2050 avec les collectivités locales en sont une illustration. L'un des atouts de cette organisation est précisément de pouvoir optimiser et séquencer des investissements dans un environnement très complexe, évolutif et de plus en plus incertain, pour répondre à des enjeux multiples. Pour ce faire, il nous faut un cadre régulateur stable dans le temps, permettant de répondre à ces défis tout en étant soutenable pour le consommateur.
Notre premier grand défi concerne le développement. Vous avez entendu des acteurs de la production centralisée. Aujourd'hui, 90 % des énergies renouvelables produites en France sont raccordées au réseau de distribution géré par Enedis. Plus de 60 % d'entre elles sont situées dans des communes de moins de 2 000 habitants et soulèvent des enjeux d'aménagement du territoire. Ce système de production qui s'appuie toujours sur des unités de production centralisées est aussi de plus en plus décentralisé. À l'heure actuelle, 840 000 producteurs d'énergies renouvelables sont connectés au réseau de production opéré par Enedis, dont près de la moitié sont des auto-consommateurs, particuliers ou professionnels. Ils étaient quelques milliers seulement voilà cinq ans. Ce réseau est également de plus en plus digital et doit gérer des flux qui vont dans les deux sens. Auparavant, il vous apportait de l'électricité jusqu'à votre domicile. Désormais, il vous apporte de l'électricité, mais il reçoit aussi des productions en provenance de multiples acteurs.
Vous avez évoqué le chiffre que nous avons rendu public en 2022 de 96 milliards d'euros d'investissements nécessaires. Ce chiffre représente une trajectoire projetée en 2040. Il repose sur des hypothèses qui peuvent varier dans un contexte d'inflation et d'activité économique qui peut lui aussi varier. Le premier objectif de notre programme d'investissement consiste à accélérer et réussir la transition énergétique. Le raccordement devient notre mission principale. Nous devons raccorder des énergies renouvelables nouvelles, essentiellement de l'éolien et de plus en plus de photovoltaïque. En tant que service public, nous répondons aux demandes de clients dans un cadre national qui est celui de la PPE actuelle et des travaux dans le cadre de la PPE future.
Pour cadrer nos hypothèses, nous prenons le scénario de référence de RTE, c'est-à-dire une cible de 110 GW d'énergies renouvelables raccordées en 2040 au réseau exploité par Enedis. Nous voyons une très forte accélération du développement de l'énergie solaire, avec des installations de petite taille et de taille moyenne, liées en particulier à l'émergence de l'agriphotovoltaïsme. En 2023, battant notre record précédent, nous avons raccordé 4,2 GW d'énergies renouvelables. En 2019, avant la crise Covid, nous avions raccordé 2 GW. En nombre d'installations raccordées, nous avons plus que doublé nos volumes, passant de 30 000 en 2019 à 200 000 en 2023. Dans les quatre à cinq ans à venir, selon le rythme de développement, nous estimons que vont s'ajouter entre 1 et 2 millions de nouveaux sites de production d'énergies renouvelables raccordés au réseau de distribution.
Nous devons aussi nous atteler au défi, un peu plus décalé dans le temps, du raccordement de la mobilité électrique. Aujourd'hui, 1,6 million de véhicules électriques et hybrides sont en circulation en France. Selon les prévisions de l'ADEME et d'Enedis, nous devrions passer à 8 millions en 2030 et 17 millions en 2035. Il faut donc raccorder des ouvrages de recharge de ces véhicules sur la voie publique, les autoroutes, les parkings des grandes surfaces, les ombrières, etc. Il existe aujourd'hui 1,7 million de points de charge ouverts sur la voie publique. La recharge des véhicules électriques s'effectuant à 90 % à domicile, il faudra raccorder les maisons individuelles, mais aussi les parkings des immeubles collectifs, un exercice plus complexe impliquant l'assemblée générale des copropriétaires, pour permettre un véritable accès à la mobilité électrique.
Ce scénario de référence est fondé sur les prévisions de croissance de la population, de composition de foyers et de consommation d'électricité de l'Insee.
Notre deuxième grand défi vise à assurer à tous les Français une électricité de qualité. Nous acheminons l'électricité de tous les fournisseurs, et ce, dans un contexte climatique de plus en plus éprouvant pour le réseau. Avec l'aide d'instituts spécialisés, nous modélisons les aléas climatiques à un horizon 2030-2040, voire au-delà, en nous appuyant en particulier sur les rapports du GIEC. Nous devons nous préparer à plus de tempêtes. En 2023, nous avons enregistré 16 tempêtes, un record absolu, dont certaines se sont révélées particulièrement dévastatrices, que ce soit Ciaran ou Domingo en novembre dernier. Nous devons aussi faire face à des augmentations de température très fortes l'été, à un risque inondation de plus en plus fort, comme nous l'avons constaté encore récemment dans le NordPas-de-Calais, ainsi qu'à une augmentation du risque incendie. Les investissements servent à rendre le réseau plus résistant, plus résilient à ces aléas climatiques de plus en plus forts et de plus en plus fréquents.
Les missions qui sont les nôtres consistent à garantir dans la durée aux Français qu'ils auront un temps de coupure moyen acceptable et contrôlé. Nous devons également garantir aux Français des départements les plus ruraux que les investissements seront réalisés pour continuer à proposer une électricité de qualité, ce qui passe par le remplacement des câbles les plus vulnérables aux aléas climatiques. D'ici 2040, nous devrons construire 9 tours de Terre pour permettre le développement des usages de l'électricité et pour enfouir et renouveler le réseau dont nous avons la gestion. Ces investissements doivent s'opérer dans un contexte qui nécessite que ces réseaux soient de plus en plus intelligents, avec le recours à l'intelligence artificielle pour dépanner plus rapidement. L'enjeu de la cybersécurité suppose aussi des investissements. Au-delà des investissements financiers, nous devons investir dans l'humain, en recrutant de nouveaux salariés et en assurant une gestion des compétences robuste dans la durée.
Toutes ces missions de service public se traduisent par des investissements de 96 milliards d'euros (en euros constants 2021) d'ici 2040, soit 5 milliards d'euros environ chaque année. Nous dépassons légèrement 4 milliards d'euros aujourd'hui. Il ne s'agit pas de rattraper une situation chronique de sous-investissement. Ces investissements ont augmenté de façon constante depuis une quinzaine d'années pour faire face à ces enjeux. Sur ces 96 milliards d'euros, nous devrions consacrer 10 milliards d'euros au raccordement des énergies renouvelables, 7,5 milliards d'euros à la mobilité électrique, 23 milliards d'euros au raccordement des consommateurs. Cette trajectoire est assise sur des hypothèses qui peuvent varier. La voiture électrique peut ne pas se développer au rythme anticipé. De même, des phénomènes économiques peuvent freiner ce développement.
S'agissant des conséquences de cette trajectoire d'investissement sur le tarif d'acheminement de l'électricité, nous considérions jusqu'à récemment que le tarif réglementé de vente comprenait trois tiers : un tiers de taxes, un tiers pour rémunérer la production/fourniture et un tiers pour les réseaux. Les récentes évolutions ont fait passer la part du TURPE, le terme consacré pour désigner la rémunération des réseaux de distribution à l'intérieur du tarif intégré, d'un tiers à 25 %. Le cycle du TURPE 6 s'achèvera à la fin de l'année prochaine et nous allons entrer en discussion avec la CRE sur ce tarif qui représente plus de 90 % du chiffre d'affaires d'Enedis, qui s'établit chaque année autour de 14 milliards d'euros. Ce tarif permet à la fois de couvrir les coûts engagés par les gestionnaires de réseau et de rémunérer les investissements réalisés dans ce système. Je pourrai vous donner plus de détail si vous le souhaitez lors des questions-réponses. Ce nouveau tarif devra donner les moyens aux réseaux de remplir leurs missions correctement, dans un cadre de solidarité et de répondre à des objectifs fixés par la représentation nationale, tout en répondant aussi aux défis du changement climatique.
Mme Chloé Latour, directrice chargée de la stratégie industrielle chez RTE. - M. le Président, M. le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénatrices et sénateurs, diriger la préparation de notre prochain schéma décennal de développement du réseau, le SDDR, constitue ma principale mission en tant que directrice stratégie et régulation de RTE.
Le réseau d'aujourd'hui représente le point de départ de ce travail, une infrastructure présente sur tout le territoire métropolitain continental, soit plus de 100 000 kilomètres de lignes, plus de 2 800 postes électriques, et plusieurs niveaux de tension allant du 400 au 63 kilovolts. Cette infrastructure physique va de pair avec les salles de dispatching qui orientent les flux d'électricité à chaque instant sur tout le territoire. Cette infrastructure est essentielle pour la sécurité du pays. RTE représente donc un opérateur d'importance vitale et une partie de nos investissements s'inscrit dans le cadre de la loi de programmation militaire. Ce réseau n'est pas un élément isolé, il assure le trait d'union entre les différents éléments qui composent le système. Pour réfléchir sur le réseau, il faut mener une réflexion de nature économique d'ensemble sur le système électrique et une réflexion sur l'aménagement du territoire.
Le réseau n'est jamais seul. C'est ainsi qu'il a été pensé et construit lors des deux phases de planification du réseau au cours du vingtième siècle. Après la Seconde Guerre mondiale, les réseaux sont largement décimés. L'enjeu consiste donc à accompagner la reconstruction et l'industrialisation du pays et en profiter pour créer un réseau public de transport d'électricité. Au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, le Plan Messmer entraîne la construction des grands axes 400 kilovolts, en lien avec le développement du parc électronucléaire. Depuis cette période, de grands projets de réseau se sont développés, comme le projet Cotentin-Maine pour accompagner l'évolution du parc de production nucléaire, le projet Baixas-Santa Llogaia pour développer le réseau interconnecté avec l'Espagne ou le projet Haute Durance pour renforcer et renouveler le réseau des Alpes. Néanmoins, si nous regardons une carte du réseau de transport d'électricité français, nous pouvons constater que sa structure construite depuis 1945 n'a évolué qu'à la marge. Elle a assuré l'intendance, s'est adaptée. Elle n'a jamais été bloquante, mais elle ressemble toujours à celle qui a été planifiée à l'époque.
Aujourd'hui, ce réseau a près de quatre-vingts ans. Nous entrons donc forcément dans une période de renouvellement important de ce patrimoine, comme le concluait notre précédent schéma décennal, publié en 2019. La perspective de réseau réside dans la neutralité carbone. Nous avons étudié celle-ci dans les « Futurs énergétiques 2050 ». Tous les scénarios prévoient une baisse de la consommation totale d'énergie, une réduction de la dépendance de la France aux énergies fossiles, une augmentation de la part de l'électricité dans le mix énergétique français et des investissements dans le système électrique, la production, les réseaux et les flexibilités.
Pour le réseau, les conclusions de cette étude conduite en partenariat avec Enedis pour le transport et la distribution d'électricité sont très claires. Les investissements dans les réseaux augmentent. Pour le seul transport d'électricité, ils seront de l'ordre de 100 milliards d'euros d'ici 2040, dans la fourchette des variantes dites de réindustrialisation des Futurs énergétiques 2050. Tous les scénarios nécessitent de mener une action sur la structure du réseau, c'est-à-dire les axes 400 kilovolts. Cette structure n'est plus adaptée à la neutralité carbone, y compris dans les scénarios qui comportent une part importante de nucléaire. Tous les scénarios nécessitent de poursuivre le renouvellement des réseaux. Les investissements dans le réseau dépendent des choix opérés pour les autres filières, mais le réseau vient toujours avec les autres éléments.
Toutes ces conclusions ont été confirmées par d'autres acteurs. L'Agence internationale de l'Énergie (AIE) que vous avez auditionnée a publié en 2023 une étude centrée sur les réseaux. Au-delà des ordres de grandeur financiers, cette étude insiste notamment sur le risque de retard dans le développement des réseaux pour cette transition. Le SDDR constitue l'approfondissement du chapitre réseau des Futurs énergétiques 2050. Il doit donner lieu à une vraie proposition de planification de la part de RTE. Cette planification est prévue par la loi, dans le Code de l'énergie, mais aussi dans le Code de l'enveloppe. Elle couvrira la période 2025-2040 et s'appuie, comme les Futurs énergétiques 2050, sur un important travail de modélisation qui vise à identifier les endroits de blocage sur le réseau actuel ou les prochaines infrastructures qui vont entrer en service, afin de définir les principales zones géographiques dans lesquelles il faudra investir d'ici 2040.
Nous réalisons beaucoup de variantes, car les possibilités à simuler sont extrêmement nombreuses. Nous avons pour objectif d'identifier s'il existe un socle commun de besoins. Nous connaissons déjà une partie de ce socle. Sur l'industrie, des infrastructures de réseau 400 kilovolts sont déjà planifiées dans les zones de Dunkerque, Fos-sur-Mer, Le Havre. Leur tracé précis est en cours de concertation. Elles doivent être mises en service entre 2028 et 2030. Nous sommes engagés dans une véritable course contre la montre pour ce premier réseau 400 kilovolts que nous redéveloppons pour être au rendez-vous de la réindustrialisation du pays. Sur le parc nucléaire, le Président a identifié les premiers sites pour les EPR. Nous avons des stratégies pour Penly et Gravelines. Elles sont en cours de concertation. Au-delà du dernier kilomètre de raccordement, l'impact sur la structure du réseau est systématiquement mutualisable avec d'autres besoins. Sur l'éolien en mer, les stratégies existent pour tous les parcs identifiés par l'État et sont en cours de mise en oeuvre. Les premiers raccordements sont terminés, dans le respect des coûts et des délais.
Tous ces éléments ont conduit RTE à présenter cette année au régulateur un programme d'investissements qui passe de 1,7 milliard d'euros en 2023 à 2 milliards d'euros en 2024 et 3,7 milliards d'euros en 2027. Tous nos investissements sont approuvés par le régulateur. Pour le SDDR, nous devons proposer la stratégie pour le coup d'après. Au-delà des montants financiers, cette stratégie devra répondre à trois priorités. La première de ces priorités réside dans l'industrialisation du raccordement. Les demandes sont très nombreuses, en forte croissance, souvent directement sur le réseau 400 kilovolts. La deuxième priorité concerne la structure du réseau dans son ensemble pour accueillir nucléaire, renouvelables et réindustrialisation. Enfin la troisième priorité a trait à l'adaptation du réseau au changement climatique et aux risques naturels (canicule, incendie, inondations, tempêtes). L'État a défini une trajectoire de référence pour l'adaptation au changement climatique. RTE prépare un plan d'adaptation. Nous avons déjà effectué le travail pour les tempêtes et nous devons désormais le poursuivre. D'autres investissements viendront en plus de ces priorités, mais ils seront d'ordre deux dans la trajectoire globale.
Réussir cette planification implique d'intégrer cinq impératifs pour RTE. La temporalité constitue le premier impératif. Le réseau est l'incarnation de l'infrastructure du temps long. Il est plus long à construire que toutes les autres infrastructures électriques, à l'exception du nouveau nucléaire. Si nous attendons de disposer de toutes les informations pour planifier une infrastructure de réseau, nous sommes sûrs d'être en retard. L'Allemagne est la meilleure illustration. Aujourd'hui, les gestionnaires de réseau allemands éprouvent de grandes difficultés pour adapter la structure de leur réseau du nord au sud, avec un impact très significatif sur les coûts d'exploitation du système électrique allemand, de l'ordre de 4 milliards d'euros par an qui viennent s'ajouter au financement des nouvelles infrastructures.
La mutualisation représente le deuxième impératif. Un réseau mal planifié est un réseau plus cher, avec une empreinte territoriale plus forte et plus de ressources consommées. Dans les zones de décarbonation par exemple, si nous étions partis des demandes individuelles de chaque industriel, nous n'aurions pas construit d'infrastructures mutualisées. À Dunkerque en particulier, sans la vision d'ensemble comprenant industrie, renouvellement et EPR, nous aurions dupliqué des infrastructures alors que nous n'en réalisons qu'une seule qui répond à tous les besoins du territoire. Réussir cette mutualisation impose en revanche de revoir et simplifier notre cadre de raccordement et de régulation.
Notre troisième impératif réside dans le réalisme industriel. Un programme de développement du réseau est surtout un programme d'équipement. Comme dans les années quatre-vingt, il faut une approche en filière industrielle. Pour le nucléaire, tout le monde le sait. Pour les ENR, aussi. C'est également le cas pour le réseau. Nous avons lancé ce travail avec notre base industrielle que nous interrogeons sur sa capacité à répondre à nos besoins d'investissement.
La réflexion sur le financement représente notre quatrième impératif. Les fondamentaux économiques de RTE sont bons. Nous sommes bien notés. Nous arrivons à financer nos investissements. Notre modèle économique est basé sur un financement à bas coût, amorti sur le temps long (environ 40 ans). Nous sommes adossés à l'État et les financeurs considèrent que notre cadre de régulation est stable. Néanmoins, le TURPE ne finance pas tous les investissements de RTE contrairement à ce qui a pu vous être dit par ailleurs. Les producteurs et les consommateurs portent une part de ces investissements, ce qui renforce le besoin de réfléchir de manière globale plutôt qu'au périmètre du TURPE et du réseau. La part du réseau de transport dans les tarifs réglementés de vente est inférieure à 10 %, plutôt de l'ordre de 7 à 8 %, et cette part a augmenté moins vite que la part énergie. Cette évolution est liée au fait que la structure du réseau n'a été adaptée que de manière marginale. Au-delà des enjeux de financement, l'enjeu principal réside dans l'approvisionnement, la chaîne de valeur et la base industrielle, en France et en Europe.
Enfin, notre dernier impératif vient de la concertation. Un réseau planifié en chambre est une erreur vis-à-vis des pouvoirs publics, de la représentation nationale et des citoyens. Nous ouvrirons donc fin février une consultation publique sur le Schéma décennal de développement du réseau dans le but de consolider et documenter nos hypothèses, comme dans tous nos rapports. La concertation ne portera pas sur des projets, mais sur le dimensionnement du réseau. Ce document constituera un plan programme qui sera soumis à la CRE, l'État, la Commission nationale du débat public et l'autorité environnementale. Pour toutes ces raisons, nous pensons que ce document va nous permettre de débattre de manière complète de la stratégie que nous voulons mettre en oeuvre pour le réseau public de transport d'électricité et d'offrir à RTE les moyens de la décliner.
M. Nicolas Deloge, directeur de la régulation des réseaux d'électricité et de gaz naturel à la CRE. - La Commission de régulation de l'énergie (CRE) est une autorité administrative indépendante employant environ 160 personnes. Elle est chargée de la régulation des réseaux d'électricité et de gaz, du bon fonctionnement des marchés de gros et de détail de l'électricité et du gaz et de la mise en oeuvre des appels d'offres pour le compte de l'État sur les énergies renouvelables, tout ceci au bénéfice du consommateur final. Je tenais à vous remercier de nous auditionner. La CRE est toujours disponible pour venir éclairer les enjeux de l'électricité et du gaz.
Les réseaux constituent des monopoles. Dès lors, il faut fixer leurs tarifs qui sont directement payés par le consommateur final. Le rôle premier de la CRE sur les réseaux consiste donc à fixer un tarif pour ces réseaux. Ce rôle se décline en trois aspects. Sur la fixation des tarifs, la loi précise que le tarif doit couvrir les coûts d'un « opérateur efficace ». Le cadre tarifaire vise en effet à la performance des opérateurs en assurant une efficacité du point de vue économique, avec des enveloppes de charges d'exploitation et des régulations incitatives sur les coûts unitaires des investissements et une qualité de service et d'alimentation. Le tarif suit 70 indicateurs sur les réseaux, dont 23 sont associés à une incitation financière. Il est donc essentiel pour la régulation que d'inciter à la performance. Le tarif recouvre aussi les signaux envoyés au consommateur, via par exemple le tarif heures pleines/heures creuses pour les consommateurs résidentiels, qui permet de caler les chauffe-eaux au bon moment pour le réseau.
Nous entrons aujourd'hui dans la préparation d'un nouveau TURPE, le TURPE 7, pour les années 2025 à 2028. Les débats commencent à peine. Ce tarif devra faire face à un certain nombre d'enjeux liés à la hausse des investissements, mais aussi la hausse prévue des consommations. Je ne suis pas en mesure à ce stade de vous dire si ce tarif augmentera ou non, même si l'accélération des investissements joue plutôt à la hausse.
La régulation des réseaux porte aussi un principe de non-discrimination. La CRE doit s'assurer que tout le monde accède au réseau dans les mêmes conditions. Globalement, les opérateurs réalisent un travail satisfaisant sur ce sujet. Aujourd'hui, en France, tout le monde accède au réseau dans les mêmes conditions. Les rapports que nous remettons chaque année le démontrent.
La CRE est également chargée de l'approbation des investissements. La CRE exerce des missions différentes pour le transport et la distribution, même si les façons de travailler restent assez semblables. Vis-à-vis de RTE, nous jouons un rôle très fort d'approbation des programmes d'investissement qui se décline en trois temps. Nous rendons des avis sur les schémas de développement décennaux pour approuver les stratégies d'investissement de RTE sur le long terme concernant les lignes électriques, leur déploiement, leur technologie, leurs modalités de déploiement. Chaque année, nous approuvons aussi les budgets de RTE. Ce travail ne se résume pas à une signature en bas d'une feuille, il se déroule toute l'année. Nous examinons les projets un par un avec RTE et les études coûts-bénéfices pour identifier l'investissement qui fait le plus de sens économiquement, qui répond au plus grand nombre de demandes, qui coûte le moins cher et qui présente les caractéristiques d'acceptabilité adéquates. Évidemment, les études sont particulièrement poussées sur les plus grands projets (interconnexions, raccordements en mer, lignes 400 000 volts, etc.). Pour ces projets très coûteux, nous fixons même des budgets cibles, assortis d'un malus si RTE ne les respecte pas et d'un bonus s'il les respecte.
Pour Enedis, l'approche est différente. Nous n'approuvons pas les investissements individuellement. Nous nous concentrons plutôt sur les politiques générales d'investissement et nous pouvons parfois entrer dans un détail plus précis sur de grands programmes, comme le programme Linky sur lequel nous avions réalisé une étude coûts-bénéfices complète et un retour d'expérience. L'approbation des investissements relève des autorités organisatrices de la distribution d'électricité (AODE). Néanmoins, nous fixons un certain nombre d'incitations à la performance.
La CRE intervient dans de nombreux aspects des raccordements. Le sujet du raccordement présente trois grands objectifs : accélération, mutualisation et anticipation. Nous avons tous un rôle à jour dans l'accélération du raccordement. RTE et Enedis doivent être plus rapides dans leurs travaux et réaliser des ouvrages optimisés, en recourant aux réseaux intelligents pour gagner en optimisation. Nous devons quant à nous réduire les autorisations. La loi APER a fait beaucoup pour réduire un certain nombre de délais en termes d'autorisations administratives et environnementales. Cependant, sur un gros projet de RTE, les deux tiers du projet sont consacrés aux autorisations, les travaux ne durant qu'un tiers du temps. Pour accélérer, il faut également prendre en compte les contraintes du réseau dès le dimensionnement du projet au lieu de se poser la question à la fin, notamment pour les plus grands projets. Nous invitons donc les pouvoirs publics et les gestionnaires de réseau à agir en ce sens.
La mutualisation constitue le grand chantier du moment. Les Schémas régionaux de raccordement au réseau des énergies renouvelables (S3REnR) ont mis en place la mutualisation pour les renouvelables. En onze ans, nous avons développé 30 GW d'énergies renouvelables avec ce système, contre 15 GW au cours des onze années précédentes. En 2023, nous avons atteint 4,5 GW. Ce système de mutualisation fonctionne. Nous réunissons tous les porteurs de projet ENR pour construire un réseau commun à tous, optimisé en termes de coûts et de délais, dont ils paieront une partie ou « quote-part ». Cette démarche nécessite aussi que les producteurs acceptent de jouer le jeu de la mutualisation et déclarent leur projet en communiquant autant de données que possible à RTE et Enedis pour bâtir leurs plans.
Depuis deux ans, la mutualisation concerne aussi la réindustrialisation et la décarbonation. La demande s'élève à 20 GW pour 15 GW installés aujourd'hui. Cette forte demande se manifeste dans des zones assez circonscrites : Fos-sur-Mer, Dunkerque, la vallée de la chimie, etc. Ces zones nécessiteront des investissements importants. La CRE soutient donc l'approche mutualisée développée par RTE.
Enfin, le raccordement soulève un enjeu d'anticipation. Le réseau devient limitant dans de très nombreux projets, grands ou petits. Les gestionnaires de réseau doivent anticiper, passer des marchés de matériel à l'avance, sans être certains que le projet sera finalement réalisé. La CRE doit les accompagner dans cette prise de risque nécessaire. Dans cette démarche, notre rôle est multiple. Nous approuvons notamment les conventions de raccordement et nous calculons les quotes-parts.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci pour ces exposés liminaires. J'ai besoin de quelques éclaircissements sur les chiffres. J'ai compris que le réseau de transport représentait 100 000 kilomètres et que le réseau de distribution représentait 35 fois le tour de la Terre. Lorsque le ministre évoquait 15 000 à 25 000 kilomètres supplémentaires, j'imagine qu'il faisait référence au transport.
Mme Chloé Latour. - Tout à fait.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'ai entendu qu'Enedis devrait investir 96 milliards d'euros d'ici 2040. Le chiffre augmente-t-il dans les mêmes proportions jusqu'en 2050 ? Ce montant représente quand même 6 milliards d'euros d'investissements par an. Les financerez-vous uniquement grâce au TURPE 7, dont on ignore à ce stade s'il augmentera ou non ? D'après RTE, la consommation devrait augmenter entre 2025 et 2028 après avoir baissé au cours des dix dernières années. Je ne vois pas d'éléments qui pourraient réduire les montants bruts de transport et de distribution. J'aimerais savoir comment Enedis entend financer l'augmentation de ses investissements. Ces investissements sont-ils linéaires jusqu'en 2040 ?
Dans le rapport Futurs énergétiques 2050 de RTE, qui date de 2021, en page 528, nous observons une augmentation des investissements prévisionnels dans les réseaux, pour le scénario le plus nucléarisé (N03), de 95 milliards d'euros entre 2020 et 2060. Quelle est l'articulation entre ce chiffre et ceux que vous avez annoncés ? Pour le scénario comprenant beaucoup d'énergies renouvelables, le montant atteint 160 milliards d'euros. Madame Laigneau a communiqué quelques éléments sur la répartition pour 40 milliards d'euros. J'aurais aimé la décomposition complète de vos investissements (remplacement, énergies renouvelables, etc.).
Si nous renforçons uniquement la politique nucléaire sur les 18 sites existants, combien devons-nous investir dans le transport et la distribution ? J'ai l'impression que nous renforçons aussi le transport pour le transit avec l'Espagne et le Royaume-Uni. Faisons-nous payer les autres pays lorsqu'ils utilisent nos réseaux ? Avons-nous prévu de le faire ? Quelle proportion des investissements est dédiée à ce volet ?
Enfin, il existerait une déperdition assez importante sur les réseaux, de l'ordre de 25 % ou 20 TWh. Les investissements que vous prévoyez de réaliser peuvent-ils limiter ces pertes ? Avez-vous défini des objectifs en la matière ?
M. Franck Montaugé, président. - Selon la part de nucléaire ou d'énergies renouvelables non pilotables dans le mix énergétique, la partie flexibilité liée au réseau très haute tension ou moyenne tension est de plus ou moins importante, avec un impact sur les coûts et les chiffres que vous nous avez annoncés. Dans quelles hypothèses de composition du mix de production nationale travaillez-vous ?
M. Nicolas Deloge. - Sur le tarif des réseaux, différents éléments appuient l'idée que le prochain tarif devrait être en hausse, compte tenu de l'inflation et de la hausse des coûts de financement. Avec la chaleur des dernières années et la sobriété due à la crise, les recettes d'Enedis sont moindres qu'attendu alors que les investissements sont plus importants. Le chiffre d'affaires d'Enedis ou de RTE est attendu globalement en hausse. Les discussions vont démarrer. Les dossiers tarifaires n'ont pas encore été rendus par les opérateurs. Face à cette hausse se pose la question de la consommation. Le tarif devrait probablement augmenter. La proportion de cette augmentation dépendra de l'hypothèse retenue en termes de consommation. Pour l'instant, l'évolution de la consommation reste la grande inconnue. La CRE et les gestionnaires s'attacheront à bâtir la meilleure hypothèse possible. Certains scénarios de RTE évoquent une augmentation importante due à la réindustrialisation qui permettra d'absorber une partie de ces coûts.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Effectuez-vous un suivi quotidien de la consommation ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Savez-vous ce que nous avons consommé depuis le 1er janvier ? Quelle est l'évolution de la consommation par rapport à 2023 ?
M. Nicolas Deloge. - Je ne dispose pas de tous les chiffres. En revanche, je peux vous dire que le mois de décembre qui a été très chaud a induit de très faibles consommations historiques, venant grever les recettes attendues d'Enedis.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous savons que la consommation 2023 a baissé par rapport à 2022.
M. Nicolas Deloge. - Nous avons effectivement vu l'effet de sobriété liée à la crise. Je ne dispose pas du chiffre 2024. La consommation dépend beaucoup de la météo.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - À quel rythme recevez-vous ces chiffres ? Vous avez indiqué que vous suiviez la consommation électrique au jour le jour, mais vous n'avez pas les données à fin janvier.
M. Nicolas Deloge. - Si j'avais l'application de RTE sous les yeux, je pourrais faire une somme avec un fichier Excel et vous donner le volume de la consommation depuis le début de l'année. Nous réalisons bien un suivi quotidien.
Mme Marianne Laigneau. - Cette trajectoire d'investissement a été projetée en 2019 jusqu'en 2035. Nous avons réalisé une actualisation en 2021 pour couvrir les années 2022-2040. Nous passerions d'une moyenne de 4 milliards d'euros à 5 ou 5,5 milliards d'euros. Certains éléments progressent de manière linéaire, en particulier le raccordement des énergies renouvelables. Sur ce sujet, nous nous basons sur le scénario de la PPE actuelle et sur les travaux récents du ministère de l'Énergie dans le cadre des scénarios 2050. Nous regardons les fourchettes haute, moyenne et basse et nous les adaptons tout en tenant compte du discours de Belfort. Prévoir de raccorder 5 GW d'énergies renouvelables au périmètre d'Enedis dans les années à venir est considéré comme cohérent avec l'ensemble de ces scénarios. Pour le véhicule électrique, en revanche, nous anticipons un pic de raccordement en 2030, avec l'interdiction de la vente des véhicules thermiques neufs. Une fois que les parkings sont raccordés, l'investissement redescend.
Nous pouvons envoyer à la commission la composition des investissements. J'ai évoqué la transition écologique pour les nouveaux raccordements, du côté de la production et des usages. J'ai mentionné le véhicule électrique, mais j'aurais pu mentionner aussi les pompes à chaleur qui se développent fortement ou l'industrie. 50 % de l'industrie française est raccordée au réseau de distribution. Nous parlons beaucoup des grandes zones de décarbonation. Nous travaillons avec RTE dans l'anticipation. Dunkerque constitue de ce point de vue une grande réussite. Cependant, il ne faut pas oublier la petite industrie qui est également connectée au réseau décentralisé. Outre la transition écologique, une part importante des investissements est consacrée à la résilience, le renforcement et l'enfouissement. Nous avions ainsi consacré 100 millions d'euros à enfouir tout le littoral de la Bretagne voilà quelques années, en anticipation. Ces investissements sont réalisés en concertation avec les propriétaires des réseaux en recherchant le meilleur coût technico-économique. Nous ne pouvons pas non plus surinvestir, car le client final va payer. C'est bien dans l'anticipation que réside l'utilité sociale de notre mission.
Les investissements seront couverts par les recettes issues du tarif. Les facteurs que nous évoquons jouent plutôt à la hausse. Nous devons nous assurer que cette évolution soit soutenable dans la durée, grâce au lissage des investissements, mais aussi à la performance. Les opérateurs gestionnaires de réseau doivent être performants. Sur le programme Linky par exemple, l'investissement était attendu à 4,7 milliards d'euros. Nous l'avons délivré à 4 milliards d'euros, dans le calendrier prévu et la performance qu'il a dégagée a permis de l'auto-financer. Nous avons réduit nos interventions sur le terrain de 80 %, puisque les opérations sont effectuées désormais à distance (relevé des index, déménagements, augmentation de puissance, etc.). Dans la trajectoire, de nombreux moyens informatiques sont donc nécessaires.
Enfin, nous observons, sur le réseau Enedis, 25 TWh de pertes que nous couvrons partiellement par l'ARENH. Aujourd'hui, Enedis et dans une moindre mesure RTE bénéficient de l'ARENH et il est important que nous soyons pris en considération dans le système futur. Nous essayons aussi, par des matériaux plus résilients, de nouvelles technologies, de piloter et limiter ces pertes techniques ou non techniques.
Quant à la consommation, elle est plutôt, pour des raisons de sobriété voulue ou subie et d'une météo clémente, en baisse depuis le début de l'année.
Mme Chloé Latour. - Sur le prochain schéma décennal, nous travaillons sur deux types de scénarios, le scénario du projet de Stratégie française énergie climat publié en novembre dernier et les trois scénarios de notre dernier bilan prévisionnel publié en 2023. Sur ces trois scénarios (atteinte des objectifs publics, léger retard dans l'atteinte des objectifs ou cadre macroéconomique défavorable de mondialisation contrariée), nous réalisons des variantes de localisation des différentes filières de production et des différents enjeux sur la consommation. Nous publierons le prochain schéma décennal sur la base de ces scénarios et nous lancerons une concertation sur les propositions de localisation, que ce soit sur la consommation en termes d'industrie, de mobilité et de sobriété ou sur la production, avec les énergies renouvelables terrestres et marines, et le nucléaire.
Les choix réalisés par le chef de l'État nous positionnent plutôt dans les scénarios de réindustrialisation des Futurs énergétiques 2050. Le graphique que vous évoquez fait référence aux scénarios de référence. Pour apprécier les impacts sur les réseaux de transport, il faut s'intéresser à la page 512 du rapport, avec la figure qui projette les coûts dans les cas de réindustrialisation, notamment sur la période 2035-2050. Les équilibres entre les différents scénarios ne changent pas fondamentalement. En revanche, les réseaux à construire sont quand même plus nombreux pour absorber plus de production et plus de consommation.
M. Franck Montaugé, président. - Vous vous placez là dans l'hypothèse de 50 % de nucléaire.
Mme Chloé Latour. - Nous avons présenté les coûts réseau pour les six scénarios. Certaines comprennent plus de nucléaires, d'autres plus d'énergies renouvelables. Plus la proportion de nucléaire est importante, plus les coûts baissent pour le réseau.
M. Franck Montaugé, président. - Et moins la proportion de réseau à construire est importante. Nous nous plaçons là dans une hypothèse de minimisation des coûts d'investissements réseau qui amène à travailler sur le scénario N03 plus que tout autre.
Mme Chloé Latour. - Aujourd'hui, la trajectoire publique à l'horizon 2040 se rapproche d'un scénario N2 plutôt qu'un scénario N03. Les choix de politique publique réalisés, notamment le discours de Belfort ou le projet de Stratégie française énergie climat, dans la catégorie des scénarios N, nous rapprochent plutôt du scénario N2, avec un peu plus d'offshore, puisque le Pacte éolien en mer prévoit 18 GW d'éolien en mer raccordé en 2035 et 45 GW à l'horizon 2050. Cette production ne figurait pas dans ces scénarios. Pour les Futurs énergétiques 2050, il faut se référer aux scénarios de variantes de réindustrialisation profonde.
M. Franck Montaugé, président. - Le scénario N2 prévoit 36 % de production nucléaire.
Mme Chloé Latour. - Tout à fait. Depuis, différentes décisions ont été prises qui conduisent à accélérer la trajectoire. La réindustrialisation arrive plus vite. Nous le voyons dans les investissements dans les grandes zones industrialo-portuaires. Le bilan prévisionnel 2023 publié en septembre dernier tend à ramener vers la période 2025-2035 une partie des investissements qui étaient prévus dans les Futurs énergétiques 2050 dans la période 2035-2050. C'est le cas pour la production d'électricité et la consommation d'électricité, ainsi que pour les réseaux. Nous le voyons très concrètement dans notre trajectoire d'investissement avec les projets qui démarrent pour la décarbonation. Aujourd'hui, nous travaillons les scénarios du bilan prévisionnel 2023, accélérés par rapport aux scénarios des Futurs énergétiques 2050. Une partie des investissements prévus dans les Futurs énergétiques 2050 et figurant dans ces graphiques ne se matérialisera pas entre 2035 et 2050, mais entre 2030 et 2040, dans des scénarios d'atteinte des objectifs publics. Ces scénarios comprennent la décarbonation, des EPR à Penly, Gravelines, et à Bugey en 2042, ainsi que 18 GW d'offshore en 2035.
M. Franck Montaugé, président. - Vous parlez tous d'anticipation. Comment pouvez-vous développer le réseau en anticipation sans vous projeter au-delà de 2040 ?
Mme Chloé Latour. - Sur le nucléaire et l'offshore, nous tirons notre scénario au-delà de 2040. Nous allons regarder l'impact sur le système électrique de la planification des paires d'EPR après les paires de Bugey. Nous savons déjà que des EPR seront construits à Penly, Gravelines et Bugey. Nous ignorons en revanche où se situeront les EPR suivants. Nous nous trouvons donc dans un univers plus incertain et nous devons tester plus de variantes de localisation.
M. Franck Montaugé, président. - Le fait d'attendre peut-il accentuer les coûts ?
Mme Chloé Latour. - Plus nous avons d'informations sur les différents paramètres, mieux nous pouvons dimensionner le réseau. À défaut, il faut accepter la décision en avenir incertain pour ne pas être en retard.
M. Daniel Gremillet. - Pouvez-vous nous communiquer la part des investissements dans les réseaux enterrés et aériens ? Nous savons que les investissements de transport comprennent la réindustrialisation et le développement des productions énergétiques nucléaires et renouvelables. Nous savons aussi que cette part renouvelable peut fluctuer en fonction des conditions météorologiques. Depuis le début de l'année, nous avons connu une semaine particulièrement calme, où le transport provenant du renouvelable a été très limité, faute de vent et d'ensoleillement. Avez-vous une idée de la part des investissements dans le renouvelable intermittent par rapport au pilotable ? Lorsque vous investissez, un approvisionnement régulier permet de diminuer les coûts de transport. Toute fluctuation modifie complètement le coût de transport.
M. François Bonneau. - Madame Latour, je me perds dans vos explications. J'ai repris une déclaration de RTE indiquant que « le besoin d'investissement est évalué entre 25 et 35 milliards d'euros par an à l'horizon 2030-2035 », soit un triplement par rapport aux dix dernières années. Je n'ai pas entendu ce point dans vos propos. Or il est important pour le coût à venir de l'électricité pour nos concitoyens.
S'agissant d'Enedis, nous nous trouvons face à une injonction contradictoire. Vous devez investir beaucoup dans le renouvelable, mais vous avez donc moins de marges de manoeuvre pour l'enfouissement. Dans mon département, il reste encore beaucoup trop de poteaux près de zones boisées, ce qui ne manque pas de poser des problèmes lors de tempêtes. En Bretagne, des familles sont restées très longtemps sans électricité.
Enfin, une étude indique qu'avec le réchauffement climatique, il n'est pas exclu que nous assistions à un ralentissement du Gulf Stream, entraînant, dans un avenir assez difficile à déterminer, un climat plus américain, avec des hivers plus froids et des étés plus chauds. En avez-vous tenu compte dans vos scénarios d'anticipation ?
Mme Marianne Laigneau. - Aujourd'hui, toutes les nouvelles lignes que nous créons sont à 98 % enterrées. Pour le développement du réseau, nous privilégions très massivement l'enfouissement des lignes. Néanmoins, il subsiste une part importante de réseau aérien. La question m'a été posée par le Président de la République lors d'un déplacement en Bretagne le lendemain de la grande tempête Ciaran. Pour enfouir l'ensemble du réseau de distribution, le coût est estimé entre 120 et 150 milliards d'euros. Il est beaucoup plus économiquement viable de rénover, renforcer la résilience, retirer les fils nus. Ces derniers restent nombreux en Bretagne. Nous avons pu le constater lors de la tempête, malgré les investissements conséquents mis en oeuvre dans cette région.
La question devra également être posée dans le cadre de la reconstruction. 1,2 million de clients étaient coupés, un chiffre que nous n'avions pas observé en un seul événement climatique depuis les tempêtes de 1999 qui avaient touché l'ensemble de la France alors que celles-ci n'ont affecté que la Bretagne et la Normandie. 90 % d'entre eux ont été réalimentés en 3 jours grâce à une mobilisation exceptionnelle des techniciens d'Enedis et des prestataires. Il a fallu traiter les clients par petites poches, dans un habitat extrêmement dispersé. Le réseau a été détruit par des vents jamais enregistrés par Météo France jusqu'à présent. Il faudra se poser la question du dessin optimum de cette reconstruction qui prendra sans doute deux ans, comme nous l'avons fait lors de l'épisode de neige collante en Drôme-Ardèche ou dans la vallée de la Roya où nous avons reconstruit complètement le réseau qui avait été détruit alors qu'il était enfoui. Nous cherchons un équilibre. Cependant, le réseau est quand même majoritairement enfoui, en particulier dans les zones boisées.
Nous ne sacrifions pas les investissements dans la résilience ou dans les énergies renouvelables. Nous essayons de réaliser l'un et l'autre avec des programmes d'investissement pour la résilience et les aléas climatiques qui se déroulent sur une dizaine d'années. Nous essayons de programmer cette vision de long terme. Nous ne pouvons cependant pas couvrir toutes les situations d'aléas climatiques. En cas de dégâts, nous répondons donc par la mobilisation opérationnelle qui est fondée sur la péréquation.
Mme Chloé Latour. - Nous ne projetons pas d'investir entre 25 et 35 milliards d'euros par an. Je pense que vous faites référence à notre dernier schéma décennal qui projetait une cible d'investissement de l'ordre de 33 milliards d'euros sur la période couverte par le schéma de l'époque. En 2023, RTE a investi 1,7 milliard d'euros et nous prévoyons de monter jusqu'à 3,7 milliards d'euros en 2027, ce qui constitue déjà une très forte croissance de nos investissements.
Dans le cadre de notre prochain schéma décennal que nous publierons en juin après une consultation en février, nous projetons 100 milliards d'euros d'investissements d'ici 2040, répartis sur toute la période, de manière non linéaire et avec des investissements qui évoluent en fonction de l'évolution du parc éolien et du parc offshore. Nous pouvons rediscuter de la source que vous citez, mais je pense que nous n'avons jamais envisagé 25 à 35 milliards d'euros par an et que nous ne l'avons pas publié en ces termes.
S'agissant des analyses globales, je vous renvoie notamment au chapitre 11 des Futurs énergétiques 2050 qui étudient l'analyse économique d'ensemble des six scénarios envisageant différents mix de production avec plus ou moins de production pilotable et d'énergies renouvelables et un bouquet de flexibilité différent. Vous pouvez voir les coûts complets de ces scénarios, avec des variantes en fonction de l'évolution des coûts des différentes filières et des coûts de financement. Dans des systèmes où nous avons besoin de plus d'énergies renouvelables, il faut aussi investir dans plus de flexibilité.
M. Fabien Genet. - Je voudrais remercier nos trois intervenants. Leurs propos me semblent assez clairs sur un sujet qui ne l'est pas vraiment. J'ai présidé un syndicat d'énergie pendant six ans. J'ai donc peut-être une tolérance un peu plus grande à ces concepts. À travers vos témoignages, nous avons le sentiment que vous consacrez toute votre énergie à essayer de prévoir le pilotage d'un système alors que les hypothèses à prendre en compte sont si nombreuses que la définition des scénarios est un peu complexe. Finalement, vous vous appuyez sur quelques discours présidentiels qui peuvent changer d'une année sur l'autre, ainsi que sur quelques hypothèses. Quelle implication pour la représentation nationale et l'écosystème des collectivités dans cette démarche ? Nous pouvons regretter l'absence de grand débat national pour fixer la stratégie nationale qui vous aurait permis d'en tirer les conclusions pour les domaines opérationnels qui sont les vôtres. Au regard des coûts de transport, nous pouvons d'ailleurs nous demander si le développement des énergies renouvelables est bien raisonnable.
Je voudrais vous interroger sur les paramètres pris en compte. Vous évoquez beaucoup les risques climatiques. Le risque géopolitique et l'éventualité d'un conflit sur le sol européen et dans notre pays sont-ils pris en considération dans vos scénarios ? Lors de précédentes tables rondes, nous avons beaucoup évoqué le marché européen. Aujourd'hui, nous n'avons parlé que du marché franco-français. Quelle est la prise en compte de l'environnement européen ? Ne pourrions-nous pas imaginer des capacités de production installées en France permettant d'exporter dans les pays voisins ?
On évoque souvent la révolution du véhicule électrique avec sa capacité à stocker de l'énergie une partie de la journée à domicile ou sur le lieu de travail. Devez-vous en tenir compte ou le volume est-il trop négligeable ? Le réchauffement peut-il induire le développement de la climatisation, conduisant à un nouveau pic de consommation électrique l'été ? Enfin, existe-t-il un scénario dans lequel nous pourrions être en retard ? Vous évoquez une accélération des mutations et citez des dates pour la mise en service des EPR. Or jusqu'à présent, le délai de livraison des premiers EPR n'a pas été une science exacte. Pourrions-nous faire face à un risque de black-out dans les années à venir ?
Mme Denise Saint-Pé. - Je vous remercie pour vos prestations. Je m'interroge sur les quotes-parts demandées pour les raccordements. La CRE a-t-elle une philosophie particulière en la matière ? Vous êtes le gendarme du réseau de transport et du réseau de distribution. Distinguez-vous les grands et les petits producteurs, les producteurs d'Ile-de-France ou des Pyrénées Atlantiques ? Quelle est votre position sur la quote-part que vous n'intégrez pas dans le TURPE, mais que vous laissez à la charge du producteur ? Autrefois, les collectivités territoriales pouvaient aider le producteur. Aujourd'hui, tout est centralisé et cette intervention n'est plus possible.
M. Daniel Salmon. - Merci pour vos présentations. Avoir une parfaite lisibilité dans un monde très changeant représente un exercice difficile. Nous devons nous situer dans des faisceaux plutôt que dans des lignes. Je le comprends parfaitement.
Je reviens sur le financement des réseaux. Qui porte le coût de raccordement ? Vous indiquiez tout à l'heure que la baisse de consommation impacterait vos recettes. Paradoxalement, la sobriété réduit vos recettes pour développer le réseau. Comment voyez-vous cette évolution ? Avec l'autoconsommation, la facture de l'usager est moins importante. Paie-t-il un forfait pour son raccordement ? Pouvez-vous nous préciser la part de coût liée au fonctionnement du réseau ? Enfin, quel est le facteur limitant dans le développement du réseau ? Disposez-vous de la main-d'oeuvre nécessaire pour développer le réseau à la vitesse dont nous avons besoin ?
Mme Marianne Laigneau. - Ce dernier sujet est extrêmement important pour nous. Nous avons beaucoup parlé des moyens financiers. Le défi que nous avons à relever ensemble est un défi financier et industriel. Il faut une filière avec des usines de production de câbles et de postes de distribution sur le sol français ou en Europe. Les sources d'approvisionnement sont aussi extrêmement importantes pour nous, avec des facteurs inflationnistes sur le prix du cuivre ou de l'aluminium. Outre le prix, nous devons assurer la sécurité de nos approvisionnements. Lorsque les voies internationales de navigation sont bloquées, les matières premières pour les câbles réalisés pour les sous-traitants, reposant sur des marchés à 5 ou 8 ans, le sont aussi.
La géopolitique ne figure pas forcément dans les scénarios de développement, puisque nous nous basons sur les scénarios publics. En revanche, nous en prenons compte dans notre politique industrielle. En tant que grande entreprise, nous devons trouver des sources d'approvisionnement stables dans le temps.
Il s'agit donc d'un défi technique, financier, industriel et humain. Nous avons lancé une initiative avec RTE et l'ensemble de la filière qui regroupe 1 600 entreprises, soit 100 000 emplois en France, « les écoles des réseaux électriques pour la transition écologique » afin de rendre nos métiers attractifs et attirer de jeunes techniciens et techniciennes en Bac pro, spécialité électricité. Chaque année, il sort 8 000 jeunes diplômés Bac pro, spécialité électricité, soit l'équivalent des besoins de notre filière, sans compter les besoins du nucléaire, de l'automobile et de l'aéronautique. Nous avons un vrai défi sur le volume de recrutement et l'attractivité de nos métiers dont la représentation dans les mentalités n'a pas forcément beaucoup changé alors que ces métiers ont énormément changé. Enedis est d'ailleurs devenu une entreprise à mission.
L'autoconsommation se développe de façon très importante sur le plan individuel et collectif. Aujourd'hui, 300 opérations d'autoconsommation collective fonctionnent en France et 400 sont en projet. Ce développement est permis par le compteur Linky qui évite d'installer deux compteurs, l'un pour la production et l'autre pour la consommation. Tous ces projets ne nécessitent pas des travaux importants de renforcement du réseau. Lorsque vous posez un panneau photovoltaïque sur votre toit, Enedis assure la mise en service sans réaliser d'importants travaux. En revanche, les énergies renouvelables se développent beaucoup dans les installations agricoles, dans des endroits où le réseau n'a pas été développé fortement pour des raisons d'optimum économique. Il faut donc renforcer les réseaux pour créer des postes sources. Nous devons en créer environ 200 à l'horizon 2040.
Une batterie représente l'équivalent de 3 ballons d'eau chaude en capacité de stockage de l'électricité. Les conditions dans lesquelles ces batteries vont être chargées, lorsque 8 millions de véhicules électriques seront en service en 2030 ou 17 millions en 2035, sont fondamentales. Nous travaillons avec la CRE pour que les signaux tarifaires permettent d'optimiser cette recharge afin qu'elle soit réalisée la nuit ou dans les heures où la consommation n'est pas importante sur d'autres usages afin de ne pas avoir à réaliser des investissements supplémentaires pour passer des pics de consommation si tout le monde chargeait son véhicule électrique au même moment dans la journée.
Mme Chloé Latour. - Le principal enjeu pour réussir cette transformation concerne le programme d'équipement. Nous devons réussir à mobiliser la base industrielle capable de réaliser ces équipements tant en matériaux qu'en ressources d'ingénierie, d'études et de montage. Cette base de référence existe en France et en Europe. Elle a effectué les investissements dans le système électrique au cours du vingtième siècle et a continué à le faire au cours du vingt et unième. Il faut maintenir que nous arrivions à lui donner de la stabilité et de la confiance dans nos perspectives d'investissement. Cet enjeu est aussi une réalité. Aujourd'hui, dans nos propositions de devis pour les raccordements, le délai du raccordement au réseau dépend du délai de commande pour certains matériaux, notamment les transformateurs de puissance. Les délais entre les commandes et la fabrication se sont allongés, la demande étant plus importante que l'offre. Nous avons commencé ce travail sur la base industrielle. Nous devons le mener dans le cadre de notre schéma décennal.
Nos scénarios présentent bien les coûts d'investissement et les coûts de fonctionnement. Le réseau doit être présent avant le moyen de production ou le consommateur. À défaut, le moyen de production est incapable de tourner. Si le réseau ne s'est pas adapté, nous n'allons pas arrêter le fonctionnement global du système électrique. Nous allons baisser des moyens de production à un endroit, en augmenter d'autres via les mécanismes de pilotage global du système électrique, ce qui va induire des coûts de fonctionnement. Les 4 milliards d'euros par an du système électrique allemand que j'évoquais correspondaient à ces coûts de fonctionnement. Si nous n'investissons pas dans le réseau, mais que l'appareil de production et de l'appareil de consommation se transforment, nous devrons supporter des coûts d'exploitation du réseau très prononcés, le temps que les infrastructures arrivent. L'Allemagne constitue un bon exemple de ce qu'il advient si nous ne lançons pas les investissements dans le réseau de transport d'électricité suffisamment tôt.
S'agissant du risque géopolitique, nous avons mené ce travail dans le cadre de notre dernier bilan prévisionnel, sans aller jusqu'à la guerre sur le sol français. Nous avons établi trois scénarios d'équilibre offre demande, dont un scénario macroéconomique qui réfléchit à un monde plus adverse, marqué par des contraintes d'approvisionnement, l'augmentation du coût du capital, l'augmentation des prix des combustibles pour appréhender l'impact sur les stratégies d'évolution du système électrique. Nous travaillerons aussi ce scénario pour notre stratégie réseau. Ce travail permet aussi de montrer l'intérêt de relocaliser les filières de production en France et en Europe pour les différents composants du système électrique, que ce soit pour les réseaux, les batteries et les autres matériaux.
Dans toutes nos modélisations, qu'il s'agisse des modélisations d'équilibre offre/demande ou des modélisations du réseau, nous modélisons le système interconnecté avec la France et ses voisins, ainsi que les changements de politique énergétique prévus chez nos voisins et les grands axes simplifiés du réseau de ceux-ci pour voir comment le système électrique dans son ensemble fonctionne. Nous nous basons pour ce faire sur des échanges de données dans le cadre de l'Association européenne des réseaux de transport d'électricité créée par le règlement relatif au marché intérieur, qui permet de disposer de ce type d'information. Aujourd'hui, nous intégrons dans notre modélisation les projets existants qui sont d'ores et déjà décidés. Cinq projets d'interconnexion sont en cours de développement. En revanche, nous avons fait le choix, dans le prochain schéma décennal comme dans le dernier bilan prévisionnel, de ne pas faire évoluer le portefeuille d'interconnexions. Nous ne simulons pas des projets qui n'existent pas. Ce paramètre est le seul à ne pas avoir beaucoup évolué depuis notre dernier schéma décennal. Nous n'avons aucun nouveau projet d'interconnexion.
M. Nicolas Deloge. - Quand un poste est mutualisé, c'est-à-dire qu'il sert à tous les producteurs d'électricité d'une zone, son coût est moindre que si nous avions réalisé une série de postes individualisés. La quote-part vise à refléter ce coût pour le producteur. S'agissant du niveau de prise en charge, le système présente une certaine complexité. Tout dépend du type de raccordement et du statut, producteur ou consommateur. Pour le raccordement d'un consommateur classique, le tarif prend en charge 40 %. Pour une borne de recharge ouverte au public, le tarif prend en charge 75 % du coût. Pour la production, tout dépend de la puissance. Les grosses installations paieront presque tous les coûts de raccordement quand les petites ne paieront quasiment rien. Il est très important d'envoyer un signal de coût économique pour que les opérateurs fassent les bons choix pour le réseau. En matière de réseau, une baisse des coûts implique une baisse des délais.
Tous les scénarios prévoient une hausse des consommations, même si la vitesse de remontée de ces consommations peut être questionnée. Je reviens sur la consommation : elle était de 52 TWh en janvier 2021 et 2022 contre 47 TWh en janvier 2023 et 2024. Nous avons effectivement constaté une baisse, mais tous les scénarios envisagent une hausse.
Sur le volet financier, les charges de capital représentent à peu près autant que les charges d'exploitation dans les tarifs des réseaux de RTE et Enedis.
Mme Chloé Latour. - Sur les quotes-parts, le système fonctionne bien, notamment pour le raccordement des énergies renouvelables. Cependant, nous voyons la complexité du cadre de raccordement. Nous serons confrontés à un enjeu de simplification de ce cadre si nous voulons accélérer sur tous les déterminants, quels qu'ils soient. Aujourd'hui, ce cadre est très peu lisible. Vos questions le montrent aussi. Sa simplification représentera un enjeu collectif.
M. Franck Montaugé, président. - Le cadre que constituent les S3REnR est assez ancien. La loi que nous avons votée récemment prévoit la mise en place de zones d'accélération sur le territoire. La manière dont cette loi se déploie territorialement complexifie-t-elle ou facilite-t-elle votre problématique ?
Mme Marianne Laigneau. - Enedis travaille étroitement avec RTE sur ces sujets. Pour nous, cette démarche constitue une bonne nouvelle. Nous voyons bien dans nos échanges à quel point la planification, l'anticipation, la vision de long terme sont importantes. Le réseau sera toujours plus long à construire qu'un projet d'ENR à se développer. Il nous faut vraiment planifier et anticiper. Avoir des zones d'accélération où l'un des critères de l'accélération réside dans la disponibilité du réseau est extrêmement important pour être capable d'orienter le porteur de projet vers la zone où il reste de la capacité et où il pourra être raccordé très rapidement, à des coûts moindres plutôt que dans des zones où très peu de consommateurs sont installés et où de nombreux projets ont déjà été développés.
Douze comités régionaux de l'énergie se sont mis en place. Enedis et RTE y sont présents pour fournir les données. Nous effectuons un énorme travail de mise à disposition d'applications digitales et de données exposées qui donnent aux collectivités locales la bonne visualisation des endroits où il reste de la place sur le réseau, avec une estimation des coûts et des délais associés. Les systèmes d'information font d'ailleurs partie de nos investissements. Il est de notre devoir de mettre à disposition des informations techniques complètes auprès des décideurs locaux afin de les aider à mieux prioriser, mieux anticiper et donc réduire les coûts pour le système électrique et la collectivité. Il est un peu trop tôt pour vous répondre sur le fonctionnement de ce dispositif, puisque ces comités régionaux ne se sont réunis qu'à une ou deux reprises pour l'instant, mais il est important de mieux planifier à toutes les échelles (nationale, régionale, départementale, locale), en lien avec les gestionnaires de réseau.
M. Franck Montaugé, président. - Selon vous, ce dispositif permettra-t-il d'optimiser le réseau à construire ?
M. Nicolas Deloge. - La loi APER prévoit une révision plus régulière, ce qui permettra de réduire le retard dans la prise en compte. Elle prévoit surtout une incitation des producteurs à déclarer la localisation de leur projet, ce qui permettra d'économiser du réseau de façon quasi certaine. Demander au porteur de projet tôt dans le processus la localisation envisagée permettra d'éviter de construire des ouvrages dont on ignore s'ils seront bien dimensionnés et de faire en sorte que le réseau ne soit pas en retard pour l'arrivée des projets.
Mme Marianne Laigneau. - Du point de vue d'Enedis, le système des S3REnR a fait ses preuves pour faire décoller les énergies renouvelables. Néanmoins, il prend trop de temps et n'anticipe pas suffisamment. De fait, beaucoup de S3REnR sont déjà saturés au moment où ils sont signés, compte tenu du temps d'élaboration. Le décret de la loi APER sur lequel l'administration travaille doit permettre de redonner une vision plus lointaine et anticipatrice à ce dispositif.
M. Franck Montaugé, président. - Ce dispositif aura-t-il un impact sur le SDDR que vous préparez ?
Mme Chloé Latour. - Oui. Nous partons des S3REnR et des ouvrages déjà identifiés dans ces derniers. Ils ne nous permettent cependant pas d'aller jusqu'à la vision 2040. Nous devons donc réaliser des projections au-delà de ces planifications. Nous apprécions le fait que ce dispositif nous permettra d'identifier les ouvrages prioritaires. Dans le cahier des charges des prochains S3REnR, nous pourrons travailler en lien avec Enedis, la CRE et les producteurs pour bien dimensionner ces ouvrages prioritaires afin qu'ils offrent la bonne capacité. Nous y sommes donc très favorables.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous avez parlé de simplification du cadre de raccordement. Avez-vous des éléments à nous apporter, hors commission, sur ce que vous souhaiteriez en la matière ? De nouvelles lignes aériennes de 400 000 volts sont prévues. Anticipez-vous des problèmes d'acceptabilité pour ces lignes ? En termes de coût, quel est le rapport entre lignes aériennes/lignes enfouies ?
Mme Marianne Laigneau. - Nous vous fournirons ces éléments. Nous avons réalisé un travail commun avec RTE pour formuler les propositions de simplification d'ordre législatif ou réglementaire.
Mme Chloé Latour. - Nous ferons de même. Sur le réseau, nous recevons de très nombreuses demandes de raccordement pour des datacenters, notamment en Ile-de-France et vers Marseille. Ces datacenters se raccordent directement sur le 400 kilovolts, avec de vrais impacts sur la structure du réseau. Quel cadre de régulation leur appliquons-nous ? Ce sujet semble mineur, mais il ne l'est pas et nous aimerions travailler dessus.
Sur les lignes à très haute tension, des projets existent et font l'objet de concertations, notamment dans la zone d'Orléans ou entre Amiens et Petit-Caux pour permettre l'arrivée de l'EPR de Penly et la production éolienne offshore. Ces projets sont bien identifiés. Nous avons également réalisé des projections en termes de kilométrages, issues de Futurs énergétiques 2050. Nous y travaillerons à horizon 2040. En revanche, nous n'avons pas de vrais projets. Pour l'instant, nous arrivons à identifier les zones du réseau en fragilité. Nous devons vérifier s'il est possible d'utiliser les infrastructures existantes ou s'il faut de nouvelles infrastructures. Le régulateur nous invite à étudier des alternatives au réseau (batteries, hydrogène, etc.). Nous projetons des cas où des infrastructures seraient nécessaires. Via ces kilométrages, nous voulons essayer de mobiliser notre écosystème de fournisseurs pour voir dans quelle mesure ils peuvent répondre. Ces kilométrages comprennent aussi le renouvellement du réseau existant.
Nous n'avons pas une carte de tous les projets précis à réaliser d'ici 2040. Nous connaissons les besoins en termes de renouvellement patrimonial. Nous commençons à identifier les zones fragiles. Désormais, nous devons regarder si nous pouvons conduire certaines opérations en même temps, adaptant le réseau tout en le renouvelant. Ce travail est en cours. Nous allons interroger notre base industrielle sur la capacité à répondre, sur les bonnes stratégies de développement du réseau de transport, ce qui nous permettra ensuite de planifier chaque infrastructure au cas par cas. Nous en débattrons avec la CRE et la Commission nationale du débat public. Le SDDR étant un plan programme, il sera soumis à concertation préalable ou à débat public avant d'être regardé par l'autorité environnementale.
Il n'est pas possible d'enfouir le 400 kilovolts en courant alternatif. Pour enfouir des lignes à très haute tension, il faut passer par des liaisons en courant continu, qui est au moins six fois plus cher. Aujourd'hui, cette technologie est utilisée pour les raccordements offshore partout dans le monde. La chaîne de valeur est très saturée. Les fournisseurs sont très peu nombreux. Les délais de production sont donc très longs. Les créneaux sont actuellement réservés pour 2032-2035. Si nous voulons réaliser des ouvrages rapidement, nous ne pourrons pas nous appuyer sur cette technologie.
M. Franck Montaugé, président. - Anticipez-vous le positionnement sur le réseau des électrolyseurs qui sont annoncés comme des moyens de flexibilité importants à moyen et long terme ?
Mme Chloé Latour. - Oui. Pour nous projeter, nous nous basons notamment sur les demandes de raccordement que nous recevons. Nous recevons de nombreuses demandes, souvent à proximité des zones de décarbonation de l'industrie. Dans notre consultation publique de fin février, nous expliquerons les projets, les localisations, les volumes concernés et les enjeux autour de la flexibilité de ces électrolyseurs et nous examinerons ensuite l'impact sur le réseau. De manière générale, nous localisons tout dans le SDDR.
M. Nicolas Deloge. - Sur ces électrolyseurs, nous savons aussi que tous les projets ne se réaliseront probablement pas, ce qui joue beaucoup dans le dimensionnement final du réseau.
M. Franck Montaugé, président. - Certains électrolyseurs sont installés pour le fonctionnement du réseau lui-même, indépendamment des problématiques de décarbonation de sites industriels.
Mme Chloé Latour. - Dans les infrastructures proposées pour la mutualisation, à Fos-sur-Mer, nous avons proposé deux types de contrats de raccordement. L'un permettait de bénéficier de coûts de raccordement plus faibles avec des services de flexibilité. Nous pensions que ce contrat serait plébiscité par les électrolyseurs. Or ces derniers se sont positionnés sur le raccordement au réseau sans solution flexible pour pouvoir fonctionner, quelle que soit la disponibilité du réseau.
M. Franck Montaugé, président. - Merci beaucoup pour cet échange.
Audition de M. Thomas Piquemal, ancien directeur financier d'Électricité de France (EDF), le 27 février 2024
M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Thomas Piquemal, ancien directeur financier du groupe EDF
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thomas Piquemal prête serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier, dernier une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ». Nous centrons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir au particulier et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable, quelles sont ses perspectives de développement ?
M. Piquemal, vous avez été nommé, en février 2010, directeur exécutif chargé des Finances à EDF. Au début de mars 2016, en désaccord avec le PDG d'EDF sur la construction de deux réacteurs nucléaires EPR à Hinkley Point en Angleterre, vous avez démissionné d'une façon qui a laissé des souvenirs. En mai 2016, devant la commission des Affaires économiques de l'Assemblée nationale vous avez déclaré : « qui investirait 70 % de son patrimoine sur une technologie dont nous ne savons toujours pas si elle fonctionne ?». Vous allez nous expliquer la nature de vos interrogations. Vous l'aurez compris, l'objet de notre audition est de comprendre les leçons du passé en matière d'électronucléaire, en l'espèce du projet d'Hinkley Point, pour réussir le programme de nouveau nucléaire qui s'annonce.
Quelle a été votre évaluation entre 2012, c'est-à-dire le lancement du projet, et 2016, à savoir votre démission ? Votre point de vue était-il strictement financier ou comportait-il un doute sur la faisabilité technique ? Comment votre point de vue a-t-il évolué, si tel est le cas ? Pourquoi EDF a-t-elle choisi de réaliser ce chantier en dépit de ces risques ? Quel est rétrospectivement votre point de vue ? Hinkley Point n'a-t-il pas permis à minima le maintien de compétences nucléaires dont nous aurons besoin pour le programme EPR2 ? Quel est votre point de vue sur la meilleure solution de financement du programme EPR2 ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. -L'objet de notre commission d'enquête est plutôt tourné vers l'avenir mais pour nous aider à l'éclairer l'avenir, nous nous retournons aujourd'hui un peu sur le passé. Telle est la raison pour laquelle nous avons souhaité faire le point avec vous sur un très gros projet qui a été financé par EDF sur ses fonds propres. Il s'agit d'en tirer des leçons pour le financement du nouveau programme d'EPR2 qui est chiffré - pour les six premiers - à plus de 50 milliards : comment pensez-vous que cette opération doive être financée ?
M. Thomas Piquemal, ancien directeur financier d'Électricité de France (EDF). - Comme vous l'avez rappelé, il y a huit ans, presque jour pour jour - c'était un mardi 1er mars - j'ai remis ma démission au président-directeur général d'EDF qui me demandait de soutenir, devant le conseil d'administration du groupe, la décision finale d'investissement dans le projet Hinkley Point. Pour moi, c'était la seule et je dirais même l'ultime façon de faire comprendre à l'ensemble des parties prenantes que ce projet n'était pas financé et qu'il présentait un risque démesuré pour le groupe. J'ai assumé mes responsabilités et je pense simplement avoir fait mon travail, comme je l'ai expliqué en détail devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale le 4 mai 2016. Depuis lors, j'ai refusé - comme je l'avais toujours fait - toute expression publique.
Me voici donc devant vous aujourd'hui huit ans plus tard, au cours desquelles EDF a connu des bouleversements majeurs Je n'en citerai que trois avec, tout d'abord, une crise énergétique sans précédent qui est une conséquence de la tragédie ukrainienne. Le deuxième est la crise industrielle tant redoutée avec un défaut générique sur le parc nucléaire : je fais bien sûr référence au problème de corrosion sous contrainte responsable de la chute de production nucléaire au pire moment. Le troisième est une crise financière profonde entraînant la nationalisation complète de l'entreprise EDF.
Ainsi, depuis huit ans, de nombreux changements sont intervenus et je me suis moi-même investi dans d'autres secteurs d'activité : pendant deux ans, j'ai exercé des responsabilités au niveau mondial dans une banque européenne et je travaille désormais pour le groupe FIMALAC qui n'est pas investi dans le domaine de l'énergie. Je terminerai en disant que même si, comme tout ancien d'EDF et comme tout Français, je reste évidemment très attaché à cette magnifique entreprise, je crains plus sérieusement de ne pas pouvoir vraiment contribuer à la qualité de vos travaux ; je vous promets cependant de tout faire pour essayer de répondre au mieux aux questions que vous voudrez bien me poser.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. -Quand vous avez quitté EDF en 2016, à quel montant se chiffrait le projet Hinkley Point ?
M. Thomas Piquemal. - Je ne sais même plus précisément : autour de 18 milliards d'euros ...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quels éléments vous ont conduit à affirmer que cette opération de 18 milliards d'euros n'était pas financée ?
M. Thomas Piquemal. -J'estimais que le projet n'était pas financé parce que le risque de construction était pris par l'entreprise. Or pour mesurer ce risque, il faut prendre en compte un certain nombre d'aléas - surtout après l'expérience Flamanville 3 - et EDF avait une trajectoire financière très tendue. Nous avions retenu un objectif de cash-flow positif, ce qui signifie qu'à l'époque la trésorerie dégagée était en fait négative tous les ans. De plus, EDF devait faire face à un programme d'investissement très significatif pour renouveler ses capacités en France. Il m'a semblé que mises bout à bout, toutes ces trajectoires d'investissement n'étaient pas compatibles avec la structure financière du groupe, les fonds propres n'étant pas suffisants ; je précise que le problème n'était pas celui de la trésorerie du groupe puisque, de mémoire, on disposait de plus de 20 milliards d'euros de liquidités ; la difficulté résidait dans la solidité bilancielle et le poids des fonds propres dans le financement global du groupe. À cette époque - je n'ai pas vérifié si c'est encore le cas aujourd'hui - EDF était, en dehors des banques, le premier émetteur de dette obligataire d'entreprise en Europe. Or, pour inciter les investisseurs à souscrire des montants significatifs, il faut qu'ils aient confiance dans votre signature et pour cela il faut conserver la meilleure notation financière possible. C'est la raison pour laquelle j'avais estimé que le poids du « risque EPR » - à savoir le montant global des investissements consacrés à cette technologie EPR ayant vocation à être inscrit au bilan du groupe - était trop élevé en pourcentage des fonds propres. C'est ce qui m'avait fait prononcer la phrase que vous avez rappelé, monsieur le Président, c'est-à-dire « qui investirait 70 % de son patrimoine sur une technologie dont nous ne savons toujours pas si elle fonctionne ? ». Mon propos n'était pas de mettre en doute la technologie d'Hinkley Point C ; je ne me le serais jamais permis puisque ma compétence était financière à EDF et en aucune façon technologique. Il s'agissait simplement, dès lors que cette technologie n'est pas en fonctionnement en France - ni en Europe à l'époque - de se demander « qui peut savoir combien elle va coûter ? » L'incertitude sur le coût imposait de prendre des marges de manoeuvre sur le plan financier or EDF n'en avait pas. Le risque de construction est pris intégralement par le groupe EDF avec une participation d'un partenaire chinois - dont je comprends aujourd'hui qu'elle est limitée en montant. Quelque soient les dérapages de coûts, ils doivent être assumés par le groupe et j'ai estimé que la solidité financière d'EDF ne lui permettait pas de faire face à ce risque.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Le contrat portait sur le long terme et donc le montant global de 18 milliards - à comparer aux 20 milliards de fonds propres d'EDF - correspondait à des dépenses étalées dans le temps avec des perspectives de recettes. Vous souvenez-vous un peu du montage financier global de ce contrat et de sa rentabilité ?
M. Thomas Piquemal. - Trop vaguement pour que mes souvenirs puissent être utiles à votre commission. Cependant, vous avez tout à fait raison, car la particularité de ce contrat est d'être assorti d'une garantie de chiffre d'affaires sur le long terme - de mémoire, la durée du contrat est de 35 ans - et indexé sur l'inflation. Cette contrepartie représente une avancée de régulation tout à fait remarquable qui, en offrant de la visibilité à long terme, facilite l'investissement. Toutefois, c'est le chiffre d'affaires qui est garanti et non pas les coûts. Cette régulation est très différente de celle qui est utilisée traditionnellement dans la construction d'infrastructures, notamment au Royaume-Uni qui utilise une base d'actifs régulés sur laquelle le taux de retour est garanti - d'ailleurs je crois comprendre que c'est la nouvelle régulation qui pourrait être utilisée pour les prochains EPR. Le mécanisme n'est ainsi pas le même que dans le cas de Hinkley Point où le risque de construction est pris par EDF. Par ailleurs, et je m'en étais expliqué lors de mon audition à l'Assemblée nationale, une partie du financement devait être garanti par l'État britannique, ce qui permettait d'émettre de la dette sur la signature britannique. Sauf que l'État britannique n'a pas souhaité donner sa garantie tant que l'EPR de Flamanville n'était pas connecté au réseau et c'est aussi une des raisons qui faisait peser sur EDF un risque de liquidité lié au financement du projet. Au total, c'est donc un contrat à long terme avec un chiffre d'affaires garantie et, à mon avis - peut-être me suis-je trompé - le problème était l'ampleur du risque pris par rapport à la solidité du bilan du groupe EDF.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'ai bien compris que votre rôle était financier et de vous préoccuper d'éventuels surcoûts tandis que l'aspect technologique des risques ne relevait pas de votre compétence. En m'efforçant de suivre votre raisonnement financier, je me demande jusqu'où on peut aller en termes de dérive des coûts de construction pour que le contrat reste rentable, sur la base des informations alors disponibles sur le chiffre d'affaires garanti et indexé sur l'inflation. Par rapport aux 18 milliards initialement prévus, il était probable - comme c'est le cas pour la quasi-totalité des grands projets d'avenir - de devoir faire face à des surcoûts. Connaissiez-vous le montant total - surcoûts inclus - à ne pas dépasser pour que le contrat reste rentable - car tel est, pour moi, le principal indicateur de risque ?
M. Thomas Piquemal. - Quand on analyse une trajectoire financière, on prend en compte la somme des projets d'investissement ; or Hinkley Point n'était que l'un d'entre eux auxquels s'ajoutent, à long terme, le grand carénage ainsi que ce qui occupe aujourd'hui toutes les équipes du parc, à savoir la préparation de l'extension de durée de vie des centrales nucléaires. C'est donc la superposition de ces couches d'investissement très lourds et sans rentabilité immédiate - puisque le temps de construction est de 10 ans au minimum - qui pèsent sur la liquidité du groupe et sur son financement.
Vous me demandez jusqu'à quel montant de surcoût le projet pouvait rester rentable : très franchement, je ne m'en souviens plus. Bien entendu des simulations de surcoût avaient été faites et tout dépend, en technique comptable, du taux d'actualisation utilisé dans les calculs ; d'ailleurs, j'ai vu qu'EDF avait passé une provision dans ses comptes pour 2023 et j'imagine que le montant de celle-ci résulte évidemment d'une analyse de rentabilité s'appuyant sur les paramètres de taux d'actualisation et d'anticipation des coûts. Je pense qu'il revient à EDF de vous expliquer sa vision de la rentabilité du projet dont je n'ai plus les paramètres en mémoire.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pensez-vous qu'il est aujourd'hui raisonnable de croire qu'EDF peut financer un programme de six EPR2 de nouvelle génération pour un montant qui n'a pas encore été précisé mais qui pourrait dépasser 50 milliards d'euros ?
M. Thomas Piquemal. - Je crois qu'il serait vraiment très prétentieux de ma part d'essayer de répondre à votre question compte tenu de son extrême complexité. De plus, en consultant les résultats d'EDF, j'ai constaté que son excédent brut d'exploitation (EBE) est passé de moins 5 milliards d'euros en 2022 à plus 40 milliards d'euros en 2023. 8 ans après mon départ je ne maitrise plus du tout les tenants et les aboutissants des comptes d'EDF et a fortiori, au vu d'une variation du résultat d'une telle ampleur, je suis incapable de vous dire si l'année prochaine EDF va de nouveau enregistrer 40 milliards d'EBE ou moins 5 ; je ne sais pas non plus si le résultat va se situer à l'intérieur ou en dehors de cette fourchette. Bref, je pense que pour répondre à votre question, il faut avoir accès aux trajectoires à long terme de financement du groupe et, plus encore, pouvoir s'appuyer sur une régulation qui offre de la visibilité. Les chiffres que je viens de citer, qui sont énormes en termes d'amplitude et de volatilité, démontrent que l'incertitude sur les résultats d'EDF mérite certainement d'être atténuée grâce à une régulation de long terme améliorant la visibilité sur la rentabilité du groupe dans toutes ses composantes afin de pouvoir envisager des investissements comme ceux que vous évoquez.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Qu'entendez-vous par « régulation » ? Faites-vous référence à un accord possible avec l'État, mentionné dans la presse, sur le prix de vente par EDF de son électricité ?
M. Thomas Piquemal. - Ce que j'ai lu à ce sujet porte sur le prix de l'électricité de la production actuelle alors que j'évoquais plutôt la régulation permettant de nouveaux investissements dans les EPR2 : ces derniers nécessitent pour EDF et tous les acteurs qui participeront à ce financement d'avoir une vision sur la régulation, à l'instar de ce qu'imagine le gouvernement britannique. Je ne dis pas ici qu'il faut mettre en place des contrats pour différence (CFD) comme cela a été fait pour Hinkley Point ou une base d'actifs régulés : à nouveau, de telles considérations ne relèvent plus du tout de ma compétence, mais il est certain qu'il faut pouvoir disposer d'une visibilité suffisante pour investir à 10, 15, 20 ou 30 ans et, en tant que directeur financier d'EDF, c'était pour moi une des principales difficultés. Si vous avez des revenus qui montent et qui baissent, ça se traduit mécaniquement...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - À l'époque, vous ne disposiez pas d'une visibilité suffisante ? Car il nous semble que la prévisibilité était alors supérieure à celle d'aujourd'hui.
M. Thomas Piquemal. - Non : à l'époque, la visibilité était insuffisante parce qu'EDF souffrait d'une régulation totalement asymétrique - à savoir l'Arenh (Accès régulé à l'électricité nucléaire historique) - dans laquelle le prix maximum de l'électricité était connu mais pas le prix minimum. Si le prix du marché s'effondrait, EDF devait tout de même vendre à ce prix du marché : une telle absence de protection à la baisse est une situation très difficile à gérer pour un directeur financier et elle se traduit par la nécessité de prendre en compte un niveau de risque élevé dans le calcul prévisionnel des taux de rémunération financière. Tout ce qui permet de limiter la volatilité et donc de donner de la visibilité permet d'investir sur le long terme. À contrario, la variabilité des prix sur le marché de l'électricité n'était pas adaptée à de tels investissements. Comme cela a été dit et redit à maintes reprises, c'est la raison pour laquelle la régulation de l'Arenh ne permet pas d'envisager - je précise à nouveau qu'il s'agit du point de vue que je me suis forgé à l'époque - des investissements lourds comme ceux qui doivent permettre l'extension de la durée de vie du parc nucléaire.
M. Franck Montaugé, président. - Indépendamment de la question très importante de l'Arenh et du post-Arenh sur laquelle nous travaillons, je souhaite vous demander si, dans le financement d'Hinkley Point, il y avait une part d'actifs régulés et si des contrats pour différence avaient été prévus, les Anglais ayant été, semble-t-il, les premiers - peut-être d'ailleurs à la faveur de ce projet d'investissement - à introduire ces outils. Ces CFD sont-ils un moyen parmi d'autres -peut-être pourrez-vous nous préciser quels sont ces derniers - de donner de la visibilité à moyen et long terme aux investisseurs en permettant de mieux cerner la rentabilité attendue ?
M. Thomas Piquemal. - Les CFD présentent effectivement l'avantage de donner de la visibilité sur le chiffre d'affaires mais leur inconvénient est qu'ils font porter le risque de construction sur le constructeur EDF, ce qui se traduit par une prime de risque et donc par un prix de l'énergie supérieur à celui qu'il pourrait être si on revenait à un système traditionnel de base d'actifs régulés qui avait été utilisé notamment par les britanniques. Les CFD donnent ainsi de la visibilité en général mais s'agissant d'une tête de série comme Hinkley Point, faire supporter la totalité du risque de construction par EDF m'a semblé - pardon d'en revenir à nouveau au même point - incompatible avec la structure financière du groupe.
M. Franck Montaugé, président. - Juste une demande de précision : les contrats pour différence, dans le cas d'Hinkley Point, étaient passés entre qui et qui exactement ?
M. Thomas Piquemal. - Entre une autorité publique britannique et EDF.
M. Franck Montaugé, président. - Les consommateurs ou clients d'EDF ne sont donc pas directement impliqués dans ces contrats ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il s'agit d'une garantie permettant, si le prix de l'électricité descend en dessous d'un certain seuil, de rembourser le manque à gagner à EDF. Si ma mémoire est bonne dans le cas où, au contraire, le prix est supérieur au seuil fixé par le CFD, c'est EDF qui supporte la différence. Ce mécanisme sécurise donc le chiffre d'affaires sur un contrat d'investissement de 35 ans.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. Nous parlons ici des CFD dont on a réussi à faire accepter une utilisation élargie par la commission européenne et qui apportent une garantie presque assimilable à un prix fixe et en tous cas compense à EDF le risque de baisse des prix en dessous du seuil fixé par le CFD : il me semble que c'est une bonne façon de couvrir les risques de financement.
Pouvez-vous également rappeler le mécanisme de fonctionnement des bases d'actifs régulés ?
M. Thomas Piquemal. - Dans le dispositif que vous mentionnez, la rémunération du constructeur commence dès le premier le premier euro investi : autrement dit vous avez, sur la base d'actifs que vous constituez, un taux de retour qui est garanti par une entité publique et payé dès le premier investissement. C'est un modèle qui est très connu et très utilisé, notamment au Royaume-Uni, dans le secteur de l'eau ou d'autres infrastructures, avec une rentabilité examinée par un régulateur et négociée en fonction des taux, qui permet d'avoir de la visibilité et de la sécurité sur le retour sur investissement. Cela s'accompagne naturellement d'un strict contrôle des coûts de construction pour bien comprendre ces derniers et leur dérapages éventuels mais ce dispositif est beaucoup plus sécurisant pour le constructeur ainsi que pour les investisseurs. En théorie - et j'insiste sur cette réserve - la base d'actifs régulés est également moins chère en prix de sortie de l'électricité puisque le constructeur ne paye pas à ce moment-là de prime de risque pour garantir sa rémunération future contre la volatilité des prix.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. Je fais observer qu'EDF étant détenu à 100% par l'État, c'est ce dernier qui prend le risque en tant qu'actionnaire. Pour les investissements dont nous parlons, il faut trouver le meilleur mode de financement et le moins cher possible. Dans ces conditions, pourquoi ne serait-ce pas à l'État d'investir et de devenir propriétaire des équipements ? Une telle hypothèse vous parait-elle choquante ?
M. Thomas Piquemal. - (silence de réflexion) L'État doit-il être propriétaire des infrastructures aussi essentielles que celles qui permettent de produire de l'énergie pour la France ? Ma réponse de citoyen est probablement oui. Pour autant, il faut également se demander dans quelle mesure on pourrait imaginer qu'EDF ne soit pas propriétaire ou ne participe pas au financement de ces centrales nucléaires alors que ce groupe joue un rôle clef dans leur conception et leur fonctionnement. Je me souviens très bien que la grande force d'EDF, qui nous est enviée dans le monde entier, réside dans son savoir-faire d'architecte ensemblier et sa compétence pour construire les centrales puis les opérer dans la durée. Ce qui m'attriste beaucoup est qu'à chaque fois qu'on parle d'Hinkley Point ou de Flamanville, on donne l'impression d'un échec en parlant des surcoûts, des retards et des erreurs. Or cette filière ne mérite pas du tout qu'on cultive un tel sentiment : je pense à tous les collaborateurs qui se lèvent tous les matins pour réaliser ces projets et qu'on stigmatise alors qu'ils assument tous les jours les décisions prises par les autres dans le contexte que l'on connaît. À quelques semaines du chargement du combustible dans la centrale de Flamanville, je leur tire mon chapeau et je leur dis bravo pour déployer ce savoir-faire qui est admiré dans le monde entier. Pour illustrer cette dernière affirmation, je mentionne qu'en novembre 2011 j'ai rencontré en Chine les grands acteurs de l'énergie de ce pays qui attendaient tous, après Fukushima, de voir ce qu'allait faire la France. C'est la réalité de ce prestige international d'EDF qui m'a conduit à prendre beaucoup de temps pour répondre à votre question sur le rôle de l'État à l'égard de cette infrastructure énergétique mais on pourrait aussi se poser la question pour les réseaux. En tant que citoyen je serais favorable à l'étatisation mais EDF doit participer aux opérations et conserver son rôle d'architecte d'ensemble. En ce qui concerne la structure du financement, je n'ai pas de certitudes car tout a changé et les investissements sont colossaux. Je note d'ailleurs que, d'après tous les travaux parlementaires, la vision à long terme a été réactivée après le discours de Belfort du Président de la République sur la politique de l'énergie, ce qui est absolument nécessaire. À nouveau, il serait aujourd'hui vraiment très prétentieux de ma part d'émettre un quelconque avis sur la façon de bien financer ces projets.
M. Daniel Salmon. - Vous indiquez plus ou moins clairement que l'État pourrait prendre le risque d'investir, ce qui revient à pouvoir appeler en garantie le contribuable, et c'est pour cette raison qu'on a fait porter ce risque à EDF dans un premier temps.
Au moment où Bruno Le Maire nous dit qu'il faut économiser 10 milliards de dépenses publiques, l'État doit-il s'endetter pour le nucléaire ? En effet, dans ce jeu de déplacement du risque, il faut à un moment que quelqu'un l'assume : est-ce EDF ou l'État ?
M. Thomas Piquemal. - Comme l'a rappelé le rapporteur, EDF est une société désormais détenue à 100% par l'État et il est donc illusoire de penser qu'en cas de problème, ce ne sont pas les Français qui vont payer à la fin.
M. Daniel Salmon. - Vous avez mentionné la volatilité du prix de marché du MWh. Aujourd'hui le prix du MWh est revenu à un niveau en quelque sorte décent par rapport au niveau prohibitif de 2022 et d'une partie de 2023. Prévoyez-vous une certaine stabilité du prix du MWh à l'avenir, ce qui permettrait à EDF d'avoir un retour sur investissement ou est-ce que le développement massif des énergies renouvelables dans le monde et en Europe ne va pas conduire à un prix de l'électricité assez faible en empêchant la rentabilité des installations d'EDF ?
M. Thomas Piquemal. - Pour ma part, j'ai toujours été convaincu que le nucléaire n'était pas fait pour être soumis aux aléas du marché. D'ailleurs je crois qu'il n'est pas envisagé de financer les investissements massifs qui doivent être réalisés sur le parc ou dans les nouvelles capacités nucléaires en les indexant sur les prix de marché : cela ne fonctionnerait pas. Pour les autres activités d'EDF, je ne suis pas en capacité de répondre à votre question et je n'ai pas de vision particulière sur l'évolution des prix de marché. J'en suis vraiment désolé : ce n'est plus du tout de ma compétence.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous avez décidé de démissionner en 2016, en prenant vos responsabilités mais, a posteriori, n'estimez-vous pas que le chantier d'Hinkley Point - au-delà de celui de Flamanville -a permis de maintenir un certain savoir-faire dans la filière nucléaire ; la compétence des équipes qui nous était enviée en 2011 quand vous étiez en Chine n'avait-elle pas besoin de retrouver plus de crédit à la suite de certaines décisions prises en matière nucléaire ? Ne considérez-vous pas que cet investissement nous a tout de même aidé à maintenir une certaine compétence dans le nucléaire ?
M. Thomas Piquemal. - Certainement, puisque je me souviens que le maintien des savoir-faire est un des principaux arguments qui étaient avancés et je n'ai pas la compétence pour le remettre en cause. Mon seul domaine de responsabilité portait sur le financement et sur le constat que ce projet n'était pas financé. C'est une responsabilité colossale de prévoir le renouvellement des compétences nucléaires, de gérer un parc nucléaire - de 56 réacteurs aujourd'hui et 58 à mon époque - et de mener à bien ces projets. J'ai un immense respect et une immense admiration pour celles et ceux qui prennent ces responsabilités mais ma compétence se limitait au domaine financier et je ne suis pas capable de répondre à votre question.
M. Franck Montaugé, président. -Je prolonge la discussion sur ce thème ; on était alors dans une phase de creux d'investissement : est-ce que ce chantier permettait vraiment de maintenir les savoir-faire à un haut niveau ? Était-ce finalement un moyen de sauver la filière qui est aujourd'hui en cours de reconstruction comme en témoignent les personnes que nous avons auditionnées et qui évoquent le plan d'excellence de la filière nucléaire dit « Plan Excell » ? Faisait-on face à ce problème à l'époque ou pas ?
M. Thomas Piquemal. - Oui, j'ai le souvenir que c'était bien sûr un enjeu majeur. Quant à savoir s'il fallait lancer Hinkley Point pour maintenir la filière, je ne suis pas capable de répondre à votre question mais je suis certain que les spécialistes d'EDF ou autres peuvent vous apporter des réponses sur ce point.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Votre domaine de compétence financier nous intéresse également. Si vous étiez encore aux affaires, que conseilleriez-vous à EDF de faire par rapport au programme d'investissement qui est devant nous, puisque le président de la République a annoncé qu'il fallait construire six EPR 2 supplémentaires et huit de plus pour la fin de la décennie 2040. On sait que les six premiers représentent un coût minimum de 50 milliards d'euros - aujourd'hui ce montant est estimé à la hausse sans qu'on dispose du chiffre exact. Quel est votre regard sur ce projet ?
Vous avez également critiqué l'Arenh : par quoi suggérez-vous de la remplacer et comment ? Quelles sont vos propositions ?
M. Thomas Piquemal. -Vous me faites certainement un trop grand honneur en me posant cette question et en me recevant ici car je n'aurais pas la prétention de pouvoir vous répondre autrement que par le simple bon sens, si vous le permettez. Mon expérience est que ces projets ne peuvent être lancés que lorsqu'ils sont vraiment prêts, et l'attitude qui consiste à se presser pour faire des effets d'annonce ou se valoriser ne peut conduire qu'à des écueils majeurs - pour ne pas dire des échecs parce que je refuse ce mot - sur la maîtrise des coûts. Je sais que la préoccupation majeure est aujourd'hui celle du lancement des EPR 2 et j'ai entendu parler de leur « detailed design » que les spécialistes ont pu vous décrire.
Au-delà de la nécessité de ne pas se précipiter au plan industriel, le deuxième facteur important est d'être prêt au niveau de la régulation financière. Je rappelle qu'aujourd'hui EDF n'est plus coté en bourse et n'a plus de porteurs de titres ayant une vraie vision d'actionnaire. À mon avis, la sortie de la cote était inéluctable compte tenu des difficultés financières du groupe mais je la regrette car quand EDF était coté en bourse, je pouvais utiliser et expliquer la vision des « actionnaires qui n'étaient qu'actionnaires » pour m'en servir comme un facteur de transformation de l'entreprise et de respect de ses équilibres ; c'est un point fondamental car une entreprise déséquilibrée ne peut pas fonctionner. Par conséquent, si la régulation permettait d'attirer des « investisseurs qui ne sont qu'investisseurs » - comme les Britanniques essaient de le faire, selon la presse, puisque qu'ils semblent rechercher des investisseurs externes pour leurs nouveaux projets - cela favoriserait l'équilibre que j'ai évoqué.
Au total, il faut être prêt sur le plan industriel - ce n'est pas mon métier - ainsi que sur le plan de la régulation et du financement à long terme ; de plus, il est important de responsabiliser les parties prenantes.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - S'agissant de l'Arenh, faut-il la revaloriser ou s'orienter vers d'autres solutions ? Quel est votre regard ?
M. Thomas Piquemal. - Je ne suis pas capable de vous en parler : j'ai vu dans la presse que des négociations ont été menées sur l'Arenh et qu'elles ont abouti à un résultat. Tout ce que je sais c'est que ce sujet est d'une complexité extrême et je suis certain que les équipes d'EDF ont fait leur maximum pour obtenir un résultat satisfaisant ainsi que l'ensemble des acteurs parce que, franchement, on vient d'un système qui était tellement déséquilibré et tellement désavantageux pour EDF qui a tant investi que j'espère en tout cas que ces problèmes-là sont résolus pour le futur. Au vu des 40 milliards de cash-flow d'EDF, les résultats du groupe en 2023 sont absolument remarquables.
M. Franck Montaugé, président. - Dans le montage financier auquel je suppose que vous avez contribué à l'époque, il semblerait, selon une certaine presse, qu'il y ait eu des clauses cachées ou non dites - je ne sais pas exactement le terme qui convient - avec certains partenaires. Était-ce le cas et, si oui, comment cela se traduisait-il, avec apparemment des problèmes qu'on découvre notamment aujourd'hui ?
M. Thomas Piquemal. - Je n'ai pas le souvenir d'une quelconque clause cachée. J'indique à nouveau qu'il s'agit d'une opération d'une très grande complexité qui comporte beaucoup de contrats et qui date de 8 ans. Cependant, je souligne qu'EDF était alors une société cotée en bourse et un gros émetteur de dette sur les marchés : par conséquent, nous avions une obligation de transparence et de sincérité de l'information financière à laquelle je me suis personnellement toujours attaché. Je ne vois donc pas à quoi vous pourriez faire référence,
Mme Christine Lavarde. - Pendant le développement du projet, avez-vous bénéficié d'accompagnement de structures publiques ? J'explicite ma question en indiquant par exemple que dans le projet d'EPR en Finlande, la COFACE (Compagnie française d'assurance pour le commerce extérieur) a apporté une garantie à Areva qui, finalement, avait une structure assez proche de celle d'EDF, à savoir une entreprise cotée à capitaux pour partie publics. Certaines associations avaient même dénoncé cette garantie de la COFACE en estimant qu'il s'agissait d'un soutien public. EDF a-t-il bénéficié de soutiens équivalents ou de prêts à des conditions avantageuses accordées par des structures plus ou moins parapubliques ?
M. Thomas Piquemal. - Je n'ai pas le souvenir qu'EDF ait bénéficié de prêts accordés par des institutions publiques : tout était financé par le bilan du groupe sur les marchés financiers internationaux, aussi loin que je puisse me souvenir mais peut-être que je me trompe.
Audition de M. Thierry Le Mouroux, directeur exécutif en charge de la préfiguration de la future direction Projets et Construction Nucléaires d'EDF, le 27 février 2024
M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Thierry Le Mouroux, directeur Exécutif d'EDF en charge de la préfiguration de la Direction Projets et Construction Nucléaires.
Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
Avant de vous donner la parole, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thierry Le Mouroux prête serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier, dernier une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ». Nous centrons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir au particulier et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable, quelles sont ses perspectives de développement ?
M. Le Mouroux, vous avez une riche expérience industrielle. Vous avez travaillé pour le groupe Eiffage et pour Suez Eau France. Vous avez dirigé Endel-Engie, spécialisé dans la maintenance industrielle, qui a participé aux chantiers de l'EPR de Flamanville 3 et du Grand Carénage. Vous avez été dirigeant chez Framatome, puis directeur général adjoint d'Areva en charge du projet EPR Olkiluoto 3. Vous avez été nommé en janvier dernier directeur Exécutif d'EDF chargé d'établir l'organisation de la future Direction Projets et Construction Nucléaires du groupe, une direction chargée du programme EPR2.
L'objet de notre audition est de comprendre les leçons du passé en matière d'électronucléaire pour réussir le programme de nouveau nucléaire qui s'annonce. En la matière, votre expérience de Flamanville et d'Olkiluoto sont très intéressantes. Quelles sont les origines des difficultés rencontrées ? Mauvaise gestion des chantiers ? problèmes de financement ? Problèmes de conception techniques ? Pouvait-on les éviter ? Comment les éviter pour l'avenir ? En particulier, comment concrètement allez-vous tenir compte des leçons des chantiers passés ? Enfin, comment votre nouvelle direction va-t-elle s'insérer dans l'univers EDF ? Quelle est son poids et quels sont ses moyens ? Quelles sont ses relations avec les autres grandes directions, en particulier la Direction Ingénierie et Projets Nouveau Nucléaire et la Direction du Parc Nucléaire et Thermique ? Quand sera-t-elle prête à fonctionner et selon quel échéancier ?
Voilà quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur va vous interroger. Nous vous proposons de dérouler cette audition en quatre temps : vous présenterez successivement votre travail et vos réflexions, en 10 minutes maximum de présentation liminaire. Cela sera suivi d'un temps de questions-réponses, en particulier avec notre rapporteur puis avec les autres membres de la commission. Nous pourrons terminer par une dernière batterie de questions-réponses.
M. Thierry Le Mouroux, directeur exécutif en charge de la préfiguration de la future direction Projets et Construction Nucléaires d'EDF. - Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénatrices et sénateurs, je voulais d'abord vous remercier pour cette invitation qui pour moi est une innovation puisque je ne suis salarié d'EDF que depuis huit semaines en tant que directeur exécutif mais pas encore en charge de la direction qui est en cours de préfiguration, tout ceci étant lié à une organisation en cours de validation et qui sera ensuite déployée. Mes propos seront donc très empreints de l'expérience que j'ai acquise en dehors d'EDF et ne seront pas forcément toujours représentatifs de la position d'EDF que je ne connais pas encore en détail. Vous m'interrogez intuitu personae et je vous donnerai les informations dont je dispose, d'autant que ce sont des sujets qui me tiennent à coeur et dans lesquels j'ai investi un certain nombre d'années de ma carrière. Je n'ai été présent que huit semaines chez EDF et donc il y a des thèmes sur lesquels je ne suis pas compétent pour vous répondre. D'autres, en revanche, à EDF ont toute l'expertise pour vous apporter les éclairages nécessaires et se feront un devoir de répondre en détail à vos questions.
Vous avez rappelé mon parcours et, il y a deux mois, j'étais effectivement à Olkiluoto, par moins 20 degrés, dans un bungalow situé à 300 km du cercle polaire. Tout cela illustre le fait que les chantiers d'EPR se font rarement en centre-ville mais plutôt loin de nos yeux. Ce sont par définition des chantiers sur lesquels la logistique est un enjeu majeur ; il faut également pouvoir compter sur l'implication et la volonté de réussir des gens qui vont travailler sur ces projets compliqués, comme tous les grands ouvrages industriels.
Je voudrais d'abord mettre en perspective deux questions qui me tiennent à coeur. En premier lieu, faut-il construire des EPR2 alors qu'on a déjà eu tant de mal à faire des EPR 1 ? En partant dans cette nouvelle voie ne va-t-on pas se compliquer les choses ? La réponse est relativement simple : on ne pourrait pas aujourd'hui reconstruire à l'identique un EPR 1. Les règles, le référentiel de sûreté et les exigences ont évolué ; on serait donc obligés de revenir sur un certain nombre de choix qui ont été fait à l'époque en les conformant aux exigences d'aujourd'hui. Il ne serait pas possible de copier à l'identique ce que l'on a conçu il y a maintenant 25 ou 30 ans et qu'on a commencé à construire à partir de 2003 ou 2006 à Olkiluoto ou Flamanville. Le retour en arrière n'est aujourd'hui pas envisageable : si l'on devait reconstruire les EPR, on passerait beaucoup de temps à les reconcevoir, à effectuer des modifications et on aurait à nouveau, par la force des choses, un « first of a kind » similaire à celui qui a fait grand bruit.
Quitte à changer les choses, en quoi cela a-t-il permis d'améliorer la situation, en quoi ces équipements sont-ils plus facilement constructibles et quels avantages peuvent-ils nous apporter ? Tout d'abord, il faut bien comprendre que la conception des premiers EPR a été un saut très important en matière de technologie. On a divisé par dix l'occurrence des risques significatifs possibles sur ces équipements, avec un incident potentiel tous les 1 000 ans et non plus tous les 100 ans. De plus, si un incident devait survenir, ses conséquences se limiteraient aux équipements intérieurs de la centrale : rien ne pourrait en sortir et c'est une évolution absolument extraordinaire. On comprend qu'avec des modifications aussi importantes par rapport aux équipements précédents, la mise au point ait été compliquée et, d'autre part, la conception des premiers exemplaires a été focalisée sur les équipements placés à l'intérieur de la centrale.
Certains sujets d'optimisation ne se sont révélés que lors de la construction des premiers exemplaires. Il faut avoir fait l'opération une fois pour bien se rendre compte des difficultés concrètes et on peut à présent bénéficier de l'expérience acquise. Je résume le processus à grands traits : au départ, quand vous construisez un objet aussi compliqué, vous vous focalisez sur l'enveloppe que vous allez fabriquer et donc vous faites des salles plus ou moins grandes en fonction des équipements que vous mettez dedans ; puis vous empilez les éléments - je caricature - et vous avez une centrale nucléaire. Après avoir construit cet équipement, vous pouvez le regarder d'un autre oeil et vous dire : « maintenant que je sais quels sont mes besoins, je le reconçois de façon à ce qu'il soit industrialisé et simplifié », et donc vous alignez tout simplement les voiles - ou parois - de béton et mettez les murs les uns sur les autres. Ce cadre de construction très simple n'est pas celui de Flamanville et Olkiluoto ; en revanche, sur l'EPR 2, il est conçu de cette façon parce que le design est beaucoup plus avancé qu'il ne l'a été quand on a lancé les opérations sur Olkiluoto. Ainsi, avec le retour d'expérience, on a été capables de concevoir une installation qui se construit mieux et plus facilement. Tel est l'exemple le plus flagrant de progrès issus de la pratique des chantiers.
Je citerai ensuite quelques avancées en termes d'optimisation. Les doubles enceintes ont été changées en simples enceintes : elles apportent le même niveau de résistance à des agressions externes mais simplifient le travail de construction. On a également beaucoup travaillé dans le cadre du Plan Excell lancé en 2020 par EDF : je peux en témoigner pour l'avoir observé de l'extérieur ; bon nombre de personnes d'EDF, après avoir visité Flamanville, sont venues voir le chantier d'Olkiluoto pour se rendre compte de son déroulement concret et de la complexité que représente la multitude ainsi que la variété des équipements. En effet, quand vous avez une panne sur un équipement, il faut retrouver exactement le modèle précis du constructeur tandis que si vous fabriquez des longues séries, les pièces de rechanges sont moins nombreuses et vous avez statistiquement moins de chances de rencontrer des difficultés. Ces exemples démontrent qu'on aura un objet plus facile à construire mais qui conservera malgré tout un certain degré de complexité.
S'agissant des avantages de cet équipement, il sera d'abord un peu plus sûr en étant encore renforcé à certains endroits par rapport à ce qu'ont été les derniers EPR. On aura des systèmes de sécurité à trois redondances, dont une qui sera complètement isolée des deux autres, ce qui constitue une barrière significative en matière de sûreté. Je fais également observer que les EPR que l'on a construit à Flamanville ou à Olkiluoto - avec des chantiers qui ont démarré dans les années 2002 à 2006 - ont été conçus dans les années 1990 ; or qui a encore un PC ou même des logiciels conçus il y a 30 ans ? Ainsi le chantier a été long et a continué à utiliser certains matériels qui avaient quelques générations de retard ; il est donc temps de procéder à des remises à jour d'ensemble et d'utiliser les technologies d'aujourd'hui. Il serait plus difficile aujourd'hui de fabriquer des téléphones des années 1990 que de construire les produits complexes qu'on utilise à présent et le problème est similaire pour les centrales nucléaires, ce qui illustre le besoin de mise à jour d'un certain nombre d'équipements, en particulier sur les technologies de l'information (IT).
Ce débat a été l'un des premiers sur lequel je me suis interrogé et, en recueillant l'avis de mes pairs, la réponse a été assez unanime pour affirmer qu'on n'a pas vraiment d'autre choix que d'aller de l'avant sur une nouvelle version de centrale nucléaire, sans trop s'éloigner des fondamentaux - en gardant l'essentiel, sans changer la cuve, ni les générateurs de vapeur, ni le pressuriseur, ni les gros équipements - mais en les adaptant à quelques contraintes supplémentaires. Ainsi, on ne part pas d'une feuille blanche, comme ça a été le cas pour mes prédécesseurs ingénieurs en charge de constructions pour lesquelles ils ont dû tout reconcevoir. Au cas présent, on dispose tout de même de plans qui nous permettent de savoir comment les choses vont se passer et, par itération, on arrive beaucoup plus facilement à l'objectif.
Le deuxième point réside dans l'enseignement général tiré des projets Olkiluoto, Flamanville, Taishan et à présent Hinkley Point. S'agissant des deux premiers, on a assisté à une compétition pour savoir qui démarrerait le premier afin de se revendiquer comme leader de la filière et ces discussions ont précipité le lancement des opérations concrètes de démarrage ; celles-ci ont été lancées avec un degré de maturité dans les études qui n'était pas forcément optimal. Au total, le chantier a duré entre 17 et 18 ans et j'ajoute qu'au moment où les travaux ont démarré, on n'avait plus véritablement de filière puisque la dernière fois que des équipes de « piping » (tuyauterie), d'électriciens ou de génie civil étaient intervenues sur des chantiers comparables remontait aux années 1990. Il y avait donc 15 années de décalage au cours desquelles ces métiers n'avaient pas eu l'occasion d'appliquer leur savoir-faire. Dans la plupart des entreprises de construction, cela signifie que les structures organisationnelles ad hoc ont disparu : les personnels ont pris d'autres fonctions et les équipes ont été dispersées sur d'autres chantiers. Il faut donc reconstruire ces départements, ces directions, ramener la compétence et retrouver les gestes techniques - et le tour de main adéquat sur le terrain - pour pouvoir exécuter correctement des actions qui peuvent paraître simples et qui pourtant ont un degré de complexité extrême dans certaines opérations. Voilà pour l'aspect relatif à la gestion de la filière.
Pendant toute cette période, on a pu observer, d'un côté, certains projets qui ont démarré tôt mais qui ont duré longtemps et, à l'inverse, l'exemple réussi de Taishan avec la même ingénierie française et des équipes qui sont arrivées à Taishan avec des plans français qui ont été adaptés, dans leur mise en oeuvre, aux contraintes spécifiques de l'EPR de Taichan, Le projet, au lieu d'être mené à bien en 17 ans et demi, l'a été en 9 ans. Cette différence de vitesse d'exécution peut sembler tenir du miracle mais elle s'explique par un démarrage plus tardif avec des plans matures, ce qui a évité de se poser des questions sur les opérations à conduire. Or tel a été le problème pour le réacteur OL3 : je rappelle que, pour ce dernier, il y a eu des périodes de maturité du projet qui nous permettaient de lancer des essais - sauf qu'on ne disposait pas des armoires requises pour les contrôles commandes et, ne pouvant rien tester, on était obligé d'attendre leur livraison. C'est aussi simple que ça. Le chantier de Taichan n'a pas eu ce genre de difficultés : en commençant plus tard, ils ont pu éviter tous les errements de démarrage.
Le deuxième facteur déterminant réside dans le fait que la Chine disposait alors d'une filière productive : certes elle faisait ses premiers pas mais elle en était à sa 55ème construction de centrale nucléaire en l'espace de 30 ans. Les personnels, quand ils arrivaient sur un chantier, savaient parfaitement de quoi ils parlaient en matière de ferraillage ou de tuyauterie industrielle et connaissaient leur référentiel par coeur. Même si ce n'étaient pas exactement les mêmes tuyauteries, le fait de disposer des plans adéquats et d'équipes aguerries permet de s'adapter. On en revient donc au constat initial : pour pouvoir être efficace, il faut conserver une filière qui entretient sa compétence et la met en pratique en exerçant ce métier. J'en viens à Hinkley Point : ce qui est fait aujourd'hui sur ce chantier correspond à ce qui se déroulera à l'horizon de quatre ou cinq ans sur Penly 3 et 4 et on voit là tout de suite la différence. Je constate que mes équipes sont composées de personnes qui ont réalisé de multiples chantiers : beaucoup viennent aujourd'hui d'Hinkley Point et ont pratiqué ce métier très concrètement pendant ces dernières années.
Au total, face au défi de la relance de la filière nucléaire et en s'attaquant à la construction d'ouvrages parmi les plus compliqués dans ce programme de longue haleine, je me dis qu'il faut absolument avoir résolu les deux sujets que je viens d'évoquer et je considère que l'on en prend clairement le chemin. En effet, s'agissant de l'ingénierie, on a choisi de ne pas passer aux études de détails tant qu'on n'avait pas un « basic design » suffisamment clair : c'est un facteur extrêmement sain et salutaire et, de la même façon, il faudra le moment venu se souvenir qu'il ne faut pas lancer la construction tant que l'on n'a pas une vision claire de ce que l'on veut construire, sans quoi nous allons à nouveau affronter les mêmes difficultés.
En second lieu, il faut que l'on entretienne aujourd'hui les compétences en s'assurant que les gens qui travaillent sur Hinkley Point ou sur d'autres chantiers soient bien partie intégrante de la montée en compétence de notre filière pour faire en sorte que demain, dans 4 ou 5 ans, ils soient présents sur les chantiers quand on aura besoin d'eux. Ce que je vous dis à propos des chantiers est bien entendu également applicable en matière d'ingénierie : le schéma que je voulais illustrer aujourd'hui sur l'actualité d'Hinkley Point et de l'EPR2 de Penly dans cinq ans s'applique également à ce qui s'est passé sur les études. Celles qui concernent Hinkley Point ont devancé les études sur l'EPR 2 et ont nourri, par leurs innovations et la compétence des équipes, notre capacité à pouvoir réussir le design des équipements.
Voilà donc le panorama des événements que j'ai pu observer et auxquels j'ai participé - avec des moments difficiles comme vous pouvez l'imaginer ; sur cette base, je suis assez convaincu que nous pouvons réaliser une performance comparable à celle que l'on a pu réussir historiquement. En effet, aujourd'hui, l'ambition en matière d'EPR 2 sur Penly 1 et 2, est de réaliser ces têtes de série en 9 à 10 ans. Certes, on a tous le souvenir qu'à l'époque on faisait cinq tranches par an, sauf que chacune des tranches ne durait pas un cinquième de l'année mais nécessitait six à sept ans d'exécution. De plus, quand on était sur des « first of a kind » - c'est-à-dire des changements de paliers - dans cette période d'opulence de moyens, il faut se souvenir que cela durait dix ans. Nous sommes donc dans un processus qui me semble calibré correctement et qui correspond à une entreprise qui a été secouée par les difficultés en matière d'exécution des projets ; Areva a subi exactement les mêmes obstacles mais a su les surmonter. On a également bénéficié d'un facteur important, à savoir la simplification de la filière, au moins au niveau du pilotage : le pilote dans l'avion, c'est clairement EDF qui choisit la technologie et qui ordonnance en conséquence. Framatome, qui est le pourvoyeur de la chaudière, fait partie du groupe EDF et mon parcours illustre cette évolution puisque j'ai commencé chez Endel mes activités dans le nucléaire ; ensuite je suis passé chez Areva, puis Framatome, puis de nouveau Areva, quasiment sans changer de contrat de travail : en pratique, l'entreprise changeait de nom mais j'étais à peu près dans le même bureau et avec les mêmes équipes. Tout ceci montre que la consolidation et l'unicité de la filière est une réalité. Pour vous donner un dernier exemple sur les compétences des équipes, le démarrage de Olkiluoto s'est passé dans d'excellentes conditions et s'est fait avec des équipes EDF parce qu'Areva n'a pas d'expérience en matière d'opération de centrales nucléaires : EDF a fourni une trentaine d'agents spécialisés sur ces sujets pour épauler les équipes d'Areva en leur permettant de se familiariser aux techniques et au mode opératoire de TVO qui est l'opérateur finlandais pour lequel nous construisions cette centrale.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - S'agissant de la relance du nucléaire, et à propos des décisions et annonces faites en février 2022 par le Président de la République sur la construction de 6 EPR2, avez-vous le sentiment que, depuis cette date, on est allé trop vite, pas assez ou va-t-on au bon rythme ? Certains estiment qu'il ne faut pas avancer tant qu'on n'est pas sûr de la technique et du projet. En second lieu, que faudra-t-il améliorer et quelles sont vos priorités pour relancer notre filière nucléaire ?
M. Thierry Le Mouroux. - Sur la vitesse d'avancement que vous évoquez, les équipes ont redoublé d'efforts depuis cette annonce qui a lancé un signal très fort pour orienter l'action. Au-delà des décisions des États-majors, la mobilisation des personnes est essentielle : si vous dites à quelqu'un que son travail n'est pas efficace et que de toutes façons il ne débouchera sur rien à l'horizon de quatre ou cinq ans, la motivation n'est pas forcément au rendez-vous. En revanche, donner un signal très fort comme celui dont nous parlons suscite un alignement très clair des personnes sur la réussite du projet, d'autant que ces métiers compliqués sont l'apanage de personnels très motivés par le nucléaire ; ils ont besoin de croire dans leurs compétences et dans les perspectives d'avenir de leur filière : à ce titre, je pense que le signal envoyé a été très puissant.
Va-t-on à la bonne vitesse ? Nous nous posons bien entendu la question : nous essayons d'avancer le plus vite possible tout en ayant un regard croisé et attentif aux signaux d'alerte qui appellent à s'assurer de la maturité des projets et à ne pas précipiter l'enchainement des étapes : cela correspond exactement au travail qui a été fait par la commission présidée par Hervé Guillou, à la demande de Luc Rémont et de Joël Barre. Composée de gens très compétents, cette commission a analysé la situation de la filière et publié un rapport très complet qui signale non pas des défauts majeurs mais un certain nombre de points à améliorer. C'est une source d'information très importante pour nous et elle permet à nos équipes d'ajuster le travail qui a été lancé.
Ensuite, à propos de l'objectif de livraison des premiers EPR pour 2035, je reprendrai strictement les propos du président de l'EDF : c'est ambitieux mais pas impossible. Le travail est en cours et je vous ai indiqué les durées aujourd'hui prévues « sur le papier », en se basant sur de multiples d'hypothèses ainsi que sur des discussions entre des personnes qui, comme moi, ont traîné leur guêtre sur ces chantiers en les examinant sous tous les angles pendant plusieurs années ; nous les connaissons et savons bien ce qui ne marche pas, ce qui s'emboîte bien, ce qui relève de la théorie et ce qui est concrètement applicable. De plus, l'organisation d'EDF est en plein changement - ce dont témoigne la longueur de l'intitulé de mon poste - et elle a vocation à donner au président d'EDF une vision très claire sur la situation des projets, tout en focalisant les moyens sur des objectifs simples et identifiables. Auparavant l'organisation était centrée sur deux volets avec, d'un côté, le parc nucléaire - et donc l'exploitation des centrales en fonctionnement qui délivrent l'électricité dont on bénéficie tous les jours - et, de l'autre, les nouveaux projets qui concernaient, pour l'essentiel, Flamanville et Taishan à l'international. S'agissant des projets nouveaux, les équipes d'ingénierie et de « supply chains » étaient séparées : les premières étaient focalisées sur la construction de projets mais la capacité à « challenger » le pilote de ces projets était confiée à une équipe mise en place il y a un certain temps et qui ne disposait pas d'effectifs suffisants pour analyser et « screener » la totalité des moyens.
Au sein d'EDF, le deuxième défi était de savoir qui passe commande, définit le cahier des charges et les missions à accomplir. La difficulté réside dans le fait qu'il y avait plusieurs clients : la direction générale, l'exploitant qui a des demandes précises et le pilote du projet qui indique ce qu'il est en mesure de réaliser. Il fallait bien quelque part, une entité responsable de la rédaction du cahier des charges dans ses aspects technique, opératoire, en termes de coûts et de respect des engagements : c'est pourquoi la direction de la maîtrise d'ouvrage pilotée par Xavier Ursat a été créée et cette direction est le garant du respect du programme.
Vous avez ensuite deux grandes directions : j'aurai l'honneur de piloter la première dans les mois qui viennent quand elle sera définitivement actée - puisqu'on est aujourd'hui dans un processus d'information-consultation auprès des institutions représentatives du personnel dans l'entreprise ; le moment venu, si l'organisation est bien déployée, il y aura donc une direction des projets de construction qui aura vocation à piloter le projet avec des chefs de projet sur Hinkley Point, l'EPR 2, Nuward et Flamanville pour ce qu'il restera à faire à ce moment-là. Notre mission est de livrer, de construire, de piloter le projet et de délivrer l'installation en temps et en heure.
Nous nous appuierons sur une seconde direction « ingénierie et supply chain » qui gérera tout le processus d'achats non seulement pour le « new build » (constructions neuves) mais aussi pour le parc existant et gérera également l'ingénierie. D'un point de vue organisationnel, je pense donc que nous sommes prêts à affronter les défis qui se présentent à nous. Les équipes qui composent ces projets et sont en charge de la supply chain ont un bon niveau de maturité, d'intelligence de la situation et d'expérience. Il va cependant falloir aller un cran plus loin pour transformer ces atouts en actions concrètes sur le terrain, c'est-à-dire que demain il nous faudra 1 000, 2 000, 3 000, 6 000, 8 000 ou 10 000 personnes à Penly pour exécuter ce travail qui nécessite beaucoup de préparation, de formation, d'identification du personnel et d'embauche dans certains domaines.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'ai trois questions complémentaires. D'abord, j'ai compris à travers votre réponse qu'on était sur un bon rythme ; sur ce chemin de relance de la filière nucléaire, quels sont les points critiques qui peuvent vous faire douter de sa réussite ? Y en a-t-il et, si oui, où se situent-t-il ?
Ensuite, une fois que vous disposerez d'un process simplifié et si possible industrialisé, à quelle vitesse pensez-vous pouvoir construire des centrales nucléaires ? Si on allait au maximum de ce que vous pensez pouvoir faire en 2050, combien pourriez-vous avoir construit d'EPR2 à cette date ? Je mets ici de côté les contraintes financières ou autres en supposant qu'on puisse financer avec de la dette une partie des 250 milliards qu'on emprunte chaque année et qu'on soit capable, en plus, d'emprunter pour financer des EPR. L'échéance de 2035 pour construire le premier EPR est ambitieuse, comme l'a dit le président directeur général d'EDF, mais y croyez-vous ? Par la suite, à quel rythme pourrait-on aller ?
Je m'interroge enfin sur le coût de production du MWh par les EPR 2.
M. Thierry Le Mouroux. - Je peux répondre de façon détaillée à vos deux premières questions ; s'agissant de la troisième, je sais combien coûte la construction d'une centrale nucléaire mais, à ce stade, je ne sais pas en déduire un prix au MWh et je crois que des informations vous ont été transmises par écrit à ce sujet.
Va-t-on à la bonne vitesse aujourd'hui pour se préparer ? Oui, mais il faudra être vigilant jusqu'au bout et ne pas démarrer tant qu'on ne disposera pas d'études complètement stabilisées. Même si on peut être tenté à un moment - pour des raisons diverses - de commencer les travaux, il faudra savoir attendre et patienter une année ou deux de plus, s'il le faut, pour être certain d'être prêts. Ensuite, quand vous disposez d'études stabilisées, tout un ensemble d'éléments et d'équipements doivent être préfabriqués et, dès lors, vous pouvez lancer véritablement le chantier qu'on appelle le « premier béton ».
Ensuite, s'agissant de la vitesse d'exécution, on essaye de se dimensionner sur l'équivalent d'1,5 EPR - soit un demi-EPR à l'étranger et un sur le territoire national - par an au-delà de 2035 : telle est la cadence cible. On considère que l'industrie du nucléaire sera en forte demande de nouveaux projets et il faut que l'on soit présents dans cet environnement pour le maintien de nos compétences.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pendant 15 ans, de 2035 à 2050, vous considérez donc que vous pouvez éventuellement construire un EPR 2 par an mais pas deux ? L'objectif est donc aujourd'hui de se conformer à l'annonce du président de la République - qui porte sur la construction de 6 plus 8 soit 14 EPR2 et éventuellement 15 - mais pas plus ?
M. Thierry Le Mouroux. - Il faut que nous soyons dimensionnés en 2035 pour pouvoir appliquer cette cadence qui ne sera mise en oeuvre qu'au début de la décennie suivante. Par conséquent, on ne sortira pas un EPR pendant chacune des années 2035, 2036, 2037 et 2038 car il faut d'abord qu'on ait l'outil industriel adapté. Puisqu'on décide aujourd'hui de lancer la série des EPR 2, on sera, en 2035, en situation d'avoir un cadencement industriel qui nous permettra, quelques années après, d'atteindre la cible. On ne commencera pas en 2035 la séquence car il faut compter à peu près sept ans de plus, et donc la vitesse de production de centrales nucléaires que nous évoquons ne sera atteinte qu'au début des années 2040. Ensuite, en termes de « delivery », dans les plans actuels, on envisage la livraison de Penly en 2035 avec, de mémoire, un décalage de trois ans entre les deux paires suivantes, ce qui fait six ans de plus - et donc 2041-2042, de mémoire - pour compléter à peu près le programme. À ce moment-là, si cette cadence est lancée on devrait être capable par la suite de sortir une production proche d'un EPR par an.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je n'ai pas bien compris combien de centrales auront été produites en 2050.
M. Thierry Le Mouroux. - Six seraient livrés aux alentours de 2042 et les huit autres seraient cadencées par la suite.
M. Franck Montaugé, président. - Vous avez évoqué, en parlant de Flamanville et d'Olkiluoto, la concurrence entre les sites, les délais de mise en oeuvre et la maturité des études. Vous avez également mentionné les phénomènes de communication et les annonces intempestives qui peuvent complexifier la compréhension des processus en cours par le grand public ou même les élus que nous sommes.
Considérez-vous aujourd'hui que la maturité technologique, y compris pour les EPR 2, est acquise, si bien que le défi serait désormais avant tout industriel. En revanche, si la question de la maturité reste d'actualité, pourriez-vous nous expliquer comment vous la mesurez, en particulier pour les EPR 2 ?
M. Thierry Le Mouroux. - Je voudrais tout d'abord revenir sur la question précédente ; j'ai été un peu rapide dans les cadences que je vous ai indiqué pour les premiers exemplaires car l'objectif est de livrer Penly 3 en 2035 puis Penly 4 avec un décalage de l'ordre d'un an et demi. Ensuite on aura un décalage de l'ordre de trois ans entre le démarrage des différentes paires de centrales ; la troisième paire sera donc livrée six ans après 2035, en 2041 ; le deuxième réacteur de cette troisième paire sera livré en 2043 ou 2044. Tels sont les ordres de grandeur.
Ensuite, je ne sais pas si cela correspond exactement à votre propos mais on utilise le terme de « maturité » principalement à propos des études. La maturité se mesure à la capacité de construire : a-t-on des études qui vont jusqu'à la description précise de l'objet qu'on veut construire ? A-t-on les plans permettant la constructibilité et sont-ils définitifs ou encore susceptibles de modifications - tel a été un des problèmes sur Flamanville. C'est ainsi que l'on mesure la maturité et lorsque ces critères sont respectés on peut lancer la construction en respectant nos objectifs.
Si vous donnez à la notion de maturité le sens plus large de capacité de la filière à produire ce dont on aura besoin, vous avez deux principaux « scopes » ou périmètres. Le premier est celui des équipements : pour lancer les constructions, il faut passer les commandes assez tôt pour que les équipements soient livrés en temps et en heure. Plus l'équipement est gros et complexe - ce qui est le cas par exemple pour la cuve ou les générateurs de vapeur - plus il faut anticiper.
Le second « scope » de maturité est la capacité à construire sur le site, ce qui implique d'avoir des équipes compétentes pour exécuter ces travaux. Il faut ici distinguer schématiquement deux sortes d'opérateurs. Vous avez les entreprises de gros oeuvre, de génie civil qui ont régulièrement en France et à l'international de gros ouvrages à construire - peut-être moins compliqués qu'une centrale nucléaire. D'autre part, vous avez les entreprises d'électricité et de tuyauterie qui réalisent également de beaux projets, mais assez peu dans le domaine industriel en France ; on voit bien ici que le besoin d'entraînement préalable et d'anticipation est encore plus important car le saut technique à accomplir est extrêmement significatif. D'autant que l'on fabrique un vrai objet industriel de la même façon que l'on construirait une raffinerie : il ne suffit pas de mettre une machine au milieu d'un hangar car l'ensemble de l'installation est une machine en elle-même avec des tuyauteries partout. Lorsque vous visitez une centrale, vous avez la cuve, les GV (générateurs de vapeur chaude), la turbine et une multitude de tuyauteries, de câbles ; or nous avons peu d'exemples en France de construction de cette dimension au cours des dernières années. Nous construisons peu de raffineries ou de centrales de production thermique classiques et il faut donc faire remonter ces compétences ; notre challenge est de faire en sorte qu'Hinkley Point soit aussi l'opportunité de faire progresser le savoir-faire de nos partenaires de telle sorte que dans quatre ou cinq ans, ils aient la capacité de pouvoir délivrer ce qu'on attend d'eux.
M. Franck Montaugé, président. - Pardon mais je reste un peu sceptique après avoir entendu votre réponse, eu égard à ce qui se passe sur Flamanville et peut-être Hinkley Point. En quoi le retour d'expérience que vous avez pu tirer de ces projets peut garantir ou permettre d'espérer raisonnablement une mise en service plus proche des prévisions que vous venez de nous faire que ça a été le cas dans l'épisode précédent ?
M. Thierry Le Mouroux. - Notre atout réside dans un bon ordonnancement des projets, c'est-à-dire que l'on ne commence pas tant que l'on n'a pas fait le design : c'est aussi simple que ça. Toutes les étapes que je vous ai décrites partent du présupposé que l'on ait bien fini le design et qu'il soit stabilisé dans un délai raisonnable par rapport au début d'exécution. Donc, nous travaillons tous les jours pour faire en sorte que le début du chantier ait lieu en 2027 ; nous verrons bien si cette date est respectée et, en tous cas, il s'agit de ne pas passer à un stade d'exécution tant qu'on n'a pas des études stabilisées.
M. Franck Montaugé, président. - Donc, sur Flamanville, nous avons travaillé sur des études qui n'étaient pas stabilisées.
M. Thierry Le Mouroux. - Oui : je peux témoigner de ce que j'ai vécu à cette époque-là. En tant qu'entreprise de tuyauterie, on a dû faire 17 batch - c'est-à-dire des paquets de modifications - qui se sont succédés entre les premières étapes de construction et l'étape finale. J'ajoute qu'il s'agissait de modifications très significatives dans leur nature et dans leur volume. Un environnement aussi instable empêche d'avancer lorsque vous êtes en phase de construction : vous êtes immobilisé pendant une longue période et c'est ce qu'il faut absolument éviter. Quels sont nos atouts pour prévenir de telles situations ? Le premier est que nous sommes bien conscients de ce risque et donc nous savons éviter de commencer un chantier avant de disposer d'un design stabilisé et d'études abouties permettant de lancer l'étape suivante. Certes les études coûtent cher mais pas autant que les imperfections en phase de chantier : le rapport est d'un à quatre et il est donc préférable de passer un peu plus de temps à réfléchir plutôt que de se lancer tête baissée dans quelque chose que l'on ne maîtrise pas bien. J'ajoute que, comme chacun le sait, l'adage « travail bien préparé, à demi réalisé » s'applique aussi dans notre métier et c'est un point déterminant.
Notre deuxième atout est notre expérience dans ce domaine : nous en sommes au septième exemplaire, avec des variantes, puisque l'on a réalisé Olkiluoto, Flamanville, Taishan - certes construit en grande partie par les chinois mais avec une bonne partie du travail qui a été fait en France - et Hinkley Point. Même si ces projets ont été menés un peu par à-coups et dans des environnements un peu différents, la compétence de la filière existe à présent, contrairement à la situation d'il y a 15 ans. J'illustre mon propos en rappelant que j'ai commencé dans ce métier en 2010 et je constate aujourd'hui qu'Hinkley Point - dont le stade d'avancement correspond à celui de Flamanville en 2010 - correspond à un saut phénoménal en termes de méthode, de rigueur, de connaissances, de personnels compétents et d'outils. Nous avons vraiment des atouts dont on ne disposait pas du tout à l'époque. J'ajoute que, sans doute un peu trop confiant dans l'expertise nucléaire française de l'époque, nous avons pensé que les réflexes que l'on n'avait pas activés pendant 15 ans réapparaîtraient naturellement. Or cela n'a pas nécessairement été le cas et il a fallu réapprendre ; j'ajoute que les personnes qui ont été un peu décriées et critiquées pour leur manque d'efficacité ont, en réalité, été des pionniers de redémarrage de cette filière ; ces personnels constituent aujourd'hui une bonne partie du socle de l'entreprise dans ce domaine. Nous avons aujourd'hui énormément de compétences disponibles, bien au-delà de ce que l'on avait à l'époque. Ce n'est bien entendu pas suffisant pour couvrir tous les besoins du programme qui va s'étaler sur de nombreuses années et il nous faut encore progresser mais notre point de départ est sans comparaison avec celui que j'ai connu et vu de mes yeux en 2010. Cette base a été clairement identifiée, analysée, auscultée et les actions requises ont été mises en oeuvre.
M. Daniel Salmon. - Bien entendu, on tire les leçons des erreurs du passé - et elles se sont accumulées dans le cas de l'EPR 1 - mais je vous trouve quand même très confiant parce que l'EPR 1 était également prévu pour être une tête de série et on devait en faire la vitrine du nucléaire français. J'ai l'impression que la dynamique est un peu la même pour l'EPR 2. Vous avez indiqué qu'il fallait aller au bon rythme et ne pas se précipiter mais là aussi, je pense qu'il y a des impératifs, des exigences politiques et la volonté de faire de la France la championne du monde du nucléaire. Ne va-t-on pas se retrouver dans les mêmes travers en voulant aller vite car si je comprends bien nous ne sommes déjà plus tout à fait dans le timing prévu puisque, d'après vos indications, il faudra plutôt attendre 2046 pour disposer des six paires opérationnelles, ce qui décale d'autant la réalisation des huit réacteurs suivants.
En second lieu, vous n'êtes pas en mesure de nous donner le coût au MWh de la production d'électricité issue de ces centrales. C'est un peu problématique parce que pour élaborer des politiques énergétiques, nous avons besoin comparer les coûts au MWh par rapport à d'autres énergies. Pouvez-vous être plus précis sur cette question ?
M. Thierry Le Mouroux. - J'aurais grand plaisir à pouvoir vous répondre sur le prix du MWh mais EDF ne me l'a pas demandé et il ne me semble pas que ce soit la première urgence, dans la mission qui m'a été confiée il y a huit semaines, de me focaliser sur ce point. Ce sera, bien entendu, assez rapidement dans mon champ d'intérêt mais, à ce stade, ma mission est de construire rapidement des centrales nucléaires et de sécuriser un coût de construction raisonnable. Je peux vous répondre en détail sur ce dernier sujet mais la transformation de ce coût global en MWh ne relève pas, en cet instant, de mon périmètre de compétence. Je serai très heureux d'en reparler avec vous à l'occasion, quand j'aurais fait mon « homework » associé.
Par ailleurs, j'ai vu des situations tellement baroques et des difficultés si importantes qu'il peut effectivement sembler que notre confiance dans nos capacités de construction puisse paraitre étonnante - je vous l'accorde. En même temps, j'ai vu le génie, la capacité de réaction, et de mobilisation des équipes qui ont permis d'aboutir à une mise en service des installations. Je citerai d'autres exemples : quand je suis arrivé sur le chantier OL 3 en 2019, ce dernier prenait un an de retard tous les ans. Tout le monde se demandait comment on pourrait se sortir de cette situation et j'ai disposé d'une année d'observation : on m'a envoyé, sur la base de mes compétences, au bout du monde pour donner mon point de vue sur ce chantier de très grande ampleur. Après une année, on m'en a confié les rênes ; je n'ai alors changé aucune des personnes qui étaient en place mais nous avons apporté quelques petites modifications. Il s'est agi d'abord, de se mettre d'accord avec le client pour travailler ensemble et ensuite de fixer un planning réaliste : pour ce faire, ce n'est pas le chef qui doit en décider seul ; il faut d'abord consulter les équipes, puis accumuler l'expérience de tout un chacun et on dégage ainsi un planning adapté. Bien sûr, le management nous pousse à accélérer pour atteindre la cible prévue, mais à partir du moment où ce processus a été institué, nous avons réussi à faire en neuf mois le chargement que Flamanville compte finaliser dans les semaines qui viennent, avec zéro jour de décalage par rapport au moment où nous avons déposé ce planning : ce n'est pas moi qui l'ai fait mais les personnes qui y ont travaillé concrètement. Je nous pense donc capable de fédérer les énergies et de les orienter pour enregistrer des succès : je l'ai constaté sur le terrain, par exemple, à Hinkley Point et lors du démarrage de Flamanville.
Ensuite, s'agissant des questions de maturité, quand on met au point un objet aussi important qu'une centrale nucléaire, même si on a fait énormément de modifications en cours de chantier, je vous garantis que lors de la mise en service on se pose beaucoup de questions et les doutes affluent. On questionne alors sans arrêt les back-offices d'ingénierie avec des interrogations sévères qui fusent. Or on constate que nos personnels sont capables d'y répondre en allant au bout du raisonnement ; pourtant on leur met de nombreux d'experts « dans les pattes » pour être sûrs que l'installation va tenir. J'ajoute que, dans cette logique de planning et de constitution de projet, on ne considère rien comme acquis et on challenge chacune de nos hypothèses pour être certain de leur solidité, en veillant au surplus à disposer d'un plan B. Tout ceci représente un travail énorme qui n'était peut-être pas mesuré à l'époque, tandis qu'aujourd'hui nous bénéficions de plus d'expérience. Je précise que les équipements les plus compliqués à mettre au point concernent en particulier la chaudière ainsi que les turbines que l'on ne change pas ; pour l'essentiel - je schématise - il nous faut donc une ingénierie d'intégration qui soit modifiée, un bâtiment réacteur dont toute la partie génie civile va être un peu adaptée, mais, là encore, nous pouvons compter sur des entreprises françaises qui sont des leaders mondiaux dans ce domaine qu'elles pratiquent.
Au total, je suis convaincu que l'on est capable de réaliser ce programme et s'agissant du délai, on le verra au bout de la série : c'est la pratique qui permettra de le mesurer, sachant qu'il faut faire un certain nombre d'exercices pour être capable d'y arriver. Ce n'est, en définitive, qu'en observant le déroulement des premiers chantiers que l'on pourra évaluer la cadence de construction et le coût de ces objets uniques dont la fabrication comporte une part d'aléa. Je pense que l'essentiel de la mission qui nous est confiée est de désigner un prix-cible et de nous demander de démontrer que ce dernier est robuste en garantissant qu'il ne va pas déraper au-delà du raisonnable pour éviter les travers qu'on a connu dans le passé. Tous les gens qui ont travaillé sur ces sujets sont autour de la table ; ils travaillent d'arrache-pied, se creusent les méninges et testent leurs partenaires - puisque les équipes internes à EDF ne sont pas les seules parties prenantes - sur les différents volets des chantiers. Mon sentiment général est que nous sommes capables de mener à bien ce programme mais on n'échappera pas à certains points d'étape et, de façon intangible, il ne faut pas passer aux étapes suivantes tant que l'on n'a pas validé l'étape précédente.
Mme Christine Herzog. - Quand on parle de projet, il faut aussi savoir anticiper et je mentionne le phénomène qui s'est produit en 2022 sur la centrale de Cattenom en Moselle. Si j'ai bien compris, des microfissures ont été découvertes sur le circuit d'injection de sécurité de plusieurs réacteurs de la centrale et, par prudence, certains réacteurs ont été mis à l'arrêt pendant plusieurs mois, voire une année. La conséquence est que ces installations n'ont pas pu contribuer à la production électrique de notre pays. Cette problématique a-t-elle été prise en compte par les ingénieurs pour éviter qu'elle ne se produise sur les nouveaux sites ou dans les travaux de modernisation des centrales existantes ?
M. Thierry Le Mouroux. - Je ne travaillais ni en France à ce moment-là, ni sur le parc français et mon degré d'expertise sera donc limité sur le problème de corrosion sous contrainte auquel vous faites allusion. Nous nous sommes immédiatement interrogés sur cette difficulté dans le cas du réacteur OL3 d'Olkiluoto ; pour en prévenir l'apparition, nous avons imaginé beaucoup d'hypothèses différentes et nous avons identifié un petit nombre de facteurs aggravants ainsi que le déclencheur principal du phénomène. À présent, nous savons ce qu'il faut faire pour éviter la corrosion sous contrainte : techniquement, cela va de la forme précise de la tuyauterie au fait d'éviter des turbulences qui, de façon constante, créent le même stress au niveau de la soudure, à l'abrasion de la soudure ... et je pourrais vous décliner toutes les rubriques de l'ordonnance - au sens médical - qui a été prise pour éviter que le phénomène ne réapparaisse et pour qu'on ne le connaisse pas sur les EPR 2. Il s'agit là typiquement de difficultés que l'on a découvertes en cours de route et qui se sont déclenchés des dizaines d'années après la construction des centrales concernées ; quand on travaille sur des pas de temps importants comme sur l'EPR 2, nous les prenons bien entendu en compte et nous les identifions. Nous avons une longue liste de problématiques qui sont apparues au cours du temps dans le fonctionnement du parc et nous les avons éliminées une par une. Cela illustre les avantages du retour d'expérience en matière d'exploitation comme en matière de construction. Il faut construire et exploiter une machine pour savoir comment elle fonctionne, comme on le ferait pour une voiture ou pour n'importe quel objet mécanique qui chauffe, qui se refroidit et que l'on sollicite. Il est nécessaire de l'ausculter et de savoir où peuvent apparaitre d'éventuels dysfonctionnements. Quand on fabrique des équipements nouveaux, on s'assure que le risque ne réapparaîtra pas.
M. François Bonneau. - Je voulais également vous poser la question de la corrosion sous contrainte et je saisis l'occasion pour souligner que lors d'une visite récente du projet ITER, nous nous sommes aperçus que le même problème retardait le projet. J'ose espérer que les EPR 2 échapperont à la corrosion sous contrainte et j'ai entendu vos explications ; là aussi, il s'agit d'une difficulté qui apparait avec un décalage dans le temps et qui est liée aux capacités de soudure dans des conditions très particulières.
M. Thierry Le Mouroux. - L'atout dont nous disposons aujourd'hui est que nous connaissons le phénomène, nous savons le mesurer, en repérer les premiers signaux précurseurs et que nous pensons avoir identifié l'environnement dans lequel la corrosion sous contrainte pourrait émerger : nous faisons donc tout pour éviter le renouvellement de ces situations. La corrosion sous contrainte existe depuis toujours sauf que nous l'avons localisée à un endroit assez inattendu ; nous ne pensions pas que les conditions de fonctionnement pouvaient être de ce type-là dans la forme géométrique précise que l'on a à cet endroit-là. Vous me lancez sur un sujet technique et je vais vous donner un autre exemple qui n'a rien à voir avec les aspects nucléaires à proprement parler mais qui montre bien la particularité de nos métiers. Après le chargement d'Olkiluoto, nous avons fait tout un ensemble de tests sur la centrale pour l'amener jusqu'à la mise en service industrielle. Durant ces tests, nous avons constaté une fissure sur une pompe LAC qui sert à alimenter en eau les générateurs de vapeur. Ces pompes fonctionnent à très haute vitesse, à 5000 tours minute, et envoient 1 ou 2 mètres cubes d'eau par seconde : ce sont de grosses machines avec des pièces massives, très solides, d'un seul tenant et sans aucune soudure. Quand nous avons constaté que ces pièces s'étaient fissurées à un certain endroit, nous aurions pu nous dire qu'elles devraient tout de même tenir le choc mais, comme nous sommes dans le secteur nucléaire, nous appliquons le bréviaire dans son intégralité : nous vérifions l'ensemble point par point et nous ne démarrons pas tant que tout n'est pas absolument sécurisé. Nous avons donc fait de multiples études sur cet incident pour en conclure qu'il fallait changer légèrement - de l'ordre du millimètre - l'arrondi de la pièce afin de modifier la contrainte appliquée à l'endroit où il y avait une amorce de fissure. À la suite de cet ajustement, les pompes tournent impeccablement depuis neuf mois. Ainsi, certains phénomènes mécaniques peuvent émerger dans la durée et donner lieu aux difficultés que vous avez décrites, madame la sénatrice, et c'est pourquoi il nous faut les ausculter. Il s'agit de mécanismes tellement fins et qui fonctionnent sur des pas de temps tellement longs que cela nous impose un suivi et un contrôle en continu - ce qui nous est d'ailleurs demandé sur un certain nombre d'équipements - et l'accumulation d'expériences enrichit notre savoir-faire industriel. Nous avons besoin de cette continuité pour être performant sur ces sujets. Je viens de vous décrire des incidents de mécanique de la rupture qui ont été résolus par les compétences très spécifiques dont disposent Areva et Framatome qui ont été capables de modéliser, d'identifier les difficultés et de proposer des solutions. Nous avons également su réagir vite sur la corrosion sous contrainte grâce à cette capacité d'ingénierie. Il en va de même dans les métiers de la construction de ces grands objets que sont les centrales nucléaires : il faut que l'on fasse les bonnes soudures du premier coup et nous avons eu des problèmes à Flamanville parce qu'il y avait clairement un manque de pratique sur ces sujets. Nous avons de brillants ingénieurs mais il faut aller jusqu'à « la main qui fait » pour appliquer la bonne procédure de la bonne façon et être certain que nos équipements tiendront.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Dans la relance du nucléaire et dans la volonté de construire de nouvelles centrales, deux éléments me paraissent clef, à savoir les compétences et la finance. Vous avez évoqué les premières en estimant que nous disposons en France d'entreprises de génie civil très qualifiées et vous paraissiez un peu plus dubitatif pour le secteur de l'électricité et des tuyaux. Pensez-vous qu'il y a des entreprises françaises capables de passer à un mode d'industrialisation de ces éléments dans le cadre d'une construction en série ? Auront-elles les reins assez solides pour le faire et comment peut-on prévoir de les aider ? Pensez-vous également que la filière nucléaire aujourd'hui est assez attractive pour les ingénieurs ? Avez-vous le sentiment que dans les écoles d'ingénieurs, cette filière a le vent en poupe car c'est un point fondamental pour la suite du programme ? Enfin, aurez-vous la partie finance à gérer dans votre future direction ou pas du tout ?
M. Thierry Le Mouroux. - La direction projet et construction ne traitera pas les aspects financement du projet : nous avons un planning technique et un coût à respecter. Si je simplifie les grands indicateurs, nous construisons pour un délai donné, pour un coût donné et avec un niveau de sûreté et de qualité qui est fixé, un objet qui doit répondre à un certain niveau de performance en produisant x MWh pendant telle durée et tel niveau de disponibilité : telles sont les contraintes que nous respectons. C'est la maîtrise d'ouvrage qui s'occupe de la façon dont l'installation va être financée et je ne m'aventurerai pas à vous répondre sur ce thème.
Par ailleurs, j'ai entièrement confiance dans les entreprises françaises pour réaliser ces travaux : pour avoir travaillé, à une certaine époque, chez les électriciens, les tuyauteurs, ou dans des groupes de génie civil, je connais leur compétence ; ensuite, c'est une question de pratique. Le secteur du génie civil exerce ses compétences de façon régulière à l'occasion de la réalisation de grands travaux tandis que dans les corps d'état secondaires, la situation est plus variable. L'autre dimension à prendre en compte est que s'agissant de la construction d'un objet très particulier, comme on le dit souvent, on ne sous-traite bien que ce que l'on connaît bien et on ne délègue bien que ce que l'on est capable de bien contrôler. C'est une des problématiques qui avait été identifiée dans le rapport Jean-Martin Folz : ce document appelait à réinternaliser certaines compétences de telle sorte que l'on soit capable de faire nous-mêmes ou alors de piloter un travail réalisé par des tiers. C'est clairement un domaine de réflexion pour nous : il faut accompagner des entreprises qui n'ont pas nécessairement affronté des chantiers aussi importants au cours de ces dernières années pour les amener au bon niveau de capacité d'exécution sur le terrain. Notre pays n'a plus le niveau d'industrialisation qu'il avait voici 30 ans et nos entreprises ont moins l'habitude de la pratique, même si elles ont des équipes hyper compétentes : je n'ai pas de doute à ce sujet puisqu'elles travaillent à l'exportation et se confrontent avec succès à de nombreux acteurs à l'international. Nous devons cependant les accompagner dans leur courbe de montée en charge et en compétence pour que leurs capacités permettent effectivement de réussir les chantiers de la bonne façon et dans les bons délais. J'en reviens une fois de plus à la nécessité de ne pas commencer un chantier tant que l'on n'a pas validé l'ensemble des paramètres que je viens d'énoncer. Je pourrais vous citer de nombreux contre-exemples où cette démarche n'a pas été suivie et cela coûte très cher, à la fin, en délais, en désorganisation du chantier, etc.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je reviens sur ma question relative à l'attractivité de la filière notamment pour les écoles d'ingénieurs. Percevez-vous quelque chose qui a bougé ou qui bouge ?
M. Thierry Le Mouroux. - Incontestablement : on observe un intérêt pour les métiers du nucléaire qui n'existait pas il y a environ cinq ou six ans. Je n'affirmerai pas que tout le monde se précipite vers les emplois du nucléaire car les situations sont variées mais on reçoit à présent des candidatures spontanées nombreuses de tous profils. On sent bien que ce ne sont plus des métiers un peu mis de côté et sans avenir mais au contraire qu'ils occupent une position centrale et permettent aux candidats de se projeter. Quand on sort d'une école d'ingénieur, même si on ne reste pas nécessairement pendant 10 ans dans la première entreprise qui vous embauche, tout un chacun prend en compte l'intérêt du projet sur lequel il travaille : on voit aujourd'hui beaucoup plus de jeunes se diriger vers le secteur nucléaire et de façon plus spontanée qu'il y a quelques années.
M. Franck Montaugé, président. - Je voudrais revenir sur les coûts. Est-ce que, dans votre relation avec la direction générale d'EDF et la maîtrise d'ouvrage, on vous fixe des coûts de réalisation d'investissement dits « overnight », c'est-à-dire ne tenant pas compte du coût du capital ? Vous assigne-t-on des objectifs en la matière comme par exemple un prix plafond ?
S'agissant des systèmes d'information des futurs réacteurs, sur quelles démarches vous appuyez-vous en termes de souveraineté, de protection de l'information, etc... ? Comment utilisez-vous la numérisation et les simulations numériques pour modéliser le fonctionnement de l'appareil industriel et anticiper d'éventuels arrêts ou pannes - par comparaison avec ce qui est pratiqué sur d'autres sites et en tenant compte des retours d'expérience ? Comment cet aspect est-il appréhendé et avec quels objectifs en termes de fonctionnement ainsi que de coût ?
M. Thierry Le Mouroux. - S'agissant des objectifs assignés à la direction des projets et constructions, la première cible est un coût industriel hors coût du capital ou de financement. On additionne nos dépenses pour réaliser dans des délais raisonnables - les plus brefs possible - le design et l'exécution d'un projet : ce cumul est ensuite réparti par année et nous devons nous y tenir. Le financement ne relève pas de notre compétence et cela présente des avantages pour tout le monde : nous nous occupons de la construction et d'autres se consacrent aux financements, à charge pour nous de dire si l'enveloppe prévue nous convient. Le service financier peut estimer que nos coûts de construction sont trop élevés ou nous demander de changer ou d'ajuster tel ou tel élément mais notre équipe étant responsable du coût vis-à-vis du président, notre engagement est très fort. Le dialogue avec les services financiers ne doit pas créer d'incertitudes et ne peut que s'inscrire qu'à l'intérieur de bornes bien définies.
M. Franck Montaugé, président. - Sur les coûts de construction définis à ce stade, où en êtes-vous ?
M. Thierry Le Mouroux. - Nous avons remis une estimation de coûts il y a environ deux ans : celle-ci est en cours de réévaluation et on attend son actualisation au regard de l'inflation, des coûts matières qui sont assez importants et des appels d'offres qui ont été lancés sur lesquels on a reçu des réponses. Nous avons beau faire des hypothèses sur le coût de telle ou telle chose, nous n'avons des informations définitives qu'au vu de l'offre du fournisseur et des conditions précises relatives aux produits que l'on va acheter. En ce moment, nous recevons des offres que l'on challenge pour préciser les coûts et les engagements correspondants. Par la suite, le design n'étant pas complètement finalisé, il y aura certainement quelques modifications sur certains aspects du projet.
M. Franck Montaugé, président. - Je suppose qu'à ce stade, notre commission ne peut pas avoir connaissance des coûts sur lesquels vous travaillez et qui relèvent du secret des affaires. Je me permets de vous poser la question car je sais que nos travaux sont écoutés et regardés. Cela dit, quand on regarde la littérature consacrée aux technologies plus anciennes, on trouve des référentiels de coûts de cette nature permettant de mesurer leur évolution dans le temps. Les montants en cause vont-ils se situer à des niveaux inférieurs à ceux qui ont été consacrés aux technologies encore en service ou plutôt au-dessus ?
M. Thierry Le Mouroux. - Je ne sais pas répondre à votre dernière question. En revanche, sur le numérique, je peux vous apporter quelques précisions. En ce qui concerne les aspects de souveraineté, nous travaillons avec Dassault Systèmes sur nos logiciels de management de projet et de développement de nos maquettes 3D, ce qui, comme vous pouvez en juger, apporte des garanties de souveraineté auxquelles nous sommes bien entendu très sensibles et j'ajoute que notre partenariat est complètement français dans ce domaine.
Sur la numérisation de la construction, tout est rassemblé sur une maquette informatique 3D qui nous sert de support de plan ; cet outil est absolument extraordinaire pour réaliser le travail d'intégration. En cas de besoin, nous sommes capables d'avoir recours à une maquette 4D en intégrant la notion de temps dans la visualisation de ce qui va se passer. Très franchement, nous n'avons pas besoin de cette dernière pour la totalité du projet mais la maquette 4D est très utile dans des séquences particulières où il faut intégrer certains équipements à des endroits bien précis. En revanche, la modélisation 4D n'est pas nécessaire pour savoir comment poser des chemins de câble sur une grille qui est toute droite. Tels sont les outils extrêmement intéressants dont nous disposons et qui progressent jour après jour. Autre exemple : Hinkley Point, qui est le projet le plus moderne, nous apporte des retours d'expériences (REX) et des exemples de coopération qui sont extrêmement riches et nous permettent d'améliorer nos performances.
Je vais également vous donner une illustration très concrète et très simple des nouveaux procédés que nous commençons à mettre en oeuvre. Je rappelle qu'après avoir fait des plans pour exécuter un chantier, il faut le « manager » et savoir ce qui a été construit ou pas : nous faisons donc des rapports de suivi quotidiens et chaque équipe indique où elle en est. Dans ce domaine, nous disposons maintenant d'outils de gestion sur certains chantiers qui permettent de prendre des photos et de filmer les endroits où le travail a été fait ; ces données nourrissent alors directement l'outil informatique qui informe immédiatement du degré d'avancement par rapport au plan prévu : c'est une aide merveilleuse dont on ne disposait pas il y a 10 ans. Pour gérer des arrêts, par exemple des arrêts pétrochimiques pour lesquels il faut procéder à de nombreuses modifications dans la tuyauterie d'une machine de grande taille, ce sont des outils très efficaces. Ces outils facilitent également la traçabilité des équipements et modernisent considérablement les chantiers.
M. Franck Montaugé, président. - ... avec des systèmes informatiques complètement autonomes permettant de sécuriser les données ?
M. Thierry Le Mouroux. - Oui et tel est notre but : toutes les données sont complètement sécurisées. Les données sensibles et celles qui constituent le socle de nos informations sur nos projets sont localisées dans des zones bénéficiant d'un niveau de confidentialité extrêmement élevé puisqu'elles relèvent du domaine de la souveraineté. Par contre, il faut noter que les livres sont ouverts pour que chacun puisse juger de la qualité du travail qui est fait et l'Autorité de sûreté nucléaire tient, de façon très ouverte, un accès aux informations de construction de telle sorte que chacun puisse être témoin du sérieux du travail qui est effectué.
Audition de MM. Frank Roubanovitch, président du Comité de liaison des entreprises ayant exercé leur éligibilité sur le marché libre de l'électricité (CLEEE), Alexandre Saubot, président de France Industrie, et Nicolas de Warren, président de l'Union des Industries Utilisatrices d'Énergie (UNIDEN), le 28 février 2024
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Alexandre Saubot, président de France Industrie, M. Nicolas de Warren, président de l'Union des Industries Utilisatrices d'Énergie (UNIDEN), et M. Frank Roubanovitch, président du Comité de liaison des entreprises ayant exercé leur éligibilité sur le marché libre de l'électricité (CLEEE).
Je vous laisserai présenter les organismes que vous représentez dans votre propos liminaire.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Roubanovitch, M. Saubot, et M. de Warren prêtent successivement serment.
Le Sénat a constitué le 18 janvier une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ». Nos travaux sont centrés sur le présent et sur l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et aux entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
L'objet de la table ronde d'aujourd'hui est d'apprécier l'impact du système électrique, actuel et à venir, sur la compétitivité de nos entreprises.
Vos secteurs ont tous besoin de quantités importantes d'énergie, notamment électrique, et il était important que nous vous entendions.
Quelle est la part de la consommation électrique dans la structure des coûts de vos entreprises ?
Quel a été l'impact de la crise des prix de l'énergie pour les secteurs industriels et celle des aides exceptionnelles mises en oeuvre depuis 2021 ?
Quelles conditions le système électrique français doit-il remplir pour assurer la compétitivité de notre industrie et contribuer à sa réindustrialisation ?
Quelle est votre évaluation de la réforme du marché européen de l'électricité et de l'accord État-EDF de novembre 2023 de régulation du nucléaire post-ARENH, avec la perspective d'un prix de long terme d'environ 70 euros par MWh ?
Quelle est votre appréciation de la fiscalité sur l'électricité pour les industriels ?
Ce sont quelques-uns des thèmes sur lesquels notre rapporteur et nos collègues vont vous interroger. Nous proposons de dérouler cette audition en quatre temps : vous présenterez successivement votre travail et vos réflexions en dix minutes maximum ; vos propos liminaires seront suivis d'un temps de questions-réponses, d'abord avec notre rapporteur, puis avec les autres membres de la commission ; vous pourrez éventuellement revenir sur les propos des autres participants ; nous terminerons par une dernière série de questions-réponses.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Notre commission d'enquête, comme vous le savez, est essentiellement tournée vers l'avenir, c'est à dire vers la période 2035-2050, ce qui n'est pas facile. Les industriels eux-mêmes doivent faire le même exercice avec le maximum de lisibilité. L'enjeu réside dans la capacité à assurer, à des coûts abordables, la croissance prévisible de la production d'électricité, afin que ce soit un facteur de compétitivité pour nos entreprises, tout en assurant la décarbonation de notre mix électrique. Le système actuel est à ce point nébuleux et complexe qu'il est parfois compliqué de s'y retrouver. J'espère que vous allez nous aider à y voir plus clair, tout en précisant ce que vous, industriels, souhaitez voir mis en place à l'avenir. C'est cela qui nous intéresse avant tout, bien plus que ce qui a pu se produire par le passé. Je partage les questions du président sur la compétitivité ainsi que sur l'impact de la nouvelle régulation post-Arenh.
M. Alexandre Saubot, président de France Industrie. - Je remercie la commission de convier l'industrie à présenter son point de vue sur un sujet crucial pour son devenir. L'énergie est un facteur clé de succès pour nos industries. Le prix et la disponibilité de ces énergies sont dans de nombreux secteurs des éléments qui participeront à notre compétitivité, et qui rendront donc possible à la fois la réindustrialisation et la décarbonation de notre économie. France Industrie regroupe 30 fédérations industrielles qui couvrent de manière unifiée l'ensemble de l'industrie française. Cinquante grandes entreprises industrielles en sont également des membres directs. Le président de France Industrie assure aussi depuis quelques années la vice-présidence du Conseil national de l'industrie.
Pourquoi le prix de l'électricité est-il fondamental dans nos industries ? Il faut se rendre compte que dans le monde carboné d'hier, la référence était le prix du pétrole, qui était le même partout. Il n'y avait donc pas de sujet de compétitivité relative d'une zone du monde à l'autre. Dans le monde décarboné qui se profile, les deux références sont le gaz et l'électricité, qui n'ont plus du tout de prix de référence. Depuis le début de la crise ukrainienne, on constate un décalage important sur le prix du gaz et de l'électricité entre l'Europe et le reste du monde, ce qui induit des conséquences sensibles puisque 35 % du mix énergétique de l'industrie est constitué par l'électricité, à égalité avec le gaz. Les secteurs plus particulièrement touchés sont la chimie, l'aluminium et la métallurgie qui ont vu leur activité baisser, voire s'arrêter en raison de la hausse, parfois vertigineuse, des prix de l'énergie. Au-delà de la valeur, le deuxième enjeu pour les industries réside dans la visibilité, avec par exemple les projets de décarbonation qui nécessitent d'énormes investissements, ce qui suppose des prix non seulement compétitifs, mais aussi prévisibles. Depuis quelques semaines les prix semblent devenir plus raisonnables, mais la volatilité extrême constatée reste une source de préoccupation majeure. Il faut rappeler que de leur côté les Américains et les Chinois ont accès à des contrats de long terme à prix compétitifs qui font nécessairement envie aux industriels européens.
Parmi les conclusions du rapport de Philippe Darmayan, ancien PDG d'ArcelorMittal, je retiens l'idée de contrats à long terme adossés au parc nucléaire, le développement de PPA dans le domaine des énergies renouvelables, ainsi que la problématique des aides nécessaires aux projets de décarbonation. Beaucoup de travail a déjà été entrepris sur ces trois questions. Il a permis de mettre clairement en évidence que de nombreux secteurs industriels, particulièrement celui des électro-sensibles, voient leur activité directement touchée par le prix de l'énergie. Plusieurs milliers d'entreprises sont directement impactées. Il faut donc que les outils contractuels ou de régulation puissent répondre aux demandes de compétitivité et de visibilité. C'est ce que l'accord du 14 novembre entre l'État et EDF a mis en exergue, en pointant le rôle particulier des contrats à long terme, notamment pour les industriels électro-sensibles. Il faut rappeler à cet égard l'existence de la clause de revoyure fixée à six mois qui permettra d'établir un bilan afin de savoir si l'accord répond aux enjeux de visibilité et de compétitivité de l'industrie française. La période actuelle est riche d'enjeux importants - délimitation des pouvoirs de la CRE, dispositifs d'atténuation de la volatilité des prix par exemple - et il faudra dresser un bilan précis de ce qui a été mis en oeuvre pour répondre aux enjeux de compétitivité des industriels. Pour cela, je suis persuadé qu'un élément clé réside dans la présence d'un opérateur performant dans la gestion du parc existant et dans la construction de nouvelles centrales nucléaires. Il s'agit en effet d'être capable d'accompagner la croissance future, telle que décrite par les scénarios de RTE.
Avant de conclure, je rappelle que le prix de 70 euros par MWh représente le prix de l'électron vu du côté du fournisseur, le client payant en plus la fiscalité et les coûts d'approvisionnement. Je rappelle en outre que le développement du parc de renouvelables - en particulier d'éolien - va avoir un impact considérable sur le coût du réseau. Un rajout de 10 euros sur le coût d'acheminement représente un facteur impactant pour la compétitivité. Il en va de même pour la fiscalité, pour laquelle il faut préserver le chiffre minimum actuel tant qu'il n'y a pas de visibilité sur l'ensemble du dispositif. Il faut en effet éviter que la fiscalité soit un facteur pesant sur la compétitivité, sachant qu'un ou deux euros de plus de fiscalité impactent finalement considérablement les secteurs industriels. Si les enjeux des sites hyper-électro-intensifs (HEI) sont bien identifiés, il convient d'offrir à toutes les industries les mêmes outils contractuels et un prix d'électricité compétitif. Il en va de la réussite de la réindustrialisation et de la décarbonation de notre économie.
M. Nicolas de Warren, président de l'Union des Industries Utilisatrices d'Énergie (UNIDEN). - Je commencerai en vous livrant quelques indicateurs précis pour vous montrer comment l'activité industrielle se dégrade fortement dans de nombreux secteurs qui connaissent des perspectives très négatives. C'est le cas de la chimie, où la situation allemande est particulièrement significative d'une conjoncture très dégradée.
L'UNIDEN est une association regroupant 62 membres grands consommateurs énergo-intensifs. Elle a été créée en 1979 à l'issue du second choc pétrolier afin de défendre l'intérêt de ce secteur particulier, où les business models sont tout à fait spécifiques, avec un poids considérable de l'énergie ou de l'électricité qui y revêtent un caractère vital. Nous représentons 70 % de la consommation d'électricité et de gaz de l'industrie en France. La décroissance de cette consommation peut s'illustrer par les chiffres suivants. La consommation de gaz a commencé à décliner sensiblement en 2022 puis en 2023, soit une baisse moyenne de 20 % ou 26 TWh - ce qui est considérable - par rapport à la période 2011-2019, où la moyenne de consommation était assez stable à environ 130 TWh. Une part de cette baisse est liée à l'efficacité énergétique et une autre part à la substitution du gaz par l'électricité liée à la décarbonation. Abstraction faite de ces deux facteurs, la destruction de demande liée au prix ou à la baisse de la demande industrielle représente 12 %, soit 14 TWh. Pour l'électricité, la tendance est malheureusement la même. La consommation de l'industrie est tombée à 106 TWh en 2023, soit une baisse de 12 % par rapport à la période 2011-2019. Ces deux indicateurs sont les signaux d'alarme d'une situation structurelle marquée par une part accrue de biens importés qui se traduit par une balance industrielle dégradée.
Dans ce contexte, il faut que l'électricité soit au service de l'industrie et non l'inverse. L'énergie est en effet une utilité qui sert un outil industriel et économique. Nous avons donc besoin d'un EDF dont la trajectoire financière est assurée afin de permettre le programme de grand carénage et le renouvellement du parc nucléaire. Cet EDF en bonne santé ne doit toutefois pas se construire au détriment de nos exigences de compétitivité à l'international.
Par rapport à nos concurrents non européens, il faut comparer notre coût de 60 à 70 euros le MWh à celui de 30 à 45 dollars le MWh qui a cours en Amérique du Nord, ou à celui de 40 à 60 euros le MWh en Chine et en Inde. L'écart est particulièrement significatif aux USA, où le plan IRA (Inflation Reduction Act) agit comme un aspirateur à investissements, face auquel il convient d'apporter une réponse appropriée. Aujourd'hui le gaz vaut 1,9 dollar par million de BTU, soit l'équivalent de 17,5 euros par MWh. Ce chiffre est quatre fois inférieur au prix du gaz en Europe. Le prix du gaz tout compris et livré sur site est de l'ordre de 60 à 70 dollars le MWh aux USA, contre 100 à 110 euros le MWh en Europe. Il était à mon sens important de vous livrer ces éléments de comparaison et de compétitivité essentiels à nos industriels.
Visibilité et compétitivité sont donc pour les industriels les deux mots-clés du moment. Nos trois organismes ont activement participé aux nombreuses discussions préalables à l'accord du 14 novembre. Ce processus nous a permis d'exprimer notre point de vue et nos besoins. Le dispositif décidé comprend quatre volets : un volet de régulation générale qui a abouti au projet de loi aujourd'hui remis en cause et trois volets contractuels portant sur des contrats d'allocations de production nucléaire à long terme, sur l'extension du dispositif collectif Exeltium, ainsi que sur un dispositif encore à créer pour les électro-sensibles. Le projet de loi, qui avait été déposé, a donc été suspendu. Nous n'avons pas de visibilité sur ce projet de loi ou un autre, et notre rencontre de ce jour permettra, je l'espère, de vous exprimer nos attentes à cet égard.
M. Frank Roubanovitch, président du Comité de liaison des entreprises ayant exercé leur éligibilité sur le marché libre de l'électricité (CLEEE). - Le CLEEE représente des secteurs industriels ou tertiaires très variés et des entreprises de toutes tailles. Nos 75 membres représentent environ 50 TWh de consommation annuelle. Mon intervention portera sur la situation actuelle des entreprises, sur le modèle de marché actuel, ainsi que sur les solutions futures possibles.
Après l'explosion du prix spot en 2022, les niveaux de prix sont revenus à leur niveau d'avant-crise. Mais, comme les entreprises achètent un an en avance sur les marchés à terme, les prix moyens HT de 2024 de 125 euros le MWh sont loin d'être revenus à la normale, et représentent plus de deux fois le coût de production ou le prix d'avant crise. La crise n'est donc pas encore passée. La plupart des entreprises ne sont pas des spécialistes des marchés de l'énergie et les contrats de l'électricité sont devenus pour elles d'une complexité invraisemblable avec de nombreux mécanismes différents qu'il est parfois difficile d'appréhender. Dans un marché volatil, la compétitivité des prix payés dépend avant tout de la date à laquelle les entreprises se sont couvertes, ce qui suppose des prix instables dans le temps, sauf en présence d'un mécanisme de régulation protecteur. Si le prix est important pour les entreprises, celles-ci sont aussi très sensibles à leur prévisibilité et à leur stabilité dans le temps, ce qui permet notamment d'investir judicieusement.
Le modèle de marché actuel, même s'il fonctionne correctement, n'atteint pas les trois objectifs suivants : couvrir les coûts de production d'EDF, garantir sur le long terme des prix compétitifs aux consommateurs, donner de la visibilité aux entreprises pour investir et décarboner. Le marché à terme est forcément volatil, décorrélé des coûts de production, et il ne donne pas de visibilité sur le long terme, condition essentielle à l'investissement. Il ne donne en outre aucun signe incitatif à la décarbonation. Il faut rappeler que RTE considère que le prix de l'électricité restera, dans les quinze années à venir, corrélé au prix du gaz et du carbone 75 % du temps. Les données de RTE montrent en outre que les centrales au gaz tournent pour les besoins d'exportation, confortant ce calage du prix de l'électricité sur le prix du gaz. Le prix de l'électricité est par ailleurs corrélé au prix du carbone, dont on sait qu'il va augmenter à l'avenir.
Le modèle que l'on connaît en Europe n'a rien d'universel et est minoritaire dans le monde. Le modèle le plus proche du cas français, caractérisé par une énergie décarbonée dominante, est celui de l'hydraulique canadien, où un système d'acheteur unique a été mis en place. Il faut aussi faire remarquer que le modèle actuel de prix a été conçu quand les énergies fossiles étaient abondantes. Il ne sera donc plus pertinent lorsque l'électricité sera décarbonée à 90 %. Il serait donc judicieux de revoir ce modèle au plus tôt.
Quel modèle faut-il dès lors mettre en place ? Il conviendrait surtout d'éviter une approche de court terme consistant à ne rien réguler maintenant sous prétexte de prix bas. La période d'accalmie actuelle devrait permettre de mettre en place un dispositif résilient et pérenne. L'accord du 14 novembre ne répond en aucune manière aux objectifs cités il y a un instant. Il n'est en effet pas corrélé aux coûts de production et totalement exposé au marché, ce qui veut dire que le prix d'électricité français est totalement aligné sur le prix allemand dont le mix est très différent du nôtre. Notre prix est, de ce fait, plus élevé qu'en Espagne. Il s'agit là d'une perte de compétitivité certaine. L'accord protège en outre mal les clients contre la volatilité. En résumé, le modèle proposé est moins protecteur que le dispositif actuel, qui, en attendant de trouver mieux, a le mérite d'exister, à travers l'Arenh, qui bien que décrié, présente un caractère protecteur certain.
M. Franck Montaugé, président. - Vos données et votre constat sont-ils partagés avec l'État ?
M. Frank Roubanovitch. - Ce sont des données publiques mises à disposition de tous. Je les ai partagées avec plusieurs interlocuteurs, qui les ont validées. Pour revenir aux modèles éventuels à mettre en oeuvre, le meilleur à notre sens, et le plus adapté à notre mix énergétique, serait l'acheteur unique - comme au Québec -, dans lequel chaque centrale est rémunérée à son coût de production, le consommateur payant un prix pondéré de la moyenne de ces coûts de production. Dans le cadre réglementaire européen, le modèle mettant en oeuvre des contrats pour différence (CFD) sur le nucléaire existant se présente comme la meilleure seconde solution. Il a l'avantage d'être eurocompatible et de protéger EDF grâce à son principe de compensation bilatérale. Il ne sera pas opérationnel dans six mois du fait des négociations en cours avec Bruxelles. La troisième solution à court terme serait un mécanisme de plafond, qui n'est pas parfait, mais donne aux entreprises consommatrices une visibilité certaine de long terme.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il faut constater que pour l'instant le mécanisme post-Arenh évoqué n'existe qu'au stade de proposition. Je voudrais savoir si après trois mois d'observation, France Industrie partage l'avis de Monsieur Roubanovitch sur la non-pertinence de l'accord conclu et des 70 euros par MWh annoncés. Ce tarif peut-il intéresser des entreprises compte tenu de la baisse des marchés ?
M. Alexandre Saubot. - L'accord de novembre 2023 se caractérise essentiellement par la mise en place de nouveaux outils contractuels. Une des raisons du moindre effet de la hausse des prix en Allemagne en 2022 réside dans le fait que de nombreux industriels y étaient couverts sur des durées longues, où les effets spot sont très atténués. Dans le même temps, le système basé sur l'Arenh incitait les opérateurs à se positionner sur des durées courtes, en achetant majoritairement l'électricité à un an, ce qui explique les effets nocifs de la volatilité. Il faut à notre sens attendre la fin des six mois pour tirer un premier bilan. Il semble que les choses avancent doucement.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Voulez-vous dire qu'elles n'avancent pas du tout ?
M. Alexandre Saubot. - Il semble que les discussions, qui relèvent du secret des affaires, avancent doucement. EDF a fait état de lettres d'intention signées à propos de deux CAPN (contrats d'allocation de production nucléaire). Les discussions sur les nouveaux outils ou sur la prolongation d'Exeltium sont en cours, ainsi que celles relatives à la définition d'un nouvel outil collectif, pour lequel des réunions techniques sont prévues courant mars. Face à un sujet d'une grande complexité, il faut accepter de se laisser du temps pour émettre un avis. Je suis incapable de dresser un bilan à ce jour. Ce qui importe est d'avoir la capacité d'apporter à échéance un jugement éclairé sur la pertinence des nouveaux outils contractuels afin de répondre à la problématique de visibilité et de compétitivité. Il faut en revanche examiner de manière constante les développements en cours en Amérique et en Chine. La concurrence entre les zones géographiques, pour laquelle l'Union européenne n'est pas la mieux placée, pose inévitablement la question de la pérennité de certaines activités industrielles. Au moment où la réindustrialisation et le regain de souveraineté sont au coeur des débats, le minimum consiste à s'interroger sur les conditions du maintien des activités présentes sur le territoire européen.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Dans un contexte de baisse de la consommation de gaz et de déclin de la production industrielle, que pense l'UNIDEN des scénarios de RTE ? Y a-t-il d'autres tendances qui se dessinent compte tenu des progrès de l'électrification des process industriels ?
M. Nicolas de Warren. - Il faut tout d'abord observer que le contexte actuel est sensiblement différent de celui d'octobre 2023. Nous avons peut-être tous péché par présomption en considérant que le système à construire s'inscrivait dans un univers de prix définitivement compris entre 90 et 100 euros/MWh. Du fait de la baisse de la consommation, il n'est pas interdit de penser que les prix baissent jusqu'à un niveau d'environ 40 euros/MWh dans les deux ans à venir. Cette hypothèse représente une source de difficulté pour l'accord et le système conçus avec EDF. S'il est, pour l'instant, impossible de savoir quand la bascule vers la décarbonation va se produire, nous estimons que l'hypothèse retenue par RTE de la multiplication par trois de la consommation industrielle à horizon 2050 est tout à fait pertinente. L'effet bassine de court terme ne contredit pas cette tendance de long terme. La question est de savoir si l'accord du 14 novembre, comportant des dispositions asymétriques - auxquelles nous avons consenti un peu malgré nous -, reste valable avec cet effet bassine. Cette question a, semble-t-il, amené les pouvoirs publics à suspendre le processus.
En termes de calendrier, il paraît indispensable qu'un projet de loi sur la régulation soit déposé rapidement. À défaut, nous risquons « d'aller dans le mur ». Les industriels doivent se préparer aux échéances de 2026 dès maintenant. La perspective d'un projet de loi déposé en fin d'année 2024 est à cet égard beaucoup trop lointaine. Si nous n'avons pas de visibilité sur l'un des trois éléments structurels que sont les contrats long terme CAPN, l'Arenh et le marché, nous serons en grande difficulté. La fixation rapide d'un cadre général de régulation est donc impérative.
Il faut en revanche laisser le temps de la discussion pour les CAPN, car ce sont des engagements complexes de dix à quinze ans, caractérisés par plusieurs composantes : la durée, le prix, mais aussi l'association au risque proposé par EDF qui comporte des aléas et constituent des facteurs d'incertitude. Si la question du prix est importante, le point central de discussion réside dans l'équilibre à trouver entre l'association au risque du productible et la contribution au financement à long terme. Les discussions en cours portent précisément sur ce point.
M. Frank Roubanovitch. - Si les contrats de long terme sont essentiels à de nombreuses entreprises, l'immense majorité d'entre elles n'est pas capable de se projeter financièrement sur dix ou quinze ans en signant ce type de contrats. La régulation générale est absolument essentielle et ces contrats de long terme sont tout à fait compatibles avec d'autres types de contrats comme les contrats pour différence (CFD) par exemple. Les uns n'excluent pas les autres.
M. Franck Montaugé, président. - Les PPA sont-ils des contrats dans la continuité des CAPN (contrats d'allocation de production nucléaire) ? J'ai compris qu'ils permettaient le financement de l'investissement.
M. Nicolas de Warren. - La dénomination PPA est un terme générique qui désigne des contrats longs. Les CAPN sont des formes de PPA assis sur un productible nucléaire. Ils ressemblent aux contrats signés par EDF dans les années 1980, où des parts de tranches ont été cédées à des opérateurs sur différents sites nucléaires. La logique qui prévalait jusqu'alors dans les contrats historiques de certains secteurs (chlore, aluminium, etc.), ainsi que sur le contrat Exeltium, supposait l'accès à un ruban, c'est-à-dire à une garantie sur la disponibilité physique, avec une variabilité sur le prix. La logique proposée aujourd'hui par EDF consiste à mettre les industriels en situation de coproducteurs associés aux risques du productible, avec les aléas industriels éventuels et les risques de marché. Là réside la difficulté de cette configuration. Est-ce en effet le rôle d'un industriel, qui ne dispose pas des clés de compréhension du marché au jour le jour, d'être partie prenante de ce risque intégral ? Nous considérons pour notre part que cette association n'est pas suffisamment bornée, avec une exposition au risque trop élevée.
Concernant l'avance en tête, il faut se demander si les industriels préfèrent investir dans leur outil de production plutôt que d'immobiliser des centaines de millions d'euros dans leur approvisionnement, sachant que nos concurrents hors UE n'ont recours ni à cette association au productible et au risque industriel ni à l'avance sur les approvisionnements. Je rappelle qu'Exeltium a consisté à constituer un effet de levier représentant environ 1,85 milliard d'euros pour contribuer au financement du productible, avec pour contrepartie l'accès à des prix hors marché. Ce contrat fonctionne bien depuis 12 ans. Il a vocation à aller jusqu'à son échéance en 2034. Nous avons assumé le risque prix, mais sans risque sur le physique.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pouvez-vous nous dire quel est le prix actuel qui découle de cet accord ?
M. Nicolas de Warren. - Ce prix constitue un élément confidentiel. La gouvernance d'Exeltium pourra vous répondre sur ce point. Il s'agit d'un prix hors marché, prévisible, avec une forme d'association au risque par le biais d'une majoration de prix. Le système proposé par EDF constitue une association physique. Si le productible n'est pas conforme aux prévisions annoncées, les industriels doivent avoir recours aux marchés, avec les risques inflationnistes associés. Il faut donc trouver la bonne pondération entre avance en tête et niveau d'exposition aux risques. Les discussions sur ce sujet sont difficiles, mais il conviendra d'avancer impérativement.
Mme Christine Lavarde. - Parmi mes interrogations, j'aimerais avant tout poser la question de l'adaptation des entreprises et de leurs processus de production aux évolutions des prix de l'énergie. Y a-t-il dans les derniers mois des entreprises qui auraient développé des stratégies d'autoproduction pour faire face à la volatilité des prix ? Certaines entreprises ont-elles entrepris leur transition énergétique vers l'électrique ? Quel est le niveau de prix du carbone qui influerait sur ce passage à l'électrique ? Y a-t-il eu des décalages de cycles de production liés à l'évolution des prix dans le temps, et quelles ont été, le cas échéant, les conséquences pour les salariés en termes de conditions de travail et de temps de travail sur des périodes inhabituelles ? Y a-t-il des évolutions du droit du travail à envisager pour faire face à de telles contraintes ? Concernant les électro-intensifs, quelle est la pertinence du dispositif de CSPE et faut-il poursuivre l'application d'une fiscalité différenciée pour ce type d'industriels ?
M. Nicolas de Warren. - Nos 62 adhérents doivent au maximum consommer 200 GWh par an. L'autoproduction est donc marginale depuis qu'il a été collectivement décidé de mettre fin aux cogénérations industrielles afin de saturer le parc nucléaire. L'autoproduction n'est pas un outil adapté aux électro-intensifs (EI) ou hyper-électro intensifs (HEI). Concernant la décarbonation, le mouvement de fond est entamé et n'est pas remis en cause. Certains éléments de conjoncture laissent cependant augurer du ralentissement ou du report de certains projets de décarbonation, sachant que les sauts technologiques se font sur des périodes de cinq à six ans.
Concernant les cycles de production, nos industries fonctionnent en flux continu. Il n'y a pas de décalages possibles dans le temps. Au plus fort de la crise, nous avons limité notre production à la hauteur de nos droits Arenh ou Exeltium, puisqu'il fallait éviter des ventes à perte en produisant avec un prix de l'électricité à 300 à 400 euros le MWh.
Concernant la fiscalité, l'accise réduite sur les industries EI ou HEI constitue une composante absolument essentielle de la compétitivité. Dans nos prix rendus site comprenant le transport et la fiscalité, il faut noter que la compensation carbone est la composante majeure de la compétitivité pour nos adhérents. Des interrogations se font jour sur la pérennité de cette compensation carbone au-delà de 2030, et même du risque de dégradation au-delà de 2026.
M. Alexandre Saubot. - La pérennisation de la compensation carbone constitue un élément vital pour nos industries. L'Union européenne est la seule zone du monde qui fait payer à ses industriels un coût du carbone significatif. Dans le monde de la décarbonation rapide, mais pleine d'incertitudes, il faut disposer du maximum d'outils, qui varieront pour chaque entreprise en fonction de son marché, de son intensité concurrentielle ou de la flexibilité de son outil de production. Ces outils divers doivent permettre aux entreprises, dans le cadre de leur dialogue social, de se donner les moyens de survivre. Il faut éviter que le « faire mieux » en termes d'exigence environnementale devienne un « faire ailleurs ». À force, en effet, d'ériger des contraintes et des réglementations un peu partout, nous n'y arriverons plus. Il faut à tous les niveaux laisser le maximum de souplesse et de capacité de s'adapter pour que, dans le cadre d'un dialogue social de qualité, les entreprises puissent répondre aux chocs externes et aux défis de la compétitivité et de la concurrence. Face aux défis technologiques et environnementaux qui nous attendent, ce sont les plus agiles et les plus flexibles qui s'en sortiront.
M. Frank Roubanovitch. - Concernant la modification des horaires de travail pour gérer la crise, j'ai connaissance d'entreprises qui ont fait basculer leur production la nuit. Les salariés ont accepté ces conditions exceptionnelles qui ne peuvent cependant pas être envisagées comme pérennes. Je voudrais tordre le cou à une idée répandue sur les PPA renouvelables qui consistent à signer un contrat de dix ou quinze ans avec un fournisseur de solaire ou d'éolien. Autant ces PPA sont vertueux du point de vue du développement des énergies renouvelables, autant ils ne constituent pas une solution pour les entreprises, car il s'agit d'effacer de la consommation aux heures de production éolienne ou solaire, alors que les heures de non-production correspondent à des prix spot très élevés, car corrélés aux prix du gaz. Ces contrats ne protègent donc pas du tout les entreprises contre les risques de volatilité et ne représentent pas une solution du point de vue de la diversification des risques.
Mme Martine Berthet. - J'ai l'impression que vous n'êtes pas tout à fait d'accord sur le sujet de la flexibilité. Notre mix énergétique va être de plus en plus composé d'ENR, c'est-à-dire d'une production par définition fluctuante et variable, auquel il conviendra de s'adapter. Je voudrais savoir si les industriels sont prêts pour faire face à cet horizon qui permettra normalement d'obtenir des prix d'électricité plus bas.
M. Nicolas de Warren. - La question de la flexibilité est cruciale pour l'ensemble des systèmes électriques dans le monde. La croissance des ENR, non pilotables par nature, conduit à ce que la volatilité physique d'approvisionnement des marchés augmente considérablement. Il s'agit d'un sujet d'intérêt général et les industriels sont prêts à adapter leurs outils qui deviendront flexibles par adaptation des process. Pour cela, ils ont besoin d'une visibilité sur les investissements. Modifier une électrolyse ou d'autres procédés pour les rendre flexibles suppose des changements technologiques assez profonds. Nous y sommes prêts par le biais de la participation active de la demande, mais cela suppose une planification. Au niveau européen, la Commission en est consciente et vient de lancer une consultation sur le sujet. Déjà évoqué dans la directive sur l'électricité, ce sujet sera de plus en plus présent, car il faudra construire un système économique pour rémunérer cette flexibilité. Il existe pour l'heure des appels d'offres Effacement dont la portée reste limitée et dont l'attractivité a baissé au fil des années. En résumé, le sujet est central et déterminant pour l'équilibre des réseaux électriques.
M. Franck Montaugé, président. - Concernant le projet de loi que vous appelez de vos voeux rapidement, pouvez-vous nous dire quelles sont vos idées sur la régulation à venir ? Concernant les CAPN, pouvez-vous nous dire ce qu'ils représentent en termes de puissance ? Enfin, pouvez-vous nous éclairer sur la compétitivité des entreprises ayant adopté Exeltium ? Est-ce un modèle qui peut être dupliqué et adapté à d'autres groupements d'entreprises utilisant de l'électricité de façon intensive ?
M. Nicolas de Warren. - En matière de régulation, le gouvernement se trouve face à une alternative. Soit il reprend le projet déterminé le 14 novembre qui met en place un dispositif d'amortisseur se déclenchant à partir d'un certain seuil. Soit il l'améliore en introduisant une dimension de compétitivité pour les industriels, c'est-à-dire en réfléchissant à l'introduction, en plus des deux seuils de prélèvement déterminés (à 78 euros le MWh et à 110), d'une troisième tranche au seuil plus bas qui permettrait de générer plus de revenus à redistribuer. La difficulté d'une première tranche ne garantit cependant rien, eu égard au contexte de marché, contre un niveau durablement bas des prix. Ce dispositif asymétrique devient en effet totalement inopérant si les prix de marché sur lesquels comptait EDF restent au niveau de 40 à 45 euros pendant trois ans. Il faut garder à l'esprit que des niveaux de prix allant jusqu'à 100 euros à long terme ne garantissent pas un même niveau de prix à court terme. Je crois par ailleurs assez peu aux systèmes d'acheteur unique ou de prix plafond.
Par rapport au mois de novembre, nous enregistrons aujourd'hui une avancée significative en matière législative avec la finalisation de la directive européenne sur les marchés de l'électricité, pour laquelle un vote définitif aura lieu courant avril. Grâce à la pugnacité de la France, le texte prévoit la création d'un CFD sur une partie du nucléaire existant, c'est-à-dire, grosso modo, sur l'enveloppe globale du grand carénage. Une lecture attentive de l'article 19-B et du considérant 35 de la directive ouvre la possibilité d'asseoir un CFD sur une quote-part du parc nucléaire existant. Cette disposition est très importante, car elle donne une base juridique à l'institution d'un CFD bidirectionnel comportant un prix pivot à définir, permettant soit une compensation, soit un reversement. Pour les industriels, il est probable qu'un dispositif qui assurerait une garantie à la baisse à EDF permettrait, par effet symétrique, d'avoir accès à un prix compétitif. La perspective d'un CFD bidirectionnel permettrait donc une avancée sur les CAPN, EDF étant plus enclin à proposer un prix compétitif sur ces derniers, en ayant la garantie d'un prix minimum dans un contexte dégradé. Un consensus se dégage sur la part des CAPN qui ne doit pas excéder 50 TWh, soit de 10 à 12 % du productible nucléaire. Pour les CAPN, l'ordre de grandeur serait de 25 TWh.
M. Alexandre Saubot. - Quand on regarde les besoins de l'industrie, les montants évoqués sont capables de répondre à la problématique. La question pourra se reposer à plus long terme.
M. Nicolas de Warren. - EDF a toujours indiqué qu'il serait prêt à revoir ces chiffres pour la suite en cas de nécessité. Pour les HEI, le chiffre de base à retenir va de 15 à 20 TWh, voire 25 TWh en intégrant l'actuel Exeltium. Le volume global serait aux environs de 40 à 50 TWh. Le jugement de la Commission portera sur cet ensemble consolidé, c'est-à-dire sur la part de marché global d'EDF. Je souligne que les 27 clients actionnaires d'Exeltium - tous membres de l'UNIDEN - bénéficient du prix contractuel, dont le niveau répond bien à leurs besoins au regard de la concurrence internationale.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Les CFD acquis par la France auprès de la Commission sont un atout non négligeable, mais il semble qu'EDF craint des contreparties. Pour les industriels, quel serait le bon niveau de prix pour les CFD ?
M. Alexandre Saubot. - La réponse dépendra de ce qui se passe ailleurs. Quand les Allemands ont affirmé pouvoir fournir aux industriels un prix de 60 euros le MWh, cela reflétait bien les besoins des énergo-sensibles allemands, ce qui correspond aussi à ce qui conviendrait à la France. Si les prix de l'électricité et du gaz baissent encore, l'équation devra être envisagée dans des termes différents. Il n'y a pas de vérité absolue, car les différents paramètres sont sujets à évolution. Dans l'état actuel de la réglementation, le chiffre de 60 euros ne choque personne avec la compensation carbone. Les industriels pensent pouvoir travailler avec cette base de prix dans l'état actuel du marché. Depuis que le prix du pétrole n'est plus la seule composante à observer, il faut suivre avec attention plusieurs facteurs, ce qui rend les réponses temporaires et sujettes à évolution.
M. Nicolas de Warren. - Outre cette approche par la concurrence et par le marché, il faut aussi envisager une approche par les coûts. La CRE a établi un prix référentiel de 60 euros/MWh pour le parc nucléaire existant. La question fondamentale réside dans l'ajout ou non de la quote-part de la nouvelle production nucléaire avec une estimation d'enjeu d'environ 53 milliards d'euros. Ce chiffre explique le prix de déclenchement de 78 euros tel qu'envisagé dans l'accord du 14 novembre. Dès lors, il faut se demander si le futur CFD doit être assis exclusivement sur le nucléaire existant ou s'il doit intégrer cette quote-part du nouveau nucléaire. Les industriels sont favorables à la seule prise en compte du parc existant. Intégrer, d'ores et déjà, une quote-part du nouveau nucléaire, reviendrait à adresser un sujet d'ampleur nationale qui ne concernerait pas uniquement les industriels. Nous faire payer dès 2026 le coût de ce nouveau nucléaire ne serait pas acceptable. Le CFD doit être assis, de notre point de vue de consommateurs, sur le parc nucléaire existant. Le financement du nouveau nucléaire pourrait être adressé par un autre CFD, car il est possible de cumuler ces dispositifs, à condition qu'ils soient bien distingués.
Mme Martine Berthet. - Dans les négociations des contrats long terme avec EDF, la nécessité d'infrastructures et de capacité réseau suffisantes est-elle prise en compte et y a-t-il des engagements de prix à ce sujet ?
M. Nicolas de Warren. - Il est vraisemblable que les industriels négocient des contrats sur quinze ans incluant une augmentation des consommations en fonction de leurs échéances de décarbonation. Les volumes sont donc évolutifs en fonction de chaque contrat. La question que vous posez est celle de l'explosion du réseau et de la distribution. Dans le cadre du SDDR, RTE a estimé que nous allions passer d'une moyenne de 2,5 milliards d'euros d'investissements par an sur le réseau à 3, voire 5 milliards d'euros par an, soit un cumul d'une centaine de milliards d'euros. Les ordres de grandeur sont les mêmes pour la distribution. Ce mur d'investissements nécessitera un examen approfondi avec la définition de priorités supportables par l'ensemble des consommateurs, sachant que le cadre général de fiscalité énergétique devra être revu avec une électricité qui deviendra la première assiette de cette fiscalité.
M. Alexandre Saubot. - L'électricité sera non seulement la première assiette de fiscalité d'un monde décarboné, mais aussi un élément clé de la compétitivité. Les décisions qui seront prises, par exemple sur le TURPE ou la TICFE, entraîneront des conséquences sur la viabilité d'un certain nombre d'activités. On peut dire que la fiscalité sur l'électricité deviendra un élément déterminant participant ou non à la compétitivité de tous les secteurs industriels, notamment les plus énergo-sensibles.
M. Frank Roubanovitch. - Si le gouvernement doit mettre en oeuvre l'accord de novembre sur la régulation générale, il y aura un manque de visibilité, car ce sera le prix moyen auquel EDF aura vendu son électricité qui servira de référence, donnée qui par définition ne sera pas connue par les industriels. Il sera dès lors difficile de s'engager sur un contrat de trois ans, en n'ayant aucune idée sur le montant des compensations.
Il existe par ailleurs un doute sur la pérennité du dispositif et sur la viabilité d'EDF en cas de prix bas durables. L'Arenh a beaucoup été critiqué pour son aspect asymétrique, mais le modèle choisi aurait le même effet et serait certainement remis en question d'ici un ou deux en cas de prix bas. C'est la raison pour laquelle nous tenons au dispositif des CFD qui serait applicable à la grande majorité du volume de nucléaire existant.
Quant aux compensations qui pourraient être exigées, les négociations compliquées avec Bruxelles portent notamment sur le niveau de prix. La Commission pourrait en effet décider de fixer un niveau de prix suffisamment bas pour que le dispositif ne soit pas considéré comme une aide d'État. Il y a donc un bon équilibre à trouver entre les besoins d'EDF et les exigences européennes, ce qui prendra un peu de temps.
M. Nicolas de Warren. - L'objectif est accessible et il ne faut pas créer de paranoïa à propos des aides d'État. Tous les mois, les 27 États membres déposent des dossiers d'aides d'État qui font l'objet d'un examen approfondi, et qui la plupart du temps aboutissent. Le cadre juridique posé était par ailleurs un préalable essentiel à la discussion avec la DG Concurrence. Sans ce cadre, les discussions auraient été extrêmement difficiles.
M. Franck Montaugé, président. -Y aura-t-il un corridor avec prix plafond et prix plancher régulés pour les CFD ?
M. Frank Roubanovitch. - C'est une hypothèse qui avait été envisagée en 2020 quand le gouvernement avait mis sur la table un projet de CFD, mais sans succès auprès de la Commission. L'hypothèse d'un corridor existe et pourra constituer une piste de sortie dans le cadre des discussions avec la Commission. Je considère cependant pour ma part qu'un prix cible a le mérite de présenter plus de clarté.
M. Nicolas de Warren. - Dans ce domaine, une créativité assez large existe. Le grand intérêt d'un CFD réside, à nos yeux, dans le respect de la formation des prix sur le marché de gros. C'est un élément qui sera structurant pour les quinze prochaines années.
M. Alexandre Saubot. - Ce dispositif permet aussi de bénéficier d'un marché de moyen terme, dont l'absence durant la crise a coûté cher à la France. Pour le faire vivre, il faut que la régulation soit le plus loin possible de la zone d'exercice du marché, tout n'étant pas trop loin afin d'éviter la volatilité. L'exercice est difficile et la véritable question réside dans la capacité de fonctionnement d'un marché satisfaisant en présence d'un acteur qui détient plus de 80 % de la production.
Par ailleurs, dans la mesure où personne ne va acheter ses besoins à cinq ans, outre la visibilité sur le moyen terme, il faudra observer sur le marché, suivant l'écrêtement, comment fonctionne le plafond. C'est la combinaison des deux - du marché de moyen terme et du marché au sens strict - qui sera importante pour que le modèle puisse fonctionner, sans compter l'apport des contrats spécifiques de type CAPN ou contrats collectifs. L'ensemble de cette construction est nécessaire, d'où le temps d'observation indispensable destiné à savoir si elle fonctionne ou pas.
Audition de MM. Fabien Choné, président de Fabelsi, de Géry Lecerf, président de l'Association française indépendante de l'électricité et du gaz (Afieg) et de Mme Claire Waysand, directrice générale adjointe en charge du secrétariat général, de la stratégie, de la recherche & innovation et de la communication du groupe Engie, le 29 février 2024
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Fabien Choné, président de Fabelsi, de M. Géry Lecerf, président de l'Association française indépendante de l'électricité et du gaz, et de Mme Claire Waysand, directrice générale adjointe en charge du secrétariat général, de la stratégie, de la recherche & innovation et de la communication du groupe Engie.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Fabien Choné, M. Géry Lecerf et Mme Claire Waysand prêtent serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons de 2035 et de 2050. Nous centrons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. A-t-il les capacités de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
L'objet de notre audition est d'apprécier l'activité des fournisseurs d'électricité hors EDF. Quelle est votre place dans la consommation et la production électriques ? Quel a été l'impact de la crise des prix de l'énergie pour vos entreprises et des aides exceptionnelles mises en oeuvre depuis 2021, et comment y avez-vous réagi ?
Quelle est votre évaluation du fonctionnement du système électrique français : faut-il plus de régulation ou plus de marché ? À cet égard, que pensez-vous du dispositif de l'Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) et de l'accord État-EDF de novembre 2023 sur la régulation du nucléaire post-Arenh ? Quelle est votre appréciation de la réforme du marché européen de l'électricité ? Comment garantir la souveraineté et la compétitivité du système électrique national ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vos interventions permettront d'y voir plus clair sur un sujet parfois nébuleux et complexe, ce qui rend difficile la prise de décision. Parmi les éléments qui m'ont poussé à susciter la création de cette commission d'enquête figurent les variations très importantes du prix de l'électricité, notamment en 2022 et au début de 2023, et l'absence de bilan de ce qui s'est passé depuis une douzaine d'années, depuis la loi Nome (loi portant nouvelle organisation du marché de l'électricité) et l'ouverture du marché à la concurrence. Je serai preneur de tout bilan que vous auriez pu réaliser, notamment pour mesurer l'apport du marché pour ce produit de première nécessité, non stockable, qu'est l'électricité.
Quel est le bilan de l'Arenh ? Que fait-on après ? Faut-il garder des tarifs réglementés de vente ? Quel est leur mode de calcul ? L'idéal est de parvenir à un prix le plus bas possible - c'est une évidence s'agissant d'un produit de première nécessité -, mais qui permette de rémunérer d'importants investissements de long terme. Comment parvenir à améliorer la stabilité des prix, nécessaire si l'on veut réindustrialiser la France et électrifier de nombreux usages ? Cette prévisibilité est attendue par les industriels, que nous avons entendus hier.
Le passé est important, mais l'Assemblée nationale a déjà fait une partie du travail avec sa commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France. Pour notre part, nous souhaitons nous tourner vers l'avenir et faire des propositions pour assurer, à la fois, une meilleure stabilité et un prix qui soit le plus accessible possible.
M. Fabien Choné, président de Fabelsi. - Je commencerai par présenter mon parcours dans le secteur électrique. J'ai commencé en 1996 chez EDF, où j'ai travaillé au sein du service d'études de réseaux sur les systèmes électriques, puis à la direction de la stratégie pour préparer l'ouverture des marchés. J'ai créé un fournisseur alternatif, Direct Énergie, en 2003. L'année suivante, j'ai publiquement proposé, et je crois être le premier à l'avoir fait, un mécanisme de rémunération de la capacité en plus d'une rémunération de l'énergie : c'est un point très important dans la constitution du prix. À l'époque, EDF et Réseau de transport d'électricité (RTE) y étaient opposés ; ils ont changé d'avis depuis lors.
En 2006, j'ai proposé un accès régulé à l'énergie nucléaire pour marier la concurrence dans la fourniture d'électricité, à l'aval de la production, avec le bénéfice pour les Français de la politique nationale en faveur de la production électronucléaire, restée en situation de monopole. J'ai créé l'Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (Anode) pour porter cette proposition dans le cadre du débat parlementaire sur la loi relative au secteur de l'énergie, qui actait l'ouverture du marché en 2007 et la privatisation de Gaz de France. Nous avons adressé une lettre ouverte au ministre de l'époque, Thierry Breton, publiée dans la revue L'Hémicycle.
Notre proposition n'a pas eu beaucoup de succès puisque le législateur a décidé de créer le tarif réglementé transitoire d'ajustement du marché (Tartam). Deux jours après la publication de la loi, l'Anode a déposé une plainte auprès de la Commission européenne pour mauvaise transposition de la directive. Quelques mois plus tard, la Commission européenne a mis en demeure la France au sujet du Tartam et des tarifs réglementés.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous avez fait condamner la France ?
M. Fabien Choné. - Non, elle n'a pas été condamnée, mais elle a été forcée de créer l'Arenh, ce qui était une très bonne chose.
En 2007, cette fois-ci au nom de Direct Énergie, nous avons déposé une plainte contre EDF pour abus de position dominante, puisque EDF se servait de son monopole de production nucléaire pour fermer le marché à l'aval. L'Autorité de la concurrence nous a donné raison.
En 2008, le cabinet de Jean-Louis Borloo m'a demandé d'arrêter les recours et de leur laisser le temps de mettre en place un accès régulé à l'énergie nucléaire, seule solution pour, à la fois, développer la concurrence à l'aval et faire bénéficier tous les Français de la production électronucléaire. Une difficile négociation a été menée avec la Commission européenne pour mettre en place une dérogation au marché européen afin que les Français, mais seulement eux, puissent bénéficier de l'avantage de la production électronucléaire quel que soit leur fournisseur, c'est-à-dire en respectant l'ouverture à la concurrence de la fourniture souhaitée par l'Europe.
La commission Champsaur a été mise en place, et la loi Nome a été adoptée, avec la mise en place de l'Arenh et du mécanisme de capacité. Durant les années 2010, nous avons continué à faire des recours auprès de la Commission européenne ; les tarifs réglementés ont fait l'objet de nombreuses politisations par les différents gouvernements, au grand détriment d'EDF ainsi que des fournisseurs alternatifs, qui se retrouvaient pris dans un ciseau tarifaire sans pouvoir se développer. Ces contentieux ont malheureusement abouti à la construction actuelle des tarifs, notamment du tarif réglementé, lequel est très insatisfaisant.
En 2018, Total rachète Direct Énergie, qui est à l'époque le premier fournisseur alternatif avec plus de 4 millions de clients. Je quitte le groupe Total en 2019 et je crée Fabelsi, ma holding personnelle, dont je suis encore le président, une société de conseil et d'investissements dans les domaines de la transition énergétique et du patrimoine historique. Pendant cette période, je suis resté douze ans président de l'Anode, dix ans membre du Conseil supérieur de l'énergie et dix ans administrateur de l'Union française de l'électricité.
Je vous remercie d'avoir invité les fournisseurs alternatifs, d'autant que la commission d'enquête de l'Assemblée nationale n'a auditionné aucun de leurs représentants durant les 150 heures des 88 auditions qu'elle a effectuées. C'est regrettable, d'autant plus que cette commission d'enquête a rapidement basculé de la question de la souveraineté énergétique à celles de l'organisation des marchés, de la place des concurrents et de l'Arenh. J'ai donc demandé à être entendu, puisque les fournisseurs alternatifs avaient été mis en cause, accusés et même insultés dans le cadre de ces débats. Je n'ai pas reçu de réponse : nous n'avons donc pas eu l'occasion de nous exprimer. Je ne sais pas si cela a un lien avec le fait que la partie du rapport de la commission d'enquête qui traite du fonctionnement du marché n'est, de notre point de vue, pas du tout satisfaisante. Nous ne sommes du reste pas les seuls à le penser, puisqu'un article de La Tribune cite également plusieurs experts qui considèrent que ce rapport contient des approximations et des contradictions.
Aussi, si j'ai une recommandation à vous faire, c'est de vous faire votre propre avis sur le fonctionnement du marché de l'électricité et de ne pas vous fonder sur ces travaux. Il est bon que le Parlement compte deux chambres pour traiter de cette question !
M. Franck Montaugé, président. - Merci pour le conseil ; nous avons notre libre arbitre et notre propre capacité de réflexion, je vous rassure...
M. Fabien Choné. - Vous avez souhaité un retour d'expérience sur les propositions figurant dans le rapport. Je souhaite insister sur l'Arenh, dont je me sens en quelque sorte l'un des pères. Le rapporteur de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale souhaitait suspendre immédiatement l'Arenh, mais il a radicalement changé d'avis quelques mois plus tard. Une proposition de loi a été déposée en ce sens à l'Assemblée nationale : le rapporteur s'est publiquement exprimé contre, et elle a été rejetée.
J'ai conçu l'Arenh avec le même objectif que celui que vous avez cité : faire en sorte que le prix proposé aux consommateurs, quel que soit leur fournisseur, colle à la réalité des coûts de production, et notamment de la production nucléaire, encore majoritaire en France. La crise est arrivée, et s'est alors développée une propagande anti-fournisseurs alternatifs, anti-Arenh.
L'Arenh serait la cause de l'explosion de la facture des Français et du creusement de plus de 20 milliards d'euros de la dette d'EDF. C'est impossible, car l'Arenh est un dispositif dans lequel les fournisseurs ne sont que des « passe-plats » entre EDF et les consommateurs. Vous allez me dire que certains des passe-plats ont volé des plats au passage : c'est peut-être vrai ; trois procédures sont en cours. On trouve des brebis galeuses dans tous les systèmes économiques, ce qui est regrettable : il faut qu'ils soient dénoncés et condamnés. Mais cela reste très minoritaire, comme vous l'a indiqué la Commission de régulation de l'énergie (CRE).
En réalité, les deux assertions sont fausses.
Je vais d'abord vous expliquer pourquoi la facture des Français a augmenté. Comme le montre le graphique projeté, nous avons perdu à peu près 70 térawattheures en 2022. Parallèlement, les prix se sont envolés - 400 euros par mégawattheure -, soit un différentiel d'à peu près 30 milliards d'euros, qui doit être payé par quelqu'un. Ce différentiel a eu un impact important sur EDF, qui a annoncé avoir perdu 29 milliards d'euros en 2022 à cause principalement de l'indisponibilité du nucléaire. La sécheresse est aussi en partie en cause, mais il faut surtout citer les problèmes de disponibilité du parc de production nucléaire dus aux suites du covid, aux travaux de grand carénage et à la corrosion sous contrainte - je ne vois pas vraiment le rapport de ces trois facteurs avec l'Arenh et la concurrence. Quant à l'augmentation du prix de l'électricité, elle est due à la crise ukrainienne, à la crise gazière et, indirectement, à l'indisponibilité du parc nucléaire.
La facture électrique de la France, et donc la situation d'EDF, s'est dégradée en 2022, sans aucun lien ni avec la libéralisation ni avec l'Arenh. Il a bien fallu que les Français payent. La tuyauterie infâme de la construction des tarifs, qu'ils soient réglementés ou non, dans laquelle se trouve l'Arenh, a rendu les choses assez compliquées à comprendre.
La raison principale de la mise en cause de l'Arenh est liée au plafonnement.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - De 100 térawattheures.
M. Fabien Choné. - Quand on donne accès à une infrastructure essentielle, que ce soit la boucle locale de cuivre dans les télécommunications, ou même le réseau électrique, on ne doit jamais mettre en place un plafonnement ! Car on sait que quand le plafond est atteint on aboutira à des situations totalement aberrantes, et c'est exactement ce qui s'est passé.
Avec le plafonnement, qui a commencé en 2019, le droit d'Arenh payé par tous les consommateurs est passé d'un prix de 42 euros par mégawattheure en 2018 à 46,7 euros en 2019 et jusqu'à 164 euros en 2023. C'est ce dispositif qui explique les très bons résultats d'EDF en 2023, et non l'augmentation de la performance opérationnelle du parc de production nucléaire, laquelle a connu la deuxième pire année de son histoire.
En ce qui concerne la dette d'EDF, comme l'a montré la Cour des comptes, les coûts de production ont été couverts par le dispositif entre 2011 et 2021 à hauteur de 1,7 milliard d'euros. EDF aurait perdu 7 milliards d'euros à cause de l'Arenh si toute sa production avait été vendue sur le marché. Mais personne ne souhaite que les Français payent la production nucléaire au prix du marché ! Ce scénario contrefactuel n'existe pas. Le montant de 7 milliards d'euros correspond à un calcul de la Cour des comptes, qui d'ailleurs, s'il devait être fait aujourd'hui avec les années 2022-2023, aboutirait sans doute à plus de 100 milliards d'euros.
Le mécanisme d'Arenh, d'écrêtement et de construction des tarifs a couvert non seulement les coûts de production du nucléaire, mais également la non-production de nucléaire, donc le coût de production de substitution. L'ensemble Arenh-écrêtement-bouclier tarifaire-amortisseur-guichet a permis au Gouvernement, au travers des fluctuations du plafond, augmenté en 2022 de 20 térawattheures, de gérer la manière dont il a réparti la facture entre les différents consommateurs, et même le contribuable, qui y a participé dans le cadre du bouclier tarifaire.
Lorsque j'ai évoqué le post-Arenh avec les pouvoirs publics, on m'a répondu qu'il serait impossible de demander la prolongation de l'Arenh à la Commission européenne parce que le dispositif avait trop mauvaise presse en France et qu'il était déjà difficile à défendre dans notre pays. Pendant la crise, nombreux sont ceux qui ont fait l'apologie de la dérogation ibérique, qui ne fonctionne pas en France, en oubliant que notre pays avait obtenu dix ans auparavant une dérogation au marché européen. Cette dérogation nous permettait de faire bénéficier les Français de la politique électronucléaire.
M. Géry Lecerf, président de l'Association française indépendante de l'électricité et du gaz. - L'Association française indépendante de l'électricité et du gaz (Afieg) regroupe des entreprises françaises et des filiales de grands opérateurs électriques et gaziers européens, actifs en France dans la fourniture - essentiellement et historiquement de clients professionnels, même si certains des membres sont aussi actifs dans le secteur résidentiel - et dans la production.
L'objectif de l'association est de contribuer au développement d'un marché plus concurrentiel pour l'activité de fourniture, de production et de services énergétiques, afin d'offrir un choix plus large aux consommateurs et d'améliorer la compétitivité de nos entreprises.
Un fournisseur alternatif est un maillon de la chaîne de valeur qui souffre d'une vision un peu tronquée et erronée. (L'intervenant projette une présentation PowerPoint en complément de son propos.) Le fournisseur d'électricité est un maillon indispensable à la chaîne de valeur, un pivot du système électrique, et ce pour plusieurs raisons.
Historiquement, le monopole intégré rendait invisible la complexité du système électrique. Nous disons souvent que l'électricité est complexe. Auparavant, la boîte noire était fermée, mais les rouages étaient les mêmes ; aujourd'hui, nous l'avons simplement ouvert. Ainsi, l'ouverture du marché a rendu la chaîne de valeur plus visible : production, acheminement, fourniture, sachant que l'acheminement peut être divisé entre transport et distribution. La chaîne de valeur est donc plus transparente et permet d'optimiser chaque maillon.
Le métier de fournisseur est souvent mal compris, parfois critiqué ; pourtant il est essentiel. En tant que commerçant, le fournisseur achète en gros sur les marchés ou directement auprès de producteurs pour revendre au détail, en adaptant l'approvisionnement du consommateur à son profil de consommation - cette activité est essentielle - et à ses préférences, en assumant les risques liés à la couverture, notamment sur les marchés à terme, comme nous l'avons constaté pendant la crise.
En tant qu'assureur, le fournisseur garantit un prix au consommateur pour le protéger des variations de court terme du marché de gros et des déformations de consommation. Il prend donc deux risques, le risque volume et le risque prix, une fois le contrat défini.
Il assure aussi l'interface avec le producteur, qui vend des produits standardisés. Sur cette base, il va répondre aux besoins de la courbe de charge de chaque consommateur en empilant diverses briques. Lorsqu'il est responsable d'équilibres, le fournisseur doit garantir auprès de RTE, à tout moment, que le volume d'électricité injectée sur le réseau est égal au volume d'électricité soutirée dans le périmètre de son portefeuille de clients.
Ce rôle pivot s'accompagne d'autres risques et responsabilités, comme la collecte de taxes. Le fournisseur est redevable des accises sur l'énergie et il collecte les tarifs de réseau. Il participe aux mécanismes de sécurité d'approvisionnement, à savoir le mécanisme de capacité à intensité, il favorise l'effacement et les flexibilités chez les consommateurs et il l'accompagne dans la transition énergétique et la sobriété.
Être fournisseur, c'est un métier ; cela ne s'improvise pas, que le fournisseur soit intégré, membre d'un groupe intégré, ou commercialisateur pur, fournisseur pur. L'expression « activité d'achat d'électricité pour revente » - on dit aussi « achat-revente » -, dénomination officielle de l'activité de fournisseurs dans le code de l'énergie, est à mille lieues de résumer notre activité. Le projet de loi relatif à la souveraineté énergétique devrait modifier cette appellation initiale : le parti pris initial était qu'un fournisseur ne puisse être producteur. Nous espérons que cette modification sera effective.
Derrière cette appellation et ce contrat se cachent des rouages ; il relève de notre responsabilité de les gérer et de les simplifier, pour les clients. Dans ce contexte, notre expertise nous amène à être de plus en plus des facilitateurs en matière de transition énergétique, dans un monde qui est de plus en plus complexe.
Durant la crise, les fournisseurs ont été des instruments de mise en oeuvre des différentes aides, qui étaient peu lisibles et très coûteuses pour les finances publiques. En effet, ces aides étaient souvent peu ciblées, comme l'a d'ailleurs regretté la sénatrice Lavarde dans son rapport d'information sur ces dispositifs de soutien.
De la mauvaise compréhension de notre métier viennent aussi des injonctions à produire. L'intégration verticale d'un commerçant n'a pourtant rien d'obligatoire : un épicier, une station-service ou une agence de voyages ne produisent pas ce qu'ils vendent. Surtout, pour que les fournisseurs puissent fournir leur portefeuille de clients avec de la production en propre, encore faut-il leur permettre l'accès à des volumes suffisants et pilotables.
Or, en matière d'actifs pilotables en France, la base nucléaire est un monopole de fait, et la porte est fermée en matière de nouveaux droits de tirage, malgré l'existence de quelques droits de tirage minoritaires. La pointe et la base hydroélectriques n'ont jamais été ouvertes aux acteurs tiers pour les actifs sous concession ; cette question est liée au renouvellement de ces concessions. Dès 2012, des fournisseurs s'étaient positionnés pour répondre aux appels d'offres, avec de grands industriels, tels que la SNCF, Solvay ou ArcelorMittal ; ces derniers avaient déposé leur candidature avec un fournisseur dans le but de sécuriser leurs approvisionnements, notamment les hautes courbes de cet approvisionnement. Si ces contrats avaient été signés, ces grands industriels auraient traversé la crise beaucoup mieux.
Les investissements dans les nouvelles capacités thermiques sont désormais interdits pour les énergies fossiles et économiquement peu matures pour les énergies renouvelables, même s'il existe des projets intéressants, en cours de développement.
Voilà ce qu'il en est des domaines où nous pourrions investir. Les fournisseurs qui ont pu saisir ces opportunités l'ont fait, que ce soit derrière des fournisseurs ou d'autres acteurs. Aujourd'hui, les acteurs sont multiples. Mon constat est donc le suivant : l'opérateur historique exploite aujourd'hui 82,6 % des capacités pilotables, mais, en parallèle, de nombreux acteurs ont investi.
J'en viens au bilan des avantages de la concurrence. Pour les clients professionnels, elle a permis l'émergence d'offres sur mesure adaptées aux consommateurs, dans toute leur diversité. Les études scientifiques sont sans équivoque sur le fait que la concurrence a pu faire baisser les prix des professionnels ; je vous enverrai ces études.
J'en viens à la qualité de service. Le Comité de liaison des entreprises ayant exercé leur éligibilité sur le marché libre de l'électricité (Cleee) et la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR), qui évaluent et classent tous les ans les fournisseurs alternatifs sur le segment des professionnels, ne placent sur le podium, très largement, que des fournisseurs alternatifs en matière de qualité de la relation commerciale et de l'accompagnement.
Pour les consommateurs particuliers, la concurrence a poussé les acteurs, notamment historiques, à optimiser leurs coûts de commercialisation ; la littérature économique montre que, sur ce segment, les bénéfices de la libéralisation sont d'autant plus forts si celle-ci est complète plutôt que partielle. Une libéralisation complète signifie qu'elle s'effectue aussi en amont, c'est-à-dire pour la production, les tarifs réglementés et avec un écosystème « compteur intelligent-accessibilité des données-signaux tarifaires » optimal. C'est ainsi que l'on peut atteindre une concurrence optimale. Finalement, la place des fournisseurs alternatifs a largement augmenté depuis 2010.
Au sujet de l'Arenh, en complément des propos de M. Choné, j'ajouterai que l'Arenh avait bien pour but de transférer au consommateur la compétitivité du nucléaire historique. Les fournisseurs répercutent le prix de l'Arenh dans le prix du consommateur ; ils y sont économiquement incités et légalement tenus par un mécanisme de neutralisation et de pénalité en cas de surcommande, voire de sanction en cas d'abus délibéré. Je vous renvoie aux saisines en cours de la CRE, qui se comptent cependant sur les doigts d'une main.
Au sujet du financement du nucléaire, M. Choné a cité le rapport de la Cour des comptes, qui a souligné que, jusqu'en 2021, l'Arenh avait permis à l'opérateur historique de couvrir les coûts comptables de son parc.
Si l'Arenh a eu un effet protecteur massif sur les consommateurs - Mme Borne le disait encore il y a peu -, il a néanmoins connu un défaut de mise en oeuvre. Le premier défaut est son plafonnement, d'autant plus qu'il est contraire à l'esprit de la loi. Nous pouvons nous référer aux lettres de change entre la Commission européenne et la France, qui soulignaient qu'il fallait adapter le volume au niveau de concurrence.
Par ailleurs, vous avez vous-mêmes remis en cause ce plafonnement à deux reprises, mesdames, messieurs les sénateurs, dans la loi de 2019 relative à l'énergie et au climat - le plafond avait atteint 150 térawattheures - et dans la loi de 2022 portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat - il fut alors abaissé à 120 térawattheures. Toutefois, cette disposition législative n'a pas été mise en oeuvre. Il fallait un arrêté du Gouvernement et une validation de la Commission européenne. L'écrêtement a d'ailleurs pu contribuer à pallier l'absence de révision du prix, comme la Cour des comptes le dit.
Le prix non révisé de l'Arenh constitue un deuxième point regrettable. Nous pouvons même parier qu'il n'aura toujours pas été révisé à la fin de 2025. Ce prix n'a jamais été réévalué, alors que la loi le prévoyait. Il fallait un décret définissant la méthodologie et un réexamen annuel du prix de l'Arenh. Pourquoi cela n'a-t-il jamais été fait ? La désinformation et les critiques sur l'Arenh ont aussi été nourries par ce défaut de mise en oeuvre des gouvernements successifs. Il faut le dire et le répéter.
J'en viens à la troisième critique récurrente adressé à l'Arenh, à savoir l'optionalité gratuite, qui signifie que l'Arenh n'est pas un plancher. Les fournisseurs alternatifs sont des acteurs rationnels, ils cherchent le meilleur approvisionnement pour leurs consommateurs. Quand les prix de gros se sont écroulés, l'Arenh a été délaissé, parce qu'il ne constituait pas un plancher. Nous aurions pu remédier à ce défaut en attribuant un prix à cette optionalité gratuite et en l'intégrant dans celui de l'Arenh, comme cela avait été évoqué au cours de divers débats.
Ces défauts de mise en oeuvre auraient pu être corrigés et auraient peut-être permis de couper l'herbe sous le pied à un certain nombre de critiques.
Concernant la régulation post-Arenh, vous m'interrogez sur l'accord entre le Gouvernement et EDF. Cette proposition du Gouvernement est issue d'une négociation à huis clos et l'accord n'est pas public. Nous allons demander à ce qu'il le soit, tout comme les dispositions juridiques afférentes. Une clause de revoyure est prévue dans cet accord, mais nous n'en connaissons ni la fréquence ni les paramètres. Elle doit théoriquement avoir lieu d'ici à la fin du mois d'avril.
Par ailleurs, une consultation publique très large s'est achevée fin décembre. Nous attendons toujours la synthèse des contributions, ce qui me semble assez naturel en démocratie. Si nous manquons d'informations, quelques bribes nous parviennent néanmoins ; surtout, il semble qu'un prix de 70 euros par mégawattheure sera garanti sur quinze ans. Toutefois, répéter ce chiffre à l'envi ne constitue pas une régulation en tant que telle. Il ne s'agit que d'une prévision de prix moyen sur quinze ans ; or tout le monde sait qu'un modèle de prévision de prix sur quinze ans, cela n'existe pas.
Aujourd'hui, un double seuil de taxation est proposé. Le premier seuil s'élève à 78 euros, le second à 110 euros en valeur de 2022. Voilà qui semble peu mordant a priori, car ces montants sont relativement hauts par rapport à la tendance actuelle des prix de marché. Il faudrait nous projeter sur des euros en valeur de 2026, en prenant en compte environ 3 % d'inflation par an.
Surtout, au sein de ce mécanisme, la redistribution aux consommateurs n'est absolument pas garantie. Elle peut même aboutir à des effets de bord assez nets. Des consommateurs qui auraient des contrats à prix élevés ne pourraient pas se voir redistribuer cette captation de revenus en application de ces seuils, pour la simple et bonne raison que la valorisation de ces seuils par l'opérateur nucléaire pourrait être inférieure à ces mêmes seuils. Des décalages sont possibles.
Ensuite, le deuxième défaut de ce projet de régulation est que le coeur de la réforme tient, en fait, essentiellement à une politique commerciale. Il faudrait développer un marché de moyen terme, donc à quatre ou cinq ans. Il existe un problème de liquidité, puisque le marché de gros ne cote qu'à un horizon de trois ans ; derrière, c'est le brouillard. L'initiative de marché de moyen terme et celle de contrats de long terme pour les électro-intensifs semblent, à ce stade, en échec, et très fragiles du point de vue du droit de la concurrence, comme l'ont rappelé la CRE et l'Autorité de la concurrence dans un courrier récent adressé au Gouvernement.
J'en viens à l'après-Arenh. Quelle est notre vision d'une bonne régulation ? Elle doit répondre à plusieurs objectifs. Il faut d'abord couvrir les coûts d'EDF. Nous avons besoin qu'EDF soit forte et performante, ce que personne ne contestera. Il faut aussi créer une incitation à la performance du parc, donner de la visibilité aux consommateurs, préserver un cadre concurrentiel et pérenne. À la fin de l'année prochaine, l'Arenh aura duré quinze ans ; malgré les défauts mentionnés, il faut le saluer. En revanche, nous doutons de la pérennité du schéma qui est mis sur la table aujourd'hui.
J'en viens aux différentes propositions.
La première possibilité - certains sursauteront face à ce qu'ils considèrent comme un gros mot - consiste à corriger et à prolonger l'Arenh. Il s'agit de réévaluer son prix - en définissant un prix qui soit juste et qui prenne en compte les coûts complets du nucléaire, sur la base des rapports de la CRE -, d'assurer un déplafonnement et enfin une rémunération de l'optionalité.
Le plafond ex post constitue une deuxième possibilité ; c'est celle qui est sur la table dans le projet de loi. Le problème de ce double plafond est que le mécanisme qui consiste à vendre le nucléaire sur les marchés de gros, avec une captation et une redistribution, est totalement illisible pour le consommateur comme pour les acteurs de marché. Il est impossible de définir un budget sur une telle base. Nous ne savons pas anticiper cette vente sur le marché avec une redistribution.
Pour améliorer ce plafond ex post, le plafond ex ante, forme d'Arenh financier, constitue une troisième possibilité. La valorisation des volumes sur le marché de gros et la captation existent toujours, mais sur la base d'une formule : on encadre la vente du nucléaire sur la base d'une formule de produits, avec des incitations à produire à l'intérieur de cette formule. Ensuite, en s'appuyant toujours sur un système de droits de type Arenh, on redistribue par l'intermédiaire du fournisseur. C'est une option qui corrige les défauts de la solution retenue dans le projet de loi.
J'en viens à la quatrième et dernière possibilité, le contrat pour différences (CFD, pour Contract for Differences). Le cadre européen, défini par le nouvel article 19b du règlement de 2019, adopté dans le cadre de l'accord sur la réforme du marché de l'électricité, permet de réguler l'entièreté du parc existant. Des discussions ont porté sur des quotes-parts liées à des investissements de grand carénage ou autre. En réalité l'accord - cette lecture juridique est un peu complexe - permet de réguler l'ensemble du nucléaire existant, via un contrat pour différences. Le CFD nous semble répondre aux défauts soulignés par l'opérateur nucléaire lui-même, notamment au problème du prix plancher, en garantissant la couverture des coûts complets du nucléaire, et en rendant possible la redistribution aux consommateurs, quelle que soit la cherté de son contrat.
Mme Claire Waysand, directrice générale adjointe, chargée du secrétariat général, de la stratégie, de la recherche & innovation et de la communication du groupe Engie. - C'est un plaisir que de pouvoir m'exprimer sur un sujet absolument crucial. Il est temps de regarder vers l'avenir. Je trouve particulièrement utile et important que votre commission d'enquête travaille sur les questions relatives à l'électricité à l'horizon de 2030 et de 2050 et à l'aune des réformes envisagées.
Engie est un énergéticien intégré, qui a un ADN gazier - nous sommes issus de la fusion de GDF et de Suez -, mais qui s'est fermement engagé dans la transition énergétique.
Plus des trois quarts de nos investissements de croissance portent sur les énergies renouvelables, qu'il s'agisse d'énergie renouvelable électrique ou gazière. Ces investissements sont massifs, de l'ordre de 22 milliards à 25 milliards d'euros sur trois ans au niveau mondial, avec une part importante de notre activité et de nos investissements en France. Nous réalisons près de 40 % de notre chiffre d'affaires en France, où se trouvent un peu moins de la moitié de nos salariés, soit 46 000 salariés.
Notre activité en France s'étage sur l'ensemble des vecteurs énergétiques ; cette activité est à la fois en amont et en aval de la chaîne de valeur. En France, nous sommes le deuxième producteur d'électricité, le premier développeur d'éolien terrestre, le premier opérateur de photovoltaïque et le deuxième opérateur d'hydroélectricité, avec les deux actifs que sont la Compagnie nationale du Rhône (CNR) et Société hydroélectrique du Midi (SHEM).
Nos capacités de production en France s'élèvent à 3 gigawatts d'éolien - mais ces chiffres datent un peu, nos capacités ont légèrement augmenté depuis - et à 1,5 gigawatt de photovoltaïque. En aval, nous sommes également le deuxième fournisseur d'électricité et le premier en matière d'électricité verte. Nous sommes aussi le premier fournisseur de gaz.
Nous fournissons environ 5 millions de ménages et 290 000 petits professionnels en électricité, et nous alimentons un peu moins de 700 000 sites, que ce soit des sites tertiaires ou industriels. Voilà pour la partie électrique en France.
Sans être producteurs, nous sommes aussi un acteur majeur des infrastructures gazières, avec de grosses infrastructures telles que GRTgaz, Elengy pour les ports, Storengy pour le stockage et GRDF pour la distribution. Toutes ces infrastructures et ces actifs ont joué un rôle absolument majeur dans la crise énergétique récente.
En quelques années, le contexte a changé. La crise énergétique a montré d'abord quel était le rôle de l'énergie et toute son importance, qu'il s'agisse de sécurité d'approvisionnement ou de prix. Jusqu'à la crise énergétique, jusqu'à la guerre en Ukraine, l'énergie était vue comme abondante ; nous n'avions pas compris que le système pouvait être sous tension. Or ce fut bien le cas et les prix ont flambé. Un problème de sécurité d'approvisionnement a été mis en évidence par cette crise énergétique. En matière de prix, je n'ai pas besoin de revenir sur l'importance du prix pour le pouvoir d'achat des ménages et pour la compétitivité de nos entreprises. Vous avez eu l'occasion d'en parler hier lors d'une autre audition. Nous sommes donc aujourd'hui dans un contexte post-crise énergétique.
Ensuite, la structure de marché va évoluer, puisque l'Arenh arrive à échéance. Il est absolument déterminant que la structure de marché qui sera mise en place permette à la fois le développement de la production et la fourniture d'électricité, dans les meilleures conditions, au meilleur prix et avec la plus grande flexibilité possible, pour s'adapter à la demande. Nous sommes convaincus que cela exige un certain niveau de concurrence.
J'en viens enfin au dernier élément de contexte, qui n'est pas nouveau, mais qui est important à prendre en compte, celui de la transition énergétique. L'électrification de tout ou partie des usages donnera un rôle plus important à l'électricité. Simultanément, nous aurons toujours besoin de molécules - nous en sommes convaincus -, notamment de gaz, qui vont devenir vertes, puisqu'un certain nombre d'usages, notamment industriels ou de mobilité lourde, ne peuvent pas être électrisés, ou ne peuvent l'être qu'à des coûts excessifs. Il faudra plus d'électricité, plus de gaz vert, plus de flexibilité, et enfin de la sobriété et de l'efficacité. C'est déterminant pour que le système fonctionne.
L'horizon 2030-2050 est l'horizon où va se produire cette transition énergétique, qui doit d'abord être résiliente. Le système doit être capable de faire face à la demande tout le temps : la quantité d'énergie produite dans l'année doit être suffisante, tout comme la production doit être suffisante en pointe, ce qui n'est pas complètement trivial. On se souvient de l'épisode de l'hiver 2022 : face à une indisponibilité du parc nucléaire et à une production hydroélectrique moindre, RTE nous demandait de ne pas faire tourner notre machine à laver le matin.
Il faut aussi que cette transition énergétique soit la plus abordable possible. Nous en sommes tous intimement convaincus dans le pays. Nous avons vécu des moments compliqués. Le prix de l'énergie est crucial pour les ménages comme pour les entreprises. Notre responsabilité collective est de faire en sorte que cette transition soit résiliente et abordable.
J'en viens aux besoins actuels, et aux interrogations qui sont les vôtres.
Jusqu'à présent, vous avez plus parlé de prix que de production. Je commence par faire un pas de côté pour dire que nous avons besoin de continuer à faire progresser l'offre électrique. Les usages vont, pour un certain nombre d'entre eux, s'électrifier. Nous espérons tous que Flamanville entre en fonction le plus rapidement possible. Cependant, au-delà de Flamanville, le nouveau nucléaire ne sera pas opérationnel avant 2035.
Cela signifie qu'entre maintenant et 2035, pendant dix ans, les besoins en électricité vont augmenter, sans que le nouveau nucléaire soit disponible. Cela implique d'accélérer le déploiement des énergies renouvelables dans le pays. C'est déterminant. Vous avez adopté, l'an dernier, une loi relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables. Il est important de veiller à sa mise en oeuvre et à ce que cette accélération soit effective.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous venez d'évoquer le dispositif post-Arenh, à savoir l'accord annoncé par le Gouvernement, que notre commission d'enquête se propose d'approfondir. Tout cela reste assez flou, dans la mesure où il ne semble pas exister de document à ce jour.
Nous nous concentrons, dans le cadre de cette audition, sur les prix. Envisagez-vous, pour ce qui concerne les pointes du marché, en vue d'une continuité du service avec des contraintes limitées, que de nouvelles centrales thermiques au gaz soient construites ?
Monsieur Choné, vous avez évoqué une « tuyauterie complexe », à propos des prix du marché de l'électricité. Monsieur Lecerf, vous avez, quant à vous, parlé d'« aides complexes » nécessitant des fournisseurs forcément brillants pour s'y retrouver ! Que faisons-nous, fin 2025 ? Laissons-nous tomber l'Arenh ? En tant que fournisseurs alternatifs, êtes-vous capables de créer une centrale d'achat ? Pourquoi êtes-vous aujourd'hui indépendants ? Ne seriez-vous pas plus puissants pour négocier si vous vous regroupiez en une centrale d'achats ? EDF, acteur historique, aura besoin, notamment à l'égard de la Commission européenne, de l'existence de fournisseurs alternatifs. Finalement, la négociation ne devrait-elle pas se faire entre un producteur et une centrale d'achat assez puissante ? Est-ce, à vos yeux, illusoire ?
Nous n'avons aucun bilan sur l'intérêt de l'ouverture du marché et la création de fournisseurs alternatifs. Nous avons quelques idées sur les causes de l'évolution des prix de l'électricité. Nous souhaiterions donc objectiver au maximum ce bilan, qui est important. Nous devons disposer d'éléments permettant d'éclairer nos compatriotes et nos choix futurs.
M. Fabien Choné. - Le dispositif post-Arenh qui sera mis en place devra permettre de financer les investissements d'EDF, en assurant la compétitivité et la visibilité des prix, laquelle permet l'investissement.
Malheureusement, ce qui nous est proposé aujourd'hui ne le permet pas. En effet, avec ce dispositif, pour ce qui concerne la question principale de la couverture des coûts, EDF ne sera pas protégée contre les prix bas, qui constituent le principal défaut de conception du mécanisme de l'Arenh.
Par ailleurs, je doute que le tarif de 70 euros soit compétitif. En effet, en matière de compétitivité, il faut raisonner client par client. Or le tarif de 70 euros, qui est aujourd'hui présenté par EDF et l'État, permet d'orienter la facture de l'ensemble des clients vers 70 euros. Mais c'est une moyenne ! En réalité, il n'y a qu'une seule taxe, liée à une seule stratégie de vente d'énergie nucléaire par EDF, alors qu'il existe des milliers de stratégies d'approvisionnement et des millions de clients. Avec une seule taxe, vous ne pouvez pas répondre à des milliers de situations. Le dispositif fonctionne en moyenne mais pas individuellement. Cela ne répond donc pas à la recherche individuelle de compétitivité ni à la visibilité nécessaire aux investissements.
Pourquoi ont-ils donc adopté un tel dispositif ? À l'époque où EDF a inventé le système, les prix étaient autour de 90 à 100 euros. Cela permettait à EDF, qui en avait bien besoin, de bénéficier le plus longtemps possible de prix élevés. Aujourd'hui, la situation est différente !
À cet égard, je rappelle l'intéressante réponse de M. Bruno Le Maire à une question de Mme Christine Lavarde, lors de son audition, le 16 janvier dernier. Mme Lavarde l'ayant interrogé sur les prix bas, le ministre a répondu que, selon lui, EDF devait se constituer des réserves financières pour se prémunir contre les prix bas.
M. Franck Montaugé, président. - Quelles sont donc vos propositions ?
M. Fabien Choné. - La France a eu l'honneur de défendre et d'obtenir, à Bruxelles, les CFD, les contrats pour différence. Il faut évidemment les mettre en place rapidement. Ils ne sont finalement qu'une symétrisation de l'Arenh.
J'ai parlé tout à l'heure non pas d'une tuyauterie complexe, mais d'une tuyauterie infâme. En effet, à cause de l'écrêtement, les fournisseurs alternatifs se trouvent handicapés dans leur accès au nucléaire. En droit de la concurrence, le principe de l'Arenh est le suivant : si un actif n'est pas réplicable par les concurrents d'un opérateur intégré, ces derniers y ont accès de manière régulée.
Nous devons donc avoir accès à cet avantage compétitif. L'ensemble de la construction tarifaire, mise en place à la suite du contentieux que nous avons mené, a inversé la logique, puisqu'on a imposé à EDF de répliquer les handicaps que les fournisseurs alternatifs ont subis du fait de l'écrêtement et du plafonnement. EDF a donc dû mettre en place des droits d'Arenh facturés au prix de marché. Une telle inversion du droit de la concurrence est totalement absurde ! Je la qualifie même d'infâme, dans la mesure où elle a abouti à des tarifs réglementés totalement volatils ne protégeant plus du tout les clients. Il faut bien évidemment remettre en cause cette logique.
En 2015, Mme Royal a décidé de changer la méthode de construction des tarifs réglementés, qui était basée sur les coûts de production d'EDF et sur l'Arenh. Elle s'est alors rendu compte qu'il fallait augmenter significativement les prix des tarifs réglementés. Comme elle y était opposée, elle a changé la méthode, pour orienter la construction des tarifs réglementés vers les prix du marché de gros, en s'appuyant sur la même prétendue logique concurrentielle, selon laquelle les tarifs doivent être contestables. Non ! Le droit de la concurrence n'impose pas que les tarifs soient contestables. Il impose que les fournisseurs alternatifs puissent mettre en oeuvre tout ce qu'ils peuvent faire, avec leurs propres moyens, pour concurrencer l'opérateur historique.
Par conséquent, il faut un accès régulé au nucléaire historique, sans plafonnement. Pour les autres énergies, à l'exception des concessions hydroélectriques, nous avons pu agir. Ainsi, Direct Énergie a développé des CCGT, des centrales électriques à turbine à gaz à cycle combiné.
La logique actuelle est dramatique, pour deux raisons.
Premièrement, elle rend les tarifs réglementés très fluctuants, ce que les Français ne comprennent pas : pourquoi ces tarifs fluctuent-ils avec les marchés de gros, alors que les coûts de production d'EDF sont restés relativement stables ?
Deuxièmement, elle freine l'investissement dans la production de la part des fournisseurs alternatifs. À partir du moment où vous êtes en concurrence avec un tarif réglementé basé sur les prix du marché de gros, vous n'avez pas besoin d'investir. Alors que si vous êtes en concurrence avec un tarif réglementé basé sur les coûts de production d'EDF, vous avez intérêt à faire en sorte d'être compétitifs, soit en investissant, soit en signant des contrats d'approvisionnement avec des producteurs.
Par ailleurs, du fait des fluctuations des marchés de gros, les TRV, les tarifs réglementés de vente, peuvent soit être imbattables, ce qui pose un problème pour la concurrence, soit perdre toute compétitivité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous pensez donc qu'il convient de revoir le mode de calcul des TRV ?
M. Fabien Choné. - Bien sûr ! La construction actuelle a provoqué une hausse de 20 % des TRV.
M. Franck Montaugé, président. - Souhaitez-vous structurer les tarifs réglementés sur la base des coûts de production du mix électrique national ?
M. Fabien Choné. - Il faut fonder les tarifs réglementés sur les coûts de production d'EDF, qui est soumise au tarif réglementé, de telle sorte que les actifs de production d'EDF qui ne sont pas réplicables par les fournisseurs alternatifs leur soient accessibles dans des conditions de coûts de production. Je pense au nucléaire, mais aussi à l'énergie hydroélectrique.
M. Géry Lecerf. - Plusieurs fournisseurs alternatifs ont investi dans les CCGT, seule fenêtre ouverte en termes de moyens pilotables. Aujourd'hui, ce n'est plus possible juridiquement, puisque la construction de nouveaux thermiques fossiles n'est plus autorisée.
Quand l'Arenh a été dimensionnée et pensée, notamment dans le rapport Champsaur, il avait été question de mettre l'hydroélectricité dans la base régulée, en tout cas pour la partie de l'hydroélectricité en base. Toutefois, le rapport Champsaur avait ensuite considéré que ce n'était pas utile, dans la mesure où l'hydroélectricité suivait une trajectoire de développement concurrentiel avec le renouvellement des concessions. Vous le savez, ce renouvellement n'a jamais eu lieu.
La volonté d'investir est manifeste chez nombre de nos membres. Mais la capacité à investir sur du pilotable, aujourd'hui, en France, est impossible.
L'ouverture des marchés européens d'électricité, mal nommée « libéralisation », est en réalité une re-régulation. Elle s'est fondée sur l'ouverture des marchés supposés contestables, c'est-à-dire la production et la fourniture. Quant à l'acheminement, il s'agit d'un monopole naturel, qu'il convient de réguler.
En France, le bilan de la concurrence est difficile à dresser. Elle s'est développée à la marge, sur des actifs essentiellement non pilotables, à l'exception du thermique. Ainsi, s'agissant de l'éolien offshore, les attributions d'appels d'offres semblent considérer qu'aucun autre opérateur n'est capable de faire de l'éolien offshore en Europe, si ce n'est celui qui a remporté les deux tiers des appels d'offres.
Vous avez évoqué, monsieur le rapporteur, les centrales d'achat. Je pense que vous faites référence à la notion d'acheteur unique. Or les directives européennes ont été bâties, pour l'électricité, dès 1996, et le choix a été fait de ne pas s'orienter vers l'acheteur unique. Pour mettre fin à une telle orientation, il faudrait revoir tout le cadre communautaire.
Par ailleurs, les inconvénients de l'acheteur unique sont assez bien renseignés dans la littérature économique. Il existe un risque de mauvaise planification des besoins, dans la mesure où tous les investissements doivent être planifiés. Comment appelle-t-on un marché dans lequel l'offre est constituée par un oligopole et la demande par un monopsone ? L'enfer !
La négociation face à une exploitation en monopole rencontre une difficulté réelle. Ainsi, sans l'intervention de l'État, le consortium Exeltium n'existe pas !
En ce qui concerne le bilan de la concurrence concernant la fourniture, je pense avoir déjà développé mon propos. Nous disposons en la matière d'une littérature économique d'origine anglo-saxonne.
Mme Claire Waysand. - Permettez-moi de vous suggérer la lecture de l'excellent document d'Engie retraçant plusieurs scénarios en matière d'optimisation de la transition énergétique en Europe et en France. Il est public et accessible sur notre site.
Le système électrique est aujourd'hui tendu, nous l'avons vu en 2022. J'ai rappelé tout à l'heure la situation : une mise en fonctionnement de Flamanville que nous espérons rapide, aucun nouveau nucléaire avant 2035, et un rôle accru des énergies renouvelables. Ces dernières sont des énergies intermittentes, certaines l'étant plus que d'autres. L'éolien en mer, par exemple, est moins intermittent que l'éolien terrestre. Toutefois, ces énergies ne sont pas pilotables.
Par ailleurs, le nucléaire est une énergie conçue pour fonctionner en base et non pas pour faire face aux pointes, ne serait-ce que pour des questions de coût. Le nucléaire historique ne coûte pas très cher, et nous espérons tous que le nouveau nucléaire ne sera pas non plus très cher. Toutefois, les choses sont en train d'être réévaluées.
Nous avons donc besoin de capacités pilotables et d'une flexibilité du côté de la demande, à savoir des solutions d'effacement de la consommation, mais aussi des systèmes de gestion de batteries intelligentes.
Nous avons également besoin d'une flexibilité du côté de l'offre. Je pense aux batteries, qui permettront de « déplacer » les pics de demandes, aux moyens flexibles hydrauliques, en particulier les Step, les stations de transfert d'énergie par pompage, et aux CCGT, qu'il faudra décarboner, en verdissant les gaz utilisés ou en capturant le carbone.
Au niveau européen, il y aura besoin de moyens de production thermique supplémentaires. Un certain nombre de nos voisins font des appels d'offres, avec des mécanismes de capacité, pour s'assurer que ces centrales contribueront à fournir de l'électricité lors des pointes.
Il faut que les conditions d'exercice des CCGT restent satisfaisantes. La France est le seul pays à avoir inclus les centrales à gaz dans la taxation de la rente inframarginale. Attention ! Du point de vue de l'équilibre économique, cela peut ne plus fonctionner. Certes, la crise est passée, puisque les prix de l'électricité s'effondrent, mais il faut préserver l'équilibre économique des CCGT.
Sur les questions tarifaires et les tarifs réglementaires, on a aujourd'hui une construction qui ne protège pas le consommateur. Les tarifs sont assis sur des prix de marché simplement lissés sur deux ans. Ce système n'offre ni lisibilité ni prévisibilité. Pour une raison qui m'échappe, il y a une grande affection dans ce pays pour ces tarifs réglementés, mais ne prenons pas les vessies pour des lanternes : il ne s'agit en aucun cas de tarifs fixes ou qui protègent le consommateur. Nous appelons donc de nos voeux une évolution du système. Avons-nous toujours besoin des tarifs réglementés dans un système avec un écrêtement et une redistribution ? C'est une question qui se pose. Si ces tarifs persistent, ils ne doivent pas tromper les consommateurs - ménages ou entreprises -, ce ne sont pas des mécanismes qui protègent des fluctuations des prix de marché, tout du moins si l'on s'en réfère au mode de calcul actuel. Par ailleurs, il faudra que ce mécanisme soit réplicable par l'ensemble des fournisseurs.
M. Fabien Gay. - Je n'ai pas de question à poser précisément à Engie, qui n'est pas pour moi un acteur alternatif, mais fait partie des trois grands producteurs en France, aux côtés d'EDF et de TotalEnergies.
Il est normal que les acteurs alternatifs défendent leur profession, ce sont des lobbies actifs - ce n'est pas une critique -, mais examinons les faits. Par exemple, monsieur Lecerf, je suis très intéressé par l'étude scientifique que vous avez évoquée dans votre intervention attestant des bienfaits de la libéralisation. J'aimerais beaucoup que vous la mettiez à la disposition de notre commission d'enquête. Nous disposons de nombreuses études politiques, elles ont des biais, mais nous n'avons aucune étude scientifique.
La dette d'EDF n'est pas seulement liée à l'Arenh. EDF a aussi fait de mauvais choix, notamment à l'international. Mais nous ne pouvons pas non plus ignorer l'Arenh+ et les 20 térawattheures supplémentaires. Tous les rapports parlementaires et la Cour des comptes sont formels : cela a coûté 8,4 milliards d'euros.
Sur les tarifs réglementés, vous avez raison : le mode de calcul d'aujourd'hui ne protège plus les consommateurs, mais ça n'a pas toujours été le cas. Faut-il modifier ce mode de calcul pour le rendre plus protecteur ? Le bouclier tarifaire a protégé les Français, pour un coût de 42 milliards d'euros. Il faudra une étude du Sénat, car in fine ce sont les usagers qui ont payé cette somme pour indemniser notamment les acteurs alternatifs afin qu'ils maîtrisent leurs coûts, selon des méthodes de calcul tout à fait contestables. Je pense même que le bouclier tarifaire a été largement surévalué. Vous essayez de minorer le fait que des acteurs alternatifs ont profité du système. Certes, il s'agit d'une minorité, mais le complément de prix 1 (CP1) et le complément de prix 2 (CP2) pour l'année 2022 ont représenté 1,6 milliard d'euros, soit 80 euros par foyer : ce n'est pas rien en pleine crise énergétique ! J'ai demandé à la CRE où étaient passées ces sommes, on ne veut pas me répondre, mais nous savons tous que ce sont les acteurs alternatifs qui vont se redistribuer cette enveloppe !
Dans votre sillage, il y a eu du démarchage téléphonique agressif, des publicités mensongères. Les courtiers sont aussi entrés en scène, comme l'a montré l'équipe de Cash Investigation. Ma question est simple : peut-on continuer à fournir sans produire ? Vous l'avez reconnu vous-même, monsieur Lecerf, l'effet de la concurrence sur la production a été marginal, moins de 1 %. En réalité, si les fournisseurs alternatifs disparaissaient demain, cela ne changerait rien, si ce n'est pour vous, car vous perdriez vos marges...
Enfin, dernière question, quelle est la différence entre coût de production, tarif et prix ? Avant on avait des coûts de production et un tarif réglementé qui s'en approchait. Aujourd'hui, on s'aligne sur le prix du marché. Or cela ne peut pas fonctionner pour l'électricité.
M. Stéphane Piednoir. - Je suis en partie d'accord avec Fabien Gay, ce qui n'arrive pas très souvent, excepté sur les sujets relatifs à l'énergie. Le bouclier tarifaire a effectivement été payé par les Français.
M. Franck Montaugé, président. - Pas encore, c'est inscrit dans la dette que paieront les générations futures...
M. Stéphane Piednoir. - Quoi qu'il en soit, c'est sur les taxes que l'on a joué. Bruno Le Maire a d'ailleurs récemment annoncé une réévaluation du prix de l'électricité de l'ordre de 10 %, mais c'est la moitié du chemin ! À aucun moment, on ne parle de prix de production tout simplement parce que ce tarif réglementé n'est pas assis sur des coûts de production. Va-t-on arrêter de mentir aux Français en leur disant que tout va bien en France, que nous sommes suffisamment robustes grâce au nucléaire et que nous pouvons proposer une offre de tarifs mettant à l'abri les foyers les plus modestes de variations ou de ruptures brutales ? Ce tarif réglementé n'est assis que sur une légende. En réalité, si l'on veut vraiment ajuster les prix, il faut une capacité de production. Nous avons institué une croyance erronée au sujet du tarif réglementé, mais tout cela ne repose pas sur de bons principes économiques.
M. Franck Montaugé, président. - En lien avec la question importante posée par Fabien Gay sur la participation des fournisseurs alternatifs à la production, seriez-vous prêts à participer au financement du nucléaire existant et nouveau ?
M. Géry Lecerf. - Tout d'abord, l'Afieg n'a pas la prétention de représenter tous les fournisseurs alternatifs, nous ne représentons qu'une dizaine d'entre eux.
Nous participons déjà au financement du nucléaire, avec à peu près 1,5 gigawatt de droits de tirage sur le nucléaire français. Mes collègues d'Engie en font partie, des acteurs suisses ont contribué au financement initial de Fessenheim, de Cattenom, tout comme des acteurs allemands. Cette participation a donc eu lieu, mais la porte a ensuite été refermée. J'ai le souvenir d'une audition de M. Jean-Bernard Lévy devant le Sénat, en commission d'enquête, qui excluait toute participation financière autre que celle d'EDF.
Par ailleurs, si l'on prend les contrats d'allocation de production nucléaire (CAPN), mentionnés dans l'annonce de novembre dernier, plusieurs fournisseurs alternatifs ont toqué à la porte de l'opérateur pour pouvoir nouer ce type de contrat. On veut à tout le moins pouvoir regarder les conditions d'accès à de tels contrats. Ces négociations sont complexes, mais nous sommes déjà fournisseurs d'un certain nombre de ces acteurs électro-intensifs. Il est naturel que nous nous intéressions à un tel approvisionnement : pour un électro-intensif, l'accès à cette base est essentiel.
En tout état de cause, à votre question sur notre participation aux financements, la réponse est oui, mais tout dépend aussi des conditions. Plusieurs membres de l'Afieg ont participé au projet de développement des premiers EPR, avec des accords de financement. Les déboires sur ces projets ont distendu les relations, voire y ont mis fin. Mais l'appétence est bien réelle, même si elle varie au gré des contextes politiques et économiques. De nombreux opérateurs actifs sur la fourniture aimeraient pouvoir investir davantage dans la production en France, mais on ne peut pas leur reprocher leur manque d'engagement, car les portes de cet investissement sont en général fermées.
M. Franck Montaugé, président. - Je ne vous reprochais rien...
M. Fabien Gay. - Moi non plus, c'était juste une question.
M. Géry Lecerf. - Nous vous transmettrons bien volontiers l'étude scientifique Is more competition better ? Retail electricity prices and switching rates in the European Union, réalisée en 2022.
Concernant le bouclier tarifaire et amortisseur, l'ensemble des fournisseurs, y compris l'opérateur historique, ont bénéficié de ces outils d'action. Les fournisseurs alternatifs ne sont pas responsables de la hausse des prix, dont on connaît bien les ressorts : une indisponibilité du nucléaire dans un contexte de quasi-économie de guerre, etc. Nous avons peut-être été porteurs de mauvaises nouvelles, mais nous ne sommes pas responsables de cette hausse.
La CP1 - nous en avons discuté avec M. Gay dans le cadre de son rapport rédigé avec Mme Estrosi Sassone - est un élément de neutralisation. Ce complément de prix est destiné à éviter que des fournisseurs fassent une surcommande d'Arenh. Elle vient neutraliser le gain éventuellement réalisé. Ces 1,6 milliard d'euros sont le produit de cette sous-consommation et de cette explosion des prix. Le CP1 n'est donc pas une pénalité, mais une neutralisation. La pénalité, c'est le deuxième complément de prix qui vient de se surajouter en cas de demande excessive. Cette CP1 2022 fait l'objet d'une redistribution sous l'égide de la CRE. Les offres des fournisseurs ont intégré ces éléments potentiels de redistribution pour baisser les prix de leurs offres. Sur le haut de portefeuille, une redistribution se fait également en direction des consommateurs industriels. Vous pouvez interroger la CRE, vous verrez.
M. Fabien Gay. - J'ai demandé, je n'ai toujours pas de réponse...
M. Géry Lecerf. - Est-il possible de fournir sans produire ? La réponse est oui. Depuis le début des années 2000, les fournisseurs alternatifs fournissent bien de l'électricité à des clients en France. Est-ce soutenable ? Ma réponse, encore une fois, est oui. Le rapport Champsaur défendait l'idée d'un modèle intégré. Mon sentiment est que cette intégration est impossible au vu de la structure du parc de production, mais on peut tenter de le faire. C'est d'ailleurs notre métier à l'étranger. Le rapport Champsaur n'excluait pas l'émergence de commercialisateurs purs. C'est un métier qui existe dans bien d'autres secteurs ; je pense, par exemple, aux supermarchés. Eux non plus ne produisent pas ce qu'ils vendent.
Si l'on veut mettre en place un segment sur la fourniture avec uniquement des opérateurs en production, dont acte. Si tel est le souhait des pouvoirs publics, allons-y, mais dans ce cas soyons cohérents. Prenons le cas des renouvellements des concessions. Elles ont été intégrées dans le cadre du rapport Champsaur comme étant une réponse au désir d'intégration des pouvoirs publics, sauf que tout cela est resté lettre morte. Si vous fermez les portes, comment voulez-vous qu'on s'intègre sur la partie pilotable ? Si votre question était : est-ce qu'on peut fournir en produisant avec uniquement des actifs intermittents non pilotables ? La réponse serait effectivement non, car il faudra toujours un complément de marché. Le développement des Power Purchase Agreement (PPA) est très souhaitable, il est d'ailleurs massif en Europe, contrairement à la France où le marché est encore balbutiant. Mais le PPA ne répondra jamais à l'intégralité des besoins d'un consommateur. Il faudra toujours qu'il soit traité par le fournisseur. C'est donc une forme de réponse à votre question.
M. Fabien Choné. - J'ai juré de dire la vérité : Direct Énergie, en 2006 ou en 2007, a proposé à EDF d'investir 600 millions d'euros dans le nouvel EPR de Flamanville. À l'époque, Direct Énergie avait comme actionnaire de référence le groupe Louis-Dreyfus. Nous avions donc les moyens. Or on nous a refusé cette possibilité. Par conséquent, oui, nous voulions investir dans les moyens de production ; c'est ce qu'on a fait d'ailleurs par la suite. Les moyens d'effacement sont très importants de mon point de vue. Ce sont des moyens de production de pointe qui permettent d'équilibrer l'offre et la demande. C'est la raison pour laquelle, alors même que Direct Énergie est un fournisseur pur, nous avions proposé, dès 2004, de mettre en place un mécanisme de capacité. Je reste persuadé que, pour avoir un marché sain, il faut un mécanisme de capacité qui rémunère la capacité et l'énergie.
Je vais abonder dans votre sens, monsieur Gay. Vous me demandez si la libéralisation est satisfaisante. La réponse est effectivement non ! Le mécanisme de capacité a été mis en oeuvre très tard et de très mauvaise manière. On envisage de le faire évoluer, car il ne répond pas du tout aux objectifs. Mais quand je change ma voiture diesel pour une voiture électrique, si la voiture électrique ne fonctionne pas, je ne condamne pas toutes les voitures électriques pour autant. Je pense simplement que celle-ci ne fonctionne pas et je la fais réparer ! La libéralisation n'a pas fonctionné : ce n'est pas le principe de la concurrence qui est en cause, c'est la manière dont elle a été mise en oeuvre.
Quand on se pose la question de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas, il faut toujours faire la distinction entre la production et la commercialisation. Il s'agit de deux activités différentes. Il n'y a aucune raison réelle pour dire qu'il faut absolument faire l'un et l'autre. Compte tenu des spécificités de l'électricité, s'il y a un métier difficile à mettre en concurrence, c'est bien la production et non la fourniture. Cela rejoint une question qui a été posée tout à l'heure. On pourrait très bien avoir un acheteur unique qui règle la totalité des problématiques de production et des fournisseurs qui s'approvisionnent uniquement auprès de cet acheteur pour bénéficier de la concurrence sur la partie aval.
Je suis persuadé que là où la concurrence a le plus apporté, c'est sur la fourniture. Il faut absolument que les fournisseurs, qui sont en lien avec les consommateurs, les fassent participer aux enjeux de la transition énergétique, leur fassent acheter des véhicules électriques et des bornes de recharge, mais en les gérant intelligemment au regard du système électrique. Idem pour les panneaux photovoltaïques ou le chauffage bas-carbone intelligent qu'il va falloir piloter.
Autrefois, c'était l'offre, la production, qui s'adaptait à la consommation. Demain, ça sera l'inverse. Or c'est bien le fournisseur qui est en relation avec le client. En l'occurrence, la concurrence, si elle doit apporter quelque chose, c'est non pas tant sur la question du prix que sur celle des services et des nouveaux services liés à la transition énergétique. Quand nous avons créé Direct Énergie, un consommateur multisites était facturé site par site, impossible d'émettre une facture d'ensemble. Nous avons développé ce service. Il n'y avait pas non plus d'offre verte ; il y en a aujourd'hui. On a aussi été les premiers à proposer des ristournes à nos clients s'ils réduisaient leur consommation - c'est un point important. Direct Énergie a aussi été le premier à développer un émetteur radio Linky en wifi. À l'époque, on nous avait dit que ce n'était pas possible. Nous avons réussi à le faire grâce à un laboratoire breton. Nous étions également les premiers à être agréés par RTE pour faire du réglage primaire avec des radiateurs résidentiels. On mesurait la fréquence en temps réel et en moins de 20 secondes on arrivait à arrêter ou à redémarrer des radiateurs résidentiels. Tout cela, ce sont des offres et des services qui doivent se développer grâce à la concurrence. Je ne dis pas qu'EDF n'est pas capable de le faire, mais je dis que l'émulation entre les concurrents fournisseurs doit permettre de développer ce type de services.
Ce que vous dites sur la dette d'EDF est intéressant. Les chiffres, notamment ceux qui ont été publiés par la Cour des comptes, montrent ainsi que la dette d'EDF est restée relativement stable à partir de la création de l'Arenh - aux alentours de 40 milliards d'euros - jusqu'en 2022, avant d'augmenter de près de 20 milliards.
En parallèle, EDF explique avoir perdu près de 30 milliards d'euros en 2022 à cause de l'indisponibilité des moyens de production nucléaire, sans aucun lien avec la libéralisation du marché ni avec l'Arenh. D'ailleurs, EDF a réduit son endettement de 10 milliards d'euros en 2023, grâce à l'écrêtement que j'ai mentionné précédemment.
À vous écouter, l'Arenh+ a coûté 8 milliards d'euros à EDF. Mais pourquoi pensez-vous que le Gouvernement s'est permis de prélever cette somme dans la poche d'EDF ? Les chiffres du tableau que je vous ai présenté montrent qu'avant l'instauration de ces 20 térawattheures additionnels, les droits d'Arenh vendus par EDF s'élevaient à 124 euros par mégawattheure. Cela représentait un effet d'aubaine de 14 milliards d'euros, rien que pour les seuls clients d'EDF ! Le Gouvernement s'est contenté de prendre 8 milliards ou 9 milliards de ce total, laissant tout de même 5 milliards à EDF, loin de créer une forme d'endettement, comme je persiste à le dire.
Faut-il imposer aux fournisseurs de produire de l'électricité ? Une telle mesure risquerait de désoptimiser le système. Cela ne réglera pas le problème central, à savoir l'organisation de la concurrence dans la production. Selon moi, ce n'est pas une bonne solution.
Je vous rejoins partiellement sur les compléments de prix de 1,6 milliard d'euros appliqués aux fournisseurs alternatifs. Comme l'expliquait M. Lecerf, il s'agit d'une neutralisation et non d'une pénalité. En revanche, il est totalement anormal que ce montant ait été redistribué aux fournisseurs alternatifs. Mais pourquoi cela a-t-il été le cas ? À cause de l'écrêtement ! Ce plafonnement, je le répète, est une aberration. Les fournisseurs qui ont payé cette somme et ceux qui l'ont récupéré ne sont pas les mêmes...
M. Fabien Gay. - C'est le secret des affaires !
M. Fabien Choné. - Soyons clairs : beaucoup d'entre eux étaient les mêmes.
M. Franck Montaugé, président. - Nous allons donner la parole à Mme Waysand.
M. Fabien Choné. - On a pris 1,6 milliard aux fournisseurs qui avaient demandé une quantité excédentaire d'Arenh, que l'on a rendu à ceux qui avaient subi un écrêtement. Il faut désormais espérer que ces derniers aient bien répercuté cet argent auprès de leurs consommateurs. Et pour cela, la condition est d'intégrer l'écrêtement dans les tarifs réglementés, parce qu'EDF en a aussi bénéficié, et, par le jeu de la concurrence, EDF sera conduite à faire de même.
- Présidence de M. Fabien Gay, vice-président -
Mme Claire Waysand. - Mes deux collègues se sont montrés intarissables et ont déjà couvert un grand nombre de sujets. Je tiens néanmoins à ajouter quelques éléments de réponse.
En ce qui concerne la manière de gérer la pointe, j'ai évoqué les CCGT et la nécessité de garantir leur bon fonctionnement. Par ailleurs, nous devons rester vigilants quant à la vitesse d'électrification. Pour le chauffage, notamment, la vitesse d'électrification, la capacité à rénover thermiquement et la quantité d'électricité nécessaire forment un triangle, qui permet de définir une vitesse critique. Si vous rénovez beaucoup plus vite, vous pouvez électrifier plus rapidement. Mais face à la difficulté d'opérer des rénovations thermiques efficaces et suffisantes, nous devons faire attention à la sensibilité du système aux pointes de froid, sachant que la France est déjà plus thermosensible que ses voisins.
J'en viens à la question plus générale du fonctionnement du système. Gardons en tête qu'il existe un marché de gros et un marché de détail. Le marché de gros doit fonctionner, plus particulièrement dans une perspective européenne. Cela paraît désormais évident pour tout le monde, et le graphique qui vous a été présenté le rappelait : la France a été importatrice nette d'électricité. Certes, la situation, exceptionnelle, était liée à sécheresse et à l'indisponibilité d'un nombre important de centrales nucléaires ; néanmoins, cela arrive chaque année. L'ancien président de la CRE, Jean-François Carenco, avait l'habitude de dire que si l'on ne pouvait pas échanger d'électricité à l'échelle européenne, nous devrions éteindre la lumière quarante jours par an !
Soyons donc vigilants envers toute idée de fermeture qui pourrait découler de la notion de souveraineté. In fine, le système doit rester compatible avec un marché électrique qui fonctionne sur l'ensemble de la plaque européenne. Sans cela, nous risquerions de désoptimiser complètement notre système. En raisonnant à la seule échelle de la France, nous aurions besoin de beaucoup plus de moyens de production sur le territoire national, ce qui serait synonyme d'une forte augmentation des coûts. Ne cassons pas le fonctionnement du marché de gros en amont.
En aval, nous voudrions produire plus en France, et nous investissons d'ailleurs en ce sens. La France est l'un des pays dans lesquels nous cherchons à déployer des capacités, notamment renouvelables. Faut-il y voir une nécessité d'acheter ou de vendre ? Dans tous les cas, nous sommes contraints de nous fournir très largement sur le marché, en raison de la structure de celui-ci, puisqu'une très grande partie de l'électricité reste produite par un seul grand acteur.
Pour assurer le bon fonctionnement du marché, la concurrence doit être garantie sur les prix, mais aussi sur la nature des offres. Cette concurrence crée, en effet, de l'innovation dans la capacité à répondre aux demandes, et des conditions de proximité. Ainsi, pendant la crise, nous avons été en contact avec certains de nos clients pour répondre à la particularité de leurs besoins et les aider à réduire leur consommation en la reportant à des heures où l'électricité était moins chère. Je pense notamment au cas de groupements de boulangers ou à celui d'une fonderie. La concurrence stimule notre agilité et notre capacité à innover et à proposer des services.
Il est donc nécessaire d'assurer un niveau de concurrence satisfaisant sur le marché aval. Pour cela, il faut veiller à la manière dont l'accord se met en place en assurant une forme de level playing field - des conditions de concurrence équitables - entre EDF et les autres fournisseurs. Sans cela, nous risquerions d'être confrontés à une intégration verticale qui assécherait totalement le marché, tuerait la concurrence et, in fine, nuirait aux consommateurs, qu'il s'agisse des particuliers ou des entreprises.
M. Fabien Gay, président. - Je donne la parole au rapporteur pour une dernière série de questions. Je vous invite à compléter vos réponses par un mot de conclusion.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Premièrement, je souhaite revenir sur le système post-Arenh. M. Choné a mentionné les contrats pour différence, une solution avec laquelle les autres intervenants semblaient d'accord. Nous avons en effet obtenu de Bruxelles la possibilité de mettre en place ces contrats. Comme cela fonctionnerait-il concrètement ? Entre quelles parties ce contrat est-il conclu ? À quel prix ? Que se passe-t-il si le marché est inférieur ou supérieur ? Comment les compensations sont-elles assurées ?
Deuxièmement, quelle est la proportion de contrats de fournisseurs alternatifs couverte par des contrats à terme sur les marchés de gros ? Le pourcentage est-il significatif ? C'est une question que l'on nous pose souvent. Lorsque les prix ont augmenté en 2022, de nombreux fournisseurs ont abandonné leurs clients et les ont invités à se tourner vers EDF. Cette situation n'est pas souhaitable. Comment pensez-vous pouvoir l'éviter ?
Troisièmement, l'objectif est généralement d'obtenir le prix le plus bas possible tout en produisant davantage d'électricité. À ce titre, permettez-moi de revenir sur le cadre européen : vos propos m'ont, en effet, fait grimacer, car il ne s'agit certainement pas de se fermer de l'Europe. La question est de savoir s'il faut construire ou non de nouvelles interconnexions, alors que ces infrastructures sont très coûteuses et qu'elles peuvent être nuisibles à la France, notamment lorsque nous importons de l'électricité intermittente non pilotable, produite en grande quantité par l'Allemagne, par exemple. Faut-il donc renforcer les interconnexions ? Il n'est pas question de fermer les interconnexions : ce serait une erreur. Néanmoins, nous devons nous interroger sur l'intérêt pour la France - un intérêt qui me paraît avoir été mal défendu auprès de Bruxelles - de les développer.
Chercher à obtenir le prix le plus bas a néanmoins pour inconvénient de détourner le client, moins regardant envers sa consommation, des impératifs de sobriété et d'efficacité énergétiques. Le contrepoison à cela, c'est l'incitation. M. Choné l'a évoqué : comment développer au maximum les offres incitatives ? J'étais très surpris des augmentations tarifaires d'EDF sur son option Tempo, qui est l'offre la plus incitative du fournisseur, et, pourtant, celle qui augmente le plus... Cela me paraît difficilement compréhensible.
M. Fabien Gay, président. - Je vous propose de répondre aux trois questions de notre rapporteur en quelques minutes chacun.
M. Géry Lecerf. - Les contrats pour différence existent déjà, notamment pour les énergies renouvelables : nous avons établi des mécanismes de soutien aux énergies renouvelables, qui ont basculé depuis sept ou huit ans sur des schémas de contrats pour différence. Ces contrats définissent le strike price - le prix de référence - auquel le producteur pourra se rémunérer. S'il gagne davantage, il doit reverser une partie du surplus à l'organisme qui le soutient, en l'occurrence l'État.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est donc l'État qui assure l'équilibre ?
M. Géry Lecerf. - Pour ces schémas d'énergie renouvelable, oui.
Par ailleurs, le CFD prévu dans l'architecture réformée du marché européen vise à établir un prix de référence. Le producteur valorise son électricité sur le marché, ce qui est très positif au regard des autorités européennes en matière d'alimentation et de liquidité des marchés de gros. Et si le revenu touché par le producteur est inférieur au prix de référence, les consommateurs lui permettent de l'atteindre. Ainsi, le consommateur contribue à la couverture des coûts totaux par l'opérateur. En revanche, si l'opérateur dépasse ce prix de référence, il reverse le surplus au consommateur : on a donc un mécanisme de redistribution.
Ensuite, le diable se cache dans les détails : comment cette redistribution s'opère-t-elle ? La Commission européenne a établi un certain nombre de critères. La redistribution peut être modulée en fonction du profil de consommation. L'Europe a également défini des critères d'incitation à la consommation dans le CFD. La redistribution doit aussi inciter à consommer moins sur certaines heures. C'était d'ailleurs le cas de l'Arenh, qui suivait un mécanisme d'heures pleines et creuses : les heures creuses définissaient le droit d'accès à l'électricité nucléaire. Ainsi, les consommateurs électro-intensifs avaient plus droit à cette électricité nucléaire, qui devait représenter une part plus importante de leur consommation. C'est un mécanisme complexe.
Par ailleurs, le cadre du CFD prévoit également que le producteur respecte une formule de vente, dont la principale vertu est d'inciter ce dernier à produire davantage. C'est un sujet qui a préoccupé le Gouvernement pendant la crise, et qui continue à susciter sa vigilance.
Enfin, comment le fournisseur couvre-t-il son énergie ? Au moment de la signature d'une offre de fourniture, le fournisseur couvre 100 % de l'approvisionnement. Il couvre ainsi la majorité de l'approvisionnement sur des produits à terme, tandis qu'un complément est appliqué en cours d'année sur des produits de maturité plus courte, par exemple semestriels. Cela peut aussi se faire directement avec les producteurs.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Mais c'est un principe, non une obligation : tout le monde ne le fait pas.
M. Géry Lecerf. - C'est un principe : ceux qui ne le font pas se plantent et plantent les consommateurs. Ainsi, la direction des achats de l'État a fortement regretté d'avoir signé un contrat avec un fournisseur qui ne s'était pas couvert. Ce cas a fait émerger la question des règles prudentielles, qui ont été intégrées à la nouvelle architecture des marchés de l'électricité ainsi qu'au projet de loi sur la souveraineté énergétique.
Ces règles répondent aux éventuels frottements que vous mentionnez en matière de couverture. La crise a soulevé la question de l'accès au marché de gros, qui est liée à celle des appels de marge. Pour faire simple, il fallait avoir une très grande quantité de liquidités financières disponibles pour pouvoir opérer sur ces marchés, ce qui a amené un certain nombre de fournisseurs à réduire la voilure. Le problème des appels de marge devrait aussi être traité.
Il faut également prévoir un schéma de fournisseur de dernier recours. Si ce schéma est prévu dans l'architecture du marché européen, il n'existe pas en France. En tant que législateur, vous devriez vous pencher sur ce sujet. Il y a un fournisseur de dernier recours en gaz, mais pas en électricité ! Le fournisseur de secours - qui existe - joue un rôle différent : il compense les défaillances et garantit une offre à chaque consommateur. La charte des fournisseurs qui a été signée en fin d'année 2022 visait d'ailleurs cet objectif. L'État a demandé aux fournisseurs de faire des offres à l'ensemble des consommateurs. Cela a d'ailleurs eu des effets pervers, car nous étions au pire moment de la crise. Or, en signant une offre à prix fixe en pleine crise de volatilité des prix, le consommateur s'est retrouvé bloqué à un prix élevé pendant plusieurs mois. Cette situation a conduit certains fournisseurs à proposer des offres hybrides plus complexes, adaptées aux consommateurs plus chevronnés. Il s'agissait d'indexer une partie de l'offre sur le prix spot, et pas seulement sur un prix fixe. Ces clients ont été les premiers à avoir bénéficié de la baisse des prix. Cela reste un sport de haut niveau, qui n'est, bien entendu, pas destiné aux consommateurs résidentiels ou aux petites entreprises ; néanmoins, ces offres ont permis de faire passer ce signal prix plus rapidement au consommateur.
Enfin, pour ce qui concerne les incitations, la France souffre d'un manque d'alignement des planètes en matière de signaux tarifaires. Les signaux incitatifs sont nombreux - mécanisme de capacité, tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe), tarifs, marché - mais ils ne sont pas alignés.
M. Fabien Choné. - Les CFD existent déjà sur l'obligation d'achat.
L'obligation d'achat d'énergies renouvelables et les compléments de rémunération passent par l'État. Est-ce une bonne chose ? Je ne le pense pas, car cela crée de l'imprévisibilité, un manque de visibilité et de l'incompréhension pour les consommateurs.
L'État a récupéré de l'argent pendant la crise des prix grâce aux renouvelables, qui a ensuite été reversé aux consommateurs dans le cadre du bouclier tarifaire. Encore une fois, le prix visible n'a pas reflété la réalité de la compétitivité des énergies renouvelables lors de cette crise. Cette solution n'est donc pas la bonne, et elle ne le sera pas davantage pour le nucléaire.
Pour ma part, je suis plutôt favorable à la mise en place de contrats pour différence directs entre le producteur nucléaire et les fournisseurs. C'est la raison pour laquelle j'évoque une symétrisation de l'Arenh, qui correspond à ce modèle de contrat direct entre le producteur nucléaire et les fournisseurs.
La question des obligations d'achat devra également se poser si nous voulons que le prix payé par le consommateur reflète la réalité du parc de production.
M. Lecerf est revenu sur la couverture des clients de taille importante. Pour les petits clients, nous procédons de manière plus statistique. Prenons le cas de Direct Énergie, dont le portefeuille de clients évolue très rapidement, étant donné que ceux-ci ne sont pas liés par un engagement. Direct Énergie doit donc faire des prévisions statistiques d'évolution de son portefeuille pour assurer sa couverture en fonction d'un élément crucial, la thermosensibilité.
Or, ce facteur est difficile à évaluer pour le fournisseur de clients résidentiels : s'il fait froid, les clients consomment plus et les prix sont beaucoup plus élevés ; au contraire, s'il fait chaud, les clients consomment beaucoup moins et les prix s'effondrent. La couverture est donc compliquée. Chez Direct Énergie, nous calculions un optimum pour minimiser le risque vis-à-vis de l'aléa climatique et des marchés. Cet optimum nous conduisait à nous fournir en une quantité 3 % à 5 % supérieure au niveau prévisionnel de consommation, pour éviter de prendre un risque. Le fournisseur n'est pas un trader : il n'occupe pas une position spéculative sur les marchés, ce n'est pas son métier. Je qualifie les fournisseurs qui tentent de jouer ce rôle de brebis galeuses : ou bien ils disparaissent mécaniquement quand les prix de marché s'inversent, ou bien, je l'espère, ceux qui auront joué avec l'Arenh seront condamnés.
Votre question sur l'augmentation des interconnexions est cruciale, mais elle nécessiterait de longs développements. Vous me demandez finalement - comme vous l'avez fait au cours de précédentes auditions - quels sont les bénéfices du marché européen pour la France. Le chiffre de 34 milliards a en effet circulé : mais il correspond à ce qu'a rapporté le marché européen à l'ensemble des Européens. On ignore ce qu'il a rapporté à la France, notamment en fonction des différentes périodes, car nous sommes parfois bénéficiaires, parfois perdants. La question est donc complexe.
Je dirais néanmoins que cela n'est pas grave, car je reste persuadé que la construction européenne dans sa globalité est intéressante. Si la France est perdante dans le domaine de l'électricité, tant pis ! Nous serons gagnants dans d'autres domaines, mais à une condition, qui n'est pas remplie : que nous soyons d'accord avec nos voisins européens sur la politique énergétique. De même que nous avons instauré la monnaie unique en nous appuyant sur nos partenaires européens qui ont accepté des critères de convergences, organisons un système d'interconnexion complètement fluide avec nos voisins qui ont la même politique énergétique que nous. Cela ne sera pas simple. Vous me posez donc une question très compliquée. Je vous invite à vous pencher sur le cas de la Suisse, qui se trouve entre deux eaux, puisque cet État est à la fois très interconnecté et extérieur à l'Union européenne.
Vous soulignez à juste titre le problème du prix : la question, en réalité, est celle de la facture, c'est-à-dire la structure des prix et de la consommation, en fonction des différentes périodes. Nous devons réduire au maximum le montant de la facture tout en veillant à la légitimité de la structuration des prix, quitte à atteindre des niveaux de prix parfois très élevés, notamment pendant les pointes de consommation. En 2009, dans le cadre du groupe de travail sur la maîtrise de la pointe électrique, présidé par le sénateur Bruno Sido et le député Serge Poignant, j'avais souligné qu'il était totalement aberrant de continuer à réglementer les tarifs de 20 millions de foyers avec un prix unique toute l'année alors que les compteurs Linky étaient en cours de développement. Ce compteur communiquant est capable de mesurer très précisément, chaque demi-heure, la consommation d'électricité : pourquoi, alors, continuer à réguler des tarifs qui ne donnent aucun signal de consommation au cours de l'année ? C'est absurde, et pourtant c'est toujours ce qui se passe !
J'ai réitéré la proposition que j'avais émise, à l'époque, dans le cadre d'un groupe de travail du comité prospectif de la CRE, en 2018 ou 2019. J'ai appris l'année dernière que la CRE avait repris ma proposition. Nous devons absolument travailler à une structuration du prix qui transmette les bons signaux.
J'aurais souhaité évoquer beaucoup d'autres questions : aussi, je me tiens à votre disposition pour tout autre renseignement. Le sujet que vous traitez est crucial pour l'avenir du pouvoir d'achat des Français et pour la réindustrialisation de la France. Il est donc important de prendre le temps d'approfondir l'ensemble de ces problématiques qui sont très complexes.
M. Fabien Gay, président. - Nous sommes, en effet, contraints par le temps ; néanmoins, la commission vous invite, si vous le souhaitez, à compléter le questionnaire qui vous a été transmis. Cela nous aidera à élaborer notre rapport.
Mme Claire Waysand. - Il me semble que le projet de loi sur la souveraineté énergétique prévoit des CFD appliqués au nucléaire.
L'avantage du CFD, c'est qu'il règle la question des prix bas. En effet, nous avons besoin d'un système qui permette à EDF de poursuivre ses activités et de continuer à investir. Dans l'accord, le mécanisme d'écrêtement qui a été prévu règle la question des prix élevés en organisant de la redistribution vers le consommateur ; mais une situation de baisse durable des prix soulèverait un problème d'équilibre financier pour EDF, sans qu'une réponse y soit apportée. Tel est l'avantage du CFD.
En revanche, du point de vue d'EDF en particulier, le CFD a pour inconvénient d'être considéré comme une aide d'État, étant donné qu'il garantit un prix plancher. Ce dispositif nécessite par conséquent une négociation spécifique avec la Commission européenne. Toutefois, le CFD garantit la pérennité du système, quel que soit le niveau des prix.
Nous couvrons la quantité prévisionnelle d'électricité que le client va consommer sur l'ensemble de la durée du contrat. Durant la crise, cela nous a permis de faire des offres à prix fixe. Ainsi, certains de nos clients, ayant souscrit des contrats de longue durée avant le début de la hausse des prix, ont été soumis à un prix fixe et n'ont pas subi les effets de la crise énergétique ; nous n'avons pas non plus essuyé de pertes, étant donné que nous avions prévu un approvisionnement en énergie suffisant, correspondant à l'ensemble de la durée de leur contrat. Ce faisant, nous avons évité une importante dépense d'argent public : selon notre estimation, si tous ces clients avaient été soumis à un mécanisme répliquant le TRV de l'électricité, 2 milliards d'euros de bouclier tarifaire leur auraient été versés, au lieu de 700 millions, comme cela a été le cas. Nous avons donc évité 1,3 milliard de dépenses publiques grâce à ces offres.
Malheureusement, le débranchement du dispositif de bouclier tarifaire, le 1er février 2024, a placé certains de nos clients, soumis à une offre à prix fixe et désormais sans bouclier tarifaire, en difficulté. Nous étudions les possibilités pour leur apporter une solution spécifique.
Pour ce qui a trait aux interconnexions et à l'Europe de l'énergie, le chiffre de 34 milliards d'euros a été rappelé. Je suis convaincue de l'intérêt économique de l'optimisation des moyens de production sur un plus vaste espace. Néanmoins, la question doit également se poser d'un point de vue national : elle gagnerait à être creusée par les administrations. En tout état de cause, c'est un jeu collectivement gagnant, qui ne devrait pas être réservé aux seuls pays qui ont la même politique énergétique que nous. D'ailleurs, ce n'est le cas d'aucun de nos voisins ! Vous connaissez la devise de l'Union européenne : « Unie dans la diversité ». En matière énergétique, la diversité est maximale !
Les stratégies de nos voisins sont complètement différentes, mais cela ne fait rien : en revanche, il importe de se demander si le développement des échanges nous permettrait de bénéficier de prix plus bas. Cette question doit être étudiée de manière sérieuse et objective : il ne s'agit en rien de réunir tous ceux qui pensent la même chose !
Enfin, il est évident que les offres ont un rôle à jouer pour inciter les consommateurs et pour transmettre les signaux prix. Néanmoins, prenons garde de mettre des consommateurs en difficulté. Si certains d'entre eux ont la possibilité de moduler leur consommation, ce n'est pas le cas de tous.
Engie s'appuie notamment sur des offres spécifiques telles que « Mon Pilotage Elec », qui permettent aux consommateurs qui le souhaitent d'optimiser et de baisser le montant de leur facture, avec des résultats très significatifs.
Je me tiens également à votre disposition pour répondre à d'éventuelles interrogations ultérieures.
M. Fabien Gay, président. - Je vous remercie de votre participation à cette table ronde. Nos conclusions seront rendues dans plusieurs semaines : le rapporteur et le président veilleront à vous les adresser. Si vous souhaitez nous préciser des éléments complémentaires, n'hésitez pas à le faire par le biais du questionnaire.
Audition de Mme Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d'énergie nucléaire (SFEN), M. Olivier Houvenagel, directeur de l'économie du système électrique de RTE et M. David Marchal, directeur exécutif de l'expertise et des programmes à l'ADEME, le 5 mars 2024
M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de Mme Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d'énergie nucléaire (SFEN), M. Ilyas Hanine, responsable des études de la SFEN, M. Olivier Houvenagel, directeur de l'économie du système électrique de RTE, M. David Marchal, directeur exécutif de l'expertise et des programmes à l'ADEME et M. Stefan Louillat, chef du service Électricité Renouvelable et Réseaux à l'ADEME.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Valérie Faudon, M. Ilyas Hanine, M. Olivier Houvenagel, M. David Marchal et M. Stefan Louillat Amine Louyat prêtent serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier, dernier une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ». Nous centrons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir au particulier et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable, quelles sont ses perspectives de développement ?
Parmi les enjeux du développement de notre système électrique figure celui des coûts des différentes sources d'électricité. Évidemment, de ce coût dépend pour une très large part la compétitivité de notre industrie, comme nous l'avons vu lors de nos auditions de la semaine dernière avec les représentants des entreprises consommatrices d'électricité. De ce coût dépend aussi le prix de l'électricité délivré à nos concitoyens et l'appétit des uns et des autres pour une décarbonation, dont chacun s'accorde à dire qu'elle passera par davantage d'électrification des usages.
Pourtant, le calcul du coût de l'électricité est un exercice complexe qui ne fait pas toujours consensus. Ce qui nous intéresse, c'est d'obtenir des coûts complets nous permettant de comparer sans biais les différentes sources d'électricité. Comment calculer le coût de chaque type d'électricité ? Que faut-il y intégrer ? Comment prendre en compte le « coût système », qui représente la contribution de certaines sources d'électricité à l'équilibre général du système électrique et notamment au maintien de sa fréquence ? Comment intégrer les coûts de raccordement et quel est leur poids, sachant que, lors de l'audition relative à l'acheminement de l'électricité, des investissements colossaux (200 milliards d'euros) ont été évoqués pour renforcer les réseaux ? Comment réduire ces coûts ? Et nous pensons notamment à la piste du mode de financement dont le choix peut avoir des conséquences considérables en la matière.
Voilà quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur va vous interroger. Nous vous proposons de dérouler cette audition en quatre temps : vous présenterez successivement votre travail et vos réflexions, en 10 minutes maximum de présentation liminaire ; cela sera suivi d'un temps de questions-réponses, en particulier avec notre rapporteur, puis avec les autres membres de la commission. Vous pourrez éventuellement revenir sur les propos des autres participants. Nous pourrons terminer par une dernière batterie de questions-réponses.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Notre commission d'enquête a décidé d'organiser des tables rondes thématiques et nous consacrons celle-ci aux coûts de production de l'électricité. Nous avons pris connaissance d'un certain nombre de documents ou d'études sur le sujet et il nous semble parfois un peu difficile de s'y retrouver. Nous souhaitons donc que vous puissiez, à travers vos témoignages et vos expériences, nous aider à déterminer la bonne méthode, celle qui réunit le meilleur consensus et nous dire de quelle façon on peut arriver à trouver les bonnes fourchettes de coûts de production - je crois que ces dernières sont préférables aux estimations de prix fixes qui dépendent d'hypothèses qu'on ne maîtrise pas - en intégrant si possible tous les paramètres et notamment les coûts systèmes. Sur ce dernier point, nous aurons particulièrement besoin de l'éclairage de RTE sur l'aspect investissement dans le transport et la distribution qui se chiffre souvent en dizaines voire en centaines de milliards d'euros, on nous a parlé de 190 ou 200 milliards d'euros. Pouvez-vous nous préciser la part de ces montants liés au renforcement du réseau actuel, à l'extension des capacités de production et à la dispersion des énergies renouvelables qui est supérieure à celle du nucléaire ? Nous souhaitons être en mesure d'apprécier si ces 200 milliards sont indispensables et à quelles hypothèses de mix énergétique ils correspondent. Nous avons donc besoin que vous puissiez nous éclairer sur ces aspects financiers, économiques qui ont leur importance, ce qui ne nous empêchera pas d'aborder aussi, bien entendu, les aspects environnementaux. Notre commission attend de vous des éléments et des facteurs d'aide à la décision parce que les erreurs peuvent se payer cher dans ce domaine.
Mme Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d'énergie nucléaire (SFEN). - Je vais m'exprimer sur les coûts de production du nucléaire. Je voudrais d'abord présenter la Société française d'énergie nucléaire (SFEN) : nous sommes une société savante ; nous représentons non pas les industriels du nucléaire mais nos membres qui sont des personnes physiques et des experts du nucléaire. La SFEN est organisée en 15 sections techniques et je représente aujourd'hui celle qui se consacre à l'économie et à la stratégie énergétique. Nous publions depuis 2017 des travaux sur le coût du nucléaire, à partir de sources publiques, et je vous ai amené nos dernières publications avec plusieurs grosses études sur le coût du nucléaire, le financement du nouveau nucléaire et l'ensemble des projets européens ; j'ajoute qu'un article sur le coût des externalités du nucléaire est en cours de publication.
En introduction, je voudrais d'abord rappeler plusieurs chiffres importants sur les coûts du nucléaire et la contribution de ce dernier à la souveraineté ainsi qu'à la compétitivité du système électrique. En matière de souveraineté, alors qu'on vient de traverser une crise des marchés de l'énergie, un des points importants qui a déjà été mentionné lors d'autres tables rondes réside dans la prédictibilité du coût du nucléaire puisqu'il est très peu sensible au prix de l'uranium qui ne représente que 5 % du coût de production alors que le charbon représente 40 % du coût de production de l'électricité à base de charbon et que, pour le gaz, le pourcentage avoisine 70 %. Donc en cas de doublement du prix de l'uranium, les effets sur le coût de production de l'électricité nucléaire sont extrêmement faibles. J'ajoute un autre point de comparaison : alors qu'en 2022, on a dépassé les 110 milliards d'euros d'importation de gaz et de pétrole, la facture des importations d'uranium varie d'année en année entre 500 millions et 1 milliard d'euros ; on est donc au-delà d'un facteur 100 et telle est une des raisons pour lesquelles nous disons que le nucléaire contribue à la souveraineté énergétique du pays.
En termes de compétitivité, je rappelle d'abord que les trois composantes du coût de l'électricité sont sa fourniture, le réseau et les taxes. Bien que les calculs soient un peu plus difficiles à réaliser sur les dernières années en raison de la crise et des différents dispositifs gouvernementaux mis en place pour aider les consommateurs, au premier semestre 2023, on était à 0,23 euros par kWh et, pour vous donner un ordre de grandeur, c'est exactement la moitié du prix de l'électricité observé aux Pays-Bas pour les consommateurs. Je voudrais aussi rappeler - nous avons publié un article sur ce sujet - que depuis le 1er février 2024, le Gouvernement a décidé de réintroduire un niveau assez élevé de tarif d'accise sur l'électricité - en le portant au-delà de 20 euros par MWh - si bien que l'électricité bas carbone est aujourd'hui plus taxée que le gaz, ce dernier étant soumis à un prélèvement de 16 euros par MWh depuis le 1er janvier : c'est un point important qui va contre les signaux qu'on veut donner pour la transition énergétique.
Une des questions que vous nous avez posées porte sur la capacité des autorités publiques à calculer ou « challenger » les sujets relatifs au coût du nucléaire. Depuis dix ans, il y a eu énormément de tentatives de calculs de coûts et je mentionne, par exemple, au niveau parlementaire, une commission d'enquête de 2014 sur les coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire. Pour sa part, la Cour des comptes a publié plusieurs rapports sur les coûts du nucléaire en 2011 et 2014, sur les coûts du système électrique en 2021, sur les coûts de démantèlement et sur les coûts des EPR. Sur le même sujet, la Commission de régulation de l'énergie (CRE) a réalisé une première étude en 2020 et une seconde parue en septembre dernier. Enfin pour le programme relatif aux six EPR, l'étude d'audit du cabinet Accuracy d'octobre 2021 est la dernière en date et a été publiée sur le site du ministère de l'Écologie.
Il est effectivement très difficile de s'y retrouver dans les différentes méthodologies employées. Le calcul économique sert à informer et objectiver des décisions de politique publique mais on constate des débats sur les méthodes de calcul appliquées à une même question et même sur les données utilisées. Ces débats entre experts ou économistes sont nombreux et nous même, en tant que société savante, en connaissons dans nos sections techniques. Je vous donne un exemple de ces divergences sur le coût moyen du capital pondéré : l'étude RTE (Réseau de Transport d'Électricité) Futurs énergétiques 2050 le chiffre à 4 % pour le nucléaire contre 7 % dans l'étude de l'ADEME. Ces études sont néanmoins toutes intéressantes dans la mesure où on comprend bien leur méthodologie et les données utilisées.
Depuis dix ans, nous constatons une évolution assez importante sur les questions posées et les méthodologies employées. La commission d'enquête que j'ai évoquée s'est principalement intéressée à la prise en compte des coûts du démantèlement et de gestion des déchets. Par la suite nous avons eu plusieurs études, dont la nôtre, qui, en termes de coût, ont essayé de répondre à la question : faut-il arrêter les centrales nucléaires ou continuer à les exploiter ? Au cours d'une troisième période plus récente nous nous sommes principalement demandé s'il fallait ou non renouveler le parc nucléaire et, enfin, le sujet actuel porte sur les régulations à mettre en place pour la rémunération d'EDF. Parallèlement, les données ont évolué dans le temps et, par exemple, quand on parle aujourd'hui du nucléaire, on intègre l'EPR de Flamanville, ce qui n'était pas le cas, évidemment, il y a quelques années. Les grandes approches diffèrent également selon l'acteur considéré - EDF ou l'ensemble du système électrique, par exemple -, selon l'horizon de temps retenu - on peut s'intéresser aux coûts passés, à une année donnée ou aux coûts futurs - et selon le périmètre envisagé. Différentes méthodes sont utilisées et je vais être très rapide sur ce point. La SFEN a beaucoup utilisé les « coûts cash » dans le débat relatif à l'opportunité ou pas de fermer les centrales nucléaires, en évaluant les décaissements annuels : si le coût cash est inférieur au revenu, il est avantageux de continuer à les exploiter. Je mentionne également les approches comptables qui sont plutôt tournées vers le passé sur la base de données comptables ainsi que les approches économiques en revanche plutôt tournées vers le futur ; certaines intègrent en particulier le renouvellement des installations et d'autres pas. La Cour des comptes ou la CRE utilisent également des méthodes hybrides. Il est ainsi important de comprendre quelles méthodes sont utilisées par les différentes études et je mentionne également le « coût moyen actualisé de l'énergie » (ou LCOE Levelized Cost Of Energy) qui est en général utilisé pour des décisions d'investissement.
S'agissant du parc nucléaire existant, je souligne d'abord que la dernière étude de la CRE sur le coût du nucléaire existant intègre l'EPR Flamanville - nous ne sommes donc plus sur un parc nucléaire amorti. Ensuite, la méthode retenue par la CRE en septembre 2023 ne prend pas en compte les dépenses de renouvellement du parc nucléaire, comme le précise la synthèse de ses travaux qu'elle a publié. J'ajoute que ces calculs sont évidemment sensibles au volume de production : selon qu'on est à 360 ou à 400 TWh de production d'électricité du parc, la variation du coût est notable. Enfin, le point extrêmement important est que l'étude de la CRE s'appuie sur une base de rémunération fixe d'EDF en prenant un contrat pour différence (CFD) bidirectionnel. Or vous savez que dans le schéma choisi par le gouvernement, EDF porte le risque de marché et tel est le cas aujourd'hui puisque les prix de l'électricité sont bas. Donc, normalement, le coût moyen pondéré du capital qui aurait dû être utilisé pour prendre en compte le fait que EDF était exposé au risque de marché aurait dû être plus élevé que ce qui ressort de l'étude de la CRE.
Sur le coût du nucléaire futur, on a deux composants essentiels : le coût de construction d'un côté et le coût financier de l'autre, étant entendu qu'ils sont évidemment très liés l'un à l'autre puisqu'un retard de chantier accroit les coûts financiers en obligeant à payer des intérêts intercalaires. On attend une nouvelle évaluation de ce coût de construction - un article de presse vient d'être publié à ce sujet mais nous ne commentons que des informations accompagnées de leur méthodologie sous-jacente. Au niveau mondial, on a des études comparatives en dollars par KWh installé qui mesurent donc le coût des capacités nucléaires ; il s'agit, en particulier, des études de l'Agence pour l'énergie nucléaire (AEN) de l'OCDE. On constate que tous les réacteurs de génération 3 ont été en retard dans tous les pays et tous les modèles - Russes, Américains, Coréens ou Français - mais il y a une grosse différence entre les pays qui ont interrompu les constructions et ceux qui ont continué tout le temps à construite. Parmi ces derniers figurent les Chinois et les Coréens en premier équipement ainsi que les Russes en renouvellement. En revanche, la France, les États-Unis et la Finlande font partie des pays ayant cessé de construire pendant un certain temps.
En second lieu, je souligne l'importance des coûts financiers. L'étude de référence est celle de la Cour des comptes britannique effectuée après le chantier de Hinkley Point qui a été financé entre 9 et 10 % en coût moyen de capital pondéré, avec un coût de production de l'électricité supérieur à 100 euros par MWh. La Cour des comptes britannique a précisé que si la centrale avait été financée à 4 %, on serait plutôt aux alentours de 60 euros par MWh, ce qui illustre la très forte sensibilité du coût de production aux frais financiers. Plutôt que de faire payer le consommateur très cher, cette instance a estimé qu'un meilleur optimum social aurait consisté à diminuer le coût moyen du capital pondéré en faisant supporter au contribuable une partie du risque-projet. Dans le même sens, notre recommandation est de diminuer au maximum le coût moyen du capital pondéré de ces projets qui, comme vous le savez, se calcule en faisant la moyenne de la rémunération des fonds propres et du coût de la dette. Nous avons publié une étude qui analyse tous les schémas utilisés en Europe, en remontant à la construction du parc français, pour financer les centrales nucléaires. Cette étude détaillée porte sur la France, le Royaume-Uni, la Finlande, la Hongrie et la République tchèque, certains projets ayant déjà été soumis à la direction de la concurrence à Bruxelles. Nous formulons trois recommandations et, tout d'abord, une régulation avec un revenu garanti. Il s'agit en effet de projets très particuliers à la fois par leur taille - c'est-à-dire le montant investi - et par leur durée, avec des cash flows négatifs pendant 15 ans : cela justifie une régulation avec un revenu garanti qui est essentielle pour de tels projets capitalistiques. En second lieu, une intervention de l'État est souhaitable, sous forme de partage des risques projet - comme dans le schéma anglais retenu pour Sizewell C -, d'une garantie de la dette ou même d'un investissement direct, comme en Hongrie, avec finalement un coût moyen du capital à 3 % tandis que ce coût est d'environ 5 % à Sizewell C. La troisième recommandation est celle d'un engagement politique sur le long terme. C'est pourquoi nous avons préconisé que la décision de construire des nouveaux EPR soit inscrite dans la loi : s'agissant de projets qui vont durer au moins plus de 20 ans, il nous semble fondamental que le Parlement débatte de ce sujet et prenne une décision.
M. Olivier Houvenagel, directeur de l'économie du système électrique de RTE. - Je vais entrer directement dans le sujet qui vous intéresse aujourd'hui, à savoir comment concrètement on calcule le coût complet du système électrique dans nos études prospectives. Pour rappel, les travaux prospectifs que nous menons, qui se déclinent dans les bilans prévisionnels, les Futurs énergétiques 2050 ou encore le schéma décennal de développement du réseau (SDDR) visent avant tout à éclairer le débat public et à alimenter les décisions publiques. C'est d'ailleurs dans ces termes que cette mission est inscrite dans le contrat de service public de RTE. C'est à ce titre que nous réalisons des études détaillées sur le plan technique, environnemental, sociétal mais aussi économique avec un chiffrage systématique des coûts des scénarios pour le système électrique. Nous menons ce chiffrage depuis plusieurs années : dès 2017, le bilan prévisionnel de RTE comportait un volet économique avec une évaluation du coût des scénarios qui permettait notamment de comparer différentes options sur le mix entre énergies renouvelables et nucléaire. Même lorsqu'il existait une volonté politique de fermer des réacteurs nucléaires, nos analyses ont conclu à l'intérêt économique très clair de la prolongation des réacteurs nucléaires existants et ce résultat était robuste aux différentes configurations que nous avions prises sur ce coût de prolongation.
Ce chiffrage des coûts complets du système a ensuite été reproduit dans de nombreuses autres études sur la mobilité électrique, le réseau ou encore les Futurs énergétiques 2050. Le cadre général et commun à toutes ces études est celui de la sortie des énergies fossiles qui contribue à atteindre nos objectifs climatiques et à améliorer la souveraineté énergétique de notre pays. Du point de vue économique, cette transition revient à basculer d'un système qui dépend largement des importations de combustibles fossiles à un système où on produit en France de l'énergie - et notamment de l'électricité - décarbonée. Cette transition nécessite des investissements importants au cours des prochaines décennies mais elle permettra ensuite d'avoir un système avec des coûts opérationnels plus faibles et qui dépend beaucoup moins des prix du gaz et du pétrole. Je rappelle que la facture des importations de pétrole et de gaz en 2022 s'est élevée à plus de 100 milliards d'euros ; ce chiffre a légèrement baissé en 2023 mais les montants restent colossaux.
Je précise que nos analyses reposent sur une méthode qui est avancée, scientifique, concertée, et qui s'est affinée avec le temps. Par exemple l'analyse que nous avons menée pour réaliser les Futurs énergétiques 2050 s'est inscrite dans un vaste dispositif de concertation qui s'est étalé sur deux ans, avec une quarantaine de réunions techniques pour couvrir tous les aspects de l'étude et au moins trois réunions ont été spécifiquement dédiées à l'analyse économique. Nous avons mené une consultation publique en invitant tous les acteurs à apporter des éléments sur le cadrage et les hypothèses économiques. Enfin, nous avons constitué un conseil scientifique pluridisciplinaire composé en partie d'économistes pour vérifier le caractère scientifique de nos études. Il s'agit également d'une méthode qui correspond aux recommandations de la Cour des comptes et de l'Agence internationale de l'énergie avec qui nous avons travaillé.
Quand nous avons commencé notre étude intitulée Futurs énergétique 2050, le débat opposait le nucléaire et les énergies renouvelables. Certaines analyses raisonnaient en LCOE - à savoir en coûts complets rapportés à la production (en euros par MWh) - et montraient que ce LCOE ou coût moyen de l'énergie était désormais moins élevé pour les énergies renouvelables les plus matures que pour le nouveau nucléaire. D'autres analyses indiquaient que dans les scénarios 100 % énergies renouvelables, nous aboutissions à des coûts au moins deux fois plus élevés que dans les scénarios avec du nucléaire, en raison des besoins de flexibilité de réseau. Il était donc difficile de s'y retrouver et l'évaluation économique soulève très clairement des questions méthodologiques. Comme vous l'avez souligné dans votre introduction, ces questions sont complexes et effectivement nous y avons consacré beaucoup de temps et de discussions.
Je ne vais pas revenir sur toutes les questions méthodologiques mais plutôt insister sur quelques points importants sur lesquels vous nous avez spécifiquement interrogés pour cette audition. Premier point : il faut bien distinguer les coûts et les prix qui relèvent de notions différentes. Les prix sont des signaux économiques, essentiellement de court terme, qui varient en fonction des fluctuations du marché de l'électricité et notamment des prix du gaz. On peut faire des projections à moyen long terme dans les scénarios mais ces projections sont très sensibles aux hypothèses et ne permettent pas de bien comparer les scénarios entre eux. C'est pourquoi nous pensons que le bon indicateur pour aider à la décision publique est le coût complet du système électrique. Concrètement, pour calculer ce dernier, on empile l'ensemble des coûts permettant de produire et d'acheminer l'électricité sur l'ensemble de la durée de vie des infrastructures. On prend les coûts d'investissement - et plus précisément l'amortissement des coûts d'investissement - les coûts d'exploitation et de maintenance, les coûts de démantèlement, les coûts de l'aval du cycle dans le cas du nucléaire, etc. Le second point de méthode sur lequel je voudrais insister, c'est la nécessité d'avoir une vision système et vous l'avez également mentionné dans votre introduction. Je viens d'évoquer les analyses caricaturales qui ont été lancées dans le débat par ceux qui raisonnaient en LCOE. Il est vrai, par exemple, que s'agissant des grands parcs éoliens en mer, on observe que certains appels d'offres ont abouti ces dernières années à des coûts inférieurs à 50 euros par MWh. C'est très compétitif mais, sur le long terme, cela ne permet pas forcément de tenir compte des différences de profils de production, de services rendus au réseau ou au système ainsi que des disparités en besoins de flexibilité et de réseau par rapport à d'autres technologies. À l'inverse, d'autres analyses considèrent que pour chaque MW d'éolien et de solaire que vous ajoutez dans le système, il faut ajouter un MW de centrale à gaz en back-up. Là aussi, cela donne une vision caricaturale, puisqu'en fait, dans une vision système, on n'a pas besoin d'autant de centrales à gaz - à hauteur d'un pour un. Dans les Futurs énergétiques 2050 comme dans toutes nos autres études, nous avons souhaité dépasser cette vision un peu caricaturale en ne comparant pas des technologies deux à deux mais en ayant bien une approche système sur l'ensemble de la chaîne - production, flexibilité et réseau - y compris le réseau de distribution sur lequel nous avons travaillé avec nos collègues d'Enedis. C'est vraiment l'indicateur qui fournit la meilleure aide à la décision publique.
Dernier point de méthode : quelles hypothèses peut-on prendre pour projeter l'évolution du coût des différentes technologies ? Pour un certain nombre d'entre elles, comme les énergies renouvelables, le stockage ou les centrales thermiques, on peut s'appuyer sur différentes données de référence issues de la littérature économique, des résultats des appels d'offres ou de différentes bases de données internationales. Pour le nucléaire, c'est un peu différent : il est plus délicat de s'appuyer sur des références internationales, nous ne disposons pas des résultats d'appels d'offres et nous avons donc besoin d'une approche spécifique. Pour le nucléaire existant, nous nous basons sur les rapports de la Cour des comptes ou de la Commission de régulation de l'énergie qui ont déjà été mentionnés par Valérie Faudon, sachant que RTE ne réalise pas ses propres chiffrages. Pour le nouveau nucléaire, nous avons retenu des coûts de l'EPR 2 qui correspondaient aux informations transmises par les pouvoirs publics et qui étaient elles-mêmes issues d'audits successifs menés sur les projections de coûts d'EDF. Un point important sur le nucléaire est que, dans les deux cas - nucléaire existant et nouveau nucléaire -, nous avons intégré spécifiquement, dans l'analyse, les coûts liés à l'aval du cycle - à savoir le traitement, le recyclage du combustible usé et le stockage des déchets radioactifs - en s'appuyant sur un travail dédié avec les industriels ainsi que les opérateurs Orano et Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs), notamment. Enfin, s'agissant du réseau, nous utilisons des hypothèses de coûts unitaires qui correspondent à celles que nous avons concertées et que nous utilisons pour nos études et nos projets. Bien évidemment, la projection de l'évolution des coûts des différentes technologies à long terme reste un exercice délicat qui comporte beaucoup d'incertitudes : comme vous l'avez indiqué, il faut ici plutôt raisonner avec des fourchettes. C'est pourquoi, nous menons beaucoup d'analyses de sensibilité en testant beaucoup de variantes sur les coûts des technologies pour vérifier la robustesse des résultats économiques.
Je terminerai mon propos liminaire par quelques enseignements clés de nos études récentes. Premièrement, les besoins d'investissement dans le système électrique vont clairement augmenter dans les prochaines années. Ils sont en nette hausse pour l'ensemble des composantes, le nucléaire, les énergies renouvelables, l'hydraulique, le stockage, les centrales thermiques et évidemment le réseau. Selon nos estimations, rien que pour la production et les flexibilités, il faudra investir à l'horizon 2030-2035 environ 25 à 35 milliards d'euros par an, ce qui correspond à un triplement par rapport au rythme des dernières années : sur 15 ans, cela représente des montants d'investissement qui atteignent 300 à 350 milliards d'euros pour la production et les flexibilités. Pour le réseau, l'ordre de grandeur est d'environ 100 milliards d'euros pour le réseau de transport et un montant à peu près équivalent pour le réseau de distribution. Ces chiffres peuvent faire peur mais ils peuvent aussi être trompeurs car quels que soient les choix énergétiques de la France, il faudra de toute manière investir dans le maintien, la prolongation et le renouvellement des infrastructures et donc une partie de ces sommes devront de toute manières être dépensées pour maintenir la production ainsi que l'acheminement de l'électricité sur nos réseaux.
Deuxième enseignement important : il ne faut pas regarder uniquement les milliards d'euros investis dans les prochaines années mais aussi leur amortissement sur le temps long. Ce n'est pas parce que les investissements vont tripler que le coût du système électrique va automatiquement tripler car plusieurs effets doivent être pris en compte. Le premier est qu'il faut considérer l'amortissement de ces investissements sur le temps long - qu'on appelle dans notre jargon, le « coût complet annualisé » - puisqu'on parle ici d'infrastructures ayant des durées de vie de plusieurs décennies. Deuxième effet : même si le coût du système électrique va augmenter, il faut tenir compte du fait qu'il va permettre de produire et d'acheminer plus d'électricité, contribuant ainsi à la décarbonation et à la souveraineté énergétique du pays. Je rappelle ainsi que tous ces coûts permettent in fine de substituer de l'électricité aux énergies fossiles.
Enfin, je mentionne un dernier enseignement : la comparaison des scénarios permet à long terme de dégager des orientations sur les options les plus pertinentes pour le mix électrique français. La première orientation est de prolonger au maximum les réacteurs nucléaires existants qui sont déjà en grande partie amortis, sous conditions de sûreté évidemment. La deuxième est de développer les énergies renouvelables les plus matures pour faire augmenter la production bas carbone et accompagner l'électrification. Enfin, à long terme, dans notre étude des Futurs énergétiques 2050, nous avons constaté que construire des nouveaux réacteurs nucléaires apparaissait comme une option pertinente du point de vue économique, d'autant plus si on la compare à l'installation d'énergies renouvelables coûteuses, par exemple des installations photovoltaïques sur toitures ou des parcs éoliens flottants éloignés des côtes. Ce résultat était quand même associé à certaines conditions comme celles du financement des différentes technologies, notamment du nouveau nucléaire.
En résumé, notre méthode de chiffrage est éprouvée et concertée ; de plus, toutes nos analyses sont documentées, transparentes et reposent sur une modélisation du système dans son ensemble. En outre, nous tirons des conclusions générales permettant d'orienter les choix énergétiques de la France que je viens de citer. Enfin, il subsiste toujours une discussion sur les hypothèses qui, naturellement, évoluent au fil du temps et nécessitent une réactualisation régulière de ces études.
M. David Marchal, directeur exécutif de l'expertise et des programmes à l'ADEME. - Tout d'abord, je vous rappellerai le rôle de l'ADEME qui est une agence d'État, de financement et d'expertise. Sur le sujet de l'électricité, nous avons plusieurs missions. La première est d'éclairer les décisions publiques et privées grâce à un certain nombre d'études de référence, notamment sur les impacts environnementaux des énergies et sur les coûts de production des différentes énergies renouvelables, électricité ou chaleur. Je parle ici des LCOE, puisque nous avons besoin de ces données de base sur les coûts de production pour pouvoir faire des études plus poussées, comme celles de RTE, sur le coût système. Nous réalisons des études prospectives - dont je vais vous parler - et aussi des études qui visent à mieux connaître les consommations comme celle que nous menons afin d'instrumenter des pompes à chaleur en usage réel dans des logements pour mesurer les performances réelles de ces outils qui constituent un actif incontournable de l'électrification à venir. Notre deuxième mission est d'innover et d'expérimenter et nous soutenons beaucoup de projets en matière d'énergies renouvelables ou de réseaux électriques intelligents. Juste un chiffre dans ce domaine : nous sommes opérateur pour le compte de l'État dans le cadre de France 2030 et le soutien aux énergies renouvelables, aux technologies de « Smart Grid » ou au stockage représentent 150 projets que nous avons financés ces dernières années avec 500 millions d'euros de soutien à des projets innovants avec notamment des industriels français. Notre troisième mission est d'accompagner la généralisation de la transition et, sur le sujet de l'électrification des usages, nous avons un certain nombre de dispositifs qui permettent d'accompagner l'électrification des usages à la fois sur les poids lourds électriques, les infrastructures de recharge et l'électrification de l'industrie. Voici quelques exemples à ce sujet : l'appel à projets poids lourds électriques qui a été lancé il y a à peine deux ans a rencontré un grand succès avec 230 lauréats et 1 600 poids lourds électriques qui bénéficient de soutiens publics. Sur l'appel à projets concernant les infrastructures de recharge haute puissance - notamment sur les autoroutes pour les véhicules électriques - nous avons soutenu plus de 4 000 hubs haute puissance qui vont être déployés pour rassurer les consommateurs. Depuis le plan de relance, nous sommes également opérateur de l'État pour financer la décarbonation de l'industrie. Nous soutenons à ce titre énormément de technologies - pompes à chaleur, fours à arcs électriques, recompressions mécanique de vapeur etc. - avec plus de 180 millions d'euros d'aides qui ont été octroyées. L'électrification est donc en marche et nous soutenons les innovations dans ce domaine.
Le deuxième point que je voulais aborder porte sur les études prospectives que l'ADEME a pu réaliser, ce qui rejoint les propos d'Olivier Houvenagel. Nous avons publié fin 2021 le rapport « Transition 2050 » qui visait à éclairer différents chemins conduisant à la neutralité carbone en France avec quatre scénarios qui ont été volontairement contrastés. Quand je parle de neutralité carbone, je ne parle pas seulement de l'électricité mais bien de toutes les énergies, y compris l'agriculture et la biomasse, pour vérifier comment la France peut atteindre cette neutralité et, quelque part, ces scénarios visent à alimenter la réflexion sur la stratégie nationale bas carbone que l'État est en train de mener. Dans cette étude, il y a bien évidemment un volet sur l'électricité qui résulte des hypothèses faites sur les autres segments et nous avons utilisé, autant que faire se peut, des outils de modélisation du même ordre que ceux de RTE : même si nous avons envisagé beaucoup moins de scénarios, nous avons utilisé des outils avec la même finesse et notamment une modélisation horaire du mix électrique. Dans ces scénarios, nous aboutissons à quatre niveaux de consommation d'électricité qui sont assez variés - entre 400 TWh et plus de 800 TWh en 2050 - mais qui traduisent tous une augmentation de l'électrification et une augmentation significative de la part de l'électricité dans l'approvisionnement énergétique en 2050. Les facteurs qui différencient les scénarios relèvent en grande partie de l'efficacité et de la sobriété. Par exemple, le critère de l'efficacité prend en compte le nombre ainsi que la part de véhicules électriques et, entre nos scénarios, nous passons du simple au double - de 20 millions de véhicules électriques à 40 millions en 2050.
M. Franck Montaugé, président. - Je ne veux pas perturber votre présentation, mais nous souhaitons nous centrer sur les coûts.
M. David Marchal. - Oui, mais en réalité ces niveaux de consommation d'électricité ont un impact significatif sur les coûts, et c'est là que je voulais en venir puisque selon le niveau de consommation d'électricité, le parc de production qui est en face ne sera pas le même et donc les coûts de production ne seront pas les mêmes. C'est en cela que la réflexion sur les coûts de l'électricité est intimement liée au niveau de la demande d'électricité qui lui-même s'intègre dans le cadre plus large du mix énergétique. Le niveau de demande d'électricité dépend des hypothèses qui sont faites par ailleurs sur les autres énergies comme la biomasse et tout ceci est donc extrêmement interdépendant. D'où l'intérêt des scénarios réalisés par l'ADEME qui éclairent ces sujets. Je souligne également que la question de la sobriété des usages - y compris en équipements - a un impact sur la consommation d'électricité mais aussi sur les besoins en matériaux : par exemple la fabrication de 40 millions de véhicules électriques implique un doublement de la quantité de cuivre utilisée et cela constitue un des facteurs de dépendance aux importations de matériaux.
Alors sur la question du coût de l'électricité, nous sommes, exactement comme RTE, favorables à l'utilisation d'une méthode de coûts complets de l'électricité et nous y avons recours dans nos études. Comme je le disais, il est nécessaire de faire d'autres travaux pour préciser la LCOE et connaître les CAPEX (Capital Expenditure) ainsi que les OPEX (Operating Expenditure) (NB les dépenses d'investissement et de fonctionnement) de chaque technologie mais, effectivement, la bonne métrique est celle du coût complet de l'électricité. Il nous semble délicat de pouvoir attribuer à chaque énergie la part des coûts système qui lui revient : par exemple, un actif de flexibilité qui va permettre une intégration plus facile de l'éolien en mer ou du photovoltaïque est difficilement attribuable à l'une ou l'autre de ces technologies renouvelables. Dans les approches en coût système, on modélise l'intégralité du système électrique et on en estime les coûts totaux du système : tel est le bon indicateur pour comparer des scénarios.
Dans nos travaux, nous avons mis en avant deux messages importants. Le premier est que le scénario le moins cher en termes de coûts de production est celui qui prévoit un niveau de demande assez peu élevé de 550 TWh : c'est notre scénario 2 qui incorpore une sobriété importante et permet d'atteindre les coûts de production les plus faibles de nos quatre scénarios. Cela s'explique par le fait qu'un niveau modéré de consommation d'électricité peut être assuré par les moyens de production les moins chers et aujourd'hui les plus matures, notamment les énergies renouvelables terrestres ainsi que le nucléaire existant. Au-delà, avec des niveaux de consommation d'électricité plus élevés - comme dans notre scénario 3 qui envisage 650 TWh - notre conclusion, qui rejoint celle d'Olivier Houvenagel, est que les niveaux de coût système pour une option incorporant de nouveaux EPR ou une option avec de l'éolien offshore flottant - qui reste aujourd'hui une technologie non mature - sont à peu près équivalents, avec un léger avantage pour l'option EPR2. Cela dépend du WACC (Weighted Average Cost of Capital ou coût du capital) mais ces deux options aboutissent à un niveau à peu près identique de coûts de production. Au-delà de 650 TWh de consommation, notre conclusion est que l'on n'a pas d'autre choix que d'activer toutes les technologies avec les surcoûts associés.
Toutefois, il est important de consacrer du temps à expliquer que ces études doivent être relativisées car elles reposent sur des hypothèses qui datent de fin 2021 ; or nous savons qu'il y a eu beaucoup d'évolutions depuis cette période. Ces évolutions vont dans les deux sens, avec d'éventuelles augmentations des capacités de production d'électricité nucléaire mais également d'énergies renouvelables. Pour ces dernières, nous constatons dans les appels d'offres de la CRE une augmentation importante des prix à la fois sur le photovoltaïque et sur l'éolien alors que, dans le même temps, les modules asiatiques à bas coût inondent le marché français et européen à moins de 10 centimes d'euros par watt-crête. Tout ceci est encore assez difficile à expliquer et il est vraisemblable que les coûts de financement jouent un rôle important.
Je souhaite conclure mon intervention en abordant un facteur important de limitation des coûts : l'électrification qui est nécessaire pour atteindre la neutralité carbone doit être efficace et flexible et je pense qu'il est extrêmement important de garder ces deux points en tête. S'agissant de l'efficacité de l'électrification, je vais vous donner deux exemples relatifs au bâtiment avec les pompes à chaleur et la rénovation. Une pompe à chaleur a un rendement qui est bien plus élevé si elle fournit une chaleur à basse température. Or pour pouvoir chauffer un bâtiment avec des émetteurs à basse température, il faut que ce bâtiment soit rénové. L'enjeu est donc de déployer des pompes à chaleur de façon préférentielle dans des bâtiments qui auront été rénovés. Il est donc également important de promouvoir une rénovation performante et je pourrai éventuellement détailler ce point. En second lieu, l'électrification doit être flexible. On a aujourd'hui un déploiement massif dans les différentes prévisions des véhicules électriques. Les rapports de RTE prévoient 18 millions de véhicules électriques en 2035. Par ailleurs, nous disposerons de 65 GW de photovoltaïque en 2035 et nous voyons bien qu'il faudrait faire coïncider le plus possible la recharge des véhicules électriques avec la production solaire : ces 65 GW de puissance installée représentent plus que le parc électronucléaire actuel et donc quand tous ces panneaux fonctionnent ensemble, cela se traduira par des puissances très importantes en 2035. Il est donc indispensable que, sans plus tarder, soient déployées massivement les technologies de flexibilité de la demande pour pouvoir favoriser cette adéquation et limiter la hausse des prix.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - M. Marchal, je voudrais vous interroger sur quelque chose qui m'a un peu surpris. Vous validez, si j'ai bien compris votre propos, les coûts de production de RTE, peut-être avec une réserve sur les coûts système ; intuitivement, nous avons tendance à penser que les coûts de transport et de distribution ne sont pas les mêmes selon que l'on a un système de production assez centralisé - comme on l'avait jusqu'à présent avec les centrales nucléaires - ou un système très décentralisé avec des sources de production disséminées. En vous écoutant, nous pourrions penser que votre clé de répartition aboutit à considérer que si le nucléaire produit 60 % de l'électricité, alors on lui impute 60 % des coûts systèmes, ou alors je n'ai pas bien compris ce que vous avez voulu dire. Pouvez-vous préciser ce point en nous disant si les calculs faits par RTE vous conviennent ?
M. David Marchal. - Quand on a comparé en 2022 les conclusions des études RTE avec les études ADEME, nous nous sommes rendus compte qu'il y avait une convergence très importante sur la plupart des résultats alors même que l'on utilise des modèles ou des outils distincts et des hypothèses parfois différentes. Je pense qu'il est important de souligner que ces résultats sont robustes puisque l'on arrive globalement aux mêmes résultats. Je m'inscris donc complètement en accord avec les conclusions de RTE : les hypothèses qui peuvent être différentes portent notamment sur le WACC - les coûts de financement - avec effectivement beaucoup d'incertitudes sur ce sujet. Nous avions retenu par défaut des hypothèses différentes et des analyses de sensibilité ont été faites...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous aviez envisagé des coûts plus élevés ?
M. David Marchal. - Nous avions supposé que pour un actif dont la durée de vie est supérieure à 60 ans, comme le nucléaire, l'incertitude sur l'avenir est plus importante - sans même parler du fait que ce soit l'État qui investisse ou pas - et donc le WACC qui reflète cette incertitude et ce risque pris par les investisseurs devait être plus important. Cependant, même avec l'hypothèse par défaut que nous avions prise, nous aboutissions à des coûts de production et des coûts système des mix électriques très proches entre une option incorporant le nouveau nucléaire et une option sans. Je vais repréciser mon propos sur les coûts système : dans les études de l'ADEME comme dans celles de RTE, nous qualifions de coût complet du système électrique, un empilement des coûts à la fois de production, de réseau, de flexibilité, de stockage, d'importation, etc. En outre, les outils de modélisation qui sont utilisés reposent sur une répartition géographique des moyens de production - l'ADEME avait conçu divers scénarios, les uns avec du photovoltaïque décentralisé et d'autres, au contraire, qui envisageaient du photovoltaïque plus centralisé, de l'éolien terrestre, de l'éolien offshore, du nucléaire ici ou là, etc. - et nos outils prennent en compte la taille des « tuyaux » nécessaires pour faire passer cette électricité à chaque heure de l'année. Les coûts du réseau de transport sont donc ici bien évalués à ce titre. Les coûts du réseau de distribution sont également pris en compte sous la forme d'abaques, et donc quand je parle de coût système, il s'agit bien d'une notion de coût de l'intégralité du système électrique rapporté au MWh. L'ADEME n'affecte pas ces coûts à une énergie donnée : nous calculons le coût complet du MWh produit dans le système électrique dans tel ou tel scénario.
Par ailleurs, pour comparer nos scénarios, nous avons évalué le coût complet des trajectoires : une méthode consiste à calculer en 2050 quel sera le coût complet de l'électricité, mais nous pouvons aussi évaluer - quelque part, c'est ce qui a été fait quand on parle de 200 milliards de renforcement des réseaux - la somme des coûts nécessaires entre 2020 et 2050, pour les différents scénarios. C'est une approche différente mais qui, là aussi, prend bien en compte l'intégralité des coûts.
Mme Christine Lavarde. - Ma question s'adresse à l'ADEME et à RTE. En vous entendant, j'ai eu l'impression que vous nous parliez souvent du coût des unités de production ; or, en fonction de celles que l'on choisit, les coûts du réseau peuvent être différenciés. Prenez-vous bien en considération ce facteur, et comment le grand public peut-il être informé de cet enjeu ? Même si le consommateur va certes, en fin de compte, payer un coût complet, celui-ci se répartira différemment entre la part abonnement et la part fourniture. Comment peut-on être mieux éclairé pour comparer le coût pour le réseau d'une production décentralisée issue de petites unités versus une production très centralisée avec des centrales nucléaires qui, bien entendu, nécessite des moyens de transport adaptés.
Mme Martine Berthet. - J'aimerais revenir sur la notion de flexibilité évoquée par M. Marchal et son influence sur les coûts. En effet, on peut imaginer qu'à certains moments de l'année il y aura plus de production d'énergie renouvelable solaire ou éolienne : qu'en sera-t-il alors de l'énergie résiduelle d'origine nucléaire ? Quel impact aura cette énergie que l'on peut qualifier en quelque sorte de « négative » au niveau de la consommation ? Peut-on la valoriser à un moment ou à un autre ?
M. Daniel Salmon. - M. Maréchal, je pense que vous avez soulevé un point important : le coût dépend du niveau futur de la consommation d'électricité. À cet égard, vos estimations varient à l'intérieur d'une très large fourchette qui va de 400 à 800 TWh et donc du simple au double. Cela correspond pour vous à des choix de société et à des stratégies différentes. Je m'interroge sur le niveau de réindustrialisation que vous prenez en compte dans vos scenarios minimalistes car nous sommes attentifs à cette réindustrialisation qui joue un rôle important pour préserver notre souveraineté.
M. David Marchal. - S'agissant des coûts de production selon la localisation des unités de production, nous avons fait des analyses qui évaluent la différence entre des scénarios où les énergies renouvelables sont très décentralisées et d'autres où elles le sont moins. Ce qui ressort de ces analyses est certes que cette caractéristique décentralisée joue un rôle important, mais qu'il convient également de prendre en compte la localisation des centres de consommation. Le fait de rapprocher les unités de production des grands centres de consommation - autour de la métropole de Lyon ou de Marseille, par exemple - permet d'abaisser les coûts de réseau. Néanmoins, d'après mes souvenirs, on est quand même sur des niveaux de second ordre par rapport au coût global de l'électricité.
Par ailleurs, différents types de flexibilités peuvent être activées. Je mentionne ici la recharge intelligente des véhicules électriques, c'est-à-dire, autant que possible, celle qui est effectuée au meilleur moment, quand les prix de l'électricité sur les marchés de gros sont faibles et quand la production ou photovoltaïque est abondante. Il faudrait mettre en place des signaux incitatifs permettant à tout un chacun d'activer leur consommation dans ces périodes favorables. La même logique s'applique aux électrolyseurs industriels qui pourraient, par contre, être éteints quand les prix de l'électricité sont trop élevés. L'« énergie négative » dont vous parlez correspond au surplus d'énergie qui à certaines périodes, conduirait à des prix négatifs sur les marchés de gros. Ces derniers permettent d'envoyer des signaux économiques pour inciter les gens à consommer dans ces moments-là. S'il n'y a pas assez de consommation flexible en France, on exporte et s'il n'y a pas non plus de débouchés à l'exportation, il faudra écrêter. Je précise que l'on dispose aujourd'hui de modèles de raccordement alternatifs pour les énergies renouvelables dans lesquels on incite les producteurs à dimensionner leur raccordement un peu en dessous de leur puissance maximale pour réduire les coûts d'accès au réseau en acceptant de perdre un peu d'énergie dans les moments de production les plus intenses mais cela correspond à un optimum pour le système.
Enfin, notre scénario dans lequel la demande d'électricité et d'énergie est la plus faible est effectivement un scénario de forte sobriété structurelle. Encore plus que la question de la réindustrialisation, ce qui compte est surtout le niveau de production puisqu'on a fait l'effort de modéliser des niveaux de production cohérents avec les niveaux de demandes : je parle ici de la demande en béton, en acier, en aluminium ou en engrais. Notre scénario 1, qui est le plus sobre, prévoit moins de véhicules sur les routes, un ralentissement de la construction neuve au profit d'un effort de rénovation massif et une meilleure utilisation des bâtiments existants. Ce scénario de sobriété envisage également beaucoup d'agriculture biologique et moins d'engrais. Les niveaux de production pris en compte aboutissent à une diminution de 38 % du tonnage de gros matériaux pour ces industries énergivores. Effectivement, cela réduit la demande mais cela ne veut pas dire que l'on désindustrialise puisque l'on peut avoir des niveaux de production de ces usines qui couvrent une part accrue de la consommation intérieure, ce qui revient à diminuer les importations en acier ou en aluminium, par exemple.
M. Olivier Houvenagel. -Notre vision système consiste à comparer des scénarios que nous construisons avec différentes hypothèses. Ainsi, nous avons trois scénarios de consommation - de sobriété, de référence et de réindustrialisation profonde - et six scénarios de mix électrique avec plus ou moins d'énergies renouvelables ou de nucléaire. En les combinant, nous arrivons à un total de 18 scénarios et, sur cette base, nous regardons combien il faut de flexibilité ou de stockage pour assurer la sécurité d'approvisionnement et combien il faut de réseau de transport ou de distribution. Nous avons chiffré l'ensemble de ces coûts pour ces 18 scénarios et restitué ces résultats dans notre rapport complet des Futurs énergétiques 2050 qui inclut différents volets, notamment celui consacré au réseau qui présente le détail des coûts. La question de savoir comment ces éléments se répercutent dans les factures d'électricité nécessite de prendre en compte plusieurs facteurs et, en particulier, la discussion d'ordre tarifaire qui est engagée avec le régulateur ; cela dépend de la façon dont on répercute les coûts sur les différents utilisateurs du réseau et les différents niveaux de tension. En tous cas, je souligne que les coûts de réseau sont bien documentés dans nos scénarios prospectifs.
S'agissant des résultats de nos analyses, nous constatons qu'à l'horizon 2050, les coûts de flexibilité et réseau sont plus importants dans les scénarios comportant plus d'énergies renouvelables. La différence est suffisamment significative pour créer un écart entre le coût des scénarios incluant du nouveau nucléaire et le coût des scénarios qui vont vers 100 % d'énergies renouvelables. Cela rejoint un peu les conclusions de l'ADEME, à ceci près que l'écart de coût est un peu plus important dans notre estimation, notamment parce que l'on utilise des paramètres différents sur le coût de financement et aussi parce que notre évaluation du besoin de flexibilité et de réseau est sans doute un peu plus importante dans les scénarios 100 % renouvelables. Au final, nous arrivons bien à la conclusion qu'une partie de la différence de coût entre les scénarios 100 % renouvelables et les scénarios du nouveau nucléaire s'explique par les besoins de flexibilité et de réseau. Il est cependant vrai que l'on évalue ces coûts systèmes à l'échelle de scénarios complets et qu'il est compliqué d'en attribuer une part à chacune des énergies. Par exemple, nous réalisons des investissements réseau dans la zone de Dunkerque qui est en ce moment assez active. Or, ces investissements sont destinés à la fois à accueillir le nouveau nucléaire - les futurs EPR 2 de Gravelines - à faciliter la décarbonation et la réindustrialisation avec tous les sites qui viennent s'installer, y compris l'éolien en mer. Ainsi, nous essayons au maximum de mutualiser les infrastructures et le fait de calculer quel coût doit être attribué à tel ou tel enjeu reste un exercice délicat. Telle est la raison pour laquelle nous préférons vraiment chiffrer des scénarios complets.
Mme Valérie Faudon. - Nous estimons que l'étude de RTE constitue une référence même au niveau international, puisque la France est le premier pays à avoir fait cet exercice et celui-ci est présenté à l'international - en particulier à l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) - comme un modèle. Avant l'étude RTE, il y a eu des travaux de l'AIEA et de l'agence de l'énergie nucléaire de l'OCDE qui ont essayé d'attribuer des coûts système à certaines technologies, avec, en effet, l'idée que les coûts de réseau et de flexibilité augmentent en fonction de la pénétration des énergies renouvelables non pilotables dans le réseau. Un consensus se dégage sur ce point et, en tous cas, je pense que c'est un intéressant sujet d'étude dont les économistes de l'énergie vont pouvoir s'emparer.
M. Daniel Gremillet. - Je m'associe à la question de Daniel Salmon sur le niveau de réindustrialisation intégré dans vos différents scénarios. Peut-être est-ce « le chat qui se mord la queue » mais le niveau de réindustrialisation va énormément dépendre de la capacité de fournir une énergie à un prix donné et cette bataille n'est pas seulement française ou européenne mais avant tout internationale. Je prolonge cette interrogation car elle est vraiment stratégique pour notre pays et on sait que le niveau de réindustrialisation participera aussi à l'atteinte de la neutralité carbone ; d'ailleurs les propos sur l'agriculture que j'ai entendus m'amènent à vous rappeler que l'assiette des Français ne cesse de se vider et que l'impact carbone est de plus en plus important.
Ma deuxième question porte sur le niveau d'investissement : nous savons tous que la hantise en économie, ce sont les frais fixes. Pour compresser ces derniers et avoir un prix de l'énergie accessible pour nos concitoyens, nos collectivités ainsi que notre économie, la meilleure solution est d'avoir des moyens de production qui fonctionnent à leur maximum. Avez-vous, dans l'ensemble des scénarios de l'ADEME et RTE que vous avez évoqués, bien optimisé la capacité à produire par rapport à un investissement donné ? À l'instant t, il convient, en effet, de garantir aux investisseurs qui auront besoin d'énergie électrique décarbonée que cette énergie pourra effectivement être produite. Je rappelle que la compression des frais fixes est fondamentale pour les industriels : plus ils produisent à un instant donné et plus ils diminuent leurs charges fixes, améliorant ainsi leur compétitivité. Cet enjeu de productivité est vraiment systémique et souhaite savoir s'il est pris en compte et comment.
Mme Denise Saint-Pé. - M. Marchal, j'ai bien perçu que l'ADEME et RTE ont des approches et tirent des conclusions assez similaires à l'égard d'un système basé sur une production maximale d'énergie nucléaire. Sur le prix du nucléaire, il me semble que Mme Faudon n'est pas tout à fait sur la même ligne : tout dépend, de ce que l'on incorpore dans le prix du nucléaire et par exemple du débat sur l'inclusion des arriérés ou pas.
M. Marchal, dans l'hypothèse d'une production nucléaire maximale et du développement des énergies renouvelables, vous avez, pour ces dernières, mentionné les plus matures en parlant du photovoltaïque et de l'éolien flottant en mer qui ont enregistré beaucoup de progrès et des baisses de coûts. Cependant, vous ne nous avez parlé à aucun moment de la méthanisation qui produit du gaz vert. Or, je considère que l'on ne doit pas se priver des moyens ou gisements de production qui existent sur certains territoires en France et dont l'exploitation permettrait notamment de faire des économies de transport d'énergie. Donc, très simplement, M. Marchal, quelle est votre position sur le développement du gaz vert en France ? Y êtes-vous hostile ? Je perçois, en effet, que beaucoup de personnes le sont à l'égard du développement de cette énergie qui est quand même présente sur la plupart de nos territoires.
M. Victorin Lurel. - Je vais situer mon propos du côté de l'offre, des capacités d'effacement et des économies d'énergie. Vous avez évoqué, Mme Faudon, les différentes méthodes d'évaluation des coûts de production - la méthode des coûts cash, l'approche comptable, l'approche économique, la méthode hybride ainsi que la méthode LCOE. S'agissant des calculs de coûts moyens pondérés, vous avez indiqué qu'une rémunération du capital située entre 9 et 10 % aboutit à un coût de sortie d'à peu près 100 euros du MWh. M. Houvenagel a ajouté que pour répondre à la demande d'énergie il faudrait, sur les 15 prochaines années, investir de 300 à 350 milliards d'euros dans les installations nucléaires, d'énergies renouvelables et autres. Je n'ai pas bien compris s'il faut ajouter à ces sommes les coûts de transport et de distribution que vous avez par ailleurs évoqués ? Cela étant, ces montants d'investissement sont énormes et vous calculez, à partir de cet « empilement », un coût complet annualisé. À travers ce schéma, je souhaite vous demander comment il serait possible de faire payer le coût réel de l'électricité en pratiquant une politique de vérité des prix dans les années qui viennent - disons 2030, 2035, 2040 et 2050 ? Sans vous demander de préciser vos paramètres d'actualisation et de cours futurs, comment un Gouvernement ou une institution peut-elle mettre en oeuvre une politique de vérité des prix en tenant compte des réformes annoncées par l'Europe, des mesures que le Gouvernement s'apprête à prendre, des coûts de production que nous étudions aujourd'hui et des tarifs réglementés de vente, étant entendu que j'exclue ici la problématique des marchés de gros. Il est vrai que ma question comporte une dimension politique car il revient aux gouvernements, selon leur sensibilité, de subventionner certains tarifs. Dans vos scénarios, quel est le coût moyen de l'électricité en sortie de production sachant que j'exclus ici la marge bénéficiaire ? Sur la base des nombreuses études que vous avez réalisées, quel serait, au moment où nous parlons, le coût de production de l'électricité, tous empilements confondus, qui devrait servir de référence de prix pour les particuliers, les petites entreprises, et les collectivités et donc de base de calcul de tarifs réglementés ?
M. David Marchal. - Tout d'abord, il y a effectivement une grosse incertitude sur le niveau nécessaire d'importations d'hydrogène : on constate d'ailleurs, à travers la concertation menée par RTE, que les acteurs, au fur et à mesure du temps, formulent des demandes un peu différentes sur les niveaux de production en France d'électrocarburants. Dans ce domaine, le rôle des scénarios de l'ADEME ou de RTE est d'explorer les possibles car nous n'avons pas de boule de cristal et il n'est pas facile de prévoir quelle quantité d'électrocarburants produite en France, y compris l'hydrogène, sera compétitive, versus des productions réalisées à proximité en Europe et importées par pipeline. Nous étudions ces questions en ce moment.
Mme Saint-Pé a évoqué la maximisation de la production de nucléaire historique : effectivement, les conclusions des travaux d'optimisation des systèmes électriques montrent que, sur la base des hypothèses retenues fin 2021, cette solution est pertinente par rapport aux autres énergies, sous réserve de sûreté effectivement. Aujourd'hui, les scénarios de RTE dans son dernier bilan prévisionnel prévoient une prolongation de 100 % du nucléaire historique. C'est donc une hypothèse importante mais il faut aussi avoir en tête l'étude de la CRE de septembre 2023 qui réévalue à la hausse les coûts du nucléaire historique et nous n'avons pas encore pu prendre en compte ce paramètre dans nos travaux.
Enfin, je souligne que nous intégrons le biogaz dans nos scénarios de transition à l'horizon 2050 et je précise que la production de biométhane pour alimenter le réseau de gaz se situe à une centaine de TWh. Je fais ici le lien avec notre système électrique puisque les centrales à gaz permettent de produire en cas de pointe et, dans la modélisation complète du système, nous nous assurons que l'on puisse avoir un bouclage alimenté quasiment à 100 % par des renouvelables. L'ADEME est donc favorable au développement du biométhane et de la chaleur renouvelable et prend en compte ces installations dans ses scénarios, c'est bien pris en compte.
M. Olivier Houvenagel. - Le niveau de réindustrialisation est un paramètre important dans nos scénarios. Quand nous avons commencé, en 2019-2020, l'étude Futurs énergétique 2050, ce thème commençait à émerger dans notre concertation et nous avons pris le parti de construire des scénarios dédiés à la réindustrialisation dans lesquels nous faisions réaugmenter la part de l'industrie manufacturière dans le PIB en France puis nous observions les conséquences de ces évolutions à la fois sur le besoin de production d'électricité et sur la réduction de l'empreinte carbone. Nous avons ainsi constaté les externalités positives associées à ce type de trajectoire ; je précise que notre trajectoire de réindustrialisation profonde faisait remonter la part de l'industrie manufacturée dans le PIB de 10 % à 12-13 % à long terme.
Votre question sur l'optimisation de notre capacité à produire porte également sur un aspect très important de nos travaux de mise au point de nos scénarios. Il faut en effet dimensionner la répartition entre les différentes filières pour que l'ensemble soit cohérent sur le plan économique. C'est d'ailleurs un des inconvénients des raisonnements en termes de LCOE : cette méthode conduit à prendre en compte le coût complet des moyens de production, de le diviser par le volume de TWh générés chaque année et d'en tirer un coût moyen en euros par MWh. Sauf que si, par exemple, nous installions uniquement du solaire qui produit toujours aux mêmes heures, il faudrait en écrêter une partie car la production électrique deviendrait très excédentaire par rapport à la demande à certains moments : il faut tenir compte de ce paramétrage dans le calcul économique. D'un autre côté, si nous faisons du tout-nucléaire mais qu'à un moment donné celui-ci ne produit plus assez, son coût par MWh va augmenter. Donc c'est bien ce que l'on essaie de faire dans le dimensionnement des scénarios, qui est une forme de rationalité économique dans la façon dont nous les construisons.
En réponse à la question de M. Lurel sur le chiffrage des montants d'investissement, je précise qu'il s'agit bien, sur les 15 prochaines années, de 300 à 350 milliards d'euros qui recouvrent uniquement la production et ce qu'on appelle les flexibilités auxquels on doit d'abord ajouter environ 100 milliards d'euros pour le réseau de transport. Les études étant encore en cours, les chiffres que je mentionne ici sont des ordres de grandeur. De plus, environ 100 milliards d'euros pour le réseau de distribution sont également prévus selon les annonces d'ENEDIS. Je précise à nouveau qu'il ne faut pas se tromper sur la signification de ces chiffres puisqu'une partie importante de ces investissements doivent financer la prolongation, le maintien et le renouvellement des infrastructures, que ce soit dans le nucléaire - avec le grand carénage - ou le réseau. Par ailleurs ces investissements visent vraiment à désensibiliser à long terme notre pays aux importations de pétrole et de gaz. C'est aussi une plus-value pour notre système énergétique français à long terme. Il est donc prévu d'investir beaucoup pendant une certaine période mais ensuite de bénéficier de coûts opérationnels plus faibles et qui ne dépendront pas du prix du gaz et du pétrole.
La question de savoir comment ces coûts de l'électricité se répercutent dans les fractures des consommateurs relève du domaine de la régulation qui dépasse la mission du RTE car nous nous limitons à éclairer l'évolution des coûts de l'électricité à travers différents types de scénarios prospectifs.
Mme Valérie Faudon. - Pour nous, la fourniture d'électricité, en particulier par le parc nucléaire, est vraiment un facteur clé pour la réindustrialisation du pays à deux niveaux, à la fois pour les besoins en électricité de l'industrie et aussi parce que le nucléaire est la troisième filière industrielle et participe donc elle-même à la réindustrialisation du pays par le biais de ses 3 000 entreprises qui travaillent pour de nombreux secteurs ainsi que pour remettre à niveau nos installations nucléaire.
Je fais observer qu'un certain nombre d'industriels ont aujourd'hui besoin d'une fourniture d'électricité à 100 % et avec des critères de qualité très poussés : un certain nombre de processus industriels ne peuvent pas se permettre de s'interrompre et passent des contrats de fourniture d'électricité extrêmement précis. Je pense évidemment à Aluminium Dunkerque sur le site de Gravelines et je crois qu'un verrier est implanté à proximité ; or un verrier ne peut pas arrêter son four sans quoi il le perd. Il est donc extrêmement important de pouvoir satisfaire les critères d'exigence en fourniture d'électricité de certaines industries. Je mentionne également que le nucléaire est bien entendu moins cher quand il fonctionne tout le temps mais, comme vous le savez, tel n'est pas le cas : en effet, le nucléaire français baisse sa production la nuit pour s'adapter à la consommation et pratique aussi le « suivi de charge » (ou « modulation », également pour s'adapter à la consommation).
David Marchal ayant évoqué la flexibilité qui peut être apportée par les électrolyseurs, j'ajoute que ces derniers ont aussi aujourd'hui des impératifs de compétitivité très importants en matière de vaporeformage et j'ai entendu RTE dire, dans une autre réunion, qu'actuellement tous les projets d'électrolyse demandent dans un premier temps une fourniture d'électricité 24 heures sur 24 pour amortir leurs investissements.
Je voulais préciser à M. Lurel que les chiffres que j'ai cités font référence au projet Hinkley Point en Angleterre dont la particularité est de bénéficier d'une garantie de rémunération uniquement à travers un contrat pour différence tandis que tous les risques du projet sont portés par l'industriel, c'est-à-dire le consortium EDF-CGN. La conclusion de la Cour des comptes à ce sujet est qu'il ne faut pas rééditer une telle méthode de financement car la priorité est d'abaisser au maximum le taux de rémunération du capital afin que le prix de l'électricité soit le plus bas possible pour le consommateur. C'est pourquoi le schéma qui est actuellement retenu pour les deux prochains EPR de Sizewell C prévoit non seulement une garantie de rémunération à terme mais aussi une rémunération pendant la construction et une limitation du risque pris par l'industriel avec plusieurs niveaux d'assurance dans lesquels c'est le consommateur ou l'État anglais qui assument le risque. S'y ajoute un investissement direct de l'État anglais dans le projet. À titre de comparaison, EDF porte actuellement les coûts de développement du projet EPR 2 sur son bilan tandis qu'en Angleterre, c'est l'État anglais qui paye EDF pour développer le projet Sizewell C. Ce sont des méthodes de financement que l'on observe dans d'autres pays. Nous avons préconisé de prendre la même rémunération du capital pour les différentes technologies - soit 4 % dans l'étude de RTE - à l'occasion de la consultation qu'RTE a faite à ce sujet. Notre position se fonde sur le fait qu'à ce jour on ne connaît pas le schéma de financement des prochains EPR 2 et il manque en particulier deux paramètres. Le premier chiffre qui a été donné à l'époque par l'État après les différents audits qui ont été réalisés par RTE est de presque 52 milliards d'euros avec un coût du capital à 4 % qui correspondait à 60 euros par MWh. On attend aujourd'hui la nouvelle évaluation du coût de construction qui, d'après l'audition d'EDF, n'est pas encore finalisée. D'autre part, nous ne connaissons évidemment pas le schéma financier du prochain programme ni quelle sera la rémunération du capital.
Je voudrais signaler, au sujet de l'étude de RTE, un point important que nous n'avons pas abordé. En effet, la comparaison des six trajectoires réalisées par cette étude comporte deux volets : l'un est consacré au coût total du système et l'autre porte sur le risque. Je souligne que ce dernier est fondamental car dans les scénarios 100 % renouvelables, le risque est celui d'un rythme de déploiement trop lent de ces énergies renouvelables auquel s'ajoute un risque de disponibilité insuffisante à grande échelle des technologies de flexibilité. Ce facteur est d'autant plus pertinent qu'aujourd'hui on voit que les turbines à hydrogène bas carbone - retenues à un niveau assez élevé dans le scenario RTE - connaissent des retards de développement et, par exemple, l'Allemagne remet à plus tard la construction de ses centrales à hydrogène propre. S'agissant du nucléaire, le risque portait sur la capacité de la filière à construire des réacteurs à un rythme élevé. Je pense donc que le choix de miser sur les deux « chevaux » à la fois permet d'avoir un système électrique plus résilient, d'autant que nous pensons que les stratégies de nos voisins sont risquées. Le fait que la France, au milieu de voisins dont les stratégies sont incertaines, puisse avoir un système électrique résilient, s'appuyant sur le renouvellement du parc nucléaire et sur le développement des renouvelables, non seulement nous protège mais permet aussi d'aider nos voisins qui comptent probablement sur nous puisqu'aujourd'hui ils importent beaucoup de nucléaire français.
En réponse à Madame Saint-Pé, plusieurs méthodes sont utilisées par différents organismes pour calculer le coût du nucléaire mais je pense que RTE a retenu celle de la Cour des comptes - et Olivier Houvenagel va nous dire si c'est bien le cas.
M. Olivier Houvenagel. - Il y a effectivement plusieurs méthodes qui visent des objectifs différents. Pour l'aide à la décision publique, il faut prendre en compte tous les coûts selon une approche économique et c'est ce que recommande la Cour des comptes. Quand vous faites un schéma de régulation, il faut plutôt préférer une approche comptable qui permet d'assurer une rémunération des investissements. Il y a des différences assez subtiles entre ces méthodes qui ne sont pas très éloignées mais qui diffèrent du point de vue de l'amortissement des investissements. En tout cas, nous utilisons des méthodes économiques ou dites hybrides pour nos études prospectives qui visent à éclairer la décision publique.
M. Franck Montaugé, président. - Madame Faudon, vous semblez avoir indiqué que l'État porterait le risque de marché concernant le nouveau nucléaire et j'allais vous demander si vous aviez des informations particulières à propos de la relation entre l'État et EDF concernant le financement du nouveau nucléaire - mais ce n'est peut-être pas ça qu'il fallait comprendre.
Mme Valérie Faudon. - Plus exactement, nous avons recommandé, pour baisser le coût moyen pondéré du capital, de prendre une décision sur le long terme par voie législative, de garantir la rémunération de long terme - avec un CFD, puisque cet outil est retenu au niveau européen - et de partager le risque projet. À cet égard, je vous ai exposé le modèle de partage du risque retenu pour le projet Sizewell C, mais il y en a d'autres.
M. Franck Montaugé. - La base d'actifs régulés fait partie des hypothèses ?
Mme Valérie Faudon. - Exactement : c'est, selon l'expression anglaise, ce RAB (regulatory asset base) que je vous ai décrit et qui comporte une rémunération pendant la construction. Mais il y en a d'autres. Si je prends par exemple...
M. Franck Montaugé. - À votre connaissance, il n'y a encore rien d'arrêté sur ce point ? On attendait de savoir quel serait le modèle de gestation.
Mme Valérie Faudon. - À ma connaissance, non, et c'est pourquoi j'ai précisé que l'on attendait de savoir quel serait le modèle retenu.
M. Franck Montaugé. - Il y a quelques jours, une décision au plus haut niveau de l'État a été prise concernant la prolongation et la modernisation de l'aval du cycle du combustible. Je voudrais savoir si, par exemple dans l'étude RTE, ce sujet a été anticipé ? Que représente-t-il en termes de coût ?
Dans le même ordre d'idée, en matière de flexibilité, comment notre commission d'enquête peut-elle prendre en compte la problématique de la maturation des technologies de stockage ? Nous avons évoqué l'hydrogène, plus ou moins carboné, et c'est un sujet extrêmement important qui aura un impact sur les coûts et les prix.
Ma dernière question relève peut-être encore de la science-fiction mais mérite tout de même d'être posée. Nous allons vers un modèle de production énergétique complètement décarboné. Aujourd'hui, c'est le gaz qui donne le ton en matière de formation du prix puisque les pics de consommations sont marginalement satisfaits par des centrales au gaz. Comment imaginez-vous le fonctionnement du système sans faire appel aux ressources fossiles pour dicter le prix du marché ? Corrélativement, il me semble que, dans cette situation, la question des coûts prend encore plus d'importance : comment ces derniers seront-ils pris en compte pour fixer les prix plus directement que ce n'est le cas aujourd'hui à partir du système de l'ordre de mérite et du coût marginal de la centrale qui tourne au gaz ?
M. Olivier Houvenagel. - Nous avions fait un travail spécifique pour intégrer les coûts relatifs à la prolongation et la modernisation des infrastructures de l'aval du cycle. Les opérateurs et les industriels, comme Orano et l'Andra, nous ont communiqué leurs évaluations au moment où nous avons réalisé les Futurs énergétiques 2050. Nous avons donc pris en compte des hypothèses de coûts dans plusieurs domaines : le réinvestissement dans les infrastructures d'entreposage du combustible usé, le traitement-recyclage dans l'usine de la Hague et les coûts de renouvellement de l'infrastructure de production du Mox, à savoir l'usine Melox. Nous avions également intégré des évaluations pour le stockage des déchets radioactifs et en particulier des déchets de haute activité (HA) ou de moyenne activité vie longue de moyenne activité à vie longue (MAVL), avec le projet Cigéo qui représente l'essentiel de ces coûts de stockage.
Je vous donne quelques ordres de grandeur en euros par MWh en précisant au préalable que le montant varie selon les scénarios car une partie des coûts sont fixes et l'amortissement diffère selon le développement de ces infrastructures correspondant au niveau plus ou moins élevé de recours au nucléaire. Ceci dit, dans notre rapport sur les Futurs énergétiques 2050, les infrastructures de traitement et de recyclage des combustibles usés représentent entre 3 et 7 euros par MWh. La partie stockage, quant à elle, représentait environ 2 euros par MWh, sachant qu'en raison des nombreuses incertitudes sur les coûts de stockage géologique des déchets radioactifs, nous avions pris des hypothèses de prix prudentes et, sur la base de nos échanges avec l'Andra, nous avions ajusté le coût par rapport à l'évaluation fournie par Cigéo.
La réponse à la question de savoir comment nous pouvons anticiper l'évolution des technologies de stockage n'est pas simple car, à l'horizon de 10, 20 ou 30 ans, il peut y avoir des ruptures technologiques que nous n'avons pas anticipées. Pour nous, la bonne façon de faire une étude prospective reste de s'appuyer sur les informations les plus robustes à date et donc de partir de ce que nous connaissons à l'instant t des technologies de stockage et de l'évolution projetée de leurs coûts. En suivant cette méthode, nous tenons compte, par exemple, du fait que les coûts des batteries vont certainement baisser grâce aux progrès technologiques et aux effets d'échelle. Demain nous produirons beaucoup plus de batteries que par le passé, non seulement pour le système électrique mais aussi pour les voitures, et cela va se traduire dans le coût unitaire des batteries. Cependant, nous ne sommes pas à l'abri de ne pas avoir anticipé des ruptures technologiques inopinées dans le stockage.
Enfin, la façon dont le modèle de production énergétique doit se traduire dans le fonctionnement du marché fait l'objet de nombreux travaux de recherche et il m'est difficile d'apporter une réponse définitive sur ce point. En tout état de cause, il est clair que la formation du prix risque d'évoluer sur les marchés de l'électricité et nous prévoyons qu'à moyen terme - à l'horizon de 10 ou15 ans -, les centrales à gaz continueront a priori d'être ce que l'on appelle « marginales » et donc de former le prix pendant environ 75 % du temps sur le système électrique français. Même si elles représentent une part de plus en plus faible de la production d'électricité, tel est l'ordre de grandeur que l'on obtient car on aura encore très souvent besoin de centrales thermiques pour boucler l'équilibre offre-demande à l'horizon 2030-2035 sur le système électrique européen. Le recours aux centrales à gaz restera donc un élément déterminant pour le marché de l'électricité.
M. Franck Montaugé. - Peut-on imaginer des sources de gaz nationales et souveraines, c'est-à-dire autres que du gaz naturel ? RTE et les acteurs qui réfléchissent à ces questions l'ont-ils envisagé ?
M. Olivier Houvenagel. - Absolument. Nos scénarios intègrent le fait que demain, la production d'électricité par les centrales à gaz devra s'appuyer sur des gaz bas carbone ou gaz verts issus de la méthanisation - comme le préconise Mme Saint-Pé - ou par de l'hydrogène, qui serait lui-même produit à partir d'électricité mais que nous pourrions stocker et réutiliser dans des centrales pour gérer les pointes. Ce cycle est coûteux car produire de l'hydrogène pour le rebrûler ensuite dans des centrales thermiques est un processus à rendement faible. Pour autant, cela reste un des seuls moyens de stocker de l'énergie sur de longues périodes. Dans nos analyses, nous modélisons en détail tous les aléas météorologiques et l'aléa majeur est celui de la fameuse période froide sans vent qui peut durer plusieurs jours, voire même s'étaler sur plusieurs semaines. Pour gérer ce type d'événement dimensionnant, le stockage par batterie ou la flexibilité de la demande peuvent permettre de tenir quelques heures avec un mix énergétique équilibré mais cela ne suffira pas dans les scénarios avec beaucoup d'énergies renouvelables. Il faudra donc nécessairement recourir à des centrales thermiques utilisant de l'hydrogène ou des gaz verts - c'est en tout cas aujourd'hui la seule solution envisageable.
M. Franck Montaugé, président. - Le petit nucléaire pourrait-il répondre à ce cas de figure ?
M. Olivier Houvenagel. - Nous ne disposons pas pour l'instant de références de coût très précises, mais il me semble - sous le contrôle de Valérie Faudon - que les SMR ont des coûts fixes très importants et des coûts opérationnels très faibles. Ces petits réacteurs sont différents des EPR2 mais leur modèle économique reste assez proche, avec des coûts d'investissement élevés et des coûts de fonctionnement très réduits ; ce sont donc plutôt des infrastructures qui ont vocation à être utilisées pour des facteurs de charge importants et pas du tout pour répondre à des besoins ponctuels de passage des pointes. C'est pourquoi les scénarios prévoient nécessairement, en plus du nucléaire, une partie de moyens pilotables sous forme d'hydraulique, de stockage par batterie mais aussi de centrales thermiques utilisant des gaz verts, notamment dans les scénarios à forte proportion d'énergies renouvelables.
Mme Valérie Faudon. - Je sais que nous venons de vivre un moment difficile avec des prix du gaz très élevés mais je rappelle que le prix « spot » ne couvre pas toute la consommation. Quand nous les interrogeons, nos parties prenantes nous disent qu'elles sont attachées au marché de l'électricité pour la fixation des prix à court terme et pour le bon fonctionnement du système électrique européen. L'Agence de coopération des régulateurs de l'énergie (ACER) va dans le même sens en indiquant que ce marché assure la sécurité d'approvisionnement européenne y compris pendant les crises.
En revanche, le problème est que ce système n'est bon ni pour le consommateur, puisqu'il ne peut pas bénéficier de la prédictibilité des coûts du nucléaire, ni pour l'investisseur qui ne dispose pas de visibilité sur son prix de vente. Une étude que la Sfen a réalisée avec le cabinet Compass Lexecon en 2020 montrait que la croissance des renouvelables dans le mix énergétique augmentera la fréquence de prix bas et de prix hauts, comme en témoigne la forme en « L » de la courbe monotone qui se situe très souvent bien au-dessus et au-dessous des prix moyens de l'électricité. Il est donc très difficile de construire des modèles économiques à partir de telles données et c'est pourquoi la SFEN a soutenu le système européen de généralisation des CFD, même si nous comprenons qu'il est difficile de les mettre en oeuvre en France pour des raisons tenant aux enjeux traités par l'Autorité de la concurrence. Il faut également savoir que la position de la France vis-à-vis du nucléaire limite l'accès à un certain nombre de méthodes : j'illustre cette affirmation en citant le cas de la Hongrie qui finance intégralement ses projets de réacteur nucléaire avec de l'argent de l'État, ce qui a amené la Commission européenne à demander une séparation de l'entreprise en deux. Un certain nombre de sujets de ce type compliquent la modélisation du secteur de production d'électricité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je souhaite bien comprendre la distinction entre les méthodes de calcul. J'ai le sentiment que M. Houvenagel nous invite à retenir celle du coût complet économique mais pouvez-vous nous préciser la différence entre la méthode des coûts complets et le LCOE ? Quelles composantes du coût complet ne sont pas prises en compte dans la LCOE ? Comme vous l'avez indiqué, le coût complet intègre les coûts de démantèlement mais ces derniers sont-ils systématiquement provisionnés et combien représentent-ils ? J'imagine qu'ils doivent être provisionnés quelque part et que tel est bien le cas pour le nucléaire mais ces coûts de démantèlement sont-ils également provisionnés pour l'éolien, et qui s'en assure ? De quelle façon la différence de durée de vie entre ces installations et de montant d'investissement initial est-elle prise en compte dans les coûts complets ?
S'agissant du nucléaire, Mme Faudon a précisé que nous prenions aujourd'hui en compte l'impact de Flamanville dans le coût du nucléaire historique. Quel est l'impact de cette inclusion ? Le coût complet du nucléaire historique qui se situait aux alentours de 42 euros va-t-il, par exemple, passer à 50 euros en tenant compte de Flamanville ? En outre, quel serait l'impact, sur le nucléaire historique, de la prolongation jusqu'à 80 ans des installations ? Le grand carénage dont le montant est à peu près connu aujourd'hui permet de dépasser le cap des 40 ans. En admettant que l'on passe de 40 à 60 euros par MWh avec le grand carénage, faudra-t-il refaire un deuxième grand carénage pour prolonger les centrales de 60 à 80 ans ou pourra-t-on limiter les investissements de sécurisation en prenant en compte les travaux déjà réalisés sur le premier grand carénage ? Avez-vous déjà simulé ces montants pour nous indiquer quel serait le coût du nucléaire historique avec une prolongation jusqu'à 60 ou 80 ans ?
M. Franck Montaugé. - Quelle est, finalement, la doctrine en matière de taux d'actualisation ? Suivant les auteurs, les trajectoires varient parfois dans des proportions non négligeables dès lors que l'on allonge les durées, et ce sujet est important.
M. Olivier Houvenagel. - C'est l'occasion de réexpliquer les approches en coûts complets (LCOE). Elles consistent à prendre les coûts d'investissement d'une capacité de production ainsi que ses coûts valables de production ; on les amortit sur la durée de vie de l'installation en estimant la production d'électricité de cette dernière et on calcule ainsi un coût en euros par MWh. Ce calcul prend donc bien en compte la production d'électricité obtenue sur l'ensemble de la durée de vie de l'installation ; je précise qu'il faut faire ici une hypothèse sur le niveau de production mais en réalité la quantité d'énergie qui sera réellement produite dépendra de ce qui va être utile au système électrique, de son équilibre global et donc de son facteur de charge. Cet élément n'est pas pris en compte dans le LCOE. C'est la raison pour laquelle nous faisons des simulations détaillées de l'équilibre entre offre et demande dans chaque scénario, ce qui permet in fine de savoir combien va produire chacune des technologies en fonction des besoins du système.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Si j'ai bien compris, ce facteur de charge vous permet éventuellement de prendre en compte la modulation du parc nucléaire : plutôt que d'estimer que le parc nucléaire va produire à 100 % de ses capacités, vous considérez que celui-ci, par exemple, ne va produire de l'électricité qu'à 70 % de son potentiel car tel est le besoin réel ?
M. Olivier Houvenagel. - Telle est effectivement la logique qui s'applique aussi bien au nucléaire qu'aux autres installations de production d'électricité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je citais le cas du nucléaire car le facteur de charge me semble plus connu pour les autres formes d'énergie. L'éolien ou le solaire, étant prioritaires sur le réseau, retient-on leur facteur de charge à un niveau maximal ?
M. Olivier Houvenagel. - Il n'y a pas spécifiquement de priorité technique sur le réseau. En réalité, l'équilibre offre-demande se réalise sur la base d'un ordre de préséance économique : le marché classe les énergies dans l'ordre des coûts variables croissants et on sélectionne les moyens les moins coûteux en premier. Les énergies renouvelables ayant un coût variable qui est nul la plupart du temps, on les utilise donc souvent au maximum mais dans certains cas, ces énergies renouvelables peuvent être excédentaires par rapport à la demande et on les écrête à certains moments. Par conséquent, dans les scénarios de long terme, les énergies renouvelables ne produisent pas toujours à leur maximum parce qu'il y a des moments où l'on a trop d'éolien et trop de photovoltaïques dans le système. Ce n'est d'ailleurs pas un problème technique car on sait les écrêter, les moduler et les unités de production le font même naturellement aujourd'hui pour une partie d'entre elles. La difficulté n'est donc pas technique mais il faut tenir compte dans l'analyse économique du fait que les différents moyens de production ne fonctionneront pas nécessairement en permanence au maximum de leur capacité. C'est vrai pour les énergies renouvelables, les centrales nucléaires et plus encore pour les centrales à gaz qui sont souvent là pour faire l'appoint et dont les facteurs de charge dépendent des besoins générés par l'équilibre entre offre et demande d'électricité. Il s'agit là d'une des vraies différences par rapport au LCOE car on est obligé de prendre une hypothèse a priori sur le facteur de charge en supposant que le panneau photovoltaïque ou la centrale nucléaire va fonctionner pendant un certain pourcentage de temps.
D'autres facteurs ne sont pas pris en compte par les LCOE : cette méthode a un périmètre d'analyse limité et ne considère que l'électricité produite par un panneau solaire, une éolienne ou une centrale nucléaire sans prendre en compte les besoins de stockage et de réseaux associés. Telle est la raison pour laquelle notre analyse des coûts complets des scénarios intègre non seulement le coût des technologies de production mais aussi le coût du stockage, de la flexibilité et du réseau.
Par ailleurs, la durée de vie des installations est prise en compte dans nos études à travers ce que nous appelons l'amortissement ou l'annualisation des investissements. Pour un investissement destiné à construire une centrale nucléaire qui va durer 60 ans, le coût retenu pour une année donnée correspond à l'amortissement et donc à une fraction de la somme totale relative à l'ensemble de la durée de vie de l'installation. C'est d'ailleurs là qu'intervient la question du coût du capital car, pour calculer cet amortissement, on intègre le coût de financement et donc le coût du capital.
Je fais ici le lien avec le coût moyen pondéré du capital, ce qui me donne l'occasion de vous restituer les débats intervenus à ce sujet lors de l'élaboration de notre étude Futurs énergétiques 2050. La question de savoir quel coût du capital retenir pour chacune des technologies nous a beaucoup occupé dans la concertation et dans nos discussions avec le Conseil scientifique ; là aussi, il est difficile d'en tirer une doctrine définitive. Je précise d'abord que nous avons pris comme référence le coût du capital hors inflation que l'on appelle « coût du capital réel », ce qui permet de projeter les scénarios dans le long terme. Ensuite, nous nous sommes demandé quel était le niveau ainsi que les différences de coût du capital entre les diverses technologies et notre débat n'a pas été pas totalement conclusif sur ce point. En effet, le coût du capital dépend de la structure de financement des acteurs qui peuvent avoir recours à de la dette ou financer leurs investissements sur fonds propres ; cela amène à s'interroger plus en détail sur les coûts de financement spécifiques de chacune des entreprises qui investissent dans des installations de production ; or ce coût dépend de la perception du risque par les acteurs, de la régulation et des possibilités d'accès à des dispositifs de soutien. Il était donc difficile de projeter toutes ces conditions de structure de financement et de régulation à long terme pour en tirer une sorte de relation bijective avec le coût du capital correspondant. Pour surmonter ces difficultés, nous avons retenu le même coût du capital réel pour toutes les technologies, à hauteur de 4 %, et nous avons élaboré des variantes à 1 % ainsi qu'à 7 %.
En examinant les résultats que produisaient une différenciation du coût du capital, par exemple entre le nouveau nucléaire et les énergies renouvelables, nous avons constaté qu'il s'agissait d'un des facteurs les plus dimensionnants dans le coût complet du système électrique. Valérie Faudon a mentionné le coût du nouveau nucléaire et, sur la base des hypothèses utilisées pour les Futurs énergétiques 2050, avec un coût du capital à 4 %, on atteignait 60 à 70 euros MWh en coûts complets rapporté à la production ; en portant le coût du capital à 7 % on dépasse les 100 euros par MWh. Ce calcul vous donne une idée de l'impact sur les coûts du système électrique de ces trois points d'écart de coût de financement. C'est d'ailleurs vrai aussi dans une moindre mesure pour le réseau et pour les énergies renouvelables.
M. Victorin Lurel. - Mme Faudon nous a indiqué qu'Hinkley Point a été financé entre 9 et 10 % de coût moyen de capital pondéré, ce qui donne un coût de production de l'électricité supérieur à 100 euros par MWh tandis que les calculs que vous mentionnez aboutissent au même prix avec un coût du capital de 7 %.
M. Olivier Houvenagel. - J'ai cité ces chiffres - avec un coût du capital à 4 %, nous atteignons 70 euros du MWh et à 7 % on dépasse les 100 euros - de mémoire et les données précises figurent dans notre rapport de 2021, avec des hypothèses qui ont pu évoluer depuis.
M. Franck Montaugé. - Il y a deux concepts différents avec, d'un côté le coût du capital ainsi que les intérêts et, de l'autre, l'inflation et la façon dont on actualise les calculs. Ce sont deux notions différentes qui n'ont pas de lien univoque et, en tous cas, ne se recoupent pas totalement.
M. Olivier Houvenagel. - Ces notions sont cependant reliées. On utilise souvent la notion de taux d'actualisation socio-économique en matière d'investissements publics et d'infrastructures pour évaluer leur rentabilité du point de vue de la collectivité. Pour l'évaluation du coût complet du système électrique, nous avons utilisé le coût du capital. Autrement dit, pour faire l'actualisation, nous remplaçons le taux d'actualisation par le coût du capital, ce dernier étant réellement porté par les acteurs du système électrique. Je rappelle que l'on cherche à évaluer combien coûte toute la production d'électricité et son acheminement par les réseaux qui est porté par les acteurs. C'est dans ce calcul que l'on intègre le coût du capital qui remplace le taux d'actualisation lorsqu'on analyse des investissements publics.
M. Franck Montaugé. - C'est encore plus compliqué, me semble-t-il, si on rajoute la notion de risque technologique, politique ou autres dans les calculs. Comment intégrez-vous ces facteurs de risque ?
M. Olivier Houvenagel. - En théorie, le coût du capital dépend de la perception du risque par les investisseurs. Dans notre concertation et nos discussions avec le Conseil scientifique, nous nous sommes demandés si le nucléaire était un investissement plus risqué - ce qui justifierait de lui attribuer un coût du capital plus important - que les autres installations en particulier d'énergies renouvelables. L'ADEME a choisi d'attribuer au nucléaire un coût du capital supérieur à celui des énergies renouvelables. Nous n'avons pas fait le même choix car les débats organisés par RTE n'ont pas été conclusifs et n'ont pas procuré de références consolidées sur le coût du capital à prendre en compte pour chaque technologie. Nous avons donc réalisé différentes variantes avec d'abord un coût du capital à 4 % pour toutes les technologies, et ensuite avec un coût du capital à 7 % pour le nucléaire ou l'ensemble des installations.
Mme Valérie Faudon. - Je voulais préciser qu'actuellement nous ne savons pas si l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) acceptera que le parc soit prolongé au-delà de 60 ans. Aux Etats-Unis, six à huit réacteurs ont déjà été autorisés à fonctionner 80 ans mais, en France, l'ASN ne s'est pas prononcée : à ce stade, elle a parlé des conditions de conformité et d'adaptation au changement climatique qu'elle exigerait de l'exploitant pour le passage au-delà de 60 ans. Nous sommes donc loin de pouvoir évaluer le coût des travaux que l'ASN demanderait à l'exploitant si elle autorisait une prolongation au-delà de 60 ans.
Par ailleurs, nous disposons aujourd'hui du LCOE de Flamanville 3 calculé par la Cour des comptes : de mémoire, il avoisine 120 euros du MWh selon des calculs effectués, je crois, en 2021. Nous ne disposons pas de l'étude réalisée par la Cour des comptes ou par la CRE sur le LCOE du parc actuel, ce qui empêche d'établir des comparaisons. La Cour des comptes a cependant chiffré le coût comptable à 40 euros et le coût économique complet à 60 euros. Nous restons donc malheureusement dans le schéma d'incertitude que j'ai mentionné dans mon exposé liminaire.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Les coûts de 40 à 60 euros du MWh évalués par la Cour des comptes correspondent-ils au parc nucléaire hors Flamanville ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Donc vous n'avez pas fait d'étude qui intègre Flamanville à ce coût historique pour en examiner l'impact global, car si le coût de 110 euros ne porte que sur 5 % de la production nucléaire, l'effet sera très limité ...
Mme Valérie Faudon. - En l'occurrence, Flamanville produira 10 TWh, soit sensiblement moins que 5 % de la production d'électricité nucléaire totale. Je voulais également vous préciser que la seule étude que nous ayons faite dans ce domaine porte sur les coûts cash du nucléaire. Nous ne faisons pas d'autres études de coûts car nous n'avons pas la capacité de les faire, faute de disposer des données requises. La CRE et la Cour des comptes travaillent avec EDF qui leur fournit des données qui sont publiques ou pas, tandis que la SFEN ne peut s'appuyer que sur des données publiques.
M. Olivier Houvenagel. - Juste une précision sur les investissements dans le grand carénage : ils sont intégrés dans notre chiffrage mais ces investissements destinés à prolonger la vie des réacteurs nucléaires sont, dans les faits, en cours et sont notamment réalisés au moment des visites décennales qui ont lieu même en cas de prolongation au-delà de 40 ans. Ainsi, il y aura de nouvelles visites décennales quand l'âge des installations atteindra 50 ans, ce qui donnera lieu à de nouveaux travaux. Ces derniers sont également pris en compte dans les 300 à 350 milliards d'euros investis dans la production et les flexibilités que j'ai mentionnés auparavant : le grand carénage pour la prolongation des réacteurs y donc est intégré.
M. Daniel Salmon. - Nous venons d'apprendre que le coût des futurs EPR 2 a augmenté de 30 % et nous constatons donc aujourd'hui qu'il y a beaucoup d'interrogations sur le coût de ce nouveau nucléaire. Nous voyons déjà bien que l'on passe allègrement de 40 à 60 euros sur le nucléaire historique et, pour le futur nucléaire, nous avons un changement brusque de 30 %. Comment faites-vous pour intégrer de pareilles fluctuations pour faire vos estimations, étant entendu que nous avons tous ici un peu de mal à cerner le coût de ce futur nucléaire ?
Mme Valérie Faudon. - La SFEN ne va pas commenter l'information publiée hier et issue d'une fuite de presse car nous ne disposons pas d'étude précise. Lors de son audition ici même, M. Xavier Ursat a indiqué, au nom d'EDF, que l'évaluation était toujours en cours et qu'il attendait des précisions de deux ordres : la première sur les contrats avec les fournisseurs et la seconde sur le calendrier qui est un facteur extrêmement important du coût des chantiers. Il a également rappelé que l'augmentation du prix des matières premières avait un fort effet de renchérissement et ce phénomène s'observe dans tous les secteurs.
Ayant récemment analysé le marché anglais, je mentionne les annonces relatives au retard du chantier d'Hinkley Point ; la même semaine, le Gouvernement anglais a confirmé qu'il augmentait son investissement direct dans Sizewell C parce que, dans la situation actuelle, tous les investissements dans des unités de production d'énergie augmentent et le Royaume-Uni doit en particulier retirer l'un de ses appels d'offres en matière d'éolien offshore - aucune entreprise n'ayant candidaté pour le dernier en date. La situation est la même aux Etats-Unis, qui subit une augmentation des prix des matières premières et de tous les moyens de production. C'est désolant, mais tel est le constat.
M. Olivier Houvenagel. - Il est effectivement difficile de se prononcer sur une évaluation récente figurant dans un article de presse et, quand on fait des évaluations, on essaye d'avoir le détail des chiffres cités pour savoir s'ils tiennent compte, par exemple, du coût d'investissement ou des intérêts intercalaires, etc. Nos analyses anticipent de telles évolutions ; c'est pourquoi j'avais insisté sur l'importance des analyses de sensibilité et des fourchettes prudentes que nous présentons. Nous multiplions ces analyses de sensibilité - en envisageant d'éventuels surcoûts du nucléaire, des énergies renouvelables ou des gaz verts - justement pour dégager des résultats suffisamment robustes pour ne pas être trop affectés par des réévaluations dont on sait qu'elles vont intervenir. Ces variations peuvent se produire dans les deux sens mais sont plus souvent haussières que baissières et nous prenons ce phénomène en compte.
Dans les Futurs énergétiques 2050, nous avions réalisé une analyse de sensibilité dans laquelle nous avions envisagé l'hypothèse selon laquelle tous les nouveaux réacteurs nucléaires auraient le même coût que l'EPR de Flamanville : le résultat était un rapprochement du coût des scénarios comportant du nouveau nucléaire et des scénarios 100 % énergie renouvelable ; cependant leurs chertés respectives ne s'était pas inversée. Il faut également prendre en compte les paramètres qui ont évolué à la hausse au cours des dernières années pour la construction d'unités d'énergies renouvelables et pour le renouvellement du réseau.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'ai posé une question sur les provisions pour le démantèlement et j'aurais aimé avoir la réponse.
Mme Valérie Faudon. - Les provisions pour démantèlement sont publiées tous les ans dans les résultats d'EDF ; ce sont des provisions avec des actifs dédiés que l'on retrouve également dans les comptes d'Orano et j'ajoute que ces provisions sont auditées.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Qu'en est-il pour les autres moyens de production d'énergie ?
M. Olivier Houvenagel. - Les provisions pour démantèlement dans le nucléaire sont bien prises en compte dans nos chiffrages. Nous considérons que le coût d'investissement inclut la provision constituée dès le départ en prévision du démantèlement. On reproduit la même démarche pour les autres technologies et cela a une certaine importance pour l'éolien terrestre, où les provisions pour démantèlement doivent être obligatoirement constituées au moment de l'investissement et du développement du parc. Nous pourrons vous fournir les chiffres très précis qui figurent également dans nos documents publics. La méthode retenue pour incorporer les provisions pour démantèlement est homogène entre toutes les technologies de production d'électricité.
Mme Valérie Faudon. - Pour EDF, les provisions pour démantèlement ont représenté 32,5 milliards d'euros fin 2021.
Mme Martine Berthet. - Je voudrais revenir sur la question du stockage par le biais d'hydrogène ou par batterie. Vous avez semblé indiquer que ces procédés ont plutôt pour effet d'augmenter le coût de l'électricité que de le baisser. Est-ce que c'est bien cela ?
M. Olivier Houvenagel. - Oui. Le stockage d'électricité sert à garantir l'adéquation entre production et consommation à tout moment. Quand on stocke l'électricité pour la restituer, il faut tenir compte du coût d'investissement dans l'infrastructure de stockage - par batterie ou hydrogène. Produire de l'hydrogène, le stocker et le restituer a un impact significatif sur le coût des scénarios comportant beaucoup d'énergies renouvelables, et pas seulement dans les scénarios à 100 % d'énergie renouvelable. De plus, dans tous les scénarios avec beaucoup d'énergie renouvelable, nous aurons besoin du stockage de longue durée que j'ai évoqué précédemment pour couvrir les périodes longues pendant lesquelles on ne peut pas produire d'énergie renouvelable. C'est pour couvrir ce besoin que nous devons développer des infrastructures de gaz décarboné sous forme d'hydrogène ou de méthane de synthèse. Le stockage de ce gaz et les centrales thermiques qui l'utilisent représentent des montants significatifs. À défaut de recourir à un tel stockage, nous nous exposerions à de nombreuses coupures d'électricité et nous dimensionnons donc nos scénarios de manière à ce qu'ils apportent tous le même niveau de sécurité d'approvisionnement. Dans les scénarios où les besoins en stockage et en centrales thermiques sont importants, les coûts afférents augmentent.
M. Franck Montaugé, président. - Comment les coûts échoués notamment relatifs aux énergies fossiles dont l'utilisation est amenée à disparaître sont-ils pris en compte dans les coûts globaux du système à venir, s'ils le sont ?
M. Olivier Houvenagel. - Les coûts échoués, de manière générale, - et pas seulement pour les énergies fossiles - ne sont pas intégrés dans l'indicateur qui permet d'orienter les décisions publiques car ce sont des investissements qui sont déjà passés et sur lesquels nous ne pouvons pas revenir. Les scénarios à l'horizon 2050 intègrent tous les coûts futurs mais pas les coûts échoués.
M. Franck Montaugé, président. - Ces coûts échoués vont tout de même représenter des sommes importantes pour les entreprises concernées, me semble-t-il, surtout celles qui produisent des énergies fossiles carbonées. La question se pose de savoir comment, si elles ne vont pas au bout de l'amortissement de leurs investissements, les choses vont être gérées du point de vue de l'intérêt général du pays et peut-être aussi de la solidarité nationale - je ne sais pas si c'est le mot qui convient ici - mais comment tout cela va-t-il être pris en compte ?
M. Olivier Houvenagel. - L'impact économique de la transition énergétique sur l'ensemble des acteurs est une question importante. Cependant, dans la théorie économique, quand on compare des scénarios futurs portant sur des choix publics, on a tendance à ne prendre en compte que les coûts futurs sans revenir sur les coûts passés. Nous pouvons effectivement voir apparaitre des questions de régulation financière ou de modèles économiques spécifiques portant sur des actifs qui ne sont pas totalement amortis. Cependant, nous sortons ici un peu du cadre de nos analyses. Il n'est pas question de nier l'importance de ce sujet mais l'exercice de comparaison des différents scénarios de mix électrique futurs se cantonne à l'analyse des dépenses futures.
M. Victorin Lurel. - Mme Faudon, vous avez rappelé que nous attendions la décision de l'ASN relative à la prolongation des centrales nucléaires de 40 à 60 ans. Or les études de fluence neutronique et de vieillissement des cuves montrent que celles-ci ont été calculées et calibrées pour durer 40 ans. Tout le monde parle de la prolongation des réacteurs à 60 ans mais on n'a jamais répondu à cette interrogation. Compte tenu des visites décennales et des vérifications périodiques qui sont réalisées, l'ASN a-t-elle aujourd'hui les moyens de dire que nous pouvons passer à 60 ans ? Les investissements nécessaires qui vont peser sur les coûts de production ont-ils été pris en compte ?
Par ailleurs, j'entends toutes sortes de scénarios sur les différentes méthodes permettant de calculer un prix de revient. Pouvez-vous nous fournir, pour que notre commission d'enquête puisse, le cas échéant, l'inclure dans son rapport, un comparatif des différentes méthodes de calcul des coûts de production et, sur cette base, les politiques que nous sommes pourront jouer leur rôle car, pour le moment, j'avoue que les incertitudes demeurent. L'ensemble des prévisions, des simulations et des scenarios que vous avez mentionnés pourraient-ils nous être communiqués sous forme de tableau ou de document comparatif afin de pouvoir visualiser les composantes du prix de revient, notamment les provisions évoquées par le rapporteur, les coûts échoués et aussi le cas qui n'a pas été évoqué dans lequel il y aurait un risque nucléaire majeur. Je suppose que c'est alors probablement l'État qui jouerait le rôle d'assureur en dernier ressort dans une telle éventualité et que celle-ci n'est pas prise en compte dans les coûts de production. Notre commission peut-elle être destinataire des divers éléments que je viens de mentionner ?
Mme Valérie Faudon. - Je vais d'abord répondre à votre deuxième question. La première partie du document de la SFEN que nous avons transmis à la commission d'enquête fait précisément l'inventaire de toutes les modalités de calcul du coût du nucléaire et j'ajoute que le rapport de la Cour des comptes sur le coût du système électrique a fait le même exercice.
Par ailleurs, je rappelle que l'ASN délivre ses autorisations seulement pour une durée de 10 ans. Pour l'instant, elle a donné un avis générique pour la prolongation de 40 à 50 ans et, de plus, elle émet un avis par réacteur. Elle a déjà indiqué que les deux enjeux principaux pour passer de 50 ans à 60 ans sont, d'une part, la conformité - ce qui inclut les caractéristiques des cuves - et, d'autre part, l'adaptation au changement climatique. Il faut savoir que les travaux accomplis ont été énormes à 40 ans et donc il n'y a pas vraiment de place pour rajouter des systèmes de sûreté supplémentaire.
S'agissant de votre remarque technique, vous savez que les deux composants d'une centrale nucléaire qui ne peuvent pas être changés sont la cuve et l'enceinte. Les cuves sont suivies très attentivement. Depuis qu'elles ont démarré, des témoins ont étés placés au fond des cuves et, à chaque visite décennale, on récupère un de ces témoins pour analyser l'état de l'acier et réaliser des tests. À ma connaissance - la SFEN a réalisé un travail sur ce point l'année dernière qu'il faudrait que je le relise - EDF n'avait pas mentionné un seul cas de cuve qui pourrait susciter une inquiétude et donc, sur ce sujet, EDF semble confiant. Cependant des études doivent être faites pour permettre à l'ASN de formuler non seulement un avis générique sur l'ensemble du parc mais aussi des avis unité par unité.
M. Daniel Gremillet. - Ma question s'adresse à RTE. Dans les stockages de déchets radioactifs évoqués pour la prise en compte des coûts, le stockage de Bure qui a évolué puisqu'il est aujourd'hui réversible a-t-il intégré dans l'étude ou pas ?
M. Olivier Houvenagel. - Oui. La partie stockage des déchets radioactifs haute activité (HA) et moyenne activité à vie longue moyenne activité à vie longue (MA-VL) a bien été intégrée dans le chiffrage. Nous avons échangé des informations avec l'Andra pour essayer de bien en dimensionner le coût, celui-ci étant variable selon que les différents scénarios comportent plus ou moins de nucléaire. Ainsi, dans les scénarios qui prévoient une sortie rapide du nucléaire, beaucoup de combustibles usés deviendraient tout de suite des déchets non recyclables et qui sont donc amenés à être stockés sous forme géologique. Dans d'autres scénarios, la relance du nucléaire accroit le volume de déchets à long terme. Nous avons intégré ces différentes trajectoires qui permettent de situer le coût du stockage de ces déchets à environ 2 euros par MWh que j'ai mentionnés.
M. Daniel Gremillet. - Comment prenez-vous en compte la possibilité de réutiliser le combustible dans les prochaines générations de réacteurs ?
M. Olivier Houvenagel. - La possibilité de réutilisation et de recyclage du combustible usé dans des réacteurs de quatrième génération soulève une incertitude. Il y a des variantes : si vous pouvez réutiliser une partie du combustible usé, vous avez besoin de stocker moins de déchets radioactifs à long terme, ce qui permet peut-être de minimiser les coûts du stockage de déchets radioactifs. Pour autant, compte tenu des ordres de grandeur, nous avons retenu par prudence le montant de 2 euros par MWh et, au final, ces chiffres sont relativement limités par rapport aux incertitudes sur d'autres composantes. Je rappelle par exemple que le coût de financement peut faire augmenter le coût de l'électricité de 70 euros à plus de 100 euros par MWh.
Je saisis l'occasion pour rappeler que toutes nos analyses sont documentées et que tous les chiffres figurent dans le volet économique de notre rapport Futurs énergétiques 2050, avec toute la décomposition afférente à chacune des technologies, les hypothèses retenues et comment cela se traduit dans les investissements ainsi que dans les coûts de revient calculés pour chacun des 18 scénarios que nous avons étudiés.
Audition de MM. Joseph Fonio, président de RWE Renouvelables France, Pierre Peysson, directeur éolien en mer de RWE Renouvelables France, Michel Gioria, délégué général de France Renouvelables, et Jules Nyssen, président du Syndicat des énergies renouvelables (SER), le 6 mars 2024
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête en accueillant : M. Joseph Fonio, président de RWE Renouvelables France, M. Pierre Peysson, directeur éolien en mer, RWE Renouvelables France, M. Michel Gioria, délégué général de France Renouvelables et M. Jules Nyssen, président du Syndicat des énergies renouvelables (SER).
Au nom de la commission d'enquête, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Je me dois de vous faire prêter serment en vertu des règles qui régissent les commissions d'enquête parlementaires. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Les auditionnés prêtent serment.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ». Les travaux de la commission sont centrés sur le présent et l'avenir du système électrique, avec une question centrale : ce système électrique est-il, sera-t-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
Le 10 février 2022, à Belfort, le Président de la République française a formulé l'objectif d'un déploiement massif de l'éolien en mer, avec 40 GW répartis en cinquante parcs en 2050. Pour l'éolien terrestre, l'objectif annoncé est de doubler les capacités d'ici 2050, ce qui correspondrait à une capacité installée d'environ 37,6 GW. Ces chiffres sont considérables. Si tout le monde ou presque est favorable aux énergies renouvelables, celles d'entre elles qui sont intermittentes, dont l'éolien, suscitent un certain nombre de questions, légitimes a priori : Comment intégrer efficacement cette électricité au système électrique compte tenu de son intermittence et, en particulier, comment compenser, à la baisse comme à la hausse, le caractère aléatoire, en tout cas non pilotable de leur production ? Quelle est aujourd'hui la contribution de l'éolien à l'équilibre général du système électrique, et notamment au maintien de sa fréquence ? À une époque pas si lointaine, les experts estimaient que 30 % d'électricité intermittente était une limite maximale à ne pas dépasser. Est-ce toujours d'actualité et qu'en pensez-vous ? Depuis plusieurs années, on nous annonce une baisse rapide des coûts de l'éolien. Pourtant, l'État continue de soutenir la filière de façon considérable. Quand cette filière sera-t-elle suffisamment mature pour se passer de ce soutien, par exemple en ce qui concerne la gratuité du raccordement de l'éolien en mer ou les bénéfices du système de complément de rémunération ? Que sait-on aujourd'hui du coût de maintenance de l'éolien en mer ? Enfin, comment réduire ces coûts liés à l'éolien, aussi bien en ce qui concerne la construction que l'installation ou le raccordement ?
Je passe la parole à M. le rapporteur.
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Merci, M. le Président. Nous poursuivons effectivement nos auditions et tables rondes « techniques », sur un sujet que nous avons besoin d'appréhender sous de multiples dimensions. Nous abordons aujourd'hui les énergies renouvelables, après avoir assez longuement évoqué le nucléaire depuis le début de nos auditions.
Nous avons besoin de vos éclairages, notamment au regard de ce qui nous est dit depuis quelque temps déjà : les énergies renouvelables sont très bien mais intermittentes et non pilotables, ce qui représente deux défauts de taille, lorsqu'on cherche à assurer un service d'électricité continu capable en particulier de couvrir les pointes. Nous sommes donc face à ce qui apparaît comme une contradiction : vouloir développer les énergies renouvelables tout en se demandant si elles répondent réellement à nos besoins de fond.
Nous cherchons également à connaître les coûts de production du renouvelable (éolien ou photovoltaïque), la durée de vie des installations, leur provenance, leur bilan carbone complet, y compris jusqu'à leur démantèlement.
Quel coût complet de production estimez-vous avoir à ce jour ? Pourrait-on, dès lors, envisager d'avoir des prix garantis qui soient les mêmes pour toute la filière de production d'électricité ?
M. Jules NYSSEN, Président du Syndicat des énergies renouvelables (SER). - Nous représentons, au Syndicat des énergies renouvelables, toutes les filières d'énergies renouvelables, électriques et non électriques. Je voudrais commencer par rappeler devant votre commission trois faits que chacun connaît mais dont nous devons examiner ensemble les conséquences qui doivent en être tirées. Le premier est le réchauffement climatique, dont personne de rationnel ne nie qu'il est lié à l'action humaine et aux émissions de gaz à effet de serre. Ce constat a donné lieu à l'Accord de Paris et à l'objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050. C'est sur cette base que les travaux prospectifs, notamment de Réseau de transport d'électricité (RTE), ont été réalisés. Il ne s'agit pas d'une prévision mais d'une projection de trajectoire pour atteindre une cible. Ce n'est pas une tendance naturelle. Que signifie une société décarbonée en 2050 et quels sont les scénarios pour y parvenir ?
En deuxième lieu, les émissions de gaz à effet de serre sont liées à ce que l'on produit sur notre territoire mais aussi à ce que l'on importe. En conséquence, réindustrialiser notre pays est une façon de contribuer à l'effort global de décarbonation, au-delà des autres avantages que cette politique peut procurer.
En troisième lieu, notre consommation finale d'énergie repose encore à 60 % sur des énergies fossiles, dont quasiment aucune n'est produite sur notre sol. L'enjeu est donc aussi de réduire notre dépendance à ces combustibles fossiles, ce qui revient à réduire notre dépendance géopolitique. Cela contribue aussi à la résilience des prix et à limiter les dégâts pouvant être causés à la biodiversité et à l'environnement par les dispositifs d'extraction de ces énergies.
Vous avez auditionné Thomas Veyrenc, qui a eu l'occasion d'exposer devant vous sa vision des choses et qui vous a présenté les Futurs énergétiques 2050. Il faut rappeler que ce document ne constitue pas une prévision fondée sur l'extrapolation des tendances passées : ce sont des scénarios alternatifs devant permettre d'atteindre un objectif. Trois messages généraux se dégagent de cette projection.
Premièrement, il faut baisser la consommation d'énergie, ce qui peut paraître contradictoire avec l'objectif de croissance économique. En fait, il n'y a pas nécessairement de contradiction mais il faut travailler à l'articulation de ces deux objectifs. Deuxièmement, il faut électrifier les usages de façon massive. Enfin, il faut produire des énergies renouvelables non électriques. Je n'insisterai pas trop sur ce dernier aspect aujourd'hui mais je voulais le mentionner, car on ne pourra pas tout faire avec l'électricité.
L'élément important est de baisser la consommation et de produire plus d'électricité. Cela veut dire, d'une certaine façon, consommer moins mais produire davantage sur le sol français, si l'on parvient à maîtriser cette production localement.
Cette transformation, consommer moins, produire plus d'électricité, doit venir de la demande : quoi que l'on produise, s'il n'y a pas de demande, nous serons confrontés à une difficulté en termes de signal-prix. Or la tendance ne va pas conduire naturellement la consommation à se transformer. Il faut une action volontariste pour inciter nos concitoyens, les entreprises et l'ensemble des acteurs de la société à électrifier les usages, à consommer moins, à réaliser des efforts d'efficacité, éventuellement de sobriété. C'est la raison pour laquelle nous avons besoin de points d'appui en termes d'action publique. Nous militons fortement, au Syndicat des énergies renouvelables, pour que cette transformation puisse s'opérer dans le cadre d'un dispositif législatif qui confirmerait la cible de décarbonation en 2050 et fixe quelques grandes lignes, tout en ayant conscience qu'on apprendra en marchant et que des ajustements seront à opérer en cours de route. Il importe au moins que l'on sache où l'on va.
Ce que j'ai exposé a commencé à trouver une forme de traduction à l'échelle nationale et européenne. À l'échelle nationale, c'est la Stratégie française « énergie-climat », définie à l'horizon 2035, prévoyant une baisse de 28 % de la consommation d'énergie et une croissance de la consommation d'électricité de 43 %. Elle fixe, par ailleurs, une augmentation encore plus forte de la mobilisation des bioénergies.
L'Union européenne n'a pas une ambition différente. Elle énonce, dans le cadre de la directive sur les énergies renouvelables, que l'Union européenne doit assurer 42,5 % de sa consommation finale d'énergie à partir de ressources renouvelables. Si je prends les chiffres présentés par le Gouvernement dans le cadre de la Stratégie française énergie-climat, j'arrive exactement aux mêmes grandeurs. Cette directive ne fixe absolument pas le mix énergétique de chaque État membre. C'est une forme de traduction des objectifs à atteindre collectivement pour décarboner notre économie.
Ces chiffres mis sur la table par le Gouvernement conduisent à faire passer, d'ici 2035, la consommation d'électricité de 460 TWh environ à 660 TWh. Pour y parvenir, nous avons la chance de disposer d'un parc nucléaire. Celui-ci a produit près de 400 TWh lors des bonnes années. Nous avons connu, en 2022, une très mauvaise année pour les raisons que chacun connaît. Nous sommes remontés à 320 TWh l'an dernier et l'objectif du Gouvernement ayant servi de base aux prévisions est une production d'environ 360 TWh. Il faut donc 300 TWh provenant d'autres sources. Environ 110 TWh proviennent aujourd'hui de sources renouvelables (l'hydroélectricité et les énergies renouvelables électriques). Ce chiffre doit augmenter pour arriver à 300 TWh, ce qui représente un quasi-triplement de la production d'électricité venant des énergies renouvelables d'ici 2035, sans que l'on puisse compter sur le parc nucléaire durant cette période - ce qui ne veut pas dire qu'il ne faille pas le renforcer ni augmenter la durée de vie des réacteurs.
Où sont nos marges de manoeuvre, si elles ne se situent pas dans le nucléaire ? Elles résident peut-être dans l'hydroélectricité. Force est cependant de constater, malgré l'attention que tout le monde porte à ce secteur, que la grosse hydroélectricité est contrainte par les questions juridiques que l'on connaît et que la petite hydroélectricité est très importante dans les projets de territoire, mais ne suffira pas à répondre aux enjeux au regard du volume global produit par cette source. Il reste le solaire et l'éolien terrestre, deux technologies qui sont maîtrisées, compétitives, à des degrés divers, en fonction de leurs conditions d'installation (particulièrement pour le solaire). C'est aujourd'hui la seule manière de répondre à l'augmentation prévisionnelle de la demande d'électricité.
Pour y parvenir, il y a des contraintes. Elles ne sont pas de nature industrielle. Elles sont pour partie réglementaires et s'entendent surtout en termes d'acceptabilité. Se dégager de la dépendance vis-à-vis des pays dont nous importons de l'énergie a, en effet, une contrepartie : nous devons la produire chez nous et les équipements de production sont visibles. Ils sont implantés dans les campagnes, ils ont un impact sur les paysages. Tout cela ne va pas de soi. Cela nécessite de la pédagogie. C'est là que le rôle des élus locaux nous paraît fondamental. La loi d'accélération des énergies renouvelables prévoit, à l'initiative de votre Assemblée, le dispositif des zones d'accélération, dont on regrette qu'il ne fasse pas l'objet, ces derniers temps, d'un soutien politique très fort, malgré la bonne volonté des élus qui souhaitent le mettre en place. Ce dispositif vise à faire en sorte que les élus reprennent la main sur ce développement, qu'ils intègrent les projets d'énergies renouvelables dans les stratégies territoriales et qu'ils en soient les acteurs, plutôt que de le découvrir a posteriori.
Je terminerai en soulignant que tout ceci ne vaut que si la demande d'électricité augmente. Si ce n'est pas le cas, nous aurons raté quelque chose : pour atteindre l'objectif de décarbonation et offrir à notre industrie de l'énergie décarbonée à un prix compétitif, seule l'électricité le permettra. Certes, le prix du gaz est aujourd'hui relativement peu élevé. Les signaux-prix envoyés par les marchés ne poussent pas spontanément à accélérer la transition. Un effort d'efficacité énergétique, sur un processus industriel, est amorti beaucoup plus vite qu'une transition du gaz ou du charbon vers l'électricité. Mais ce n'est pas parce que telle est la réalité du moment que ce sera aussi la réalité de demain. C'est la raison pour laquelle on ne peut parler de production ni de développement des énergies renouvelables sans avoir en tête l'action qu'il faut conduire sur la réorganisation de la demande pour atteindre l'objectif de décarbonation.
Les enjeux sont connus : préserver le plus possible le climat, permettre aux entreprises de se développer pour réussir la réindustrialisation de notre pays, protéger nos concitoyens d'une variabilité des prix de l'énergie, liée principalement à la nature importée de ces énergies et à notre dépendance à cet égard, en particulier vis-à-vis des pays producteurs de pétrole.
Sur ce dernier point, je rappelle qu'en 2022, la facture énergétique a représenté 116 milliards d'euros dans notre balance commerciale, ce qui est considérable.
Nous avons besoin d'une loi de programmation sur l'énergie. Elle devait être adoptée, au titre de la loi « climat et résilience », avant juillet 2023. Il faut s'y engager sans tarder, car l'ampleur de ces transformations et des obstacles à franchir nécessite un peu de consensus et de la visibilité.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Je passe la parole à M. Gioria.
M. Michel GIORIA, délégué général de France Renouvelables. - Merci M. le Président. Nous avons préparé quelques diapositives pour guider cette intervention. Je vous propose de dresser rapidement la carte d'identité de l'éolien en France, sur terre et en mer. L'éolien en France représente aujourd'hui 21 GW installés, répartis sur le territoire national. Environ la moitié des installations se trouve dans deux régions, Grand-Est et les Hauts-de-France. Nous assistons à un mouvement vers l'ouest et à des développements nouveaux vers la façade atlantique, notamment en Bretagne, en Pays de la Loire, en Normandie et dans une certaine mesure en Occitanie et en Centre-Val de Loire.
Du côté de la production, l'année 2023 a été remarquable, avec 50,7 TWh de production d'électricité. L'éolien constitue ainsi la deuxième filière de production renouvelable derrière l'hydraulique, qui représente aujourd'hui 58 TWh. En 2022, nous étions à environ 38 ou 39 TWh. Ces chiffres et la progression qu'ils indiquent ancrent la filière en termes de fiabilité et de contribution au système électrique.
La filière représente 28 200 emplois, dont environ 7 000 emplois pour l'offshore et 21 000 emplois dans l'éolien terrestre. Quatre des douze installations situées en Europe, produisant des composants d'éoliennes en mer, se trouvent sur le territoire national. C'est une vraie réussite, issue d'une politique de soutien structurée, entamée au début des années 2010. Il faut s'en féliciter et savoir faire vivre cette politique.
Il est très peu question des centres de maintenance mais il en existe une centaine sur le territoire, notamment dans les territoires ruraux. Nous rencontrons régulièrement des maires qui nous disent que ces centres de maintenance ont permis de stabiliser de jeunes foyers sur le territoire, de faire vivre des commerces et des activités ou de faire en sorte que les petits-enfants restent près des grands-parents, etc. Il y a de très beaux récits de vie et de territoire autour de ces centres de maintenance. Il faut également noter un nombre important de centres de formation, du CAP au niveau bac+5, puisque derrière tous ces emplois existent des compétences et des parcours professionnels. Ce sont aussi des dispositifs qu'il faut continuer de faire vivre.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Que veut dire « pourvoyeurs de données environnementales » (diapositive n°4) ?
M. Michel GIORIA. - Nos installations sont classées ICPE. Nous avons, dès lors, une obligation de suivi de l'impact environnemental de nos installations, ce qui se fait notamment au travers de recensements. C'est le cas en particulier pour la biodiversité : nous sommes l'un des principaux pourvoyeurs de données en la matière, ce qui est important pour le développement des connaissances et de la science.
La « PPE 2 » (programmation pluriannuelle de l'énergie) définit une trajectoire projetée à l'écran. En bleu (diapositive n°5) est représenté le rythme annuel. Si l'on prolonge le rythme actuel jusqu'en 2028, nous devrions être à 30,4 GW. Si l'on suit l'objectif de la PPE actuelle, nous devrions être à 34 GW. Nous évoquions tout à l'heure la Stratégie française « énergie-climat ». Les premiers travaux mis en consultation publique jusqu'au 22 décembre fixent un niveau de 30 GW à 35 GW à l'horizon 2030 et 40 à 45 GW à l'horizon 2035 (et non 2050 comme indiqué sur la diapositive).
Du côté de l'offshore, nous sommes essentiellement dans la mise en oeuvre des projets qui ont été sélectionnés en 2011 et 2014. Nous sommes très heureux que ces parcs (Saint-Nazaire et Saint-Brieuc) aient démarré. Puis viendront progressivement ceux de Fécamp, Dieppe-Le Tréport, etc. Il est à noter que nous aurons un « trou » de mise en service entre 2027-2028 et 2031 puisqu'aucun nouveau parc ne sera raccordé durant ces trois années. C'est la traduction de quelques hésitations passées et il est important que l'on puisse sécuriser ces trajectoires de développement pour donner la plus grande visibilité possible aux industriels.
L'objectif actuel de production de l'éolien offshore, à l'horizon 2035, est de 18 GW (objectif fixé dans le cadre du Pacte éolien en mer entre la filière et l'État en mars 2021). Nous insistons beaucoup sur cet objectif intermédiaire. On a souvent l'habitude, en France, de prendre des objectifs à l'horizon 2050. Néanmoins, si l'on ne suit pas les trajectoires régulièrement, il sera trop tard de s'en alarmer à la veille de 2050 : cela ne fonctionne pas, quelle que soit la filière, du point de vue industriel. Il est important d'avoir de la régularité dans le développement. C'est la raison pour laquelle l'objectif intermédiaire de 2035 est à nos yeux essentiel.
Du côté des coûts de production, sans entrer dans les coûts complets à ce stade, la tendance est à la baisse pour l'éolien terrestre. On passe de 88 à 53 euros HT par mégawattheure environ, avec une distinction entre les coûts d'investissement et les coûts d'exploitation et de maintenance. Comme pour toutes les filières, la crise du covid, celle de la logistique et la guerre en Ukraine, sans oublier la hausse des taux d'intérêt - notre secteur se finançant en partie par la dette, comme pour la quasi-totalité des investissements de production dans le domaine de l'électricité -), ont un impact sur le coût des projets. Il est d'autant plus important d'envoyer des signaux économiques permettant de différencier les coûts d'emprunt selon que les projets concernent des énergies décarbonées ou non, c'est-à-dire les énergies fossiles, de façon à maintenir une trajectoire d'investissements et la compétitivité de la filière.
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Ces coûts d'investissement intègrent-ils les coûts système ?
M. Michel GIORIA. - Non. Pour faire simple, selon l'ordre de grandeur établi par l'Agence internationale de l'énergie, un euro investi dans des moyens de production implique en contrepartie un investissement d'un euro dans le réseau. Cela varie selon les pays pour deux raisons. Dans d'assez nombreux pays, ce qui n'est pas le cas de la France, l'électrification des usages est beaucoup moins importante. En France, on a fortement développé le chauffage électrique, ce qui a permis de disposer d'un réseau bien maillé et de faire diminuer les coûts de réseau.
Par ailleurs, d'autres pays, notamment certains de nos voisins, sont arrivés à un niveau de saturation de leur réseau qui renforce encore les coûts de réseau. La France n'est pas dans ce cas. Cela nous montre qu'il est capital de conserver une capacité de planification et d'anticipation. Il existe un vrai savoir-faire français dans le développement du réseau, autour des questions de planification. Il faut mobiliser ce savoir-faire pour optimiser le coût de développement.
Vous voyez ensuite (diapositive n°9) les coûts de l'offshore de 2015 à 2022, hors réseau. Un exemple est fourni concernant le coût du réseau à Dunkerque, qui est l'avant-dernier projet attribué. Nous sommes à environ 44 euros le mégawattheure, avec un coût du raccordement de 10 euros par mégawattheure. On tutoie ainsi 54 ou 55 euros par mégawattheure, ce qui reste extrêmement compétitif aujourd'hui par rapport à toutes les filières décarbonées qui existent, même si l'on prend en compte le coût du raccordement.
En ce qui concerne l'éolien posé, la tendance à la décroissance des coûts est nette. Ce sont des parcs que l'on sait construire, qui sont opérés ailleurs en Europe et désormais en France, après les premières têtes de série qui ont été développées, notamment à Saint-Nazaire. Il faut s'intéresser aux coûts du premier appel d'offres sortant, le fameux AO5-Bretagne Sud dont nous attendons tous l'arrivée, afin de disposer d'une première référence.
La diapositive n°10 présente des fourchettes de coûts issues de différents scénarios (Agence internationale de l'énergie, Agence internationale des énergies renouvelables, Agence de la transition écologique (ADEME), RTE). Une tendance baissière se dessine nettement pour l'ensemble de ces fourchettes. Nous avons des fourchettes de prix validées par des projets concrets, ce qui est également important. Elles se rapportent à des technologies de production décarbonée qui sont parmi les plus compétitives.
Sur le plan environnemental, nos installations sont ICPE (« installations classées pour l'environnement »). Le bilan carbone se situe à environ 11 grammes de CO2. On considère qu'une énergie est décarbonée si l'on est en dessous de 40 grammes de CO2 par kilowattheure. Avec ce niveau de 11 grammes, nous sommes donc bien positionnés. Il faut aussi avoir à l'esprit la démarche « éviter, réduire, compenser », appuyée, en amont des projets, sur des études environnementales, de manière à connaître les impacts des installations à venir, faire évoluer les conceptions du parc pour éviter le plus possible ces impacts, mettre en oeuvre des mesures de réduction et de compensation.
Parmi les mesures de réduction figure le bridage. À titre d'exemple, concernant les parcs éoliens terrestres, pour éviter que les oiseaux ne soient pris dans les pales au moment des récoltes, des accords sont passés avec les producteurs pour que, pendant les périodes de moisson, les éoliennes soient à l'arrêt, afin d'éliminer cet impact environnemental.
Du côté du raccordement, nous avons un outil puissant, les S3REnR (schémas régionaux de raccordement des énergies renouvelables au réseau), pilotés par la délégation régionale de RTE. Vous voyez (diapositive n° 12) le taux de saturation de ces schémas par région. En vert figurent les régions dans lesquelles la marge est encore importante. En orange, il va falloir préparer la révision du schéma. En rouge figurent les régions pour lesquelles il faut accélérer cette révision et préparer la suite. Les coûts de raccordement sont répartis par quotes-parts en euros par mégawatt. Vous voyez la ventilation de ces coûts par région à ce jour. Selon la situation du réseau et la dynamique de projet, les coûts sont variables et assumés aujourd'hui par les producteurs.
La question industrielle est essentielle. La France n'est pas seule au monde. L'ensemble des pays développés (États-Unis, Chine, Japon, Corée du Sud, etc.) a engagé un mouvement très fort vers les énergies renouvelables, notamment pour soutenir les industries associées à ces énergies. Cela apparaît très clairement dans l'Inflation Reduction Act (IRA) aux États-Unis mais aussi en Chine, qui s'appuie sur un système planifié. Nous avons donc des compétiteurs très forts qui émergent. Si l'on ne veut pas substituer une tutelle asiatique sur les énergies renouvelables à la dépendance aux énergies fossiles, il est essentiel de ne pas refaire l'erreur qui a été faite pour le photovoltaïque, c'est-à-dire abandonner le soutien à notre industrie : l'expérience montre qu'il est extrêmement difficile de réanimer une industrie que l'Europe a perdue.
S'agissant des chaînes d'approvisionnement, la France dispose d'atouts partout où vous voyez de petits drapeaux sur la diapositive n° 14.
Enfin, les mécanismes de soutien des énergies renouvelables sont des amortisseurs sociaux. Nous l'avons vu durant la crise puisqu'ils ont permis de financer le bouclier tarifaire. Si d'autres énergies décarbonées font appel ou souhaitent mettre en place ce type de mécanisme, c'est aussi parce qu'ils sécurisent les investissements, autre objectif essentiel.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Je donne la parole à M. Fonio.
M. Joseph FONIO, président de RWE Renouvelables France. - M. le Président, M. le rapporteur, mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs, merci pour votre invitation. RWE n'étant pas encore très connu sur le marché français, il me paraît utile de situer rapidement notre société.
Nous sommes un énergéticien privé : nous construisons, exploitons et, le moment venu, démantelons des centrales électriques. Le groupe a 125 ans d'existence et compte environ 20 000 employés à travers le monde. Nous sommes l'un des plus grands producteurs d'électricité, notamment en Allemagne et au Royaume-Uni, où nous sommes le premier producteur. Nous sommes également un très gros producteur d'énergies renouvelables, en particulier d'énergie éolienne. RWE est notamment le quatrième plus gros producteur d'électricité de source éolienne et solaire aux États-Unis et en Europe. RWE est également le deuxième plus gros exploitant au monde de parcs éoliens en mer.
RWE est un groupe énergétique engagé dans sa propre transition énergétique : il a pris un engagement de sortie totale du charbon d'ici 2030 au plus tard et un engagement de neutralité carbone en 2040, porté essentiellement par le développement des énergies renouvelables. C'est un changement que nous avons largement mis en oeuvre puisqu'au cours des dix dernières années, le groupe a réduit de 60 % ses émissions de CO2, non pas en cédant ses activités carbonées, mais en réduisant l'exploitation des centrales ou en les fermant.
Aujourd'hui, RWE exploite 47 GW à travers le monde. C'est l'équivalent de 30 % de la consommation nationale d'électricité de la France aujourd'hui. Cette capacité doit être accrue, à l'horizon 2030, pour atteindre 65 GW, avec 14 GW d'éolien terrestre, 11 GW d'éolien en mer, 15 GW de solaire. Les 25 GW restants proviendront des flexibilités, notamment le stockage par batterie, le gaz et l'hydrogène, lequel devant bien sûr être produit par des capacités décarbonées.
Tout ceci représente des investissements colossaux. Le groupe RWE a investi ces deux dernières années 20 milliards d'euros dans ces nouvelles capacités. Il a pris l'engagement d'investir 55 milliards d'euros, entre 2024 et 2030, pour mettre en oeuvre ce plan. En France, RWE est un nouveau venu : nous sommes entrés sur le marché fin 2020 via le rachat d'un portefeuille de développement de projets éoliens terrestres. Nous n'avions alors que 60 salariés. Nous en avons aujourd'hui 250 et nous continuons de recruter fortement sur le territoire. Notre agenda est exclusivement tourné vers les énergies renouvelables (éolien terrestre, éolien en mer, solaire, stockage).
Nos capacités d'exploitation en France sont encore relativement modestes, avec 185 MW d'éolien terrestre, puisque nous venons d'arriver sur le marché. Nous faisons déjà partie, néanmoins, des sociétés les plus actives dans le développement des projets éoliens. Nous sommes notamment sur le podium des sociétés qui se voient accorder le plus grand nombre de permis au cours des trois dernières années, pour des parcs éoliens terrestres et parmi les trois principaux lauréats des appels d'offres pour les compléments de rémunération alloués par la Commission de régulation de l'énergie (CRE).
Nous visons une capacité de 1 GW d'éolien terrestre en service d'ici la fin de la décennie et un volume équivalent pour le photovoltaïque. Nous nous positionnons sur tous les appels d'offres de l'éolien en mer, dont nous sommes le deuxième acteur mondial. Nous espérons bien que ce développement passera aussi par la France.
L'ampleur de nos objectifs nous oblige à nous doter d'une vision « marché » et à analyser tous les facteurs de succès ou de tension pour le développement des énergies renouvelables et pour la transition énergétique. Nous avons adopté, en France, le statut de société à mission, qui nous permet de développer les axes suivants : le soutien de l'industrie - de nombreux industriels français souhaitent opérer leur transition vers les énergies renouvelables et soutenir l'innovation -, le partage de valeurs locales, qui est fondamental pour l'intégration locale des projets, le partage de savoirs, en créant de nombreux emplois et en formant aux métiers des énergies renouvelables, ainsi que la concertation et la co-construction avec les acteurs locaux pour le co-développement des projets et l'excellence environnementale.
Nous venons ici apporter le témoignage industriel, terre à terre, d'un acteur international à même de porter un regard comparatif sur différents marchés, puisque nous sommes présents sur l'essentiel des marchés européens.
Dans l'éolien terrestre, une question prépondérante est celle de l'acceptation à l'échelon local. L'identification des zones d'accélération, telle que définie dans la loi d'accélération des énergies renouvelables, démarre très timidement. Pour les élus locaux de petites communes rurales, ce mécanisme est très difficile à prendre en main et j'aimerais avoir l'occasion d'expliquer la façon dont cela fonctionne sur le terrain. Pour accompagner les élus et pour qu'ils puissent porter ces projets et pour favoriser le partage de valeur local, un certain nombre d'outils et de pratiques fonctionnent très bien.
Un autre sujet est celui des contraintes liées aux radars militaires, qui sont présentes sur 70 % du territoire en France. Il existe aujourd'hui des solutions de radars militaires de compensation auxquelles nous travaillons.
Les procédures de développement sont très longues en France. Nous ne parlons pas seulement des délais d'instruction mais aussi des contentieux, qui prennent des années, car les tribunaux sont engorgés. En outre, malgré le travail remarquable d'Enedis et de RTE, il existe encore des zones blanches dans lesquelles les raccordements mettent parfois plus de cinq à sept ans à se mettre en place. Cela concourt, dans les zones à plus fort potentiel de développement, à ralentir l'installation et des acteurs comme nous sont contraints de financer les nouveaux postes électriques afin d'accélérer leur déploiement.
Nous disposons en tout cas d'un très fort potentiel, notamment grâce aux progrès de la technologie. Michel Gioria mentionnait les améliorations du point de vue du coût de production mais il faut également noter que les éoliennes sont de plus en plus puissantes et efficaces. Ainsi, pour passer de 21 GW, qui correspond à la puissance installée aujourd'hui, à 40 GW, comme le prévoit la Stratégie française « énergie-climat », nous n'aurions besoin, selon toutes les projections, que de 12 000 éoliennes au total, alors qu'il en existe déjà 9 500. Alors que ces dernières années, on a installé 500 nouvelles éoliennes par an en France, il suffirait donc d'en installer 200 nouvelles chaque année pour atteindre cet objectif.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Je rappelle que l'objectif principal de ces auditions porte sur les coûts de production et les prix. Je donne la parole à M. Peysson.
M. Pierre PEYSSON. - RWE a en service 19 parcs éoliens en mer. Nous sommes numéro deux mondial. Nous avons donc accumulé une grande expérience depuis vingt ans. Nous avons également 19 parcs en développement, dont deux sont en construction. Nous sommes présents dans différents pays et les régulations mises en place par ceux-ci diffèrent selon les cas. Il y a de bons, et de moins bons exemples. Nous avons un certain nombre de propositions qui permettraient certainement d'améliorer le cadre de développement de nos projets en France. Nous sommes totalement neutres du point de vue technologique : nous travaillons à la fois sur l'éolien en mer « posé », où les fondations touchent le sol, et sur l'éolien flottant, pour lequel nous avons investi dans deux démonstrateurs, en Norvège et en Espagne.
En France, nous sommes partis de zéro il y a trois ans. Nous avons monté une équipe de 50 personnes. Le groupe compte aujourd'hui 2 000 personnes et nous nous positionnons sur l'ensemble des appels d'offres en cours, qui représentent une capacité d'environ 6 GW.
Nous avons une équipe de développement importante, car, au-delà des appels d'offres, il y a des fondamentaux : un bon projet est un projet de territoire. Il y a de nombreux échanges avec les territoires afin de s'assurer que nous ne rencontrons pas de difficultés dans la mise en oeuvre des projets.
Cela fait dix-sept ans que je suis présent dans le secteur de l'éolien en France. J'ai participé à l'ensemble des appels d'offres et j'ai pu constater la manière dont les lois ont été mises en oeuvre. Nous avons un système très robuste, avec un complément de rémunération symétrique indexé, ce qui me paraît un cadre extrêmement intéressant pour permettre aux opérateurs d'assumer leurs risques sur des durées longues.
Une visibilité est donnée à l'horizon 2050, avec un point de passage intermédiaire en 2035. Cela n'existait pas il y a quelques années ; c'est aussi un élément très précieux.
Ce qui manque un peu, de mon point de vue, c'est l'aspect opérationnel de la réalisation de ces objectifs. Nous allons bientôt discuter de la programmation pluriannuelle de l'énergie. S'agissant de la réforme des cahiers des charges, nous constatons aussi de fortes différences en termes de compétitivité entre les prix attribués aux projets offshore en France et en Europe, pour les mêmes technologies. Nous nous interrogeons quant à ce décalage.
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Je vais rebondir sur ce que vous venez de dire. Il est vrai qu'il est un peu surprenant d'observer une tendance baissière en France et une tendance haussière en Europe. Pensez-vous, M. Nyssen, qu'une coopération européenne s'enclenche dans ce domaine ? A-t-elle déjà eu lieu ? Il existe des projets dans différents pays mais on n'a pas le sentiment qu'il existe une réelle coopération en la matière. L'Europe énonce un certain nombre d'objectifs et de contraintes mais travaille-t-elle à la construction d'une filière européenne, plutôt que la juxtaposition de filières nationales ? Je suis assez surpris de constater que les politiques européennes sont souvent assez limitées en la matière.
Nous sommes effectivement intéressés avant tout par les prix, même si la santé de vos entreprises et vos projets d'investissement constituent évidemment des sujets importants. Notre préoccupation centrale est la capacité du pays à disposer d'un système électrique qui fonctionne et qui ne soit pas trop tendu, car on a le sentiment aujourd'hui qu'il est assez tendu. Un autre enjeu est de maintenir un taux très élevé de décarbonation du système.
Nous cherchons également à en connaître les coûts. Vous dites qu'il y a un système robuste en France, avec des prix garantis. On voyait, parmi les données que vous avez projetées, un coût de 53 euros par mégawattheure pour l'éolien terrestre et 44 euros par mégawattheure pour l'éolien en mer. L'éolien coûterait donc moins cher en mer que sur terre, ce qui m'interpelle un peu. Vous avez également mentionné un coût de raccordement de 10 euros par mégawattheure, alors que la carte de l'éolien terrestre présente des coûts de raccordement nettement supérieurs. L'éolien en mer paraît donc beaucoup moins cher que l'éolien terrestre. Le confirmez-vous ? L'éolien en mer donne également lieu à des protestations mais je voudrais pour l'instant me situer sur le seul plan des coûts.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Je n'ai pas compris vos tableaux présentant différentes courbes mettant en évidence des écarts très importants. Un éclairage complémentaire sur ce point serait donc bienvenu.
M. Jules NYSSEN. - Je vais vous répondre à propos de la dynamique européenne. L'Union européenne a été bâtie sur une logique de marché et d'ouverture à la concurrence. Transformer cet ADN est compliqué. Contraint et forcé, dans une certaine mesure, on s'est rendu compte des fragilités du tissu industriel européen à travers les crises que nous avons traversées. Cela a suscité un certain nombre d'évolutions. Dans le domaine des industries stratégiques, qui sont nombreuses autour de l'énergie, un mouvement s'est enclenché, un peu en réaction à l'Inflation Reduction Act américain, avec la proposition de règlement européen sur l'industrie « zéro émission nette » (NZIA). Ce règlement est quasiment adopté, puisque le vote du Parlement européen semble acquis et devrait intervenir avant les élections européennes. Ce dispositif pose des règles du jeu un peu différentes, permettant notamment d'appliquer dans les mécanismes de soutien public, dont les appels d'offres, des critères dits de résilience, qui garantissent que nous ne soyons pas dépendants, pour la construction de nos systèmes énergétiques, de pays qui détiendraient plus de 50 % de l'offre mondiale et pourraient ainsi jouer un jeu disproportionné. Cela ne s'appelle pas du protectionnisme. On prend le problème à l'envers, me semble-t-il. Ce règlement, s'il est un peu décevant du point de vue de son ambition globale, autorise chaque État membre de l'Union européenne à mettre en oeuvre des dispositions plus dures que les dispositions minimales qu'il prévoit.
S'agissant de l'éolien, il existe une industrie européenne. Dans l'éolien en mer, elle est même en grande partie française, puisque quatre des douze usines existant en Europe se situent sur le sol français. La question est de savoir comment nous la protégeons d'une concurrence déloyale qui est essentiellement le fait de concurrents chinois. Ceux-ci bénéficient, en effet, de mécanismes de financement de leur production peu transparents, qui leur permettent de soumettre des offres contre lesquelles les industriels européens ne peuvent pas lutter. Le règlement NZIA devrait permettre de construire un certain nombre d'outils de protection. La présidente de la Commission européenne a mis en avant un plan d'action pour défendre l'industrie éolienne, ce qui semble traduire une véritable prise de conscience.
Au-delà de l'industrie elle-même, l'enjeu porte aussi sur les composants qu'elle utilise, de façon à s'assurer que l'ensemble de la chaîne de valeur est résiliente. Le marché étant porteur, le potentiel existe de manière indiscutable pour offrir un développement à ces entreprises. La dynamique européenne existe donc bel et bien, mais il incombe à chaque État membre de la mettre en oeuvre de façon volontariste.
M. Michel GIORIA. - Effectivement, un mouvement européen s'est amorcé. Il est important qu'il soit complété sur une dimension essentielle qui a trait aux volumes. Aujourd'hui, les objectifs européens prévoient d'installer, par exemple, 30 GW d'éolien terrestre par an sur le territoire européen. L'an dernier, nous en avons installé 16 GW, contre 15 GW l'année précédente. Certes, on progresse mais il faut donner de la visibilité sur les volumes à l'ensemble des industriels européens. Lorsqu'on accepte ou qu'on refuse un projet, cela a des conséquences sur l'industrie européenne. Aujourd'hui, ce n'est pas envisagé ainsi. Un service déconcentré de l'État chargé des services ICPE et des questions de motorisation ne fait pas actuellement le lien entre l'acte d'autorisation et la conséquence industrielle de son choix. Ce sont des éléments qu'il faut réussir à rapprocher. De ce point de vue, le rapatriement de l'énergie à Bercy constitue un élément essentiel. Il faut maintenant que, dans l'impulsion donnée au niveau français, le lien soit fait, au sein des services déconcentrés de l'État, entre la politique industrielle définie et les autorisations de projets. Cela permettra aussi la rationalisation du type d'éoliennes produites, étant entendu que plus vous rationalisez une chaîne de production, plus la santé financière de l'industrie sera optimisée.
M. Jules NYSSEN. - Joseph Fonio évoquait tout à l'heure les contraintes. Nous sommes soumis à des contraintes de distance au sol plus importantes que chez nos voisins et on ne peut pas monter aussi haut. C'est un peu comme si les oiseaux volaient plus haut et les avions plus bas ! Cela limite le diamètre des rotors et la puissance des turbines. Bientôt, il n'y aura plus que des éoliennes chinoises dans le catalogue des producteurs. La réglementation qui s'impose aujourd'hui à l'éolien terrestre nuit au développement de l'industrie européenne, car nous sommes le seul pays qui maintient des contraintes de cette nature.
M. Michel GIORIA. - Ce point est effectivement essentiel. En ce qui concerne les coûts de l'offshore, nous sommes dans une tendance baissière. Les premiers parcs actuellement en cours de construction, sélectionnés en 2011 et 2014, ont fait l'objet d'une renégociation tarifaire en 2018, avec un tarif qui tourne aujourd'hui autour de 150 euros par mégawattheure. Ces parcs seront construits jusqu'en 2026.
Le parc de Dunkerque, sélectionné en 2019, a été choisi avec un tarif de 44 euros par mégawattheure. Trois facteurs expliquent cette chute de 150 à 44 euros par mégawattheure. Le premier est la taille des éoliennes. Nous avons à Saint-Nazaire des éoliennes de 6 MW. L'installation qui sera construite à Dunkerque tournera autour de 15 MW, soit une multiplication par plus de deux de la puissance de l'éolienne, ce qui contribue à l'optimisation du prix.
Le deuxième facteur est un effet d'apprentissage du point de vue de l'organisation des chantiers, de la logistique à terre (au sein des ports), du coût de location des bateaux et de la formation de salariés. Cela permet également d'obtenir un coût beaucoup moins élevé.
Enfin, un pari a été fait et a réussi : le prix de 150 euros était adossé à un engagement de sécurisation des sites de production sur le territoire national et cela a été fait. Les usines de Saint-Nazaire, du Havre et de Cherbourg ont été sécurisées. C'était une filière naissante en 2011. En 2014, un accord a été passé pour construire des têtes de série et, grâce à elles, sécuriser une base industrielle française. Ce fut visionnaire. Il me paraît très important de le rappeler. Rien n'est acquis du point de vue industriel. Nous le savons par l'expérience d'autres filières industrielles. Il faut savoir faire vivre et grandir ces acquis.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Pouvez-vous préciser la notion de sécurisation que vous évoquez ? Que recouvre ce terme pour vous ?
M. Michel GIORIA. - Il s'agit de donner de la visibilité sur les volumes pour que les commandes arrivent.
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Comment fait-on pour garantir les commandes ?
M. Michel GIORIA. - Pour l'éolien en mer, c'est l'État qui a la main : c'est lui qui passe les appels d'offres et organise la planification en mer. Entre 2028 et 2031, aucun parc ne sera construit. Les usines qui se trouvent sur le territoire national vont donc devoir fonctionner, durant ces trois années, avec l'export. C'est un beau défi industriel. Cela veut dire que les entreprises qui ont fait le pari de la maison France doivent faire un pari de compétitivité. Certaines d'entre elles exporteront vers les États-Unis, d'autres au Royaume-Uni et d'autres encore vers des parcs européens.
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Quel délai sépare la prise de décision de la construction et la mise en service d'une installation d'éolien en mer ? Quel est le délai pour l'éolien terrestre ?
M. Michel GIORIA. - Pour l'offshore, cette durée est aujourd'hui de onze ans. L'objectif est de revenir à six ou sept ans. La loi d'accélération des énergies renouvelables et l'exercice de planification en mer qui est en cours doivent y contribuer. En ce qui concerne le terrestre, nous sommes autour de sept ans, alors que la moyenne européenne se situe à quatre ans. Là aussi, la loi d'accélération des énergies renouvelables doit permettre de faire évoluer les choses, notamment dans le cadre des zones d'accélération que Jules Nyssen évoquait, et en favorisant l'anticipation des investissements.
M. Joseph FONIO. - Pierre Peysson et moi souhaiterions apporter un éclairage concret sur ces aspects. On ne peut pas dissocier l'aspect économique de l'aspect technologique. Le premier facteur permettant la baisse des courbes de prix est l'augmentation des puissances et des volumes de production.
Aujourd'hui, la puissance moyenne d'une éolienne terrestre, en France, selon des données internes, est inférieure à 5 000 watts. Dans les pays voisins (Italie, Pays-Bas, Pologne, Espagne, Royaume-Uni, Allemagne, etc.), nous sommes plutôt dans une tranche de 6 000 à 7 000 watts. Ce sont des technologies plus modernes et plus productrices. Les parcs éoliens sont aussi plus petits en France.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Quel est le lien entre ces éléments et les caractéristiques du vent dans les régions considérées ? Je suppose que la taille des éoliennes tient également compte des couloirs de vent. Tous les territoires ne sont pas équivalents et il faut comparer des choses comparables.
M. Joseph FONIO. - Une éolienne plus puissante a de plus grandes pales, ce qui permet de mieux capter le vent dans des zones moins ventées. Une éolienne qui capte bien le vent dans des zones peu ventées fonctionnera d'autant mieux dans des zones très ventées. C'est la raison pour laquelle Michel Gioria et moi disions qu'il y a une assez faible corrélation entre la taille des éoliennes installées et les caractéristiques des couloirs de vent. D'une manière générale, la technologie évolue, depuis vingt ans, vers des installations plus puissantes et plus efficaces et cette évolution se poursuit. Je pourrai vous transmettre les chiffres. Il existe un réel décalage entre la France et les pays voisins du point de vue de la puissance des éoliennes installées, en raison de la longueur de la procédure des développements et de la taille unitaire des projets. Il existe donc une marge de progrès. Il suffirait de raccourcir ces procédures pour pouvoir capter les bénéfices de ces progrès technologiques.
M. Didier MANDELLI. - Vous avez évoqué à plusieurs reprises la loi d'accélération des énergies renouvelables, dont j'étais rapporteur pour la commission « développement durable » du Sénat. Je ne vais pas revenir sur les questions de planification ni sur les zones d'accélération. Ma question portera essentiellement sur la fiscalité des énergies renouvelables. Nous avions décidé, dans le cadre de l'examen du texte, de ne pas aborder les questions de fiscalité, sans concertation préalable avec les élus locaux. Lorsqu'on parle d'imposition forfaitaire des entreprises de réseaux (IFER) et de répartition, le sujet est tout de même assez sensible. Je ne reviendrai pas non plus sur l'éolien terrestre. En ce qui concerne l'offshore, il existe aujourd'hui une clé de répartition, pour la zone inférieure aux douze miles nautiques, entre les collectivités locales, la pêche, la biodiversité, via l'Office français de la biodiversité (OFB) et la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM).
Ma question porte sur ce qui sera, demain, « prioritairement installé », selon le texte, dans la zone économique exclusive. Pour l'heure, la répartition du produit de la fiscalité - qui n'existe pas encore- n'est pas prévue, même si le ministre Berville a déjà fait des annonces, ainsi que le Président de la République, quant à des centaines de millions d'euros d'ores et déjà accordés aux uns ou aux autres, notamment aux pécheurs, sans aucune base juridique ni financière, puisque les fonds n'existent pas.
Quelle est la part de la fiscalité à venir et de celle existante, pour l'éolien offshore, dans le coût final de l'électricité pour le consommateur, en termes de coût du mégawatt ? Je rappelle que la taxe éolienne est de quasiment 20 000 euros par mégawatt. Pour un parc comme celui de Saint-Nazaire, cela représente environ 10 millions d'euros. Quel est l'impact final sur le coût du mégawatt ? Pour un coût de 150 euros par mégawattheure, cela représente sans doute peu. Si l'on est à 40, ce n'est pas la même proportion. RWE a des parcs dans de nombreux pays. Pouvez-vous nous dire si, dans d'autres pays, la fiscalité est de même niveau ?
M. Daniel SALMON. - On dit toujours qu'il ne faut pas opposer le nucléaire et le renouvelable mais nous parlons de coûts. Vous avez présenté des coûts inscrits dans une tendance baissière et déjà nettement inférieurs à ceux du nucléaire, d'autant plus qu'ils viennent de croître de 30 % sans crier garde, et ce n'est qu'un début !
Évidemment, à la différence du nucléaire, le mégawattheure produit par les énergies renouvelables n'est pas franchement pilotable. On doit donc y intégrer les questions de stockage et de flexibilité. Lorsqu'on a fait ces calculs, à combien estimez-vous le prix global d'un mégawattheure éolien, terrestre ou offshore ?
M. Nyssen, vous avez écrit récemment qu'on avait, en France, « l'énergie renouvelable honteuse ». Pouvez-vous préciser cette analyse ?
Mme Denise SAINT-PÉ. - J'avoue que je suis un peu perdue sur la question des coûts. De plus, je n'avais pas intégré la nécessité de tenir compte du coût du développement industriel, ce qui représente pour moi une nébuleuse. Ma question sera donc simple. Sur les trois paramètres que sont les coûts, la performance, et l'acceptabilité sociale, j'aimerais votre analyse, à chacun, pour l'éolien terrestre, l'éolien en mer posé et l'éolien en mer flottant.
M. Jules NYSSEN. - J'ai effectivement dit que nous avions, en France, « l'énergie renouvelable honteuse ». J'ai tenu ce propos après que l'on ait découvert l'avant-projet de loi sur la souveraineté énergétique et son article 1, qui a disparu. Il était en contradiction totale avec la Stratégie française « énergie-climat » en faisant reposer l'ensemble de la transition énergétique, y compris la consommation, sur le nucléaire. Comme je l'ai dit tout à l'heure, le parc nucléaire est important. C'est un atout français qui nous confère un avantage par rapport à d'autres pays qui n'en disposent pas mais il ne suffira pas à résoudre les questions que j'ai rappelées tout à l'heure. Tel était le sens de ce propos. Le texte du projet de loi me semblait traduire une difficulté à assumer le développement raisonnable et nécessaire des énergies renouvelables au regard de l'équilibre à atteindre. Aujourd'hui, le titre I a disparu mais nous sommes toujours en manque d'un discours politique réaffirmant des éléments qui semblent par ailleurs faire consensus, y compris chez les différents experts que vous avez certainement eu l'occasion d'auditionner ici.
En ce qui concerne les coûts, je voudrais tout de même réagir à ce qu'a dit Mme Saint-Pé. Évidemment, l'acceptabilité sociale demeure un problème. Tout dépend néanmoins des avantages que l'on met dans la balance : au-delà des coûts, il faut considérer le service collectif. Nous avons besoin de faire de la pédagogique à ce sujet. Demandez à l'un de nos concitoyens s'il est d'accord pour qu'une éolienne soit installée en face de chez lui. La réponse, à 99 %, sera non. S'il y a une perception collective du caractère indispensable de la production de cette éolienne pour l'équilibre global du système, peut-être la réponse sera-t-elle « oui, mais ». Il est difficile de faire cet exercice, car l'impact individuel est disproportionné par rapport à la perception du bénéfice collectif. Ce ne sont pas des éléments qui sont monétisés.
S'agissant de l'éolien terrestre, il me semble que nous sommes face à des éléments tout à fait compétitifs. Une discussion a eu lieu récemment entre EDF et l'État français pour discuter des niveaux de prix d'électricité à partir desquels EDF pourrait être écrêtée au titre de la contribution universelle, de façon à opérer une redistribution vers un certain nombre de consommateurs. L'écrêtement débuterait autour de 78 euros. Les coûts présentés se situent parfaitement dans cette norme et correspondent aux coûts du marché à terme de l'électricité. Il n'y a donc rien d'extraordinaire et nous sommes dans une situation de production tout à fait compétitive à l'échelle de la plaque européenne.
Pour l'éolien terrestre, comme pour le solaire d'ailleurs, les installateurs et le coût de production intègrent le coût de raccordement. Lorsqu'on vient se connecter au réseau, l'on paie une quote-part au titre du S3REnR. L'autre partie est payée par le Tarif d'Utilisation du Réseau Public d'Électricité (TURPE), c'est-à-dire par l'usager. Mais chaque producteur d'énergie renouvelable paie cette quote-part qui est incluse dans le prix.
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Le TURPE est-il intégré dans vos coûts de production ? Vous dites qu'il est payé par le consommateur mais c'est tout de même un coût. Je trouverais gênant de ne pas en tenir compte.
M. Jules NYSSEN. - On peut en tenir compte mais on ne peut pas l'intégrer dans le coût de production et le prix de rachat de l'électricité produite par une éolienne ou un panneau solaire.
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Cela se discute.
M. Jules NYSSEN. - Le raisonnement vaut aussi pour les électrons qui sortent du parc nucléaire. Cela vaut pour tout système de production. Pour ce qui est spécifiquement de l'impact réseau, un élément nouveau sur le réseau génère le paiement d'une quote-part, donc un financement nouveau. Une consultation est en cours sur ces questions. Peut-être conduira-t-elle à réviser tout cela. Une discussion a lieu de toute façon en permanence quant au volume de la quote-part que les gens acceptent de payer à l'échelle de chaque région. C'est un exercice assez décentralisé.
En ce qui concerne l'éolien en mer, une discussion a effectivement lieu sur le produit de la taxe. Si l'électricité produite par les installations éoliennes en mer n'est rachetée que par des mécanismes de soutien de type CfD, nous serons un peu dans un jeu à somme nulle : augmenter la fiscalité d'un côté se retrouvera dans le prix de l'autre côté.
Si l'on autorise les producteurs à vendre une partie de la production par l'intermédiaire de contrats bilatéraux (PPA), le montant de la taxe joue sur la compétitivité de l'électricité produite. C'est la raison pour laquelle nous avons, à plusieurs reprises, attiré l'attention de nos interlocuteurs sur l'écart de taxation pour l'éolien en mer, par rapport à qui est pratiqué pour l'éolien terrestre. Cela représente une ressource qui n'existe pas aujourd'hui mais dont on sait qu'elle existera demain. Face à cela, des besoins peuvent être couverts (sécurité maritime, investissement dans les ports, restructuration et régénération de la pêche...). Il y a aussi des problèmes juridiques, car le produit d'une taxe est de l'argent public. Si celui-ci est redistribué vers des activités économiques, cela peut être considéré comme une aide d'État par la Commission européenne. Ces sujets sont en discussion. Je crois qu'il existait un certain consensus pour ne pas ouvrir ce sujet trop tôt sous l'angle de la loi de finances afin de se donner le temps de la réflexion quant à la répartition et aux formes que pourrait prendre cette contribution, compte tenu des enjeux que je viens d'indiquer.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Vous en appelez, si je comprends bien, à une PPE, voire à une Stratégie française « énergie-climat » actualisée : aujourd'hui, avec ces deux outils, nous n'avons rien de définitif. Nous n'avons même pas pu en discuter au Parlement. Cela impacte fortement la question de la planification, dont vous avez évoqué des répercussions industrielles négatives et non négligeables.
M. Jules NYSSEN. - Tous les acteurs raisonnables du monde de l'énergie, y compris ceux de la filière du nucléaire, ont besoin de cette planification afin de savoir vers quels grands équilibres on se dirige pour demain. Ce que nous avons souligné pour l'éolien en mer, en termes de logique industrielle, vaut aussi pour le nucléaire. Qu'est-ce qui garantit que les investissements considérables que nous nous apprêtons à faire dans les nouvelles centrales ont un sens, s'il n'y a pas une stratégie qui définit une trajectoire à terme ? C'est un problème du temps long.
La commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur la perte de souveraineté énergétique de la France - qui n'a sans doute jamais vraiment existé -, tirant les enseignements de plusieurs décennies de politique énergétique, a souligné la nécessité d'agir dans la transparence et de planifier. Il nous paraît essentiel que le Parlement s'empare de cet enjeu. Nous avons besoin d'une loi qui fixe de grandes perspectives. Il en découlera une PPE, laquelle constitue un acte réglementaire qui doit être la traduction de la loi. Pour l'heure, la PPE s'arrête en 2028. Cela fait déjà deux ans que nous devrions avoir une nouvelle programmation de cinq ans. 2028, c'est demain matin. Or il n'y a plus d'appels d'offres qui peuvent être passés au-delà de cette période.
M. Michel GIORIA. - Vous mettez le doigt, monsieur le président, sur un élément essentiel, le lien entre politique industrielle et planification. Tout échec de planification, en termes de visibilité, aboutit à des accidents industriels. Il n'y a pas de secret. C'est valable pour toutes les composantes du système électrique, la production, les réseaux, ou la consommation. Lorsqu'on dit aux industriels de l'automobile qu'il faut basculer vers l'électrique, les enjeux sont les mêmes. La Chine nous le rappelle brutalement. La Chine planifie extrêmement bien et cela donne la réussite industrielle que l'on connaît. La Stratégie français « énergie-climat », qui a été mise en consultation jusqu'au 22 décembre 2023, constitue une bonne base de travail. Il faut maintenant la traduire et la sécuriser afin que l'ensemble des acteurs du système électrique notamment puissent s'en servir comme référence pour les investissements.
Comme le montrent d'autres exemples de politiques publiques, le défi de l'acceptabilité est remporté lorsqu'on s'appuie sur un récit de politique publique solide. Ce récit existe : on développe les énergies décarbonées, notamment l'éolien terrestre et en mer, pour organiser la réduction programmée de la consommation d'énergies fossiles de la France. Celles-ci représentent encore 60 % de la consommation d'énergie dans notre pays, soit 116 milliards d'euros. Il me semble important d'avoir, dans le dispositif de pilotage de la politique énergétique, un observatoire de la réduction progressive de la consommation d'énergies fossiles du pays. Si l'on parvient à créer ce lien fort, dans l'esprit de chacun de nos concitoyens, la manière dont on regardera un panneau solaire, une centrale nucléaire, une éolienne, un transformateur ou un barrage hydraulique, sera complètement différente. Je rapatrie la consommation d'énergie sur le territoire national et je suis fier de produire l'électricité dont j'ai besoin. Il faut ancrer cela dans le récit de politique publique. La guerre en Ukraine nous rappelle malheureusement le drame de notre dépendance aux énergies fossiles. Cela me paraît essentiel, y compris dans le débat autour de la Stratégie française « énergie-climat ».
M. Franck MONTAUGÉ, président. - J'appelle cela le grand récit mobilisateur dont notre pays et sa population ont besoin. Je ne comprends pas, à cet égard, l'annonce du Premier ministre, Gabriel Attal, qui vient de s'asseoir sur la planification écologique mise en place par son prédécesseur, Elisabeth Borne, avec pour cheville ouvrière M. Pellion, qui avait réalisé un excellent travail. Cela me paraît contradictoire avec la nécessité d'un grand récit que vous soulignez.
M. Michel GIORIA. - Faites de cette commission d'enquête le lieu où l'on rappelle cela. C'est déterminant.
Je reviens à la question des coûts. Vous voyez à droite (diapositive n°12) la carte de France présentant les quotes-parts par mégawatt. Lorsque vous êtes un producteur d'énergies renouvelables, et notamment un producteur d'éolien terrestre, lorsque vous raccordez un projet au réseau, vous devez payer ces montants (20 euros par mégawatt en Bretagne, 75 euros par mégawatt dans les Hauts-de-France, etc.). Ces montants sont inclus dans le prix que vous proposez dans le cadre de la réponse aux appels d'offres. Ce coût varie en fonction de la dynamique de projets sur le territoire et des investissements nécessaires au renforcement du réseau. Ces paramètres sont cadrés par les S3REnR (schémas régionaux de raccordement des énergies renouvelables au réseau), pilotés par RTE et révisés environ tous les cinq ans. La loi d'accélération des énergies renouvelables a ouvert un horizon de planification à quinze ans afin d'anticiper les études et les investissements, ce qui est essentiel.
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Quelle est la source de ces cartes ?
M. Michel GIORIA. - Elles sont établies par RTE.
En ce qui concerne l'éolien en mer, la situation est un peu différente, puisque seul RTE tire le réseau. Il existe un enjeu majeur de réussite de l'exercice de planification dans la mesure où celui-ci doit constituer un moyen d'optimiser la visibilité des investissements sur le réseau. Si l'on décide de créer un parc ici, puis, trois ans plus tard, un autre à côté, sans visibilité, RTE va devoir multiplier les raccordements d'une façon qui n'est pas optimale. Si vous prévoyez d'emblée dans un horizon de dix ans la création de deux parcs, cela permet de rationaliser les raccordements par RTE, avec le bon dimensionnement, en optimisant les coûts.
Je reviens aux graphiques sur lesquels vous souhaitiez avoir des précisions (diapositive n°10). Vous voyez à gauche les courbes pour l'éolien terrestre, au milieu celles de l'éolien en mer posé et à droite celles de l'éolien en mer flottant. Nous avons volontairement pris l'ensemble des travaux français et internationaux pour élaborer des fourchettes. Il y a trois éléments à retenir de ce travail. En premier lieu, la filière la moins mature aujourd'hui est celle de l'éolien en mer flottant. Le nombre de parcs existant au plan mondial est encore réduit. Le plus gros parc, dans ce domaine, représente environ 100 MW. Saint-Nazaire représente 500 MW et un parc éolien en mer posé avoisine 1 000 MW. Il s'agit donc, pour l'instant, en ce qui concerne l'éolien en mer flottant, de démonstrateurs précommerciaux qui génèrent des coûts plus élevés. Il est critique de donner de la visibilité à cette filière afin de permettre la décroissance des coûts.
L'éolien en mer posé et l'éolien terrestre sont dans des fourchettes de compétitivité assez proches. Récemment, dans l'éolien en mer posé, de très bonnes réponses aux appels d'offres ont pu être soumises. J'attire cependant votre attention sur un point de vigilance. Le coût d'un projet a des conséquences sur les choix industriels qui sont faits. Je pense que nous devons ouvrir un vrai débat : faut-il rechercher le coût du projet le plus faible, 44, 40, 38 euros par mégawattheure...- ? Un projet qui tournerait autour de 55 ou 60 euros par mégawattheure, avec une sécurisation des chaînes d'approvisionnement française et européenne, ne serait-il pas préférable ? Je pense que si l'oncle, la tante, le petit frère et la petite soeur travaillent dans les énergies renouvelables, l'acceptabilité sociale, sur le territoire, n'en sera que meilleure. Il faut trouver un équilibre dans cette discussion sur les coûts, en cherchant à les abaisser tout en préservant les chaînes d'approvisionnement françaises et européennes. C'est ce contrat social qu'il faut construire.
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Quelle proportion de la valeur ajoutée vient de Chine actuellement ? On produit en France et en Europe mais on le fait probablement à partir de matériaux qui viennent de Chine.
J'aimerais aussi des précisions sur le potentiel de l'éolien terrestre. Nous avons déjà 9 000 éoliennes. Quel potentiel de développement avons-nous ? Supposons que nous voulions faire le maximum. N'est-ce pas dans les mêmes régions qu'il faudrait implanter les nouvelles éoliennes, compte tenu notamment des couloirs de vent ? Si tel est le cas, le problème de l'acceptabilité n'en sera-t-il pas accru ?
M. Pierre PEYSSON. - Vous évoquiez, M. Mandelli, la fiscalité et le montant de 20 000 euros le mégawatt. Cela représente 5 à 6 euros le mégawatt, selon les sites. Plus on produit et plus la taxe sera faible. Dans le cas d'un parc qui produit une électricité à 50 euros le mégawattheure, cela représente tout de même 10 %. C'est beaucoup plus important que ce qu'on observe dans les autres pays où nous sommes présents. Maintenant va se poser la question de l'utilisation du produit de cette taxe, notamment pour les parcs qui se trouvent en zone économique exclusive. Une contribution a été écrite sur la possibilité de création de nouveaux parcs à l'avenir. 24 localisations, qui se trouvent toutes en zone économique exclusive, ont été identifiées à l'issue d'un travail conjoint avec les syndicats.
L'objectif de 18 GW en 2035 représente 360 millions d'euros par an de taxes. Avec la répartition actuelle, cela représentera, pour la pêche professionnelle, 126 millions d'euros par an. Initialement, l'idée de la taxe sur le domaine public maritime était de compenser une atteinte visuelle, d'où la répartition décidée entre les communes littorales (50 %), la pêche, la préservation de l'environnement et les moyens de sécurité maritimes. Je pense qu'une double réflexion sera à mener, et d'abord sur le niveau de la taxe. On ne peut demander à un coureur de courir toujours aussi vite s'il se voit appliquer une taxe sept fois plus importante que celle qui s'applique au nucléaire en euros par mégawatt. Se pose aussi la question de la répartition du produit de la taxe, pour éviter la création de rentes. Nous pensons que cette taxe peut néanmoins répondre à des enjeux, notamment celui de la décarbonation de la flotte de pêche ou la nécessité de nouveaux moyens pour assurer la sécurité maritime dans le cadre du développement de l'éolien en mer.
En ce qui concerne le coût complet du renouvelable, je note que, dans certains pays d'Europe, lorsque les appels d'offres sont lancés, il ne s'agit pas seulement de produire de l'électricité, il s'agit aussi de la produire au bon moment. Actuellement, le principe des appels d'offres est de produire de l'électricité que l'on injecte sans contraintes. Nous avons remporté, aux Pays-Bas, un projet dans la zone de Hollandse Kust West, où il ne s'agissait pas seulement de produire de l'électricité puisque des critères étaient définis pour cadrer l'intégration au système électrique. Cela conduit à des améliorations technologiques proposées par les porteurs de projet tels que RWE telles que le développement d'électrolyseurs, de systèmes de batteries, etc. On peut aussi développer des complémentarités entre la production éolienne et le solaire flottant : nous sommes en train de tester un dispositif de 5 MW selon cette approche. Ces innovations peuvent augmenter la capacité à piloter l'adéquation entre l'offre et la demande, ce qui permettrait sans doute de donner un coup d'accélérateur à l'offre européenne.
Pour l'éolien en mer posé, un rapport public de WindEurope sur les derniers appels d'offres attribués en Europe fait apparaître deux principales zones de développement, la première en Normandie, pour des capacités d'environ 1 GW, et la seconde, en Irlande, développée quelques mois plus tard, qui représente 3 GW d'éolien en mer posé. La zone irlandaise est moins profonde, plus ventée et sort à 86 euros du mégawatt. Cela confirme l'existence d'un vrai décalage entre les prix proposés par les opérateurs, en fonction des régulations mises en oeuvre, pour des projets extrêmement similaires.
Le coût de l'éolien en mer posé se situe à environ 2 ou 3 millions d'euros par mégawatt. Les coûts sont en train d'augmenter du fait de l'inflation. Pour le flottant, il faut comparer ce qui est comparable. Un premier appel d'offres va être publié et portera sur 250 MW. On ne peut comparer ce niveau de capacité avec des installations de 1 GW, car il existe des effets d'échelle. On peut cependant imaginer qu'il existe un facteur deux entre l'éolien en mer posé et l'éolien en mer flottant. Au vu de la longueur de nos côtes et de l'espace disponible qui existe dans notre pays (400 000 kilomètres carrés d'espace maritime), la France dispose d'un très grand potentiel. 45 GW représentent 2,5 %. La difficulté de la concertation consiste à trouver ces 2,5 % qui ne sont pas des zones de coactivité. Au moins 50 %, à terme sera flottant, car plus on s'éloigne, plus les profondeurs sont importantes. Il existe donc un enjeu réel de développement de l'éolien en mer flottant. Les ports l'attendent. De nombreux investissements sont mis en avant par de grands ports maritimes qui souhaitent capter de la valeur. Les délais sont longs entre l'attribution des appels d'offres et la mise en service des projets. Plus les prix sont bas, plus on contraint nos industriels, jusqu'au point où des projets sont annulés. Cela s'est déjà produit dans d'autres pays. Il existe donc un enjeu de préservation de l'industrie européenne.
Dans nos trois derniers parcs, il y a 90 % de contenus européens. Les seules fois où nous avons fait appel à des composants non européens, notamment en Chine, c'est parce qu'il n'y avait pas de capacités industrielles suffisantes, en 2025, pour répondre à notre offre. Si l'on ne protège pas l'industrie européenne, elle risque de décroître. La filière représente déjà 7 500 emplois en France. Ils seront 20 000 en 2035. Des usines ont été construites. Il faut les alimenter. Nous avons donc besoin d'un juste équilibre entre la compétitivité des projets et les retombées économiques et industrielles qui doivent aller de pair avec l'acceptation territoriale.
M. Joseph FONIO. - Un élément doit aussi être pris en compte dans ce panorama, la très forte croissance des contrats de PPA, c'est-à-dire des contrats de gré à gré : des acheteurs, fortement échaudés par la séquence d'il y a quelques mois, marquée par l'envolée des prix de l'électricité, vont demander à se fournir directement en électricité. Ils ont aussi besoin, pour sécuriser leurs marchés futurs, de montrer qu'ils approvisionnent toute leur chaîne de production avec de l'électricité neutre en carbone, donc idéalement de l'électricité renouvelable. Nous sommes en discussion avec ce type d'acteur, et même des collectivités souhaitant entrer dans ce type de contrat. Cela montre de manière objective que la question du coût est majoritairement derrière nous. On a entendu dernièrement Arcelor Mittal affirmer qu'il souhaitait sécuriser sa transition vers des fours électriques. Certains acteurs délocalisent des facteurs de production de France vers d'autres pays - par exemple, Safran vers les États-Unis- au motif qu'ils auront là-bas une énergie décarbonée et abondante, dont ils craignent de manquer en France au regard du développement de leurs activités.
La séquence des boulangers, l'an dernier, n'est pas si lointaine. De nombreux consommateurs d'électricité se tournent vers nous. 25 % des projets photovoltaïques et près de 10 % des nouveaux projets éoliens se financent sur la base de ces contrats de gré à gré, sans les compléments de rémunération. Certes, il existe des situations différentes, selon les régimes de vent des projets et suivant la distance aux côtes pour l'éolien en mer flottant. Néanmoins, avec la tendance baissière du coût des projets, l'enjeu du coût n'est plus du tout le même. Le rapport de RTE confirmait, à travers ses calculs, que ces questions étaient majoritairement derrière nous. La ministre Pannier-Runacher parlait d'ailleurs d'un « mur énergétique ». Lorsque des comparaisons sont mises en avant entre l'éolien en mer, l'éolien terrestre et d'autres technologies, j'entends, de manière sous-jacente, une question quant à la possibilité de « faire notre marché » et de choisir parmi ces technologies. Les projets d'éolien terrestre sont disponibles immédiatement. Ils sont très simples à déployer technologiquement et les taux de financement sont parmi les plus faibles grâce à cette simplicité.
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Quand vous dites « immédiatement », cela veut dire cinq ans.
M. Joseph FONIO. - Des projets qui ont été développés il y a quelques années sont prêts à être mis en service dans les mois à venir.
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Vous ne m'avez pas répondu quant à la part de la valeur ajoutée chinoise. Qu'en est-il pour vos produits ?
M. Pierre PEYSSON. - Comme je l'ai indiqué, en ce qui concerne l'offshore, sur nos trois derniers projets, 90 % des composants viennent d'Europe. 10 % d'entre eux viennent de Chine. Pour la fabrication de fondations, il existe une difficulté du point de vue de la capacité industrielle à produire, car les carnets de commandes explosent. En offshore, on est à peu près à 3 ou 4 GW par an. L'objectif fixé en 2030 est de 25 GW par an. Aurons-nous suffisamment de capacités industrielles ? Un certain nombre d'associations, notamment WindEurope, ont alerté les pouvoirs publics quant à la nécessité de multiplier par deux les capacités de fabrication d'éoliennes et par quatre les capacités de fabrication de fondations posées. Je ne vous donne même pas le chiffre pour l'éolien flottant, car nous en sommes au tout début de son développement. Les bateaux d'installation exigent aussi de gros investissements.
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Qu'en est-il pour le terrestre ?
M. Michel GIORIA. - Pour le terrestre, selon les turbiniers et les lignes de production, on est entre 50 % et 70 % de contenus européens. Un point est essentiel, notamment depuis la crise du covid et la guerre en Ukraine. Si l'on veut encourager le rapatriement des 30 % à 50 % de lignes de production qui se trouvent aujourd'hui hors d'Europe, il est primordial de donner de la visibilité sur les volumes pour être attractif.
Je vous soumets une autre proposition. Il existe une forte volonté politique de relocalisation de certaines activités et d'attraction d'investissements étrangers. Nous appelons de nos voeux un « Choose France » dédié aux énergies renouvelables. Nous devons envoyer un signal fort, montrant que la France est un territoire accueillant pour les investissements dans les énergies renouvelables.
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Le soutien à la filière par des prix garantis représentant un effort très important du point de vue de l'argent public, la question nous est régulièrement posée et elle est importante. Faut-il des prix garantis qui soient identiques pour tous et à quel niveau les fixeriez-vous ? Si le niveau de 70 euros évoqué à propos des discussions entre EDF et le Gouvernement était entériné, vous permettrait-il d'avoir la visibilité dont vous avez besoin pour mener à bien vos projets ?
M. Michel GIORIA. - Les trois dernières années nous disent que nous sommes malheureusement entrés dans un monde marqué par des chocs économiques et extérieurs, notamment géopolitiques. Ces chocs se traduisent par des évolutions brutales des taux d'intérêt, du fret et du coût de certaines matières premières, dont l'acier. Il est important que, quelle que soit la filière, le contrat donnant un cadre d'investissement soit indexé.
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Il faut qu'il soit révisable.
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Je pense qu'il doit être révisable, c'est-à-dire que l'on puisse se remettre autour de la table. Le fait que ce soit un engagement de long terme révisable fera déjà une grande différence avec une logique comme celle qui a encadré l'ARENH, fixé une fois pour toutes. Le prix fixé doit pouvoir évoluer, peut-être à la hausse comme à la baisse, d'ailleurs. Il peut y avoir un certain nombre de critères qui permettent de réévaluer la situation.
M. Michel GIORIA. - Les critères de révision et le fait déclencheur de la révision doivent aussi être connus dès le début. Ceci vaut pour l'ensemble des investissements dont le système électrique a besoin.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - La remarque du rapporteur est évidemment importante mais je voudrais comprendre votre propos initial. Vous parlez d'indexation. De quel type d'indexation s'agirait-il ?
M. Michel GIORIA. - Le prix moyen d'une éolienne terrestre, avant 2021, était de 2,4 à 2,5 millions d'euros. Ce prix avoisine aujourd'hui 3,2 millions d'euros, car les prix de l'acier ont considérablement augmenté. Le même phénomène a touché tous les secteurs fortement consommateurs d'acier, dont l'automobile et le nucléaire. Il faut parvenir à sécuriser ces éléments dans la manière dont on structure les contrats. Malheureusement, nous sommes entrés dans une décennie au cours de laquelle les chocs semblent se succéder. Le cadre d'investissement qui va guider la transition énergétique doit s'adapter à cette réalité, faute de quoi ces investissements ne se feront pas ou seront retardés, ce qui conforterait notre dépendance aux énergies fossiles.
M. Joseph FONIO. - J'insiste sur l'importance de la visibilité de nos politiques en matière d'énergies. J'ai travaillé durant plus de quinze ans chez un turbinier qui produisait des éoliennes. Aujourd'hui, il existe des usines de production d'éoliennes en Espagne et en Allemagne. Le problème ne réside pas dans le coût de la main-d'oeuvre européenne. Nous nous sommes souvent demandé si l'on aurait en France une activité de production. Le turbinier Enercon a monté timidement une usine à Tours. Il a retiré ce projet, faute de visibilité des volumes sur le marché français. Les projets industriels ont besoin de se rembourser sur le long terme.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - C'est évidemment fondamental.
M. Jules NYSSEN. - Le système appliqué en France à travers les appels d'offres et ce qu'on appelle les « contrats pour différence » a démontré sa pertinence : c'est un peu le modèle type qui a été retenu à l'échelle européenne dans le cadre de la réforme du marché de l'électricité. Il sécurise la trajectoire future. Il est très amortisseur. Il empêche de réaliser des surprofits lorsque les prix de l'électricité sont élevés et empêche les pertes lorsque le prix chute. C'est un élément fortement régulateur. Ce faisant, il diminue le coût des projets en supprimant le coût de la prise de risque. Dans l'éolien offshore, un certain nombre d'acteurs, dans des pays voisins, ont renoncé, faute d'un système équivalent au nôtre de ce point de vue. Il y a parfois des renégociations bilatérales mais elles se déroulent rarement dans une logique d'optimisation.
Le soutien public était essentiel au lancement de la filière ainsi que pour lui donner une forme de maturité. Cela fait deux années pleines que la contribution du secteur de l'éolien terrestre au budget de l'État est bien supérieure aux aides publiques qu'il reçoit. Il est important de le rappeler. Sur la base des dernières prévisions de la Commission de régulation de l'énergie, réalisées en septembre 2023, qu'il faudrait revoir pour tenir compte de l'évolution des prix du marché, on arriverait, en 2024, à une contribution nette de l'État au secteur de l'éolien terrestre, sur vingt ans, de 2,3 milliards d'euros. Ce n'est pas beaucoup au regard d'une filière qui représente déjà plus de 8,5 % de la fourniture de nos besoins en électricité. Depuis deux ans, le montant reversé au titre des contrats pour différence est supérieur aux aides reçues.
Les réseaux ont besoin d'investissements. Il faut les entretenir, car ils sont parfois vieillissants. Il faut bien sûr aussi investir pour raccorder de nouveaux équipements de production d'électricité. C'est le cas pour les énergies renouvelables mais aussi pour le nucléaire, car si l'on ajoute des réacteurs dans des centrales existantes, il n'est pas sûr que les câbles partant de ces centrales soient suffisamment solides pour sortir les électrons qui seront produits. Or cet élément est rarement évoqué. Il faut également investir pour tenir compte de la consommation. Il existe dans le sud de la France un projet de nouvelle ligne à haute tension, à Fos-sur-Mer. Elle doit alimenter les industriels en électricité.
Quant à la flexibilité, il est vrai que c'est l'argument que l'on invoque en permanence. Outre le fait que les différents systèmes alternatifs d'énergies renouvelables sont parfois complémentaires entre eux, il existe un système historique de gestion de la flexibilité, à savoir l'hydroélectricité. De tout temps, on a eu à faire face à la variabilité de la demande. Face à cela, le parc nucléaire n'est pas aussi pilotable qu'on le dit, car il n'est pas si facile de faire varier rapidement et de façon massive la production d'une centrale. On sait gérer cette variabilité. C'est la raison pour laquelle on a développé des radiateurs électriques, des chauffe-eau électriques, des systèmes jour/nuit et des tarifs qui ont donné à notre pays une réelle expertise en la matière. Outre l'hydroélectricité, le stockage sur batteries commence à se développer et on peut supposer que le développement du véhicule électrique va accélérer ces progrès. Il y a l'hydrogène. Il y a les interconnexions entre les pays européens, dont Thomas Veyrenc a rappelé devant votre commission à quel point elles avaient bien fonctionné, au bénéfice de la France, durant la crise de 2022. Il y a enfin tout ce qui peut être fait pour le pilotage de la demande, sans que cela n'induise nécessairement des contraintes ou des restrictions de consommation, qu'il s'agisse des particuliers ou des industriels. Tout ceci contribue à la flexibilité d'un système dans lequel tout bouge, la production d'un côté, la demande de l'autre.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Avez-vous des contributions en termes d'investissements spécifiques de votre secteur à la flexibilité ? On parle de batteries, d'hydrogène, etc. Avez-vous des investissements dans ce domaine ?
M. Jules NYSSEN. - Nous avons, au sein de notre syndicat, des énergéticiens qui investissent dans des dispositifs de stockage, directement couplés à une installation de production ou raccordés au réseau indépendamment d'un système de production.
M. Joseph FONIO. - Comme je le disais, RWE ne produit pas que de l'éolien et du solaire. Nous avons, dans un certain nombre de pays, à commencer par l'Allemagne, les États-Unis, les Pays-Bas et le Royaume-Uni, développé de gros projets de stockage par batterie. En France, ce n'est pas un marché clé, car les besoins en flexibilité sur le réseau restent très modestes. On parle de manière très théorique du fait qu'une éolienne, considérée isolément, varie. C'est une évidence, de même que les panneaux solaires ne produisent pas la nuit. Néanmoins, à l'échelle d'un système électrique global, les besoins restent assez modestes en France, par rapport à ce qu'on observe chez nos voisins. RTE l'a montré de manière quantifiée dans un rapport. Il ne faut donc pas s'inquiéter outre mesure. J'entendais parler de seuils de pénétration des énergies renouvelables. Bien entendu, le gestionnaire de réseau a cette préoccupation, car c'est son métier premier. Il faut faire confiance au marché pour être rationnel. S'il y avait des gains à réaliser en achetant de l'électricité lorsqu'il y en a trop et en la revendant lorsqu'il n'y en a pas assez, soyez sûrs que RWE le ferait. Nous l'avons fait sur les marchés où cela a du sens. Aujourd'hui, en France, il n'y a pas d'urgence.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Cela dit, l'étude de RTE indique, si je l'ai comprise, que plus la proportion d'énergies renouvelables produites est grande, plus les besoins de flexibilité sont importants.
M. Joseph FONIO. - Absolument.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - C'est ce qui a conduit à ma question.
M. Michel GIORIA. - Vous parlez de la planification et de la Stratégie française « énergie-climat ». Vous évoquez également la mise à jour du bilan 2030-2035, par rapport à ce qui était imaginé dans le document 2050. On avance tout de cinq ans, notamment du point de vue de l'électrification des usages. Le sujet de la flexibilité est dimensionné a minima à 6 GW dans le rapport de RTE. Il nous paraît essentiel que des objectifs clairs soient définis dans la future PPE quant aux composantes de la flexibilité qu'il faudra atteindre en termes de stockage, de flexibilité de la demande, de vehicle to grid, etc. Il existe différentes solutions technologiques. Il faut établir des liens entre les choix qui seront faits dans la PPE et les retombées industrielles afin que ces bouquets de flexibilité émergent en accompagnement de la PPE, pourvu qu'existe, comme dans toute activité industrielle, le cadre économique incitant à la réalisation de ces projets.
Nous n'avons pas répondu à votre question sur le potentiel de l'éolien terrestre. La carte projetée (diapositive n°3) montre que 50 % du parc sont installés dans deux régions, les Hauts-de-France et le Grand-Est. Cette situation n'est pas inéluctable. Elle doit évoluer, car toute situation de concentration d'infrastructures peut susciter des rejets. On retrouve une situation similaire dans d'autres filières comme le solaire. Il y a trois voies pour faire évoluer cette situation.
La première passe par un exercice de planification dans le cadre des zones d'accélération. Les zones d'accélération mises en place par la loi d'accélération des énergies renouvelables doivent permettre de rééquilibrer cette situation. Dès lors que, dans une région française où il y a peu d'installations éoliennes, on refuse une zone d'accélération malgré l'existence d'un vrai potentiel, c'est un projet supplémentaire qu'on prévoit dans les Hauts-de-France ou dans le Grand-Est. Il faut donc réussir à élaborer, dans le travail réalisé avec les élus locaux, une sorte de répartition du « fardeau ».
M. Vincent DELAHAYE, rapporteur. - Selon vous, la répartition que montre cette carte est liée principalement à l'acceptabilité sociale, à la densité des territoires, qui peut empêcher le développement de certains projets, ou au vent et aux conditions météorologiques d'une façon générale ? Je suppose que certaines zones du territoire sont beaucoup plus propices que d'autres à l'implantation d'éoliennes.
M. Joseph FONIO. - Nous avons au quotidien des équipes qui effectuent ces analyses afin de trouver les emplacements de développement des projets. En 2024, la qualité du gisement éolien est très minoritaire. Si vous dessinez une carte des espaces qui se prêtent bien à l'accueil d'éoliennes, à savoir loin des maisons et des espaces à sensibilité environnementale, et hors des contraintes techniques, vous allez retrouver une carte qui se superpose presque parfaitement à celle des implantations actuelles des éoliennes. Celles-ci sont aujourd'hui installées principalement dans de grandes plaines agricoles, très loin des habitations, où les densités d'habitats et de monuments historiques notamment sont très faibles. Nous nous posions, mes équipes et moi-même, la question du vent de façon importante il y a quelques années. C'est de moins en moins le cas, car la technologie a permis de faire des progrès.
Vous aurez même une production plus importante et une meilleure rentabilité en installant une grande éolienne dans des zones de faible vent qu'en installant une petite éolienne dans un lieu bien venté du Pas-de-Calais, par exemple. C'est un enseignement très positif, car cela signifie qu'on pourrait installer des éoliennes partout sur le territoire.
Mais il y a aussi la réalité de ceux qui implantent les éoliennes sur le territoire, qui rencontrent les élus municipaux, les agriculteurs, etc. Il existe le besoin d'un récit national. Si l'on postule que l'électricité est disponible et que nous n'avons pas besoin de nouveaux moyens de production d'électricité, la discussion sera délicate, car ce ne sont pas des objets d'ornement du paysage. Les zones d'accélération portées par les élus peinent à se mettre en place lorsque l'intérêt national est peu compris et que le partage de valeur local, notamment à l'échelle de la commune et des individus, est peu visible. Il existe, par exemple, en certains endroits, des offres d'électricité à un prix réduit pour les riverains, ce qui est un levier très puissant. Si on ne dispose pas de tels éléments, l'équation est difficile à résoudre.
Il se trouve que c'est presque toujours dans les grandes plaines agricoles que les équipes sont le mieux reçues, le plateau beauceron, la Champagne berrichonne, la Champagne crayeuse, le plateau picard... Ce sont des endroits où l'on peut installer les éoliennes le plus loin des contraintes que j'évoquais. Rappelons tout de même que 70 % du territoire est grevé par des contraintes de type « radar militaire ». Cela retire beaucoup de flexibilité. Nous menons un travail, dans un esprit de très bonne coopération, avec les services militaires, pour définir des emplacements où l'on pourrait installer des radars de compensation qui permettraient d'alléger ces contraintes de manière très importante. Cela contribuerait à améliorer la répartition des installations sur le territoire. Aujourd'hui, de grandes plaines sont dépourvues d'éoliennes alors qu'elles pourraient tout à fait en accueillir.
M. Didier MANDELLI. - La carte me paraît en réalité très confuse, dans la mesure où les légendes qui figurent à droite ne correspondent pas aux couleurs du fond de carte. Il serait plus judicieux d'avoir trois fonds de carte neutres présentant le nombre de parcs par région, les puissances raccordées et la production.
M. Michel GIORIA. - Le texte qui apparaît à droite n'est pas une légende mais vous avez tout à fait raison : le chiffre de 50,7 TWh correspond à la production nationale et non à celle des Hauts-de-France.
Il est essentiel qu'au sein des comités régionaux de l'énergie qui vont continuer de se réunir, et notamment où les questions liées aux zones d'accélération seront traitées, des discussions structurées aient lieu pour bâtir des compromis locaux autour de l'ouverture de certaines zones aux énergies renouvelables et des conditions qui peuvent le permettre, en tenant compte de l'histoire locale et des compromis politiques locaux. Ces instances doivent permettre de « fabriquer » le consensus local.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Ce travail sera certainement conduit de manière plus adéquate au niveau des départements. Les comités régionaux se trouvent à un niveau déjà un peu plus éloigné.
M. Pierre PEYSSON. - La question des moyens de production dont nous disposerons en 2035 va se poser. Je rappelle que pour l'éolien en mer, on a raté tous les objectifs successivement fixés, à commencer par celui de 6 GW en 2020. Puis on a différé l'échéance à 2030. On s'est donné dix ans de plus mais, de nouveau, cet objectif ne va pas être atteint. Nous sommes aujourd'hui au pied du mur. Nous devons atteindre l'objectif de 18 GW, qui représente à peu près 75 TWh devant provenir, en 2035, de l'éolien en mer. À l'horizon 2050, le niveau de 45 GW représentera 25 % à 30 % de la production. Or nous sommes dans une industrie où le rôle de l'État est central : les appels d'offres sont lancés par l'État, qui choisit également les sites. Les appels d'offres durent trois ans. C'est du jamais vu en Europe. À cela s'ajoutent des inquiétudes quant à la manière dont les appels d'offres sont organisés. Il en résulte des discussions sur les cahiers des charges, avec des efforts pour rééquilibrer les conditions et éviter la course vers les prix les plus bas qui risque de détruire de l'emploi, ce qui inquiète beaucoup les industriels.
Nous sommes, en cette année 2024, à un moment charnière. Un débat public est en cours. Des propositions ont été faites. Si l'on rate le rendez-vous qui nous sépare du 1er semestre 2025, nous n'atteindrons pas les objectifs. RWE n'est pas le seul à le dire : d'autres acteurs tiennent le même discours. Les discussions que nous avons avec le réseau de transport d'électricité vont également en ce sens, car après les appels d'offres, s'ouvre le temps de développement. On dit souvent que l'on prend beaucoup de temps. Ce n'est pas forcément le cas après les appels d'offres. Dans l'organisation de nos projets, les permis sont obtenus après les appels d'offres. On a voté un certain nombre de lois (loi d'accélération et de simplification de l'action publique (ASAP), loi pour un État au service d'une société de confiance (ESOC). L'une de ces lois énonce que l'État peut réaliser des études préalables pour accélérer la mise en oeuvre des projets et les « dérisquer ». Les études préalables sont-elles livrées à l'issue des appels d'offres ? Un appel d'offres dure trois ans, une étude sur l'environnement doit durer deux ans. On pourrait imaginer que nous disposions de ces études. En réalité, ce n'est pas le cas. Cela induit un temps de développement et une latence dans la décision qui sont fortement préjudiciables. Cela crée de très fortes inquiétudes dans la chaîne d'approvisionnement.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - La loi récemment votée relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables se rapproche de ce que vous appelez de vos voeux, afin de réduire les délais de développement.
L'étude RTE pointait un risque très fort et un facteur de complexité considérable, compte tenu du facteur multiplicateur requis par les énergies sur lesquelles vous travaillez. Je pense qu'il faut en tirer les bonnes conclusions, ce qui va dans le sens de ce que vous venez d'indiquer.
M. Daniel SALMON. - Je pense que nous sommes dans un pays où n'existe pas la volonté politique d'atteindre les objectifs. Je dirais même pire : il existe la volonté politique de ne pas les atteindre. On essaie même de ne plus fixer d'objectifs pour être tranquille. Je crois vraiment que nous sommes dans cette réalité-là.
J'aimerais faire un point sur les progressions du productible pour l'éolien terrestre et l'éolien en mer. Quelles sont les progressions en termes de productible ? Des innovations permettent de disposer d'éoliennes qui ne sont plus basées sur un vent nominal le plus favorable pour avoir une production maximale : il semble qu'on dispose désormais d'éoliennes qui auront une production beaucoup plus stable, sachant profiter du moindre courant d'air pour produire à des moments où les autres éoliennes produisent peu, ce qui se traduit par une meilleure valorisation du mégawattheure. Pouvez-vous nous donner quelques informations à ce sujet ?
M. Joseph FONIO. - Le sujet est très documenté. Le secret, derrière ces évolutions, réside d'abord dans le fait d'avoir des pales plus grandes. Celles-ci prennent mieux le vent. La réalité est très documentée sur de nombreux sites, notamment le site internet de l'IRENA (International Renewable Energy Agency). Celui-ci met en évidence une forte corrélation : plus les éoliennes ont été mises en service récemment, plus leur facteur de charge est élevé. Celles de 2015 ont un facteur de charge plus élevé que celles de 2012 et il en est de même de celles de 2020 par rapport à celles de 2015. Un mégawatt installé produira plus de mégawattheures avec les éoliennes de 2020 qu'avec celles de 2015. On pouvait s'inquiéter de constater l'inverse, car on a d'abord installé les éoliennes dans les endroits les plus ventés mais il s'avère qu'à puissance installée égale, les nouvelles éoliennes produisent davantage, tout simplement parce que la technologie est plus efficace.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Je me suis livré à un petit calcul en vous écoutant. À partir de ces données, on arrive à un facteur de charge de 27,5 %. Est-ce bien cela ?
M. Michel GIORIA. - C'est effectivement le cas pour l'éolien terrestre. Pour l'éolien en mer, il avoisine plutôt 50 %.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Ce facteur de charge progresse à la faveur de l'évolution des technologies, d'après ce que vous avez indiqué. Avez-vous une idée du facteur de charge qui pourrait être atteint à l'horizon 2035 ou 2050 ?
M. Pierre PEYSSON. - Je peux témoigner de l'expérience de nos 19 parcs actuellement en opération, qui se trouvent, pour une bonne partie, au Royaume-Uni. Ce sont des éoliennes de taille assez réduite, de l'ordre de quelques mégawatts. Les éoliennes de dernière génération font plus de 10 mégawatts et nous aurons bientôt des éoliennes de 20 mégawatts.
Sur les sites identiques, nous gagnons déjà quelques pour cent lors du remplacement d'éoliennes par des éoliennes plus récentes, qui sont beaucoup plus performantes. Pour l'offshore, on est effectivement à un facteur de charge de 50 %. Le rapport de WindEurope indique les facteurs de charge pour l'éolien offshore et l'éolien terrestre. On voit que le facteur de charge est toujours en augmentation. Il faut aussi examiner à quel moment l'on produit. Il n'y a pas si longtemps, on se demandait si nous aurions suffisamment d'électricité l'hiver, car c'est là que nous avons des pics de consommation. C'est plutôt bien ; c'est là, en effet, que l'éolien produit beaucoup. Les courbes de production de tous nos parcs le montrent clairement. On a beaucoup plus de vent l'hiver et une éolienne ne fonctionne pas seulement selon le facteur de charge. Le facteur de charge représente sa capacité à produire à pleine puissance. Mais les éoliennes fonctionnent 90 % du temps, voire davantage, et produisent plus en hiver qu'en été.
La carte des nouveaux sites montre, dans le flottant notamment, que certains d'entre eux vont être mis en service dans des zones extrêmement ventées. Je pense à la Méditerranée. Celle-ci constitue l'un des meilleurs gisements pour faire de l'éolien en mer. Les vents y sont extrêmement forts et les taux de charge seront encore plus élevés, car les parcs se situeront dans des zones plus profondes qui étaient auparavant inexploitables technologiquement.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Le changement climatique affecte-t-il ce paramètre ?
M. Pierre PEYSSON. - Je n'ai pas d'éléments à partager mais il existe probablement des données à ce sujet. Le facteur de charge augmente entre 2018 et 2023, avec des variations d'une année à l'autre. Sont-elles liées au changement climatique ? Le débat est ouvert.
M. Joseph FONIO. - Pour bénéficier du progrès technologique, il faut des temps de développement plus courts : si la procédure dure dix ans, cela veut dire que l'on installe en 2024 la technologie de 2014.
M. Michel GIORIA. - Il faut également réussir le repowering, car une partie des parcs vont arriver en fin de vie. Il faut se servir de l'arrivée de ces parcs en fin de vie pour les renouveler par des parcs plus puissants. Cela permettra notamment de faire, dans certaines régions, ce qu'on appelle du « moins et mieux », c'est-à-dire moins de mâts et plus de puissance.
M. Jules NYSSEN. - Tout est dit. J'espère que cette audition vous aura convaincus que parmi toutes les ressources énergétiques dont nous disposons, on ne peut pas se passer de l'éolien terrestre et en mer.
M. Franck MONTAUGÉ, président. - Nous en étions convaincus. Merci beaucoup pour vos contributions.
Audition de M. Guillaume Decaen, directeur du développement France de Neoen, Mme Carlotta Gentile Latino, directrice des activités terrestres France d'EDF Renouvelables, et M. Antoine Nogier, membre du conseil d'administration d'Enerplan et président de la société Sun'R, le 7 mars 2024
M. Franck Montaugé, président. - Au nom de la commission d'enquête, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.
Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Guillaume Decaen, directeur du développement France de Neoen, Mme Carlotta Gentile Latino, directrice des activités terrestres France d'EDF Renouvelables et de M. David Greau, délégué général d'Enerplan.
Avant de vous donner la parole, il m'appartient de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Les auditionnés prêtent serment.
Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. »
Nous centrons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir au particulier et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable, quelles sont ses perspectives de développement ?
Le 10 février 2022, à Belfort, le Président de la République a formulé l'objectif d'un déploiement massif de solaire d'ici 2050, avec la multiplication par près de 10 de la puissance installée pour dépasser 100 gigawatts, le chef de l'État précisait « en veillant à un juste équilibre entre les installations en toiture et celles au sol.
Ce chiffre est tout à fait considérable. Si tout le monde ou presque est favorable aux énergies renouvelables, celles d'entre elles qui sont intermittentes, dont le solaire, suscitent néanmoins un certain nombre de questions légitimes. Comment intégrer efficacement cette électricité au système électrique, compte tenu de son intermittence et, en particulier, comment compenser, à la baisse comme à la hausse, le caractère aléatoire - en tout cas non pilotable - de leur production ? Quelle est aujourd'hui la contribution du solaire à l'équilibre général du système électrique, et notamment au maintien de sa fréquence ? À une époque pas si lointaine les experts estimaient que 30 % d'électricité intermittente était une limite maximale à ne pas dépasser. Qu'en pensez-vous ? Depuis plusieurs années, on nous annonce une baisse rapide des coûts du solaire, comme de l'éolien. Pourtant, l'État continue de soutenir la filière de manière considérable. Quand cette filière sera-t-elle suffisamment mature pour se passer de ce soutien ? Aujourd'hui, 90 % des panneaux solaires proviennent de Chine, ce qui pose un triple problème : de souveraineté énergétique d'abord, mais aussi de balance commerciale. Au-delà, les modes de production en Chine aboutissent à un bilan carbone du solaire de 40 à 55 grammes de CO2 par kW produit (ADEME), loin derrière l'éolien (7 grammes) ou le nucléaire (entre 4 et 6 grammes). Comment remédier à cette situation ? Pour l'instant, le solaire bénéficie d'une relative acceptabilité par les populations tant qu'il s'agit de panneaux discrets sur un toit, mais quelle est votre évaluation en termes, d'une part, d'acceptabilité sociale, et d'autre part, en termes d'emprise au sol et de conflit d'usages pour atteindre les objectifs de Belfort ? Autrement dit, comment trouver les 100 à 200 000 hectares nécessaires sans empiéter sur les terres agricoles et défigurer le paysage ?
Voici quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur M. Vincent Delahaye va vous interroger.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. -Je partage les interrogations de notre président. Notre préoccupation est de faire un tour d'horizon de toutes les sources de production d'électricité, principalement décarbonée. Nous cherchons à regarder l'équilibre général du système et surtout, à faire en sorte que la production et la consommation suivent des courbes parallèles. Il s'agit, en effet, d'avoir le moins de risque de délestage possible et de limiter le risque de coupure à terme.
Le solaire est une énergie renouvelable mais non pilotable, qui, pour l'instant, présente un handicap majeur lié aux difficultés de stockage de l'électricité.
Nous aimerions vous entendre sur vos attentes et vos espoirs quant au développement de la filière, voire sur vos inquiétudes éventuelles, ainsi que sur le coût de production de cette filière. Quelle fourchette de coût de production vous semble pertinente ? Quel bilan tirez-vous du dispositif de prix garanti et de soutien de l'État ? Pourrons-nous un jour sortir de ce système ? Il est vrai que l'acceptabilité est bonne sur les petits solaires mais que sur les grandes surfaces, le sujet est plus compliqué. Nous savons qu'en Gironde, Engie avait un projet de 800 hectares, ce qui est assez conséquent. Un tel projet est plus difficile à faire accepter même si l'on peut avoir un récit sur le sujet.
Mme Carlotta Gentile Latino, directrice des activités terrestres France d'EDF Renouvelables. - Mesdames et Messieurs les sénateurs, merci de votre invitation pour évoquer les enjeux du solaire, énergie qui est de plus en plus importante pour le Groupe EDF que je représente aujourd'hui, pour la France et pour la transition énergétique, et qui constitue le défi du siècle. L'impératif est non seulement climatique, mais également de résilience et de souveraineté. L'enjeu de la stratégie française pour l'Energie et le Climat est de sortir des 60 % d'énergies fossiles qui composent notre mix énergétique aujourd'hui.
Pour cela, nous aurons besoin à la fois de sobriété énergétique, d'efficacité énergétique et d'électricité décarbonée. 60 %, c'est beaucoup. Si nous voulons sincèrement en sortir, nous ne pourrons nous priver d'aucune de ces solutions. Nous n'avons pas le luxe du choix. Il est donc inutile d'opposer le nucléaire au renouvelable, l'éolien au solaire, les toitures solaires aux centrales solaires au sol.
Le Groupe EDF, que je représente, porte une très forte ambition dans le domaine du solaire à travers principalement deux filiales, l'une sur le solaire distribué et l'autre sur le solaire au sol. Ainsi, EDF ENR est le premier acteur sur le marché des toitures de maisons individuelles, avec 22 % de parts de marché. L'entreprise est en forte croissance ces dernières années, avec notamment l'offre « Mon soleil et moi ».
Pour sa part EDF Renouvelables, qui développe des projets au sol, fait aujourd'hui partie des leaders du marché, comme l'illustre notre première place aux appels d'offres de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) sur la période 2020-2023. Nous exploitons aujourd'hui plus de 100 parcs solaires pour une puissance de 800 megawatts.
Comme vous le savez, le marché du solaire se trouve en très forte croissance avec une répartition sensiblement constante entre le sol (55 %), et les toitures (45 %), aussi bien en stock qu'en flux.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous avez indiqué 800 MW. Quand cela a-t-il commencé ? Est-ce que cela progresse fortement ?
Mme Carlotta Gentile Latino. - Nous avons commencé depuis le démarrage. Nos premières installations solaires datent de 2012. Ensuite, nous avons connu le moratoire sur le solaire. Depuis 2017, nous avons lancé le Plan solaire, qui marque la très forte ambition du Groupe EDF de devenir le leader en matière de solaire en France, avec 30 % de parts de marché. À partir de ce lancement, compte tenu du temps nécessaire pour recruter les équipes, structurer et développer les projets et obtenir les permis, EDF Renouvelables a connu une très forte croissance en solaire au sol, à partir de 2020.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Excusez-moi mais j'interromps votre propos liminaire. En combien de temps pouvez-vous mettre en place un parc solaire, entre le moment où vous vous intéressez à un terrain et le moment où le parc est prêt ?
Mme Carlotta Gentile Latino. - Nous avons à peu près six mois de prospection, un minimum d'un an d'études environnementales - car nous suivons tout le cycle de la biodiversité -, plus le temps d'instruction qui était d'un an et qui peut désormais parfois atteindre un an et demi à deux ans. Nous arrivons donc à trois ans. Dès lors que le projet obtient son permis et qu'il ne fait pas l'objet de recours administratif, nous sommes prêts pour démarrer la construction, qui peut aussi durer un an. J'ai indiqué un planning idéal mais cela peut être plus long en fonction du nombre d'études menées et de recours déposés.
Malgré cette accélération récente, nous observons que le marché français est en décalage par rapport au reste du monde, et notamment par rapport à nos voisins européens. Les énergies renouvelables électriques, notamment le solaire, sont devenues des solutions compétitives, a fortiori dans le cas des grands parcs solaires et éoliens, terrestres et maritimes, dont vous avez discuté hier.
Le développement d'une part de renouvelables beaucoup plus importante qu'aujourd'hui n'est donc pas uniquement une nécessité industrielle et climatique, il est également « pertinent et nécessaire » - pour reprendre les termes de RTE - sur le plan économique. Afin d'accompagner le développement du solaire et des renouvelables en général, il n'y a pas de secret. Les quatre conditions de succès sont évidentes. En premier lieu, il est nécessaire que des signaux de long terme positifs soient envoyés aux filières concernées pour que les acteurs entreprennent les investissements nécessaires en les adaptant au contexte économique et géopolitique. Je ne vous apprends rien : développer l'industrie, c'est penser le temps long.
Par ailleurs, il est très important pour le solaire que l'espace nécessaire au développement de ces énergies soit disponible et en quantité suffisante. La raréfaction du foncier peut créer des tensions qui n'ont pas lieu d'être, surtout si elle est créée artificiellement par la réglementation.
Je reviens sur le point que vous évoquiez. Il est nécessaire que les autorisations soient accordées en quantité suffisante et dans des délais satisfaisants.
Enfin - j'ai apprécié l'expression que vous avez utilisée hier du « grand récit mobilisateur » - il convient que les enjeux de toutes les énergies soient continuellement expliqués pour sortir de la caricature. Comme pour toute filière industrielle, il faut expliquer les enjeux du solaire. L'aménagement du territoire se construit à différents niveaux : les collectivités, les riverains, les services de l'État, les associations et le monde agricole.
En définitive, il convient de concilier la bonne acceptation locale des énergies renouvelables et l'atteinte des objectifs nationaux au bon rythme. C'est l'un des enjeux primordiaux de la prochaine Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) 2028-2033, dans laquelle le solaire devrait prendre une place plus importante.
Bien sûr, la loi d'accélération de production des énergies renouvelables (LCEI) introduit plusieurs avancées, avec des obligations de solarisation de certains bâtiments, tout en facilitant l'autoconsommation. C'est un progrès, même si nous savons que les toitures ne suffiront pas et qu'elles sont plus onéreuses que les centrales au sol.
Je tiens à rappeler que les centrales solaires au sol permettent de fournir de grandes capacités à des prix compétitifs. Il est indispensable de conserver un cadre propice, en particulier pour les sites dégradés ou ne présentant pas de potentiel agricole, jusqu'ici éligibles aux appels d'offres de l'État. Ces projets à l'empreinte environnementale maîtrisée n'artificialisent pas les sols. Bien mieux, ils permettent de préserver, voire de recréer des zones propices au développement de la biodiversité.
Enfin, l'émergence de l'agrivoltaïsme, qui a désormais une définition dans la loi grâce à l'initiative du Sénat, offre des perspectives prometteuses « gagnantes-gagnantes » avec le monde agricole. Nous saluons la concertation autour du décret d'application de la loi d'accélération des renouvelables, qui doit bientôt paraître. Cette concertation a permis de créer, avec le monde agricole, un cadre propice au déploiement de cette nouvelle filière. Il conviendra de permettre l'émergence de projets de toute taille, en fonction des besoins locaux et de la compétitivité globale de la filière solaire.
En matière de production de panneaux solaires en France et en Europe, EDF Renouvelables est propriétaire de Photowatt, qui emploie 170 personnes pour produire des panneaux photovoltaïques, mais qui a subi, comme toute la filière européenne, la concurrence chinoise durant cette décennie passée. Si les autorités européennes et françaises veulent faire émerger une filière des équipements solaires, du silicium jusqu'au panneau, c'est possible, à la condition d'en assumer le coût économique et d'y allouer les moyens budgétaires requis. Les États-Unis et les Pays-Bas le font de manière assumée pour des raisons de résilience et de souveraineté.
En Europe, et en France en particulier, nous observons que les projets de gigafactories sont en cours, ce qui suppose d'avoir le cadre propice, à savoir l'accélération des autorisations d'installation, le développement des filières de formation et la stabilité des mécanismes de soutien. L'Union européenne s'est dotée d'un instrument en début d'année, le règlement « Net Zero Industrial Act », qui doit favoriser l'émergence de panneaux solaires fabriqués en Europe et en France, au travers des appels d'offres publics. S'il est bien dimensionné, cet instrument peut être bénéfique. Il conviendra seulement de veiller à ce qu'il ne crée pas de freins supplémentaires pour les projets.
Je terminerai en rappelant mon propos introductif dans l'espoir de guider l'action de cette commission d'enquête. Le solaire, et les énergies renouvelables de manière plus large, participent à l'électrification et ainsi, à la décarbonation du mix énergétique, tout en garantissant la compétitivité de notre électricité. C'est donc un enjeu de réduction de notre dépendance énergétique, un paramètre pour la réindustrialisation et la résilience de notre pays, et un moyen de lutter contre le changement climatique.
M. Guillaume Decaen, directeur du développement France Neoen. - Neoen a été créée en 2008. Nous sommes une société française et l'un des principaux producteurs indépendants d'énergie exclusivement renouvelable. Nous développons des projets dans le domaine du solaire, de l'éolien terrestre, mais aussi du stockage. Nous essayons au maximum de produire une énergie locale et compétitive, en plus d'être verte.
Les capacités de construction de Neoen atteignent 8 gigawatts (GW) dans le monde, dont 1,6 GW en France. Neoen, présente sur quatre continents, compte 450 salariés. Dans nos réalisations les plus marquantes, nous comptons le plus grand parc solaire en France, à Cestas, en Gironde de 300 mégawatts (MW). Nous avons, en outre, construit une très grande centrale éolienne en Finlande de 400 MW, ainsi que la centrale la plus compétitive au monde au Mexique, de 375 MW, avec un prix de vente d'électricité inférieur à 20 dollars du mégawatt/heure. Nous avons aussi construit les deux plus grandes centrales de stockage du monde, qui sont basées en Australie : la Hansel Power Reserve, d'une capacité de 150 mégawatts (193 mégawatts/heure soit plus d'une heure de réserve), et la Victorian Big Battery, mise en service l'an passé de 300 mégawatts et de 450 mégawatts/heure.
Nous sommes cotés sur le second marché depuis 2018. Au sein de Neoen, j'ai la charge du développement France depuis quatre ans. Avant cela, je me suis occupé pendant quatre ans des achats chez Neoen pour tous les projets dans le monde en matière de panneaux solaires, d'éolien et de stockage.
M. David Greau, délégué général Enerplan. - Enerplan est le syndicat des professionnels de l'énergie solaire dans son ensemble, à savoir à la fois le solaire thermique et le solaire photovoltaïque, sur toutes les échelles, de la plus petite sur bâtiment aux très grandes installations au sol. Le solaire est un enjeu désormais stratégique. Je pense que nous avons passé un cap dans les vieilles oppositions du passé, où les énergies étaient opposées les unes aux autres. Nous avons besoin de toutes les électricités décarbonées et de tous les vecteurs, qui ont des temporalités différentes de déploiement. Aujourd'hui, au sein des électricités décarbonées, les renouvelables se développent le plus rapidement. Parmi celles-ci, le temps de développement du solaire est le plus rapide, notamment sur des petits objets. Cette adaptabilité représente la force du solaire.
Vous avez parlé à plusieurs reprises d'intermittence : je préfère parler de variabilité et de prévisibilité. Avec le solaire, nous savons prévoir au jour le jour ou à la semaine ce qui sortira des actifs solaires. Cette prévisibilité représente d'ailleurs l'une des exigences posées aux exploitants de parcs par les gestionnaires de réseaux. Par conséquent, cette énergie ne fonctionne, certes, pas en permanence mais est prévisible dans ses apports au réseau. Vous avez rappelé, Monsieur le président, les objectifs posés à Belfort par le Président de la République pour le solaire. J'observe que le discours est intervenu en février 2022, quelque temps avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. Depuis lors, la donne géopolitique a changé. De plus, la crise énergétique et l'envol des prix de l'énergie l'an passé nous ont amenés à plusieurs considérations. La première d'entre elles est de considérer qu'il faudrait sans doute avancer les objectifs de Belfort. Les travaux de RTE, d'ailleurs, démontrent qu'il est fait en sorte que l'objectif de 100 GW soit plus ou moins avancé de quinze ans pour être atteint en 2035 et non en 2050.
Le deuxième enjeu est industriel. L'incertitude géopolitique, la dépendance existant aujourd'hui vis-à-vis de certains pays sont apparues, non plus comme une bataille perdue, mais comme une opportunité. Des projets de giga factories se développent aujourd'hui en France à la faveur du Net Zero Industry Act (NZIA). Ces projets, qui sont des projets stratégiques, se traduisent par la construction de deux usines sur le territoire français qui produiront chacune 5 GW de modules tous les ans, et qui s'additionneront aux producteurs actuels (produisant environ 1 GW par an). Nous aurons donc une capacité de production sur le territoire français qui dépassera largement ce qu'on installe.
Pour revenir sur les capacités installées annuellement, nous avons longtemps été sous la barre du gigawatt annuel dans le solaire. Ce gigawatt annuel a été dépassé pour la première fois il y a deux ans puisque nous sommes montés au-delà de 2 GW. L'an dernier, nous avons installé 3,2 GW, ce qui représente un record pour la France mais aussi, un étiage. Ces 3 GW ne sont pas suffisants. Ainsi les Pays-Bas, qui est un pays plus petit et moins ensoleillé que la France, ont installé 4 GW l'an dernier.
Enerplan demande que les objectifs, qui seront fixés dans la future PPE, amènent à des développements annuels a minima de 7 GW, qui est le plafond proposé dans la stratégie française « Energie-Climat ». Nous pensons que ce plafond peut être dépassé. Lors de la concertation de l'an dernier, un volume annuel entre 5,5 et 7 GW a été proposé. Du point de vue des professionnels de l'énergie solaire, nous pensons que l'objectif de 7 à 10 GW est atteignable. Je rappelle que RTE, dans son bilan prévisionnel, considère cette cible comme souhaitable. Nous avons donc besoin de ces textes de la PPE, notamment pour donner de la visibilité aux acteurs industriels qui engageront des fonds.
La visibilité donnée par le NZIA n'est pas de l'autarcie. En effet, ce texte - sous réserve de son vote en avril par le Parlement européen -, pose la nécessité d'avoir sur le territoire européen la capacité de production de 40 % de nos installations. Dans les soutiens publics, nous devons nous assurer a minima que 30 % iront sur des modules qui satisfont des « critères de résilience », selon la novlangue européenne, pour ne pas dépendre d'un seul pays fournisseur.
Pour revenir sur les enjeux de long terme et répondre dès à présent à la question de savoir combien de temps encore le mécanisme de soutien public sera nécessaire, je rappelle que ce mécanisme de soutien, notamment par les appels d'offres, est un mécanisme de complément de rémunération (contrat pour différence). En d'autres termes, on garantit un tarif strictement symétrique au futur producteur. Globalement, le producteur touchera, à tout moment, pour le mégawatt/heure la somme qu'il a proposée, ni plus ni moins. Par conséquent, les sommes que le producteur aurait obtenues sur les marchés bénéficieront in fine à l'État. C'est ce qui s'est produit pendant la crise énergétique, où l'État a récupéré de l'argent sur la production renouvelable grâce aux prix de marché qui se sont envolés. En revanche, si le prix de marché est inférieur, pour ne pas grever la rentabilité de cet investissement très capitalistique, l'État garantit que le prix sera complété à hauteur de la différence pour atteindre le prix lauréat.
Le mécanisme de complément de rémunération est donc un mécanisme d'assurance ou de réassurance pour que le producteur engage les fonds en CAPEX au-delà de 20 ans. Au-delà de cette durée, le soutien public cesse pour les centrales solaires.
M. Franck Montaugé, président. - Avez-vous une idée du solde de ces aides à ce jour ?
M. David Greau. - Je ne peux pas vous l'indiquer immédiatement. Nous étions presque arrivés au remboursement des sommes engagées par l'État en soutien à la filière au moment du pic de la crise des prix sur les marchés de l'électricité. Dans le domaine de l'éolien, toutes les sommes avancées ont été remboursées. Dans le domaine du solaire, le processus a été plus long. La variabilité provient de cette fluctuation des marchés de l'électricité.
Pour conclure, un autre aspect du solaire est sa grande adaptabilité en termes de puissance installée. De plus, le solaire peut être installé sur des territoires à double usage, comme cela a été voté dans la loi relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables (loi APER) et déjà, dans la loi Climat-Résilience. Ainsi, il est demandé à des bâtiments neufs ou existants d'être solarisés. Il est également demandé aux parkings d'être solarisés et d'apporter de l'ombre aux véhicules qui stationneront. C'est le cas également de l'agrivoltaïsme, dont l'objectif n'est pas de prendre des terres agricoles pour y faire de la culture énergétique, mais bien de concilier deux usages : un usage agricole et un usage de production énergétique. Tel est le sens du texte introduit au Sénat, de la loi APER et du projet de décret élaboré par les ministères en charge de l'agriculture et de l'énergie.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ma question visait à savoir si, à un moment donné, les énergies renouvelables peuvent se passer du soutien de l'État. La réponse est en lien avec vos fourchettes de coûts de production, que vous ne nous avez pas communiquées, et dont j'imagine qu'elles dépendent de la taille des installations. Il serait intéressant pour nous de connaître ces éléments.
J'aimerais aussi vous entendre aussi sur les capacités de stockage, qui existent déjà pour les petites installations en batteries. Sont-elles déjà présentes sur les grandes installations ? Quels progrès sentez-vous dans l'évolution des batteries et du stockage de l'énergie, sachant que l'une des critiques faites à l'énergie solaire est de de ne pas être totalement intermittente et de ne pas être disponible aux saisons où les besoins sont les plus grands ?
Par ailleurs, vous avez évoqué les pays étrangers. Notre dépendance à la Chine en matière de panneaux solaires est très critiquée. Avez-vous réussi à vous en exonérer ? Quel est le bilan carbone complet de la production d'électricité solaire ?
M. David Greau. - Je commencerai par répondre au dernier point sur le bilan carbone. Dans le coût d'investissement global d'une centrale solaire, 25 à 30 % est lié aux modules. On a donc tendance à se focaliser sur le module mais les autres composants sont nombreux dans une centrale solaire. Pour autant, je n'élude pas la question. Nos projets de giga factory en France se développent. Nous avions travaillé avec la précédente équipe gouvernementale sur la mise en place d'un « pacte solaire » entre développeurs et industriels qui produisent sur le territoire français, dans l'objectif d'obtenir des engagements des développeurs envers les industriels pour leur donner de la visibilité. Tout ne se fera pas du jour au lendemain. Je confirme notre très grande dépendance aux modules chinois et asiatiques. La Chine a, en effet, su mobiliser 50 milliards de dollars, il y a quinze ans, pour lancer une industrie de masse, qui était surcapacitaire et qui a continué à progresser. Aujourd'hui, cette industrie alimente la quasi-totalité des installations dans le monde, à l'exception des Etats-Unis, qui ont fermé leurs frontières, et de l'Inde, qui a restreint ses importations.
Pour revenir sur le bilan carbone, les politiques de soutien, notamment des grandes installations, imposent aux modules un plafond carbone. Par conséquent, tout est tracé dans la composition du panneau solaire, qui doit être certifié pour être éligible au soutien public. Un tel soutien est donc un moyen d'orienter le marché vers des modules plus verts. Néanmoins, nous savons que cette mesure, qui était destinée à l'origine à favoriser les panneaux européens, profite aussi aux industriels qui utilisent des panneaux chinois puisque les industriels chinois savent aussi concevoir des panneaux bas-carbone.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Avez-vous un chiffre à communiquer sur le bilan carbone ?
M. David Greau. - Le chiffre que je peux vous communiquer, de manière certaine, est celui du plafond carbone des modules (ne pas avoir mis en oeuvre plus de 550 kg de CO2 par kilowatt/crête), inscrit dans les cahiers des charges des appels d'offres. Le plafond se situe en moyenne entre 400 et 450 kW/crête, étant précisé que la question est posée à l'industrie européenne.
M. Daniel Salmon. - Il est nécessaire de comparer ce qui est comparable. De ce fait, on demande en général les émissions de CO2 par kWh. Vous évoquez le kW/crête.
M. David Greau. - Le bilan carbone se situe autour de 11 grammes de CO2 par kW/h
M. Franck Montaugé, président. - Lorsque vous évoquez les aides publiques, de quoi parlez-vous ? Est-ce que vous évoquez les contrats pour différence ?
M. David Greau. - Aujourd'hui selon la puissance qu'on installe, il existe deux types d'aides publiques. La première est l'aide en guichet, accordée automatiquement, sous réserve de satisfaire à certaines conditions, et valable pour les installations sur bâtiments jusqu'à 500 kW/crête installée. Au-delà et pour les installations au sol, la procédure est celle des appels d'offres. Le guichet ouvert est aujourd'hui entre 100 et 116 euros/MWh.
M. Franck Montaugé, président. - Combien représente l'aide publique pour tout le parc actuel ?
M. David Greau. - Le soutien public en guichet représente un tiers des installations de l'an dernier. Une bonne partie de la puissance installée est de l'autoconsommation, ce qui signifie que tous les mégawatt/heure produits ne sont pas soutenus par la puissance publique puisqu'ils sont consommés sur site.
M. Franck Montaugé, président. - Ma question est simple : quel est le montant global de l'aide de l'État ? Nous avons besoin de ce chiffre. Si vous ne pouvez pas répondre dans l'immédiat, nous vous remercions de nous le communiquer ultérieurement car il s'agit d'une donnée importante.
M. David Greau. - Je vous communiquerai le chiffre du ministère.
Dans la procédure compétitive applicable au-delà de 500 kW/crête, les volumes sont alloués par la puissance publique. Par conséquent, les développeurs proposent des projets qui doivent être conformes au cahier des charges, notamment sur le bilan carbone et le prix plafond éliminatoire. Un classement est établi entre les développeurs, dont la part la plus grande porte sur le prix de l'installation. L'ensemble du processus est encadré par la directive européenne sur les aides d'État.
En définitive, la maîtrise des dépenses telle que contrôlée par les finances publiques provient du fait qu'il s'agisse d'un complément de rémunération publique sur le delta éventuel entre le prix garanti et le prix de marché. De plus, les volumes sont alloués par la puissance publique à chaque session d'appel d'offres.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est donc ce complément de garantie dont vous indiquiez tout à l'heure qu'il était quasiment remboursé. En revanche, les aides d'origine ne sont pas remboursées. Ce sont deux choses différentes.
M. David Greau. - Il y a, en effet, deux choses différentes, mais nous étions quasiment parvenus au remboursement de la totalité des aides consenties. Je vous apporterai ultérieurement davantage d'éléments chiffrés.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous les demanderons aussi de notre côté au ministère. Je vous remercie de répondre également à mes premières questions car vous avez commencé par les dernières.
M. David Greau. - Le contrat pour différence est déjà le dispositif en vigueur dans les appels d'offres. Je ne vois donc pas la différence que vous établissez, hormis le fait que vous semblez rechercher un prix unique pour l'ensemble des énergies décarbonées, si j'ai bien compris votre demande. Aujourd'hui, je suis incapable de vous donner un chiffre car le niveau serait nécessairement celui de la moyenne mais pas d'une mise en compétition des projets. De ce fait, si un prix unique était garanti pour tous les vecteurs carbonés de production d'électricité, cela impliquerait une sortie de cette logique d'appels d'offres compétitifs. L'écueil d'une proposition de prix unique serait par conséquent de ne pas privilégier le vecteur le plus compétitif. Cela étant, nous constatons qu'actuellement dans le domaine du solaire, les appels d'offres portent, d'une part, sur les bâtiments et, d'autre part, sur le sol. Il est évident qu'au-delà de l'effet d'échelle de taille, les coûts d'une installation au sol et d'une installation sur bâtiments ou sur ombrière sont très différents, les seconds étant beaucoup plus élevés.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous indiquez qu'il existe une différence entre les installations fixées sur les toits ou les ombrières et le sol. Je comprends bien, mais pouvez-vous nous donner une fourchette afin de nous éviter de parler dans le vide ?
M. David Greau. - Les coûts sont publics puisqu'ils sont constatés à chaque appel d'offres par la Commission de régulation de l'énergie (CRE), qui instruit les dossiers. Les coûts, tels qu'issus des résultats publiés hier ou avant-hier de la dernière session d'appel d'offres au sol, se situent entre 82 et 83 euros/MWh. Pour les installations sur bâtiments, nous ne disposons pas des résultats de la dernière souscription aux appels d'offres, réalisée en décembre 2023. Généralement, les coûts avoisinent 100 euros/MWh.
Mme Carlotta Gentile Latino. - Pour revenir sur le contrat pour différence, notamment le prix de 92 euros/MWh pour les installations au sol - qui est une donnée publique - je confirme qu'il s'agit de mises en concurrence systématiques, organisées par l'État, par vagues dans l'année, avec un prix plafond (non connu) et une concurrence parfaite. Tous les projets sont classés par prix et les plus chers ne sont pas retenus. Par conséquent, le signal prix est très transparent et d'ailleurs bien documenté par la CRE.
Sur le prix unique, tant pour le solaire que pour toutes les énergies, nous étions au plus bas en juillet 2021 à 55 euros/MWh, et au plus haut l'année suivante, à 82,2 euros/MWh. Nous ne pourrions pas imaginer de définir un prix unique sur des installations qui ont vocation à durer pendant trente ans.
Concernant le soutien, nous avons évoqué le mécanisme du contrat pour différence, qui s'applique dans de nombreux pays, toujours dans des cadres de compétition et pas uniquement dans le domaine des énergies renouvelables. Le sujet important, l'an dernier, était celui du déplafonnement du seuil de remboursement, avec une forte pression de la part de Bercy. Ceci signifie qu'au vu de la conjoncture économique, nous donnons plus que ce que nous avons reçu sur des installations récentes.
Par ailleurs, pour nuancer cette idée de subventions permanentes, nous signons de plus en plus de Power Purchase Agreements (PPA) avec des entreprises industrielles privées, dont la vocation n'est pas de financer la production d'électricité. Pour garantir un accès à une électricité compétitive sur le long terme, ces entreprises privées signent des contrats sur une durée d'une vingtaine d'années. Ce marché est en très forte croissance en France, ce qui témoigne bien de la compétitivité des énergies renouvelables. Certes, nous ne sommes pas naïfs et reconnaissons que le marché des Corporate PPAs a explosé dans une conjoncture économique particulière, dans laquelle de nombreuses entreprises se trouvaient en grande difficulté. Pour notre part, nous avons signé pour environ 600 MW de Corporate PPAs dans le solaire avec des entreprises industrielles.
M. Franck Montaugé, président. - Vous contractualisez sur la puissance ?
Mme Carlotta Gentile Latino. - Nous contractualisons as produced, c'est-à-dire sur la production telle qu'issue de la centrale, que le client intègre avec son fournisseur dans sa consommation globale.
M. Franck Montaugé, président. - Il s'agit donc de MWh. Vous parliez de 600 MW.
Mme Carlotta Gentile Latino. - Dans le domaine du solaire, les MW et les MWh sont très proches.
Sur le sujet du bilan carbone, l'ADEME est la référence car ses données sont vérifiées. De plus, les bilans carbone changent beaucoup selon les projets. Je reconnais que le bilan carbone du solaire est beaucoup plus élevé que celui de l'éolien et du nucléaire, mais n'oublions pas que le bilan carbone d'une installation photovoltaïque est positif, ce qui contribue à la lutte contre les émissions de carbone.
Sur le stockage, il est important d'élargir le sujet de la variabilité/prévisibilité aux moyens de flexibilité et de stockage. En effet, la problématique se situe au moment de la production et de la demande, mais il convient de souligner que l'un des moyens principaux de la flexibilité est le décalage de la demande, comme nous l'apprend RTE dans ses scénarios 2050.
Par conséquent, dans un système complexe comportant du solaire et de l'éolien, nous développons des moyens de flexibilité, c'est-à-dire le décalage de la demande, l'hydro et le stockage. Il ne faut donc pas se concentrer uniquement sur la cloche solaire et les nécessités de stockage. En d'autres termes, tous les moyens de flexibilité doivent être appréhendés dans le cadre du système, comme l'a bien expliqué Réseau de transport d'électricité (RTE). Ce faisant, les sujets de coûts qui vous préoccupent doivent aussi être analysés à la maille du système.
M. Guillaume Decaen. - Je peux apporter des précisions sur la vision de Neoen concernant les batteries de stockage, puisque nous avons installés de très grandes unités de stockage en Australie en 2017. C'était l'été et le réseau avait subi quelques incidents en raison de la chaleur. Le solaire ne suffisait pas à combler la demande de rafraîchissement des températures, ce qui a conduit le gouvernement de South Australia à lancer un appel d'offres pour mettre en place des capacités de stockage et réguler la fréquence sur le réseau. Nous avons donc mis en place la première centrale de stockage. Contrairement à la France qui est interconnectée, l'Australie est une île non interconnectée qui subit directement les gros impacts de la production de solaire. Il existe donc une grande variabilité des prix de marché en Australie, avec souvent des prix négatifs. Dans ce type de marché, les centrales de stockage de grande capacité peuvent voir le jour. Au contraire, en France, le réseau est bien interconnecté et les prix de l'électricité descendent rarement à des niveaux négatifs.
Dans ces conditions, l'équation économique n'est pas présente en France pour développer des centrales de stockage de grande capacité. En d'autres termes, il n'existe pas d'écart suffisamment important entre prix bas et prix haut pour justifier l'installation d'une batterie et la mettre en service sur le réseau. Avec ce même raisonnement, les installations de batteries se développent en Australie et en Angleterre. Si nous parvenons à créer des conditions de marché satisfaisantes, je pense qu'il ne sera pas nécessaire d'installer de stockage par batterie en France.
S'agissant des coûts de production du solaire, j'indiquerai que les coûts du module représentaient 55 % quand nous avons construit l'installation photovoltaïque de Cestas, en 2015. Aujourd'hui, cette proportion est plutôt de 20 à 25 % pour les toitures et d'environ 25 % pour les installations au sol. Parallèlement, les coûts de raccordement ont fortement augmenté car les centrales sont de plus en plus éloignées des points stratégiques du réseau. De ce fait, à l'heure actuelle, les coûts de raccordement sont supérieurs à ceux des panneaux solaires.
Par ailleurs, la raison pour laquelle le prix du solaire est passé de 55 euros/MWh à 82 euros/MWh, lors du dernier appel d'offres, réside certainement dans la hausse du coût du financement. Aujourd'hui, les taux d'intérêt avoisinent 4 à 5 % et se répercutent dans les coûts des infrastructures. C'est pourquoi la CRE a bien réfléchi aux appels d'offres et a mis en place une formule d'indexation en fonction des taux d'intérêt en vigueur à la date de la construction de la centrale. Cette indexation a déjà joué ses effets puisque le prix a déjà baissé de 3 à 4 euros. Le calcul est réalisé à la date de la construction, au moment où la centrale est financée, donc un an avant la mise en service. Même si c'est modeste, cela représente une baisse de 5 %. Il n'existe donc pas de surprofit sur le marché.
Sur les panneaux chinois, nous sommes bien sûr très favorables à la construction de giga factories en France. Aujourd'hui, la Chine produit 360 GW de capacités de modules, dont la moitié est absorbée sur le marché chinois. L'important dans la technologie du panneau solaire est d'investir dans la recherche et développement (R&D) pour gagner en efficacité. De ce fait, lorsque des usines sont capables de produire autant de gigawatts, elles peuvent investir bien davantage en R&D qu'une usine basée en France, même subventionnée, qui produit 5 GW. C'est un point d'alerte que je voulais émettre car nous ne faisons pas la course avec les mêmes volumes.
M. Daniel Salmon. - J'ai des chiffres qui vont de 25 grammes/kWh si le panneau est produit en Europe contre 45 grammes/kWh s'il est produit en Chine, le tout comparé à 800 grammes/kWh si c'est du charbon. Ce sont les ratios dont je dispose.
Effectivement, l'industrie du solaire photovoltaïque se développe de manière exponentielle dans le monde. Vous contredirez ou confirmerez mes chiffres. Nous avons dû installer 415 GW de puissance dans le monde l'an dernier. C'est 30 % de plus que l'année précédente et on estime que, d'ici 2030, nous pourrions atteindre 1 000 GW installés. Par rapport au nucléaire, les capacités d'installation sont donc énormes, avec sans doute des baisses de coûts à la clé. Vous constatez que les Pays-Bas installent 4 GW alors que nous ne réussissons pas à dépasser 3 GW. Nous avons du mal à trouver la rentabilité en France. Je pense que la volonté politique fait défaut alors que dans les années 70, nous étions des précurseurs en France sur le photovoltaïque comme sur le solaire thermique.
Vous avez indiqué que vous pariiez plus sur la flexibilité que sur le stockage, en l'absence de modèle économique pertinent pour développer le stockage. Où en est-on plus précisément sur le stockage car vous avez laissé entendre que ce n'était pas la priorité ? Pourtant spontanément, nous avons tendance à considérer que la production diurne devrait nous servir aussi dans la journée.
Mme Denise Saint-Pé. - Sur la problématique du stockage, de la recherche et développement et la flexibilité, vous avez largement répondu. Je souhaiterais savoir en revanche si la recherche a avancé en France sur la fin de vie des panneaux photovoltaïques. C'est un questionnement important.
Enfin, il est important que vous sachiez comment se passe la vraie vie sur les territoires. En tant que sénatrice des Pyrénées-Atlantiques, je suis saisie régulièrement par des agriculteurs qui indiquent qu'EDF a des retards de six à huit mois dans le paiement de la rente électrique. Parallèlement, ces mêmes agriculteurs sont confrontés à des échéances financières pressantes, ce qui les met en grande difficulté financière. Il ne faudrait pas que ce capital-confiance instauré avec le monde agricole se perde.
M. Didier Mandelli. - Pour gagner du temps, je répondrai à la question sur le recyclage car un éco-organisme dénommé Soren existe depuis quelque temps. Au moins trois unités en France collectent et traitent les panneaux, qui sont recyclés à hauteur de 97 à 98 % aujourd'hui. J'ai eu la chance d'assister à une première mondiale il y a quelques années, organisée près d'Aix-en-Provence par Veolia. Sur ce volet, il n'y a donc plus de question.
En revanche, j'aurai trois questions. Je précise que j'étais rapporteur de la loi d'accélération de la production des énergies renouvelables, et que nous avions intégré dans nos priorités l'autoconsommation, les PPAs et un certain nombre d'autres sujets. Quelle est aujourd'hui la part d'autoconsommation sur les projets, non seulement pour les particuliers mais également pour les entreprises qui utilisent leurs toits ? Je pense aux entrepôts logistiques et autres. Quelle est la part des PPAs dans la production globale ? Quelle est la part de fiscalité dans le prix de sortie ? Effectivement, il existe des aides d'État pour aider à produire mais il y a aussi une fiscalité locale. Il y a peut-être un équilibre à trouver sur ces deux volets.
M. David Greau. - Je remercie le sénateur Mandelli pour sa réponse. L'éco-organisme Soren fonctionne particulièrement bien puisqu'il a collecté 4 000 tonnes de panneaux solaires en 2022. Il s'inscrit aussi dans une démarche de réemploi.
Le sujet des agriculteurs concerne sans doute un retard de contractualisation. EDF Obligation d'achat exerce la mission d'achat pour le compte de l'État, et a donc parfois des délais anormalement longs. Nous remontons régulièrement ce sujet.
Mme Carlotta Gentile Latino. - Nous avons bien conscience de cette réalité. Nous recherchons actuellement les moyens d'en sortir et nous vous apporterons une réponse écrite.
M. David Greau. - Il faut aussi préciser que nous avons un double mécanisme d'achat obligé pour le compte de l'État, avec un acteur unique et monopolistique, ce qui n'est pas le cas dans tous les pays européens. Ce mécanisme deviendra de plus en plus problématique au fur et à mesure de l'augmentation du nombre de contrats. L'an passé, Enedis a raccordé plus de 200 000 installations, ce qui représente le double de l'année précédente. L'engorgement à venir nécessitera sans doute d'automatiser les choses et de les simplifier pour toutes les parties. Nous devons continuer d'y travailler avec Enedis et EDF Obligation d'achat.
M. Mandelli, la part d'autoconsommation représente environ un tiers du volume raccordé, soit 1,2 GW sur les 3,2 GW raccordés avec ou sans surplus et ce, sur toutes les tailles de projets du domaine Enedis. Ces projets sont, en effet, beaucoup portés par les particuliers et les entreprises, mais aussi par des collectivités territoriales. C'est donc une garantie des tarifs pour le long terme d'une partie de la consommation mais pas de son intégralité car l'autoconsommation ne représente qu'une partie des besoins électriques, soit environ un tiers du volume global. L'autoconsommation est en très forte hausse.
Enfin, la fiscalité n'est pas le seul sujet. Une bonne idée, ayant émergé au Sénat à l'occasion de la loi d'accélération, est celle du partage de la valeur, qui a été mis en place pour faire contribuer les futurs producteurs à la vie du territoire. De notre point de vue, c'est déjà le rôle de l'Imposition forfaitaire sur les entreprises de réseau (IFER). Finalement, le partage de la valeur vient en complément de l'IFER, en étant une contribution unique au moment du lancement du projet. J'attire votre attention sur le fait que du point de vue des collectivités territoriales, ces ressources nouvelles qui leur sont affectées, notamment l'IFER, ne se traduisent pas par des baisses globales de leur dotation de fonctionnement. D'ailleurs, l'IFER n'est pas dans le discours commercial des développeurs.
M. Franck Montaugé, président. - Sur le terrain, l'IFER est évoqué.
M. David Greau. - L'an passé, une meilleure ventilation de l'IFER n'a pas pu être mise en place dans la loi de finances. J'espère que cela aboutira à un moment ou un autre.
Mme Carlotta Gentile Latino. - Sur la part de Corporate PPA et l'impact de la fiscalité sur le prix de sortie, il faut garder à l'esprit que ce marché est, certes, en forte croissance en France, mais qu'il est encore émergent. Il est donc prématuré de parler de parts de PPA car elles concernent des installations qui seront mises en service plus tard. Il est sûr que l'intérêt envers les PPAs est destiné à croître.
M. Franck Montaugé, président. - Quelle est la part des PPAs en cours par rapport au volume d'investissements réalisés ?
Mme Carlotta Gentile Latino. - A mon échelle, mes investissements portent sur la construction de parcs. Dans la mesure où cette activité passe par une forme de contractualisation avec l'acheteur, l'attention des industriels s'est matérialisée sur ces 600 MW de Corporate PPAs sur un total de 2,5 GW environ. Les prochains investissements d'EDF Renouvelables porteront sur 100 MW. Il faudra donc envisager la part de PPAs dans la durée.
Sur le sujet de la fiscalité, les dépenses d'opérations de nos infrastructures (OPEX) représentent 25 000 euros /MW par an, dont un quart est constitué de taxes. L'impact sur le LCEI est donc de 40 % soit 8 euros/MWh en taxes. Ce sont des ordres de grandeur moyens pour un projet.
M. Guillaume Decaen. - Je n'ai pas de réponse pour décaler l'utilisation de la production de la cloche solaire. Vous parliez de vingt-quatre heures mais je pense qu'il est préférable de décaler de douze heures. Effectivement, la cloche solaire a un impact, notamment sur le marché français lorsqu'en Espagne les grandes centrales se mettent à produire des électrons en très grande quantité. C'est à ce moment que les prix deviennent négatifs. L'écart entre le prix négatif et le prix positif doit être suffisant pour justifier un investissement dans une batterie. En l'occurrence pour décaler de douze heures, il faudrait une batterie d'une profondeur de quatre heures de stockage, ce qui représente un investissement colossal. Aujourd'hui, nous n'avons pas encore trouvé l'équilibre économique sur le marché européen. Si les prix sont négatifs à midi, il s'agira peut-être d'envisager d'opérer des changements d'usages. La réflexion de RTE, en cas de prix négatifs, consiste plutôt à inviter les producteurs à découpler les centrales pour ne pas trop engorger le réseau. Cela reviendra moins cher que d'acheter des batteries de 4 heures de stockage et de surinvestir.
M. Franck Montaugé, président. - Vous indiquez que le prix pour une batterie de 4 heures de stockage serait exorbitant. Pouvez-vous nous indiquer des ordres de grandeur ?
M. Guillaume Decaen. - Je vous enverrai le prix d'une batterie 1 heure, 2 heures et 4 heures.
M. Daniel Salmon. - Sur le déphasage, il existe des technologies à sels fondus qui permettent de produire de l'électricité avec un décalage, puisque les sels sont fondus dans la journée avec du solaire thermique. La nuit, ces sels fondus sont utilisés pour produire de l'électricité. Cette technologie existe en Espagne. Avez-vous des informations à ce sujet ?
M. Guillaume Decaen. - Je ne connais pas cette technologie.
M. David Greau. - Nous avons clairement des enjeux de stockage sur la chaleur comme l'électricité. La question de la cloche solaire est aussi anticipée en autoconsommation. Nous constatons donc que les installations ne sont pas destinées à maximiser la production des panneaux solaires mais plutôt leur plage d'utilisation à un instant T. Il s'agit, en effet, de lisser la cloche solaire sans recourir à du stockage.
Comme rappelé hier dans l'audition sur l'éolien, aucun objectif de stockage n'a été donné pour la métropole. Dans les territoires d'outremer, qui sont des zones non interconnectées (ZNI), des appels d'offres de stockage solaire ou de stockage pur ont été lancés. En métropole, la possibilité a été introduite dans la loi mais en l'absence d'objectifs, l'État ne peut y recourir.
Enfin, il existe, dans les entreprises, une forme de PPAs qui ne dit pas son nom : c'est l'autoconsommation. Finalement, une part de PPA peut exister dans d'autres technologies de production de renouvelables, notamment l'éolien, qui transitent par le réseau en raison des contraintes d'éloignement des bâtiments. Cela fausse donc quelques peu les chiffres sur les PPAs solaires.
Mme Carlotta Gentile Latino. - Concernant la flexibilité, le scénario 2050 de RTE inclut tous les moyens : la flexibilité de la demande, les batteries non stationnaires pour les véhicules (vehicule to grid) et les batteries stationnaires qui font l'objet de la discussion. Il ne faut pas oublier que les batteries pour les véhicules sont des solutions de stockage.
RTE est le plus à même de décrire, de manière crédible, l'équilibre entre les différents moyens de production dans les différents scénarios. Dans le scénario incluant une part de nouveau nucléaire, donc en ligne avec les Futurs énergétiques, le premier moyen de flexibilité est la flexibilité de la demande qui varie entre 13 et 15 GW. Les batteries stationnaires varient entre 1 et 9 GW. Le vehicule to grid représente environ 2 GW. En définitive, le bouquet de flexibilité s'analyse vraiment à la maille d'un scénario et non à la maille d'un stockage versus le solaire.
M. Franck Montaugé, président. - Nous avons constaté hier que l'éolien représentait un facteur de charge global de l'ordre de 26 %. Quel est le facteur de charge pour le photovoltaïque ?
Par ailleurs, vous avez appelé à une clarification de la stratégie française « Energie-Climat », et notamment de la PPE, qui a des conséquences sur la filière industrielle. C'est un enjeu de souveraineté fondamental. Nous ne connaissons toujours pas cette stratégie et cette PPE. Pour le photovoltaïque, nous sommes dans un rapport de un à trois, selon l'hypothèse de mix énergétique retenue. Nous sommes à un facteur multiplicatif de sept si l'on retient le scénario N03 de RTE (50 % de nucléaire et 50 % d'énergies renouvelables). Dans l'hypothèse où la part de renouvelables est la plus importante, le facteur multiplicatif atteint vingt-deux. Vous travaillez aujourd'hui indépendamment de ce cadre, qui est ancien, alors qu'il aurait dû être actualisé en 2023. Il est tout de même gênant de ne pas savoir dans quel cadre on se situe. Je voudrais donc connaître votre sentiment à ce sujet.
Corrélativement à cette question du volume très important de photovoltaïque à installer sur le terrain, j'observe, dans mon territoire du Gers, que les choses sont encore un peu confuses, et pas nécessairement de votre fait en tant qu'installateurs. Pourriez-vous nous donner votre sentiment et nous indiquer ce que vous attendez de la planification territoriale pour optimiser vos propres processus industriels d'installation ?
Mme Carlotta Gentile Latino. - Le facteur de charge représente environ 15 %, en incluant les améliorations technologiques continues.
Sur la clarification de la stratégie, c'était effectivement mon propos initial car une planification est indispensable. Il appartient donc aux pouvoirs publics de décider. Nous continuerons de contribuer en portant nos ambitions de décarbonation du mix.
Pouvez-vous préciser votre question sur les scénarios de multiplication sur le solaire ?
M. Franck Montaugé, président. - Il existe un volume considérable d'installations à accomplir dans un laps de temps à l'horizon 2050. Or, comme nous ne connaissons toujours pas le scénario retenu, nous nous posons des questions.
Mme Carlotta Gentile Latino. - Nous avons des pipelines importants de portefeuilles de projets. Je pense que tel est également le cas de Neoen. L'agri-photovoltaïque représentera un axe de développement important compte tenu de la surface disponible. Je rappelle que l'objectif de 140 GW de planification énergétique à 2050 représente 1 % de la surface agricole. De ce fait, la place ne manque pas. Je ne me prononcerai pas sur le scénario à retenir entre le multiplicateur par sept et le multiplicateur par vingt-deux. Les enjeux de la filière sont clairs et il est attendu des filières industrielles qu'elles produisent les panneaux solaires.
M. Franck Montaugé, président. - Vous indiquez donc que notre industrie est capable de fournir ? Sur quelle hypothèse ?
Mme Carlotta Gentile Latino. - La France représente 1 % des capacités photovoltaïques installées dans le monde.
M. Franck Montaugé, président. - Nous n'avons pas parlé de la dimension ressources humaines relative à cette filière. Je pense que nous ne sommes pas prêts.
Mme Carlotta Gentile Latino. - C'est, en effet, un point fondamental de la réindustrialisation, qui implique des décisions à venir sur la formation des techniciens et ingénieurs.
M. Franck Montaugé, président. - Y a-t-il une démarche comparable à celle adoptée par la filière nucléaire ?
M. David Greau. - L'enjeu de formation est en effet fondamental, mais il n'existe pas aujourd'hui de grand plan de formation comparable à celui lancé par les entreprises de réseaux ou par les entreprises du nucléaire. Nous en aurons besoin dans les énergies renouvelables de manière générale, et pas uniquement dans le domaine du solaire. Il est essentiel de former des professionnels destinés à travailler dans le photovoltaïque, mais aussi que les métiers de base du technicien et du couvreur intègrent des compétences photovoltaïques.
M. Franck Montaugé, président. - Où en est-on pour le moment ?
M. David Greau. - Nous n'en sommes pas encore là.
M. Franck Montaugé, président. - Travaillez-vous avec l'ensemble des entreprises concernées ou avec l'État sur ce sujet de la formation ? Quelle est la démarche collective esquissée pour être efficace le plus rapidement possible ?
M. David Greau. - Nous travaillons essentiellement avec les régions, qui sont compétentes pour la formation professionnelle.
Mme Carlotta Gentile Latino. - Sur le terrain, la concertation est l'ADN de notre développement. Il ne s'agit pas uniquement d'information des riverains mais de co-construction d'un projet de territoire avec les parties prenantes, qu'elles soient pour ou contre le projet. En cela, le récit que nous portons est important. Sur le terrain, il me semble que la nature des oppositions que nous rencontrions, il y a quelques années, a totalement changé. Précédemment, les panneaux photovoltaïques n'étaient pas bien perçus. Aujourd'hui, le riverain constate que les emplois sont locaux et non délocalisables et que la production est visible, contrairement aux fossiles que nous importons. Le changement de mentalités est en marche pour davantage de résilience, de souveraineté énergétique et de compétitivité des prix. Il nous appartient aussi d'accompagner ces changements de mentalités. Ensuite, notre travail est de bien porter et développer les projets. Je ne prétends pas qu'il n'existe plus aucune opposition mais nous accompagnons les projets, souvent de façon satisfaisante, quand les concertations sont bien menées.
M. Daniel Salmon. - Dans la valeur d'un parc solaire, quelle est la part concernée par les modules photovoltaïques ? La valeur sur le terrain est, en effet, liée à du travail imputable aux territoires, ce qu'on omet souvent.
M. Guillaume Decaen. - Dans une installation au sol, il y a du terrassement réalisé par des entreprises françaises. Il y a également des structures, en évitant, le plus souvent possible, de rajouter du béton au sol. La structure métallique est assemblée en France, même si l'acier ne provient pas toujours de France. Nous essayons qu'il soit européen. Ensuite, les travaux de câblage - des modules aux onduleurs - doivent être menés alors que les Chinois ont pris la majorité du marché des onduleurs avec Huawei. Précédemment, les Espagnols et les Allemands fournissaient des onduleurs, mais la situation est de plus en plus difficile pour eux. En France, nous avions Schneider. Après les onduleurs, le câblage doit fournir du courant alternatif pour aller jusqu'au transformateur. À une certaine époque, les transformateurs étaient produits à Maizières-Lès-Metz chez Schneider, qui a décidé d'abandonner ce marché. C'est aussi une forte valeur à relocaliser en France, car elle représente 20 % du prix du module. Enfin, il y a le coût de raccordement d'Enedis et RTE qui, eux aussi, ont des besoins en câblage et en transformateurs.
Mme Carlotta Gentile Latino. - En 2018, la valeur ajoutée française pour le solaire avait été estimée entre 40 à 50 % par la Cour des comptes. Avec la baisse des prix des modules, cette valeur a tendance à augmenter. Je pense que c'est un bon chiffre à retenir pour éviter de croire que le solaire serait à 100 % chinois.
M. Franck Montaugé, président. - Merci beaucoup pour ces échanges intéressants et importants.
Audition de M. Julien Français, directeur général de la Compagnie nationale du Rhône (CNR), Mmes Alix Perrin, professeur agrégée de droit à l'Université Paris Dauphine-PSL, et Emmanuelle Verger-Chabot, directrice d'EDF Hydro, le 19 mars 2024
M. Franck Montaugé, président. - Au nom de la commission d'enquête, je vous remercie d'avoir répondu à notre sollicitation.
Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête en accueillant :
- Mme Alix Perrin, professeur agrégée de Droit public à l'université Paris Dauphine ;
- Mme Emmanuelle Verger-Chabot, directrice d'EDF Hydro ;
- M. Julien Français, directeur général de la Compagnie nationale du Rhône.
Je me dois de vous faire prêter serment en vertu des règles qui régissent les commissions d'enquête parlementaires. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Alix Perrin, Mme Emmanuelle Verger-Chabot et M. Julien Français prêtent serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ». Nos travaux sont centrés sur le présent et surtout l'avenir du système électrique.
Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir au particulier et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
On ne le sait pas toujours, mais l'hydroélectricité est aujourd'hui la deuxième source de production électrique derrière le nucléaire et la première source d'électricité renouvelable en France. Avec environ 25,7 GW installés, la France dispose de l'un des plus grands parcs hydroélectriques en Europe. Cette puissance représente environ 20 % de la puissance électrique totale installée.
Toutefois, compte tenu de la forte variabilité aux conditions hydrologiques d'une année à l'autre, la part de l'hydroélectricité dans le mix électrique est davantage mesurée par le productible, c'est-à-dire la production maximale annuelle sans arrêts (pour maintenance, par exemple) dans des conditions hydrologiques moyennes. Le productible annuel est d'environ 67 TWh. La production effective varie fortement selon les années : avec un pic en 2001 à 77,3 TWh, 62,5 TWh en 2021, seulement 49,6 TWh en 2022, mais 58,8 en 2023, soit près de 12 % de la production électrique annuelle.
Quelles sont aujourd'hui les marges de développement précisément identifiées en matière d'hydroélectricité ? La presse s'est fait l'écho d'un potentiel de 20 % de production supplémentaire ; de son côté, RTE, dans son Bilan prévisionnel, est beaucoup plus prudent, il est vrai en raison notamment du conflit juridique avec la Commission européenne sur le renouvellement des concessions hydrauliques.
Ma question est la suivante, le dossier des concessions étant mis à part, mais le sujet de l'évolution prévisible des conditions hydrologiques étant pris en compte : quelles sont les capacités de développement physiques et économiques de la filière ?
Vous pourrez d'ailleurs préciser votre réponse en abordant les stations de pompage-turbinage hydroélectriques, autrement dit les STEP, qui présentent l'intérêt de jouer un rôle de stockage d'énergie.
Quels sont les investissements nécessaires pour développer la filière ?
Et puis, bien entendu, nous attendons de vous des éclaircissements sur la question des concessions hydroélectriques et du contentieux entre la France et la Commission européenne. Quel est le problème de fond ? Pourquoi dure-t-il depuis si longtemps ? Quelles sont les pistes pour résoudre ce conflit ?
Voilà quelques thèmes parmi d'autres sur lesquels notre rapporteur va vous interroger. Nous vous proposons de dérouler cette audition de la sorte. Vous présenterez successivement votre travail et vos réflexions, en 10 minutes maximum. Ce propos liminaire sera suivi d'un temps de questions-réponses avec notre rapporteur et nos collègues ici présents. Vous pourrez ensuite revenir sur les propos des uns et des autres.
Je passe la parole à M. le rapporteur.
M. Vincent Delahaye. - Merci, M. le Président. Mesdames, messieurs, merci de votre présence. Le Président a déjà cerné un certain nombre de questions que nous nous posons, sur lesquelles nous aimerions obtenir votre éclairage, notamment le désaccord avec l'Union européenne sur les concessions, la façon dont nous pourrons en sortir et son implication pratique sur les projets. Nous aimerions également approcher le potentiel de l'hydraulique. Nous avons envie d'en savoir plus sur ses possibilités de développement, le calendrier, le coût.
Nous vous demanderons de bien respecter les dix minutes de présentation pour que nous puissions tenir un échange vraiment interactif.
Mme Emmanuelle Verger-Chabot, directrice d'EDF Hydro. - Merci, M. le Président. Vous avez déjà indiqué dans votre introduction les nombreux atouts de cette belle énergie. Elle a le mérite d'apporter beaucoup au système électrique. Pilotable, elle apporte de la flexibilité, y compris à très court terme, en permettant au gestionnaire de réseau d'établir et de maintenir dans le temps l'équilibre entre la production et la consommation. Elle permet également de stocker l'électricité. Les STEP, les stations de transfert d'énergie par pompage, représentent, à ce jour, le seul moyen existant pour stocker massivement de l'électricité. Elles reposent sur le principe des deux lacs, un en altitude et l'autre plus bas. Quand l'électricité est trop abondante, nous nous en servons pour pomper l'eau et la remonter. À l'inverse, lorsque nous avons besoin d'électricité, nous faisons redescendre l'eau en produisant de l'électricité au passage.
Le parc hydroélectrique français produit environ 60 TWh par an, soit 12 % de la production nationale. Surtout, il peut produire jusqu'à 25 % de l'électricité au moment des pointes, dans ces moments les plus difficiles en termes d'équilibre offre-demande.
Parmi les 25 GW installés, le parc d'EDF Hydro représente une puissance installée de 20 GW. Au-delà de l'usine marémotrice de la Rance, ce parc comprend quatre principaux types d'ouvrages :
- des usines de lac, où nous stockons l'eau derrière un barrage pour en disposer au moment où nous en avons le plus besoin ;
- des centrales au fil de l'eau, qui produisent quand l'eau passe dans la rivière ;
- les « éclusés », qui présentent une capacité de stockage beaucoup plus limitée dans le temps, avec des variations au cours de la journée ;
- les STEP, qui sont des sortes de batteries géantes.
5 200 salariés travaillent aujourd'hui sur le parc EDF Hydro. Nous produisons une quarantaine de TWh, avec la grande variabilité que vous avez rappelée selon les années et l'hydraulicité. Sur ces 20 GW, 14 sont totalement flexibles et mobilisables en quelques minutes. Sur une STEP, nous pouvons passer en moins d'un quart d'heure de la production massive à la consommation massive. Dans ces 14 GW, je n'intègre pas la puissance de pompage qui vient en delta.
Nous aurons besoin de ces capacités de flexibilité pour accompagner la transition énergétique indispensable à notre pays, avec l'augmentation de la part des énergies renouvelables non-pilotables. Aujourd'hui, ces capacités de flexibilité sont sous-dimensionnées. Dans tous les scénarios de « Futurs énergétiques 2050 » de RTE, il faudrait développer les capacités de stockage d'ici 2050, avec au moins 3 000 MW supplémentaires de STEP.
Sur les sites que nous exploitons aujourd'hui, nous avons identifié une capacité d'augmentation de 2 000 MW à l'horizon 2035, c'est-à-dire avec une mise en service d'ici 2035. Ces 2 000 MW représentent 500 MW d'augmentation de puissance et 1 500 MW de développement de STEP, auxquels nous pouvons ajouter au moins 2 000 MW de STEP additionnels à un horizon de mise en service plus lointain, compte tenu d'enjeux d'acceptabilité plus complexes à gérer ou d'études qui peuvent prendre plus de temps.
Aujourd'hui, le régime juridique des concessions ne nous permet pas de lancer la mise en développement de ces capacités additionnelles. Procéder à une modification substantielle sur l'une de nos concessions conduirait à une résiliation anticipée de la concession, puis une réattribution selon le droit européen et sa déclinaison dans le droit français actuel, c'est-à-dire avec une mise en concurrence. Le concessionnaire n'a surtout pas intérêt à aller au-delà de la capacité prévue au cahier des charges de la concession. Si nous réalisions des investissements qui viendraient en augmenter le chiffre d'affaires, la concession serait résiliée. Cette disposition constitue un frein majeur à la mise en oeuvre du potentiel de développement alors que la filière industrielle existe et qu'elle est au moins à 90 % européenne. Les fabricants de turbines et de transformateurs ont conservé des usines en Europe. Ces 90 % sont même atteignables en France.
Je n'ai pas encore évoqué ce que nos ouvrages hydroélectriques apportent en termes de multi-usage de l'eau. Même si nous avons oublié les questions liées au manque d'eau cet hiver, l'été 2022 nous a rappelé que les étiages pouvaient devenir de plus en plus difficiles. Sur nos ouvrages (600 barrages, 400 usines), plus des deux tiers proposent au moins un autre usage de l'eau, en plus de la production d'électricité, notamment le soutien d'étiage pour l'irrigation agricole ou les usages industriels, l'approvisionnement en eau potable, la navigation, le maintien de niveau de lac pour des activités touristiques, comme à Serre-Ponçon.
Sur le soutien d'étiage, nous avons identifié sur nos ouvrages des possibilités de rehausse de barrage, c'est-à-dire une capacité à augmenter le stockage de l'eau pour faire face à ces variabilités de plus en plus grandes entre les périodes sèches et les périodes plus humides. Toutefois, augmenter la capacité de stockage reviendrait là encore à augmenter le potentiel de chiffre d'affaires de la concession, ce qui nous renvoie au sujet de la sécurisation juridique du régime des concessions. Lancer ces investissements aujourd'hui nous serait impossible dans le contexte juridique actuel.
L'hydroélectricité est une énergie renouvelable qui présente de nombreux atouts. Nous en avons besoin pour faciliter, voire accélérer la transition énergétique nécessaire pour faire face au changement climatique. Elle affiche également un grand niveau d'intégration de souveraineté européenne, voire nationale. Cette énergie singulière est présente depuis si longtemps que nous avons parfois tendance à l'oublier. Il faudrait développer son potentiel. Le besoin existe. Le potentiel aussi. La filière en a les capacités. Nous souhaitons nous donner les moyens de sortir du blocage actuel.
Le statu quo n'est pas acceptable, car il ne nous permettra pas de relancer le développement. Une solution présente, selon nous, le mérite de s'appliquer à tous les concessionnaires actuels. Elle réside dans le transfert vers un régime d'autorisation d'exploiter, qui est déjà en vigueur sur la plupart des ouvrages de production d'électricité en France, qu'il s'agisse des centrales nucléaires, thermiques ou renouvelables, y compris hydroélectriques jusqu'à 4,5 MW. Ce régime est également utilisé dans de nombreux pays européens pour l'hydroélectricité. Avec ce régime, nous observons que les autres pays ont pu sortir du contentieux avec la Commission européenne et reprendre le développement des STEP.
La sortie de cette situation juridique est indispensable pour relancer l'investissement et permettre la mise en développement du potentiel restant.
M. Julien Français, directeur général de la Compagnie nationale du Rhône. - Bonjour à tous. Merci de votre accueil et de votre écoute.
La CNR est le concessionnaire historique du fleuve Rhône depuis une loi d'aménagement du Rhône de 1921, qui portait l'ambition d'aménager le territoire de ce fleuve, à la fois pour l'essor de la production électrique, l'aménagement des zones portuaires, des écluses, de la navigation et développer les facilités d'irrigation qui bénéficient aujourd'hui à près de 128 000 hectares de terres agricoles. Nous sommes positionnés sur l'ensemble de la chaîne de valeur hydroélectrique, de la construction des aménagements, l'exploitation et la maintenance jusqu'à la valorisation de cette électricité qui est mise à disposition de l'ensemble du marché à travers notre salle des marchés et la diffusion de l'électricité.
Les usines hydroélectriques du Rhône sont des usines de type « éclusé ». Nous disposons de 19 grandes usines le long du fleuve et quelques petites centrales hydroélectriques, pour un total de 3 000 MW de puissance crête pour un productible de 14 à 15 TWh, soit un facteur de charge d'environ 5 000 heures par an. Nous représentons 25 % de la production hydroélectrique, soit 3 % du mix électrique français global. Nous avons une capacité de modulation, notamment à l'intérieur de la journée. Sur des journées moyennes où nous pourrions produire 1 800 MW, nous pouvons aller chercher une modulation à la hausse jusqu'à 2 300 MW et à la baisse jusqu'à 1 300 MW, soit une flexibilité de 1 000 MW, et ce, deux fois par jour, pour s'ajuster au mieux avec les besoins du réseau. Cette capacité de flexibilité caractéristique de l'hydroélectricité est extrêmement précieuse.
En termes de perspectives de développement, nous avons pour projet de construire un 20e aménagement, « Rhônergia », et 6 à 7 petites centrales hydroélectriques ainsi que de procéder à une refonte complète de l'usine de Montélimar. La totalité de ces projets permettrait d'ajouter, à un horizon de dix ans, 500 GWh de production hydroélectrique, pour un investissement de 700 millions d'euros.
Le Rhône n'est pas équipé de STEP aujourd'hui. S'il fallait réfléchir à la construction de STEP autour du Rhône, en prenant notamment comme point d'eau bas le fleuve lui-même et en allant chercher de l'altitude sur des pentes à proximité, le territoire présente effectivement des atouts favorables, avec des reliefs importants dans le Massif central ou le massif du Jura. Les potentialités représentent plusieurs centaines de mégawatts. Certains de ces dossiers ont été instruits par la CNR voilà quinze ou vingt ans. Nous ne sommes pas en instruction active sur ces sujets, considérant que de nouvelles STEP sont plus compliquées à mettre en oeuvre que le renforcement de STEP préexistantes.
L'hydroélectricité représente la première des énergies renouvelables en France, d'abord par l'histoire. Elle a été inventée, en France, voilà 150 ans du côté de Grenoble par Aristide Bergès, un papetier local qui a raccordé son usine à une dynamo. Cette électricité s'est révélée extrêmement importante dans le mix électrique. Quand elle a été mise en service en 1948, l'usine de Génissiat représentait à elle seule 25 % du mix électrique, renvoyant au passé les problématiques de coupure. Ce patrimoine d'infrastructures hydroélectriques répond aux enjeux de flexibilité et de service système. Energie renouvelable, elle se substitue aussi très largement à l'énergie carbonée dans son fonctionnement de base.
Sur les sujets de changement climatique, la question de l'évolution de la ressource en eau mérite d'être posée. S'agissant du Rhône, l'étude de l'Agence de l'eau Rhône Méditerranée Corse considère que les débits à 30 ans resteront à peu près les mêmes à l'échelle annuelle, mais avec plus de variations dans l'année. Tous les acteurs de l'hydroélectricité se sont très fortement mobilisés, ces dernières années, sur les sujets de biodiversité comme la restauration des milieux humides, la continuité piscicole, etc. Nous ne sommes plus dans les schémas des Trente glorieuses où nous développions sans prendre en compte de telles considérations.
Avec l'énergie hydroélectrique, nous sommes pleinement dans la souveraineté énergétique. Aucun carburant n'est nécessaire pour les infrastructures de production d'électricité. L'eau se trouve sur notre territoire, les usines aussi. Les fournisseurs sont français pour une très grande majorité. Les dépenses de maintenance et d'exploitation de l'ensemble des acteurs hydrauliques s'effectuent sur le territoire français au bénéfice de fournisseurs implantés en France.
Sur le marché de l'électricité, lorsque vous ajoutez de l'offre, vous provoquez une tendance baissière sur le marché de gros. Si la demande augmente, cette offre vient la rattraper. L'effet volume vient ainsi modérer les prix. Comme l'éolien et le photovoltaïque, l'hydroélectricité, en particulier l'hydroélectricité au fil de l'eau, est à prix marginal nul. Il n'existe pas de prix en dessous duquel nous déciderions de ne plus produire. L'eau est là. Nous la faisons passer en produisant de l'électricité au lieu de la laisser se déverser. Quand les prix de l'électricité baissent, parce que l'offre supplante largement la demande, il n'existe pas de seuil de prix pour l'hydroélectricité. Celle-ci peut donc accompagner des baisses de prix.
Le photovoltaïque et l'éolien sont des énergies renouvelables purement intermittentes, sans capacité de flexibilité. Leur part va augmenter de façon importante dans le mix électrique, générant à terme une volatilité plus importante des prix. Nous aurons donc besoin de capacités de stockage et de flexibilité. L'hydroélectricité répond à ce défi. En termes d'énergies renouvelables, il ne faut pas tout miser sur le soleil et le vent, au risque de perdre des opportunités. Il est important de conserver un mix renouvelable diversifié.
Enfin, sur le régime des concessions, nous nous trouvons dans une situation un peu particulière sur le Rhône. Voilà quelques années, la concession devait prendre fin en 2023, ce qui suscitait des inquiétudes et des interrogations par rapport à notre schéma d'investissement. Après 7 ou 8 années d'échanges avec l'Etat, les élus et la Commission, une loi du 28 février 2022 a amendé le contrat Rhône. Le législateur a prévu de recaler la date de fin de concession à 2041, ainsi qu'une relance de l'investissement au bénéfice de la transition énergétique. Les travaux que j'évoquais pour construire des capacités de production supplémentaires sont désormais contractuels. Des engagements sont également pris sur des investissements d'intérêt général, pour 165 millions d'euros tous les cinq ans. Ces investissements bénéficieront au secteur agricole, mais aussi au monde de la navigation. Un volet est prévu sur la biodiversité et le développement local.
Enfin, un régime de redevance modernisé a été mis en place. Avant cette loi, nous payions une redevance de 24 % de notre chiffre d'affaires sur le Rhône. La loi a instauré une redevance composite avec des taux marginaux croissants selon les niveaux de prix, avec une dernière tranche à 80 % de redistribution. Une clause de rendez-vous vient ajouter 50 % de redistribution à l'État au-delà d'un certain seuil. Nous pouvons ainsi atteindre des taux marginaux de redistribution à l'État jusqu'à 90 %.
Mme Alix Perrin, professeur agrégée de Droit public à l'université Paris Dauphine. - Le conflit qui oppose la Commission européenne à la France dure depuis plus d'une dizaine d'années. Il s'est cristallisé autour de plusieurs fondements juridiques. Dans son état le plus récent, ce contentieux repose sur une mise en demeure de la Commission européenne, une étape très en amont de la procédure de manquement, adressée à huit États dont la France, dans laquelle la Commission met en cause le renouvellement automatique, sans mise en concurrence, des concessions au regard des règles de la commande publique, c'est-à-dire de la directive « concessions » de 2014 et de la directive « services dans le marché intérieur » de 2006. Mon intervention portera sur ces règles, sans préjudice d'autres règles qui pourraient trouver à s'appliquer, notamment celles sur les abus de position dominante ou les aides d'État.
L'hydroélectricité est organisée selon le régime des concessions, pour les plus grosses infrastructures, ou selon le régime de l'autorisation. Lorsqu'il bénéficie d'une concession, le concessionnaire dispose d'un droit exclusif pour exploiter la force hydraulique. Les ouvrages appartiennent à l'État et l'exploitation relève d'un service public. L'hydroélectricité nécessite l'implantation d'ouvrages et d'installations sur le domaine public. Les règles de la domanialité publique extrêmement protectrices s'appliquent donc aussi, indépendamment du droit de l'Union européenne.
Le droit français a organisé un régime spécifique pour amortir, voire neutraliser dans un premier temps, la suppression du droit de renouvellement automatique et de préférence accordé au concessionnaire sortant. L'État n'a pas, comme il devait le faire dans les trois ans, indiqué qu'il mettait fin à l'exploitation ou passait une nouvelle concession, en respectant les règles de mise en concurrence. Pour neutraliser ces obligations, le droit français a prévu deux systèmes.
Avec le système des concessions en délai glissant, la loi a permis de laisser les concessions échues se proroger, les opérateurs historiques maintenant leurs droits. 38 concessions étaient passées en délais glissants en 2022. Elles seront une soixantaine d'ici 2025. En 2015, alors que le conflit avec la Commission européenne était déjà cristallisé, la loi « Transition énergétique » a mis en place le système de regroupement des concessions situées dans une même vallée à l'occasion de leur renouvellement, ce qui permet là encore de changer la date de la fin de concession. Cette disposition a d'ailleurs généré un contentieux national sur lequel le Conseil d'État s'est prononcé.
Quelles que soient les règles juridiques sur lesquelles la Commission européenne s'appuie, le droit primaire, la directive « concessions » comme la directive « services » interdisent l'attribution d'une concession ou d'un régime d'autorisation sans mise en concurrence, ainsi que le renouvellement automatique. Ces règles permettent toutefois des exceptions. Le gouvernement français est en mesure d'apporter des éléments qui justifieraient de déroger aux règles de mise en concurrence. La porte est étroite, mais elle existe. Chacune de ces exceptions est cependant différente selon le fondement juridique utilisé.
La directive du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur, dont le délai de transposition a expiré le 28 décembre 2009, avait pour objectif de lever tout obstacle au commerce de services dans l'Union européenne en permettant à des entreprises de s'implanter dans d'autres États pour y prester des services. Pour atteindre cet objectif, la directive encadre les régimes d'autorisation mis en place par les États pour accéder à ces services. Elle prévoit notamment, dans son article 12, qu'il faut satisfaire une procédure de sélection transparente. Nous sommes très éloignés des règles de la commande publique et de l'appel d'offres. Ce régime d'autorisation est une notion autonome. La Commission européenne et la Cour de justice en donnent leur propre définition, indépendamment des qualifications qui seraient retenues par les États membres. Cette notion englobe toutes les procédures administratives par lesquelles sont octroyées des concessions.
De la même manière, toutes les règles qui seraient relatives à l'utilisation d'un bien foncier, quelles qu'elles soient, sont susceptibles d'entrer dans le champ d'application de ces directives dans la mesure où elles concernent des activités économiques et qu'elles ont une incidence sur l'accès au marché de services par des entreprises installées dans d'autres États membres. Dans un arrêt de 2023, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a clairement indiqué qu'il est interdit de renouveler automatiquement une autorisation octroyée pour une activité donnée. Il ne fait aucun doute sur le fait que nous ne pouvons pas renouveler un régime d'autorisation.
La directive prévoit néanmoins des exceptions. Les États peuvent invoquer des raisons impérieuses d'intérêt général. La France n'aurait cependant pas pu s'en prévaloir. En 2016, en effet, la CJUE a verrouillé l'utilisation de cette disposition. Pour s'en prévaloir, il aurait fallu respecter, en amont, une procédure d'attribution transparente, ce qui n'est pas le cas de nos concessionnaires. Aucune procédure de mise en concurrence n'ayant été exécutée en amont, nous ne pouvons plus nous prévaloir ex post de ces exceptions.
Cette directive de 2006 ne serait plus aujourd'hui applicable à de nouvelles concessions qui seraient conclues en matière d'hydroélectricité, parce que celles-ci relèveraient désormais de la directive « concessions » de 2014. Or les deux régimes sont exclusifs. En application de cette directive de 2006, le droit français a pris un certain nombre de règles sur l'utilisation des biens publics, qui figurent aujourd'hui dans le Code général de la propriété des personnes publiques. Ainsi, les titres portant occupation privative du domaine public sont soumis à une procédure de mise en concurrence. La stratégie qui pourrait être construite aujourd'hui par le gouvernement français aurait pour objet d'éviter à la fois cette directive de 2006, mais aussi les règles de ce code. Or je ne suis pas sûre que cette stratégie soit pleinement conforme au droit de l'Union européenne.
Enfin, la directive « concessions » du 26 février 2014, transposée en France en janvier 2016, est applicable à toutes les décisions définitives de renouvellement intervenues postérieurement. Elle s'applique aux concessions les plus importantes, au-dessus de 5,538 millions d'euros. Des exceptions existent cependant. La directive comporte, en effet, des dispositifs tenant compte des modalités de l'action publique, notamment les contrats « in house » ou « quasi régie ». Cette exception découle de la nature particulière des liens entre le pouvoir adjudicateur et l'opérateur économique qui bénéficie du contrat. Pour bénéficier de cette exception, il faut que l'opérateur économique soit considéré comme le prolongement du pouvoir adjudicateur, c'est-à-dire qu'il n'ait aucune autonomie dans son organisation et son activité. Trois conditions sont posées : il faut que l'opérateur économique soit détenu par le pouvoir adjudicateur, qu'il soit soumis à un contrôle analogue...
M. Franck Montaugé, président. - Pouvez-vous conclure ?
Mme Alix Perrin. - La régie directe exige que l'opérateur économique n'ait aucune autonomie et une possibilité très limitée pour exercer une activité sur le marché à l'égard de tiers. Je ne suis pas surprise que certains concessionnaires historiques ne soient pas favorables à cette solution.
Le gouvernement dispose de trois options pour régler la question des concessions hydroélectriques. La première consiste à jouer le jeu de la mise en concurrence, ce qui n'est pas si grave du point de vue de la puissance publique et des usagers. La puissance publique, lorsqu'elle souhaite confier la gestion d'un service public, a souvent intérêt à ne pas réduire la concurrence. En outre, cette procédure transparente n'a rien à voir avec les procédures formalisées, lourdes, coûteuses et risquées, prévues en matière de marchés publics. La deuxième option réside dans la quasi-régie. Enfin, la troisième option tient dans ce que vous avez appelé le régime d'autorisation. Le gouvernement semblerait envisager l'adoption d'une loi qui, après avoir déclassé les ouvrages du domaine public, les céderait au concessionnaire sortant qui bénéficierait par la loi d'un régime d'autorisation pour exploiter ces ouvrages dont l'assiette demeurerait sur le domaine public.
Je voudrais terminer mon propos par deux observations sur le choix politique qui conduira à retenir l'une de ces options. Je pense que le choix politique doit être précédé d'un bilan avantages et inconvénients de chaque option, ce bilan s'appréciant différemment selon que l'on se place du point de vue de la puissance publique et des usages ou du point de vue des partenaires des concessions sortants.
M. Franck Montaugé, président. - Merci.
M. Vincent Delahaye. - Toute la production hydroélectrique française est-elle soumise au régime de la concession ? Quel est le nombre de concessions concernées ? Quel est le pourcentage de production considéré ?
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Quelques centaines de concessions sont concernées. Plusieurs ouvrages peuvent être regroupés au sein d'une même concession. Toutes les installations inférieures à 4,5 MW sont placées sous le régime d'autorisation.
M. Vincent Delahaye. - Pourrez-vous nous communiquer des chiffres précis ?
Mme Alix Perrin. - En volume de production, ces concessions restent les plus importantes.
M. Vincent Delahaye. - Toutes les concessions sont-elles contestées ?
Mme Alix Perrin. - Oui. À ma connaissance, aucune concession n'a été soumise aux nouvelles règles du Code de l'énergie relatives à une mise en concurrence.
M. Vincent Delahaye. - Quelle est la durée de ces concessions ?
Mme Alix Perrin. - La durée initiale était de 75 ans, renouvelable pour 30 ans. Certaines fonctionnent en délai glissant. Pour la Compagnie nationale du Rhône, cette durée est déjà bien dépassée.
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - 340 concessions sont concernées. Les dates d'échéance sont étalées.
M. Vincent Delahaye. - La durée était donc de 75 ans, avec une possibilité de prolonger pour 30 ans.
Mme Alix Perrin. - Ces 75 ans ont été accordés par une loi de 1919. Beaucoup de concessions arrivent donc à échéance en 2024.
M. Vincent Delahaye. - Le gouvernement espère pouvoir sortir de ce contentieux à fin 2024. Les options que vous avez citées correspondent-elles aux solutions que le gouvernement envisage de mettre en oeuvre durant l'année ?
Mme Alix Perrin. - J'ignore les solutions envisagées par le gouvernement. J'ai consulté le rapport de la Cour des comptes et recherché les solutions envisageables au regard des règles européennes.
M. Vincent Delahaye. - Ces solutions vous semblent-elles réalistes ?
Mme Alix Perrin. - Il me semble réaliste d'engager une négociation avec la Commission pour invoquer des raisons impérieuses d'intérêt général justifiant un régime dérogatoire. Cette solution me paraît toutefois peu probable dans l'état du droit.
M. Vincent Delahaye. - Tant que nous ne sommes pas sortis de ce contentieux de fond, les projets de développement de l'hydroélectricité et de STEP sont donc bloqués.
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Tout à fait.
M. Julien Français. - Pour la CNR, une loi adoptée voilà deux ans a prolongé la concession jusqu'en 2041 en nous posant une obligation d'investir. Nous avons un programme contractuel d'investissement de 700 millions d'euros pour produire 500 GWh d'électricité supplémentaire.
M. Vincent Delahaye. - Cette loi a-t-elle été contestée par l'Union européenne ?
M. Vincent Delahaye. - Pour les STEP, il existe des possibilités le long du Rhône, mais vous n'avez pas de projet dans l'immédiat. Pourquoi ?
M. Julien Français. - Sur les STEP, nous n'avons pas d'aménagements existants. Il existe un parc de stations de pompage turbinage en France, détenu en grande majorité par EDF. Étendre des STEP existantes est une chose, en construire de nouvelles en est une autre.
M. Vincent Delahaye. - Ces projets remettraient-ils en question la prolongation de la concession jusqu'en 2041 ?
M. Vincent Delahaye. - Je ne comprends pas très bien les raisons pour lesquelles vous n'avez pas de projet en la matière. Quel est le point de blocage ?
M. Julien Français. - Nous avons déjà un programme assez lourd. Ces 700 millions d'euros d'investissements en dix ans représentent une multiplication par 2,5 des investissements que nous avons réalisés avant l'ajustement de notre contrat de concession. Construire de nouveaux ouvrages implique, au-delà de la construction elle-même, des phases de concertation préalable, des autorisations à obtenir, etc. Le processus prend du temps. Pour le projet Rhônergia, nous avons passé de nombreuses années à concerter, travailler les études.
M. Vincent Delahaye. - En dehors de la Compagnie nationale du Rhône et d'EDF, quel est le nombre d'exploitants ?
M. Julien Français. - Les exploitants sont nombreux, mais de petite taille. Il existe un troisième opérateur significatif, la Société hydroélectrique du Midi (SHEM), détenue à 100 % par Engie, qui agit sur le massif des Pyrénées.
Mme Denise Saint-Pé. - Il existe effectivement d'autres grands acteurs dans le paysage hydroélectrique. Pourquoi n'avez-vous pas accepté le régime de la quasi-régie ? Dans mon département, les concessions ne peuvent plus être renouvelées depuis 2012. Il me semblait que ce régime aurait pu convenir aux grands acteurs comme aux petits. La solution qui semble être envisagée par le gouvernement pourrait prendre encore dix ans.
M. Fabien Genet. - Pourriez-vous terminer votre exposé sur la quasi-régie ? Quelle était votre deuxième observation de conclusion ? S'agissant des raisons impérieuses d'intérêt général, à l'heure où toute la classe politique parle de souveraineté, la Commission considère-t-elle que cette notion peut intervenir dans le débat juridique ? Enfin, le droit européen permet-il d'organiser une mise en concurrence en restreignant les candidats potentiels au titre de la souveraineté pour éviter l'entrée d'acteurs chinois, indiens ou américains dans les concessions ?
Mme Alix Perrin. - Du point de vue juridique, la quasi-régie n'est pas possible dans chaque cas de figure. Il faut d'abord que l'opérateur économique soit détenu par l'un des pouvoirs adjudicateurs, l'État ou d'autres collectivités territoriales. Ce pouvoir adjudicateur doit exercer un contrôle, même si la directive a ajouté une possibilité de participation de capitaux privés extrêmement minoritaires, sans pouvoir de décision dans l'organisation.
Le contrôle analogue tel qu'il est exigé par la Cour de justice implique vraiment une totale dépendance organisationnelle de l'opérateur économique à l'égard du pouvoir adjudicateur. Le pouvoir adjudicateur est en mesure d'exercer une influence déterminante sur les objectifs stratégiques, sur toutes les décisions les plus importantes, et l'opérateur n'a pas la possibilité de nouer des relations avec des entreprises du secteur privé. L'essentiel de son activité doit, en outre, être réalisé pour le compte des pouvoirs adjudicateurs qui le détiennent. Selon la directive, plus de 80 % du chiffre d'affaires de l'opérateur doit être réalisé avec les activités destinées au pouvoir adjudicateur, ce qui limite drastiquement le développement d'activités avec des tiers.
La solution est-elle possible pour EDF ? L'État français a fait le choix de devenir actionnaire à 100 % d'EDF, remplissant l'un des critères de la quasi-régie. Le partenaire souhaite-t-il se placer dans cet état de dépendance à l'égard de l'État français pour pouvoir bénéficier de la quasi-régie ? En outre, ce qui est possible pour EDF ne l'est pas pour les autres en l'état actuel du droit.
M. Franck Montaugé, président. - Quelle est la position d'EDF sur le sujet ?
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Ce choix du régime ne dépend pas des entreprises. L'une des raisons pour lesquelles nous avons recherché d'autres solutions tient au fait que celle-ci ne s'appliquait pas à tous les opérateurs, et en particulier pas à la SHEM.
M. Julien Français. - Pour la Compagnie nationale du Rhône, la question de la quasi-régie ne s'est pas posée. Notre prolongation a été obtenue dans le cadre des exceptions qui existent au titre de la directive « concessions ». Notre capital est constitué par Engie pour 49 %, la Caisse des Dépôts pour 33 %, les collectivités territoriales pour 17 %. Nous avons une majorité publique stricte, garantie par la loi.
En termes de gouvernance, cinq postes au conseil de surveillance appartiennent à Engie, quatre à la Caisse des Dépôts, quatre aux représentants des collectivités territoriales. Même si l'État n'est pas actionnaire, il dispose de deux sièges avec droit de vote. Siègent également au conseil un commissaire du gouvernement et un contrôleur économique, soit quatre personnes venant de l'État. Pour autant, ces quatre personnes ne peuvent pas matériellement justifier d'un régime de quasi-régie à elles seules.
La question ne s'est pas posée. Nous avons réglé la situation dans le cadre classique des exceptions à la mise en concurrence. Notre concession d'aménagement est un peu spécifique. Nous avions aussi un historique particulier. En effet, la concession du Rhône a été remise à la CNR en 1933, mais elle a vécu dans une configuration très particulière entre 1948 et 2001, puisque nous n'avions pas à notre disposition la valorisation de cette énergie. Des travaux ont été ajoutés au contrat.
Enfin, notre concession est multi-aménagement. Le premier aménagement a été mis en service en 1948, le dernier en 1986. Pour autant, tous les aménagements reposent sur une seule et même date, celle de la mise en service du premier aménagement, c'est-à-dire 1948, soit une échéance en 2023, alors que pour le reste du secteur hydroélectrique en France, à chaque usine était lié un contrat de concession. La logique qui a prévalu s'est appuyée sur la date moyenne de mise en service des ouvrages du Rhône, pondérée de leur productible, soit 1964, ce qui éloigne l'échéance au-delà de 2023.
De même, les sujets d'aides d'État et d'abus de position dominante ont été examinés et ne soulevaient pas de difficultés concernant la CNR.
Mme Alix Perrin. - Les règles du droit de l'Union européenne ne sont pas qu'un carcan qui imposerait une solution univoque. Les gouvernements ont la possibilité de présenter des justifications, sous réserve de bien négocier. Les raisons impérieuses d'intérêt général en font partie. Je ne suis pas certaine que la souveraineté énergétique pourrait être invoquée. Ces raisons évoluent au gré de la jurisprudence.
Le positionnement traditionnel de la Cour de justice évolue vers une interprétation plus souple de tout ce qu'exigent les principes de la commande publique. Une réflexion, amorcée à partir de 2018, prend de l'ampleur actuellement sur l'indépendance stratégique de l'Union européenne, avec un volet assez volontariste pour qu'elle organise son indépendance vis-à-vis de pays tiers. Il faut identifier les fonctions essentielles qui seront considérées dans ce cadre.
M. Franck Montaugé, président. - Faites-vous allusion au service économique d'intérêt général ?
Mme Alix Perrin. - Non. Une entreprise peut être titulaire d'un service économique d'intérêt général, une notion mobilisable au regard des aides d'État et des abus de position dominante. Ici, il s'agit d'identifier les raisons impérieuses d'intérêt général que les gouvernements pourraient invoquer pour justifier de ne pas être soumis aux règles imposées par les directives. Négocier sur ces raisons est une chose, convaincre la Commission dans le contexte actuel en est une autre.
La loi envisagée ne constitue pas une nouveauté ; elle puise dans des solutions anciennes. Le même dispositif avait été mis en place dans la loi de finances rectificative de 2001 pour le réseau de transport de gaz naturel.
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - La gestion d'un barrage ne consiste pas simplement à appliquer des procédures en appuyant sur des boutons. Les machines ne se comportent pas toutes de la même façon. Nos turbines ont plus de 70 ans d'âge moyen. Nous les avons maintenues depuis des dizaines d'années, construites pour certaines. Transformer des précipitations en débits dans nos retenues n'est pas une science exacte. L'exercice suppose un historique important.
De notre point de vue, les enjeux de sûreté, la capacité à limiter les impacts des crues sur les vallées supposent des années d'antériorité, d'exploitation, de connaissance des bassins versants. Lors de la crue du 1erdécembre dernier à Serre-Ponçon, les entrants ont ainsi pu être absorbés aux deux tiers pour limiter les impacts en aval. J'observe, en outre, que les autres pays européens ont trouvé des solutions pour ne pas mettre en concurrence les barrages hydroélectriques importants.
M. Franck Montaugé, président. - Il serait bon qu'EDF exprime sa position dans le contexte juridique actuel.
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Nous cherchons une solution permettant de relancer le développement. Nos projets sont prêts. Nous avons parfois même commencé les études détaillées pour pouvoir lancer les appels d'offres. Sur le projet de Montézic prévoyant l'extension de plus de 450 MW d'une STEP existante dans l'Aveyron, nous sommes prêts à lancer les appels d'offres dès lors que nous aurons trouvé une solution sécurisant notre capacité à rester exploitant. Nos juristes et nos conseils sont confiants sur la possibilité d'opérer une bascule vers le régime d'autorisation qui est déjà utilisé pour de nombreuses installations de production électrique en France et a été retenu par beaucoup de pays européens dont la mise en demeure a pu être levée sans mise en concurrence.
M. Daniel Gremillet. - Je crois que l'Union européenne évolue sur ce sujet. Des évolutions se sont produites depuis deux ans dans d'autres pays sur l'hydroélectricité. N'avons-nous pas une fenêtre de tir aujourd'hui ? L'Europe a connu un choc énergétique avec l'Ukraine et le gaz, auquel l'hydroélectricité apporte une partie de réponse, surtout sur les heures très sensibles. Existe-t-il une possibilité pour que la France soit traitée comme les autres pays de l'Union européenne plutôt qu'en « martyr » ?
Avez-vous une idée du laps de temps qu'il vous faudrait pour atteindre cette capacité supplémentaire après avoir obtenu l'assurance de pouvoir réinvestir ? Quel serait le retour sur investissement ? L'hydroélectricité pourra-t-elle conserver son prix très compétitif ?
M. Didier Mandelli. - Je vous remercie d'avoir rappelé les différents types de production d'hydroélectricité, en particulier le volet maritime avec l'usine marémotrice de la Rance. Nous avons la chance d'avoir en France à la fois du relief, des précipitations, des fleuves et des façades maritimes permettant d'envisager le développement de cette énergie.
Je voudrais vous faire part de l'expérience que j'ai vécue dans un pays qui a misé sur les énergies renouvelables pour 98 % de son électricité, dont 75 % venant de l'hydroélectricité. Le Costa-Rica est quasiment autonome aujourd'hui. Selon vos estimations, quel potentiel réel avez-vous pu identifier pour cette énergie par essence renouvelable ?
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Lorsque nous évoquons le potentiel sur nos installations, nous distinguons deux périodes, selon les enjeux d'acceptabilité et d'études pour finaliser le projet : les 2 000 premiers mégawatts pourraient être mis en service d'ici 2035 et les 2 000 additionnels prendraient plus de temps. A Montézic, les deux retenues existantes fonctionnent déjà en STEP. Le doublement de la capacité soulève peu d'enjeux d'acceptabilité. Les riverains sont habitués à ce fonctionnement. Les projets prennent plus de temps lorsqu'il s'agit d'utiliser deux retenues existantes qui ne sont pas reliées entre elles et encore plus lorsqu'il s'agit de construire une retenue additionnelle.
Les STEP ne se comparent pas à un coût de l'énergie, mais à un delta de prix entre les heures chères et les heures moins chères. Le coût principal vient du coût de l'électricité nécessaire pour pomper l'eau et la remonter. Selon les configurations, les coûts sont très variables. Sur nos projets, les fourchettes varient de 1 000 à 3 000 euros du kilowatt.
Enfin, sur le potentiel hydroélectrique français, selon les chiffres retenus pour le projet de Stratégie française pour l'énergie et le climat, nous pourrions aller jusqu'à 2 800 MW, dont 1 700 MW de STEP, avec un premier horizon en 2035.
M. Vincent Delahaye. - Vous aviez évoqué 2 000 MW à l'horizon 2035 et 2 000 à plus longue échéance. Or vous indiquez maintenant un chiffre un peu inférieur.
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Tout dépend de l'horizon de temps.
M. Vincent Delahaye. - Quel serait le potentiel dans l'absolu ?
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Le chiffre dépend aussi des scénarios d'évolution de la consommation et des scénarios de prix de l'énergie.
M. Julien Français. - Dans une vision totalement maximaliste, faisant fi des enjeux d'acceptabilité et de changement climatique, nous retrouvons les 20 % relayés par la presse, c'est-à-dire 12 TWh de plus. De manière plus raisonnable, il faut parler de quelques térawattheures.
Mme Martine Berthet. - Ma première question est destinée à la CNR. Les travaux prévus auront-ils un impact sur vos coûts de production ? Ma seconde question concerne EDF Hydro. Anticipez-vous la résolution de la problématique des concessions pour être prêts à démarrer immédiatement ? Enfin, le régime d'autorisation était prévu dans le texte qui nous a été soumis pour le projet de loi relatif à la souveraineté énergétique. Pourtant, vous ne semblez pas privilégier cette solution, Mme Perrin. Pourquoi ?
Mme Alix Perrin. - Je ne crois pas que la France se trouve dans une situation de martyr. La France a tendance à surtransposer le droit de l'Union européenne et se rend compte ensuite qu'elle éprouve des difficultés avec ses surtranspositions.
Dans cette affaire, la Commission européenne a fait preuve de beaucoup de mansuétude. En 2013, un projet de loi avait été déposé ici même pour allonger la durée des concessions de 75 à 99 ans alors que nous savions déjà que cette disposition était totalement contraire au droit européen. Quand la première mise en demeure est arrivée, la France a regroupé les concessions, décalant encore la durée. Cette procédure de manquement n'est donc une surprise pour personne. La Commission dispose d'un pouvoir discrétionnaire. Elle peut s'arrêter à tout moment et personne ne peut le contester. Tout est affaire de négociation.
Sur la question du régime d'autorisation, il me semble que nous ne pourrons pas tout placer sous un même régime juridique. De nombreux montages juridiques sont possibles. La signification que l'on en donne en droit français n'est certainement pas celle retenue par le droit de l'Union. En tout état de cause, il n'est pas réaliste de croire que nous arriverons à instaurer un régime unique de l'hydroélectricité. Il faut distinguer EDF, la CNR qui a fait l'objet d'une loi tout à fait particulière, les autres opérateurs. La petite hydroélectricité se trouve dans une situation bien différente. Il faudra raisonner de manière différenciée.
Je ne connais pas le projet du gouvernement. J'ai lu dans la presse spécialisée que le gouvernement ferait appel au législateur pour écarter le code général de la propriété publique, déclarer les biens et les céder à EDF qui les rachètera avec l'argent du contribuable. Je crois que nous surestimons les conséquences d'une mise en concurrence. Jusqu'à présent, le gouvernement a protégé ses concessionnaires sortants. Le gel des investissements ne vient pas d'une impossibilité. Les investissements auraient pu évoluer dans le cadre des concessions existantes. Je crois qu'un rapport de force s'est instauré, les opérateurs ne faisant plus rien tant qu'ils n'ont pas obtenu des engagements sur l'acquis.
M. Daniel Gremillet. - Vos propos sont lourds de conséquences. Jusqu'à présent, il nous a été expliqué qu'il était impossible de réaliser des investissements.
M. Franck Montaugé, président. - Je voudrais vous interroger sur l'impact du cadre juridique qui sera finalement retenu sur les prix. Quelle forme vous paraît la plus appropriée pour que, à moyen et long terme, la contribution de l'hydraulique au prix soit la plus acceptable possible ?
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Nous avons déjà déposé des dossiers pour des augmentations de puissance de faible montant ou non substantielles. Pour l'instant, un seul dossier a été autorisé pour 3 MW. D'autres dossiers sont en suspens. Tout dépend de l'interprétation du droit. Nous ne sommes pas du tout engagés dans un bras de fer avec l'État. Nous ne refusons pas d'investir. Des demandes ont été déposées à l'automne 2022 et nous attendons toujours les réponses. Il ne fait aucun doute en revanche qu'un projet substantiel comme Montézic n'est pas possible dans le régime actuel.
S'agissant de l'impact sur les prix, les coûts de production de l'hydroélectricité sont très variables d'une installation à l'autre. Dans les augmentations de puissance que j'évoquais, nous nous appuyons sur des STEP. Or nous mesurons leur impact sur les prix de marché dans leur capacité à stocker l'électricité et à faciliter l'équilibre entre les pointes et les creux. Les STEP vont plutôt venir resserrer les écarts de prix que baisser le prix de base.
M. Franck Montaugé, président. - Toutes techniques confondues, quelle est la trajectoire de coût et de prix ?
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Sur les moyens de production, dans les éléments de réponse que nous avons communiqués à la Cour des comptes et à votre commission, les ordres de grandeur varient de 50 euros le MWh pour du fil de l'eau à plus de 150 euros le MWh pour de petites installations très complexes.
M. Julien Français. - La forme des concessions ne définit pas vraiment le prix. Les ouvrages hydroélectriques sont appelés à durer extrêmement longtemps. Au démarrage, le coût d'investissement peut paraître significatif. Cependant, si vous l'entretenez correctement, l'ouvrage sera toujours là un siècle plus tard.
M. Vincent Delahaye. - Quelle est la durée d'amortissement ?
M. Julien Français. - Les durées d'amortissement peuvent être plus ou moins rapides.
M. Vincent Delahaye. - Au bout de 50 ans, l'ouvrage est-il amorti ?
M. Julien Français. - Oui. Aujourd'hui, nous bénéficions des investissements réalisés par nos aînés entre 1930 et 1960. Ces ouvrages représentent aujourd'hui un vrai atout. Les opérateurs en place les entretenant de manière extrêmement professionnelle, nos actifs peuvent encore perdurer des dizaines d'années. Lorsqu'ils sont amortis, ces ouvrages sont extrêmement compétitifs.
L'hydroélectricité au fil de l'eau repose sur un coût marginal nul. Pour produire 1 MWh d'électricité, une centrale au gaz doit d'abord acheter 2 MWh de gaz et payer l'équivalent de 400 kilos de CO2, soit 70 à 80 euros le MWh alors que l'hydroélectricité n'a pas à payer de carburant. Même quand le prix atteint 20 euros, l'hydroélectricité peut continuer de produire, car elle n'est pas soumise à un prix plancher. Les énergies renouvelables peuvent produire à très bas coût. Plus vous introduisez d'énergies renouvelables dans le mix électrique, plus vous faites peser une pression à la modération, voire à la baisse des prix, entraînant aussi une baisse de la volatilité de ces prix.
M. Vincent Delahaye. - J'aimerais revenir sur la sortie du contentieux avec l'Europe. Une mise en concurrence fait-elle peur à EDF ? En changeant d'objet social, la CNR pourrait-elle répondre à une mise en concurrence sur d'autres équipements ? Pourriez-vous nous en dire plus sur le modèle économique des STEP ? La Cour des comptes a suggéré, dans son dernier rapport, de revoir le mode de rémunération. Enfin, nous avons connu des difficultés sur l'eau en 2022. La situation s'est améliorée en 2023. Au cours des dix dernières années, avez-vous été confrontés à d'autres années difficiles ?
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Je voudrais revenir sur les enjeux de sûreté hydraulique, de connaissances des installations, d'optimisation de la maintenance.
M. Vincent Delahaye. - Ces aspects constituent un atout dans la mise en concurrence.
Mme Emmanuelle Verger-Chabot - Tout dépend des critères d'évaluation des offres.
M. Vincent Delahaye. - Quand vous connaissez bien une concession, il est quand même plus facile de répondre.
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Il est plus facile de répondre de manière juste et optimisée. Pour autant, un opérateur pourrait ne pas avoir en tête les investissements à réaliser et fixer un prix décalé.
M. Vincent Delahaye. - Dans les concessions, une discussion est possible, ce qui n'est pas forcément le cas des marchés publics. Or dans ces discussions, le fait de connaître la concession constitue un avantage indéniable. Je suis un peu surpris de votre réserve.
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Je pense que cette solution ne répondra pas à l'urgence de la situation. L'organisation de cette mise en concurrence nous fera perdre du temps dans le lancement des projets. Nous ne pouvons pas prendre des engagements financiers importants. En outre, si en 2030 ou 2035 les besoins en électricité ont changé et que d'autres investissements sont nécessaires au-delà de ceux prévus dans les cahiers des charges de concession, nous nous retrouverons exactement dans la même situation et nous serons une nouvelle fois dans l'impossibilité d'optimiser l'utilisation de nos infrastructures.
M. Vincent Delahaye. - Des clauses peuvent être prévues à cet effet dans le contrat de concession. Je doute que cet argument soit opérant pour éviter la mise en concurrence.
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Les STEP sont des installations capitalistiques, avec un investissement important qui trouve sa rentabilité sur 25 à 30 ans. Il paraît difficile d'avoir de la visibilité sur l'évolution des prix de marché à cet horizon. En outre, les STEP font leur revenu non pas sur un prix de marché moyen, mais sur un écart de prix entre les heures de pointe et les heures de moindre consommation, ce qui est encore plus difficile à prévoir. L'investisseur doit avoir de la visibilité au moment de son investissement, ce qui peut exiger des modes de rémunération plus sécurisants, comme une contribution à l'investissement ou des revenus sécurisés.
M. Vincent Delahaye. - Par qui ces revenus seraient-ils sécurisés ?
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Il appartient à l'État et à la CRE de déterminer les mécanismes permettant de sécuriser ces perspectives de revenus.
M. Vincent Delahaye. - À quelle hauteur pensez-vous qu'il serait souhaitable de les sécuriser ?
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Tout dépend de la forme.
Nos historiques d'hydraulicité fiables et comparables remontent aux années 1950. L'année 2022 est bien une année atypique que nous n'avions jamais connue. Depuis mi-octobre, l'hydraulicité se révèle également très atypique, avec des régions où nous n'avions jamais vu autant d'eau. Aujourd'hui, les modèles montrent une plus grande variabilité d'une saison à l'autre plus qu'une tendance généralisée à la baisse, sauf sur le pourtour méditerranéen. Sur le week-end du 1er décembre, Serre-Ponçon a enregistré des volumes entrants jamais observés depuis sa construction dans les années 1960. À la maille planétaire, l'augmentation de la température de l'air implique plus de précipitations, mais réparties différemment. Il faut donc s'attendre à connaître une nouvelle fois l'été 2022, avec peut-être aussi des hivers comme celui que nous venons de vivre.
M. Vincent Delahaye. - La CNR pourrait-elle répondre à une mise en concurrence sur d'autres installations ?
M. Julien Français. - Ce scénario n'existe pas dans notre feuille de route stratégique 2030. Dans les prochaines années, nous souhaiterions éventuellement nous positionner sur quelques nouvelles concessions. Nous mettons une nouvelle installation en service, en septembre prochain, sur la rivière Sarenne, au niveau de Bourg d'Oisans. Le fait de reprendre de l'hydroélectricité existante n'ajoute rien au mix électrique français. Nous préférons développer l'outil industriel de production d'électricité renouvelable.
M. Vincent Delahaye. - Le passage au régime d'autorisation exigerait que les biens soient cédés.
Mme Alix Perrin. - Non. Cette solution viserait à nous extraire du cadre juridique de la domanialité publique. Lorsque vous conférez un titre qui permet une exploitation économique sur le domaine privé ou le domaine public, vous êtes soumis à des exigences de publicité et de mise en concurrence préalable. Encore une fois, il ne s'agit pas d'un appel d'offres. Tout est négocié. Ce régime est extrêmement souple. Céder ces ouvrages à EDF revient à les extraire du patrimoine public alors qu'ils sont amortis. Même si EDF appartient à 100 % à l'État, ces ouvrages sont sortis du patrimoine public, avec un coût financier.
Mme Denise Saint-Pé. - Où pouvons-nous plaider l'intérêt général si nous retirons ces ouvrages du patrimoine public à l'heure de la souveraineté énergétique ?
Mme Alix Perrin. - Il s'agit de les confier à une entreprise 100 % publique qui connaît son métier. Nous pouvons comprendre les liens historiques avec le partenaire EDF. Vous ne pouvez pas juridiquement bouleverser l'équilibre économique de votre contrat en réalisant des investissements. Pour autant, le rapport de la Cour des comptes donne l'impression d'un gel des investissements depuis quelque temps et il est difficile de ne pas faire le lien entre ce gel et le contexte européen.
M. Vincent Delahaye. - Je voudrais qu'EDF confirme votre point de vue : le régime d'autorisation n'exige pas forcément la cession des biens à EDF.
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Le rapprochement des régimes existants sur les autres installations de production d'électricité suppose effectivement un transfert, mais celui-ci peut être accompagné de garde-fous.
M. Vincent Delahaye. - Quel prix êtes-vous prêt à payer en cas de transfert ? Le transfert ne peut être gratuit sous peine d'être considéré comme une aide d'État.
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Une estimation doit être opposable. Si ce transfert s'opère à une date donnée, nous ne prenons que l'écart de valeur entre la durée résiduelle de la concession et le nouveau régime d'autorisation.
M. Franck Montaugé, président. - Quelle pourrait être la valorisation de ce transfert sur l'ensemble du patrimoine ?
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Tout dépend des prix de marché et des conditions économiques en vigueur lors de ce transfert.
M. Franck Montaugé, président. - Une évaluation a-t-elle été réalisée ?
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Aucune discussion précise n'a eu lieu avec l'État.
M. Franck Montaugé, président. - C'est surprenant. N'êtes-vous pas en mesure de nous indiquer le montant de ce transfert ? Vous êtes sous serment.
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Nous pourrons vous répondre par écrit.
M. Franck Montaugé, président. - La commission d'enquête a besoin de cette information.
Mme Denise Saint-Pé. - Dans ce cas de figure, EDF Hydro verrait-elle un inconvénient à ce que la représentation parlementaire dispose d'un droit de regard dans ses comptes ?
Mme Emmanuelle Verger-Chabot. - Si une opération comme celle-ci devait être réalisée, il faudrait bien sûr que l'évaluation soit opposable pour éviter toute qualification d'aide d'État et que la démarche passe par une loi.
M. Franck Montaugé, président. - Nous vous remercions pour votre contribution.
Audition de M. Yannick Jacquemart, directeur nouvelles flexibilités chez RTE, Mme Catherine Rivière, directrice générale adjointe et MM. Benjamin Herzhaft, directeur, du Centre de résultats Systèmes énergétiques, de l'IFP Énergies nouvelles (IFPEN) et Stéphane Sarrade, directeur des programmes énergie au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), le 20 mars 2024
M. Franck Montaugé, président. - Bonsoir à tous. Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête avec les auditions de Yannick Jacquemart, directeur Nouvelle Flexibilité chez RTE, Stéphane Sarrade, directeur des programmes énergie au commissariat Énergie atomique et aux Énergies alternatives, Catherine Rivière, directrice générale adjointe d'IFP Énergies Nouvelles et Benjamin Herzhaft, directeur du Centre de résultats Systèmes énergétiques de l'IFPEN.
Il m'échoit de vous faire prêter serment dans l'accord des règles qui régissent le fonctionnement des commissions d'enquête parlementaires. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est possible de peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant « je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Yannick Jacquemart, M. Stéphane Sarrade, Mme Catherine Rivière et M. Benjamin Herzhaft prêtent serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué le 18 janvier dernier une commission d'enquête sur le thème de la production, de la consommation et des prix d'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nos travaux sont centrés sur le présent et l'avenir du système électrique, avec une question centrale : ce système est-il ou sera-t-il en capacité de faire face à la demande ? D'offrir aux particuliers et aux entreprises une électricité à prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
Cet après-midi, nous allons consacrer notre échange aux enjeux de la flexibilité électrique du réseau électrique.
Le débat sur l'électricité est généralement centré sur la production. Pourtant, un autre élément est fondamental quant au fonctionnement de ce réseau : c'est celui de ses flexibilités, afin d'assurer l'équilibre entre production et consommation. Cet élément prend une importance croissante avec le développement des énergies intermittentes, qui exigent des capacités de stockage d'une part, pour faire face aux creux de production et passer les pics de consommation, mais aussi d'autre part pour assurer la stabilité du système électrique.
Comme l'indique RTE dans son bilan prévisionnel, le développement des flexibilités est à la fois une question de sécurité d'approvisionnement, mais aussi de performance économique et environnementale pour utiliser pleinement les productions décarbonées. Les questions qui découlent de cette problématique générale sont : quelles sont aujourd'hui les marges de flexibilité dont dispose notre système électrique ? Quels sont les objectifs à atteindre en la matière aux horizons d'étude que nous nous sommes fixés (2035 et 2050) ? Comment développer ces marges de flexibilité et quelles sont, à ce propos, les technologies de stockage les plus prometteuses ? Quels sont leurs degrés de maturité ? Quelles sont leurs perspectives en moyen de terme ?
Nous pouvons penser au stockage via l'hydrogène, mais plusieurs questions se posent. L'électrolyse de l'eau doit être modulable, ce qui suppose que les électrolyseurs soient en capacité technique de moduler. Est-ce le cas aujourd'hui ? Par ailleurs, comment assurer la compétitivité de l'hydrogène national ? Comment garantir le passage des pointes hivernales - et bientôt estivales - sans surdimensionner notre part de production électrique ? Faut-il au moins en horizon 2035 faire appel à des capacités thermiques pour un très faible nombre d'heures par an et donc un impact carbone faible ? Si oui, lesquelles ?
Un sujet peu évoqué est celui de la nécessité de renforcer le système électrique pour faire face à une injection croissante d'énergie intermittente. RTE et l'Agence internationale de l'énergie (AIE) évoquaient en 2021 diverses technologies : nouveaux modes d'exploitation des convertisseurs, compensateurs synchrones, contrôle grid-forming, etc. Quelles sont les avancées de ces technologies ? Quelles sont les perspectives à moyen et long terme en la matière ? Quels sont les coûts de ces technologies ? Quelles pourraient être leurs parts dans les coûts globaux des différentes énergies renouvelables concernées ?
Voilà quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur Vincent Delahaye va vous interroger.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Bonjour à tous. Nous poursuivons nos auditions avec aujourd'hui le thème de la flexibilité, qui est un thème important. La consommation n'est pas linéaire, à la fois dans les saisons et dans une journée.
Le Président de notre Commission a déjà abordé plusieurs sujets. Nous aimerions également vous entendre sur le mécanisme de capacité, qui est assez contesté. Comment réformer et financer ce mécanisme de capacité ?
M. Yannick Jacquemart. - Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénateurs et sénatrices, je vous remercie de cette invitation.
Le terme de « flexibilité » est très général et recouvre des éléments très variés, très différents. La flexibilité correspond à la capacité d'un actif de production, de consommation, de stockage à moduler, à la hausse ou à la baisse, son injection ou son soutirage sur le réseau. Cette définition est très générale. Historiquement, les besoins de flexibilité viennent tout simplement de la forme de la courbe de consommation, le suivi de charge. La consommation n'est pas uniforme tout au long de l'année, de la journée et de la semaine. Ce suivi est assuré par les moyens de production depuis longtemps. Le parc nucléaire français a cette particularité, par rapport à d'autres parcs nucléaires dans le monde, de moduler et d'assurer une grande partie de ce suivi de charge.
La France a également été pionnière dans les flexibilités de consommation, tout d'abord avec le tarif heures pleines, heures creuses, modalité très simple, mais très efficace, instaurée pour accompagner le développement du parc nucléaire. Ce tarif a un effet extrêmement significatif sur l'équilibre du système électrique, puisqu'encore aujourd'hui, il déplace 10 gigawatts de consommation à minuit. La France a également été pionnière sur les tarifs à effacement, EJP et Tempo, dès les années 1980-1990. Ces tarifs ont été créés pour accompagner la montée en charge du chauffage électrique et les risques de sécurité d'approvisionnement qu'il faisait porter. Dans les années 2000, ce sont 6 gigawatts de consommation qui s'effaçaient quand on déclenchait un jour « rouge ».
Désormais, ce n'est plus la courbe de consommation que les moyens pilotables doivent pouvoir suivre, mais « la courbe de consommation résiduelle ». Il s'agit de la courbe de consommation ôtée de la production des énergies non pilotables. C'est cette courbe qu'il faut piloter et alimenter avec les moyens pilotables.
Conscient de ces difficultés de compréhension sur le sujet de la flexibilité, RTE a proposé de distinguer quatre types de flexibilité dans le dernier bilan prévisionnel. La première correspond aux flexibilités structurelles et régulières, c'est-à-dire le suivi de la courbe de charge à la saison, à la semaine et à la journée. Les arrêts de production nucléaire sont placés pour avoir de la disponibilité l'hiver et beaucoup moins l'été. À l'échelon journalier, l'énergie hydraulique est sollicitée pour les pointes et le signal heures pleines, heures creuses modifie la consommation.
À un deuxième niveau, les dynamiques correspondent aux adaptations de consommation, de production et du stockage aux conditions réelles du jour, en fonction historiquement de la température et désormais du vent et de la nébulosité. Le planning de production est donc ajusté en fonction de ces éléments. Il faut aussi tenir compte des tarifs à effacement, comme EJP et Tempo.
Le troisième niveau de flexibilité correspond aux flexibilités d'équilibrage du système électrique qui sont contractualisées par RTE pour maintenir la fréquence à 50 Hz. Ce sont des flexibilités de dernière minute, puisque RTE ne peut intervenir que dans la dernière heure avant le temps réel. Ce besoin se monte à environ 3 à 4 gigawatts et ne devrait pas évoluer énormément.
La quatrième flexibilité a été largement popularisée l'an dernier. Ce sont les flexibilités de sauvegarde, mobilisées en cas d'alerte écowatt et de difficulté. Il est important de les développer et de pouvoir y faire appel, pour éviter de devoir mettre des plans de délestage en oeuvre. Les alertes écowatt ont toutefois vocation à être utilisées le moins possible.
Venons-en maintenant à l'évolution des flexibilités du système électrique. Le système électrique évolue d'ores et déjà bien plus fortement que lors des vingt dernières années. Nous pouvons affirmer que les besoins de flexibilité du système électrique vont augmenter, mais pas tous dans la même proportion. L'élément qui évolue le plus rapidement dans la décennie en cours et qui génère le plus grand besoin de nouvelles flexibilités correspond au développement du photovoltaïque. Il s'agit d'un changement structurel et historique de la forme de la consommation résiduelle. La courbe de consommation résiduelle se traduit très clairement par deux périodes de creux (la nuit et en milieu de journée et l'après-midi) et par deux pointes courtes (en tout début de journée, de 7h à 10h, et le soir de 18h à 20h). Ce rythme structurel se retrouve en toutes saisons. Le propre de la production solaire, c'est qu'elle est prévisible.
Toutefois, la production renouvelable n'est pas le seul élément à évoluer en ce moment. La consommation électrique évolue fortement aussi, puisque nous avons atteint un point d'inflexion. Après 10 ou 15 années de stabilité, nous constatons les premiers signes d'une remontée de la consommation. La particularité des nouvelles consommations qui arrivent sur le réseau est qu'elles ne correspondent pas toujours, et même pas souvent, à un usage immédiat d'électricité. Cette situation change la donne en matière de gestion du système électrique. Le fait de pouvoir compter sur ce décalage de recharge des batteries et de pouvoir utiliser cette inertie thermique des batteries est utile dans l'évitement des périodes de pointe, à confort inchangé. Le service rendu est le même, que votre véhicule ait été chargé à 18 heures ou en milieu de nuit.
Il s'agit pour RTE un des enjeux principaux de flexibilité d'ici 2030 que de développer cette gestion active de la consommation avec les nouveaux rythmes du système électrique. Si nous avons moins de moyens de production pilotables, nous avons aussi davantage de moyens de pilotage de la consommation.
Dans ces conditions, comment assurer la sécurité de l'alimentation et l'optimisation du système ? Les périodes à risque pour la sécurité de l'approvisionnement changent dans ce contexte. Elles ne concernent plus seulement les jours de très grand froid, comme auparavant. Elles dureront de moins en moins toute la journée, du matin au soir. Le milieu de journée deviendra rapidement une période épargnée, grâce à la production photovoltaïque. Les risques de pénuries éventuelles portent donc essentiellement sur des périodes courtes, de quelques heures seulement, ce qui permet d'envisager d'autres moyens pour y faire face. Les risques sur des périodes longues existent toujours, mais ils seront plus rares et concerneront la soirée et le début de nuit, mais pas le coeur de journée.
Du point de vue de l'optimisation, il sera important de bien utiliser toute l'énergie décarbonée lorsque nous l'avons.
En matière de solutions face à ces difficultés, nous constatons deux familles de moyens. Nous avons côté des moyens qui vont uniquement servir pour ces pointes courtes. Ce sont les batteries et la flexibilité de consommation. Nous distinguons également des moyens mobilisables sur des périodes longues, en cas de crise plus longue. Il s'agit des moyens de production thermique, que l'on espère décarbonée, et le développement, si on le peut, de moyens hydrauliques, notamment de steps.
La flexibilité de consommation paraît être le premier à développer. Elle recouvre trois bénéfices conjugués. Le premier, c'est que l'absence de consommation pendant les pointes limite les émissions de CO2. Le deuxième, c'est que cela diminue le coût d'approvisionnement. Troisièmement, la diminution des points du système électrique crée de la place sur le système électrique pour accélérer les transferts d'usage, qui sont bien l'enjeu de cette décennie.
Des gigawatts de consommation sont en jeu, soit un gisement très important. Les gains économiques le sont également. RTE travaille activement à un plan de passage à l'échelle des flexibilités, avec l'ensemble des entreprises concernées, constituant ainsi une nouvelle filière industrielle dans laquelle la France peut se targuer de compter des champions de taille mondiale.
Mme Catherine Rivière. - Bonjour à tous.
L'IFPEN est un établissement public industriel et commercial. Nous adressons trois thématiques : les énergies renouvelables, la mobilité durable et l'économie circulaire. Nous comptons 1 600 agents, dont une grande partie de chercheurs. Notre dotation budgétaire publique couvre 45 % de notre budget, les 55 % restants provenant de nos collaborations avec des partenaires industriels ou des retours des dividendes et des redevances de nos filiales. L'IFPEN fait de la recherche fondamentale et de la recherche jusqu'à son application industrielle, ce qui est valorisé par nos partenariats industriels et à travers les retours de nos filiales.
Historiquement, nos activités s'inscrivaient dans le domaine des hydrocarbures. Depuis environ 15 ans, nous avons élargi notre spectre pour adresser tous les enjeux de la transition hydrologique, en nous appuyant sur nos compétences acquises dans le monde des hydrocarbures. Aujourd'hui, 80 % de notre activité concerne ces trois thèmes : énergies renouvelables, mobilité durable, économie circulaire, contre 30 % de notre activité il y a 8 ans. Nous avons réalisé une transition extrêmement rapide.
Concernant le thème de la table ronde, nous menons nos travaux sur trois points : la production d'électricité, le stockage de l'électricité, la gestion de la demande et la consommation de l'électricité. Ces trois domaines sont majoritairement traités dans les équipes sous la responsabilité de Benjamin Herzhaft.
M. Benjamin Herzhaft. - Merci de l'invitation à s'exprimer devant cette commission. Nous avons focalisé nos activités de recherche sur des thèmes assez précis. En ce qui concerne la production d'électricité, nous sommes positionnés sur l'éolien, et particulièrement sur l'éolien offshore. Par exemple, nous avons développé, en partenariat avec SBM Offshore, un flotteur pour éoliennes flottantes actuellement testé dans le cadre du projet porté par EDF Provence Grand-Large. L'année dernière, nous avons également créé une nouvelle filiale appelée GreenWITS, qui commercialise des solutions numériques pour la conception, l'optimisation et la maintenance de parcs d'éoliennes. Nous travaillons aussi sur la géothermie électrogène, un marché de niche en France, mais avec du potentiel international.
En ce qui concerne le stockage d'électricité, nous avons focalisé nos efforts sur deux briques technologiques. Le stockage massif d'électricité pourrait répondre à des besoins plutôt longs. Nous développons nos efforts sur une technologie appelée AACAES (Advanced Adiabatic Compressed Air Energy Storage), c'est-à-dire du stockage par air comprimé, en comprimant de l'air dans des cavités. Nous avons développé cette technologie avec des entreprises telles que Geostock. Cette solution pourrait répondre aux besoins de flexibilité de long terme. Nous sommes actuellement dans une phase de validation industrielle pour démontrer l'efficacité de ce type de stockage.
Le deuxième type de stockage sur lequel nous travaillons est le stockage sous forme de chaleur par conversion thermique. Nous travaillons à titre d'exemple avec une petite entreprise française, Stolect, qui développe ce type de stockage. Il s'agit de transformer l'électricité en chaleur, de stocker l'énergie sous forme de chaleur et de la restituer sous forme électrique. Cette solution offre une empreinte environnementale extrêmement réduite et la non-consommation de matériaux critiques ou de métaux critiques.
Nous menons également des projets de recherche sur de nouveaux matériaux de batterie en partenariat et avec l'aide du CEA. Nous travaillons par exemple sur des batteries lithium-soufre, au stade de la R&D.
La thématique de la gestion de l'énergie correspond au deuxième type de flexibilité qu'a mentionné Monsieur Jacquemart, sur les pointes courtes et l'optimisation de la consommation. Il s'agit en l'occurrence de l'Energy Management System, soit des briques numériques permettant de déployer des services de gestion optimisée du système énergétique. Nous nous sommes, pour ce faire, appuyés sur des compétences en automatisme et en contrôle de système. Nous avons testé des solutions en réel sur nos bâtiments, qui montrent que l'on peut réaliser de 20 % à 30 % d'économies de facture d'électricité pour un particulier, un groupement de résidences, voire une entreprise. Cette technologie est basée sur des innovations numériques, l'accès à des données en temps réel et un protocole ouvert de pilotage des onduleurs de batteries. L'EMS recueille des données en temps réel, par exemple l'ensoleillement et calcule la production de panneaux photovoltaïques possibles sur 24 heures et le profil de consommation. Il établit ensuite un scénario de charge et de décharge optimal d'une batterie avec la contrainte de minimiser la facture. Il s'agit donc d'optimisation de la consommation et d'un élément très important dans la modulation de la flexibilité sur les pointes courtes. Aujourd'hui, nous en sommes à l'étape de démonstration avec des acteurs industriels. Nous travaillons avec un poseur de panneaux photovoltaïques qui propose des solutions chez les particuliers couplées avec des batteries. Avec EMS, le particulier va gagner jusque 20 % sur sa facture d'électricité. L'ambition consiste à étendre ce type de gestion de la consommation pour les pointes courtes.
Mme Catherine Rivière. - Nous voulions porter un dernier point à votre attention, concernant des besoins d'électricité nécessaires pour développer une filière de production d'électro-carburants pour les 15 prochaines années. Dans le domaine des e-fuels, 24 projets de production de carburants de synthèse sont en cours en France, dont sept sont en cours de développement à l'échelle industrielle. Nous sommes impliqués dans un de ces projets. La production d'e-fuels au travers de ces projets nécessitera l'équivalent de 3 % de l'ensemble de la production d'électricité française. Cet usage sera indispensable dans le cadre de la mobilité, pour décarboner le secteur aérien ou le secteur maritime.
Nous travaillons donc sur des briques technologiques, en utilisant nos compétences au mieux, dans un domaine en pleine évolution, avec de nombreux acteurs et essayant d'impliquer le plus tôt possible dans le développement des partenaires industriels.
M. Stéphane Sarrade. - Tout d'abord, je souhaite vous remercier de m'avoir invité à apporter une contribution aux travaux de votre Commission.
Le CEA est un établissement public à caractère industriel et commercial, comptant 21 000 collaborateurs. Ses activités technologiques et de recherche s'exercent au service de la souveraineté scientifique, technologique et industrielle de la France et de l'Europe, pour un présent et un avenir mieux maîtrisés et plus sûrs. Il adresse pour ce faire quatre défis majeurs de notre temps : la transition énergétique, la transition numérique, la santé du futur et la défense et la sécurité globales. À cela s'ajoutent des actions fondées sur un socle de recherche fondamentale intégré au CEA.
En 2020, après une réflexion interne de 18 mois, le CEA a opéré un mouvement significatif et a réorganisé ses activités pour bâtir et construire une vision intégrée des énergies, afin de regrouper, au sein de la Direction des programmes énergies la programmation en matière de recherche sur les énergies bas carbone, qu'il s'agisse d'énergie nucléaire, d'énergies renouvelables, mais aussi de systèmes hybrides impliquant ces deux sources d'énergie, les systèmes de stockage, les réseaux intelligents et bien sûr les sources de flexibilité. Aujourd'hui, plus de 4 000 personnes travaillent au sein de la Direction des énergies du CEA. Plus de 2 200 d'entre elles mènent des travaux de recherche dans les domaines suivants : nucléaire de deuxième et de troisième génération, nucléaire de quatrième génération, cycle des matières nucléaires, soutien aux activités de défense et R&D, pour l'assainissement et le démantèlement. Nous travaillons aussi sur les SMR et les systèmes couplés. Ces petits réacteurs sont d'ores et déjà conçus et imaginés pour produire de l'électricité, mais aussi de la chaleur, de l'hydrogène et peut-être des molécules à valeur ajoutée, comme les e-fuels. Nous travaillons sur les procédés de fabrication et de recyclage couplés à l'analyse du cycle de vie, à la simulation et l'économie circulaire du carbone. J'ajouterai parmi nos travaux la recherche transversale, la production solaire, l'efficacité énergétique des systèmes complexes, mais aussi les réseaux intelligents, le stockage et les solutions de flexibilité, le développement de batteries et développement du stockage thermique.
Globalement, 400 millions d'euros annuels sont consacrés à ces travaux, qui se traduisent par près de 250 dépôts de brevets par an. Ces activités sont menées dans toute la France, en lien avec des partenaires académiques et institutionnels, mais aussi industriels.
En termes de recherche amont, cela se traduit aussi par les implications du CEA dans le cadre des programmes d'équipements prioritaires de recherche. Nous copilotons avec nos collègues du CNRS le Programme et Equipements Prioritaires de Recherche (PEPR) hydrogène, le PEPR batteries et le PEPR relatif aux technologies bas carbone.
La convergence entre énergie bas carbone d'origine renouvelable et nucléaire est indispensable, de même que la réflexion sur l'ensemble des vecteurs énergétiques que sont l'électricité, le gaz, l'hydrogène et la chaleur. Les réseaux intelligents associés au pilotage de la demande doivent constituer des leviers de flexibilité et permettre de prendre en compte les productions énergétiques aux échelles nationales, mais aussi locales.
Adhésion de la société, économie circulaire et usage optimisé des ressources rares, flexibilité du nucléaire pour accommoder une pénétration croissante et souhaitée des renouvelables, nouveaux usages du nucléaire, photovoltaïques de nouvelle génération, production d'hydrogène par électrolyse à haute température, batteries innovantes, mécanismes technico-économiques : autant de sujets que le CEA aborde par le biais de la réflexion prospective et de l'innovation scientifique, technique et technologique. C'est uniquement sur ces plans que le CEA adresse les questions de flexibilité auxquelles j'aurais, Monsieur le Président, le plaisir d'apporter ma contribution.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci pour ces présentations. Plusieurs des questions que nous avons posées n'ont pas encore obtenu de réponses. Notre dialogue devrait permettre d'y remédier. Monsieur Jacquemart a évoqué la flexibilité de la consommation. Il s'agit effectivement d'un axe très important. Aujourd'hui, quel est le pourcentage des factures que vous considérez comme incitatives ? Ces factures sont-elles suffisantes aujourd'hui ? Dans quelles directions fournir plus d'efforts ? Faut-il modifier le tarif heures pleines, heures creuses ? Selon moi, l'information est insuffisante concernant les tarifs qui sont appliqués et les économies qui pourraient être réalisées par les particuliers. J'aimerais vous entendre sur ces sujets.
Nos représentants de l'IFPEN ont indiqué qu'ils travaillaient sur l'éolien offshore flottant. Travaillez-vous également sur l'éolien terrestre ? Votre positionnement pose question.
Par ailleurs, comment utiliser le stockage de chaleur pour la flexibilité, à partir de l'électricité ? Pouvez-vous nous donner explications sur ce sujet ?
Le champ d'étude du CEA semble en outre s'être largement développé, au-delà du nucléaire. Qu'entendez-vous par votre travail sur le nucléaire de quatrième génération ?
M. Franck Montaugé, président. - J'aimerais vous poser une question générale. J'ai compris notamment à la lecture du rapport de RTE sur 2050 que les besoins en flexibilité étaient très dépendants de la composition du mix de production énergétique. Or ce point a un impact sur le coût de l'appareil global de production. Pourriez-vous nous indiquer la part des fonctions de flexibilité dans le coût total de production, suivant les deux ou trois hypothèses envisagées ? Cet élément impactera le prix de l'électricité pour les consommateurs.
M. Yannick Jacquemart. - Je vais commencer par la question du rapporteur portant sur les tarifs de l'électricité. Les tarifs réglementés de vente des clients résidentiels n'ont pas évolué dans leur forme depuis 30 ans. Cette situation pouvait convenir tant que le système électrique ne changeait pas dans ses fondamentaux ni dans sa physique, soit jusque 2015. Néanmoins, aujourd'hui que la transition énergétique est largement engagée, la situation évolue et les tarifs doivent changer. Pour prendre l'exemple des heures pleines, heures creuses, depuis une semaine, l'heure la moins chère de la journée correspond au créneau de 14 heures à 15 heures. Cela est surtout vrai de mars à octobre. Même l'hiver, les signaux de coûts et de prix correspondent à des périodes moins chères la nuit et au milieu de journée et à des périodes chères qui sont très marquées, avec deux pointes, très prévisibles, autour de 8 heures du matin et autour de 19 heures. Or les tarifs doivent refléter les coûts, en reprenant les principes qui ont toujours prévalus dans la tarification de l'électricité et en les appliquant à la réalité physique d'aujourd'hui. Idéalement, il faudrait prévoir des tarifs différents le week-end et la semaine. Ces mesures fonctionnent sans investissement. Il suffit de les réactiver, alors qu'elles sont souvent oubliées dans les discussions sur le mix électrique.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce tarif n'a pas évolué depuis 30 ans. Vous estimez qu'il va évoluer rapidement ? Quel est le pourcentage de factures incitatives ?
M. Yannick Jacquemart. - Aujourd'hui, 15 millions de clients sont soumis à ce tarif heures pleines, heures creuses. Je voudrais aussi attirer l'attention sur un élément très oublié de la consommation électrique, que sont les bâtiments tertiaires. Les appels d'offres des bâtiments de l'État et des collectivités publiques sont souvent négociés de façon déconnectée des directions techniques qui vont gérer ces bâtiments. Pour réussir une gestion saine et sobre de l'électricité, il faut rapprocher ces deux éléments, le Smart Grid et le Smart Building. J'ai la conviction que nous sommes à un moment particulier. Nous pourrions réussir dans les deux ou trois ans à venir à opérer un changement radical. Les bâtiments tertiaires doivent s'équiper de systèmes de gestion technique automatisés. De plus, dans les deux ans à venir, les prix de l'électricité vont évoluer. Enfin, nous sortons à peine d'une crise énergétique historique qui a totalement changé le rapport sociétal à l'électricité, d'une part sur le prix et d'autre part sur la sécurité d'approvisionnement. La capacité à accepter des changements est certainement beaucoup plus grande en ce moment qu'il y a trois ans. Pour ces trois raisons, RTE pense qu'un plan de développement à l'échelle, sous trois ou quatre ans, pourrait être lancé pour réapprendre à gérer notre consommation en complément de la gestion de la production et des autres flexibilités.
Pour répondre à votre question, Monsieur le Président, dans l'étude des Futurs énergétiques 2050, six scénarios de mix de production et différents scénarios de consommation sont étudiés. Il est très clair que les besoins de flexibilité dépendent de ces scénarios, puisqu'au premier ordre, le nucléaire est un moyen qui permet le suivi de charge. Notre nucléaire est flexible. Nous avons donc moins besoin de moyens complémentaires de flexibilité.
L'étude montre aussi que la dépendance dépend fortement de la proportion du solaire. Quand on atteint un certain niveau de solaire, cela pose un nombre de difficultés qu'il est plus onéreux de compenser que si l'on parle de l'éolien, dont la variabilité est différente. D'ici 2035, les décisions ont été prises de conserver le nucléaire existant, de chercher à le prolonger, etc.
À cet horizon, nous pourrons rencontrer des problèmes de flexibilité et quelques problèmes de sécurité d'alimentation, éventuellement pour quelques gigawatts. D'ici 2035, les besoins apparaissent si le nucléaire ne revient pas à son niveau de disponibilité historique, c'est-à-dire 55 gigawatts l'hiver. Cet hiver, nous avons produit 50 gigawatts pendant quelques semaines. C'est le rythme d'évolution de la consommation et la disponibilité du nucléaire qui constituent les points cruciaux. RTE s'est basée dans ce rapport sur une hypothèse prudente de 50 gigawatts de disponibilité. Dans ce cas, il nous manquerait quelques gigawatts à la pointe. Si le nucléaire fonctionne mieux dans les années qui viennent et parvient à être mieux disponible l'hiver, nous n'aurons pas besoin de moyens longs d'ici 2035. Les choses seront différentes en 2050, puisqu'alors, une grande partie du parc nucléaire existant aura fermé.
M. Franck Montaugé, président. - Si les conditions que vous évoquez ne sont pas remplies, quel levier pourra-t-il être utilisé ? Les importations ?
M. Yannick Jacquemart. - Tous les scénarios simulent des importations et des variantes dans lesquelles les importations sont limitées par une production insuffisante à l'étranger. Si le nucléaire n'arrive pas à remonter à sa disponibilité initiale, si la consommation croît très fortement, si la sobriété n'est pas plus généralisée, les scénarios appellent des besoins de flexibilité complémentaire. Le bilan prévisionnel présente tout un bouquet de ces ensembles de flexibilité possibles. Il ne revient pas à RTE de choisir, mais RTE fait l'analyse technique des mix de différents types de flexibilité.
M. Franck Montaugé, président. - Pouvez-vous développer ce « mix de flexibilités » ?
M. Yannick Jacquemart. - Quatre leviers sont disponibles technologiquement, deux correspondant à des utilisations courtes et les deux autres, à des utilisations longues. Les deux premiers correspondent aux batteries. Aujourd'hui, le territoire français dispose d'un peu moins de 1 gigawatt de batteries. En file d'attente, en demandes de raccordement, près de 5 gigawatts de batteries pourraient se raccorder sur le réseau électrique. Cependant, ces batteries correspondraient d'abord aux réglages de fréquences. Cela permet de dégager de la puissance disponible sur les autres moyens. Il nous faudrait néanmoins des batteries qui suivent le rythme du système électrique, c'est-à-dire qui chargent la nuit, déchargent le matin pendant la pointe, rechargent en journée, déchargent le soir, etc. Or les acteurs du domaine ne semblent pas avoir prévu de procéder à deux cycles par jour. Quelques doutes subsistent sur les conditions d'utilisation des batteries. Néanmoins, les batteries existent, elles se développent dans de nombreux pays et en France, mais pas toujours pour les usages qui nous intéressent ici. Les durées des batteries qui s'installent aujourd'hui sont assez courtes. À ma connaissance, il n'y a pas de batterie de quatre heures installée en France.
M. Franck Montaugé, président. - Et quelle serait la place de l'hydrogène ?
M. Yannick Jacquemart. - D'après ma connaissance de l'hydrogène, cette solution ne serait pas disponible immédiatement. Elle le sera certainement à horizon 2050, mais cela n'est pas certain à horizon 2030 ou 2035. Aujourd'hui, l'hydrogène en France utilisé dans l'industrie est produit par vaporeformage et donc émet du CO2.
Mme Catherine Rivière. - Nous avons été interrogés sur l'éolien flottant et sur le stockage de la chaleur. L'exemple de l'éolien flottant que nous avons mis en avant vise à démontrer notre mode de fonctionnement, en partant de nos compétences de compréhension d'une plateforme en mer pour développer les énergies nouvelles par l'éolien flottant, jusqu'à une industrialisation. Nous travaillons aussi dans le domaine de l'éolien terrestre, en particulier grâce à notre filiale créée l'année dernière, GreenWITS, qui modélise un système d'électricité par éolien sur un parc de plusieurs éoliennes.
M. Benjamin Herzhaft. - Le stockage constitue une solution de flexibilité. Le stockage de l'énergie électrique nécessite de transformer cette dernière. Avec le stockage par air comprimé, nous faisons passer l'énergie électrique dans un compresseur et nous dégageons de la chaleur.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - En quoi cela a-t-il une influence sur la flexibilité ?
M. Benjamin Herzhaft. - Le stockage est un élément de la flexibilité. Une technologie de stockage est utile en cas de production d'électricité en excès, lors d'une pointe.
M. Franck Montaugé, président. - Les nappes salines sont par exemple utilisées en France pour stocker le gaz naturel. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces projets de stockage ?
M. Benjamin Herzhaft. - Des stockages de ce type sont effectifs en Allemagne et aux USA, mais pas en France. Ces technologies de stockage, comme les STEP, adressent plutôt les temps longs. Ils représentent des investissements très importants et ces possibilités ne sont pas encore développées en France. D'autres technologies de stockage peuvent être utilisées dans un mécanisme de flexibilité en cas de production excédentaire, pour une réinjection sur le réseau en cas de besoin. Je vous ai cité deux briques technologiques qui sont aujourd'hui à l'étape de démonstration industrielle.
M. Franck Montaugé, président. - Je n'ai pas obtenu de réponse à ma question portant sur les coûts des flexibilités.
M. Yannick Jacquemart. - Vous souhaitez évoquer les coûts à horizon 2050 ?
M. Franck Montaugé, président. - Oui.
M. Yannick Jacquemart. - Ils peuvent être très importants, notamment dans les scénarios qui sont très locaux et très photovoltaïques.
M. Franck Montaugé, président. - Nous observons des différences sensibles suivant le scénario dans lequel on s'inscrit.
M. Yannick Jacquemart. - Oui, c'est écrit dans le rapport. Je suis désolé, je n'ai pas le chiffre en tête.
M. Franck Montaugé, président. - L'adaptation du réseau, le transport, la distribution et les techniques mises en oeuvre auront un impact direct sur les prix. Ces sujets nous intéressent.
M. Yannick Jacquemart. - Je n'ai pas ces chiffres en tête. Nous pourrons vous les fournir après l'audition.
M. Stéphane Sarrade. - Les rapports de RTE sur les scénarios représentent des travaux très importants et très structurants. D'après ces rapports, le coût de la flexibilité représente de l'ordre de 20 % pour les scénarios qui utilisent le renouvelable majoritairement et de 5 % pour les scénarios basés sur le nucléaire.
Je ne suis pas certain du lien avec les travaux de la commission aujourd'hui, mais je peux évoquer les réacteurs de quatrième génération, en réponse à votre question. Nous travaillons effectivement sur les réacteurs de quatrième génération. À l'heure actuelle, je finance 135 ETP sur ce sujet, auxquels s'ajoutent les doctorants, les post-doctorants et les stagiaires. Nous travaillons sur les réacteurs de quatrième génération, à la fois les réacteurs de puissance, mais aussi les petits réacteurs dits « AMR ». Le CEA a pour rôle de travailler sur ces sujets et de donner aux industriels les outils et les données pour imaginer le transfert et prendre part à la R&D sur certains domaines de quatrième génération, en particulier le combustible et le cycle combustible associé. Nous travaillons sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, puisqu'il s'agit de la filière que nous jugeons la plus mature, même si ces réacteurs de puissance sont encore beaucoup plus chers que les réacteurs de troisième génération. Nous travaillons aussi sur la filière la moins mature de la quatrième génération : les réacteurs à sel fondu. Nous sommes en veille sur d'autres filières, notamment les réacteurs hautes températures. Depuis deux ans, nous accompagnons, dans le cadre de France 2030, l'ensemble des projets de start-ups dans le domaine des SMR et des AMR, soit 18 projets au total.
M. Daniel Salmon. - Merci pour vous exposer. J'ai l'impression que nous sommes passés de la réelle flexibilité au stockage, alors qu'il s'agit d'éléments différents.
Pourriez-vous revenir sur le marché NEBEF, qui est un marché de flexibilité avec des blocs d'échange ? Qu'envisage-t-on à cet égard dans le secteur de l'industrie ?
Nous avons également évoqué une conscientisation des citoyens concernant le prix de l'énergie qu'ils consomment. Les compteurs Linky ont été mis en place, pour que le citoyen ait conscience de la consommation instantanée dans la maison et du prix de l'électricité. Cela aurait un véritable impact sur la consommation par le biais du portefeuille. Ne pourrait-il pas être obligatoire que chaque foyer se dote de compteurs déportés ?
En ce qui concerne le stockage, nous avons parlé du stockage potentiel dans les batteries de nos véhicules. Ce sujet est-il estimé ? Comment cette technologie peut-elle fonctionner pour être disponible aux heures de pointe ?
La fatigue des batteries doit être prise en compte. Un vieillissement prématuré se constate-t-il pour les batteries de véhicules ?
Je souhaitais enfin revenir sur le stockage à air comprimé dans les nappes salines. Où en sommes-nous de cette technologie ? Un passage au stade opérationnel est-il envisagé ? Quelles sont les capacités de stockage d'énergie dans ces nappes salines ?
Mme Denise Saint-Pé. - Je vous remercie, Madame et Messieurs, pour avoir accepté de vous produire devant nous cet après-midi. Je demeure un peu interrogative. Notre table ronde porte sur « l'enjeu de la flexibilité, gage de la sécurité d'approvisionnement électrique ». On aurait pu ajouter la maîtrise des coûts dans cet intitulé. En effet, les parlementaires sont largement animés par la maîtrise des coûts de ce tarif de l'électricité.
Vous nous avez indiqué que vous aviez la volonté d'encadrer la consommation. Je vous rappelle que notre réflexion d'aujourd'hui porte sur la flexibilité. Certes, il est nécessaire de travailler sur la consommation. De la flexibilité dépendra le coût de l'énergie finale.
Monsieur Jacquemart, vous nous avez indiqué que vous utilisiez déjà toutes les énergies décarbonées. L'hydroélectrique nous permettrait de pallier la pointe et de répondre à un cataclysme si jamais nous manquions d'électricité. Cependant, quelle est la première source d'énergie ? Le nucléaire, puis les énergies renouvelables ? Ces dernières sont plus chères que le nucléaire. Quel est le cadencement ? Il est important que vous nous expliquiez ce mécanisme de flexibilité.
En ce qui concerne le stockage en batterie, je demeure inquiète, parce que nombre de professionnels ne semblent pas prêts aujourd'hui à travailler avec un système de batteries qui nous permettrait de stocker un maximum d'énergie pour être réinjectée sur le réseau.
M. Yannick Jacquemart. - NEBEF est un mécanisme de notification d'échange de blocs d'effacement. Il s'agit d'un mécanisme de marché qui a été créé il y a une dizaine d'années pour pratiquer de l'effacement, notamment auprès d'industriels. Il concerne aujourd'hui des volumes significatifs, mais pas gigantesques. En 2022, ces volumes ont beaucoup augmenté, parce que les prix de l'électricité ont augmenté. Globalement, les effacements développés depuis une dizaine d'années représentent une puissance d'environ 3,5 gigawatts. Il s'agit d'un mécanisme d'effacement que j'appelle « assurantiel », c'est-à-dire une modification de consommation au moment où les prix sont élevés.
Il est aussi possible de développer la flexibilité sous l'angle de la consommation, c'est-à-dire le décalage, par exemple pour la modulation de la programmation des chauffe-eaux ou la recharge de véhicules électriques. Il s'agit là de « modulations de consommation », plus que de « flexibilité » proprement dite. Grâce à ces mécanismes, le consommateur bénéficie des prix bas, puisqu'il consomme davantage au moment où les prix sont bas. Cela nous permet de préserver à la fois la facture du consommateur et la tension sur le système électrique. Il est important de remettre ce levier au goût du jour.
Madame Saint-Pé, vous m'avez demandé des précisions sur le merit order. Les décisions de faire fonctionner les centrales sont prises indépendamment du coût d'investissement. Ce n'est pas RTE qui prend ces décisions. Ce sont bien les producteurs qui proposent leurs moyens de production à un certain prix. RTE se contentent de gérer les écarts pour s'assurer que le système soit bien équilibré.
Les énergies renouvelables, pour ce qui concerne le photovoltaïque et l'éolien, présentent des coûts marginaux nuls. Elles sont donc sollicitées les premières. Le nucléaire présente un coût variable très faible, mais non nul. Il est donc utilisé après ces énergies. L'hydraulique est plus complexe, mais ces technologies sont globalement plus chères. Les énergies thermiques viennent quant à elles à la fin. À certains moments de la journée, seules des énergies décarbonées vont être mises en oeuvre, souvent de 10 heures à 17 heures et le soir à partir de 20 heures. C'est lors des pointes du matin et du soir que les énergies les plus chères sont sollicitées et que le prix de l'électricité doit être le plus cher. La consommation lors des moments de disponibilité d'énergie décarbonée, qu'elle soit nucléaire ou d'origine renouvelable, doit donc être moins onéreuse.
Le vehicle to grid constitue une technologie très intéressante. Il peut s'agir d'un soutien de flexibilité tout à fait important pour ces moments de creux. Les batteries de véhicules électriques sont dimensionnées pour rouler assez longtemps, par rapport à leur puissance. À horizon 2050, il pourra s'agir d'un levier important.
En ce qui concerne la fatigue des batteries, il semble que ces dernières soient assez largement dimensionnées, sans qu'il soit nécessaire d'aller chercher les zones extrêmes de charge ou de décharge de la batterie. L'usure et le vieillissement de la batterie pourraient être modérés.
M. Stéphane Sarrade. - La batterie d'un véhicule, à l'heure actuelle, représente 50 kilowattheures, alors que notre discussion porte sur 3 à 5 kilowattheures. L'objectif consiste à concevoir des batteries toujours plus performantes, qui ne nous amènent pas d'une dépendance à une autre, notamment la dépendance vis-à-vis des matières premières critiques. Un important travail est fourni actuellement pour substituer le lithium par le sodium ou le potassium et utiliser moins de lithium.
La batterie est bidirectionnelle, puisqu'elle reçoit de l'énergie et en réinjecte, mais la borne de recharge est souvent monodirectionnelle. La vision RTE à 2035 correspond à 11,7 millions de véhicules électriques. Il s'agit donc d'un enjeu très important, avec ce service que le citoyen rendra au réseau. La question se posera donc de la rémunération de ce service, avec un intérêt majeur pour la flexibilité.
M. Yannick Jacquemart. - Au Royaume-Uni, un fournisseur d'électricité propose, si vous chargez votre véhicule à telle fréquence, de vous offrir l'ensemble des recharges du véhicule sur toute l'année. Cet exemple montre donc bien l'avantage économique pour le constructeur et le fournisseur.
Mme Christine Lavarde. - Les pertes d'énergie dues à ces transformations successives ont-elles été estimées ? Ce volume d'énergie perdue varie-t-il en fonction des technologies.
Par ailleurs, vous avez fait référence à France 2030. Quel est votre regard de l'état stratège et de la manière dont sont choisis les projets soutenus par France 2030 ? S'agit-il selon vous des projets les plus pertinents ? Les milliards d'euros investis dans ce programme, qui échappent complètement au contrôle du Parlement, sont-ils bien investis selon vous ?
M. Daniel Gremillet. - J'aurais souhaité vous poser plusieurs questions. Vous avez indiqué que les énergies renouvelables étaient les moins onéreuses, suivi du nucléaire. Cependant, dès lors que nous avons besoin d'une capacité de production pilotable nécessaire, plus les investissements sont importants, plus les frais fixes sont bas, ce qui permet de diminuer le coût de production. Nous avons besoin d'avoir une vision du prix de l'énergie électrique, notamment pour envisager une certaine réindustrialisation de la France. Le prix de l'énergie et la garantie de fournir de l'énergie sont déterminants de ce point de vue.
Par ailleurs, combien de temps s'écoule entre le moment du stockage de l'énergie et sa réinjection ? Pendant combien de temps l'énergie est-elle stockée ?
Avons-nous en outre de la visibilité sur la capacité à accompagner, dans notre territoire, les moyens de sécurité indispensables au développement des SMR et des AMR ? L'ASN et l'IRSN ne semblent pas forcément dimensionnées pour répondre aux questions que se posaient les start-ups. Combien d'énergie pourrait-elle être produite par ces technologies ?
M. Stéphane Sarrade. - Vous posez la question des rendements. Lorsque l'on utilise de l'électricité pour fabriquer de l'hydrogène par électrolyse, nous mobilisons 50 kilowattheures d'électricité pour fabriquer un kilogramme d'hydrogène, contenant 33 kilowattheures d'énergie latente. Avec la transformation de cet hydrogène, nous fabriquons 15 kilowattheures, soit un rendement de 30 %. Grâce à l'hydrogène ou à la chaleur, il est possible de stocker l'électricité sur une longue durée et de produire de l'électricité lorsque la valeur de l'électricité n'est pas la même que lors de son stockage. Cette notion de flexibilité est un service apporté au-delà de l'électricité.
M. Franck Montaugé, président. - Je souhaite prolonger cette question. Est-il envisageable de s'affranchir du gaz naturel pour la centrale marginale, appelée à équilibrer le réseau ? Il s'agit d'une question de souveraineté nationale. La France peut-elle s'affranchir de cette dépendance à caractère géopolitique ?
M. Stéphane Sarrade. - J'ignore si la réponse à votre question est « oui », mais tel est notre objectif. Nous travaillons sur ces sujets-là pour justement sortir des énergies fossiles. Tel est notre objectif, mais j'ignore à quelle échéance nous l'atteindrons.
M. Franck Montaugé, président. - La commande l'État est-elle claire sur ce point ?
M. Stéphane Sarrade. - La commande de l'État est claire : il s'agit du net zéro à horizon 2050.
Pour revenir sur France 2030, trois thématiques intéressent le CEA, dont le nucléaire innovant. 1 milliard d'euros a été dédié au soutien du SMR français et à un appel à projets, qui a fait émerger des nouveaux acteurs. Le CEA accompagne ces projets. Une autre thématique concerne les énergies renouvelables. Pour stocker et utiliser l'hydrogène, il faut commencer par fabriquer ce dernier. Or le coût de cette fabrication dépend du coût de l'électricité. Cela passe aussi par le développement d'électrolyseurs. À titre personnel, je considère que France 2030 constitue une force motrice très importante et structurante.
Pour revenir sur les SMR, je ne parlerai pas au nom de l'ASN et de l'IRSN. L'État a la volonté de faire émerger de nouveaux acteurs, autour de réacteurs de plus petite taille. Dès le départ, l'ASN a indiqué qu'elle n'était pas organisée pour ce faire, mais qu'elle accompagnerait également ces projets. Le lien entre l'ASN, les AMR et les SMR existe donc. Avec le projet de SMR français, Nuward, porté par EDF, pour la première fois, dès la conception du réacteur, trois autorités de sûreté ont été associées : l'autorité de sûreté nationale française, l'autorité de sûreté finlandaise et l'autorité de sûreté tchèque.
La dernière question portait sur le coût de l'énergie et le positionnement. Je ne vais pas parler au nom des porteurs de ces projets. Cependant, il y a quelques jours, le CEO de Newcleo, Stefano Buono, évoque un coût de 4 euros du watt installé. Le petit réacteur de 200 mégawatts électriques représente donc un coût industriel de 800 millions d'euros.
Mme Catherine Rivière. - Plusieurs questions ont été posées à l'IFPEN. Le programme France 2030 nous a aidés sur deux sujets importants. En ce qui concerne le champ industriel, nous avons pu faire la démonstration de l'intérêt de nos procédés et de nos briques technologiques, dans le domaine des biocarburants et du captage du CO2, par exemple. Par ailleurs, le soutien de France 2030 aux PEPR permet de structurer des feuilles de route nationales sur des sujets importants. Nous sommes copilotes de trois PEPR, sur la décarbonation de l'industrie, la digitalisation des mobilités et sur les produits biosourcés.
Une autre question portait sur la flexibilité. Le pilotage de l'autoconsommation par un système digital spécifique permet à terme de diminuer la facture du consommateur.
M. Benjamin Herzhaft. - Au sujet de l'autoconsommation individuelle, vous avez mentionné l'intérêt pour le consommateur d'avoir une vision des économies qu'il peut réaliser. La technologie que nous développons permet justement d'optimiser l'autoconsommation individuelle. Depuis quelques années, la croissance de l'autoconsommation individuelle est assez forte. Nous proposons des tableaux de bord digitaux, qui permettent au consommateur de suivre ses économies en temps réel.
Vous nous interrogez également sur la maturité des technologies de stockage par air comprimé. Aujourd'hui, nous considérons que la R&D est terminée sur ce sujet. Nous en sommes à l'étape de démonstration industrielle. Nous avons donc besoin de partenaires industriels qui veulent s'engager et du soutien de France 2030, par exemple. Il s'agit de capacités de stockage de grande capacité, pour des besoins en temps long, de quelques heures à quelques jours et des puissances de l'ordre de 100 mégawatts.
Enfin, chaque transformation fait effectivement perdre de l'énergie. La recherche sur les technologies consiste ainsi à optimiser le rendement. L'AACAES permet d'obtenir des rendements de 70 % à 75 %, ce qui est considérable pour ces puissances-là.
Effectivement, c'est le sérieux net zéro à horizon 2050 qui sous-tend toutes nos recherches. Ce scénario se décline au niveau européen, au niveau français, avec la planification écologique, notamment. Cette planification affiche des ambitions considérables en termes d'éolien flottant, qui nécessitent une montée en technologie importante.
M. Yannick Jacquemart. - Pour répondre à la question de Madame Lavarde, le rendement des batteries doit être de l'ordre de 80 %.
Monsieur Grémillet, effectivement, l'amortissement des coûts fixes reste une bonne pratique économique. Le merit order porte cependant sur l'utilisation. Par ailleurs, de nombreuses filières de l'électricité sont très capitalistiques : nucléaire, hydraulique, éolien, photovoltaïque, etc. Une fois qu'elles sont développées, nous avons donc intérêt à toutes les utiliser, d'autant qu'elles sont décarbonées et que 60 % de l'énergie consommée en France est d'origine fossile.
Ensuite, vous m'avez posé la question du temps qui s'écoule entre le moment où l'on stocke l'énergie et la délivrance. L'électricité hydraulique peut être réinjectée très rapidement, mais, de ce point de vue, les batteries sont imbattables. Toute la réserve primaire de France est désormais stockée sur des batteries directement connectées au réseau.
Vous m'interrogez également sur le temps entre le moment où l'on stocke et le moment où l'on déstocke. Je ne suis pas certain qu'une batterie puisse se garder aussi longtemps qu'un barrage hydraulique, par exemple. Les projets de recherche dont mes collègues font état sont de même nature et ont trait au stockage long.
Sur le sujet extrêmement sensible et extrêmement important du prix variable, les moyens de base qui fonctionnent longtemps seront toujours des moyens aux coûts fixes importants et aux coûts variables faibles. Toutefois, pour les pointes, nous aurons toujours besoin de moyens aux coûts fixes plus bas. La logique du coût marginal est essentielle pour décider les centrales qui fonctionnent à court terme. Néanmoins, elle est utilisée aujourd'hui pour trois éléments. Elle est utilisée pour le dispatch, pour rémunérer les producteurs et pour facturer les consommateurs, ce qui pose problème. La façon la plus naturelle d'envisager ces situations consiste à conserver des signaux de court terme sur des coûts marginaux. La rémunération de tous les producteurs au coût marginal ne constitue peut-être pas la meilleure solution ni la facturation de tous les clients au coût marginal, surtout quand ce coût marginal vient plutôt de l'étranger. Les moyens à coûts fixes faibles, mais à coûts variables très importants seront toujours préférables pour les pointes, pour les utilisations occasionnelles. Néanmoins, il ne faut pas facturer tous les clients à ce prix-là.
M. Franck Montaugé, président. - Comment faudrait-il opérer la distinction ?
M. Yannick Jacquemart. - Mon mandat RTE ne m'autorise pas à m'exprimer sur le sujet.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je souhaitais revenir sur les compteurs Linky. Nous avons évoqué la possibilité d'informer le consommateur très rapidement par ce biais. Cette perspective vous semble-t-elle envisageable rapidement ? Qui travaille sur ce sujet ? Il s'agit d'un facteur de flexibilité sur la consommation non négligeable.
Je souhaitais également évoquer les risques de rupture et les nécessités d'importation de l'électricité. Préconisez-vous de construire de nouvelles centrales thermiques au biogaz ?
Vous avez fait référence aux recharges bidirectionnelles, en lien avec les batteries. D'autres usages permettraient-ils d'utiliser cette intelligence de la recharge bidirectionnelle ?
M. Yannick Jacquemart. - Je vais revenir sur la question des compteurs, en tenant compte également des bâtiments tertiaires. Ce n'est pas RTE qui est en charge de ce comptage. C'est ENEDIS ou les autres sociétés de distribution en France, les entreprises locales de distribution. Je ne vais pas répondre techniquement sur la capacité de faire le déport, mais je m'inscris pleinement dans la dynamique que vous mentionnez. Il est important, pour avancer vers une consommation la plus efficace possible au regard des moyens disponibles, de rapprocher la gestion technique du bâtiment des informations de prix. Nous y travaillons, avec de nombreux acteurs.
En ce qui concerne les centrales au gaz, le bilan prévisionnel que RTE a publié en septembre dernier, mentionne la possibilité, dans certaines variantes, de recourir à quelques centrales thermiques supplémentaires. Ce point est cependant soumis à certaines conditions. Dans cette estimation, nous aurions besoin de 1 à 2 gigawatts si le nucléaire n'arrive pas à être plus fiable que 50 gigawatts l'hiver. Si le parc est capable de redonner 55 gigawatts, ce besoin disparaît. C'est la puissance publique qui sera décisionnaire à ce propos.
Sur le bidirectionnel, je ne connais que la technologie de la batterie. Nous pouvons toutefois identifier les consommations décalables de recharge des batteries, des chauffe-eaux, de la production de froid dans le tertiaire, etc. Certaines consommations peuvent également être modulées, en respectant le tunnel de confort au moment de la pointe.
Mme Denise Saint-Pé. - Je voulais revenir sur la possibilité pour le compteur Linky de donner aux particuliers l'information de sa consommation. Il semble que le particulier peut déjà disposer de cette information de consommation, à la condition de s'acquitter d'un service supplémentaire au distributeur d'électricité.
M. Yannick Jacquemart. - RTE estime la consommation globale sur le réseau, mais nous ne faisons pas la somme des 37 millions de compteurs Linky ni des autres consommateurs.
M. Daniel Salmon. - J'aimerais une précision sur les coûts variables. Je ne comprends pas que l'hydraulique au fil de l'eau soit appelé après le nucléaire. Je suppose que le coût variable de l'hydraulique barrage est également très faible. Néanmoins, le gestionnaire du barrage a sans doute un intérêt d'écouler forcément son énergie au moment où elle est la plus chère. En outre, quel est le coût variable du nucléaire ? Je suppose que, si le combustible est consommé sur une durée plus longue, le temps de rechargement de la centrale augmente le coût variable.
M. Yannick JACQUEMART. - L'hydraulique au fil de l'eau fait partie des énergies à coût marginal nul. En matière d'hydraulique barrage, depuis 40 ans, nous gérons la rareté de l'eau. Il est plus intéressant d'attendre les moments où cette énergie produite par l'eau viendra remplacer un moyen très cher que de l'utiliser dès le début. Il s'agit d'un principe d'optimisation très ancien chez EDF. C'est le même principe qui est d'ailleurs utilisé pour les centrales nucléaires en gestion de stock. Les prix offerts sur les marchés ne reflètent pas le coût marginal au sens économique comptable. Ils reflètent une valeur d'opportunité, qui est représentée par l'eau de ces lacs ou par le combustible nucléaire la centrale.
Pour répondre à la question sur le chiffre, il me semble que le coût variable du nucléaire se monte à 5 euros du mégawattheure. Ce point doit cependant être vérifié et sera confirmé par écrit. Ce coût est bien plus faible que celui des autres sources d'énergie, hormis ceux de l'hydraulique au fil de l'eau et du renouvelable.
M. Daniel Gremillet. - Ma question pouvait être mise en lien avec une question posée à l'occasion d'une autre audition, sur les 200 milliards d'euros nécessaires au transport. En fonction des choix qui seront faits, ce point a son importance. C'est pour cela que nous nous prononcés très tôt en faveur du bidirectionnel. Il ne devrait pas être possible d'autoriser des bornes qui ne seraient pas bidirectionnelles. Quels éléments pourraient diminuer les 200 milliards d'euros d'investissements sur le transport ?
Par ailleurs, alors que notre pays compte de nombreux cours d'eau, pourquoi ne parvenons-nous pas à développer l'énergie hydrolienne ?
M. Yannick Jacquemart. - Le coût du réseau de transport ne représente pas 200 milliards d'euros, mais 100 milliards d'euros, auxquels il faut ajouter 100 milliards d'euros pour le réseau de distribution.
RTE a lancé la semaine dernière une consultation publique sur son schéma décennal de développement du réseau. À cet égard, tout n'est pas lié aux choix du mix. Toute une partie a trait au renouvellement du réseau. Nous connaissons une période historique, où l'essentiel du réseau de transport atteint l'âge honorable de 80 ans. Il convient donc d'éviter de devoir gérer une dette technique trop importante dans les années qui viennent.
Il est nouveau que des consommateurs se raccordent sur le réseau de distribution. Les demandes de raccordement atteignent un niveau inédit depuis 20 ans, pour des data centers en région parisienne, pour de grands centres industriels, ainsi que pour des raccordements de batteries et de stockage. Les EPR engendreront également des flux supplémentaires. Certes, l'éolien offshore représente une part importante de ces coûts, tout comme le raccordement de production renouvelable dans des zones où le réseau était faible, par exemple dans le Massif central. Même si nous changions de mix énergétique, les coûts sur le réseau devraient augmenter.
Mme Denise Saint-Pé. - Le coût du raccordement est-il bien à la charge du producteur ?
M. Yannick Jacquemart. - Tout dépend des parties du réseau. Pour les producteurs d'énergie renouvelable, des schémas régionaux qui ont été établis pour qu'une quotepart soit partagée.
M. Franck Montaugé, président. - Merci pour vos contributions à nos débats.
Audition de M. Marc Benayoun, directeur exécutif du groupe EDF, en charge du pôle Clients, Services & Territoires, le 3 avril 2024
M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition, cet après-midi, de M. Marc Benayoun, directeur exécutif du groupe EDF, en charge du pôle Clients, Services & Territoires.
Avant de vous donner la parole, monsieur Benayoun, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Marc Benayoun prête serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nos travaux sont centrés sur le système électrique actuel et sur son avenir. Ce système est-il en capacité de faire face à la demande et d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à des prix compétitifs ? Quelles sont ses perspectives de développement ? Telles sont les questions principales auxquelles nous essayons de répondre.
Le coeur de notre audition va porter sur l'« accord », intervenu le 14 novembre dernier, sur le futur cadre de régulation du prix de l'électricité nucléaire, qui doit prendre la suite de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) à partir du 1er janvier 2026. Il est important que la représentation nationale et nos concitoyens en comprennent les fondements, les enjeux et les conséquences potentielles.
Comment et pour quelles raisons a-t-on abouti au dispositif retenu dans cet accord ? Quel est son contenu ? Quel est son statut juridique ? Pourquoi demeure-t-il entouré d'un halo de secret ? Quelles étaient les positions de départ de l'État et d'EDF, et pour quelles raisons ?
Pourquoi l'hypothèse d'un contrat pour différence (CFD) a-t-elle été abandonnée, après avoir été obtenue de haute lutte à Bruxelles, alors que cet outil offre l'avantage à la fois d'un prix plancher pour sécuriser le producteur et d'un prix plafond pour protéger le consommateur ?
L'accord comprend un volet relatif à la politique commerciale d'EDF : produits de marchés de moyen-long terme à horizon de cinq ans, contrats d'allocation de production nucléaire (CAPN), contrats spécifiques dédiés aux entreprises électrosensibles et autres formes de contrats. Qu'en est-il de la politique d'EDF en la matière et des résultats d'ores et déjà engrangés ?
Question que nous nous posons tous : quel est l'avenir de cet accord, qui n'a pas encore été validé juridiquement, dès lors qu'il évoque un prix cible de 70 euros 2022 par mégawattheure (MWh) et que les prix de marché semblent orientés à la baisse, à un niveau nettement inférieur ?
Voilà quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur et mes collègues vont vous interroger.
Je vais donner la parole au rapporteur de la commission d'enquête, M. Vincent Delahaye, pour vous poser ses questions. À l'issue de votre propos liminaire et des réponses que vous aurez pu apporter à notre rapporteur, je donnerai la parole aux autres membres de la commission, pour une nouvelle série de questions-réponses.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Une conférence de presse a pu donner le sentiment qu'un accord avait été conclu entre le Gouvernement et EDF, sans être formalisé. Les seuls documents que nous avons pu nous procurer ne sont pas signés. S'agit-il d'un accord ?
EDF était-il d'accord avec le contenu du projet de loi de programmation sur l'énergie et le climat, qui a été retiré ?
Comment la négociation s'est-elle passée ? A-t-elle eu lieu, comme je le suppose, sur l'initiative du Gouvernement ? Qui a négocié de part et d'autre ? À quel moment les négociations ont-elles commencé ? Quand se sont-elles achevées ? Quels étaient vos objectifs initiaux ? Quelles étaient vos perspectives, votre feuille de route en tant que négociateur ? Si c'est vous qui pilotiez la négociation, quels étaient vos objectifs ?
La France s'est battue pour obtenir des CFD, et j'imagine qu'EDF était d'accord - le contraire me paraîtrait invraisemblable. Dès lors, pourquoi ne les applique-t-on pas ?
S'il s'agit vraiment d'un accord, qui va payer la différence entre 42 et 70 euros ? Comment cela va-t-il se traduire pour les consommateurs ?
J'espère que vous pourrez nous éclairer sur tous ces points.
M. Marc Benayoun, directeur exécutif du groupe EDF, en charge du pôle Clients, Services & Territoires. - Je veux commencer par rappeler comment fonctionne le marché de gros, quels sont ses mérites, comment se forment des prix de détail en France et quel est l'impact de cette politique commerciale.
Je pourrais répondre ensuite à vos questions sur la négociation. Je n'avais pas prévu de le faire spontanément, mais la politique commerciale d'EDF s'est transformée à la suite de l'accord intervenu avec le Gouvernement, qui permet d'ores et déjà de porter des offres et des produits nouveaux dans le marché de l'électricité. L'avancement est donc déjà relativement satisfaisant.
Pour ce qui concerne le marché de gros, je rappelle que je suis en charge du commerce et des services, donc de toutes les équipes qui vendent de l'électricité aux clients français, qui forment les prix, préparent les factures, les envoient, les recouvrent, etc. Mais je suis aussi référent « ComEx », comme on le dit chez nous, à savoir responsable de la direction optimisation amont aval trading (DOAAT), qui joue un rôle clé pour EDF et au-delà pour le système électrique français, puisqu'elle est chargée d'équilibrer, chaque jour et à toute heure du jour, la production et la demande.
Pour ce faire, nous réalisons, tous les jours, un programme d'appel envers nos centrales et envers le marché : nous achetons ou nous vendons des produits de marché sur la base des signaux économiques. Tous les jours, nous assurons cet équilibre, qui est une condition nécessaire pour que tous les Français puissent avoir de l'électricité de qualité, c'est-à-dire sans délestage, sans problème d'instabilité, de fréquence, de tension, etc.
Le marché de gros a beaucoup été décrié en France, compte tenu de la volatilité qu'il induit. Néanmoins, pour un électricien comme nous, il reste le moyen le plus efficient de faire tourner un parc de production existant et installé. La transformation des prix de gros en prix de détail est une question très complexe, mais le marché de gros en lui-même a de grands mérites, que je veux rappeler.
Ce système se traduit par la fixation, tous les jours - en J-1 pour le jour J -, d'un prix spot, c'est-à-dire d'un prix pour une livraison le lendemain pour les 24 heures de la journée, désormais découpées en 48 demi-heures - ultérieurement, elles le seront en quarts d'heure. Tous les acteurs, courts ou longs, qui n'ont pas assez de production, peuvent acheter à ce prix spot les quantités qu'ils ont annexées ou dont ils ont besoin. Ce système est, par ailleurs, totalement transparent : il est réalisé via une bourse de l'électricité, dénommée EPEX (European Power Exchange), dans laquelle les échanges sont anonymisés - nous faisons une offre sur une heure à un prix donné, mais nous ne savons pas qui achète de l'autre côté.
Ce système présente un certain nombre d'avantages. Grâce à des systèmes de contrôle de la liquidité sur le marché, la bourse assure le bon fonctionnement du fait que tout le monde va livrer - quelqu'un qui ne ferait pas ce pour quoi il s'est engagé subirait des sanctions.
Ce principe de formation d'un prix spot est celui qui permet d'utiliser le parc européen de centrales de la manière la plus efficace qui soit. En effet, tout le monde, à chaque instant, cherche à obtenir le meilleur prix pour satisfaire la demande. On appelle progressivement les centrales. Le prix spot reflète le prix marginal : c'est la dernière centrale appelée qui fixe le prix. On fait se croiser les courbes de l'offre et de la demande.
Il est possible d'appeler les centrales grâce à un système que l'on appelle le market coupling, c'est-à-dire le couplage des marchés entre les différents pays interconnectés. Lorsque les prix spot sont meilleurs, à une heure donnée, en Allemagne qu'en France, Réseau de transport d'électricité (RTE) peut les acquérir en Allemagne pour le compte du marché français, et vice versa, de sorte que le parc de production mobilisé est très important et dépasse le parc français. Ce parc est mobilisé à chaque heure du jour. On appelle toutes les centrales nécessaires - mais pas les moins efficaces -, sur une base de coûts croissants.
Ce système fonctionne depuis vingt ans. Il a progressivement été sophistiqué - je pense notamment au système du couplage des marchés automatique -, pour une bonne circulation en cas d'écarts de prix spot entre deux marchés interconnectés, sans lien avec des acteurs propres. Ce sont les monopoles de transport qui assurent cette fonction. Ils restituent la rente qu'ils captent au passage, au travers des tarifs d'utilisation des réseaux.
Ce système est sophistiqué. Il fonctionne. Il permet d'avoir un système électrique qui assure une très grande sécurité d'approvisionnement à tout moment au moindre coût. Il a notamment permis à la France de passer d'une situation d'exportation nette de 43 térawattheures (TWh) en 2021 - c'est considérable, puisque c'est 10 % de la demande finale française, laquelle s'établit entre 440 et 450 TWh - à une situation d'importation de 16 TWh en 2022, de façon totalement indolore pour les clients. Les clients ne se sont pas rendu compte de cette modification très importante. Bien évidemment, en 2022, EDF a acheté beaucoup d'énergie à un prix élevé, mais tous les contrats signés avec les clients ont été honorés et la perte correspondante a été supportée par l'entreprise. Dans le même temps, nous n'avons appelé, sur l'ensemble européen, que les centrales qui étaient nécessaires pour nous garantir un approvisionnement de qualité.
Ce système permet d'éviter d'avoir des centrales inutiles ou peu utiles dans chaque marché, des centrales qui ne seraient appelées que quelques centaines d'heures sur les 8 760 heures que compte une année, puisque nous pouvons nous appuyer sur des réserves au-delà de nos frontières.
Enfin, dans la mesure où le prix du CO2 est suffisant, ce qui n'est pas tout à fait le cas actuellement, ce système permet de faire tourner davantage les centrales à gaz que les centrales à charbon. Le signal de prix carbone est diffusé de façon efficace et homogène sur tout le système européen, de telle sorte que l'on puisse, petit à petit, se passer des centrales les plus émettrices et, ainsi, faire baisser le contenu en CO2 de l'électricité livrée.
Comment ce système, qui présente des avantages importants, permet-il de former des prix à l'aval, c'est-à-dire des prix de détail pour les clients individuels ?
Il y a souvent un premier malentendu : on dit que les prix spot dirigent les prix de détail, ce qui créerait une volatilité excessive. Ce n'est pas tout à fait vrai ; c'est même relativement faux. Très peu de clients - pour EDF, moins de 20 clients sur 23 millions - couvrent une partie de leurs besoins au prix spot. Ils prennent, tous les jours, le risque d'acheter à EDF selon une formule toute simple : on prend le prix spot moyen de la journée et on la leur répercute de façon transparente. À ces clients, nous recommandons de ne pas couvrir plus de 30 % de leurs besoins au prix spot.
Pour l'essentiel, ils ont acheté à prix fixe, sur la base d'un prix dit forward. Les prix de marché, les prix de détail, hors tarifs réglementés de vente (TRV), sont faits sur la base de ces prix forward : de la même façon qu'EPEX cote tous les jours et qu'existe un marché spot, il y a aussi un marché forward pour des produits plus longs - par exemple, le baseload calendar, qui correspond à la fourniture d'un mégawatt pour une année entière de fourniture, ou encore un produit un peu plus sophistiqué qui fonctionne de la même manière sur les heures de pointe.
C'est donc sur la base de ces prix forward que les offres de détail sont construites. Il y a bien évidemment un lien entre les deux : techniquement, le prix forward représente, en théorie, une anticipation des prix spot. Quand ces derniers varient fortement, c'est-à-dire quand le marché est très tendu ou très détendu, cela joue donc sur les prix forward. Mais, plus on regarde loin - sur deux, trois ou quatre ans -, plus ces prix représentent les fondamentaux du système électrique, c'est-à-dire le coût de la production achetée, la production en pointe étant plus coûteuse que la production plate, en ruban.
Dans les prix de détail, il y a, en gros, quatre termes. Le premier est le prix de l'énergie lui-même. Le deuxième est le « facteur K », qui traduit le fait que le client ne consomme pas plat, mais un peu plus à la pointe - plus le client a une demande formée, plus le facteur K est élevé. Celui-ci couvre aussi le coût de la fonction de commercialisation, qui consiste à aller voir les clients, à discuter avec eux, à les accompagner dans l'analyse de leurs besoins, à leur faire un prix, à établir et recouvrer des factures... C'est ce que font mes équipes. Le troisième facteur est le coût du transport, le tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité, et le quatrième, les taxes. La composante principale pour les clients industriels est évidemment la part énergie en ruban, donc le prix forward.
En 2022, un certain nombre de clients qui n'avaient pas couvert leurs positions pour l'année N+1, c'est-à-dire 2023, ont vu les prix monter toute l'année. Ayant acheté tardivement dans l'année 2022, à un moment où les prix forward étaient devenus très élevés, ils ont dû supporter les conséquences d'une tension anticipée majeure sur le marché de l'électricité. Certains clients qui payaient des prix de l'énergie de l'ordre de 50, 60 ou 70 euros - y compris, d'ailleurs, la part Arenh à 42 euros - se sont retrouvés avec des parts énergie à 200, 210, 220, voire, parfois, plus de 300 euros.
Il nous est apparu, dans ce contexte, que, si l'on en restait à un système articulé sur des prix forward, nous avions intérêt à amener les clients à souscrire sur une période plus longue et avec une anticipation plus grande. De fait, les clients qui ont le plus souffert en 2023 sont ceux qui ont attendu toute l'année, comme on attend Godot, que les prix de l'énergie redescendent pour trouver des conditions d'approvisionnement raisonnables, alors que les prix n'ont cessé de monter.
EDF considère donc qu'il est dans l'intérêt général de faire apparaître des signaux de marché de plus long terme et d'inciter les clients à contracter sur la base de ces signaux, donc de faire émerger des offres de détail à moyen terme. Il s'agit de contrats sur des durées de trois, quatre ou cinq ans, les prix que l'on constate sur ces durées étant beaucoup plus stables et ne reflétant pas la volatilité de court terme qui a été si dramatique en 2022 et en 2023. C'est l'un des enjeux de l'accord avec le Gouvernement : apporter aux clients, pour la période post-Arenh, qui commence en 2026, et dès ce début d'année 2024, des offres à un niveau que l'on espère compétitif et qui leur donnent une sécurité sur une durée plus longue.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Autrement dit, vous considérez qu'il y a eu un accord ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Même s'il n'y a aucune signature, aucun document officiel ? C'est très peu formalisé... Combien de contrats avez-vous déjà négociés sur la base de cet accord ?
M. Marc Benayoun. - Je vais vous donner ces chiffres. Les volumes sont importants.
Point très important, toutes les offres que nous portons sont compatibles avec la loi. Elles ne nécessitent pas l'adoption d'une loi ou la modification des termes réglementaires qui régissent le marché de l'énergie. Nous avons d'ores et déjà le droit de faire des contrats à cinq ans - ce n'était pas une demande jusqu'à présent, puisque les clients achetaient plutôt de façon conventionnelle pour un ou deux ans, en se disant que l'Arenh les protégeait. Or l'Arenh ne les a absolument pas protégés en 2023, compte tenu des prix auxquels est montée la part qui n'était pas couverte par l'Arenh - l'« écrêtement ».
Au reste, l'Europe incite à des contrats de long terme. La seule chose qu'il est nécessaire d'inscrire dans la loi pour que cet accord soit totalement matérialisé est le principe de seuils de taxation si EDF perçoit une recette qui excède les seuils qui ont été définis. Tant que la recette reste en deçà de ces seuils, nous avons tout à fait la possibilité de faire déjà de telles offres. Ce sont simplement des offres qui ne comprennent plus d'Arenh, puisque l'Arenh n'existera de toute façon plus à partir du 1er janvier 2026.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Combien d'offres avez-vous faites ?
M. Marc Benayoun. - Nous en avons fait 671, pour un volume de 5 térawattheures de consommation annuelle, ce qui est assez considérable, pour des durées de quatre à cinq ans.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Avec des entreprises ?
M. Marc Benayoun. - Oui. Nous avons également signé trois lettres d'intention relatives à des contrats d'allocation de production nucléaire, pour un total de 10 TWh. La maison EDF s'est donc mise en mouvement pour porter, dans le marché, des offres permises par cet accord.
La seule chose qui manque pour que l'accord soit effectif est une loi précisant le fonctionnement des seuils de captation et organisant un retour vers le consommateur dans l'hypothèse où la recette d'EDF dépasserait 78 et 110 euros par MWh.
Les prix étant actuellement relativement bas, nous n'anticipons pas que ces seuils puissent être franchis en 2026 et 2027. Le niveau des prix de marché a fortement baissé. Il est de l'ordre de 70 euros aujourd'hui - un peu plus pour la fourniture 2025, un peu moins au-delà. Nous sommes donc en deçà des seuils exprimés en euros de 2022. Si nous vendons aujourd'hui toute notre électricité sur la base de cette politique commerciale, nous serons donc en dessous du seuil de 78 euros et il n'y aura pas de captation.
Bien évidemment, sur le long terme, il y aura certainement des années où les prix seront un peu supérieurs, et il est probable que le seuil sera parfois franchi dans les dix à quinze prochaines années. Il faudra, à ce moment, qu'une loi ait été adoptée pour définir l'assiette de captation de cette recette et le mode de retour aux clients. Mais tout ce que nous faisons aujourd'hui est parfaitement conforme à la loi.
Je veux évoquer le tarif réglementé de vente, autre élément important de l'accord. D'ailleurs, il me semble que l'Assemblée nationale et le Sénat sont parvenus à un accord sur la proposition de loi de M. Brun, laquelle installe le retour des tarifs réglementés de vente pour les très petites entreprises, sans limite de puissance. C'est important pour les petits clients. La sécurité et la visibilité qu'apporte le TRV, son renouvellement automatique à un prix fixé par la puissance publique ont de grandes vertus pour des clients qui n'ont pas envie de passer leur vie à acheter de l'électricité. Nous accueillons très favorablement le dispositif de la proposition de loi : il est de nature à augmenter de plusieurs centaines de milliers le nombre de clients qui bénéficieront de ces tarifs.
Aujourd'hui, les TPE représentent un peu plus de 10 TWh au tarif réglementé de vente, sachant que certaines, bien qu'ayant droit au tarif, ont pris des offres de marché - dans une proportion peu importante toutefois.
Si l'on ajoute toutes les TPE qui consomment plus que 36 kilovoltampères (kVA), seuil qu'elles dépassent assez vite - la plupart des boulangers sont au-dessus -, on va recréer des tarifs sans limitation de puissance - à 48, 64 ou encore 72 euros. Les TPE pourront donc toutes acheter l'électricité au TRV. Potentiellement, il en résultera un doublement du volume, avec 10 TWh supplémentaires.
La confirmation que le TRV demeure une solution souhaitable pour les particuliers et le fait que son périmètre d'application augmente à nouveau dans le marché des entreprises - ce sont les très petites entreprises qui ont été particulièrement en difficulté en 2023 - nous paraissent plutôt favorables.
Pour les clients un peu plus grands, le principe est le développement des offres de marché. Cela a représenté un très gros travail pour EDF. Nous avons organisé plus de cinq cent réunions pédagogiques au niveau national ou dans les régions pour expliquer pourquoi cela faisait sens. En outre, les clients commencent à acquérir ces offres à un moment qui n'est pas du tout naturel pour le faire : traditionnellement, les gens achètent plutôt sur la seconde partie de l'année pour les années N+1 ou N+2. Depuis que j'exerce ce métier, je n'avais encore jamais vu des clients acheter des volumes pour quatre ans plus tard ! C'est pourtant ce qui est en train de se passer, à des prix correspondant aux prix forward que j'évoquais tout à l'heure - de l'ordre de 70 euros. Il se trouve, par hasard, que c'est le chiffre qui a été acté dans l'accord.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est la moyenne des contrats que vous avez conclus ?
M. Marc Benayoun. - Absolument. Sur la base de prix forward à 60, 62 ou 75 euros, les prix s'établissent aujourd'hui entre 62 et 74 euros entre N+1 et N+5. La moyenne est un peu inférieure à 70. Mais, en euros de 2022, on est plutôt à 60 euros, donc en dessous du niveau cible articulé par l'accord, qui me paraît compétitif pour beaucoup de clients - de fait, ils signent à ces prix.
Nous déployons, à l'intention des clients les plus sensibles aux prix, donc les électro-intensifs, des contrats d'allocation de production nucléaire, conformément à l'engagement que nous avons pris vis-à-vis de l'État. On trouve ces clients, qui utilisent massivement de l'électricité pour leur métier, dans la transformation énergétique, la chimie, l'aluminium, l'acier... Ce sont moins de cent entreprises, mais qui consomment, ensemble, plus de 40 TWh. Par exemple, Aluminium Dunkerque consomme de l'ordre de 4,5 TWh par an, soit 1 million de fois ce que consomme un client particulier sur un seul site. Si tous les électro-intensifs ne sont pas de cette taille, ces clients consomment, en général, près de 1 TWh, voire plus, soit de très gros volumes.
Notre engagement est de leur proposer des contrats d'allocation de production nucléaire, qui reflètent l'économie du parc de production existant, avec un niveau de prix qui dépend de la performance opérationnelle du parc, c'est-à-dire de sa production, de ses coûts d'exploitation, etc. Dans ces contrats de partenariat industriel, le client accepte de payer une petite partie à la signature du contrat et supporte, en pass through, la réalité des coûts du nucléaire, c'est-à-dire la totalité des coûts, analysés, certifiés par nos comptables et divisés par le volume consommé, pour aboutir à un prix du mégawattheure. Il s'agit donc d'un prix incertain, à la différence du prix fixe d'un contrat de fourniture, mais c'est un prix compétitif et qui intéresse beaucoup les électro-intensifs.
M. Franck Montaugé, président. - Passez-vous des contrats pour les années à venir ?
M. Franck Montaugé, président. - Comment intégrez-vous la question de l'évolution du parc de production, qui est directement fonction de la productivité et de la performance du parc lui-même ?
M. Marc Benayoun. - Ces contrats ont une durée de dix ans minimum. Dans le premier CAPN qui a été signé, le client souhaitait même une durée de dix-huit ans, qui correspondait à la durée de son projet industriel. Effectivement, nous nous appuyons sur le parc existant - sans Flamanville 3 -, et non sur les données économiques, que l'on ne connaît pas encore précisément, du parc futur, c'est-à-dire du réacteur pressurisé européen de deuxième génération (EPR2). Le respect de ces contrats suppose que notre parc actuel fonctionne pendant la durée du contrat, donc de dix à quinze ans. C'est l'hypothèse que nous faisons.
Nos discussions avec l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) vont plutôt dans le bon sens, puisqu'elles nous permettent d'envisager des durées d'exploitation nettement supérieures aux quarante années initiales : nous étions passés à cinquante ans, et l'on parle aujourd'hui de soixante ans. Par conséquent, nous ne doutons pas que notre parc de production actuel sera opérationnel pour respecter des contrats de quinze ans. Plus incertains sont les coûts que nous allons supporter pour le faire fonctionner - coûts de maintenance, de l'uranium... C'est pour cela que le contrat est dit en pass through : la réalité des coûts annuels sera répercutée au client, qui accepte ce risque.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Cela est-il réservé aux sociétés françaises ?
M. Marc Benayoun. - Non. Nous avons un client électro-intensif européen. Nos négociations avec les clients européens ne sont pas encore très avancées, pour la simple raison que la production est livrée en France. Or la disponibilité des interconnexions n'est pas très importante et il est compliqué d'acheminer de façon certaine du courant depuis la France.
Le régime des interconnexions et la difficulté à souscrire une capacité ferme pour plus de deux à trois ans feraient courir à celui, au-delà de la frontière, qui achèterait un CAPN le risque de ne pouvoir, certains jours, amener l'électricité chez lui. Ce risque peut se couvrir, mais cela représente un coût complémentaire. Ce n'est donc pas si facile de vendre un CAPN à un acteur européen.
M. Franck Montaugé, président. - Sur quels éléments de coûts se fonde la formation du prix que vous proposez à ce type de clients ? Vous basez-vous sur les coûts complets du système de production, sur les prix du marché ? Il est très difficile de prévoir ces derniers à des échéances aussi lointaines...
M. Marc Benayoun. - L'électricité nucléaire est achetée à son coût, sans marge. Les contrats ne couvrent qu'une partie des besoins du client - les ordres de grandeur sont de 50 % à 70 % -, lequel doit acheter le complément sur le marché et accepter le risque de production du nucléaire. En effet, la production nucléaire n'est pas plate : elle est « formée » dans l'année, elle correspond au programme de production. Telle est la logique des CAPN.
Nous avons signé trois lettres d'intention très précises qui aboutiront à des contrats avant la fin de l'année 2025. À la signature de ces contrats, il y aura paiement d'une « avance en tête », c'est-à-dire une prime fixe initiale. Nous rentrerons ensuite progressivement dans l'exécution, avec des ramp up : soit le client demande le volume nominal dès le début, soit il demande un volume en croissance, correspondant à son projet industriel. Nous sommes évidemment flexibles dans la structuration de ces contrats.
Enfin, nous nous sommes engagés, dans la discussion avec l'État, sur la construction d'une offre pour les clients qui ne sont pas électro-intensifs, mais qui consomment beaucoup d'électricité. Il s'agit d'entreprises de taille intermédiaire qui connaissent des processus de transformation. L'exemple typique est la scierie, qui consomme beaucoup d'électricité, sans atteindre le critère de 3 kilowattheures par euro de valeur ajoutée. L'État nous a demandé de réfléchir, avec l'aide d'une banque, à un contrat simplifié, un peu de même nature que le CAPN, mais avec l'avance en tête financée par la banque, pour que le client n'ait pas à avancer la somme, et avec un profil plus plat, plus « dérisqué », le client n'ayant pas vocation à gérer l'incertitude de production d'un mois sur l'autre qui existe dans le parc nucléaire.
Nous travaillons avec Bpifrance à la définition de cette offre. Nous ferons un test de marché dans le courant du mois d'avril. Nous en avons discuté avec toutes les fédérations industrielles, qui, je crois, trouvent nos propositions relativement intéressantes. Les clients visés représentent une vingtaine de TWh en France et sont environ dix mille - à comparer avec les cent clients électro-intensifs, qui consomment 40 TWh. Ces clients ont besoin d'une visibilité sur leur approvisionnement en électricité pour pouvoir fonctionner et limiter l'exposition qui les a mis en grande difficulté en 2023.
Je termine par un point sur la logique des seuils. Pourquoi avoir retenu 78 et 110 euros ? Parce que l'intention de l'État était de couvrir les prix de revient d'EDF et d'assurer de la compétitivité aux clients français. Nous y souscrivons. En dessous de 78 euros 2022, il ne se passe rien : c'est le prix du contrat qui s'applique. En revanche, la moitié du montant qui dépasse ce seuil retourne au client, ce montant faisant l'objet d'un calcul prévisionnel et une régularisation intervenant à la fin de l'année, pour que la restitution ait lieu dès l'année de livraison. Au-delà de 100 euros, le taux de restitution passe de 50 % à 90 %.
Ces chiffres n'ont pas du tout été définis par hasard dans l'accord : à EDF, beaucoup d'ingénieurs font de la prospective très avancée sur les prix de marché et étudient un grand nombre de scénarios de prix. Le système retenu a toutes les chances de procurer in fine à EDF, pour sa production en base, une recette qui se situe entre 70 et 75 euros 2022. Le parc nucléaire existant coûte un peu moins cher et le parc nucléaire futur coûtera un peu plus cher, mais c'est le prix dont nous avons besoin pour assurer la continuité de notre parc de production et le financement du programme EPR2. Nous connaîtrons, comme aujourd'hui, des périodes de prix bas, où l'on touchera un peu moins de 70 euros, parce que la demande est faible, mais aussi des périodes où les prix remontent. À ce moment, c'est l'activation des seuils qui assurera la compétitivité, si l'on dépasse 78 euros.
Pour terminer, il me semble possible que l'on connaisse des périodes où les prix descendent aux alentours de 50 euros. Au-dessous, c'est très improbable, vu les conditions d'approvisionnement en gaz européen, les prix du CO2 et tous les fondamentaux électriques. EDF pourra, certaines années, dans le contexte de l'accord, avoir une captation de revenus inférieure à 70 euros par mégawattheure. Si l'on monte à des prix très élevés, 150 euros par exemple, son niveau de recettes sera de 98 euros, soit 28 euros de plus : nous toucherons la moitié de ce qui se situe entre 78 et 110 euros, mais seulement 10 % de ce qui est au-dessus de 110 euros. La recette d'EDF sera donc tantôt inférieure, tantôt supérieure à 70 euros, mais il est très probable que ce système donne le niveau de recettes dont nous avons besoin pour le parc nucléaire.
M. Franck Montaugé, président. - Peut-on dire qu'il s'agit d'un pseudo-contrat pour différence ?
M. Marc Benayoun. -Non, c'est plutôt un système articulé au marché, mais dont l'objectif est de déterminer, pour EDF, un niveau de recettes cible, par le système des seuils. Si c'était un contrat pour différence, un prix unique serait fixé quel que soit le prix du marché, ce qui poserait, d'ailleurs, un certain nombre de difficultés - qui fixe ce niveau de prix ? Comment évolue-t-il dans le temps ?...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je vous remercie de ce propos liminaire très intéressant, mais vous n'avez pas du tout répondu à mes questions. Je vais essayer de vous poser des questions courtes et précises, parce que j'ai besoin d'y voir clair.
Qui a pris l'initiative de cet accord ?
M. Marc Benayoun. - C'est l'État. Cela paraît normal : il faut bien déterminer les conditions de vente de l'électricité post-Arenh.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quand la négociation a-t-elle débuté ?
M. Marc Benayoun. - Elle a duré une bonne partie de l'année 2023, mais elle s'est intensifiée à partir de septembre-octobre. Nous sommes alors entrés dans la logique de calcul et d'estimation des seuils - c'est évidemment central.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Est-ce vous qui avez négocié ? L'avez-vous fait avec d'autres personnes ?
M. Marc Benayoun. - Je faisais partie de l'équipe de négociation, aux côtés d'autres personnes. Il y avait des membres de la direction de la stratégie, de la direction financière et M. Luc Rémont.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Est-ce M. Rémont qui pilotait les négociations à chaque fois ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quels étaient les objectifs initiaux d'EDF ? On a l'impression que l'accord satisfait les objectifs que s'était fixés EDF...
M. Marc Benayoun. - Ce n'est pas si simple que cela... L'État n'a pas intérêt à ce que le niveau de recettes d'EDF soit insuffisant. Il y va de l'avenir d'EDF et du maintien de la filière nucléaire française.
L'État avait un autre objectif, qui était que le résultat soit compétitif pour les clients, comme dans tous les États du monde. Or, aujourd'hui, les prix de marché, les prix de détail que nous formons sont jugés attractifs. Les CAPN ont déjà permis de localiser un investissement industriel majeur en France, celui d'ArcelorMittal. Cela fonctionne !
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous considérez qu'un prix de 70 euros apporte une quasi-garantie à EDF, à condition, bien sûr, que les marchés ne soient pas structurellement en dessous. Vous dites que le plancher est, pour vous, de 50 euros. Que se passe-t-il si le prix se promène entre 50 et 70 euros pendant trois ans ?
M. Marc Benayoun. - EDF serait tout à fait capable de résister pendant trois ans, ce qui serait plus difficile sur dix ans. Mais cela dépend, en premier lieu, des prix du gaz et du CO2, ainsi que de ce que l'on appelle la prime de risque, c'est-à-dire le risque que l'on ait des tensions entre l'offre et la demande.
Aujourd'hui, en Europe, il est très difficile d'avoir des prix du gaz à moins de 30 euros. Quand ces prix sont à 30 euros, le prix de l'électricité ne peut être inférieur à 60 euros. Les captations de recettes peuvent être basses durant quelques périodes relativement courtes, mais, sur dix à quinze ans, il y aura forcément des années où les seuils protégeront les consommateurs.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Considérez-vous donc que, à 70 euros, vous pouvez rembourser la dette et, en même temps, financer une nouvelle capacité de production ?
M. Marc Benayoun. - Cela a été l'objet de l'implication de la direction financière dans les négociations. Nous considérons que ce prix nous permet de maintenir la dette à un niveau gérable. L'idée n'est pas de la rembourser ! D'ailleurs, une entreprise ne rembourse jamais sa dette : l'important est que celle-ci ne devienne pas hors de contrôle.
Je suis certain que M. Rémont vous dira que, pour qu'EDF parvienne, avec ce prix, à maintenir sa dette et à financer son programme nucléaire, il faut que notre performance opérationnelle soit très bonne, c'est-à-dire que la production nucléaire retrouve des niveaux que nous avons connus dans le passé - avant qu'ils ne descendent, en 2022, au moment de la corrosion sous contrainte.
Cet accord nécessite que la production, notamment nucléaire, d'EDF revienne rapidement au-dessus de 350 TWh. Il ne nous assure donc pas une protection tout temps tout terrain si notre performance opérationnelle n'est pas au rendez-vous. En cela, il est exigeant pour nous.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pourquoi ne pas avoir utilisé le contrat pour différence, âprement négocié par la France à Bruxelles ?
M. Marc Benayoun. -Aussi bien l'État qu'EDF connaissent les conditions que l'Europe imposerait à la France si celle-ci mettait en place un système de vente à prix fixe de la production nucléaire, qui est très importante dans notre pays - 70 % de la production totale. L'Europe exigerait vraisemblablement une séparation de l'entreprise en plusieurs parties. Nous avions eu cette discussion sur le projet Hercule. La mise en place d'un CFD sur des actifs existants serait, à notre avis, assortie de remèdes qui seraient extrêmement onéreux pour EDF et, probablement, pour le système électrique français.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Avez-vous eu des informations précises sur ce sujet ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - À ma connaissance, Mme Pannier-Runacher, à l'époque où elle était ministre chargée de la transition énergétique, est allée discuter de ce sujet avec la Commission européenne.
M. Marc Benayoun. - N'ayant pas été impliqué dans ces négociations, je ne saurais vous le dire.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quelles sont vos sources à ce sujet ?
M. Marc Benayoun. - L'accord qu'a obtenu Mme Pannier-Runacher est très important, parce qu'il permet au nucléaire d'être traité de la même manière que les énergies renouvelables. Il met un terme à la dévalorisation du nucléaire qui existait précédemment. Cela nous gênait profondément, le nucléaire étant un outil pilotable et de production décarbonée tout à fait essentiel au système électrique.
La possibilité du CFD dans l'accord européen - et, peut-être, dans la loi sur la souveraineté énergétique qui sera adoptée un jour - a beaucoup de sens pour le nucléaire futur. C'est un instrument que l'État pourra utiliser. Cependant, nous pensons que, si la France avait choisi cette voie pour le nucléaire existant, pour remplacer l'Arenh, les demandes de contreparties exigées par l'Europe auraient été très onéreuses.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Craignant que soit exigée, en contrepartie, par Bruxelles, la mise en oeuvre du projet Hercule, vous avez écarté l'option des contrats pour différence (CFD) ; or cette option vous semblait opportune pour le nucléaire, si bien que vous souteniez l'État dans ses négociations à Bruxelles.
M. Marc Benayoun. - Bien sûr, car les CFD sont un instrument. Les remèdes exigés par l'Union européenne en cas de mise en place par la France d'un CFD sur le nucléaire dépendent d'un contexte. Dans quatre ou cinq ans peut-être, l'Union européenne pensera qu'EDF doit demeurer un puissant acteur de la production électrique décarbonée au coeur de l'Europe ; du reste, nous venons très souvent au secours de nos voisins, grâce au nucléaire.
L'Union européenne changera peut-être d'avis sur les CFD, mais dans le contexte actuel - peu après les négociations relatives au projet Hercule -, nous pensons que cette option n'aurait pas permis à EDF de maintenir son intégrité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Avez-vous été favorable à la transcription de cet accord dans le projet de loi de programmation quinquennale sur l'énergie et le climat ?
M. Marc Benayoun. - Tout à fait. La mise en place d'une nouvelle politique commerciale, les offres à long terme, les CAPN, les seuils étaient bien retranscrits dans le projet de loi, qui n'a finalement pas été présenté.
Le texte matérialisait bien l'accord, au travers de la mise en place des seuils, de la définition de revenus nucléaires et de tout l'appareillage lié à la mise en place d'une captation des recettes nucléaires, si elles excèdent 78 euros et 110 euros.
Mme Martine Berthet. - Je suis étonnée par le décalage entre votre discours sur les électro-intensifs et ce que les industriels eux-mêmes nous disent.
Voilà deux semaines, lors de la séance de questions d'actualité au Gouvernement, j'ai interpellé M. Bruno Le Maire sur ce sujet, parce que les industriels - en Savoie, il y a au moins cinq entreprises électro-intensives - m'ont dit qu'ils ne sont pas encore passés à la phase des négociations, car EDF négocie actuellement avec les « hyper-électro-intensifs ». Or ces derniers m'ont indiqué que les négociations étaient au point mort, EDF demandant une avance en tête beaucoup trop importante ; de votre côté, vous avez évoqué une petite somme...
M. Marc Benayoun. - Pour eux, ce n'est pas une petite partie, vous avez raison.
Mme Martine Berthet. - Selon eux, cette avance peut atteindre le tiers de leur chiffre d'affaires ; c'est inaccessible !
Votre discours idéaliste est en décalage par rapport à la réalité des contrats actuellement négociés avec les hyper-électro-intensifs. L'électricité représente une matière première très importante pour eux. Ils sont tous engagés dans une démarche de décarbonation de leur production. Ils ont donc besoin de faire des investissements ; ils seront amenés à utiliser davantage d'outils de production électriques.
J'insiste, ils ont besoin de savoir où ils vont ; or les négociations semblent bloquées, car les termes en sont irréalistes pour eux.
M. Marc Benayoun. - Les négociations ne sont pas du tout bloquées : nous avons des réunions toutes les semaines ; plus de vingt accords de confidentialité ont été signés, lesquels représentent largement plus que la moitié des volumes d'électricité consommée par les électro-intensifs français. On ne signe pas un accord de confidentialité avec EDF si l'on n'a pas l'intention de négocier.
Les trois premières lettres signées représentent 10 térawattheures de production pendant des durées supérieures à quinze ans, soit un quart de la demande électro-intensive française. En 2023, la demande électro-intensive française a été inférieure à 40 térawattheures ; les bonnes années, elle atteint entre 43 et 45 térawattheures.
De plus, nous discutons avec six acteurs qui ont décidé - et nous n'avons rien contre - de s'organiser en consortium pour financer l'avance en tête ; ce contrat représenterait 7 térawattheures. Ainsi, 10 térawattheures plus 7 térawattheures, cela fait 17 térawattheures, et à cela il faut ajouter d'autres discussions bilatérales.
Ma réponse sera un « poil à gratter »... Il est normal que des clients en cours de négociation avec un fournisseur se plaignent : ils voudraient avoir moins de risques, un prix plus faible et un fournisseur qui accède à toutes leurs demandes. Or nous devons démontrer qu'il s'agit d'un contrat industriel, qui permet de faire supporter aux clients nos coûts et nos risques. Nous discutons avec de nombreux acteurs industriels ; nous signerons bientôt des contrats représentant la moitié de la demande électro-intensive française.
Madame la sénatrice, vous avez tout à fait raison, je n'aurais pas dû dire qu'il s'agit d'une petite somme, car il s'agit potentiellement d'un peu plus du quart de la valeur du contrat, mais cela ne représente pas le tiers du chiffre d'affaires de l'entreprise. Cela étant dit, dans ce type de contrat, il faut effectivement payer pour une partie des investissements réalisés dans le passé avant de supporter les coûts futurs annuels.
Il s'agit bien d'une somme significative, qui peut conduire des clients à choisir un mode de souscription permettant le financement de cette somme par une banque, et si possible aussi, sa déconsolidation. Certains industriels attirés par ce produit ont voulu négocier rapidement, tant qu'il était encore disponible ; d'autres ont continué à réfléchir sur la manière d'organiser le financement du paiement de l'avance en tête.
Les négociations sont très intenses, je puis vous l'assurer, et comprennent la majorité des acteurs du secteur électro-intensif français.
Dans une négociation, le client va toujours demander à la représentation nationale de l'appuyer dans sa négociation auprès d'une entreprise ; il est normal qu'ils vous disent qu'ils aimeraient qu'EDF fasse des efforts.
Mme Martine Berthet. - C'est vrai, je vous parle des entreprises ayant des concurrents internationaux, lesquels obtiennent des tarifs moitié moins chers. Il est donc normal qu'ils essayent de négocier un peu plus, car cela reste cher pour eux.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pourquoi faire payer le quart du contrat ? Pourquoi y a-t-il besoin de l'avance en tête ?
M. Marc Benayoun. - Le client devient copropriétaire de l'actif et il n'y a pas de restriction à la revente ; cela nécessite de prendre en charge une partie des investissements passés. C'est simplement l'application de la loi.
D'ailleurs, c'est la même chose lors de l'achat d'électricité issue d'un parc éolien ou solaire via ce qu'on appelle la vente directe, en anglais un Power Purchase Agreement (PPA). C'est lié non pas à une exigence de trésorerie d'EDF, mais au fait que dans un contrat industriel, on paie pour une partie la valeur de l'actif et pour une autre les investissements passés.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pourriez-vous baisser ce montant ?
M. Marc Benayoun. - J'ai dit que ce montant représentait environ un quart, car il s'agit d'éléments confidentiels. Nous l'avons fixé au niveau le plus bas permettant de conserver la qualification de contrat industriel.
Nous n'excluons pas que des clients forment un consortium et demandent à une banque de financer pour eux l'avance en tête et de récupérer les annuités au cours de la durée du contrat, de sorte qu'ils n'aient pas à sortir beaucoup d'argent au départ. C'est une façon assez classique de financer l'avance en tête.
Faute d'avance en tête, on ne pourra pas maintenir la caractérisation juridique de ce contrat, alors que c'est un élément central, et l'on reviendra à un contrat de fourniture, lequel comprend des limitations de durée à cinq ans ; c'est ce qui dans le passé a énormément compliqué la vie d'Exeltium, par exemple.
M. Franck Montaugé, président. - Peut-on juger à ce stade des gains de compétitivité des entreprises avec lesquelles vous avez contracté ?
M. Marc Benayoun. - L'Arenh a contribué à leur compétitivité, puisqu'une partie de la demande du client, qui allait selon la forme de sa courbe de charge de 50 % à 70 %, était fournie au tarif de 42 euros le mégawattheure, et le complément était au prix de marché.
Malheureusement, le prix de marché pouvait s'envoler à des sommes extraordinaires, ce qui fait que le prix payé par les industriels, y compris les électro-intensifs, était très élevé - ce fut le cas en 2023.
Aujourd'hui, le prix de marché est de nouveau très compétitif, car le nucléaire est redevenu disponible, ce qui permet aux clients français de gagner en compétitivité.
La France et l'Allemagne sont les deux seuls pays d'Europe où il y a des productions électro-intensives majeures ; aucun autre pays ne produit de l'aluminium, si ce n'est dans une faible quantité. Pendant plusieurs années, le prix allemand de gros était inférieur au prix français ; aussi, les clients français se sont réjouis d'avoir l'Arenh, sans quoi ils auraient été en difficulté.
La compétitivité d'une offre de moyen terme est assurée par deux facteurs : le prix de gros - à l'heure actuelle, le prix français est inférieur de 10 % au prix allemand, ce qui est considérable - et par la mise en place de seuils à 70 euros et 110 euros. Si les prix montaient, ces seuils assureraient une protection complémentaire aux clients.
Il est donc difficile aujourd'hui de trouver des contrats aussi compétitifs que les contrats français. On peut trouver des contrats encore plus compétitifs dans les pays scandinaves, où les ressources hydrauliques sont considérables - les marchés ne permettent toutefois pas d'acheter des volumes importants, car les systèmes électriques sont petits - et en Espagne, où les capacités électriques renouvelables sont immenses - du reste, leur système électrique est en « butée de baisse » et les prix spot de l'électricité sont parfois à zéro.
En dehors de ces deux pays, les prix des marchés de gros et de détail sont supérieurs à ceux de la France. Voilà comment est assurée la compétitivité !
En France, le système est à nouveau extrêmement détendu : la capacité de production couvre très largement les besoins ; il n'y a plus de crainte de délestages au coeur de l'hiver. Le système français a retrouvé sa « longueur », son confort ; cela se voit dans les prix de gros. Il suffit de regarder les prix sur le marché de l'électricité EPEX pour tous les pays d'Europe.
Dans nombre de pays, il n'est pas possible d'acheter sur la base d'un prix de marché à cinq ans, parce que les fournisseurs n'ont pas forcément l'organisation, le bilan ou l'envie de prendre des risques de contrepartie à cinq ans. Nos prix à cinq ans sont parmi les plus bas d'Europe. Par ailleurs, il n'existe pas en Europe de contrats indexés sur le prix du nucléaire à dix et quinze ans, ce que nous proposons avec les CAPN.
Dans certains pays du monde, on trouve des prix plus bas, notamment en Chine et aux États-Unis, mais il faut avoir la capacité ou l'envie de produire dans ces pays, puis de rapatrier la production en Europe - ce n'est pas simple. Aux États-Unis, les prix sont sensiblement plus bas qu'en Europe.
M. Franck Montaugé, président. - Le risque de non-livraison s'accroît pour des contrats aussi longs. EDF est-il couvert pour ce risque ?
M. Marc Benayoun. - Proposer aux clients un prix fixe sur cinq ans, plutôt que deux, représente un risque. C'est moins le cas en matière de CAPN, car il s'agit de pass through : le prix du contrat reflète la baisse de la production ou l'augmentation des coûts. À l'inverse, si la production remonte, l'avantage conféré à EDF est partagé avec le client.
Sur les offres de moyen terme, proposer à des clients un prix fixe à cinq ans, surtout au niveau actuel, nécessite d'avoir une confiance dans notre outil de production et représente un risque. C'est notre rôle d'apporter aux clients français de la compétitivité à la mesure de nos capacités de production.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quelles seront les conséquences du prix à 70 euros en moyenne sur la facture du consommateur particulier ?
M. Marc Benayoun. - La formation des tarifs réglementés de vente (TRV) fait encore débat. Le système qui tient la corde - il assure la contestabilité, c'est-à-dire le fait que les fournisseurs alternatifs puissent répliquer la formule tarifaire et même la battre à certains moments - est celui d'un lissage des prix de gros sur deux ans.
La part énergie du TRV a atteint des niveaux élevés du fait de mécanismes très complexes - je ne rentrerai pas dans le détail - liés à l'écrêtement Arenh. La part énergie du TRV s'élève à 125 euros aujourd'hui. Dans ce que paient les clients français, à raison de 28 centimes TTC du mégawattheure, il y a la part énergie du TRV de 125 euros ; si on maintient un lissage sur deux ans et si les prix restent au niveau actuel, le tarif va baisser.
Si la moyenne de livraison pour 2025 et 2026 reste au niveau actuel, soit 72 euros, comme ce matin - il faut également prendre en compte le coût de la « forme » de consommation, car le client particulier n'est pas un industriel -, la part énergie du TRV s'élèvera à 100 euros qu'à 125 euros.
La mise en place de l'accord n'est donc pas un élément inflationniste pour le TRV.
M. Victorin Lurel. - Client EDF, je me prendrai comme exemple de la situation actuelle. Ma facture, qui s'élevait à 80 euros par mois, a désormais atteint 130 euros ; j'ai récemment payé 272 euros et, selon les prévisions d'EDF, je paierai 400 euros en mars. Or je ne suis jamais là, je suis en Guadeloupe, et je n'ai qu'un frigo. Comment pouvez-vous l'expliquer ? On m'a dit que j'avais besoin de neuf kilovoltampères ! Or, je suis seul à la maison et mon chauffage est éteint. Les répercussions sont énormes pour le client.
Je me bats avec le directeur régional d'EDF en Guadeloupe pour ne pas avoir de compteur intelligent, numérique ou Linky ! On m'a bloqué mon compteur depuis janvier 2023 pour me forcer à passer au compteur numérique ; est-ce là une politique commerciale ?
M. Marc Benayoun. - Ce n'est pas EDF qui fixe le niveau des tarifs réglementés de vente ; c'est justement le principe de ces tarifs. C'est la Commission de régulation de l'énergie (CRE) qui les calcule, en application d'une formule définie par la loi. La CRE propose en application de cette formule un prix à la puissance publique, laquelle accorde ou non l'évolution demandée par la CRE. Ce n'est pas EDF qui fixe arbitrairement les TRV.
M. Victorin Lurel. - C'est après l'installation de Linky que subitement ma facture est passée de 80 euros à 135 euros, puis à 400 euros en mars... N'est-ce pas lié à un profilage des clients ? « Il est sénateur, il peut payer ! » J'ai du mal à comprendre.
M. Marc Benayoun. - La mise en place des compteurs Linky a permis d'envoyer des factures justes plutôt que des factures estimées. Les compteurs électromécaniques nécessitent d'être relevés pour calculer précisément l'index, c'est-à-dire la consommation réelle, et envoyer une facture. Sans compteur Linky, les factures sont estimées, mais avec Linky, les factures sont réelles.
Les TRV ont augmenté de 45 % en trois ans. À consommation égale, la facture d'un Français a augmenté significativement. On est passé en moyenne de 180 euros à 280 euros. Il y a une très forte volatilité. Cette hausse aurait été supérieure de 70 euros, si l'État n'avait pas mis en place un bouclier tarifaire. On serait passé de 180 euros à 350 euros et non 280 euros.
En tout cas, l'accord récent avec l'État ne fera pas augmenter les tarifs, car la part énergie du TRV va baisser. Le tarif d'utilisation des réseaux publics de l'électricité peut un peu augmenter, parce qu'EDF fait des investissements, mais il n'augmente pas très vite.
La taxation dépend de la politique du Gouvernement ; l'évolution de la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE) n'est pas dans les mains d'EDF.
La part énergie, qui relève du système électrique, va plutôt descendre que monter.
M. Victorin Lurel. - Espérons...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - D'après mes informations, il est possible de faire des CFD pour le nouveau nucléaire et pour le nucléaire historique. Selon vous, si un CFD est passé pour le nucléaire historique, des contreparties seront imposées à EDF. Selon les termes de l'accord, il est possible de le faire, mais il n'y a pas d'obligation à imposer un prix fixe ; un corridor de prix pourrait être imaginé, par exemple.
De plus, la contestabilité veut dire que les fournisseurs alternatifs peuvent y avoir accès également. Aussi, je ne vois pas trop ce qui vous retient de choisir cette option ; si cela vous fait peur pour le financement du nucléaire historique, cela vous fera peur également pour le financement du nouveau nucléaire !
M. Marc Benayoun. - Plusieurs projets de nouveau nucléaire ont été financés avec un CFD et cela n'a posé aucun problème aux pays européens qui l'ont fait. Le financement du nucléaire est impossible sans un contrat assurant le financement au producteur et à celui qui s'engage dans un chantier de longue durée et d'un coût important. Sans CFD, il n'y a pas de solution.
L'un des défauts de ce marché de gros, compte tenu de son organisation et des durées accessibles, est de rendre difficile le financement d'infrastructures nouvelles. Au moment de la discussion du projet Hercule, des remèdes étaient demandés en cas d'adoption du CFD.
Dans la discussion à laquelle j'ai participé avec l'État, il n'a jamais été question de CFD. La question était de savoir comment permettre à EDF de vendre de l'électricité compétitive et de couvrir ses coûts post-Arenh. Dans les mois qui ont précédé l'accord du 14 novembre 2023, le CFD n'a pas été évoqué. Cela veut probablement dire que l'État partageait notre analyse et qu'il ne s'agissait pas de la bonne voie ; vous pourrez le demander aux représentants de l'État qui ont été nos contreparties pendant cette discussion.
M. Franck Montaugé, président. - Est-ce qu'EDF est concerné par les PPA ?
M. Marc Benayoun. - Oui. Le PPA est un contrat long dans lequel un client souscrit une capacité qui a été produite par un actif. Le CAPN est une forme de PPA sur un actif existant, le nucléaire. Mais nous vendons aussi des corporate PPA sur base de renouvelables, solaire ou éolien. Nous avons fait deux opérations au cours des derniers mois, mais nous ne sommes qu'un petit acteur, qui est à la mesure de notre capacité de production renouvelable en France - il y a beaucoup d'acteurs dans ce secteur qui est très fragmenté.
La part de marché d'EDF est de 15 % dans l'installation de nouveaux équipements, un peu plus dans l'éolien offshore, un peu moins dans le solaire, encore un peu moins dans l'éolien onshore. Tous les acteurs qui développent des projets ont le choix entre vendre leur électricité avec un mécanisme garanti, le mécanisme d'obligation d'achat, ou faire un PPA avec un client. En tant qu'acteur du renouvelable, EDF est logé à la même enseigne. Nous sommes un petit acteur, car nous ne sommes pas le développeur majeur du renouvelable en France.
Nous avons noté un intérêt fort de nos clients industriels et commerciaux envers le PPA, lesquels estiment qu'il s'agit d'un bon moyen d'avoir un prix fixe.
Par ailleurs, s'agissant d'un produit totalement décarboné et renouvelable, nos clients peuvent le mettre en avant dans leur politique de développement durable, en indiquant par exemple que près de 30 % de leur consommation énergétique est couverte par le parc éolien de tel endroit.
Il y a une demande forte pour des corporate PPA d'origine renouvelable. Les CAPN sont leur équivalent, avec exactement les mêmes principes économiques et juridiques, dans le domaine du nucléaire.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - D'après nos informations, l'État a évoqué dans les négociations la question des CFD ; or vous avancez que tel n'a pas du tout été le cas et que ce n'est pas EDF qui a refusé.
M. Marc Benayoun. - Dans les négociations auxquelles j'ai participé, ce point n'était pas un objet de la discussion. Les questions étaient : quelle est la bonne façon de vendre de l'électricité ? Si l'on est sur une logique de marché qui ne sera pas contestée par l'Union européenne, quels garde-fous faut-il mettre en place pour que le système permette à EDF de capter des revenus suffisants et d'assurer de la compétitivité à notre pays ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Si l'on veut préserver le nucléaire historique, il faut réaliser d'importants investissements, ce qui nécessite de trouver un financement pour EDF.
Je suis surpris que l'accord soit a priori fondé sur la seule hypothèse que le prix de marché sera au-dessus de 70 euros et non en dessous. Les deux hypothèses n'auraient-elles pas dû être anticipées ? Le CFD aurait permis d'anticiper ces deux hypothèses.
M. Marc Benayoun. - Oui, mais cela aurait rigidifié le marché, en imposant de définir un prix. Or je vous rappelle les difficultés immenses de la France à définir le niveau de l'Arenh, qui n'a jamais été revu. Cela s'est terminé par une véritable catastrophe pour EDF, le tarif fixe de 42 euros n'ayant jamais couvert les coûts du nucléaire.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Si !
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La Cour des comptes a montré que, depuis la mise en place de l'Arenh et sur toute la durée du dispositif, EDF a dégagé 1,5 milliard d'euros. Ce n'est ni vous ni moi, mais la Cour des comptes qui le dit !
On peut discuter de son absence de revalorisation, mais il ne faut pas dire que c'était une catastrophe ; la catastrophe, c'est la fermeture d'un certain nombre de centrales, qui est arrivée malheureusement au moment où le prix de l'électricité s'est envolé. Voilà ce qui a entraîné des pertes extraordinaires pour EDF.
M. Marc Benayoun. - Il se trouve que j'ai participé à la négociation du tarif de l'Arenh ; il a été fixé à 42 euros dans la continuité du niveau du tarif réglementé transitoire d'ajustement du marché (Tartam). Ce tarif a permis de réaliser des profits par rapport au coût comptable du nucléaire, mais il ne permet pas de maintenir l'outil dans la durée.
Le coût du nucléaire, comme l'a calculé la CRE, même si on peut discuter de certains termes - le coût du capital, etc. -, doit permettre d'assurer la continuité. C'est autre chose si vous estimez que le parc nucléaire doit s'arrêter et ne plus jamais fonctionner. En tout cas, le tarif de 42 euros - je puis vous l'assurer - ne garantit pas l'avenir de la filière électronucléaire française.
M. Franck Montaugé, président. - Il avait été prévu de le revoir à la hausse.
M. Marc Benayoun. - Cela aurait été normal.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Absolument.
M. Franck Montaugé, président. - Au-delà des problèmes techniques, je pense que cela a constitué un facteur d'affaiblissement considérable d'EDF. Nous subissons encore les conséquences de ces décisions et elles sont encore plus prégnantes du fait de la montagne des investissements à réaliser.
M. Marc Benayoun. - De surcroît, nous n'avons même pas touché 42 euros pour la production nucléaire, parce que les années où les prix de gros étaient inférieurs à ce montant, les fournisseurs alternatifs n'achetaient pas à 42 euros ; certaines années, nous avons vendu le nucléaire au tarif de 36 euros.
Fixer un prix du nucléaire est un exercice difficile, qui conduit toujours à des contentieux et qui ne se termine pas toujours bien pour le fournisseur détenteur de l'actif - je l'ai vécu au cours de ces quinze dernières années...
M. Franck Montaugé, président. - L'accord sur le nucléaire historique permet-il de se rapprocher de l'objectif d'un prix de l'électricité au coût moyen pondéré du mix énergétique français ?
M. Marc Benayoun. - Je crois que oui. De nombreuses simulations ont été réalisées avec des hypothèses variées en termes de prix. Nous savons que, dans les quinze prochaines années, il y aura des moments de tensions. Le système de seuils a été fait pour qu'EDF capte un revenu, de l'ordre de 70 euros en 2022, qui est celui dont nous avons besoin.
Lors de la signature de l'accord du 14 novembre 2023, certains clients ou fournisseurs alternatifs ont dit : « EDF va se goinfrer, les prix sont à 85 euros ; on n'atteindra jamais 70 euros ! » Aujourd'hui, les gens se demandent comment EDF va faire, car les prix ne sont pas à 70 euros. Les prix fluctuent ! Il est important d'avoir un système qui, en espérance et dans un grand nombre de scénarios, donne des recettes répondant aux besoins d'EDF pour assurer la continuité de l'exploitation.
M. Franck Montaugé, président. - Est-il possible d'avoir accès aux simulations que vous avez évoquées ?
M. Marc Benayoun. - Je vais vérifier et je vous répondrai par écrit sur ce sujet.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie.
Audition de M. Antoine Autier, responsable des études et du lobby, et Mme Lucile Buisson, chargée de mission énergie, transports et environnement de l'UFC-Que Choisir et de M. François Carlier, délégué général de l'Association nationale de défense des consommateurs et usagers (CLCV), le 4 avril 2024
M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. François Carlier, délégué général de l'Association nationale de défense des consommateurs et usagers (CLCV), de M. Antoine Autier, responsable des études et du lobby de l'UFC-Que Choisir et de Mme Lucile Buisson, chargée de mission énergie, transports et environnement au sein de la même organisation.
La Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) répondra à nos questions sous forme écrite, sa représentante et vice-présidente, Mme Bénédicte Caron, n'ayant pas pu se joindre à nous aujourd'hui.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M François Carlier, Mme Lucile Buisson et M. Antoine Autier prêtent serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nous centrons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique : est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
Le coeur de notre audition va porter sur les enjeux et impacts du prix de l'électricité sur les ménages et sur les PME. Comment analysez-vous les enjeux et les impacts potentiels de la régulation du nucléaire post-accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) pour les consommateurs finaux, entreprises ou ménages ?
Comment voyez-vous l'avenir des tarifs réglementés de vente de l'électricité (TRVE), qui, en réalité, ont été très peu protecteurs des consommateurs ?
Quel est votre point de vue sur la fiscalité de l'électricité ?
De très lourds investissements sont annoncés sur les réseaux : comment envisagez-vous, dans ce cadre, l'évolution du tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe) ?
Enfin, comment permettre aux consommateurs de mieux gérer leurs données et leurs profils de consommation à des fins d'optimisation de celle-ci ? Êtes-vous favorable, par exemple, à ce que l'on passe d'un dispositif dans lequel la communication des données de consommation au fournisseur d'électricité n'est possible que si le consommateur l'a explicitement demandé - opt-in - à un système d'opt-out, dans lequel cette communication est automatique, sauf si le client s'y oppose explicitement ?
Nous vous proposons d'organiser cette audition en plusieurs temps : après une présentation liminaire de dix minutes par organisation s'ensuivra un temps de questions-réponses, en particulier avec notre rapporteur, puis avec les autres membres de la commission.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Au coeur des enjeux de transition écologique et énergétique, l'électricité est un sujet de préoccupation pour les consommateurs du fait de la hausse et de la volatilité des prix, cette dernière ne leur permettant guère d'anticiper et leur posant parfois des problèmes de paiement.
Dans le même temps, des évolutions telles que l'arrivée des compteurs Linky et l'apport d'informations plus fournies sur la consommation sont intervenues, tandis que les impératifs de sobriété et d'efficacité énergétique ont émergé. En outre, les modes de consommation ont évolué, avec, par exemple, des ajustements de la programmation des équipements consommateurs d'énergie.
Nous souhaitons entendre votre point de vue, afin de nous projeter vers l'avenir et de nous permettre d'améliorer l'ensemble du système, en conjuguant un prix le plus bas possible à une facturation incitant aux économies d'énergie.
M. François Carlier, délégué général de l'Association nationale de défense des consommateurs et usagers. - La CLCV, association de défense des consommateurs, consacre une part prépondérante de son activité à la pratique contentieuse, c'est-à-dire à la police du marché de détail. Nous avons engagé 16 ou 17 actions en justice dans le secteur de l'énergie depuis 2018.
Mon propos comprendra trois points. Premièrement, le marché de détail a été ouvert en 2007 : si nous avions été très favorables à d'autres ouvertures, en matière de téléphonie ou de transport aérien par exemple, celle-ci était totalement futile dans la mesure où il n'existait aucune rupture technologique permettant d'apporter une quelconque innovation.
De futile, cette ouverture de marché est devenue toxique. En effet, dès lors que l'objectif d'une ouverture consiste à faire entrer le plus grand nombre possible de fournisseurs, alors qu'ils n'apportent pas de valeur ajoutée et ne se différencient pas entre eux, une compétition féroce s'engage. Il en résulte, sur un pan du marché, et bien au-delà de quelques brebis galeuses, des pratiques commerciales déloyales : quand les prix sont bas, celles-ci se traduisent par du démarchage agressif et de la vente forcée, ce qui a amené à une condamnation définitive du groupe ENI sur ces fondements ; en cas de crise de l'énergie, ces pratiques débouchent sur des ruptures contractuelles abusives, les consommateurs ayant été incroyablement maltraités.
Ce constat permet de rappeler que le tarif réglementé de vente (TRV) présente, quoi qu'il arrive, un intérêt, à savoir la sécurité contractuelle. Si près de deux tiers des Français n'avaient pas dépendu du TRV et si nous n'avions pas disposé de services contentieux aussi développés que les nôtres, nous serions allés à la catastrophe.
Dans la mesure où nous avons désormais dépassé le premier pan de la loi de 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité (Nome), qui visait à construire le dispositif, j'estime que nous devons abandonner cette idée d'un marché de détail ouvert à tous les vents et introduire des mesures de régulation prudentielle relatives à la couverture et aux autorisations de fourniture. Les dispositions relatives au droit de la consommation présentes dans le projet de loi à venir ne sont d'ailleurs pas du tout satisfaisantes et ne devraient, selon nous, pas être adoptées. En tout état de cause, il faut en finir avec la politique consistant à vouloir à tout prix bâtir un système permettant d'accueillir une cinquantaine de fournisseurs.
Cette observation me permet d'en venir au TRV, fort maltraité car basé sur le principe de la contestabilité : il faut que les fournisseurs soient moins chers et qu'ils puissent continuer à faire de la publicité pour attirer les clients en mettant en avant des tarifs attractifs. Le TRV est construit de cette manière, ce que je juge absurde, voire un peu obscène.
Des augmentations très fortes du TRV ont été décidées par la Commission de régulation de l'énergie (CRE) lors de la crise énergétique. Si le lien avec le marché de gros est indéniable, la CRE a par ailleurs, créé un nombre incroyable de règles pour permettre aux fournisseurs de rester viables. Ainsi, la période d'écrêtement du 1er au 15 décembre devait déterminer le prix du complément Arenh pour le TRV 2022, c'est-à-dire à un moment où les prix ont flambé. Il a alors été suggéré à la CRE de retenir une autre plage pour éviter une hausse trop forte du TRV, mais celle-ci a refusé, au motif que les fournisseurs alternatifs devaient pouvoir se couvrir sur cette période. Cette décision a expliqué en grande partie la hausse du TRV en 2022.
En 2023, ensuite, 160 térawattheures d'électricité au prix Arenh ont été sollicités et accordés par la CRE, alors qu'il s'agissait d'une demande tout à fait exagérée, qui est venue considérablement alourdir le TRV en augmentant le complément Arenh. Certes, le bouclier tarifaire a beaucoup protégé les Français, mais à un coût très élevé pour les finances publiques ; j'ajoute qu'il a servi à dissimuler la forte dégradation du fonctionnement du mécanisme du TRV.
Pour ce qui est de l'avenir, nous estimons que le TRV devra refléter le coût complet optimisé d'EDF et rien d'autre. Il faut, en effet, éviter un prix inférieur, qui serait une sorte de prix « prédateur », et sortir de la vision extrême - voire messianique - de la contestabilité qui a été développée par les institutions de l'énergie, à Bruxelles comme en France. Une fois encore, il n'est pas envisageable de continuer à calibrer le TRV pour garantir la viabilité des fournisseurs alternatifs. Ce changement doit intervenir en 2026, avec un TRV qui devra correspondre au coût optimisé d'EDF.
J'en viens justement, en conclusion, à quelques remarques sur le prix du nucléaire. Premièrement, la crise de l'énergie s'explique en partie par les problèmes de corrosion et la baisse de production d'EDF. Deuxièmement, cette diminution de la production est antérieure à la crise liée aux corrosions, puisque la disponibilité du parc a diminué dès 2016-2017. Troisièmement, certaines méthodes de gestion d'EDF posent question, à commencer par la modulation de la production au jour le jour, en fonction des prix et des arrêts. Il a été avancé qu'il s'agissait d'une méthode adéquate pour optimiser les prix, mais s'agit-il de les optimiser pour EDF ou pour le consommateur ? La question est posée.
En ce qui concerne un futur dispositif de régulation post-Arenh, mes collègues et moi avons souhaité indiquer au Gouvernement qu'il faudrait éviter une négociation de marchands de tapis autour du prix, pour privilégier une discussion d'ensemble sur la gestion du nucléaire, qui porterait, entre autres, sur les méthodes que je viens d'évoquer. In fine, le Gouvernement et EDF ont conclu un accord de leur côté, avec un prix du térawattheure qui devrait avoisiner 70 euros.
Aux États-Unis, le nucléaire amorti sort à un prix de 30 dollars et il en va de même en Finlande. Si je peux entendre que des dépenses de sécurité justifient une partie de l'écart avec le prix français, je vous invite à interroger, à ce sujet, le directeur exécutif d'EDF, Cédric Lewandowski, lorsque vous l'auditionnerez. Selon moi, une bonne partie de la réponse réside dans l'excellente disponibilité du parc de ces pays, alors qu'EDF, confrontée à des aléas dans ce domaine, avance que le coût de production est plus élevé et doit être répercuté sur le consommateur.
Les sénateurs et sénatrices, souvent décisionnaires dans les collectivités locales, savent qu'un exploitant dans le secteur de l'eau ou de la gestion des déchets qui n'atteint pas les performances attendues ne peut pas décider unilatéralement une augmentation du prix - une discussion s'engage avec la collectivité concernée. Il me semble donc que la méthode employée par Bruno Le Maire, consistant à plafonner le prix à un niveau très élevé en raison des difficultés d'EDF, n'est pas correcte : il faudrait entamer une discussion de fond sur la gestion et le prix de l'énergie nucléaire, en observant ce qui se passe à l'étranger et en tenant compte des difficultés qu'ont créées la loi Nome et l'Arenh pour l'opérateur historique.
M. Antoine Autier, responsable des études et du lobby de l'UFC-Que Choisir. - Je remercie les membres de la commission d'enquête de recevoir les représentants de l'UFC-Que Choisir et, plus largement, les représentants des consommateurs, ce choix n'étant pas systématique.
L'UFC-Que Choisir suit les problématiques liées au prix de l'électricité de manière relativement récente. À l'époque de la libéralisation intervenue en 2007, il s'agissait en quelque sorte d'un non-sujet et nous conseillions simplement aux consommateurs de rester au TRV. En effet, jusqu'à la loi Nome, il n'existait pas de problématique liée à la réversibilité, raison pour laquelle nous les incitions à ne pas prendre de risques en allant vers des offres de marché. Jusqu'à la fin de l'année 2014, la loi Nome n'a pas apporté pas de réels changements pour les consommateurs, puisque le TRV représentait 94 % des parts de marché à cette date.
En 2015, deux changements majeurs sont intervenus, à commencer par la modification de la méthode de calcul du TRV : avec le passage à la méthode dite « de l'empilement des coûts », le TRV est devenu un prix plafond du marché, ouvrant ainsi un espace économique à la concurrence. Dans le même temps, une très forte baisse du prix de l'électricité s'est produite sur les marchés de gros, ce qui a permis aux fournisseurs alternatifs de s'y approvisionner et de proposer des tarifs bien plus intéressants, avec les problèmes d'asymétrie que le dispositif a engendrés pour EDF, contraint de leur fournir de l'énergie sans être pour autant protégé en période de prix bas. En 2016, par exemple, aucune demande d'Arenh n'a été formulée, contraignant l'entreprise à brader son énergie sur les marchés.
Nous avons donc assisté, à partir de 2015, à une hausse des parts de marché des fournisseurs alternatifs et, à partir de 2016, à une très forte progression des demandes d'Arenh quand les prix ont commencé à augmenter sur les marchés. Pressentant que le plafond de l'Arenh allait être atteint, nous avons alors plaidé en faveur d'une évolution de ce dernier, craignant que son maintien ne génère une forte augmentation des factures payées par les consommateurs, en particulier ceux qui dépendaient du TRV. Je précise que cette demande visait non pas à faire plaisir aux fournisseurs alternatifs, mais bien à protéger les consommateurs.
Cette possibilité de rehausser le plafond a été obtenue via la loi relative à l'énergie et au climat de 2019. Ledit plafond n'a pas été modifié jusqu'en 2022 et les prix ont commencé à augmenter fortement en 2019, en 2020 et en 2021. Sur une plus longue période, les factures des consommateurs ont augmenté de 50 % en moyenne entre 2010 et 2020 ; si l'on considère les dix dernières années, cette hausse s'élève à 80 %, plus de la moitié de cette augmentation étant survenue durant les trois dernières années.
En 2022-2023, le bouclier tarifaire, même s'il représentait un enjeu pour les pouvoirs publics en termes de financement, a éclipsé ce sujet du plafond de l'Arenh pour les consommateurs. Nous n'avons alors guère été sensibles au discours du ministre de l'économie selon lequel nos concitoyens pouvaient s'estimer heureux d'être mieux protégés que dans les autres pays grâce à l'action du Gouvernement, considérant plutôt que la correction d'un dysfonctionnement de la régulation du marché était la moindre des choses.
En temps normal - c'est-à-dire hors écrêtement de l'Arenh -, la partie « approvisionnement » de la facture des consommateurs relevant du TRV est couverte à hauteur de 68 % par l'Arenh. Cette année, cette proportion tombe à 45 %, la majeure partie des coûts d'approvisionnement dépendant des variations de prix sur les marchés internationaux, ce qui nous interroge. Dans un pays où 90 % de la consommation d'électricité est assurée par des moyens domestiques, comment les prix sur les marchés internationaux peuvent-ils dicter plus de la moitié du coût d'approvisionnement, alors qu'ils fluctuent eux-mêmes essentiellement en fonction du prix du gaz ?
Il nous semble qu'il existe là un défaut majeur dans la construction du prix, qui résulte strictement du dispositif de régulation français : les consommateurs de l'Hexagone sont devenus captifs des prix sur les marchés internationaux.
Un rapport de la Cour des comptes datant de 2022 avait, pour sa part, tiré le bilan des conséquences de l'Arenh pour EDF, en montrant que le dispositif avait été à peu près neutre sur la période considérée. Tel n'a pas été le cas en 2022, la hausse tardive du plafond de l'Arenh ayant pénalisé l'énergéticien. En 2023, en revanche, l'écrêtement s'est avéré très bénéfique pour EDF, qui a alors dégagé des résultats très importants. Ce phénomène s'explique par le fait que l'opérateur a fourni moins d'électricité au tarif Arenh que par le passé.
Partant du constat que la régulation joue un rôle central, nous avons souhaité penser l'après-loi Nome, avec pour objectif de permettre aux consommateurs de payer un prix représentatif des coûts de production de l'électricité en France. À cette fin, nous avons plaidé en faveur d'une reprise de la méthode qui avait été adoptée dans le cadre de la loi Nome, laquelle a fait au rapport de la commission Champsaur. Composée de deux députés, de deux sénateurs et de quatre personnalités qualifiées, celle-ci avait auditionné les différentes parties prenantes - dont la CLCV et l'UFC-Que Choisir pour les consommateurs - et formulé des propositions très largement reprises dans le cadre de la loi. Cependant, le Gouvernement n'a pas donné suite à notre proposition de créer une commission de ce type et s'est borné à présenter les résultats de sa négociation avec EDF, sans consulter qui que ce soit et peut-être même pas les parlementaires, ce qui est problématique.
Le projet proposé par le Gouvernement amène trois critiques de notre part, en lien avec les constats dressés précédemment. La première limite a trait au fait que la régulation ne concerne que le nucléaire, alors qu'elle pourrait être étendue à l'hydroélectricité : une telle mesure permettrait de garantir au consommateur que sa facture dépend pour 80 % des coûts de production en France, tout en offrant une perspective de stabilité des prix pour les prochaines années.
Deuxième point problématique : les seuils de captation et les taux de redistribution.
On nous dit qu'un premier seuil de captation correspondrait au coût complet ainsi qu'à une partie de l'investissement. Une fois ce seuil atteint, le surplus serait redistribué à hauteur de 50 % aux consommateurs. Pourquoi 50 %, plutôt que 40 % ou 80 % ? On ne le sait pas trop. Une fois que les prix ont atteint 110 euros le mégawattheure sur le marché, c'est 90 % du surplus que l'on reversera aux consommateurs. Pourquoi 110 euros et non pas 120 euros ? Pourquoi 90 %, et non 80 % ou 95% ? On ne sait pas. Soit le calcul a été fait au doigt mouillé, ce qui serait problématique, soit il a été fait sur une base objective et nous aimerions alors connaître les éléments qui ont permis de retenir ce chiffre dans le projet de loi rendu public.
Sur le premier seuil de captation, on dit aux consommateurs que la redistribution se fera une fois qu'auront été pris en compte les investissements consentis par EDF. C'est tout à fait logique : on comprend bien qu'il faille déployer de nouveaux moyens de production. En revanche, puisque ce sont bien les consommateurs qui paient ces investissements, la captation commençant une fois la « brique investissements » dépassée, il faut quand même imposer à EDF des obligations en matière de délais et de coûts ! Or le projet de loi ne contient aucune disposition en ce sens.
Si les consommateurs financent une nouvelle centrale, il est tout à fait normal qu'ils puissent bénéficier de la rente qui y est liée, via leur facture d'électricité. Or, aux termes du projet de loi, la régulation du nucléaire ne concernerait que le nucléaire historique, à tout le moins les centrales dont les autorisations d'exploitation auraient été délivrées avant le 31 décembre 2025. Par conséquent, pour les centrales pour lesquelles les autorisations auraient été livrées après le 31 décembre 2025, les consommateurs paieraient en quelque sorte les investissements, sans bénéficier d'aucune régulation de prix sur leur facture, ce qui est tout de même problématique.
Pour conclure, nous estimons que, sur cette question très importante, il faut laisser du temps au temps. On ne peut pas bâcler un tel projet de loi. Certes, la date du 31 décembre 2025 approche, mais pourquoi ne pas prolonger le dispositif actuel, en l'améliorant, en laissant le temps à l'ensemble des parties prenantes de discuter d'un véritable cadre qui soit protecteur aussi bien d'EDF que des consommateurs ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - M. Autier vient de nous dire qu'il faudrait prolonger le système actuel, dont on sait qu'il n'est pas très satisfaisant, dans la mesure où il est basé à hauteur de 45 % sur le nucléaire historique, alors même que celui-ci représente 70 % de la production totale. Aussi, que faut-il comprendre ? Il faudrait apporter des précisions.
Monsieur Carlier, quel serait, selon vous, le bon mode de calcul du TRVE ? Faut-il prolonger l'existant ?
M. François Carlier. - Il doit être modifié.
Le texte communautaire dispose que le tarif réglementé est contestable. Cela veut dire que les cinquante fournisseurs alternatifs doivent pouvoir être moins chers. De fait, il faudra probablement que l'Europe revoie à un moment cette règle de la contestabilité.
Que la règle actuelle s'applique durant les quinze ou dix-sept premières années du marché, c'est un classique d'une politique de la concurrence quand un marché se construit : on met le pied à l'étrier de ceux qui y entrent - les fournisseurs alternatifs dans le cas présent. Mais cette période de l'adolescence est révolue. C'est bien pour cette raison que la loi Nome a prévu que le système prendrait fin en 2026. Tout l'esprit de la commission Champsaur était de dire qu'il fallait mettre le pied à l'étrier des fournisseurs alternatifs le temps qu'ils produisent ou, plus encore, qu'ils fassent de l'innovation-service. Or ils ne l'ont pas fait, se contentant de vivre sur le système Arenh. La période de l'adolescence prenant fin en 2026, la contestabilité ne peut plus s'appliquer comme elle le faisait jusqu'à présent, de manière aussi absolue. Dès lors, tous les arguments que font valoir les fournisseurs alternatifs auprès de la CRE pour que le TRVE augmente ne sont plus recevables a priori. Par exemple, ils vont prétendre que, en tant que nouveaux fournisseurs, capter des clients leur coûte plus cher qu'à EDF, ou bien que, du fait de leur taille plus réduite, la couverture du marché leur demande plus de moyens. Voilà ce sur quoi repose le mécanisme de la contestabilité. La CRE, soyons clairs, est ravie d'accéder à cette demande, son objectif étant d'encourager à l'ouverture du marché.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Dans votre esprit, comment les fournisseurs alternatifs achètent-ils leur électricité et à quel prix ?
M. François Carlier. - C'est là que se pose la question de l'écrêtement. À un moment, il n'existe plus de raison de leur mettre le pied à l'étrier. Ces fournisseurs doivent alors avoir accès au marché de gros, éventuellement passer des contrats de long terme avec EDF. Certains acteurs s'y mettent, comme TotalEnergies. Si ces conditions d'accès au marché leur sont moins favorables que pour EDF ou qu'un autre grand acteur, ils ne peuvent pas en tirer argument pour demander une augmentation du TRVE.
Probablement faut-il réviser le texte européen ou, en tout cas, s'entendre avec nos partenaires européens. Mais, à Bruxelles, l'idée fait son chemin que les règles applicables au moment de la création d'un marché n'ont pas vocation à durer trente, cinquante ou quatre-vingt-dix ans. Logiquement, le TRVE correspond au coût complet optimisé - je ne demande pas un mégawattheure à 90 euros - d'EDF.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quid de 70 euros ? On peut penser que l'accord se fera sur ce prix. Ce serait nettement moins qu'aujourd'hui.
M. François Carlier. - Il est de 30 dollars aux États-Unis !
Dès lors que les fournisseurs alternatifs ont accès au marché de gros, à des contrats de long terme, le fait qu'ils soient plus chers ne doit pas être une raison pour augmenter le TRVE, au nom de la contestabilité.
M. Antoine Autier. - Je ne dis pas que tout va bien et qu'il faut pérenniser le système actuel. Le problème, c'est le calendrier : le 31 décembre 2025, c'est bientôt, et il ne faudrait pas que le Gouvernement prenne prétexte de cette urgence pour mettre en place des mesures de régulation post-Arenh sans qu'une discussion posée soit possible pour aller vers davantage de protection des intérêts des consommateurs.
Prenons le temps, quitte à retarder l'extinction des dispositifs issus de la loi Nome. Cependant, nous ne prétendons pas qu'il faille maintenir le schéma actuel : dès lors qu'il est avéré que l'écrêtement de l'Arenh rapporte à EDF et coûte aux consommateurs, l'idée est de réintroduire la possibilité de rehausser son plafond, de manière à faire baisser les factures. Cette baisse ne serait pas indue, sauf à vouloir privilégier l'intérêt du producteur, en préférant que ce soit EDF qui valorise l'Arenh sur les marchés, au détriment des consommateurs. Telle n'est pas notre option. Bien entendu, EDF ne doit pas perdre d'argent, mais il faut que les consommateurs puissent bénéficier des outils industriels dans lesquels ils ont investi.
Si c'est la condition sine qua non pour permettre un véritable débat sur l'élaboration d'un cadre beaucoup plus protecteur que celui qui a été présenté, nous y sommes tout à fait favorables.
M. François Carlier. - S'il s'agit d'accorder un droit à l'électricité nucléaire à tous les consommateurs - nous ne le revendiquons pas, contrairement à l'UFC -, alors il ne faut pas répéter l'erreur de la loi Nome : ce droit ne doit pas transiter par le fournisseur, pour éviter toute manipulation. Sans compter que la CRE ne s'en sortira pas ! En effet, on a tous en tête les manipulations spéculatives autour de l'Arenh : les fournisseurs demandent un maximum d'Arenh, puis certains font - on l'a vu en 2022 - ce qu'on appelle de l'» arbitrage saisonnier », avec, derrière, des pratiques commerciales très trompeuses. Nous sommes d'ailleurs en train de préparer des plaintes au pénal et au civil.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je comprends un peu mieux vos propositions. La France s'est battue à Bruxelles pour obtenir la possibilité d'avoir des contrats pour différence. Que pensez-vous d'un contrat pour différence sur le nucléaire existant, qui remplacerait l'Arenh ?
Monsieur Carlier, vous avez parlé de la disponibilité du parc nucléaire, élément très important, nous invitant à interroger M. Lewandowski à ce sujet. C'est ce que nous ferons, tout comme nous l'interrogerons sur le prix du mégawattheure aux États-Unis - 30 dollars - et en Finlande. Pensez-vous que la disponibilité du parc nucléaire, qui est effectivement un problème depuis 2016, soit liée, au-delà de la corrosion sous contrainte, à des défaillances de gestion de la part d'EDF ?
Mme Lucile Buisson, chargée de mission énergie, transports et environnement de l'UFC-Que Choisir. - Je vais répondre sur le complément de rémunération. En réalité, le projet de loi Souveraineté énergétique prévoit, en quelque sorte, ce complément. C'est bien là tout le problème.
M. Franck Montaugé, président. - Ce texte, les parlementaires ne l'ont pas encore vu !
Mme Lucile Buisson. - En effet, il a juste fait l'objet d'une présentation devant le Conseil national de la transition écologique (CNTE), mais n'a pas été soumis au Parlement.
La proposition qui est faite est celle d'un complément de rémunération destiné à compenser le producteur lorsqu'il n'arrive pas à vendre à un prix suffisant sur le marché, et d'une taxation au-delà d'un certain plafond, pour rendre au consommateur le surplus que ledit producteur a obtenu sur le marché. Il s'agit là d'un entre-deux difficilement compréhensible.
D'une part, différents plafonds sont proposés - ils ne figurent pas dans le texte, mais ont été évoqués dans une consultation publique parallèle -, à savoir 78 euros et 110 euros le mégawattheure. Au-dessus de ces seuils, l'État prélèverait respectivement 50 % et 90 %.
Ces plafonds sont particulièrement hauts au vu des coûts que doit supporter le parc nucléaire français.
M. Franck Montaugé, président. - C'est un peu de la science-fiction, car vous parlez de quelque chose dont nous n'avons pas eu connaissance...
Mme Lucile Buisson. - Il nous a été répondu que ces plafonds ont été fixés - de manière assez opaque - très haut, de manière à inclure la prime de risque d'EDF lorsque les prix de marché seront très bas. C'est également ce qui explique le caractère aussi tardif du « prélèvement ». Le but est d'offrir à EDF une certaine largesse financière, notamment pour financer de nouvelles centrales.
D'autre part, et en parallèle, le projet de loi prévoyait la possibilité d'un complément de rémunération par le bas, au cas où EDF ne vendrait pas suffisamment cher son électricité sur les marchés et n'atteindrait pas son seuil de rentabilité.
Ce système est particulièrement inadéquat. Il vaudrait mieux un vrai complément de rémunération, comme la réforme du marché d'électricité en ouvre la possibilité, pour compenser un bas tarif de marché, avec un plafond beaucoup plus bas pour les consommateurs, lequel pourrait s'établir autour de 60 euros le mégawattheure, dans une logique redistributive. Au-delà de ces 60 euros, la rente ferait l'objet d'un prélèvement au profit des consommateurs, EDF percevant une compensation dans le cas où les prix de marché seraient trop bas.
Pour résumer, mieux vaut un complément de rémunération avec un plafond qui soit conforme aux coûts de production d'EDF et une compensation en cas de prix bas sur le marché plutôt que le système qui a été proposé dans ce projet de loi, un entre-deux très peu favorable aux consommateurs.
M. François Carlier. - La CLCV ne dispose pas d'une expertise technique telle qu'elle puisse se prononcer sur la question de la disponibilité du parc nucléaire. Mais, que l'on y soit favorable ou non, force est de constater que sa mise en place dans les années 1970 et 1980 a été un immense succès industriel et une fierté française.
Dans les années 2000, quand est apparu le marché de gros, EDF s'est demandé comment articuler son parc nucléaire avec celui-ci. Plutôt que de faire le choix, simple, de produire au maximum à peu près tout le temps - sauf l'été, quand les besoins sont moindres -, EDF a choisi de produire peu ou prou en fonction des prix.
De fait, les arrêts ou modulations de production obéissent parfois à des impératifs techniques, mais ils sont également décidés en fonction des anticipations de prix dans l'année.
C'est ce que l'on appelle une gestion en valeur d'usage ; elle est pratiquée classiquement dans l'hydroélectricité, par exemple. Dans le nucléaire, EDF est le seul exploitant au monde à pratiquer cette optimisation en fonction des signaux tarifaires. À qui profite-t-elle ? À EDF ? Au consommateur ?
Par ailleurs, sur le plan technique, ce principe de modulation par stop and go ne contribue-t-il pas à fatiguer l'outil ? Même si la question commence à être soulevée, j'y répondrai de manière très prudente, pour m'épargner la réception de courriers recommandés la semaine prochaine...
Nous faisons partie des associations qui ont mis les pieds dans le plat à ce sujet, sans que nous soyons les plus compétents sur le plan technique. Ce faisant, nous avons constaté qu'il n'existait quasiment aucune littérature publique sur cette question. Autrement dit, l'opérateur, dont on peut être très fier au regard de ses succès industriels, a fait le choix d'une modalité de gestion qui n'a jamais été évaluée ou auditée. La CRE, avec qui nous en avons discuté voilà dix-huit mois, nous a indiqué s'être penchée sur cette question de la modulation en 2008-2009 et avoir l'intention de s'y intéresser de nouveau.
Pour notre part, nous avons alerté sur ce point, en disant qu'il fallait un débat non seulement sur les prix, mais aussi sur la gestion de l'outil nucléaire, ce que vous faites peu ou prou.
M. Daniel Salmon. - Je vous remercie de ces exposés, mais je suis quand même assez surpris que vous n'abordiez le sujet qu'à travers la focale du prix. En général, on parle du consommateur-acteur, et là, il n'est question ni du citoyen ni du contribuable.
Vous laissez entendre que l'on ne sait pas si la modulation permet à EDF de s'enrichir, que l'on ignore qui est gagnant, qui est perdant. À ce jour, les comptes d'EDF ne sont pas glorieux, avec une dette de 55 milliards d'euros et des investissements colossaux à faire.
Interrogés sur la modulation, les représentants d'EDF nous ont bien indiqué qu'elle visait à une optimisation des gains. Quand le prix du mégawattheure est très bas, il n'y a alors aucun intérêt à vendre de l'électricité ! Et, étant donné que le réacteur d'une centrale fonctionne avec un combustible, à un moment, il faut procéder à son rechargement... D'après ce que j'ai compris, c'est la raison pour laquelle EDF a fait le choix, pour optimiser l'utilisation de son combustible, de ne pas faire tourner le réacteur lorsque le prix du mégawattheure sur le marché est peu élevé.
Par ailleurs, EDF parle non pas d'« arrêt », mais de « modulation » de la puissance de ses réacteurs et conteste toute idée de fatigue.
Le sujet doit être creusé, mais cette approche n'est pas la vôtre.
Par quels moyens le citoyen-consommateur peut-il s'approprier sa consommation d'énergie et aller vers davantage de sobriété et d'efficacité énergétique, lesquelles sont nécessaires étant entendu qu'il n'existe aucune énergie vraiment propre ?
M. François Carlier. - Qu'une entreprise en situation de monopole dans la production d'électricité nucléaire optimise ses gains est un sujet. Je n'en dis pas plus.
Le bouclier tarifaire a permis de protéger le consommateur, mais il a coûté très cher à l'État. Franchement, nous n'étions pas très fiers... Pourtant, en tant qu'association de consommateurs, nous aurions pu tenir un discours de tribune consistant à réclamer un tel bouclier, sans nous soucier des contribuables. Ce qui est totalement anormal, c'est que le TRVE ait pesé à ce point sur les finances publiques.
La consommation et la sobriété énergétique ne sont pas forcément le sujet de la commission d'enquête, ce qui explique que je n'en ai pas parlé. Pour autant, je considère que l'appel à la sobriété lancé en 2022 par le Gouvernement a été une réussite. On a ainsi assisté à un nouveau mouvement vers la sobriété énergétique, après celui des années 1970, ce qui est un vrai motif de satisfaction. On le mesure non seulement dans les chiffres, mais également quand on interroge les gens. D'ailleurs, le Gouvernement aurait pu davantage s'en prévaloir. C'est pour cette raison, soit dit en passant, que les prix ont baissé. Partant, cela pose la question du calibrage de l'outil de production.
On a futilement passé vingt ans à « se prendre la tête » sur l'ouverture du marché de détail, ce qui a contribué à déstabiliser EDF, sans nous poser des questions finalement plus importantes. Plutôt que s'interroger sur l'ouverture du marché de détail - même si cela donne l'occasion à notre association de mener des actions en justice -, il aurait mieux valu s'intéresser à la sobriété énergétique, mais également à la gestion de l'outil nucléaire. Au final, cette ouverture du marché de détail nous a détourné de ce qui était fondamental.
M. Antoine Autier. - Nous sommes entrés dans le sujet par le prisme du prix, qui correspond, selon nous, au cadrage général de la commission d'enquête, car c'est un véritable sujet pour les consommateurs.
Aujourd'hui, la facture d'un ménage s'élève, en moyenne, à 2 240 euros par an, soit 1 000 euros de plus qu'il y a dix ans. Certains consommateurs paient plus de 300 euros d'électricité par mois, notamment ceux qui habitent de grands logements - souvent des passoires thermiques - chauffés à l'électricité. La question du prix est une préoccupation majeure des consommateurs.
Nous travaillons également sur la sobriété et l'efficacité énergétique. Il faut appeler le consommateur à la sobriété ; or, très souvent, celle-ci est contrainte, c'est-à-dire qu'elle est imposée par le signal prix. Il s'agit donc d'un renoncement. La diminution de la consommation est liée au fait que les prix sont tellement élevés que les gens sont contraints de renoncer à se chauffer en hiver. Chacun peut le constater sur le terrain et c'est un véritable problème.
Au sein de notre association, nous travaillons beaucoup sur la question de l'efficacité énergétique. Beaucoup de personnes habitant des passoires thermiques subissent la situation ; locataires, elles n'ont pas les moyens de rénover leur logement. C'est un point d'intérêt et un enjeu d'action dans nos dialogues avec les pouvoirs publics.
Nous défendons non pas le prix bas, mais le prix juste, c'est-à-dire celui qui permet au producteur de couvrir ses coûts et de réaliser une marge normale. Il ne s'agit pas de permettre à EDF de valoriser sur les marchés des volumes nucléaires produits au détriment des consommateurs pour renflouer une dette qui, d'ailleurs, ne leur est pas imputable. Selon la Cour des comptes, le système Arenh a été relativement neutre pour EDF sur l'ensemble de la période ; l'Arenh n'est donc pas la cause de la dette de 50 milliards d'euros d'EDF.
Mme Denise Saint-Pé. - Je partage les propos de M. Carlier sur l'opacité des comptes d'EDF. Les réponses que j'ai obtenues d'EDF ne m'ont pas du tout convaincue.
Personne ne conteste le rôle et le poids d'EDF, qui est un monopole.
J'espère que le Parlement se saisira du problème de l'opacité des comptes d'EDF, car, aujourd'hui, nous, parlementaires, n'avons aucune information : EDF ne parle pas, ne veut pas parler et encore moins aux parlementaires. Je destine ce constat au président et au rapporteur de notre commission d'enquête.
Après l'ouverture du marché, il a été demandé aux fournisseurs alternatifs d'investir dans des moyens de production. L'Arenh a été mis en place, les alternatifs ont eu accès à l'énergie nucléaire, mais très peu - j'attends les informations - ont investi dans les moyens de production, alors qu'ils y étaient obligés. Cela veut-il dire que personne n'a rien contrôlé ?
Le cadre juridique en vigueur nous permet-il d'avoir un droit de regard sur les investissements des alternatifs, afin qu'ils participent aussi à la production d'électricité en France ?
M. François Bonneau. - On nous a souvent dit que, en vendant l'électricité au tarif Arenh de 42 euros du mégawattheure, EDF perdait de l'argent. Or vous avez indiqué que le prix du nucléaire amorti était de 30 euros. Qu'en est-il réellement ?
Monsieur Carlier, vous nous avez invités à réfléchir sur l'optimisation de la production nucléaire d'EDF. La même question se pose sur la production issue des renouvelables : comment faire pour que le consommateur puisse profiter du meilleur prix ?
M. François Carlier. - Au moment où le prix Arenh a été fixé à 42 euros, les estimations de la CRE s'élevaient environ à 36 euros ou 39 euros le mégawattheure. Le prix a donc été fixé à 42 euros par mégawattheure, afin d'anticiper les hausses. Le prix était très bien sur la première période de la loi Nome. Ensuite, il était sensiblement trop bas. Cela étant dit, avancer qu'il faut le fixer à 62 euros ou 70 euros, c'est tout autre chose.
Madame la sénatrice, pour répondre à votre question, l'équilibre de la loi Nome peut être résumé ainsi : « on vous met le pied à l'étrier, puis vous devenez producteur. » En réalité, c'était un voeu pieux ! Cette ouverture ne tenait pas la route. En fait, on a fait semblant de dire : « vous allez devenir producteur », mais personne n'y croyait. Cela dit, il faut convenir - c'est l'argument utilisé - que le secteur hydroélectrique n'est pas tellement ouvert.
Le débat porte dorénavant davantage sur les règles de solvabilité et sur l'innovation. Les alternatifs auraient dû innover, à l'instar des opérateurs lors de la libéralisation du marché des télécommunications : à ce moment, Free a innové en proposant une offre - le triple play - à 29,90 euros et un service, la box, et aucune commission d'enquête n'a été lancée !
M. Franck Montaugé, président. - On ne leur a jamais fait payer le réseau !
M. François Carlier. - Peut-être...
M. Franck Montaugé, président. - C'est sûr ! C'est un vrai sujet.
M. François Carlier. - Il est indéniable que les opérateurs aient innové, à l'inverse des fournisseurs, qui n'innovent pas. Regardez les publicités dans le métro : le message, en clair, c'est : « Avec l'Arenh, nous vous faisons économiser jusqu'à 20 % sur votre facture d'électricité par rapport au TRV. »
Il faut mettre en place des règles prudentielles, sur lesquelles la CRE travaille. On ne peut plus entrer dans ce marché avec seulement quelques millions d'euros.
D'ailleurs, on peut résumer à grands traits les powerpoints des fournisseurs alternatifs. Première slide : « avec l'Arenh, je suis ceinture et bretelle » ; deuxième slide : « de toute façon, le TRV sera toujours plus haut » ; troisième slide : « donnez-moi 5 millions ou 8 millions d'euros et je rentre sur le marché. » On parle tout de même d'un marché de matières premières - commodities, en anglais.
Il est temps de mettre en place, comme cela a été fait à la suite de la crise financière de 2008, des obligations de solvabilité. Les trois quarts de fournisseurs alternatifs seraient évincés du marché, ce à quoi ils objecteraient : « Et la contestabilité ? Vous n'avez pas le droit ! » Or, en l'état actuel du droit, il n'est pas sûr que le Conseil d'État juge que l'argument ne soit pas valable.
On entend dire maintenant qu'ils doivent passer « à l'âge adulte ». Soit, mais cette injonction, à mon sens, concerne moins la production que les obligations de solvabilité. Pour le reste, qu'ils innovent !
M. Franck Montaugé, président. - Si j'ai bien compris, vous ne voulez pas que les tarifs régulés soient la variable d'ajustement du système.
M. François Carlier. - Exactement.
M. Franck Montaugé, président. - Je ne suis pas un zélateur du principe de la libre concurrence, tel qu'il a conduit à la libéralisation de ce marché, mais, tout de même, qu'en serait-il du respect de principe de contestabilité ? Vous l'avez dit, près de 75 % des alternatifs seraient évincés !
M. François Carlier. - La contestabilité est un principe général du droit de la concurrence. Dans n'importe quel autre marché mature, un fournisseur proposera des offres moins chères, si sa structure de coûts le lui permet.
À l'origine, nous étions défavorables à l'ouverture à la concurrence. Une fois que celle-ci était effective, je comprends que de telles mesures « transitoires », comme on les a appelées, aient été mises en place. La force de la loi Nome, issue des travaux de la commission Champsaur, était moins d'imposer une obligation de production que de mettre fin à la contestabilité en 2026, car, à cette date, l'ensemble des acteurs serait « adulte ». Après cette période, si un fournisseur est moins cher, dont acte ! Cela peut tout de même susciter des débats sur l'accès à l'hydroélectrique...
M. Antoine Autier. - La loi Nome a été un voeu pieu. Il n'y a pas eu d'obligation, alors que les fournisseurs alternatifs voulant bénéficier de la production nucléaire d'EDF auraient pu être contraints de participer à son financement.
On aurait pu conditionner l'accès à ce système à la participation au financement du développement des centrales EDF.
M. Franck Montaugé, président. - Et les PPA ?
M. Antoine Autier. - Certes, mais ils soulèvent les mêmes questions de tarification.
Selon nous, le problème fondamental de la loi Nome est lié à l'absence d'obligation pesant sur les fournisseurs alternatifs.
En 2021, dans le cadre de la nouvelle régulation, nous avons demandé la mise en place d'un système symétrique, qui fasse peser des obligations de financement sur les fournisseurs alternatifs. Cette position est liée à ce que j'ai avancé plus tôt : nous défendons non pas le prix bas, mais le prix juste. Elle n'arrange a priori pas les consommateurs.
Nous considérons qu'il était anormal que l'électricité produite par EDF ne soit pas vendue au prix Arenh sur les marchés, lorsque les prix lui étaient inférieurs. Le système doit permettre aux fournisseurs alternatifs d'accéder à des outils de production non reproductibles, en raison du monopole naturel d'EDF. Il doit également les obliger à acheter l'énergie à EDF au prix du coût complet, même lorsque les prix de marché lui sont inférieurs. S'ils ne veulent pas entrer dans le dispositif, tant pis pour eux !
Si les secteurs où EDF est en situation de monopole sont régulés et si les fournisseurs sont sur un pied d'égalité, alors il y a un espace pour la concurrence.
Si les fournisseurs alternatifs n'investissent pas, s'ils sont moins performants qu'EDF, si leur offre est moins intéressante que celle d'EDF, s'ils doivent disparaître du marché, tant pis ! Nous ne disons pas qu'il faut cinquante fournisseurs alternatifs sur le marché. Pourquoi assurer à quelque fournisseur alternatif que ce soit une viabilité sur le marché ?
Il faut un socle commun qui bénéficie directement au consommateur, et il faut laisser un espace à la concurrence. Autrement dit, EDF doit optimiser ses coûts sur la production ou sur la fourniture d'électricité qui n'est pas issue des centrales nucléaires ou hydroélectriques.
Si le tarif EDF est plus intéressant que celui des fournisseurs alternatifs, tant mieux pour EDF et tant pis pour les fournisseurs alternatifs. On ne les pleurera pas !
M. Victorin Lurel. - J'approuve vos propos, aussi bien comme législateur que comme consommateur.
L'opacité d'EDF dépend de modèles mathématiques que personne n'a expliqués.
Fini le monopole naturel, bienvenue la contestabilité ! Je rappelle que cette notion, issue des travaux de Jean Tirole, prix Nobel d'économie, a été inscrite dans la loi. Telle est la doxa : il faut une part de concurrence dans la gestion du marché.
Selon vous, quel serait le coût complet ou le coût de production augmenté d'une marge qui permettrait de couvrir les coûts d'EDF, tout en introduisant une petite dose de concurrence ? À ce calcul, il faut ajouter une marge garantissant le remboursement de la dette et le renouvellement du parc d'EDF.
Deux arguments ont été avancés. Premièrement, les investissements sont nombreux, il faut donc fixer un prix, à 42 euros hier, à 78 euros ou à 110 euros aujourd'hui. Deuxièmement, il faut investir dans le renouvelable, ce qui nécessite de faire du stop and go pour investir dans le réseau et c'est sans compter les coûts de raccordement.
Ces éléments étant posés, quel serait le coût de production complet augmenté d'une marge suffisante ?
Par ailleurs, quel est l'effet du compteur Linky sur le prix payé par le particulier ?
Ayant évoqué ma situation personnelle lors de notre réunion hier, je ne l'évoquerai pas aujourd'hui, mais tout de même ! Le service clients d'EDF m'a indiqué qu'il me fallait une puissance de 12 kilovoltampères (kVA), alors que je suis seul chez moi, d'où je suis souvent absent - je vis en Guadeloupe. À cela, j'ai répondu que 6 kVA me suffisaient, mais on m'a rétorqué que, selon les modèles d'intelligence artificielle, il me faut 9 kVA... Ma facture s'élevait à 80 euros lorsque j'avais un compteur électromécanique ; elle s'élève désormais à 130 euros. En mars, on m'a même annoncé une facture à 400 euros, avant que cela ne soit très récemment rectifié. Une telle situation est incompréhensible pour le particulier.
Quel est votre ressenti sur les compteurs Linky ?
M. Antoine Autier. - Sur le coût complet, on peut vous donner non pas un chiffre, mais une méthode. C'est la méthode qui fixe le prix juste, en toute transparence.
La commission Champsaur II a été chargée de déterminer le prix du nucléaire régulé. Il y avait des approches méthodologiques différentes, qui aboutissaient à des chiffrages différents. Nous devons débattre de la comptabilisation du coût complet. Pour cela, il faut regarder les hypothèses du coût du capital.
Souvent, nous avons lu dans la presse des fuites de rapports confidentiels rédigés par la CRE, imprimés en sept exemplaires et remis au Gouvernement, pour ainsi dire.
Le coût complet correspond au coût de production du nucléaire et de l'hydroélectrique et au coût d'approvisionnement réel. À cela, on peut ajouter une marge, qui est prise en compte dans le calcul actuel du TRV.
Dans quelle mesure les investissements que doit mettre en place EDF pour le renouvellement du parc nucléaire sont-ils pris en compte dans ce tarif ? Voilà ce qui peut faire l'objet de nos réflexions. Cela soulève la question des investissements ; or est-ce au consommateur actuel de payer les investissements futurs ? On peut aussi imaginer qu'il y contribuera au moment de l'amortissement. Nous n'avons pas d'avis tranché sur la question.
Nous avons été sceptiques sur l'intérêt du compteur Linky, notamment en raison du coût associé à son déploiement - c'est le consommateur qui le paie.
Si, alors que votre puissance maximale est de 8 kVA, l'intelligence artificielle indique qu'elle est à 12, cela prouve qu'elle n'est pas si intelligente...
Nous regrettons, monsieur le sénateur, que le montant de votre facture ne soit pas du tout corrélé à votre consommation : vous devriez pouvoir choisir la puissance que vous souhaitez.
M. François Carlier. - Je vous encourage à vous intéresser à la situation aux États-Unis. La régulation relève de la compétence de chaque État ; l'État fédéral s'occupe seulement du grand transport. Selon moi, c'est plus sage que ce qui est en vigueur à l'échelle de l'Union européenne, où tout doit être similaire.
Or, aux États-Unis, il y a tous les systèmes de régulation : il y a autant de monopoles purs que de marchés et la répartition n'est pas partisane. Du reste, la libéralisation du marché de l'électricité dans l'Oregon, demandée par le législateur texan, n'aura jamais lieu. Il y a un kaléidoscope de régulations.
Dans certains États existe une rente naturelle ; la nôtre est fondée sur le nucléaire et, dans une moindre mesure, sur l'hydroélectrique. Dans les États américains, cette rente se compose avant tout d'hydroélectrique et, en partie seulement, de nucléaire, notamment en Oregon. Dans ces États, le marché de détail est souvent un monopole, au motif qu'il serait inutile de créer une concurrence artificielle.
La plupart des comparaisons sont européennes, mais nous sommes le seul pays d'Europe avec autant de nucléaire et les régulations sont relativement unifiées à l'échelle de l'Union européenne. Les États-Unis ont des modes de régulation assez variables selon les États, notamment pour les prix. La France a connu un grand succès dans la création de l'outil nucléaire, mais elle a sans doute à apprendre des modes de gestion et de régulation des prix employés aux États-Unis.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'aimerais connaître votre avis sur la fiscalité de l'électricité dans son ensemble, car c'est une composante non négligeable du prix.
Par ailleurs, quels outils pourraient, selon vous, permettre une meilleure régulation, plus de sobriété et d'efficacité de la consommation ? Aujourd'hui, il y a beaucoup d'informations que l'on ne peut connaître que si le client accepte de les transmettre ; or peu d'entre eux en prennent l'initiative. Ne pourrait-on pas passer à un système inverse, où la transmission serait systématique, sauf opposition du client ?
M. Antoine Autier. - La fiscalité représente traditionnellement environ le tiers de la facture d'électricité. Les consommateurs ne comprennent pas grand-chose aux taxes et contributions spécifiques qui pèsent sur leurs factures. Il en va ainsi de la contribution tarifaire d'acheminement : on peut croire, au vu de son intitulé, qu'il s'agit de financer le réseau, mais ce n'est pas du tout le cas - c'est une contribution au régime de retraite des salariés de l'électricité. Les consommateurs doivent savoir quelle est la destination des taxes et contributions qu'ils acquittent. Ils peuvent s'attendre à ce que la contribution au service public de l'électricité (CSPE) soit fléchée, par exemple vers le développement des énergies renouvelables.
Le principe d'une fiscalité spécifique sur l'énergie ne nous pose pas de problème, tant qu'elle ne dépasse pas un niveau raisonnable. Un point nous gêne toutefois, même s'il reste marginal, car il peut nuire à l'acceptabilité de la taxation : le fait que les taxes et contributions spécifiques sont assujetties à la TVA. Où est la valeur ajoutée, sinon pour les finances publiques ? Dans un contexte de hausse des prix, les consommateurs portent une attention plus importante au niveau et à la pertinence de la fiscalité. Nous plaidons donc pour la fin de l'assujettissement à la TVA des autres taxes et contributions. Certes, la fiscalité a beaucoup baissé, ces dernières années, pour compenser la hausse des prix, mais on parle aujourd'hui de la réaugmenter. Le ministre de l'économie justifie l'arrêt du bouclier par le fait que les prix de l'électricité reviennent à la normale, mais, en réalité, les prix sont à leur plus haut niveau historique, alors que le pouvoir d'achat est déjà sous tension ! Réaugmenter la fiscalité de l'électricité n'est donc pas opportun.
M. Victorin Lurel. - Vous évoquez un empilement de taxes : si je vous comprends bien, on fait porter la TVA sur la CSPE, sur les taxes communales et départementales, ou encore, dans mon territoire, sur l'octroi de mer...
M. Antoine Autier. - Absolument, tout entre dans l'assiette de la TVA. On peut, à cet égard, s'interroger sur le consentement à l'impôt.
Concernant la transmission des données de consommation, très clairement, l'UFC-Que choisir défend l'opt-in. Laissons au consommateur le soin de transmettre ses données s'il le souhaite.
Se pose aussi la question de la qualité des données qui lui sont fournies en retour, une fois qu'il a donné son consentement à ce traitement. Je pense aux options tarifaires proposées. Pour effectuer un choix de manière éclairée, il serait utile de bénéficier d'une mesure de sa consommation dans chacune des plages horaires, creuses ou pleines, d'autant que celles-ci ont évolué. Or cette information est inaccessible sur le site du gestionnaire : on dispose de sa consommation heure par heure, mais on ne peut aisément la regrouper entre heures creuses et heures pleines. De la sorte, on ne peut déterminer sans efforts démesurés combien on paierait si l'on souscrivait à telle ou telle option tarifaire différenciée selon les heures.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Une transmission par défaut des données de consommation n'aurait-elle pas de bons effets, comme aboutir à des tarifs plus incitatifs et, ainsi, encourager la sobriété ? Aujourd'hui, assez peu de consommateurs accomplissent cette démarche, ce qui limite les données dont on peut disposer pour affiner la régulation.
M. Antoine Autier. - La position de notre association est déterminée par son conseil d'administration, auquel je suis tout prêt à soumettre votre argument... Mais c'est largement une question de pédagogie : il faudrait que la transmission de ces données ait une vraie utilité pour le consommateur, notamment dans le choix entre options tarifaires. L'information en la matière pourrait lui être fournie par le gestionnaire ou le fournisseur.
M. François Carlier. - L'électricité est devenue un bien fortement taxé, alors que c'est un bien essentiel. Par ailleurs, entre gaz et électricité, il me semble que cette dernière n'est pas gagnante sur le plan fiscal, ce qui me paraît peu cohérent avec nos objectifs.
Nous sommes favorables à l'optimisation de la consommation. Des efforts doivent être faits. Les associations de consommateurs, par définition, défendent le consentement de ces derniers. Concernant la transmission des données, je pense que les offres commerciales différenciées n'ont pas encore rencontré la demande ; seule la relance de l'offre Tempo d'EDF a été intéressante. Le même problème se rencontre à l'étranger. De fait, le gain permis par les offres « smart » n'est pas énorme pour le consommateur et un choix éclairé est trop difficile.
Concernant le Turpe et les réseaux en général, dans le système actuel, une baisse de consommation entraîne une hausse du prix. Les élus de zones urbaines le savent bien s'agissant de l'eau potable, dont la consommation baisse en l'absence de gain démographique. On va le voir à une bien plus grande échelle encore pour le gaz. L'électricité ayant plus d'avenir, le problème sera moindre, mais la baisse de consommation prévisible entraînera forcément une hausse du Turpe. Pour l'eau potable, les collectivités ont cherché à obtenir des gains de productivité pour atténuer la hausse tarifaire. Par ailleurs, si le Turpe augmente trop, cela remettra en cause le modèle de gestion centralisé : si le coût du transport ne cesse de croître, tout ce qui est décentralisé sera plus intéressant. Reste à savoir si cela serait bon ou mauvais...
M. Daniel Salmon. - Les associations de consommateurs demandaient des compteurs Linky déportés, pour que l'on puisse avoir une vision de sa consommation, à des fins de sobriété et d'économie. Portez-vous toujours cette demande ?
Le coût du mégawattheure nucléaire est un enjeu crucial de nos discussions. Le juste prix, selon vous, est-ce les 30 dollars américains ou les 120 livres britanniques ? La différence est d'au moins un à quatre ! Pour estimer le coût du nucléaire, il faut aller de A à Z, de l'extraction du minerai au Niger à l'enfouissement des déchets, en passant par l'enrichissement de l'uranium - il se fait actuellement pour moitié en Russie -, son exploitation dans les centrales et son retraitement à La Hague. Et il faut encore y ajouter les assurances pour accidents majeurs ! Il faut encore travailler pour établir la vérité des prix. Même a posteriori, c'est difficile, et c'est presque impossible de le faire à l'avance, comme en témoignent les EPR.
On a longtemps présenté le nucléaire comme une énergie bon marché, et encore aujourd'hui on voit en EDF un mauvais gestionnaire parce qu'il ferait payer cher le mégawattheure au consommateur, mais son endettement montre plutôt que les coûts ont été sous-estimés...
M. Antoine Autier. - Le compteur déporté était bien une demande d'UFC-Que choisir. C'était surtout une promesse qui avait été faite, celle d'un outil utile au consommateur, avec des informations en temps réel sur le coût de la consommation. Cette promesse n'a pas été tenue, alors même que le coût du déploiement des compteurs Linky a été assumé par le consommateur. Pour accéder à ces informations, il faut faire appel à des dispositifs payants, assurés par des tiers. Nous demandons toujours la mise en place d'un tel compteur, mais nous voyons bien qu'il a été enterré.
Je rebondis sur le Turpe. On constate aujourd'hui une augmentation très importante des prix payés par les consommateurs pour les réseaux. Cela relance la question du monopole, qui existe sur une large partie du réseau électrique. Le rapport de la Cour des comptes a laissé entendre qu'il y avait quelques problèmes d'égalité dans les modes de calcul du Turpe. Un opérateur en situation de monopole ne prend aucun risque : il répercute sur les particuliers les coûts de réseau.
M. Franck Montaugé, président. - C'est forcément un monopole...
M. Antoine Autier. - Certes, mais, puisque le gestionnaire a l'assurance de pouvoir répercuter ainsi les coûts, pourquoi assurer à ce même gestionnaire des marges très importantes ? Or c'est bien ce qui s'est passé pour Enedis, qui a pu faire remonter ces bénéfices à sa maison-mère EDF et in fine à l'État. On en revient à la problématique du prix juste.
M. François Carlier. - Pour ce qui concerne le coût du nucléaire, il faut distinguer entre le nucléaire historique et le nouveau nucléaire : un prix global est absurde ! Pour le premier, on peut largement objectiver les choses : on peut penser qu'un prix de 40 euros était devenu insuffisant, mais aller au-delà de 50 euros me paraîtrait injustifié.
M. Franck Montaugé, président. - Il faut prendre en compte les coûts de prolongation des centrales historiques.
M. François Carlier. - C'est amorti, même s'il y a de nouveaux investissements. Il peut y avoir des problèmes de disponibilité et de gestion. Cela impose un partage des surcoûts entre le consommateur et l'exploitant. Les chiffres que je vous donne ne sont que des estimations, une fourchette.
Pour les nouveaux ouvrages, c'est évidemment beaucoup plus compliqué. C'est plutôt la vérité économique du moment qui importe : l'ouvrage, quand il sort, est-il dans l'épure du contexte économique ou ne l'est-il pas du tout ? Tout l'enjeu de la baisse de prix est là. Si le prix est très déconnecté de l'environnement économique, le projet devient impossible. Tout investissement est une prise de risques.
M. Franck Montaugé, président. - Merci beaucoup de ces échanges.
Audition de M. Cédric Lewandowski, directeur exécutif groupe EDF, en charge de la direction du Parc nucléaire et thermique, le 4 avril 2024
M. Franck Montaugé, président. - Merci M. Cédric Lewandowski d'avoir répondu à notre sollicitation. Vous êtes directeur exécutif du groupe EDF, en charge de la direction du parc nucléaire et thermique.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Cédric Lewandowski prête serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier, dernier une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nous centrons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable, quelles sont ses perspectives de développement ? C'est la question centrale à laquelle nous souhaiterions pouvoir répondre d'ici quelques mois.
Notre audition, ce jour, portera sur le coeur nucléaire historique, qui a causé à notre pays et à nos concitoyens quelques inquiétudes, notamment en 2022. Il est essentiel que la représentation nationale et nos concitoyens soient bien informés de la situation de ce parc, qui est un gage de notre souveraineté énergétique nationale. Où en est la situation et quelle est l'évolution du productible depuis fin 2022 ? La variante haute annoncée pour 2030 est de 400 TWh. Vous nous direz si c'est toujours le cas. Cependant, EDF communique davantage sur le chiffre de 360 TWh. Comment atteindre le niveau de 400 TWh ? Que manque-t-il pour y parvenir ? Quels sont les obstacles qui persistent à nous empêcher de l'atteindre ?
Où en est le facteur de charge des réacteurs du parc nucléaire historique ? Pourquoi est-il sensiblement plus faible que la moyenne mondiale ? Je me permets de rappeler que le facteur de charge est le rapport entre l'énergie électrique effectivement produite par le parc historique, sur une période donnée, et l'énergie qu'il aurait produite s'il avait fonctionné à sa puissance nominale durant la même période. Au niveau mondial, ce facteur doit être de près de 85 %, selon nos informations, alors qu'en France, il serait plutôt de 65 % ou 70 %. Il était de 78 % en 2005. Comment le faire progresser ?
La corrosion sous contrainte, dont il a été beaucoup question (on comprend pourquoi), a profondément perturbé le système électrique français et l'on entend aujourd'hui parler d'un risque concernant les réacteurs de 900 MW. Qu'en est-il et à quoi doit-on s'attendre ? L'une des pistes, pour aujourd'hui et pour demain, est une augmentation de puissance du parc actuel qui accompagnerait la prolongation de la durée de vie des réacteurs. Quelles sont vos évaluations de ces possibilités d'augmentation, avec quel échéancier et quel coût ? Quels sont les obstacles éventuellement identifiés ?
Enfin, où en est-on en ce qui concerne la prolongation de la durée de vie du parc jusqu'à soixante ans et au-delà, notamment du point de vue des travaux engagés avec l'ASN, l'IRSN et le CEA ? Quels sont les fragilités et les éléments à traiter d'ores et déjà identifiés à cet égard ?
Avant de vous donner la parole, je la passe à Monsieur le rapporteur.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Le président a formulé un certain nombre de questions fondamentales à nos yeux (facteur de charge, modularité du système électrique, conséquences de cette modularité sur l'état du parc, risques restant présents, etc.). Nous pensions notamment que la corrosion sous contrainte était plutôt derrière nous. Est-ce réellement le cas ou bien ce risque est-il encore présent ? De quelle façon préparez-vous la prolongation éventuelle de la durée de vie des centrales à 60 ans, ce qui nous paraît nécessaire aujourd'hui ? Envisagez-vous une prolongation encore plus longue, jusque 80 ans, comme aux États-Unis ? Je reviendrai sur les États-Unis dans mes questions tout à l'heure, car nous disposons avec ce pays d'éléments de comparaison, concernant un parc historique, ce qui rend l'expérience américaine intéressante à nos yeux.
M. Cédric Lewandowski. - Nous sommes en vérité, aujourd'hui, dans une phase que je qualifierais, s'agissant du parc nucléaire, de convalescence dynamique. C'est une phase de reconquête de notre performance opérationnelle. Nous avons vécu récemment deux crises majeures. La première, connue de tous, est celle du Covid, qui nous a conduits à différer toute une série de travaux durant de très longs mois, créant une difficulté à reprogrammer certaines visites décennales. De manière beaucoup plus forte, la crise de la corrosion sous contrainte, en 2022, nous a conduits à la plus faible production de toute l'histoire du parc nucléaire, c'est-à-dire 279 TWh en 2022.
Nous nous relevons actuellement de cette crise. Néanmoins, celle-ci est encore présente et le sera jusqu'à la fin de l'année 2025. Lorsque j'étais intervenu devant l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques, j'avais indiqué que nous en avions pour trois ans. L'année 2022 s'est avérée particulièrement complexe puisque nous devions centrer nos travaux sur ce qui nous semblait être les réacteurs les plus affectés. Pour autant, les années 2024 et 2025 seraient également fortement concentrées sur le sujet de la corrosion sous contrainte, avais-je indiqué, en raison de la nécessité de procéder à tous les contrôles restants et aux réparations restantes. Le fait d'avoir découvert récemment à Blayais 4 ou à Paluel 2 de nouvelles traces de corrosion sous contrainte ne constitue donc pas une surprise pour nous. Nous sommes dans le cadre de la programmation industrielle de la reprise en main de ce grand sujet qu'est la corrosion sous contrainte.
C'est ce qui nous conduit à des prévisions de production, pour 2024 et 2025, qui demeurent assez modestes au regard de nos capacités. Notre objectif est de revenir à une échelle de 350 TWh fin 2025. Si nous y parvenons, nous aurons bien travaillé. C'est évidemment un défi en soi, avec une petite part d'incertitude liée au nombre de découvertes que nous ferons au cours des années qui viennent. La crise de la corrosion sous contrainte est donc toujours là, même si elle est en cours de maîtrise industrielle. Nos chantiers sont de plus en plus rapides. Notre capacité de compréhension du phénomène est désormais presque totale. Nous ne le vivons donc plus comme une menace mais comme l'inscription d'un défaut générique dans une programmation industrielle.
Nous avons produit en 2023 320,4 TWh, soit 5 TWh de plus que ce que nous avions envisagé. C'est non seulement parce que nous maîtrisons de mieux en mieux la corrosion sous contrainte mais aussi parce que nous avons lancé un programme visant à reprendre en main les arrêts de tranche, qui constituent notre point de faible. Ce grand programme lancé par la Direction du parc nucléaire, baptisé « Start 2025 », porte d'ores et déjà ses premiers fruits. C'est cet ensemble qui me fait dire que nous sommes aujourd'hui en reconquête de performance. Nous remontons la pente, même si celle-ci est assez raide, du fait notamment de la crise assez exceptionnelle que nous avons eu à affronter. C'était la crise que l'on craignait, finalement, depuis l'origine du parc, la crise du défaut générique. Notre parc étant très standardisé, le risque majeur est celui de constater sur l'ensemble du parc les mêmes défauts. Ceci vaut pour le palier N4 comme pour le palier 1 300 MW et le palier 900 MW. Nous avons des découvertes de corrosion sous contrainte, y compris sur le palier de 900 MW.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce n'est pas ce qui avait été dit au départ. On nous avait d'abord indiqué que ce problème était circonscrit aux réacteurs de 1 450 et de 1 300 MW.
M. Cédric Lewandowski. - Non, pas du tout. Nous avons eu d'emblée la conviction que les réacteurs les plus affectés étaient probablement les plus récents. C'est la raison pour laquelle nous avons concentré tous nos travaux sur le palier N4, c'est-à-dire Civaux et Chooz, qui constituent les centrales les plus récentes, et sur les centrales les plus récentes du palier 1 300. Tout le reste du programme, c'est-à-dire le reste du palier 1 300 MW et le palier de 900 MW, devait être traité par la suite, en 2024 et 2025. Nous sommes convaincus depuis le départ que nous allons, là aussi, trouver des fissures, ce qui est effectivement le cas, même si elles sont moindres, et de moindre importance. Nous avons toujours été extrêmement prudents et modestes sur le sujet, au nom de cette conviction selon laquelle il s'agissait bien d'un défaut générique.
Nous avons quasiment bouclé le programme du palier 1 300. Il reste quelques travaux à effectuer mais nous sommes presque au bout. Nous abordons ensuite le palier de 900 MW. C'est la raison pour laquelle nous pouvons trouver de nouvelles fissures, par exemple à Blayais. Mon message est néanmoins un message d'espoir : après l'annus horribilis qu'a constitué 2022, nous sommes en phase de reconquête. Nous l'avons montré en 2023 avec l'atteinte d'une production de 320 TWh. J'espère que nous ferons mieux en 2024 et que nous atteindrons le seuil de 350 TWh en 2025.
L'année 2023 a été une année charnière. On parle beaucoup de la relance du nucléaire en parlant du nouveau nucléaire à travers la construction des EPR 2 et des petits risques, les SMR. Je suis là pour vous dire, en tant que directeur de la production nucléaire existante, que la relance aussi, chez nous, se fait sentir de manière puissante. Nous rouvrons des chantiers qui avaient été clos ces dernières années dans la mesure où la programmation pluriannuelle de l'énergie nous demandait de fermer 12 réacteurs, en plus de Fessenheim. Nous n'avions donc aucune raison de lancer des chantiers de performance, d'excellence ou de développement.
L'année 2023 est très importante car ce fut une année de réaffirmation et d'ouverture d'un certain nombre de chantiers. La première réaffirmation est venue au printemps dernier. Le Gouvernement nous a demandé de lui écrire une note décrivant notre vision de la capacité de notre parc à atteindre une durée de vie de 60 ans. Nous avons rédigé cette note, en mai ou juin 2023. Elle indique que, selon notre conviction, les 56 réacteurs actuels du parc ont la capacité d'atteindre le seuil de 60 ans. L'ASN a été interrogée, suite à cela, par le Gouvernement, et a donné son avis sur ce point. Forts de cette conviction industrielle, nous avons déposé dès l'été 2023 auprès de l'Autorité de Sûreté Nucléaire un « document d'orientation » pour les « VD 5 900 », c'est-à-dire les cinquièmes visites décennales, qui nous conduiront de 50 à 60 ans pour le parc de 900 MW. L'instruction des VD 5, pour les premières centrales qui atteindront cet âge (Tricastin en 2029), est donc d'ores et déjà lancée.
Le deuxième axe de travail porte sur la capacité à allonger la durée des cycles. Le moment difficile, dans la vie d'une centrale, est son arrêt puis son redémarrage. Moins nous avons d'arrêts et de redémarrages, plus l'outil qu'est le réacteur a la capacité de délivrer ce qu'on en attend, dans de bonnes conditions de sûreté et de sécurité. L'allongement de la durée des cycles d'au moins six mois, pour le palier de 900 MW, est un travail d'ores et déjà lancé. C'est Framatome qui est chef de file sur cette question, avec le concours de toutes nos ingénieries.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Que représente la prolongation du cycle de six mois ?
M. Cédric Lewandowski. - Cela porterait la durée du cycle de douze à dix-huit mois.
M. Franck Montaugé, président. - Si je comprends bien, ceci s'entend sans toucher à la période d'arrêt.
M. Cédric Lewandowski. - Bien sûr. Il s'agit d'un objectif à conditions de fonctionnement constantes, y compris sur le plan de la maintenance.
Un deuxième grand chantier rouvert est celui de l'augmentation de puissance. Nous avons deux cas très différents : celui du palier de 900 MW et celui du palier 1 300 MW.
En ce qui concerne le palier 900 MW, cette augmentation de puissance est relativement simple à obtenir car nous n'allons travailler que sur la turbine et sur le circuit secondaire. Il s'agit de travaux d'amélioration du fonctionnement des ailes des rotors. C'est un travail que nous connaissons et que nous maîtrisons. Il s'agit donc de programmer la capacité de remplacement de ces turbines et de réaliser ces travaux au fur et à mesure des visites et arrêts, afin que chacun des réacteurs du palier 900 MW acquière cette capacité d'augmentation de puissance. Le gain final ne sera pas colossal. Nous attendons tout de même 5 TWh de cette augmentation de puissance, ce qui n'est pas rien non plus.
Concernant le palier de 1 300 MW, l'augmentation de puissance est beaucoup plus complexe, car l'optimisation de la turbine a déjà été réalisée. Nous allons donc travailler sur le circuit primaire, c'est-à-dire le coeur du réacteur. Cela suppose de retravailler toutes les options de sûreté pour obtenir l'augmentation de puissance. C'est un travail considérable. Nous l'estimons à environ sept ans d'études d'ingénierie. La direction technique porte ce chantier en tant que chef de file au sein d'EDF, avec toute une série de partenaires. C'est un chantier d'une grande complexité. Il est possible que nous découvrions en chemin que cette augmentation de puissance n'est pas totalement souhaitable, non en raison de sa finalité, mais si elle conduit à des rigidités et à une moindre modularité, laquelle constitue un attendu important dans le parc français. Des rejets plus importants pourraient aussi en résulter, dans la mesure où le coeur chaufferait davantage qu'aujourd'hui. Je ne suis pas en train d'affirmer que le sujet est clos. Au contraire, le travail ne fait que commencer. Au vu de ce que l'on a entendu par le passé, sur la base des premiers échanges techniques, au vu de la réglementation qui s'est beaucoup durcie, et au vu des sujets que je viens d'évoquer, peut-être serons-nous amenés, à un moment ou à un autre, d'effectuer un certain nombre d'arbitrages. Pour l'instant, l'heure est à la réouverture du chantier. Il est vrai que nous attendons beaucoup de l'augmentation de puissance du palier de 1 300 MW, puisque nous en attendons 15 TWh. Ce serait un gain considérable pour notre parc.
Le sujet de la prolongation éventuelle de la durée de vie des centrales (au-delà de 60 ans) a également été ouvert en 2023. Comme vous l'avez dit, aux États-Unis, six réacteurs de même nature que les nôtres, c'est-à-dire des réacteurs à eau pressurisée, ont obtenu une licence pour aller jusque 80 ans, et d'autres dossiers sont en cours d'instruction. Au vu de ces éléments, il nous a semblé logique, comme j'ai eu l'occasion de le dire lors d'autres auditions devant la représentation nationale, que nous ouvrions ce chantier, d'autant plus que le Président de la République a lui-même rouvert le sujet lors de son discours de Belfort en 2022.
Ce travail a été engagé immédiatement. Nous avons tenu, le 1er décembre dernier, un séminaire commun, avec l'Autorité de Sûreté Nucléaire, l'IRSN, le CEA et nous-mêmes, afin de définir ensemble le cahier des charges qui permettrait à l'Autorité de Sûreté Nucléaire, en 2026, de donner de premières orientations quant à la capacité du parc à aller au-delà de 60 ans. C'est un cahier des charges très exigeant. Il portera sur tous les composants, y compris les composants non remplaçables, comme la cuve. C'est un travail très conséquent. Le président de l'Autorité de Sûreté Nucléaire a clairement indiqué que 2026 lui semblait la bonne date pour se prononcer quant à la possibilité d'ouvrir cette perspective ou non.
Notre conviction est que l'intégralité du parc actuel n'aura peut-être pas la capacité d'aller au-delà de 60 ans, pour mille raisons, mais qu'un certain nombre de réacteurs auraient sans aucun doute cette capacité. C'est une grande satisfaction pour nous que ce travail soit engagé dans une perspective commune : faire en sorte de prolonger le plus loin possible la durée de vie des réacteurs, dès lors que ceux-ci fonctionnent bien et ont été remarquablement entretenus tout au long de leur vie.
Au regard de l'horizon temporel du travail de cette commission, pour 2035, les grandes lignes sont finalement déjà établies : les premières « VD5 » sont déjà sur le métier et, si tout va bien, en 2035 ou 2036 débuteront les VD5 du palier de 1 300 MW. Le parc représentera alors une capacité de production de l'ordre de 63 GWh.
M. Franck Montaugé, président. - Le coût de ce que ceci implique a-t-il été évalué ?
M. Cédric Lewandowski. - Il l'a été à peu près, jusqu'à cette date de 2035. Le Conseil d'administration n'a pour l'instant souhaité acter que les années 2022 à 2028, pour une raison simple : au moment où nous avons présenté ce programme, et encore aujourd'hui, je n'ai pas une vision précise de ce que sera le contenu des VD5. Dans le cadre des VD4, nous dépensons chaque année, en englobant la maintenance et le programme de grand carénage, de 4,7 milliards d'euros à 5,2 milliards d'euros. Nous pouvons donc retenir l'hypothèse d'un coût de 5 milliards d'euros par an environ jusqu'en 2028.
Ensuite, nous serons très dépendants du contenu des VD5. Je vais parler avec prudence car nos équipes n'ont pas encore produit les documents afférents. En outre, l'ASN et l'IRSN auront à travailler sur les propositions que nous ferons. Une considération nous semble assez partagée avec l'ASN : les VD5 seront probablement très concentrées sur l'adaptation au dérèglement climatique. Autrement dit, les VD4 se sont beaucoup concentrées sur le « post-Fukushima » et sur des améliorations de sûreté tout à fait exceptionnelles, qui nous portent non loin du niveau des EPR. Les VD5 continueront bien sûr de porter sur les améliorations de sûreté, mais probablement de manière beaucoup plus modeste, puisque l'essentiel des travaux vient d'être réalisé. Nous nous concentrerons plutôt sur des sujets liés au dérèglement climatique. Le coût global des travaux à réaliser dépendra notamment des types de seuils que nous aurons à imaginer, en termes d'adaptation, et de tous les compléments qui nous seront demandés en termes de sûreté et de gestion des écarts. À ce jour, nous considérons comme assez réaliste ce montant d'environ 5 milliards d'euros de dépenses par an après 2028, même s'il n'a pas encore été précisément calculé, pour les raisons que j'ai indiquées.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce montant de 5 milliards d'euros par an s'entend donc pour les travaux liés à la prolongation de la durée de vie des centrales existantes.
M. Cédric Lewandowski. - Ce montant englobe à la fois notre programme de maintenance courant et le coût des visites décennales.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quelle puissance supplémentaire apporterait le renforcement de la puissance pour le palier 900 MW, et pour quel coût estimé ?
M. Cédric Lewandowski. -Il est un peu tôt, car les chantiers ont été ouverts en octobre et novembre dernier. Nous sommes au tout début. Pour le palier 900 MW, nous attendons une augmentation de puissance de 5 TWh. Pour le palier de 1 300 TWh, nous en attendons 15 TWh. L'augmentation de puissance globale attendue représenterait donc une production copropriété de 20 TWh. Je m'engage à vous faire parvenir les éléments dont nous disposons quant au chiffrage de l'ensemble.
Pour le palier 900 MW, un pré-chiffrage est sans doute possible dans la mesure où il s'agit de remplacer les turbines. Si l'on connaît le coût moyen des turbines (bien que celui-ci ne soit pas si facile à estimer), nous pouvons vous fournir une approximation. Pour le palier 1 300 MW, nous sommes encore très en amont, puisque ces travaux vont conduire à une modification du coeur et impliqueront peut-être des travaux nouveaux sur le combustible lui-même.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Peut-être avez-vous une idée du coût jusqu'auquel il serait intéressant de rechercher cette augmentation de puissance.
M. Cédric Lewandowski. - Je pense que ce seuil est assez partagé dans la maison. Mon collègue Marc Benayoun l'a peut-être évoqué hier avec vous. C'est le seuil de 70 euros par MWh.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je parlais du montant d'investissement au-delà duquel il ne vous semblerait pas raisonnable de rechercher cette augmentation de puissance.
M. Cédric Lewandowski. - Les deux sont liés, puisque cela aboutit à un prix final en euros par mégawattheure.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ils sont liés dans une certaine mesure mais, s'agissant du seuil de 70 euros, nous n'avons pas le détail du calcul et nous avons peu d'éléments sur les comptes d'EDF. Cela fait partie de nos critiques : nous trouvons qu'il n'y a pas une transparence absolue sur les comptes.
Je me place dans la position d'un dirigeant d'EDF. Si je souhaite renforcer la puissance des réacteurs, sachant que cela peut apporter une production supplémentaire de 5 TWh par an, je vais me demander jusqu'à quel montant je peux investir pour obtenir ce gain de production.
M. Cédric Lewandowski. - Cela rejoint une considération évidente : il faut que le parc nucléaire français reste rentable. Il est formidablement rentable depuis qu'il est en fonctionnement. Plus les années passent et plus nous pouvons amortir tous les frais engagés pour sa construction. Plus il pourra continuer à fonctionner, y compris avec 5 milliards d'euros par an de CAPEX, mieux nous nous porterons. Vous avez parfaitement raison : il y aura une série d'arbitrages à effectuer au regard de ce qui nous rapporte le plus en termes de térawattheures. Cela fera partie des arbitrages collectifs que j'évoquais à propos du palier de 1 300 MW.
J'ai évoqué les arbitrages réglementaires, en termes de rejet et de capacité de modulation. L'entreprise examinera naturellement son intérêt sur le plan économique et financier et présentera les options en présence à son actionnaire qu'est l'État. Le groupe de travail a été ouvert en octobre ou novembre dernier. Nous en sommes encore aux premières heures de cette inspection. Nous vous apporterons une réponse écrite concernant le palier 900 MW, car le sujet est plus simple. Il s'agit de turbines à acheter et à installer.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - En outre, certaines turbines ont déjà été remplacées.
M. Cédric Lewandowski. - Tout à fait. C'était il y a dix ans, toutefois, et les coûts ont connu une formidable envolée depuis lors. Nous vous fournirons en tout cas tous ces éléments. Il ne fait aucun doute que ces travaux seront rentables.
L'horizon 2035 est donc assez clair à nos yeux. L'horizon 2050 dépend des choix que feront, demain, les pouvoirs publics. Si nous devions arrêter notre parc à l'âge de 60 ans, outre « l'effet falaise » qu'il faudrait évidemment retravailler, notre capacité nucléaire serait ramenée, en incluant Flamanville 3, à environ 17 gigawatts, pour le parc existant à ce jour.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je reviens quelques instants sur la corrosion sous contrainte. On a le sentiment qu'il s'agit d'un problème « franco-français ». Avez-vous connaissance de problèmes de même nature qui se seraient produits dans d'autres parcs nucléaires dans le monde ?
M. Cédric Lewandowski. - Il s'agit de fissures sur des tuyauteries auxiliaires au circuit primaire, sur un acier censé être particulièrement protégé dans la mesure où c'est de l'inox. Pour cette matière et à cet endroit-là, il n'existe qu'une seule autre référence assez récente au monde : il s'agit d'incidents qui ont touché un pressuriseur d'un réacteur japonais, concernant la centrale Ohi 3. C'est le seul phénomène comparable à celui que nous connaissons sur nos tuyauteries. C'est aussi la raison de notre désarroi au moment de la découverte du phénomène : il n'y avait aucune littérature, aucune donnée scientifique et technique sur le sujet. Le phénomène de corrosion sous contrainte, en tant que tel, était connu, notamment sur les réacteurs à eau bouillante et sur divers matériaux. Ce défaut, sur les circuits auxiliaires en inox, nous était inconnu. Nous n'avons pas d'autre référence à l'échelle internationale sur le sujet.
Il existe une série d'instances internationales qui nous permettent de dialoguer entre opérateurs. Nous avons été amenés à effectuer de nombreuses communications scientifiques afin d'avoir des échanges avec nos partenaires sur le sujet. Je note que ceux-ci se montrent aujourd'hui très intéressés, notamment par le moyen de détection et de contrôle non destructif que nous avons mis en place. Je suppose qu'ils envisagent d'utiliser des dispositifs similaires pour réaliser des contrôles sur leurs propres installations.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je reviens également sur le facteur de charge. Je comprends que la corrosion sous contrainte ait joué un rôle significatif. Néanmoins, nous constatons depuis 2016 ce problème de facteur de charge, du moins par rapport à la production anticipée. J'ai vu un certain nombre de courbes qui témoignent d'un décalage sensible entre la production anticipée et la production réelle. D'où vient cet écart ? Vient-il de problèmes d'organisation interne ? Quelles mesures peuvent être envisagées afin de retrouver un niveau de facteur de charge plus élevé (étant entendu que ce paramètre a un impact sur le prix de revient du mégawattheure et sur la facture du consommateur) ?
M. Cédric Lewandowski. - C'est une question qui présente ses facteurs de complexité et ses évidences. Vous avez cité, Monsieur le rapporteur, l'année 2016. Ce n'est pas un hasard : c'est l'année de lancement du programme de grand carénage. Rappelons que celui-ci englobe des modifications demandées par l'Autorité de Sûreté Nucléaire pour améliorer la sûreté et l'ensemble du dispositif post-Fukushima. 2016 est le moment où les grands travaux commencent. Ce programme de travail n'a fait qu'augmenter au fur et à mesure du temps. En 2021, l'Autorité de Sûreté Nucléaire a émis un avis générique et depuis lors, nous menons cinq à sept visites décennales par an. Nous allons conduire cette année cinq visites décennales en parallèle : cinq visites décennales du palier 900 MW et deux visites décennales sur le palier 1 300 MW.
Une visite décennale est un très grand chantier. Les quatrièmes visites décennales représentent cinq fois plus de travail que les VD3. Cela vaut à la fois pour les investissements, le nombre d'entreprises mobilisées, le nombre de salariés à coordonner, etc. Là où la durée des visites décennales était de trois à quatre mois, elles représentent aujourd'hui près d'un an d'arrêt. Nous avons donc changé d'époque. Vous évoquez les États-Unis ou la comparaison par rapport à d'autres pays. Il y a une grande différence : nous sommes le seul parc au monde à conduire de tels travaux. Le parc français est le seul qui conduise ses 56 réacteurs à un niveau de sûreté qui soit égal à celui de la génération suivante, c'est-à-dire les EPR. Il est vrai que nous avons une réputation à tenir. Nous avons aussi une responsabilité particulière : la France demeure à ce jour le premier opérateur mondial du nucléaire. Il est donc légitime que nous soyons en quelque sorte à l'avant-garde de ce qui peut être imaginé demain.
Il n'en demeure pas moins que les exigences réglementaires et en termes de sûreté, suite à l'accident de Fukushima et à l'issue de l'ensemble du travail commun réalisé par EDF, l'ASN et l'IRSN, conduisent à des travaux sans commune mesure avec ce que les autres parcs connaissent dans le monde.
M. Franck Montaugé, président. - Vous affirmez que ces objectifs de performance industrielle n'existent pas pour les autres parcs nucléaires dans le monde.
M. Cédric Lewandowski. - Absolument. Nous sommes les seuls à avoir fait ce choix, sans doute au nom d'une forme de responsabilité, considérant qu'après Fukushima, notamment, nous devions basculer d'un monde à l'autre en termes de sûreté. L'objectif est de se rapprocher le plus possible (sans pouvoir l'atteindre tout à fait) du niveau de sûreté offert par les EPR, c'est-à-dire par les réacteurs futurs. Nous sommes les seuls au monde à avoir lancé ces travaux. Il s'agit du premier facteur majeur.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il me semble que même avant 2016, nous avions des facteurs de charge moins importants que d'autres parcs. J'ai mentionné 2016, car j'ai vu une courbe partant de cette date. Je ne sais pas ce qu'il en est pour la période antérieure.
M. Cédric Lewandowski. - La date est bien choisie car un décrochage s'observe en 2016. Le facteur que je viens d'évoquer n'est pas le seul qui explique l'écart en notre défaveur, mais c'est de loin le plus important.
Le deuxième tient au fait que notre parc a été construit, pour l'essentiel, en très peu d'années : quinze ans. Nous avons donc eu un renouvellement générationnel colossal à gérer autour de 2016. De 2009 à 2019, 12 000 salariés d'EDF sont partis en retraite. Nous en avons recruté 16 000. Je crois que nous n'avons pas perdu en compétence. Mais nous avons perdu en expérience. 12 000 salariés très expérimentés, qui connaissaient chacun leur réacteur au millimètre, ont été remplacés par des personnes débutantes. Dans le parc nucléaire aujourd'hui, nous avons 30 % de trentenaires. Ils seront excellents dans quinze ans mais ils sont dans une courbe d'apprentissage, car un réacteur nucléaire est d'une complexité inouïe. Il faut beaucoup de temps pour le maîtriser en totalité.
Un troisième élément est à relier aux exigences environnementales qui prévalent aujourd'hui, qui nous conduisent à réaliser des travaux de plus en plus conséquents.
Enfin, nous avons aussi perdu 10 TWh avec la fermeture de Fessenheim.
Il reste un point au regard duquel nous sommes convaincus d'avoir des capacités d'amélioration réelles, grâce à une organisation plus concentrée sur les arrêts de tranche. C'est l'objectif du grand programme « Start 2025 » lancé par Étienne Dutheil, directeur du parc nucléaire. Ce programme est focalisé sur la question des arrêts de tranche afin d'améliorer le dispositif en la matière. Les chantiers ont été lancés en 2019. Ils ont pris un peu de retard en raison du Covid. Nous savons que l'intuition qui est à l'origine de ce programme était parfaitement juste, puisque nous commençons à engranger les premiers résultats très concrets de Start 2025. Je me trouvais ce matin aux Docks d'Aubervilliers, où 1 000 « starters » (les moteurs du programme Start 2025 dans toutes les centrales) étaient réunis. L'énergie qui se dégageait de cette réunion était d'autant plus extraordinaire que de premiers résultats se font jour.
Ils portent notamment sur le « JAL22 », c'est-à-dire des phases de mise à l'arrêt, qui sont toujours critiques. Nous avions des taux de réussite insupportables : en 2019, ils étaient de 2 % pour ces phases de mises à l'arrêt. La réussite, en l'espèce, est constatée si la mise à l'arrêt se déroule exactement dans le temps prévu. Nous sommes passés à 64 %. Notre objectif est d'aller le plus loin possible. C'est déjà un premier changement.
Un deuxième changement réside dans la capacité d'anticipation de la durée de l'arrêt. Nous avions, en la matière, des décalages de plus en plus longs. Nous avons gagné sept à huit jours en termes de capacité de prévision, ce qui est énorme.
Ce sont des éléments très concrets. Des travaux portent aussi sur un plan plus culturel et passent notamment par la réinternalisation d'un certain nombre de fonctions.
Nous avons sans doute poussé le curseur trop loin, à un moment donné, vers l'externalisation, au point de perdre le contrôle d'un certain nombre d'éléments. Je pense à la capacité dite « d'ouverture-fermeture de cuve » ou au soudage, bien sûr. Je pense à mille sujets qui sont tous en cours de reprise en main par ce programme. Celui-ci donne d'ores et déjà des résultats et nous en attendons la capacité à aller plus loin demain. Cela fait partie de la trajectoire des 400 TWh que vous avez évoquée. Celle-ci intègre bien sûr l'arrivée du 57ème réacteur : Flamanville 3 et ses 10 TWh. Elle intégrera peut-être l'augmentation de puissance que j'évoquais, autour de 20 TWh. Quant au programme Start 2025, nous en attendons au moins 20 TWh. C'est cet ensemble qui nous place sur ce chemin et, je l'espère, à l'atteinte du niveau de 400 TWh au cours des années 2030.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci pour ces explications. C'est assez clair. Cela explique sans doute aussi la différence de coût complet pour le nucléaire historique. A priori, ce coût complet avoisine 30 dollars/MWh pour le parc américain alors qu'il serait sensiblement plus élevé en France. Si je comprends bien, c'est la conséquence de tous les éléments que vous avez cités, c'est-à-dire les contraintes de sûreté et environnementales.
M. Cédric Lewandowski. - C'est clair.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous n'avez pas évoqué la modulation. Je pensais qu'elle avait une influence sur le facteur de charge. N'est-ce pas le cas ? Pouvez-vous également confirmer que la modulation n'a aucune conséquence sur l'usure des centrales ?
M. Cédric Lewandowski. - Aujourd'hui, les modulations que l'on nous demande n'ont pas de conséquence sur l'outil industriel, ni pour le circuit primaire ni pour le circuit secondaire. J'ai lancé une mission au sein de la DPN sur le sujet afin de nous en assurer. Cette absence d'effet de la modulation n'est pas tout à fait un hasard. Là aussi, nous sommes uniques au monde : nos réacteurs ont été conçus pour moduler. Ils sont les seuls réacteurs au monde à offrir ce service. Cette possibilité existe, car dès l'origine, les centrales nucléaires ont été conçues comme devant fournir l'essentiel de l'électricité du pays. Dans d'autres pays où le nucléaire représente 15 % à 20 % de la fourniture d'électricité, vous pouvez fonctionner en base en permanence. En France, nos anciens, qu'il faut saluer pour cette clairvoyance, ont conçu un dispositif dans lequel nos réacteurs peuvent accepter jusqu'à deux baisses par jour, avec une amplitude de variation de 80 %. Ils peuvent ainsi tomber à 20 % de puissance offerte, en une trentaine de minutes. Il s'agit à la fois d'une capacité exceptionnelle et d'une limite : nous sommes d'accord pour considérer qu'une centrale nucléaire ne sera jamais un outil de gestion de pointe. Ce volant de deux baisses par jour est tout à fait acceptable pour l'outil industriel tel que nous le connaissons aujourd'hui.
La question que vous posez est plus prospective mais il est trop tôt pour vous répondre avec certitude. Je suis à la tête du parc nucléaire et thermique depuis 2019 et un phénomène m'impressionne : le volume de modulations qui nous est demandé, et qui va croissant. Le week-end dernier, on nous a demandé de descendre de 43 GW de puissance disponible à 24 GW, ce qui est un écart considérable. Nous étions au mois de mars. C'est une situation que nous n'avions jamais connue. Aujourd'hui même, on nous a demandé une modulation d'environ 10 GW dans la journée, parce que la production éolienne a été importante. La modulation qui peut être attendue du parc conduira-t-elle, demain, à une réflexion un peu différente de celle que j'évoque aujourd'hui ? Il est un peu tôt pour le dire. C'est en tout cas un point auquel nous sommes extrêmement attentifs, car nous constatons de vrais changements.
La situation que nous redoutons est qu'on nous demande d'arrêter le réacteur. Cela s'est déjà produit. Or comme je l'indiquais, le plus compliqué, dans la vie d'un réacteur, c'est son démarrage et son arrêt. Si nous devions aller vers une fréquence d'arrêts plus importante, en raison d'une modulation liée par exemple au développement des énergies renouvelables et au dérèglement climatique, nous devrions examiner le sujet techniquement de très près.
M. Franck Montaugé, président. - Comment vous est « rémunérée », si ce mot est le bon, cette modulation, étant entendu qu'elle génère des pertes ?
M. Cédric Lewandowski. - C'est l'objet de débats permanents entre RTE et EDF. Marc Benayoun serait mieux placé que moi pour vous répondre puisque c'est lui qui est chargé de l'optimisation amont-aval. La modulation nous est effectivement rémunérée. Aujourd'hui, dans la mesure où elle n'est pas si importante que cela, en moyenne, nous profitons de ces moments pour effectuer de « l'économie combustible » : nous conservons tout le combustible non appelé pour allonger la durée des cycles au moment où nous en aurons davantage besoin. C'est ainsi que nous avons procédé lors du week-end récent que j'évoquais. Les pertes financières, pour EDF, ne sont pas considérables, car nous allons stocker de l'énergie pour le futur. Néanmoins, la question devra être reposée si cette modulation est de plus en plus importante et de plus en plus constante, notamment si elle se renouvelle à chaque saison. Nous avions l'habitude de connaître les modulations au printemps. L'hiver, les centrales « tournaient » à plein régime. L'été était le moment des grandes opérations de maintenance : le tranches étaient en partie fermées et tout était planifié. Les axes de modulation se situaient donc plutôt au printemps. Nous sommes aussi une entreprise saisonnière. Aujourd'hui, il n'y a plus de saison, serais-je tenté de dire, sur ce sujet : nous devons nous adapter en permanence. Nous avons d'ailleurs connu énormément de modulations cet hiver.
M. Franck Montaugé, président. - Vous avez indiqué que le nucléaire, à ces niveaux de puissance, ne pouvait jouer un rôle à la pointe. La donne ne sera-t-elle pas différente, non pas à l'extrême pointe mais en s'approchant de la pointe, avec les petits réacteurs nucléaires (SMR) ? N'est-ce pas un bénéfice que l'on peut attendre de ce type de technologie ?
M. Cédric Lewandowski. - Je ne travaille pas sur le nouveau nucléaire mais les SMR, du moins sous la forme que nous connaissons, avec le projet Nuward, n'ont pas été conçus comme des outils de gestion de pointe. Nous parlons de réacteurs et de technologies qui sont extrêmement différents. Cela dit, je ne peux pas affirmer que ce type d'utilisation est totalement exclu à l'avenir. Le sujet se pose et je suis très heureux que RTE ait indiqué dans son dernier bilan, à l'automne dernier, que nous allions manquer de 3 à 5 GW à la pointe dès les années 2030, en soulignant que ce sujet devait être pris en main rapidement du point de vue de la production.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La décision de fermer Fessenheim a été prise et la fermeture de 14 réacteurs était programmée. Si j'ai bien compris votre propos introductif, vous avez freiné ou en tout cas modulé l'entretien de ces réacteurs en vue de leur fermeture. Ceci a-t-il entraîné un surcoût et, si oui, à combien se chiffre-t-il ?
M. Cédric Lewandowski. - La réponse est oui en ce qui concerne Fessenheim, dont la fermeture était annoncée depuis 2012. En revanche, pour les autres réacteurs, nous avons mené nos travaux conformément aux visites décennales, telles qu'elles devaient être envisagées. Un point très important, dans le dialogue que nous avions alors avec le Gouvernement, apparaissait dans notre cahier d'acteur, produit au moment de la PPE : il faudrait adosser ces fermetures de réacteurs à des visites décennales. Il eût été absurde d'investir pour dix ans et de fermer un réacteur en chemin. C'est donc pour les VD5 que la question se posait. Parmi les 14 réacteurs, deux faisaient partie de la centrale de Fessenheim. Les douze autres étaient liés aux VD5 qui doivent débuter à partir de 2029. Ensuite ont commencé des débats picrocholins sur l'opportunité de débuter ces visites en 2028 ou 2027... Notre position d'industriel a consisté à souligner que c'est au moment des visites décennales qu'il faudrait se poser la question.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il n'y a donc pas eu de surcoût.
M. Cédric Lewandowski. - En effet.
M. Franck Montaugé, président. - S'agissant de la mise en service de Flamanville, avez-vous des informations à nous communiquer ?
M. Cédric Lewandowski. - Nous avons récemment communiqué sur le sujet. Surtout, comme vous le savez, l'Autorité de Sûreté Nucléaire a lancé le 27 mars dernier la dernière phase de consultation du public, en vue d'autoriser la mise en service. Pour ce qui nous concerne, c'est le chargement. Les nouvelles sont donc bonnes : nous n'avons plus devant nous d'obstacle technique qui serait incontournable ou présentant une trop grande difficulté. Toutes les équipes sont concentrées et je n'ai pas besoin de vous dire qu'elles ont toutes hâte d'enfin démarrer.
Il s'agit d'un tout nouveau réacteur et d'un exemplaire unique. C'est donc un réacteur sur lequel nous allons progresser au cours des années qui viennent. Une première période, que nous estimons à six mois, nous conduira à la « VC1 », c'est-à-dire la première grande visite, qui est effectuée sur tout réacteur en phase de démarrage. Cette visite aura lieu en 2026. Nous prévoyons une production d'environ 14 TWh d'ici là. Ce n'est pas encore considérable, car nous anticipons un certain nombre de travaux à conduire et toutes les phases d'essais, à différents niveaux de puissance, qui vont nous permettre de monter progressivement au niveau souhaité.
Cette première visite qui aura lieu en 2026 est très conséquente. Il avait été convenu avec l'ASN, suite à des défauts liés au couvercle de cuve, de remplacer celui-ci. Il y aura donc le remplacement du couvercle de cuve, qui constitue une très grosse opération. Une deuxième opération est prévue, conformément à un engagement que nous avons pris auprès de l'ASN : le remplacement d'échangeurs sur des systèmes de refroidissement. Ce sont des technologies connues mais ce sont des travaux significatifs. Enfin, il y aura l'ensemble des épreuves, hydrauliques notamment, à réaliser comme s'il s'agissait d'une première visite décennale. C'est un temps d'arrêt qui sera très conséquent. Nous sommes en train d'y travailler. Nous ferons tout pour le réduire le plus possible. L'année 2026 sera en tout cas de nouveau très conséquente. Par la suite, j'espère que nous serons autour de 10 TWh de production par an. C'est ce que nous souhaitons pour Flamanville 3.
M. Franck Montaugé, président. - Merci, monsieur le directeur.
Audition de M. José Fernandes, délégué syndical central pour la FNME-CGT, M. Alexandre Grillat, secrétaire national affaires publiques et européennes à la CFE-CGC Énergies, Mme Amélie Henri, déléguée syndicale centrale à EDF SA, M. Paul Guglielmi, délégué syndical central et délégué fédéral FNEM-FO, et M. Julien Laplace, délégué syndical central CFDT, le 9 avril 2024
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. José Fernandes, délégué syndical central CGT, M. Alexandre Grillat, secrétaire national affaires publiques et européennes Énergies et Mme Amélie Henri, déléguée syndicale centrale à EDF SA pour la CFE-CGC, M. Paul Guglielmi, délégué syndical central FO, et M. Julien Laplace, délégué syndical central CFDT.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. José Fernandes, M. Alexandre Grillat, Mme Amélie Henri, M. Paul Guglielmi et M. Julien Laplace prêtent successivement serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le 18 janvier dernier, le Sénat a constitué une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nous nous intéressons au système électrique actuel et aux évolutions envisagées dans ce cadre temporel. Ce système a-t-il la capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
Notre commission a entendu beaucoup d'acteurs du système électrique, et nous voulions recueillir votre point de vue de représentants des personnels de l'entreprise EDF. À nos yeux, EDF est non seulement une entreprise industrielle de premier plan, la productrice de l'essentiel de l'électricité de nos concitoyens et des industriels, mais aussi un acteur essentiel de notre souveraineté énergétique.
De nombreuses questions se posent aujourd'hui. Comment voyez-vous l'avenir d'EDF dans la perspective du programme du nouveau nucléaire ? Quel est votre point de vue sur l'accord qui a suivi l'Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) ? Enfin, comment organiser le marché de l'électricité ?
Je vous propose de présenter votre travail et vos réflexions dans le cadre d'un propos liminaire, puis vous serez interrogé par notre rapporteur et les autres membres de la commission.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous avons déjà reçu un certain nombre de représentants du groupe EDF et, demain, nous recevrons le PDG, M. Luc Rémont. Nous avons le plaisir de vous accueillir en tant que représentants des personnels d'EDF. Notre sujet du jour, c'est l'électricité, à savoir le coeur de métier d'EDF. Quel regard portez-vous sur la réorganisation des directions ? Depuis 2022, quelles évolutions internes jugez-vous positives et négatives ? EDF constitue un acteur important du marché de l'électricité, et nous nous efforçons de savoir si l'entreprise est capable d'affronter les nombreux défis qui l'attendent.
M. José Fernandes, délégué syndical central pour la FNME (Fédération nationale des mines et de l'énergie)-CGT. - Hier, j'ai eu l'honneur d'être invité au ravivage de la flamme sous l'Arc de Triomphe, à l'occasion du 78e anniversaire de la loi de nationalisation de l'électricité et du gaz. En 78 ans, nos entreprises historiques ont bien changé. À l'époque, EDF mettait en oeuvre une stratégie énergétique et industrielle hors norme, avec une vision étendue à plus de 50 ans, en tenant compte du passé et en maîtrisant les événements présents, tout en prévoyant l'avenir des générations futures.
L'objectif de tous les salariés de l'entreprise était alors de produire, transporter, distribuer, commercialiser l'électricité sur tout le territoire, au tarif le moins cher possible. Des contrats d'exportation d'électricité décarbonée vers d'autres pays européens étaient établis depuis longtemps.
Puis, est venu le temps de la privatisation, de la création d'un marché de l'électricité artificiel, d'une fausse concurrence, purement financière, avec la mise en place de l'Arenh ; la fédération CGT s'y était fortement opposée. Nous craignions alors une forte hausse des tarifs pour les particuliers et les professionnels, ainsi qu'une absence d'obligations pour les pseudo-fournisseurs, qui pouvaient désormais s'alimenter sur la production d'EDF, d'investir et de construire de nouveaux moyens de production avec les bénéfices engrangés.
Ensuite, sans aucune logique technique ni vision à long terme, nous avons connu la fermeture de la centrale de Fessenheim, et un acharnement sur les centrales thermiques que nous avons toujours dénoncé. Nous exprimions déjà la crainte d'une sous-capacité de production, sachant que, pour faire fonctionner un parc de réacteurs nucléaires comme le nôtre, il faut toujours être en surcapacité, afin de produire en toute sécurité et de réagir rapidement, sans devoir tenir compte de la météorologie.
Le nucléaire doit fournir la base de la production électrique. L'énergie hydraulique doit être utilisé afin de laisser toute sa place au solaire et à l'éolien, avec également l'appui du thermique, indispensable dans l'équation. Aujourd'hui, les directives européennes prônent la neutralité carbone pour 2050. Pour atteindre cet objectif, un plan prévoit le renforcement du parc nucléaire, ainsi que la création de nouveaux outils de production.
La diminution de la consommation des énergies fossiles, l'augmentation de la consommation d'électricité pour y parvenir et répondre aux nouveaux usages, le redimensionnement des réseaux accompagné d'investissements massifs, la décarbonation du parc routier, et la rénovation du bâti ainsi que la sobriété énergétique représentent près de 66 milliards d'euros d'investissements par an, soit plus de 2 % du PIB.
Pour le nucléaire, la priorité consiste à prolonger le parc actuel ; rien n'est acquis en la matière, et il faut continuer à lancer des études dans cette perspective. Il s'agit également de faire fonctionner le parc dans les meilleures conditions et le plus longtemps possibles, en tenant compte des effets transitoires ; avec l'afflux d'énergies intermittentes sur le réseau, cela commence à devenir compliqué. Cela nécessite, en gardant la maîtrise des sujets en interne, de disposer d'un personnel compétent et réactif.
Il nous faut aussi engager un programme palier ; cela permettra de répondre aux besoins en énergie, et de prévoir le remplacement du parc existant dans un temps plus lointain. Il convient de revitaliser toute la filière industrielle, ce qui concerne également le parc en exploitation.
La relance du nucléaire ne peut s'affranchir de la question de sa durabilité sur le long terme, qui passe par la transition de la filière à eau légère vers celle à neutrons rapides. La fermeture prématurée de la centrale Superphénix en 1997 a porté un premier coup au savoir-faire de la France en la matière, suivi de l'ajournement du projet Astrid en 2017.
Afin ne pas laisser la Russie, la Chine et les États-Unis seuls maîtres de cette filière à l'avenir, la France devrait programmer la réalisation d'un prototype de réacteurs de quatrième génération. Dans les prochaines décennies, nous risquons de passer d'une consommation moyenne de 500 à 850, voire 900, térawattheures, pour répondre aux besoins en énergie, et notamment à la demande toujours croissante des industriels, qui représente les deux tiers de la consommation totale. Un premier palier doit être franchi en 2035, puis un second en 2050. Au regard des objectifs fixés, la réussite dépend de notre réponse à la demande en électrification. Les ambitions de réindustrialisation de la France dépendent, en partie, de notre capacité à fournir de l'électricité.
Le besoin de recrutement dans le secteur est important. D'ici à dix ans, toutes filières confondues, 100 000 emplois sont concernés. Afin de répondre à ces besoins de recrutement et de formation, la CGT propose d'ouvrir de nouvelles écoles de métiers et, dans un délai plus restreint, de conserver celles qui existent déjà.
Concernant l'énergie thermique, les enjeux sont également importants, avec des besoins de l'ordre de 15 à 20 gigawatts. Des projets peuvent être mis en oeuvre, comme celui d'Ecocombust. D'ici à 2050, il faut continuer de développer nos moyens de production thermique, en sachant que ceux-ci doivent être décarbonés ; cela exige principalement des cycles combinés gaz (CCG) et des turbines à combustion (TAC).
Sur ces sujets, la recherche et le développement jouent un rôle important. Il fut un temps où tout le monde misait sur l'hydrogène, que l'on imaginait primordial en 2030 ; il s'avère que la technologie n'est pas assez mûre. Certains pays, comme l'Allemagne, ont choisi de privilégier le gaz, avant de convertir leurs centrales à l'hydrogène à l'horizon 2035.
Au sujet de l'hydraulique, nous espérons toujours un véritable plan de relance, qui concerne à la fois l'entretien et les investissements. Dans un contexte d'urgence climatique, l'hydraulique doit retrouver une place prépondérante. Il s'agit également d'investir massivement dans les réseaux de transport ; leur développement et leur modernisation sont aujourd'hui essentiels pour organiser un raccordement des moyens de production décentralisés.
Concernant le nouveau nucléaire, une course contre la montre est engagée, avec toutes les échéances liées à la transition énergétique, résultant elles-mêmes de la rapidité du changement climatique. EDF propose un rythme de relance du nouveau nucléaire évitant l'emballement des esprits qui a prévalu au démarrage du réacteur pressurisé européen (EPR), et reposant sur des considérations de réalisme et de prudence. Il s'agit de tenir ce rythme de relance, et de créer les conditions favorables afin qu'il puisse s'accélérer dès le deuxième palier. Des moyens humains et des investissements importants doivent être consacrés à la réussite du nouveau nucléaire.
Le financement de la transition vers l'électrique s'avère un sujet critique. La rémunération du capital a un impact considérable sur l'amortissement des investissements, dont la part est majoritaire dans le coût global d'un système électrique décarboné. Or les conditions d'accès au crédit de l'entreprise publique sont plus avantageuses que la rémunération exigée par des capitaux privés. Cela plaide pour un financement public du système électrique, ou du moins pour que celui-ci repose sur des emprunts garantis par l'État. Cette question est liée au fonctionnement du marché européen de l'électricité, qui montre son incapacité à dégager les ressources permettant d'investir à moyen terme, et qui mérite une véritable refonte.
Pour conclure, je reviens aux 78 ans d'EDF. Notre entreprise pose les fondements du service public de l'énergie. Bien que malmenée depuis de nombreuses années, la vision qu'a la CGT du service public de l'énergie reste résolument moderne, et nous sommes fiers de l'incarner au quotidien.
M. Alexandre Grillat, secrétaire national affaires publiques et européennes à la CFE-CGC (Confédération française de l'encadrement - Confédération générale des cadres) Énergies. - Sur tous les sujets abordés par votre commission, la responsabilité de l'État, que celui-ci soit actionnaire, régulateur ou supposé stratège, est écrasante.
En qualité d'actionnaire, après avoir demandé une distribution de dividendes excédant les capacités économiques de l'entreprise, l'État a souvent exigé d'EDF des décisions d'investissement qui relevaient davantage de ses intérêts que de ceux de l'entreprise. Qu'il s'agisse, par exemple, de l'investissement dans le projet Hinkley Point en 2016, ou du rachat d'Areva NP en 2015, les conséquences financières de ces décisions pèsent aujourd'hui sur la vie de l'entreprise, et les salariés n'ont pas la mémoire courte.
En qualité de régulateur, l'État a préféré soutenir la concurrence, quitte à la subventionner, plutôt que de sécuriser les capacités financières d'EDF en prévision des investissements à venir, que nul n'ignorait. En 1980, on savait que le parc nucléaire aurait, en moyenne, quarante ans en 2020, et que son renouvellement exigerait des capacités de financement pour EDF. Dans cette perspective, en 2022, la décision jusqu'au-boutiste d'augmenter de 20 térawattheures la livraison d'Arenh s'est révélée à la fois anti-industrielle et antiéconomique, comme l'a reconnu la Cour des comptes dans son évaluation des effets du bouclier tarifaire, où elle juge sévèrement la capacité de l'État à réguler.
En qualité de stratège, l'État a, par une décision finale prise après 2017, privé EDF de deux réacteurs alsaciens en parfait état de marche, qui manquent aujourd'hui à l'équation électrique du pays.
Pour les salariés d'EDF qui se sont battus contre cette hérésie climatique, industrielle et électrique, il est difficile de se voir aujourd'hui reprocher une production nucléaire dégradée. La programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) de 2018, actuellement toujours en vigueur, prévoit la fermeture de 14 réacteurs d'ici à 2035, et le discours de Belfort n'a rien changé à cet état de fait.
Au-delà des responsabilités de l'État dans la situation d'EDF, la dernière mise en scène ministérielle - avec un ministre qui s'invite au comité exécutif d'EDF - s'avère une illustration des dérives d'un État qui se noie dans la confusion des rôles et des responsabilités. Si l'État actionnaire peut agir dans un conseil d'administration via les administrateurs qu'il nomme, et s'il définit les choix de politique énergétique, il n'est en rien concerné par la responsabilité managériale d'une entreprise dont il est certes l'unique actionnaire, mais seulement l'unique actionnaire.
Cette mise en scène ministérielle, selon nous, est la dernière preuve d'un mélange des genres qui participe aux difficultés de l'entreprise, notamment financières. Plutôt que de s'ériger en manager d'entreprise, le ministre devrait s'attacher à préciser, sans plus tarder, à la fois la stratégie française sur l'énergie et le climat (SFEC) et la PPE, afin de donner un cadre propice à la relance du nucléaire en France, de favoriser les investissements dans la transition énergétique, et de définir le modèle de financement qui permettra enfin de traduire dans les faits le discours de Belfort.
Qu'il s'agisse des concessions hydroélectriques, du financement du nouveau nucléaire ou du cadre de régulation qui suivra l'Arenh, le Gouvernement doit faire comprendre à Bruxelles que, bien souvent, EDF aide l'État - et non l'inverse -, et qu'il est temps de se débarrasser des contreparties imposées à EDF au nom de la règlementation européenne en matière d'aides d'État. Si les Allemands arrivent à obtenir de Bruxelles des autorisations sur les aides d'État, la France doit en obtenir autant, au nom d'une forme d'exception électrique française.
Vous nous avez également interrogés sur les avantages octroyés aux salariés d'EDF. S'il s'agit de supprimer des avantages afin de faciliter le financement du nouveau nucléaire, le coût de ces soi-disant avantages octroyés s'avère très éloigné des enjeux financiers du programme, qui s'élèvent à plus de 50 milliards d'euros. Si cette question sous-entend la nécessité d'une forme de justice, celle-ci ne peut trouver de réponse que dans un débat élargi aux multiples rentes et privilèges existant dans notre pays, sans rechercher de confortables boucs émissaires.
Votre question est d'autant plus mal reçue par les salariés d'EDF que la dernière réforme des retraites n'a pas consisté à supprimer tous les régimes spéciaux, mais uniquement à pointer certains d'entre eux, dont celui des industries électriques et gazières (IEG), sans aucune forme de justice ou d'égalité de traitement. Désormais, avec la fin du régime spécial de retraite des IEG pour les nouveaux embauchés, les avantages octroyés aux salariés d'EDF ont été réduits.
Je vous retourne donc la question : pensez-vous que, sans l'engagement des salariés d'EDF, la relance du nucléaire sera possible en France ? Cet engagement des salariés, au coeur de la réussite du programme électronucléaire dans les années 1970-1980, n'a jamais été démenti. Nous nous souvenons tous des différents événements climatiques, en particulier celui de la tempête de 1999 ou, de manière plus fréquente, ceux des Antilles ; chaque fois, l'engagement des salariés du groupe EDF est au rendez-vous.
Au moment où toutes les entreprises des IEG - EDF compris - font face à des difficultés de recrutement et de fidélisation des compétences, croyez-vous que l'heure soit à la chasse aux supposés avantages, au risque de fragiliser la mobilisation pour la relance du nucléaire ?
Concernant le nouveau nucléaire, tant que le modèle de financement ne sera pas défini, aucune relance ne sera possible. En 2018, le rapport d'Escatha préconisait de lancer, sans plus tarder, la commande de six EPR 2. Six ans plus tard, nous n'avons toujours pas vu la couleur de cette commande d'État. Sans décision claire et ferme de l'État, et sans les moyens financiers associés, le discours de Belfort restera un discours.
Par ailleurs, la CFE Énergies tire les leçons de la décision d'investissement dans le projet Hinkley Point, dont la précipitation a conduit à un modèle de financement baroque et mortifère pour les finances d'EDF. Toute fuite en avant, à laquelle la volonté étatique de concrétiser le discours de Belfort pourrait inciter, nous apparaît contre-productive. Plutôt que précipiter le mouvement en pressant EDF de mobiliser tous ses moyens, le Gouvernement ferait mieux de se rappeler la morale de la fable de Jean de La Fontaine : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. »
Au-delà du fait que les deux réacteurs alsaciens manquent aujourd'hui à la production nucléaire d'EDF et de notre pays, nous rappelons que le parc nucléaire a aujourd'hui vingt ans de plus qu'au début des années 2000, et que sa prolongation impose un programme industriel unique au monde, dit de grand carénage. Ce dernier d'inscrit dans un contexte différent après l'accident de Fukushima, sans même parler de la nécessaire adaptation du parc nucléaire au réchauffement climatique, et cela a pour conséquence de prolonger la durée des visites décennales.
Par ailleurs, personne ne doit oublier que le développement des capacités électriques intermittentes renouvelables a des effets croissants et de plus en plus significatifs sur le fonctionnement du parc nucléaire, à savoir la modulation de charge. Plus les énergies renouvelables (EnR) électriques se développeront, plus le parc nucléaire devra moduler en conséquence, quand bien même les réacteurs seront disponibles pour le réseau, avec des effets sur la baisse de la production nucléaire et sur les résultats financiers d'EDF.
La CFE Énergies appelle de ses voeux une évolution régulatoire, qui permettra enfin de traiter à égalité les EnR électriques et le nucléaire, dans l'intérêt du système électrique et de la sécurité électrique des Français.
Concernant le marché européen de l'électricité, la CFE Énergies regrette que cette réforme EMD (Electricity Market Design) n'ait que le nom de réforme. La mise en place de CFD (contrats pour la différence) n'apporte, selon nous, qu'une rustine à un fonctionnement de marché conforté par cette soi-disant réforme, avec seulement l'introduction de signaux économiques de long terme, favorables aux investissements, et toujours la prévalence de la loi du marché.
L'analyse comparée entre l'Union européenne (UE) et les États-Unis, pourtant érigés en modèle de fédéralisme et de loi du marché, est éclairante. Alors que l'UE s'évertue, notamment avec la réforme EMD, à créer un grand marché européen dérégulé, les États-Unis ont laissé, depuis plusieurs décennies, la possibilité à chacun des cinquante États de définir leur profondeur de dérégulation. Cohabitent ainsi des États ayant totalement dérégulé leur marché d'électricité, et d'autres qui ont gardé leur monopole et leur mix électrique à majorité pilotable. Nous observons que, chez ces derniers, les prix de l'électricité ont été contenus, et sont les plus bas du pays.
Et c'est en Europe, où persiste un grand marché concurrentiel, que les prix de l'électricité ont le plus augmenté, en comparaison à l'évolution des prix aux États-Unis. La CFE, plutôt adepte des faits que de l'entêtement dans les dogmes, regrette que cette réforme du marché de l'électricité au niveau européen n'en soit finalement pas une.
L'accord entre EDF et l'État du 14 novembre 2023 ne correspond pas à une régulation, et repose sur une logique de marché. Le parc nucléaire demande une infrastructure électrique importante. Comme le disait l'économiste Marcel Boiteux qui nous a quittés en septembre dernier, si l'horloge est là pour dire l'heure, les tarifs sont là pour dire les coûts. Nous préconisons un modèle permettant de couvrir les coûts, car l'important pour EDF est de pouvoir investir.
Enfin, vous nous avez interrogés sur les concessions hydroélectriques. Si l'État, avant 2004, avait transféré la propriété des barrages hydroélectriques à l'établissement public à caractère industriel et commercial (Épic) EDF, la question de la mise en concurrence ne se serait jamais posée. Toujours est-il que cela ne s'est pas fait. Notre conviction, aujourd'hui, est que la quasi-régie, vantée comme une solution miracle lors du débat autour du projet Hercule de démantèlement du groupe, n'est pas la meilleure solution ; elle contribue à la désoptimisation opérationnelle d'EDF et de son parc de production.
Nous appelons le Gouvernement à se battre à l'échelle européenne, afin de défendre une solution qui ne passe pas par la quasi-régie, et qui évite la mise en concurrence des concessions hydroélectriques. Le régime d'autorisation, aujourd'hui mis sur la table, permet de croire à une solution. Mais, pour cela, il s'agit d'avoir du courage politique, et de défendre à Bruxelles cette option, qui, à la fois, préserve le caractère intégré du groupe EDF et s'avère applicable aux autres opérateurs historiques de l'hydroélectricité en France - la Compagnie nationale du Rhône (CNR) et la Société hydroélectrique du Midi (SHEM).
M. Paul Guglielmi, délégué syndical central et délégué fédéral FNEM-FO. - Pour la FNEM-FO, ces dernières années ont montré l'inefficacité et le danger du système énergétique global, voulu par la Commission européenne et validé par les différents gouvernements français depuis les quarante dernières années. Nous estimons prioritaire et urgent un changement de stratégie sur la question de l'énergie. Il s'agit, d'une part, de répondre aux besoins de la révolution énergétique de manière pragmatique et, d'autre part, de permettre à la France d'assurer son intégrité, son indépendance, en garantissant à tous les Français le pacte républicain sur la question de l'énergie.
Un plan public d'ampleur doit être mis en oeuvre afin de développer un nouveau modèle énergétique français, en évitant de laisser la place à la spéculation et à la captation des ressources via des subventions publiques mal ciblées. Dans ce cadre, FO-Énergie revendique une refondation de la filière française de l'énergie et la création d'un pôle public nationalisé de l'énergie décarbonée.
Malmenée depuis plusieurs décennies, cette filière a besoin de retrouver le rôle et les missions qui lui ont été confiées après la loi de 1946. Le contexte actuel rappelle la nécessité pour notre pays de garantir son indépendance énergétique, en maintenant une efficacité économique de haut niveau, indispensable pour conserver une cohésion républicaine ; il y va de l'enjeu de la souveraineté économique et du désir de réindustrialisation légitime du pays.
La fiabilité de ces ressources à travers un mix électrique décarboné doit être le marqueur de cette indépendance énergétique. Il est nécessaire que la chaîne de valeur, de la fourniture de matières premières à la distribution, témoigne de conditions sociales justes, respectant la dignité et la santé des personnels du secteur. Chaque citoyen doit pouvoir bénéficier de la sécurité d'approvisionnement d'une énergie décarbonée, à un prix du kilowatt raisonné et équivalent pour tous.
Il convient de poursuivre notre trajectoire de baisse des émissions de CO2, garante d'une planète vivable pour les générations futures. Pour cela, la politique énergétique a besoin d'être transformée en profondeur. Elle ne peut plus se permettre de jouer sur l'échiquier mondial d'un marché sans règles de base, et ne prenant pas en considération les particularités énergétiques de chaque territoire. Plusieurs dimensions systémiques sont ainsi à préciser : la dimension sociale, avec un droit à l'énergie pour tous, à un coût accessible et raisonnable ; la dimension géopolitique, car il en va de la souveraineté énergétique de chaque pays européen ; et enfin, la dimension écologique, avec l'impérieuse nécessité de décarboner l'énergie afin de lutter contre le réchauffement climatique.
Face à la crise actuelle, nombreux sont ceux qui admettent qu'il est nécessaire de réformer le marché. Mais on achoppe sur la volonté d'aller jusqu'au bout du processus de réforme, en changeant le logiciel libéral du secteur. Ce dernier a entraîné des pertes d'emploi, une baisse d'activité de la filière, et fait monter la précarité, avec des coûts toujours plus élevés. Un état des lieux s'avère nécessaire, comme votre commission semble également le penser, et FO-Énergie met tout en oeuvre afin de protéger les salariés et l'outil de travail. Tous les salariés d'EDF SA ont cette fierté chevillée au corps, et tous souhaitent réaliser du bon travail, dans de bonnes conditions et pour le bénéfice de tous.
Depuis sa création en 1946, l'entreprise a longtemps développé les compétences et pris en compte des préoccupations sociales ; cela va du salarié qui répond au téléphone à l'ingénieur qui conçoit un réacteur ; cela pourrait également valoir pour les soudeurs, mais nous n'en avons plus, nous les faisons venir d'ailleurs ; quant à nos ingénieurs, on les trouve dans des filiales désormais. Que fait-on avec ces filiales ? Ne pourrait-on pas réinternaliser certains savoir-faire ?
Autre enjeu social important : l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Pour cela, il existe des ambassadeurs d'EDF qui se déplacent dans des collèges. Cette volonté de réformes est louable, mais il s'agit de se projeter à plus long terme, dans dix ou quinze ans.
Vous nous avez interrogés sur la réorganisation en cours. Il nous a été proposé une réorganisation de l'ingénierie nucléaire, et celle-ci est mise en oeuvre depuis le 1er avril par l'équipe de direction. Nous avons demandé quels étaient les bénéfices escomptés en termes de stratégie, de production, d'effectifs, ainsi qu'au niveau financier ; on n'a pas su nous répondre. La réorganisation doit apporter de la « fluidité » ; derrière ce mot, on peut mettre ce que l'on veut, mais cela ne répond pas à la question des bénéfices.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est bien la fluidité !
M. Paul Guglielmi. - Oui, c'est bien, comme le ruissellement... Nous sommes actuellement dans une situation charnière ; les salariés de l'entreprise sont prêts à se retrousser les manches, et on leur propose une organisation étrange, opaque. On nous indique que l'on verra en marchant ; nous sommes une grande entreprise, et une telle réponse conduit à se poser des questions sur la finalité.
Nous ne doutons pas, compte tenu des échéances, que des modifications et des adaptations soient nécessaires. Nous souhaitons que soit mise sur la table l'idée d'une modification du logiciel, car l'électricité n'est pas un bien de consommation comme les autres. Et, encore une fois, la représentation nationale peut compter sur l'engagement des salariés d'EDF SA.
M. Julien Laplace, délégué syndical central CFDT. - Nous allons apporter un modeste éclairage, en nous positionnant non pas comme expert économique, mais comme salarié s'intéressant à ces questions fondamentales pour l'entreprise et pour le pays. En tant qu'organisation syndicale, nous défendons non pas les intérêts corporatistes des salariés mais une idée de l'intérêt général. EDF est une entreprise particulière, actrice de la souveraineté énergétique et de la lutte contre le dérèglement climatique.
La CFDT plaide pour un service public de la production d'électricité et une bonne utilisation de l'argent public, afin de financer une transition écologique juste et solidaire. Les plus pauvres de nos concitoyens sont, en effet, les plus précaires d'un point de vue énergétique, et les plus fragiles au regard de la transition à venir.
Trois objectifs principaux doivent guider la production d'électricité : permettre à EDF de prolonger ses parcs de production en toute sûreté et d'investir dans de nouveaux moyens de production décarbonée, qui nous aideront à atteindre les objectifs fixés par l'accord de Paris ; aider les industriels afin de redynamiser les entreprises françaises et développer l'emploi ; enfin, revoir la façon de calculer les tarifs réglementés de vente de l'électricité pour les citoyens, et l'étendre aux petites entreprises avec une TVA à 5,5 %, de manière à ce que l'on puisse apporter une réponse aux personnes en situation de précarité énergétique.
La production d'électricité est régie par des réalités physiques incontournables, que l'on oublie trop souvent dans les décisions politiques ou dans des logiques financières. Entreprise industrielle, EDF fonctionne sur le temps long ; elle a besoin de visibilité, de pérennité et de stabilité par rapport aux décisions politiques, aux modèles économiques, de manière à favoriser une politique sociale, de ressources humaines, de recrutement, de montée en compétences, qui s'inscrive dans ce temps long.
Concernant les décisions politiques, il y a eu la libéralisation du secteur au début des années 2000. S'en sont suivies, pendant vingt ans, des fermetures de moyens pilotables qui ont conduit à une forme de pénurie de l'électricité avec, en 2022, la crise liée à la guerre en Ukraine. Cela a également conduit au contentieux avec la Commission européenne sur le renouvellement des concessions hydroélectriques ; la libéralisation du secteur et la volonté de mettre en place une concurrence ont abouti à considérer le parc nucléaire français et les concessions de production hydroélectrique comme des avantages concurrentiels.
Du jour au lendemain, avec la crise énergétique, nous avons changé d'optique. Il y a eu, en 2022, le discours de Belfort, avec l'annonce de la construction de six à quatorze nouveaux réacteurs ; dans la PPE en cours, est inscrite la fermeture de quatorze réacteurs, soit exactement l'inverse. En quelques mois, nous sommes passés de rien à tout. Ces changements politiques posent de sérieux problèmes pour conduire une politique industrielle à long terme.
Aujourd'hui, est voté le projet de loi entérinant la fusion entre l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Nous apportons notre soutien à nos collègues salariés de l'IRSN. Au-delà du brusque changement de stratégie nucléaire, on décide également de changer le système de gouvernance de la sûreté nucléaire en France datant de 2002, sans diagnostic partagé et contre les avis de nombreuses parties prenantes ; cela fait peser un risque fort de désorganisation sur la filière nucléaire. La phase transitoire de la réorganisation va être déstabilisatrice, à un moment qui s'avère crucial pour la relance du parc nucléaire. La transparence et une meilleure information de la société civile sont indispensables pour pouvoir avancer sereinement sur ces prises de décision stratégiques.
La stabilité économique est liée aux choix politiques. Le marché libéral, mis en place au début des années 2000, a depuis montré ses limites. Il a fait faillite en 2022 ; la présidente de l'UE a elle-même indiqué qu'il fallait le réformer. Le principal problème concerne le signal-prix, qui ne fonctionne pas et ne permet pas de déclencher de nouveaux investissements dans des moyens de production. Après la crise de ces derniers mois, on arrive à avoir aujourd'hui des prix négatifs au moindre éclat de soleil ou coup de vent.
Vous nous avez interrogés sur la réforme au niveau européen, ainsi que sur l'accord entre EDF et l'État. La réforme structurelle nécessaire, à savoir celle du marché, n'a pas eu lieu. L'accord entre EDF et l'État va donner de la visibilité aux industriels, et les contrats pour la différence répondent à la même logique de long terme.
Quand l'État met en place le bouclier tarifaire, cela permet de contrôler les prix pour les citoyens et les entreprises, mais la finalité consiste à ne pas toucher au marché de l'électricité et à son organisation. En 2022, dans le cadre du bouclier tarifaire, EDF a fait un chèque de 8 milliards d'euros à ses concurrents alternatifs afin que ces derniers puissent répercuter cette somme dans leurs offres auprès des particuliers. En 2023, l'inverse s'est produit ; pour ne pas endetter davantage EDF, l'État a pris à sa charge la moitié de l'effet prix. Au total, l'État a injecté 20 milliards d'euros dans les comptes d'EDF afin de ne pas remettre en cause le marché de l'électricité.
En janvier 2023, la commission d'enquête de l'Assemblée nationale avait conclu à la nécessité de suspendre immédiatement l'Arenh et de revoir les règles du marché. On constate que des accords ont été passés et que des négociations ont eu lieu. Or cette démarche qui faisait consensus, il y a un an, n'a pas abouti.
La stabilité des ressources humaines est fondamentale pour développer et maintenir des compétences. Or la politique entreprise conduit à ce que l'État, en tant qu'actionnaire, pressurise les salariés d'EDF - comme c'est l'argent du contribuable qui est investi, il faut le regarder de près. Aujourd'hui, l'entreprise est contrainte de faire des économies sur l'immobilier, ce qui réduit les espaces et contribue à dégrader les conditions de travail des salariés. Ceux-ci seront probablement en moins bonne santé et moins productifs.
La filialisation à laquelle s'adonne EDF conduit à réaliser des économies sur les rémunérations périphériques et empêche de pérenniser les compétences. Surtout, elle dégrade globalement l'organisation de l'ingénierie nucléaire, qui devient silotée. Notre entreprise connaît les mêmes phénomènes qui se produisent chez Boeing : filialisation, réduction du fait syndical, économies sur la masse salariale, etc. Nous considérons qu'une telle politique n'est à pas la hauteur des enjeux, de la relance nucléaire et des investissements à réaliser dans l'énergie hydroélectrique.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous êtes tous des représentants des salariés d'EDF. Aussi, je souhaiterais connaître votre point de vue sur la façon dont la réorganisation annoncée est perçue en interne. Cette réorganisation vous semble quelque peu opaque, Monsieur Guglielmi : qu'entendez-vous par là exactement ?
Des problèmes en partie imputables à EDF ont été relevés sur l'EPR de Flamanville, qui ne fonctionne pas encore complètement. J'imagine que les propositions de réorganisation de votre entreprise vont dans le sens de leur résolution. Je vous renvoie au rapport de Jean-Martin Folz, que nous avons entendu dans le cadre de cette commission. Si nous souhaitons relancer la construction de nouvelles centrales, nous devons d'abord nous assurer que nous avons résolu ces problèmes qui ne sont pas si lointains.
Je comprends que vous soyez attachés à votre société, d'autant que vous en défendez les salariés. Toute organisation doit être en permanence remise en question, notamment du point de vue de son efficacité. Dans ce cadre, il me semble naturel de vouloir répondre de la meilleure façon possible aux attentes des uns et des autres.
Vous dites que vous évaluerez la réorganisation en cours de route : cela ne me satisfait guère. J'aimerais mieux qu'on me présente les orientations telles qu'elles ont été fixées. Bien sûr, j'espère que cette organisation fonctionnera, mais ce n'est jamais garanti à l'avance.
L'an dernier, EDF a recruté 4 000 ingénieurs : c'est considérable. Monsieur Fernandes, les nouvelles écoles de métiers ont-elles été relancées ? Cela semble nécessaire dans certaines filières, à l'heure de la relance nucléaire. Avons-nous pris la bonne direction ? Doit-on en faire davantage, ou moins ?
Les avantages pour les salariés ne permettront pas de financer le nouveau parc nucléaire - ils ne sont pas du tout à la hauteur des enjeux. Cette commission a pour objet de rechercher un prix de l'électricité qui soit le plus abordable possible. Or les coûts d'EDF, dont les avantages des salariés font partie, entrent en ligne de compte dans le calcul de ce prix. Nous n'avons pas pour rôle de remettre en question ces avantages, mais nous souhaitons tout de même pouvoir dire ce qu'ils représentent.
Monsieur Laplace, vous prétendez qu'appliquer un taux de TVA de 5,5 % sur le prix de l'électricité permettrait de lutter contre la précarité énergétique. Il serait intéressant que vous précisiez le contenu de cette proposition dans la mesure où la partie fiscalité représente 33 % du prix de l'électricité.
Par ailleurs, comment pourrions-nous sortir du conflit au niveau européen sur les concessions hydrauliques ? Il faut relancer l'investissement, mais cela suppose d'en finir avec le contentieux actuel. Doit-on continuer à fermer les centrales thermiques, comme nous l'avons fait jusqu'à présent ?
Et que pensez-vous de la modulation nucléaire ? Le parc français est le premier au monde dans lequel on demande autant de modulation. Est-ce une bonne chose ? La modulation vient-elle toujours de l'extérieur ou dépend-elle aussi du prix du marché ? En fonction du prix du marché, on a le sentiment qu'on peut produire plus ou moins d'énergie nucléaire...
Bref, nous aimerions connaître votre avis en tant que salariés et représentants des salariés d'EDF.
M. Alexandre Grillat. - La CFE Énergies en est convaincue : pour réussir la construction des six EPR 2, soit un gigantesque programme industriel, il faut mettre en oeuvre les préconisations du rapport Folz. Il convient notamment de réaliser la séparation entre la maîtrise d'ouvrage (MOA) et la maîtrise d'oeuvre (MOE).
Ce mode de réorganisation des activités nucléaires est pertinent et a du sens pour les salariés. Mais le diable se cache toujours dans les détails. Voilà cinquante ans que les salariés d'EDF sont confrontés à des réorganisations et ils n'y ont jamais rechigné, surtout lorsqu'elles sont bien pensées. Mais, en l'occurrence, cette réforme embrasse trop et finit par mal étreindre. En effet, instituer une grande direction d'ingénierie qui embarque à la fois les installations neuves et futures, c'est prendre le risque de faire des arbitrages industriels entre ces deux composantes du parc nucléaire français.
Pour notre part, nous aurions souhaité que cette réforme s'opère en plusieurs temps, plutôt que de tout mélanger. Il faut d'abord mettre le paquet sur les six EPR 2, qui sont aujourd'hui la priorité d'EDF. Voilà pourquoi nous adoptons une approche mesurée consistant à examiner de manière concrète cette réforme, afin de vérifier que tous ses éléments sont pertinents.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La réorganisation consiste donc à regrouper sous une direction unique les installations nouvelles et anciennes ?
M. Alexandre Grillat. - Il s'agirait d'une direction réunissant toutes les ingénieries des installations neuves et existantes, fusionnant ainsi des objectifs qui ne s'inscrivent pas dans la même temporalité et qui ne sont pas fondés sur les mêmes priorités.
Encore une fois, nous aurions préféré que la réorganisation soit réalisée de manière séquentielle entre les installations neuves et existantes. En revanche, nous approuvons le volet MOA et MOE de la réforme, car il a du sens.
M. Franck Montaugé, président. - Le fait de regrouper sous la même direction le parc actuel et futur n'empêche pas de travailler de manière séparée : ce ne sont pas les mêmes salariés qui sont attachés aux projets de grand carénage et à la construction des futurs réacteurs.
M. Julien Laplace. - C'est l'un des problèmes de la réorganisation. En effet, ce regroupement n'empêche pas de travailler de façon séparée. C'est en tout cas ce que pense une partie des directeurs de notre entreprise, mais d'autres préfèrent créer des synergies et faire travailler les salariés tous ensemble, qu'ils assurent des missions de contrôle-commande ou de distribution électrique.
J'insiste, les cinq grands directeurs d'EDF ne partagent pas du tout la même vision de la réorganisation à venir.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est un problème très français.
M. José Fernandes. - Aux yeux de la CGT, la restructuration des activités nucléaires du groupe EDF ne sera pas suffisante pour atteindre les objectifs attendus. Nous avons bien affaire à un projet descendant, accompagné par des cabinets de conseil externes et basé sur une vision très éloignée du terrain.
Sans surprise, les solutions avancées sont à l'image des réformes proposées dans les grands groupes similaires : elles ne tiennent pas compte des spécificités de l'entreprise, de son histoire, de sa mission de service public, ni des agents, dont l'engagement et les compétences sont pourtant reconnus. La maîtrise de la boucle complète - conception, construction, exploitation - a été et reste sans conteste ce qui a permis de maintenir et d'améliorer constamment le parc en exploitation, tout en étudiant les nouveaux modèles.
La surveillance des études et de la fabrication doit rester entièrement du domaine d'EDF. Toute rupture dans cette vision globale et transverse, notamment au profit de filiales, ne permet plus de maîtriser totalement nos missions et de garantir le produit final, qui relèvera de la responsabilité d'EDF.
L'ingénierie et le nouveau nucléaire font face à un enjeu majeur de recrutement, de formation et de montée en compétences. Pour y répondre, la réorganisation de l'ingénierie doit inclure une réflexion sur les parcours croisés, en particulier entre les chantiers et les études.
L'une des conditions de réussite de l'ancienne direction de l'équipement pour la construction du parc nucléaire existant était le fameux alignement des planètes entre les intérêts d'EDF, de l'État et du tissu industriel. En ce sens, la réorganisation des métiers nucléaires ne fonctionnera que si elle est accompagnée d'un véritable soutien étatique vis-à-vis d'EDF, mais aussi d'une reprise et du maintien du tissu industriel.
Pour conclure, nous craignons que les agents et la ligne managériale de proximité soient sollicités pour trouver des solutions permettant à cette nouvelle organisation de fonctionner.
Mme Amélie Henri, déléguée syndicale centrale CFE-CGC à EDF SA. - Aujourd'hui, la priorité est de concevoir et de construire les six nouveaux EPR, voire huit réacteurs supplémentaires. Regrouper toutes les formes d'ingénierie sous une même direction pose le risque d'une absorption par le chantier du nouveau parc nucléaire des ressources humaines qui travaillent actuellement sur les installations existantes. Nous devons veiller à ne pas tomber dans ce travers.
Bien entendu, cette réorganisation se fonde sur des ambitions louables, notamment la clarification et la dissociation des rôles entre MOA et MOE, pour le nouveau nucléaire et le parc existant. Le regroupement des compétences de construction facilitera le renforcement de la professionnalisation et la mise en place de boucles de décisions courtes, efficaces et rapides, et assurera aussi une meilleure coordination avec les relations institutionnelles.
En revanche, nous déplorons qu'aucun indicateur de performance industrielle, économique et sociale n'ait été présenté pendant la phase de consultation du comité social et économique central (CSEC).
Nous ne prétendons pas qu'il ne doit être procédé à aucune réorganisation. Or cette réorganisation, telle qu'elle nous a été présentée, ne nous a pas convaincus qu'elle permettrait à EDF d'assurer la livraison des nouveaux EPR ni même de prolonger la durée de vie des réacteurs existants. Il s'agit pourtant d'un élément crucial pour continuer, demain, à répondre aux besoins en électricité et à l'électrification des usages.
M. Franck Montaugé, président. - Une planification de la démarche prévue a-t-elle été présentée aux personnels ?
Mme Amélie Henri. - La réorganisation, annoncée le 1er avril dernier, soulève encore de nombreuses questions quant à l'accompagnement des salariés. Plusieurs enquêtes démontrent que ces derniers ont du mal à comprendre le sens de cette réorganisation. Des temps d'échanges sur la mise en oeuvre de la réforme ont été annoncés dans le cadre du CSEC, mais je ne connais pas d'autre élément de planification.
M. Paul Guglielmi. - Les salariés ne sont pas vent debout contre cette réorganisation. Notre direction nous demande de faire mieux et nous le comprenons. Seulement, la pédagogie fait défaut. Nous avons le sentiment que nos directeurs nous préparent une usine à gaz qu'ils ne maîtrisent pas eux-mêmes.
Je ne prétends pas qu'ils vont sciemment nous faire aller dans le mur. En revanche, ils ne parviennent pas à nous transmettre une vision et à indiquer un point de sortie. Pourtant, les salariés ont besoin d'un horizon : ils souhaitent recevoir un calendrier avec des points d'étapes sur la mise en oeuvre de la réforme et connaître les gains financiers et industriels escomptés.
Nous savons que les directeurs de notre entreprise font preuve de bonne volonté, mais cela ne suffit pas à donner du sens au travail quotidien des salariés.
M. Julien Laplace. - Selon un diagnostic de déficit de compétences, 200 à 300 salariés sont capables de participer à la construction des EPR 2, mais il en faudra entre 600 et 700 d'ici à 2027. L'entreprise réfléchit donc à monter une joint-venture avec des industriels compétents.
De notre côté, nous militons pour embaucher dès maintenant des agents de maîtrise qui seraient affectés sur les sites de Penly et de Gravelines. Or la direction préfère recourir à des prestataires externes. C'est ce genre de point pratique qui fait défaut dans le projet de réorganisation.
M. Franck Montaugé, président. - C'est du plan Excell que vous parlez ?
M. Julien Laplace. - Il ne s'agit pas du plan Excell, qui recouvre l'excellence opérationnelle. Je parle du recrutement même. Encore une fois, nous militons pour qu'EDF recrute des salariés en interne dès aujourd'hui. Toutefois, la direction mise sur une autre stratégie consistant à solliciter des industriels extérieurs, toujours dans une logique de filialisation.
Nous avons besoin de 400 agents supplémentaires d'ici à 2027. Vu le temps qu'il faut pour les former, c'est aujourd'hui qu'il faut les recruter !
M. Daniel Gremillet. - La situation est contradictoire : EDF a annoncé à ses salariés la fermeture de quatorze réacteurs, mais, en même temps, il a été décidé de relancer le nucléaire - pourtant, les projets annoncés ne permettront pas d'atteindre l'objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050.
Le Sénat a été un élément moteur de la relance du nucléaire. Nous considérons qu'il est absolument essentiel de disposer d'une énergie pilotable, qui ne saurait être opposée aux énergies renouvelables.
La construction de six, voire de quatorze, EPR d'ici à 2050 représente un véritable défi dans la mesure où la France a tourné le dos au nucléaire pendant plusieurs années.
Qu'on le veuille ou non, c'est bien EDF qui détient le seul savoir-faire véritable en matière d'énergie nucléaire dans notre pays. Dès lors, comment s'appuyer sur cette expérience très reconnue pour relever le défi français de production énergétique pilotable à un coût accessible ? Le coût sera un élément déterminant pour nos concitoyens et nos collectivités, mais aussi pour la relance économique.
Selon vous, l'énergie hydroélectrique constitue une fenêtre de tir pour sortir du piège dans lequel nous nous trouvons depuis très longtemps. Pensez-vous que seul le courage politique pourra nous permettre de réussir ? Une initiative française autre que celle du groupe EDF et du Gouvernement pourrait-elle être lancée pour apporter une réponse au niveau européen ?
M. Alexandre Grillat. - En effet, la situation de l'hydroélectricité stagne depuis 2008, mais le monde a changé. La France est désormais le seul État membre visé par des mises en demeure ou impliqué dans des contentieux engagés par la Commission européenne sur les barrages hydroélectriques. En 2021, la Commission a éteint les mises en demeure prononcées en 2019 sur l'absence de dialogue compétitif lié à l'application de la directive sur les concessions.
On observe une ostracisation du modèle hydroélectrique français à Bruxelles, alors que la réciprocité n'est pas possible entre les États membres : soit les barrages sont gérés par l'exploitant, soit ils font l'objet d'une concession pour cinquante ans, qui devait être renouvelée avant 2004.
Le cas de la France est très spécifique. Nous avons l'impression que la Commission européenne se focalise sur l'hydroélectricité française en utilisant des arguments parfaitement contestables sur la liberté d'installation ou l'insuffisance d'ouverture de notre marché.
C'est la raison pour laquelle je parlais de courage politique tout à l'heure : il y a matière à défendre l'exception électrique française devant les services de la Commission, à savoir la direction générale du marché intérieur, de l'industrie, de l'entrepreneuriat et des petites et moyennes entreprises (DG Grow) et la direction générale de la concurrence (DG Comp).
Les élections de juin prochain aboutiront probablement à une évolution des rapports de force au sein des institutions européennes. Dans ce contexte, le Gouvernement devrait faire preuve de courage politique pour défendre le choix de la bascule vers le régime d'autorisation à Bruxelles.
M. Paul Guglielmi. - L'eau est un enjeu important à plus d'un titre. En règle générale, la production hydroélectrique se situe en amont de la production nucléaire. Il serait donc problématique de ne pas en maîtriser la gestion, la maintenance et la production. Si l'État a acquis 100 % des actions d'EDF, c'est bien pour des raisons stratégiques : il s'agit d'avoir le dernier mot et de garder la mainmise sur ce qui doit être fait.
Il est hors de question de faire passer les concessions hydroélectriques par un biais différent. Nous demandons donc à ce que la production d'énergie hydroélectrique reste dans le giron d'EDF, avec la nationalisation pour dénominateur commun.
Mme Amélie Henri. - Jusqu'au discours de Belfort, EDF était plutôt en ordre de bataille. La tendance était à la fermeture des centrales, ce qui entraînait forcément une décroissance des compétences.
Les compétences sont un sujet absolument clé lorsqu'on sait que la filière nucléaire devra procéder à près de 100 000 recrutements dans les dix années à venir. Comment réussir ces recrutements et attirer les candidats ? Derrière la question de l'attractivité, il y a celle de la fidélisation des compétences. Nous sommes une industrie du temps long. Il faut donc pouvoir conserver nos compétences dans la durée, d'autant que nous devons construire six nouveaux EPR, et d'autres encore. Cela suppose de proposer des parcours professionnels adaptés.
En ce domaine, il faut aller beaucoup plus loin, sans quoi nous ne serons pas capables de réussir nos projets.
M. Franck Montaugé, président. - Outre la faiblesse des contrats pour la différence que vous avez évoquée, quelles autres propositions structurelles feriez-vous pour réformer le marché européen de l'électricité, qui se révèle particulièrement contraignant ? À titre personnel, je pense qu'il n'a pas fait la démonstration de son efficacité, notamment pour les consommateurs.
Par ailleurs, comment envisagez-vous la question de l'accès aux capitaux pour financer la montagne d'investissements à réaliser pour, à la fois, les opérations de grand carénage et la construction des nouveaux réacteurs nucléaires ? Il me semble que l'État a une responsabilité toute particulière, car cette question aura un impact extrêmement fort sur les prix payés par les consommateurs.
M. Julien Laplace. - Si nous proposons d'appliquer un taux de TVA à 5,5 % sur les prix de l'électricité - au moins sur une part primaire -, c'est parce que nous considérons que l'électricité est un bien essentiel. Cela permettrait de contenir les prix au bénéfice des consommateurs, dans le cadre d'un marché contraint.
À l'échelon de la France, on pourrait changer la méthode de calcul des tarifs réglementés de vente de l'électricité. Le coût des avantages pour les salariés d'EDF n'affecte pas vraiment le coût pour le consommateur, contrairement à ce qui a pu être affirmé.
Pendant longtemps, le calcul du tarif réglementé de vente était basé sur les coûts de production. Or ce n'est plus le cas aujourd'hui. La contestabilité des tarifs, mise en place depuis l'introduction du marché, permet à n'importe quel opérateur marchand de contester les tarifs d'EDF. Cela a conduit la Commission de régulation de l'énergie (CRE) à estimer à 100 % l'augmentation des coûts de production de l'énergie entre 2022 et 2023, ce qui ne correspond pas à la réalité.
Cette méthode de calcul, qui est faite pour alimenter un marché créé de façon artificielle, pourrait être remise en cause à l'échelon français.
M. Alexandre Grillat. - La France possède un modèle de production hydroélectrique et nucléaire imbriqué.
Aujourd'hui, le nucléaire n'est pas regardé de la même manière à Bruxelles qu'il y a trois ans. En effet, depuis le 24 février 2022, le monde a changé et la question de la souveraineté, qui était auparavant taboue, est redevenue une priorité politique pour l'Europe. Le contexte politique actuel est donc plus favorable à la défense de l'exception hydroélectrique française, au nom de la lutte contre le réchauffement climatique et d'une meilleure gestion de l'eau au niveau des barrages.
Que faut-il faire pour réformer le marché de l'électricité ? Tant qu'aucune réforme structurelle n'est engagée à l'échelon européen, le cadre européen continuera de s'appliquer à la France. Or, ces derniers mois, rien n'a bougé : tout retour au monopole ou à une logique de tarification à la Marcel Boiteux sera impossible.
Les CFD sont présentés par certains comme étant la solution au monde post-Arenh. Or la détermination du prix des CFD doit être validée par la Commission européenne, en vertu de la réglementation des aides d'État.
Ainsi, l'épée de Damoclès de la DG Comp pèse même sur les dispositifs régulatoires considérés comme la solution à la fin de l'Arenh.
Le modèle des CFD, tel qu'il est permis par la réforme du marché de l'électricité, est délicieusement pervers puisque c'est la DG Comp qui détermine si le prix est juste. Or nous savons très bien qu'un prix juste, au sens de la Commission européenne, dépend de l'existence d'une concurrence effective.
M. Paul Guglielmi. - Certains pays limitrophes qui ne veulent pas de réacteurs sur leur sol achètent pourtant notre énergie nucléaire. Or ce sont les citoyens français qui s'acquittent du coût de construction, de maintenance et d'utilisation des centrales. Nous pourrions peut-être définir un prix spécial pour ces pays.
M. Alexandre Grillat. - Dans un monde idéal, EDF aurait dû avoir suffisamment de recettes pour être en mesure d'autofinancer le renouvellement de son outil industriel, comme toute entreprise normale.
Toutefois, depuis trente ans, les décisions de l'État actionnaire, mais surtout de l'État régulateur, n'ont pas permis à EDF de disposer des marges de manoeuvre nécessaires à l'autofinancement de la construction de nouveaux réacteurs. D'où la recherche frénétique de solutions.
Le capital de l'entreprise sera moins cher, car il s'agit d'un capital d'ordre public.
Si l'État finance ces projets, alors que le marché est ouvert depuis trente ans, la DG Comp dira qu'il s'agit d'une aide d'État. Cela nous ramène au débat franco-européen sur le régime de ces aides. Celles-ci peuvent être autorisés par la Commission européenne, mais il y a forcément des contreparties et des remèdes, que certains décrivent comme « herculéens ».
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Les prix de l'électricité sont en partie liés aux coûts de production, mais pas de façon majoritaire. Cela est pris en compte dans le calcul des tarifs réglementés, mais aussi dans l'accord passé entre l'État et EDF, sur lequel cette dernière s'appuie pour négocier un certain nombre de contrats avec des clients.
Monsieur Fernandes, savez-vous si EDF continue à travailler à l'élaboration de réacteurs de quatrième génération à neutrons rapides ? Appelez-vous de vos voeux la généralisation à l'échelle nationale des recherches sur ce type de technologie ?
M. José Fernandes. - À ma connaissance, depuis la fermeture du programme Astrid, le projet de réacteur de quatrième génération n'a pas été relancé, même s'il nous apparaît primordial compte tenu des prévisions énergétiques sur la période 2035-2050, et au-delà.
M. Franck Montaugé, président. - Les réacteurs de quatrième génération correspondent-ils selon vous au nucléaire durable ?
M. José Fernandes. - Non, je ne le pense pas.
Quelques mots sur les questions de financement. Le système post-Arenh nécessite d'être encadré par une loi, mais ce n'est pas à l'ordre du jour pour le moment. Le dispositif de captation de l'État - 50 % au-dessus de 70 euros et 90 % au-delà de 110 euros - n'est pas choquant. En cas de crise, EDF n'a pas vocation à réaliser des marges de guerre vis-à-vis d'autres groupes qui s'enrichissent, d'autant que les tensions mondiales sont élevées.
L'entreprise devra tenir une comptabilité spécifique sur le nucléaire pour permettre de suivre les tarifs. Cependant, une grande incertitude plane sur ses capacités à financer ces investissements, qui ne pourraient être réalisés qu'à condition que les prix ne soient pas trop bas sur la durée. EDF n'a pas demandé de prix plancher, pourtant prévu par la réforme du marché européen, récemment adoptée. Cela éviterait des contreparties exorbitantes, comme le retour du projet Hercule ou un démembrement du groupe.
Les prix devraient augmenter si la demande d'électricité remonte. Nous espérons que les prix sont bas uniquement de manière conjoncturelle, et non structurelle.
Le contexte ayant évolué, les aides d'État restent la meilleure solution pour financer le programme de construction de nouveaux réacteurs nucléaires. Partout en Europe, on ne peut plus construire de nouveaux moyens de production sans aides d'État. Plus le parc actuel rapportera, plus on arrivera à autofinancer notre nouveau parc nucléaire.
M. Julien Laplace. - Le point d'entrée pour le financement du nouveau parc nucléaire consiste déjà à se mettre d'accord avec la Commission européenne sur la régulation du prix du kilowattheure produit par les futurs EPR 2. Un délégué interministériel est chargé de cette négociation. Les modalités devaient être fixées il y a un an, or cela retarde la prise de décision d'investissement pour lancer ce programme.
M. Franck Montaugé, président. - Vos organisations syndicales disposent-elles d'une estimation de l'effectivité opérationnelle du programme de grand carénage ? À quelle échéance les six premiers réacteurs annoncés seront-ils mis en service ?
M. Paul Guglielmi. - Ces réacteurs n'ont toujours pas été commandés.
M. Alexandre Grillat. - La CFE Énergies souhaite la prolongation de la durée de vie des réacteurs existants le plus longtemps possible, tant que l'ASN ne nous demande pas de les arrêter.
Les salariés d'EDF sont prêts à démarrer le programme de construction du nouveau parc nucléaire. Le Président de la République a fait un très beau discours à Belfort en 2022. Mais tant que le modèle de CFD n'a pas été validé par la Commission européenne, il n'y a pas de régulation pour assurer les recettes et le modèle économique des EPR 2. Et sans financement, nous ne verrons pas le début du commencement des chantiers.
La négociation, à Bruxelles, de la régulation et la détermination du modèle de financement sont dans l'escarcelle de l'État. Les salariés d'EDF sont prêts à travailler, à condition que ceux qui ont le chéquier et agissent comme donneurs d'ordres appuient sur le champignon.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce n'est pas nous !
M. Alexandre Grillat. - Vous êtes les représentants de la Nation...
M. José Fernandes. - Les travaux de grand carénage sont principalement réalisés lors de l'arrêt des réacteurs pour maintenance. Parfois, ils sont entrepris durant les périodes de fonctionnement des installations.
La réussite de ce programme, d'un point de vue technique et industriel, est vitale pour EDF. L'objectif principal est d'assurer l'exploitation des centrales performantes au-delà de quarante ou de soixante ans et il convient de lancer les études pour vérifier s'il est possible de prolonger leur durée de vie au-delà de quatre-vingts ans.
Au moment où tous les regards se tournent vers la construction de six nouveaux réacteurs nucléaires, EDF poursuit le chantier titanesque du grand carénage. Le coût initial était fixé à 55 milliards d'euros, puis a été ramené à 49,5 milliards à la fin de l'année 2021. Une nouvelle phase a été ajoutée pour prolonger le projet jusqu'en 2028, portant finalement le coût total des opérations à 68 milliards d'euros : c'est plus que le budget prévu pour la construction des six réacteurs EPR 2.
La CGT tient à souligner les performances historiques du parc nucléaire français sur le plan de la fiabilité et de la sécurité, mais elle reconnaît les défis actuels et futurs auxquels il est confronté.
Pour conclure, j'insiste sur la nécessité d'investir continuellement dans le maintien et la modernisation du parc existant.
M. Julien Laplace. - Au départ, le grand carénage consistait principalement en des modifications rendues nécessaires par l'accident de Fukushima. Elles ont déjà été réalisées en grande majorité : ainsi, des diesels d'ultime secours (DUS) ont été construits et d'autres travaux sont encore en cours.
Aujourd'hui, les enjeux ont changé. Des phases supplémentaires sont demandées face aux besoins d'énergie qui augmentent. Dans ce contexte, RTE (Réseau de transport d'électricité) a revu significativement ses prévisions à la hausse.
EDF travaille à augmenter la puissance des réacteurs existants, conformément à la volonté exprimée par la précédente ministre de la transition énergétique. Quant à l'ASN, elle a demandé à l'entreprise d'oeuvrer à la prolongation de la durée de vie des réacteurs au-delà de soixante ans.
Le véritable enjeu est celui de l'adaptation au réchauffement climatique. EDF a lancé un programme extrêmement innovant en lien avec Météo France et la sécurité civile pour anticiper les changements climatiques, qui se produisent avec quinze années d'avance environ - en témoigne le réchauffement des fleuves et autres sources froides.
À très court terme, il nous faut anticiper ces changements avant la cinquième visite décennale, pour prolonger la durée de vie des réacteurs le plus longtemps possible. Le grand carénage a fait significativement avancer les choses, mais il reste encore beaucoup à faire.
M. Daniel Gremillet. - À titre personnel, je me réjouis de la relance du nucléaire, qui me semble nécessaire aujourd'hui. Ne serait-il pas temps de redémarrer le projet Astrid ? Dans ce cadre, il n'est pas question de parler de déchets nucléaires, mais de stocks d'uranium appauvri.
M. José Fernandes. - Il visait justement à recycler les combustibles usés.
M. Franck Montaugé, président. - Des enjeux géopolitiques importants se poseront sans doute...
Je vous remercie pour votre venue.
Audition de Mme Sophie Mourlon, directrice générale de l'énergie et du climat, le 9 avril 2024
M. Franck Montaugé, président. - Merci d'avoir répondu à notre sollicitation. Nous poursuivons les travaux de notre commission avec l'audition de Madame Sophie Mourlon, directrice générale de l'énergie et du climat (DGEC). Vous êtes accompagnées de M. Timothée Furois, sous-directeur des marchés de l'énergie et de M. Christophe Kassiotis, directeur de cabinet.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment et à dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sophie Mourlon, M. Timothée Furois et M. Christophe Kassiotis prêtent successivement serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué le 18 janvier dernier une commission d'enquête sur la production, la consommation et les prix de l'électricité à horizon 2035 et 2050. Nos travaux sont centrés sur le présent et l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et aux entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles en sont les perspectives de développement ? Le fait que vous occupiez un poste à la direction de l'énergie et du climat depuis 2019 vous donne un peu de profondeur de champ.
Quels sont les enjeux, les compétences et les conséquences du modèle de régulation post-Arenh ? Comment sera porté le programme de nouveau nucléaire ? Quel est l'avenir des tarifs réglementés de l'électricité dans la perspective de l'accord post-Arenh et de la réalisation du programme de nouveau nucléaire ? Quelle est votre vision des investissements à consentir dans les réseaux et de leurs financements ? Comment sortir du contentieux avec la Commission européenne sur les concessions hydroélectriques ?
Après l'intervention du rapporteur, je vous laisserai la parole pour une dizaine de minutes de propos liminaires, avant d'en venir aux échanges.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - À quelle date anticipez-vous la sortie de la SNDC3, la stratégie nationale bas-carbone ? Quelles en sont les perspectives ? Disposez-vous d'informations particulières à ce sujet ?
De nombreuses questions peuvent également concerner le tarif réglementé de vente de l'électricité, son avenir, le financement du nouveau nucléaire, les négociations post-Arenh. Je crois que vous faisiez partie des personnes en contact avec EDF pour discuter ce soi-disant accord. À mes yeux, il n'existe pas, dès lors qu'il n'a pas été signé, voté, formalisé. Vous me donnerez peut-être votre avis là-dessus, si une partie du droit français a évolué et permet à un texte non signé d'être considéré comme valable et opposable.
Mme Sophie Mourlon. - Le champ de vos questions étant extrêmement vaste, je vous propose de ne pas tenter de le balayer, mais plutôt d'y revenir de manière interactive par la suite. Mon propos liminaire sera l'occasion d'aborder l'ensemble des enjeux de la politique énergétique et des missions de la direction générale de l'énergie et du climat.
Je suis directrice générale de l'énergie et du climat depuis juillet 2023. Depuis septembre 2019, j'étais directrice de l'énergie au sein de cette même direction générale. J'ai donc une part d'antériorité sur un certain nombre de ces questions, même si les sujets de transition énergétique et climatique dépassent largement le temps d'un poste et d'une vie administrative.
Les missions de la direction générale de l'énergie et du climat sont assez larges et dépassent le champ de votre commission. Nous proposons et mettons en oeuvre la politique de l'énergie, du climat, de l'adaptation au changement climatique et de la qualité de l'air extérieur. Au sein de la politique de l'énergie, il nous revient de proposer et de mettre en oeuvre la planification dans le domaine de l'énergie et du climat, la régulation des marchés, dont les conditions de fourniture des différentes énergies, le développement de la production décarbonée, la réduction de l'usage des énergies fossiles, la sécurité d'approvisionnement et la réduction des consommations d'énergie.
Nous contribuons également à la politique internationale dans le domaine de l'énergie et du climat, au niveau européen et mondial. Nous exerçons aussi la tutelle, en tant que commissaire du gouvernement, d'un certain nombre de grands opérateurs dans le domaine de l'énergie.
Évidemment, nous ne sommes pas seuls. Votre commission auditionne, je crois, un certain nombre de nos interlocuteurs. Nous travaillons dans une dimension très fortement interministérielle avec d'autres directions générales de l'administration des ministères de l'économie et des finances, de la transition écologique et de la cohésion des territoires, de l'agriculture, de l'Europe et des affaires étrangères, des secrétariats généraux des affaires européennes, de la planification écologique, pour l'investissement, auprès du Premier ministre et des opérateurs et autorités indépendantes, comme la Commission de régulation de l'énergie, l'Ademe ou l'Anah. La sphère de la politique énergie-climat est fortement interministérielle, parce que l'énergie est au coeur de la vie de la nation. On retrouve les enjeux énergétiques dans un très grand nombre de politiques publiques. De la même manière, nous nous appuyons sur un très grand nombre de politiques sectorielles pour cette transition énergie-climat.
Nous poursuivons conjointement les trois grands objectifs de la politique énergétique que sont la décarbonation du mix énergétique, la sécurité d'approvisionnement et la protection des consommateurs et la compétitivité de notre économie.
Vous savez à quel point notre mix électrique est aujourd'hui décarboné, mais notre mix énergétique est loin de l'être. Près de 60 % de nos consommations énergétiques se font à partir d'énergies fossiles, fortement émettrices de gaz à effet de serre. Notre politique climatique a donc pour priorité de décarboner l'ensemble de ce mix énergétique en commençant par réduire les consommations par des mesures de souveraineté et d'efficacité énergétique. Nous devons également développer la production décarbonée de toutes les énergies renouvelables, y compris les combustibles solides, gazeux, liquides et électriques, ainsi que le nucléaire et la production directe de chaleur, pour permettre une décarbonation complète du mix énergétique à l'horizon 2050, en conformité avec les objectifs de la France et avec nos engagements internationaux.
La sécurité de l'approvisionnement constitue un champ vaste et important de la politique énergétique. Elle est au coeur de la vie de la nation. Ces préoccupations n'ont évidemment jamais cessé d'être au centre des missions de la DGEC, mais elles ont été un peu moins présentes dans le débat public dans les années ayant précédé ma prise de fonction. Pourtant, la crise du covid, la guerre en Ukraine, les difficultés de corrosion sous contrainte du parc nucléaire d'EDF et la sécheresse ont rappelé avec force ces enjeux. Nous ne les appréhendons pas seulement dans un contexte de crise, mais bien comme un enjeu tout au long de la transition énergétique. Ambitieuse et rapide, elle suppose d'assurer la sécurité et l'approvisionnement de son début à sa fin.
La protection des consommateurs et la compétitivité de l'économie nous font rechercher un mix énergétique décarboné à coût optimisé en travaillant sur le choix des technologies, la configuration des systèmes, les modes de financement, la régulation et les actions de régulation des prix, avec une attention particulière aux consommateurs vulnérables, particuliers et entreprises.
La conciliation de ces trois objectifs, sans prendre en compte l'ensemble des politiques publiques associées, pose déjà des enjeux majeurs, à commencer par le financement et la régulation des actifs de production. Ils nous incitent à la fois à rechercher une réduction des risques pour les investisseurs, et à inciter à la performance de l'ensemble des producteurs, mais aussi à réduire le coût pour les consommateurs, tout en permettant l'investissement dans les nouveaux actifs de production. En effet, les investissements constituent notre sécurité d'approvisionnement de demain. Le partage des risques, des investissements et des revenus se situe au coeur des enjeux de régulation.
Vous nous interrogiez sur les travaux de planification et le calendrier. Je ne reviendrai pas sur l'architecture des documents de planification, la stratégie nationale bas-carbone, la programmation pluriannuelle de l'énergie ou le plan national d'adaptation au changement climatique.
M. Franck Montaugé, président. - Ils ne sont pas à jour.
Mme Sophie Mourlon. - Nous avons adopté, en avril 2020, une stratégie nationale bas-carbone et une programmation pluriannuelle de l'énergie. Ces documents sont en vigueur aujourd'hui, et nous permettent de conduire les investissements dans la politique énergétique, dans la rénovation des bâtiments, etc. Ils sont en cours de mise à jour sur la réalité du chemin parcouru depuis leur conception. Il est prévu une actualisation quinquennale. Nous avons besoin d'un cap, et donc d'une planification à long terme, mais aussi d'une boussole nous évitant de foncer tête baissée. Permettant des choix de politique publique, d'investissement, de régulation, cette mise à jour quinquennale est également rendue nécessaire par l'évolution des engagements européens et internationaux de la France.
Les travaux de mise à jour ont été engagés dès l'adoption des documents de 2020, de manière à disposer d'un cycle de modélisation et de concertation complet. Il s'agit d'un travail itératif. Ces modélisations complexes font appel à celles de l'ensemble des secteurs d'activité et de la vie de la nation : l'évolution des bâtiments, du nombre de rénovations, des pratiques de mobilité des Français, des pratiques agricoles, la pénétration de la mobilité électrique, la décarbonation de l'industrie... Près de 2 000 hypothèses sont mises à jour en concertation avec l'ensemble des parties prenantes, ONG, filières, entreprises, associations de consommateurs... Ce travail nous permet de développer ces documents de planification. Les orientations de la programmation pluriannuelle de l'énergie ont été mises en consultation au mois de novembre dernier. Les orientations de la SNBC sur l'horizon 2030 devraient être mises en consultation ce printemps pour permettre d'actualiser le plus rapidement possible ces documents. Le processus inclut une évaluation environnementale stratégique, des consultations du public, du Conseil supérieur de l'énergie, du Haut Conseil pour le climat et d'un certain nombre d'instances.
M. Franck Montaugé, président. - Le Parlement sera-t-il consulté ?
Mme Sophie Mourlon. - Pas sur la PPE et la SNBC, qui sont adoptées par décret ; il s'agit de documents de nature réglementaire. Nous avons l'obligation de les construire pour qu'ils soient compatibles avec le volet législatif du code de l'énergie, en particulier son article L.100-4.
M. Franck Montaugé, président. - Le Parlement ne sera donc pas associé à l'élaboration de la PPE.
Mme Sophie Mourlon. - Vous m'avez demandé si parmi les consultations obligatoires figurait celle du Parlement. Ce n'est pas le cas, pas plus que pour d'autres textes réglementaires. En revanche, l'association du Parlement sur les sujets liés à la programmation énergie-climat est un objectif poursuivi par le gouvernement. Ce dernier sera amené à en préciser les modalités dans les semaines ou mois à venir.
M. Franck Montaugé, président. - Si je comprends bien, le plan national d'adaptation au changement climatique est un peu l'enveloppe qui est ensuite déclinée sur la SNBC, la PPE, etc. Le Parlement a tout même son mot à dire en la matière.
Mme Sophie Mourlon. - Nous n'envisageons pas le plan national d'adaptation au changement climatique comme une enveloppe, mais comme un complément. En réalité, la stratégie nationale bas-carbone et la PPE portent un objectif de décarbonation, de sécurité d'approvisionnement, et donc de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Le plan national d'adaptation au changement climatique, à côté de ces objectifs et de cette politique d'atténuation extrêmement forte, embarque le fait que le changement climatique est déjà à l'oeuvre, et qu'il nous appartient de préparer l'avenir en ajustant un certain nombre de champs normatifs et de politiques publiques.
Par exemple, lorsque l'on construit une infrastructure qui aura vocation à perdurer plusieurs décennies, il importe de tenir compte dans sa conception et sa construction de l'évolution du climat dans les années à venir. De même, la prise en compte du changement climatique dans la conception des réseaux de transport et de distribution électrique est importante.
Ainsi, le plan national d'adaptation au changement climatique est ciblé sur ce volet d'adaptation.
Nous pourrons évoquer les incertitudes des trajectoires lors des échanges à venir.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci. Nous avons bien compris que le mix électrique est bien décarboné, mais que le mix énergétique l'est beaucoup moins, et que nous devons le faire évoluer. Cela devrait signifier que nous devons électrifier certains usages, ce qui devrait occasionner une augmentation assez sensible de la consommation électrique. Ces dernières années, on observe plutôt une diminution de la demande et donc de la consommation. Ce fut encore le cas ce week-end : les prix de l'électricité étaient parfois nuls, tant la demande était atone. Quand attendez-vous une inversion de cette courbe de consommation ?
Ensuite, s'agissant de la sécurité de l'approvisionnement, nous avons été alertés sur les réserves d'uranium. Pensez-vous que celles qui sont aujourd'hui connues suffiront à alimenter 14 nouveaux EPR d'ici 2050 ? Ils auraient une durée de vie d'environ 60 ans, et seraient donc en activité au-delà de 2100. Disposez-vous de notes sur le sujet ? Avez-vous réalisé une analyse ? Nous allons investir des sommes considérables. Une réflexion est-elle engagée sur la quatrième génération, sur les neutrons rapides ?
Par ailleurs, comment imaginez-vous l'avenir des tarifs réglementés dans le cadre des accords post-Arenh et des contrats pour la différence (CFD) ? Que deviennent-ils ? Comment sont-ils calculés ?
Enfin, votre direction a-t-elle challengé les prévisions d'investissements assez considérables de RTE et d'Enedis concernant les réseaux ? On nous annonce 100 milliards d'euros de part et d'autre.
Mme Sophie Mourlon. - Nous nous essayons rarement aux pronostics. Nous faisons de la planification. S'agissant de la demande en électricité, nous affichons un objectif de politique énergétique visant globalement à réduire la demande en énergie et à y augmenter la part de l'électricité, ce qui occasionnera donc, en valeur absolue, une augmentation de la demande en électricité. De manière conjoncturelle, et en particulier en raison des crises, l'État, l'ensemble des parties prenantes et les consommateurs se sont mobilisés dans un plan de sobriété lancé à l'occasion de la crise énergétique. Il a porté ses fruits plus rapidement que ce que nous attendions. Conjoncturellement, nous faisons aujourd'hui réussir le plan de sobriété, et faisons donc diminuer la demande. C'est ce qui nous a aidés à passer l'hiver 2022-2023, compliqué du point de vue de la disponibilité des moyens de production électriques français et européens.
Vous avez évoqué le fait que les prix sont très bas. Cette question est fortement liée à celle de l'offre et de la demande. Nous ne l'abordons pas sous l'angle de l'inversion de la courbe. En revanche, nous étudions des trajectoires centrales et des scénarios de stress tests sur l'évolution de la demande vers le haut et vers le bas.
Nous nous attendons à une demande de consommation électrique d'environ 560 TWh à l'horizon 2030. Sachez que la rénovation de 150 000 passoires énergétiques en plus ou en moins, 10 consommations en plus ou en moins dans le tertiaire, 200 000 tonnes d'hydrogène produites en plus ou en moins occasionneront chacune un impact de 10 à 11 TWh. Ainsi, nous ne disposons pas d'une seule trajectoire, mais de fourchettes et de stress tests pour guider les choix de politiques publiques, d'investissement et d'orientations en fonction des trajectoires centrales et des incertitudes. Nous avons pour objectif de prendre, si possible, des décisions sans regret, ou du moins prudentes, pour nous éviter de nous placer dans une impasse. Ensuite, nous suivons l'évolution de la situation au plus près pour ajuster les trajectoires si besoin.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pensez-vous que la courbe s'inversera avant 2030 ?
Mme Sophie Mourlon. - Les déterminants de la consommation nous le laissent à penser. L'évolution du trafic de voyageurs et de marchandises a plutôt tendance à reprendre après une forte baisse à la suite du Covid. Le taux de pénétration de l'électrification dans le domaine des transports a connu une forte accélération l'année dernière. Nous suivons aussi le taux d'incorporation des biocarburants et des e-fuels, le rythme des rénovations énergétiques et de l'électrification dans le secteur des bâtiments. Cette dernière est relativement rapide. De la même manière, le plan de décarbonation de l'industrie avance à un très bon rythme.
Qu'il s'agisse de très grands projets d'infrastructures ou de projets qui peuvent sembler tout petits, lorsque vous avez des gigawatts à mettre en service, les échelles de temps avoisinent rapidement la décennie. Évidemment, certains effets conjoncturels peuvent être observés à court terme, mais il est impératif de planifier l'évolution du mix énergétique sur le long terme. Les déterminants de long terme sont assez clairs et assez largement partagés au niveau européen et mondial. Nous avons vraiment besoin d'anticiper ces horizons de temps.
M. Franck Montaugé, président. - Il peut arriver que des éléments technologiques prévus, attendus, nécessaires, ne soient pas disponibles. Comment gérez-vous ces manques en termes de planification ?
Mme Sophie Mourlon. - Nous réalisons ou faisons réaliser des stress tests lorsque certaines parties de nos évaluations sont confiées à des partenaires. Nous étudions les « et si ? » et, dans la mesure du possible, nous prévoyons des marges dans les trajectoires.
Par exemple, nous intégrons au bouclage en électricité le fait que nous disposons d'une marge dans le système électrique permettant à la France d'être structurellement exportatrice, à l'exception de l'année 2022. Nous avons, en effet, dû faire face alors à une baisse très forte de la disponibilité des réacteurs nucléaires et à un souhait de ne pas trop tirer sur les centrales à gaz. Nos marges sont calibrées au regard des objectifs de sécurité de la population.
M. Franck Montaugé, président. - Pourrions-nous accéder à des documents sur ce sujet très important ?
Mme Sophie Mourlon. - Ces données figurent parmi les documents transmis à la commission d'enquête. La partie électrique est notamment détaillée dans le rapport « Futurs énergétiques » de RTE.
M. Franck Montaugé, président. - Nous connaissons ce rapport. Je n'y ai pas trouvé ces arbres d'hypothèses permettant de mettre en évidence l'anticipation de difficultés particulières.
Mme Sophie Mourlon. - Nous pourrons vous communiquer ces éléments. Je précise qu'aucun d'entre nous n'a la capacité de tout prévoir.
Ensuite, nous n'avons pas d'inquiétude sur la disponibilité de l'uranium pour 6, 8 ou 14 EPR supplémentaires. Les évaluations au niveau international donnent des ressources largement suffisantes pour un accroissement assez important du parc, y compris mondial. Ce dernier couvre 360 gigawatts de nucléaire en service dans le monde, dont 60 en France.
En marge de la COP et sous l'égide de l'Agence internationale de l'énergie, nous avons assisté à une mobilisation en faveur d'un doublement, voire d'un triplement, des capacités de la production nucléaire. Dans ce cadre, la disponibilité à l'horizon de ce siècle est assurée. Nous pourrions arriver à des tensions vers la fin du siècle au regard des évaluations actuelles, mais de nouveaux gisements pourraient être découverts d'ici là, comme pour toutes les ressources du sous-sol. Nous suivons le sujet.
En revanche, l'enjeu principal de l'uranium repose dans le fait de garder une diversification des approvisionnements.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Disposez-vous d'une analyse à ce sujet ?
Mme Sophie Mourlon. - Oui, mais elle sera réservée au président et au rapporteur, en toute confidentialité.
M. Franck Montaugé, président. - Ces données ne sont pas réservées à certains, mais à la commission. Elles ne pourront évidemment pas être communiquées.
Mme Sophie Mourlon. - Ensuite, le principe des tarifs réglementés de vente (TRV) a vocation à rester le même. Il s'agit d'une référence obligatoire de prix fondé sur un empilement des coûts des réseaux, des coûts commerciaux d'un opérateur efficace et d'une partie de l'approvisionnement en électricité, évalués par la Commission de régulation de l'énergie (CRE).
C'est la formule de la partie relative à l'approvisionnement en électricité qui a vocation à évoluer en fonction des choix de régulation. Aujourd'hui, la formule dit qu'une part de l'approvisionnement vient de l'Arenh, et une autre du marché, d'une manière correspondant au comportement d'un opérateur prudent. Demain, une régulation avec un CFD impliquerait qu'un morceau de la formule soit représentatif de ce CFD. Une régulation telle que celle que nous prévoyons, avec un approvisionnement marché et un cap de prix sur le nucléaire, reviendrait à avoir un approvisionnement marché dans le TRV et à appliquer l'effet de la redistribution liée au cap de prix sur le TRV comme sur l'ensemble des autres offres. La modélisation de l'approvisionnement en électricité change en fonction de la régulation.
La Commission de régulation de l'énergie a lancé une consultation du public sur ce sujet l'année dernière.
Ensuite, nous étudions l'investissement dans les réseaux, conjointement avec la Commission de régulation de l'énergie. Celle-ci est chargée d'évaluer et de fixer les tarifs du réseau en fonction des coûts sur une période tarifaire de quelques années. Nous échangeons avec les gestionnaires de réseaux. RTE a mis en consultation les principes de son futur schéma décennal de développement du réseau (SDDR). Nous le regardons et le challengeons, notamment sur sa cohérence avec la politique énergétique et sur le choix des solutions techniques. Nous serons amenés à échanger à un niveau technique avec RTE et Enedis.
En revanche, l'évaluation détaillée des conditions de rémunération relève de la compétence de la CRE, qui fixe les tarifs.
Nous savons que l'investissement dans les réseaux est essentiel à la transition énergétique. Le rapport « Futurs énergétiques » le prend en compte. Y est mise en exergue la nécessité d'investissement dans les réseaux, à la fois pour le renouvellement des réseaux de distribution et de transport, pour l'adaptation au changement climatique et pour le développement et la transformation des réseaux en lien avec la transformation du système de production et de consommation.
M. Franck Montaugé, président. - Comment ces investissements sont-ils réalisés, et à quel prix ?
Mme Sophie Mourlon. - Ce point fera partie des échanges que nous aurons avec la Commission de régulation de l'énergie dans les prochains temps. Sur la prochaine période tarifaire, qui dure quatre ans, la CRE réalisera ses évaluations et déterminera ce qui est nécessaire. Pour les quatre ans à venir, le processus actuel nous semble adapté à la question du financement des réseaux, assuré par les gestionnaires de réseaux sur une base régulée, et payé par les consommateurs via les tarifs.
Nous pourrions être amenés à étudier les possibilités de financement à long terme, mais nous n'avons pas de travaux détaillés à vous communiquer, à ce stade sur ce sujet. Dans le rapport « Futurs énergétiques », même si l'augmentation de l'investissement dans les réseaux est importante, au total, vous constaterez que la facture d'énergie des Français est réduite par la disparition des 60 % d'énergies fossiles que nous importons aujourd'hui. Demain, notre système électrique, dans lequel nous aurons eu à investir dans des moyens de production et du réseau, ne s'appuiera plus sur ces énergies fossiles.
M. Franck Montaugé, président. - Les coûts de financement seront-ils minimisés ?
Mme Sophie Mourlon. - Le rapport comporte des stress tests sur le sujet. Un éventail de coûts de financement a été pris en compte, et a été mis en concertation pour toutes les technologies de production. Il compare les différences des coûts des systèmes en fonction des coûts de financement et des coûts de rémunération. Ces éléments seront réévalués au fil du temps.
Le meilleur moyen de réduire le prix total du système consiste à réduire le coût de financement, c'est-à-dire à dérisquer. Cette démarche peut ponctuellement aller à l'encontre d'une incitation à la performance des opérateurs, quels qu'ils soient. Plus on leur fait porter du risque, et plus le tarif est élevé. Le travail à mener doit donc être fin. Il est nécessaire de trouver le bon niveau et le bon partage du risque pour essayer d'obtenir l'optimum pour l'ensemble de l'activité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Un investissement intégralement porté par l'État comporte moins de risques.
Mme Sophie Mourlon. - L'incitation à la performance ne change pas beaucoup, que l'opérateur soit privé ou public.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - À un moment donné, je pense que nous devrons nous entendre sur un taux de financement relativement bas, tout en restant incitatif, plutôt que sur un éventail.
Mme Sophie Mourlon. - Je vous invite à approfondir cette question avec la CRE. Le taux de financement dans la régulation des réseaux est bas. Il est bien différent de ceux que l'on prend en référence pour les producteurs qui contractent un emprunt privé.
M. Daniel Salmon. - Je me suis contenté de faire une petite règle de trois. Vous nous avez indiqué que 560 TWh étaient attendus en 2030, et que 650 000 passoires rénovées occasionneraient un impact de 11 TWh en moins.
Mme Sophie Mourlon. - L'impact sera de 11 TWh en moins en 2030 pour 1,5 million de passoires rénovées. Nous pourrons vous communiquer ces chiffres.
M. Daniel Salmon. - Ce sujet crucial devra être étudié attentivement. À l'époque du programme Messmer, on attendait une production du parc nucléaire de 1 000 TWh en l'an 2000. Nous n'en avons produit que 450. Un bon calibrage est primordial, au regard des investissements colossaux nécessaires. Tout part des estimations de demande.
Le rapport « Futurs énergétiques » montre qu'il pourrait être complexe de combler les attentes si elles dépassaient 600 TWh.
Mme Sophie Mourlon. - Ces sujets de bouclage permettant d'atteindre des ordres commensurables entre offre et demande, tant en électricité qu'en biomasse, qu'en foncier, qu'en matériaux, se trouvent au coeur des enjeux de planification. Ce processus prend du temps, raison pour laquelle il est itératif et régulièrement mis à jour. Nous travaillons sur environ 2 000 hypothèses détaillées pour évaluer les niveaux de production et de consommation que l'on peut atteindre. Nous cherchons par ce biais à faire des choix raisonnés.
L'étude Futurs Energétiques 2050 prend comme données d'entrée le volume d'électricité dont on a besoin, et modélise des systèmes électriques permettant d'y répondre, avant d'établir des stress tests et des scénarios. Le travail permettant de définir le niveau de consommation est plus large que ce que vous pouvez trouver dans ce rapport. Ce sont les sous-jacents de la stratégie nationale bas-carbone. Celle-ci a fait l'objet d'ateliers avec l'ensemble des parties prenantes depuis 2021.
J'ai omis de mentionner que certains d'entre vous avaient participé aux travaux de l'été dernier, autour de la préparation de la politique énergie-climat. Six groupes de travail, mis en place par Agnès Pannier-Runacher, ont développé leurs travaux de mai à septembre, de manière assez importante.
Ce sont effectivement des modélisations assez complexes, dans lesquelles, par ailleurs, il ne faut pas se complaire. La magie des chiffres ne fait pas tout. C'est la raison pour laquelle on a souvent des éventails d'hypothèses ou des éventails de trajectoires.
M. Daniel Salmon. - Je suppose que vous disposez d'une présentation un peu synthétique, d'un arbre des hypothèses, bien que la simplification à outrance ne soit pas toujours bénéfique.
Mme Sophie Mourlon. - Nous essaierons de vous transmettre des éléments lisibles.
Mme Denise Saint-Pé. - Merci de vous prêter à cet exercice. J'ai entendu dire que la Moldavie venait de nous demander de se connecter au réseau électrique européen pour ne plus dépendre du réseau électrique russe. En attendez-vous des conséquences sur nos potentialités de réserves d'énergie électrique ?
Par ailleurs, le développement des contrats de long terme, préconisé dans le cadre de la loi relative à l'accélération des énergies renouvelables (APER), a pour objectif de faire baisser un peu le prix de l'électricité. Il semblerait que ces contrats aient du mal à émerger. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Mme Sophie Mourlon. - Dans le contexte de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, deux pays ont sollicité l'Europe pour des questions de stabilité du réseau électrique : l'Ukraine, d'abord, puis la Moldavie. La première était déconnectée du réseau russe pour un exercice de déconnexion et de reconnexion au moment de l'invasion. Nous avons donc été sollicités dès les premiers jours du conflit. L'ensemble des gestionnaires du réseau de transport européen s'est mobilisé pour permettre la connexion rapide du réseau ukrainien au réseau européen. Dans un premier temps, nous ne cherchions pas tant à leur fournir de l'énergie qu'à assurer la stabilité de leur réseau.
La Moldavie se trouve dans une situation particulière, certaines régions faisant l'objet de revendications de frontières assez complexes. De la même manière, les gestionnaires du réseau sont mobilisés pour essayer de trouver une solution.
Les points de connexion de ce pays au réseau européen à très haute tension sont faibles, contrairement à l'Ukraine. Un travail est en cours avec l'Association des gestionnaires de réseaux de transport européen.
Cette demande ne devrait pas impacter l'offre et la demande de la France, car elle est limitée, et lointaine. En revanche, d'importantes questions se posent en ce qui concerne la stabilité du réseau. En effet, dans un réseau interconnecté, une perturbation à un endroit peut se propager dans son ensemble.
En Ukraine, un travail a visé à permettre des échanges d'électricité de façon un peu plus volumineuse.
S'agissant de votre seconde question, vous pensez peut-être aux contrats de long terme qu'EDF a indiqué vouloir mettre en place. Leur facilitation est également souhaitée à travers la négociation conduite au niveau européen. Ils se développent à un rythme moins soutenu que ce que l'on attendait il y a un an. Nous y voyons plusieurs facteurs, et notamment celui de l'évolution des prix de l'électricité.
Les contrats de long terme revêtent un avantage très important pour les consommateurs : ils donnent de la visibilité, se rapprochent des coûts de production fondamentaux et insensibilisent aux variations de court terme. Ainsi, les consommateurs sont sans doute plus motivés à conclure ce type de contrat en période de prix hauts, parce que les contrats de long terme seront en moyenne inférieurs au prix instantané.
C'est sans doute un peu moins vrai dans une configuration où les prix sont revenus à des niveaux intermédiaires. Néanmoins, souscrire ce type de contrat s'apparente toujours à une politique de gestion prudente. Pouvoir développer les contrats et les produits de plus long terme fait partie intégrante de la politique de régulation future, y compris au bénéfice des consommateurs particuliers, à travers leurs fournisseurs.
M. François Bonneau. - Vous évoquiez, parmi les trois piliers, la sécurisation de la fourniture. La consommation électrique est marquée par deux pics, un le matin, un le soir. Une interconnexion semble très intéressante avec l'Espagne, puisque les horaires des Espagnols sont très différents de ceux des Français, le soir. Il semblerait qu'ils fassent preuve d'une volonté d'accélérer l'interconnexion avec nous, mais que nous ne fassions pas preuve du même allant. Qu'en est-il ?
Mme Sophie Mourlon. - D'une manière générale, les interconnections avec l'ensemble de nos voisins européens sont favorables à la gestion, bien qu'elles ne soient pas le seul outil pour gérer la variabilité de l'offre et de la demande.
Le cas particulier de l'Espagne est effectivement intéressant, parce que le pays est une péninsule électrique avec le Portugal. L'Espagne a besoin de ces interconnexions pour sa propre sécurité d'approvisionnement. Nous sommes très mobilisés pour leur développement. Une interconnexion est en construction dans le golfe de Gascogne, entre notre gestionnaire de réseau de transport et le gestionnaire espagnol, REE. Des difficultés techniques substantielles se sont posées, en raison d'un effondrement dans le gouffre de Cap-Breton, qui devait être traversé. La zone étant devenue très instable, il a fallu revoir le tracé de l'interconnexion pour opérer un passage par la terre. C'est ce qui a occasionné un délai supplémentaire dans son développement.
À aucun moment RTE ne s'est démobilisé. Nous entretenons des rapports étroits avec nos homologues espagnols, très soucieux du développement de ces interconnexions. De nouvelles réunions seront organisées prochainement.
Certains tracés prévus pour leur construction nécessitent la traversée des Pyrénées, qui est complexe d'un point de vue technique. Ils nécessitent également, de part et d'autre, des renforcements de réseaux, en particulier du côté espagnol.
J'ai mentionné tout à l'heure le schéma décennal de développement du réseau de RTE, qui nous donnera avant la fin de l'année une vision précise des renforcements à réaliser du côté français pour que nous soyons en mesure d'utiliser cette interconnexion à plein à horizon 2030-2050. Nous attendons la même chose de la part de nos partenaires espagnols. À moyen terme, RTE sera susceptible d'étudier d'autres tracés.
Ainsi, nous sommes très mobilisés sur des sujets relativement complexes. Nous allons augmenter les capacités d'interconnexion avec l'Espagne.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'ai hâte de consulter vos notes et prévisions sur l'uranium. À la COP 28, il a été annoncé un triplement de la production nucléaire. Je ne sais pas si nous l'atteindrons en 2050, mais si tel est le cas, je ne sais pas comment cela sera possible jusqu'à la fin du siècle au regard des réserves connues.
Par ailleurs, la directive de 2003 envisage la possibilité que la Commission demande la suppression des TRV à partir de 2025. Est-ce envisageable ? La France est-elle assurée que ce ne sera pas le cas ?
Ensuite, qu'est-il envisagé s'agissant du financement du nouveau nucléaire ? Les représentants du personnel d'EDF nous ont indiqué que l'entreprise attendait des commandes, ou au moins un signal de départ. Ils ont le sentiment que les déclarations n'ont pas été suivies d'effets.
J'évoquais tout à l'heure l'accord avec EDF, qui n'est pas signé. Ici, il n'y a même pas de document. On demande à l'entreprise d'investir dans le nouveau nucléaire, ce qu'elle a déjà commencé à faire à hauteur de 2 milliards d'euros. Elle n'a pourtant pas de perspectives de commandes, ni de financement. L'État mettra-t-il la main à la poche ? De quelle façon ? Envisage-t-il de créer une structure avec EDF pour être propriétaire de ce nouveau nucléaire ? Un CFD est-il en cours de négociation ? Sera-t-il présenté à Bruxelles ? À quel moment ces éléments seront-ils arrêtés ? Ils me paraissent fondamentaux.
Enfin, il semblerait que le projet Astrid a été arrêté. Nous avons le sentiment que tout est au point mort sur le sujet. Le confirmez-vous ? Ne serait-il pas grand temps de relancer les recherches et le travail sur les neutrons rapides ?
Mme Sophie Mourlon. - En effet, dans le principe et dans les écrits, les tarifs réglementés de vente doivent être rejustifiés périodiquement par les États membres s'ils y ont recours. Nous avons été amenés à le faire une fois par le passé.
Je peux difficilement parler pour la Commission européenne. Pour autant, à l'issue de la période de crise que nous venons de traverser et au regard des échanges qu'on a pu avoir avec elle, il nous semble qu'elle a pleinement conscience de l'utilité et de la nécessité de ces tarifs réglementés. Ils n'ont absolument pas été remis en cause. Le fait que l'État puisse intervenir en faveur des consommateurs vulnérables, et notamment des particuliers, a été conforté lors des dernières discussions. Nous n'avons donc pas d'inquiétudes majeures à ce sujet. Nous serons amenés à fournir les justifications nécessaires. Le déroulé de ces dernières années tend plutôt à conforter l'intérêt et l'utilité des tarifs réglementés de vente pour protéger les consommateurs.
M. Timothée Furois. - Par ailleurs, une disposition de l'article 5 de la directive 2019/944 indique qu'au 31 décembre 2025, la Commission doit remettre un rapport sur l'exécution de l'article. Si elle le souhaite, elle peut émettre une proposition législative. Le droit ne change pas, sauf si elle venait à en faire la proposition, et si l'Europe l'adoptait.
Mme Sophie Mourlon. - La crise que l'on a traversée a plutôt conforté la préoccupation des États membres s'agissant de la protection des consommateurs.
Sur le financement du programme de nouveau nucléaire, des travaux intenses sont en cours entre EDF, l'agence des participations de l'État et nous-mêmes. Ils visent à analyser, de manière approfondie, les différents schémas possibles -- co-investissement, régulation en période de fonctionnement, voire dès la période de construction... Un ensemble de schémas de financement est envisagé, avec des impacts sur le partage des risques, le coût du financement, le respect des règles européennes, la trajectoire financière d'EDF. Leurs avantages et inconvénients sont étudiés. EDF souhaite prendre une décision finale d'investissement l'année prochaine. Le calendrier des échanges est cohérent avec cet objectif.
Un travail intense est aussi mené avec la direction générale du Trésor. Il vise là aussi à proposer le meilleur schéma, à en discuter avec la Commission européenne et à disposer d'un schéma de financement. Plusieurs options sont encore ouvertes à l'horizon nécessaire pour que l'on puisse avancer.
Dans l'attente, l'État, présent au conseil d'administration d'EDF, a eu l'occasion de valider la poursuite des investissements en amont.
Vous avez mentionné le fait que l'accord avec EDF sur la régulation du nucléaire n'était pas formalisé et signé. Des discussions ont tout de même eu lieu à très haut niveau, entre le président-directeur général d'EDF et les membres du gouvernement. C'est dire le niveau de solidité de l'accord. Il trouvera sa traduction dans la politique commerciale d'EDF et dans une régulation qui comportera un volet législatif. Le travail d'écriture est en cours. Ainsi, ce sujet s'instanciera dans le droit dur, à travers une loi qui mettra en oeuvre cette régulation.
S'agissant de la quatrième génération et des neutrons rapides, la recherche s'est poursuivie du côté du CEA lorsque le développement du démonstrateur Astrid a été suspendu. Les modélisations de la disponibilité en uranium ne font pas attendre de difficultés avant au moins la deuxième moitié du siècle. C'est cela qui a permis de différer l'investissement assez massif dans un démonstrateur industriel de grande taille. En revanche, la perspective de disposer de réacteurs à neutrons rapides en fonctionnement dans les temps qui viennent a été relancée par le programme sur le nucléaire innovant. Nous avons lancé un appel à projets dans ce domaine. Parmi les concepts qui ont été retenus pour un financement par France 2030 figurent des concepts de réacteurs à neutrons rapides qui sont encore en cours de développement.
M. Franck Montaugé, président. - Je suppose que vous participez aux discussions sur la non-atteinte des objectifs d'énergies renouvelables en 2020 avec la Commission européenne. Où en est-on ? Vers quel niveau de sanction financière se dirige-t-on ?
Pourquoi la directive RED n'inclut-elle pas les résultats de décarbonation des États membres ? La France produit tout de même une énergie électrique très décarbonée, en proportion et comparée à d'autres pays européens.
Quelle position la France défend-elle par rapport aux aides d'État qui pourraient lui être reprochées ou invoquées vis-à-vis du financement du nucléaire à venir ? Quelle est sa position par rapport au devenir du régime juridique du parc hydraulique ?
Enfin, vers quelle énergie marginale se dirige-t-on ? J'évoque ici l'énergie de la dernière centrale, qui est appelée et qui fixe le prix spot sur le marché. Aujourd'hui, c'est essentiellement du gaz. Nous n'en sommes pas producteurs. Nous avons plutôt intérêt à produire cette énergie dans le cadre de la plaque de marché qui nous intéresse. Ce point me paraît fondamental en matière de maîtrise des prix et de leur formation sur le marché, mais aussi de souveraineté nationale. Je pense que nous avons intérêt à nous affranchir des sources d'énergie d'Europe de l'Est dans le contexte géopolitique actuel.
Mme Sophie Mourlon. - En effet, la France n'a pas atteint ses objectifs de développement des énergies renouvelables contraignants fixés pour 2020 il y a 20 ans. La Commission européenne n'a lancé aucune procédure contentieuse à son encontre. Elle lui a rappelé ses obligations et l'a interrogée sur les moyens qu'elle propose pour résoudre cette situation. Les discussions se poursuivent. La France a eu l'occasion d'indiquer à la Commission européenne qu'elle ne se souhaitait pas entrer dans les options qui conduiraient à payer une forme de soulte sans qu'elle ne permette le développement supplémentaire d'énergies, en particulier renouvelables.
Il est difficile d'évaluer ce à quoi s'exposerait la France, dans l'hypothèse d'un contentieux ouvert par la Commission européenne et d'une condamnation de notre pays, notamment en termes de montants, parce qu'il n'existe pas de retour d'expérience sur une situation de ce type.
Dans nos discussions avec la Commission européenne, nous avons mis l'accent sur la résorption de l'écart, qui est opérée à une vitesse accélérée, et sur les gages que peut donner la France sur sa politique de développement des énergies renouvelables.
Ensuite, la directive RED concerne le développement des énergies renouvelables. Elle fixe les objectifs de l'Union européenne en la matière. La directive RED III fait partie du paquet Fit for 55. Elle fixe des objectifs au niveau européen, selon une formule de répartition qui s'applique entre États membres. Ils étaient contraignants pour l'année 2020. Depuis, des objectifs collectifs et indicatifs par pays sont déclinés selon ces formules.
La position de la France pour le futur s'appuie sur le fait que la politique de décarbonation européenne ne peut plus reposer exclusivement sur la fixation d'objectifs de développement des énergies renouvelables. Elles ne sont pas qu'électriques. Elles peuvent être développées sur la chaleur, le liquide, le gaz. Notre politique énergétique doit désormais fixer des objectifs de décarbonation, sans se perdre dans des sous-objectifs détaillés par filière et sous-filière. C'est ce que nous portons au niveau européen pour la discussion des futurs objectifs. Elle devrait s'enclencher après les élections européennes, et après la constitution de la nouvelle Commission. La position de la France consiste à laisser aux États membres la possibilité de choisir les voies de décarbonation les plus efficaces en fonction de leur politique énergétique et de leur situation individuelle.
M. Franck Montaugé, président. - Est-il tenu compte des efforts de décarbonation déjà réalisés ? Les États membres ne sont pas égaux en la matière.
Mme Sophie Mourlon. - Jusqu'à présent, le partage du développement des énergies renouvelables est fixé dans un règlement sur la gouvernance. Il mixe et intègre des notions de partage de l'effort et de solidarité entre les différents pays. Cette réalité a conduit à fixer pour la France un taux d'augmentation de ses objectifs en matière d'énergies renouvelables un peu plus faible que la moyenne européenne - 10 points d'augmentation contre 11 en moyenne. La formule du partage de l'effort n'est pas uniquement fondée sur la situation de décarbonation des États membres. Ce n'est pas ainsi qu'il a été fixé initialement.
La France porte une proposition visant à envisager davantage les politiques de décarbonation dans leur ensemble.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - À quelle période le terme « initialement » se rapporte-t-il ?
Mme Sophie Mourlon. - La première RED a été négociée en 2008 ou 2009.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Si je comprends bien, ceux qui ont à l'époque négocié pour la France ne l'ont pas fait sur la base de la situation de décarbonation de notre électricité telle qu'elle existait. On nous demande un effort de réduction de 10 %, contre 11 % en moyenne en Europe. La différence est marginale. Je pense pourtant que la situation décarbonée de notre électricité n'est pas partagée par beaucoup de pays européens.
Mme Sophie Mourlon. - Je rappelle que la décarbonation de notre mix énergétique est encore très inférieure à 50 %. Évidemment, la France se situe dans les relativement bons élèves en Europe, mais certains pays ont beaucoup plus décarboné la chaleur ou les transports que nous.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'aimerais en connaître la liste.
Mme Sophie Mourlon. - Nous pourrons vous transmettre ces statistiques européennes. Elles doivent être publiées chaque année par Eurostat.
Je n'ai pas pris part aux discussions, à l'époque. Elles ont porté sur le développement des énergies renouvelables. La directive RED avait donc pour objectif de les développer et d'en faire émerger des filières en fixant des trajectoires permettant d'y investir. On ne parle pas que d'électricité, mais aussi de biocarburant, de biogaz, de géothermie. Ces trajectoires fixées ont un effet sur la décarbonation, mais la priorité était portée sur les énergies renouvelables. Maintenant que ces trajectoires avancent, nous estimons qu'il est temps de changer de logique pour que l'objectif de décarbonation efficace prime. Il n'était pas absurde, à mon sens, que nos prédécesseurs aient cherché à donner de la visibilité aux différentes filières pour qu'elles puissent se lancer.
M. Franck Montaugé, président. - Qu'en est-il des aides d'État, du régime juridique de l'hydraulique et de l'énergie marginale ?
Mme Sophie Mourlon. - S'agissant du financement du nucléaire, nous avons mené des discussions approfondies avec la Commission européenne entre 2019 et 2021, alors que la France avait porté un premier projet de régulation du parc nucléaire existant. Il prenait la forme d'une aide d'État. Les échanges ont porté sur les conditions d'acceptabilité de ce type d'aide, en particulier sur le fait de démontrer sa nécessité, son juste niveau, sur l'absence d'options moins interventionnistes, et sur le fait que cette aide serve bien à l'activité qui doit être aidée, et pas à une autre. C'est sur ce dernier point qu'une partie des discussions se sont nouées. En effet, dans un grand groupe tel qu'EDF, il est complexe de démontrer que l'aide restera limitée à une activité précise, et qu'elle ne percolera pas dans l'ensemble de l'entreprise, lui donnant un avantage par rapport à ses concurrents. Nous aurons des discussions de ce type le moment venu, en particulier sur le financement du nouveau nucléaire. Nous devrons porter cette démonstration, le cas échéant.
Ensuite, l'hydraulique constitue une priorité d'action depuis longtemps. La situation de précontentieux au niveau européen gèle les investissements dans le parc français. Nous voulons en sortir. Plusieurs options ont été remises à l'étude en vue d'une discussion avec la Commission européenne. Parmi celles-ci, il est évoqué la possibilité d'explorer un schéma de quasi-régie pour les concessions EDF. Elles pourraient être attribuées sans remise en concurrence à une entité « ultra-publique » qui serait une quasi-régie de l'État au sein d'EDF.
Une autre option en cours d'exploration consisterait à sortir d'un régime concessif pour entrer dans un régime de propriété et d'autorisation, comme c'est le cas ailleurs en Europe. Les concessionnaires actuels des barrages concédés en deviendraient propriétaires. Un régime d'autorisation permettrait de faire porter les droits et devoirs sur l'exploitant des barrages, de façon similaire à ce que l'on peut inscrire dans un contrat de concession. Les études sont en cours. Aucune décision n'est prise à ce jour.
Enfin, pour encore longtemps, l'énergie marginale restera vraisemblablement carbonée, dans une proportion supérieure à sa part dans le mix. Nous avons d'ailleurs observé ces dernières années que la marginalité des moyens fossiles était temporellement supérieure à leur part dans le mix électrique. Ce sont des installations à faible CAPEX, mais à fort OPEX.
M. Franck Montaugé, président. - Pourquoi ne pouvons-nous pas nous en affranchir plus rapidement ?
Mme Sophie Mourlon. - Pour ce faire, nous devons aller au bout de la décarbonation. Les actifs décarbonés affichent quasiment tous un coût marginal inférieur, car ce sont des installations à fort CAPEX et à faible OPEX. Ils se réinsèrent automatiquement dans l'ordre de mérite avant les fossiles.
M. Franck Montaugé, président. - Au-delà des questions techniques qui peuvent expliquer la situation, j'ai l'impression que nous manquons d'une volonté politique pour trouver une énergie en volume suffisant pour assurer cette fonction fondamentale au regard des prix de- marché-. Ne peut-on pas faire produire de biogaz en quantité nécessaire pour boucler le mix de production ?
Mme Sophie Mourlon. - On le peut. Ce sera plus cher, mais marginal, et rare. En réalité, les actifs décarbonés de pointe tels que les turbines à biogaz, les biofuels, l'hydrogène et autres affichent un coût marginal supérieur à celui des énergies fossiles. L'une des difficultés de la décarbonation au niveau mondial réside dans le fait que les énergies fossiles sont faciles et pas chères, si l'on n'y intègre pas le coût lié au changement climatique qu'elles provoquent. Cela signifie que les actifs de pointe, les moins chers en coût marginal, restent les actifs fossiles. Ce n'est pas une question de volonté.
Nous disposons de centrales pouvant tourner avec des bio-choses, des décarbonés-choses à la pointe, mais leur coût marginal sera supérieur, et leur marginalité sera donc plus faible. En revanche, il faut éliminer progressivement les fossiles.
Ensuite, au-delà des actifs qui fixent le prix spot au moment des échanges, la question principale dont nous cherchons à nous affranchir concerne la manière dont ces coûts sont répercutés ou non vers le consommateur. Il est efficace que cela reste le prix de l'échange, mais au fur et à mesure que leur part dans le mix se réduit, leur part dans le coût global se réduit.
L'objet de la régulation vise à décorréler la facture du consommateur avec cette marginalité fossile pour la faire revenir à un niveau plus proche des coûts. À titre d'exemple, le mix français comporte 7 % d'énergies fossiles. Leur marginalité dans notre prix spot est plus élevée. La régulation que nous proposons s'approche de ce que nous avons fait avec les boucliers, de manière temporaire et imparfaite. Nous avons cherché ce découplage. Nous cherchons, pour demain, à le faire de manière plus efficace et sans exploser le budget de l'État, en répartissant la rémunération entre le producteur et le consommateur. Ainsi, la facture de ce dernier devrait refléter davantage les coûts de production.
L'éviction des fossiles de la marginalité se fera à un rythme plus lent que la décarbonation en volume, étant donné que ce sont des actifs de pointe. La régulation doit permettre un effet sur la facture du consommateur avant que l'on ait pu les évincer totalement du mix électrique. Tous les actifs de pointe décarbonés, à l'exception de l'hydraulique, sont plus chers que les énergies fossiles.
M. Franck Montaugé, président. - Bruno Lemaire, pendant la crise ukrainienne, disait combien il était anormal que le prix payé par la plupart des consommateurs soit indexé sur les ressources fossiles. Finalement, rien ne change.
Mme Sophie Mourlon. - Le prix payé par les consommateurs n'est pas forcément le résultat du prix spot. Ce n'est pas le cas en France, par exemple.
M. Franck Montaugé, président. - Il subsiste tout de même une composante spot dans ce que paie le consommateur.
Mme Sophie Mourlon. - La régulation telle que nous l'envisageons a notamment pour objectif de capter ce qui dépasserait significativement le prix de production pour qu'il soit redistribué aux consommateurs. Nous partageons le fait que nous ne pouvons pas investir dans la décarbonation du côté des consommateurs, et que nous ne pouvons pas avoir de consommateurs particuliers protégés s'ils continuent à payer, à travers le prix de l'électricité, le prix des fossiles, tant que l'Europe ne sera pas entièrement décarbonée.
Pour autant, l'éviction dans le mix énergétique se fera à un horizon supérieur à dix ans. C'est bien par la régulation vis-à-vis du consommateur que nous pourrons procéder à ce découplage.
M. Franck Montaugé, président. - Nous devons donc à tout prix conserver les tarifs réglementés.
Mme Sophie Mourlon. - Pas nécessairement. La régulation peut ne pas passer par les tarifs réglementés. D'ailleurs, le bouclier était une régulation de crise imparfaite, mais il a permis de couvrir l'ensemble des consommateurs particuliers, et pas uniquement ceux qui étaient au tarif réglementé.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il n'était pas ciblé, et a coûté une fortune.
Mme Sophie Mourlon. - L'objectif était de procéder à ce découplage pour l'ensemble des particuliers. La question du ciblage a constitué un sujet dans le cadre du dispositif mis en place sur le quart d'heure.
Je ne fais pas l'apologie du bouclier, qui était un dispositif de crise nécessaire. Il a beaucoup de défauts. Pour autant, ce ne sont pas les tarifs réglementés qui protègent avant tout les consommateurs, mais bien la régulation et la redistribution.
M. Franck Montaugé, président. - J'entends vos propos, qui reflètent la position de l'exécutif. Pour autant, si nous nous retrouvons dans les mêmes conditions que celles que nous avons vécues en raison de la crise ukrainienne, je ne vois pas de dispositions nous permettant de mieux gérer la situation dans les mécanismes qui se profilent.
Mme Sophie Mourlon. - Parmi les solutions figurent en particulier les produits de long terme. Le pic de la situation rencontrée pendant la crise en Ukraine est gommé lorsque l'on regarde ces produits. Simplement, nous n'en avons pas suffisamment pour couvrir l'ensemble des consommateurs. Il en existe de deux types : des contrats de long terme, tels que les power purchased agreements (PPA) pour les très gros consommateurs, et des produits à trois, quatre ou cinq ans. Un fournisseur normal d'électricité peut tout à fait les acquérir et les intégrer dans ses offres pour les consommateurs. Nous cherchons à développer le volume de ces produits pour que l'ensemble des consommateurs soit couvert.
M. Franck Montaugé, président. - Ces offres se font au détriment des tarifs réglementés.
Mme Sophie Mourlon. - Non. Le tarif réglementé est l'un des outils permettant de faire passer une formule d'approvisionnement au consommateur. Il existe d'autres moyens. Notre intention est bien de conserver et d'étendre les tarifs réglementés. Les TRV proposent des offres en fonction de la régulation construite en amont. Celle-ci tend vers plus de produits de long terme pour tout le monde et vers un dispositif d'écrêtement pour gérer la volatilité et les pics. Contrairement à ce qui a été mis en place avec le bouclier, nous recherchons un adossement direct entre les volumes qui seraient captés et redistribués aux consommateurs, pour que l'impact soit neutre sur le budget de l'État.
Mme Denise Saint-Pé. - Nous, parlementaires, souhaitons que les TRV demeurent. Ils constituent une forme d'assurance. Reste à savoir à quel niveau ils s'établiront si l'État décide de les maintenir. Il doit être le plus près possible du juste prix de la fourniture. Le bouclier tarifaire n'a été, à mes yeux, que l'opération de la dernière chance. On ne peut pas penser que l'État le ressortira tous les ans. Je ne le conçois pas comme une solution de long terme.
Les TRV sont beaucoup plus protecteurs pour le consommateur, à la condition que leur fixation soit logique et normale, et qu'on ne reparte pas dans les excentricités des prix de l'électricité. En effet, nous ne faisons pas confiance au marché. C'est en tout cas mon cas. J'ai pourtant travaillé sur les différentes directives pour voir comment adapter l'ouverture du marché à l'électricité. Je me suis aperçue que ce n'était pas possible.
Ainsi, je pense que l'État doit absolument conserver les TRV, ne serait-ce que pour apaiser le consommateur d'une crise qui pourrait encore se déclencher sur les marchés.
Enfin, le Président a évoqué l'hydroélectricité. Vous avez bien expliqué les deux régimes juridiques, la quasi-régie, et le régime d'autorisation. L'État pourra autoriser EDF à être le concessionnaire, par exemple. Que décidera-t-il pour les autres acteurs qui font aujourd'hui vivre les territoires ? Dans la quasi-régie, l'appel d'offres sera-t-il obligatoire ?
Mme Sophie Mourlon. - Excusez-moi si je n'ai pas été suffisamment claire : nous avons bien l'intention de maintenir les TRV. Cependant, le tarif réglementé ne protège le consommateur que si la manière dont on peut fixer son prix est effectivement protectrice de ce dernier. Par ailleurs, je n'ai pas parlé des boucliers pour dire que nous avions pour objectif de les prolonger.
Le tarif réglementé français a bien protégé les consommateurs au début de la crise, et assez bien ensuite, au regard de ce qui se passait ailleurs en Europe. Il est construit sur l'approvisionnement des deux années précédentes. Deux ans avant le début de la crise, les prix étaient bas. L'Espagne a, par exemple, rencontré des difficultés sociales dès le début de la crise, parce que les offres y sont calquées sur les prix spots, et que les prix se sont envolés immédiatement, alors que les prix de l'électricité pour les consommateurs en France n'avaient pas augmenté.
Ainsi, la manière dont on construit les TRV est au moins aussi importante que le fait d'avoir les TRV. Nous avons bien l'intention de les conserver, mais en construisant une régulation qui permette que la manière dont ils seront intégrés, ainsi que les autres types d'offres, soit effectivement protectrice des consommateurs. Les tarifs réglementés étant dédiés aux particuliers et aux petites entreprises, la régulation devra aussi permettra de protéger l'ensemble des consommateurs, y compris les entreprises, de manière à préserver la compétitivité de notre économie.
S'agissant de l'hydraulique, le schéma de quasi-régie permettrait d'attribuer les concessions, pour celles d'EDF et pour la quasi-régie qui serait créée en son sein, sans concurrence à l'entité quasi-régie. Nous aurions le droit de le faire en vertu de la directive concessions, parce que cette entité répondrait aux critères de quasi-régie, en raison de sa dimension très publique
M. Franck Montaugé, président. - Nous en parlons depuis des années. Pourquoi n'avons-nous pas avancé sur le sujet plus tôt ?
Mme Sophie Mourlon. - Un certain nombre de conditions doivent être respectées pour obtenir cette quasi-régie. Leur complexité ne nous a pas permis de la mettre en oeuvre.
M. Franck Montaugé, président. - Seraient-elles revues ou respectées prochainement pour aboutir à cette quasi-régie ?
Mme Sophie Mourlon. - Nous allons reprendre ces discussions. EDF est plus favorable au schéma de pleine propriété et d'autorisation, qui génère d'autres questions juridiques. Si on l'activait, on ferait disparaître le régime de la concession. Il s'appliquerait à tous les concessionnaires, mais des dispositions particulières pourraient s'appliquer, notamment vis-à-vis de la Compagnie nationale du Rhône (CNR), créée par la loi.
Aucune décision n'est prise. Les études juridiques sont en cours pour évaluer les implications de ces schémas.
Mme Denise Saint-Pé. - Nous attendons des avancées depuis 2012.
Mme Sophie Mourlon. - Nous travaillons sur l'hypothèse de la quasi-régie depuis la fin d'année 2019.
M. Franck Montaugé, président. - Nous allons en rester là. Merci beaucoup.
Audition de M. Thomas Courbe, directeur général des Entreprises et de M. Hubert Virlet, directeur de projets « politique énergétique et compétitivité » à la direction générale des Entreprises, le 9 avril 2024
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Thomas Courbe, directeur général des entreprises (DGE) au ministère de l'économie et des finances, et M. Hubert Virlet, directeur de projets « politique énergétique et compétitivité » à la direction générale des entreprises.
Je vous laisserai présenter la direction que vous représentez dans votre propos liminaire.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du Code pénal, et notamment de 5 ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».
M. Courbe et M. Virlet prêtent serment.
Le Sénat a constitué, le 18 janvier, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nos travaux sont centrés sur le présent et sur l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et aux entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
Vous êtes, depuis 2018, directeur général des entreprises au ministère de l'économie et des finances. Nous sommes intéressés par votre vision sur les relations entre prix de l'électricité et compétitivité dans un contexte marqué par une volonté de réindustrialisation et des perspectives de décarbonation des processus industriels.
Nous pensons évidemment aux entreprises électrosensibles et électro-intensives, mais aussi à toutes celles qui ont besoin de l'électricité pour produire. Pourriez-vous nous livrer des comparaisons sur les prix de l'électricité en Europe, en Asie et en Amérique du Nord ? Quel est le bilan et quelles sont les perspectives des mécanismes destinés à atténuer les distorsions de concurrence internationale liées aux prix de l'électricité (Arenh, fiscalité, mécanismes de compensation destinés à prévenir les fuites liées au système européen d'échanges de quotas carbone) ? Quels sont les enjeux de la régulation du nucléaire historique et comment a-t-on abouti à l'accord État-EDF du 14 novembre 2023 ? La compétitivité des industries nationales a-t-elle été suffisamment prise en compte selon vous ? Où en est la mise en oeuvre du volet « politique commerciale d'EDF » de l'accord du 14 novembre 2023 ? EDF affirme, en effet, avoir signé 671 contrats de moyen terme avec des entreprises et trois lettres d'intention sur des contrats d'allocation de production nucléaire (CAPN), alors même que les industriels rencontrés, lors de la présente commission, paraissent assez peu enthousiastes sur cet accord ? Il serait intéressant d'aborder cette contradiction qui interroge les membres de la commission.
Voilà quelques-uns des thèmes sur lesquels notre rapporteur va vous interroger.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Je vous remercie pour votre présence. Les questions qui nous préoccupent portent sur le niveau de prix permettant de maintenir la compétitivité des entreprises en général, en particulier des entreprises électro-intensives ou électrosensibles. Est- ce que le niveau de prix de 70 euros qui s'est dégagé de l'accord de novembre 2023 est un prix suffisant pour poursuivre cet objectif et correspond-il à ce que vous escomptiez initialement ? Vos observations seront attentivement prises en compte par notre commission.
M. Thomas Courbe. - Je vous remercie. Le cadrage préliminaire qui sera le mien permettra, je l'espère, de répondre à vos questions. Les objectifs premiers de la DGE visent avant tout à assurer les besoins de réindustrialisation et de décarbonation de l'industrie. La réindustrialisation conduira, selon les prévisions de RTE, à accroître sensiblement la part de de l'industrie dans la consommation nationale d'électricité.
M. Vincent Delahaye. - Pouvez-vous préciser à quel moment aura lieu cette hausse, alors qu'il semblerait que pour l'heure la tendance serait à une baisse de la part de l'industrie ?
M. Thomas Courbe. - Il s'agit des prévisions RTE de long terme. Aujourd'hui la part de l'industrie représente le quart de la production nationale. Cette proportion, hors production d'hydrogène, devrait passer à 30 % en 2050, selon RTE. Concernant la décarbonation, il a été possible, dans le cadre des contrats passés avec les 50 premiers sites industriels, d'estimer à 15 TWh, en 2030, la consommation additionnelle de ces sites.
M. Vincent Delahaye. - Quelle est la consommation de ces 50 premiers sites aujourd'hui ?
M. Thomas Courbe. - Ils consomment environ 30 TWh aujourd'hui.
M. Vincent Delahaye. - Ces 50 premiers sites doubleraient donc leur consommation en raison de la décarbonation. Connaîtront-ils une évolution nettement supérieure aux autres sites industriels ?
M. Thomas Courbe. - Les chiffres donnés portent sur les conséquences de la décarbonation sur les 50 sites existants les plus émetteurs de carbone, qui représentent environ 50 % des émissions de CO2 de l'industrie. Le premier de ces sites, qui illustre bien l'évolution à venir, est celui d'Arcelor Mittal à Dunkerque qui, pour l'heure, utilise du charbon, mais qui se tournera à terme vers des procédés électriques grâce au système dit de réduction directe et qui remplacera les fours au gaz actuels.
L'industrie a besoin non seulement de prix compétitifs pour la réindustrialisation, mais aussi de prix prévisibles. La comparaison avec les autres pays est toujours difficile en raison de la variation des prix d'approvisionnement. C'est le cas, par exemple, aux Etats-Unis où les prix varient de 40 à 60 euros le MWh suivant les États, sachant qu'ils varient aussi suivant les secteurs d'activité. En Europe, les prix de marché dont bénéficient les industriels en France et en Allemagne sont de l'ordre de 60 euros et de 50 euros en Espagne.
M. Vincent Delahaye. - Quand vous évoquez le prix moyen de 60 euros, s'agit-il d'un montant toutes taxes comprises ?
M. Hubert Virlet. - S'agissant des pays hors Europe, il s'agit effectivement d'un prix complet. En Europe les prix moyens mentionnés de 50-60 euros correspondent à des prix de fourniture.
M. Vincent Delahaye. - Il semble problématique de comparer des prix complets avec des prix de fourniture. Il serait intéressant d'avoir une comparaison sur les prix complets.
M. Thomas Courbe. - Il est difficile d'opérer des comparaisons. Il convient de distinguer les catégories de consommateurs industriels suivant le nombre de kilowattheures nécessaires par euro de valeur ajoutée dans leur activité. Selon ce critère, les hyper-électro-intensifs sont au-dessus de 6 KWh par euro de valeur ajoutée, les électro-intensifs entre 3 et 6KWh par euro. Ces deux catégories représentent environ 500 sites industriels en France. La catégorie des électrosensibles se situe entre 1 et 3 KWh par euro de valeur ajoutée et représente 3 500 sites industriels. À ces différentes catégories de consommateurs industriels sont associés des dispositifs fiscaux appelés communément la boîte à outils, comme l'abattement sur le Turpe qui peut atteindre jusqu'à 80 % pour les plus gros consommateurs. Les entreprises peuvent en outre, en fonction de leur électro-intensivité et de leur secteur d'activité, bénéficier du taux réduit d'accise sur l'électricité, ainsi que du dispositif de la compensation carbone qui vise à éviter les fuites de carbone pour les gros consommateurs exposés à la concurrence internationale. Ce dispositif permet d'obtenir une réduction importante du prix de l'électricité pour compenser le système d'échange de quotas d'émissions de l'Union européenne.
M. Vincent Delahaye. - Que reste-t-il comme part de taxes aux industriels les plus aidés ?
M. Thomas Courbe. - La compensation carbone peut représenter jusqu'à 30 euros de réduction par MWh. Un prix résiduel moyen de 3,5 euros par MWh résulte du cumul maximum des autres dispositifs fiscaux. L'effet net moyen des aides s'élève donc à -26,5 euros par MWh. La boîte à outils ainsi que la compensation carbone s'avèrent indispensables pour la compétitivité des entreprises électrosensibles par rapport aux pays non européens. Concernant l'accord du 14 novembre, auquel la DGE a participé, il convient de rappeler ses deux objectifs : assurer des prix de l'électricité compétitifs et prévisibles pour l'industrie ; donner à EDF les moyens de réaliser les investissements nécessaires avec un objectif de prix de vente moyen de 70 euros par MWh pour les 15 prochaines années. Cet accord comporte un pilier de régulation qui protège les consommateurs en cas de prix élevés et un pilier de politique commerciale contenant des contrats d'allocation de production nucléaire (CAPN), particulièrement adaptés pour les industriels hyper-électro-intensifs. Il leur permet d'obtenir des prix adaptés sur le long terme et suppose un partage de risques sur l'appareil productif
M. Franck Montaugé. - Pourriez-vous nous donner un exemple de partage des risques ?
M. Thomas Courbe. - Le prix facturé dépendra, par exemple, du volume de production du parc nucléaire. L'avance en tête constituera le moyen d'investir dans le parc historique. Il rendra possible de ne pas avoir un plan de fourniture, mais un contrat de partenariat permettant des prix plus bas. Dans l'esprit, ces contrats ressemblent à des PPA conformes à la réforme du marché européen. À ce jour, trois accords juridiques ont été signés tandis qu'une vingtaine sont en cours de négociation et des contacts ont été pris avec un grand nombre d'industriels potentiellement intéressés. Les entreprises électro-intensives les plus importantes ont ainsi parfois intérêt à se regrouper en consortium afin de signer un CAPN, ce qui permet de déconsolider l'avance en tête, qui constitue un pré-financement important. Le deuxième outil, destiné à rendre les CAPN accessibles aux plus petites entreprises électrosensibles, consistera pour EDF, dans le cadre de l'accord du 24 novembre, à proposer des contrats mutualisés incluant des solutions de financement pour l'avance en tête.
M. Franck Montaugé. - Comment se situent ces outils par rapport à Exeltium ?
M. Thomas Courbe. - Il s'agit d'un CAPN intermédié pour le rendre plus accessible aux petites entreprises. Cela leur permettra d'y accéder de façon plus standardisée. Les CAPN sont adaptés en fonction des besoins et négociés au cas par cas. Approuvé par la Commission européenne, Exeltium est proche dans l'esprit d'un CAPN, mais basé sur l'existence d'un consortium d'industriels.
M. Franck Montaugé. -Exeltium est-il menacé par l'accord de novembre ?
M. Thomas Courbe. - Non, il continue de se dérouler. La phase 2 du contrat, qui avait été autorisée par la Commission lors de la négociation initiale, n'a pas encore été déclenchée. La question se pose d'un éventuel déclenchement de cette phase 2 par les industriels réunis au sein du consortium, ce qui nécessitera une nouvelle négociation avec la Commission. Les CAPN apportent le même intérêt en termes de stabilité et de visibilité, notamment quand ils sont regroupés au sein d'un consortium. Le dernier outil de la politique commerciale est constitué par les offres de détail à moyen terme commercialisées par EDF. Ces outils de marché à 4-5 ans permettent de bénéficier d'une visibilité et d'un prix garanti sur une période plus limitée. Ils sont plus adaptés que les CAPN pour certains industriels. 671 contrats de ce type ont été conclus à ce jour autour d'un prix moyen de 70 euros. Il faudra établir un bilan plus détaillé de cette politique commerciale. Les prix bas actuels sur le marché ont probablement réduit chez les industriels le sentiment d'urgence pour conclure des contrats de moyen ou long terme. Cette politique reste, à nos yeux, pertinente, malgré les prix bas actuels, car elle donne une assurance sur une stabilité de long terme indispensable à de nouveaux investissements. La DGE encourage donc les entreprises à conclure ces contrats de long terme.
M. Vincent Delahaye. - Il faut convenir que le sujet est assez complexe. Un certain nombre d'industriels s'inquiètent de l'éventuelle disparition de la compensation carbone dans le cadre du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF). Que leur répondez-vous ?
M. Thomas Courbe. - Il s'agit effectivement d'un sujet de préoccupation, car il s'agit d'un élément très significatif des prix payés. Aujourd'hui avec l'inclusion des coûts indirects dans le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, le risque existe que cette compensation carbone ne soit plus justifiée au-delà de 2030. Des discussions sont engagées avec la Commission européenne afin de vérifier les conditions de mise en oeuvre du mécanisme, à propos notamment du contournement ou de la prise en compte du mix énergétique d'origine des produits concernés. Il existe donc des questions de mise en oeuvre qu'il est nécessaire de vérifier. Il faudra veiller à ce que décisions prises d'ici 2030 sur la mise en place de ce mécanisme permettent de conserver la même protection contre les fuites de carbone pour les industriels. Notre objectif vise à ce que la compensation des coûts indirects continue d'être appliquée aux industriels, peut-être sous une autre forme, en fonction de l'efficacité du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières. La DGE partage cette préoccupation avec les industriels concernés. Il s'agit de l'une de nos priorités dans les discussions à Bruxelles.
M. Franck Montaugé. - Le mécanisme d'ajustement s'applique-t-il bien seulement à quelques filières ?
M. Thomas Courbe. - Oui, il s'applique notamment au papier, à l'acier et à l'aluminium où il s'agit d'un élément structurant. Il est important de vérifier que le mécanisme permet bien d'éviter les fuites de carbone, mais il ne concerne que quelques produits, et non toute l'industrie.
M. Vincent Delahaye. - Concernant l'accord de novembre, les industriels que nous avons auditionnés étaient partisans d'un CFD bidirectionnel avec des seuils de captation plus bas que ceux fixés. Quel est votre avis ?
M. Thomas Courbe. - Je rappelle que l'accord du 14 novembre poursuit les deux objectifs de prix compétitifs pour l'industrie et de capacités de financement des investissements pour EDF. La politique commerciale et la régulation permettent, à notre avis, de concilier ces objectifs. Les contrats déjà signés semblent répondre aux besoins des industriels. Nous avons identifié des évolutions de la politique commerciale qui permettraient d'être encore plus adaptés à ces besoins, comme la création de consortiums pour déconsolider l'avance en tête, ou l'encadrement du partage de risques dans le cadre des contrats. Il conviendra de faire un bilan de cette politique commerciale pour voir si elle répond aux besoins spécifiques des industriels. Il faudra aussi vérifier pour les entreprises électrosensibles que le test de marché confirme la pertinence des CAPN intermédiés. C'est l'examen de tous les éléments qui permettra de juger de l'adaptation des outils aux besoins.
M. Vincent Delahaye. - Ces éléments constituent l'évaluation du volet commercial qui était prévue dans les six mois suivant la conclusion de l'accord. Comment sera formalisée cette évaluation ? Fera-t-elle l'objet d'un rapport et sera-t-il publié avant la publication de notre propre rapport ?
M. Thomas Courbe. - Les modalités de la clause de rendez-vous n'ont pas encore été fixées. Il faut peut-être se laisser un peu plus de temps, car les prix de marché bas ont empêché de porter une appréciation pertinente sur la politique commerciale. L'évaluation permettra d'estimer le nombre d'entreprises ayant pu trouver une solution qui leur convienne. Il faudra estimer si des solutions sont envisageables pour celles n'ayant pas encore souscrit de contrats et vérifier que les tests de marché confirment la pertinence des outils pour les électrosensibles. Tels sont les enjeux de la clause de rendez-vous.
M. Vincent Delahaye. - Est-ce que les CAPN sont réservés aux Français ?
M. Thomas Courbe. - Non, les Européens peuvent aussi y avoir accès conformément aux règles de concurrence du marché intérieur européen.
Mme Denise Saint-Pé. - Sous quelle forme les entreprises participent-elles au financement du nouveau nucléaire ? Concernant les compensations carbone, je m'interroge sur les aides de l'Etat pour des coûts que les entreprises ne supportent pas pour le moment.
M. Thomas Courbe. - Les dispositifs de participation au nouveau nucléaire dépendent des caractéristiques de chaque entreprise. Ils sont conçus particulièrement pour des entreprises électro-intensives dont les besoins sont spécifiques par rapport aux autres entreprises. Je précise que les CAPN concernent la commercialisation de la production du parc nucléaire existant même s'ils intégreront progressivement celle des EPR 2.
M. Franck Montaugé. - Les CAPN prennent-ils dès à présent en compte les EPR 2 ainsi que les investissements liés au grand carénage ?
M. Thomas Courbe. - Les CAPN sont vraiment centrés sur le parc historique hors EPR 2 et nouveau nucléaire. Ils intègrent tous les investissements, y compris ceux liés à l'entretien et à la maintenance des centrales existantes. Ils sont basés sur les CAPEX du nucléaire historique. L'avance en tête constitue une partie du financement de ces CAPEX. Les industriels qui signent des CAPN co-investissent dans les outils de production au travers des contrats de partenariat.
M. Franck Montaugé. - Est-il possible de communiquer à la commission d'enquête le montant financier de l'avance en tête ?
M. Thomas Courbe. - Oui, nous pourrons vous communiquer le chiffre par écrit. Le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières vise cinq produits. Quand il entrera dans sa phase de fonctionnement effectif, les aciers qui entreront sur le marché européen avec un contenu carbone supérieur à celui de la production européenne seront pénalisés.
Mme Denise Saint-Pé. -Faute d'accord, les entreprises ne paient pas aujourd'hui, mais sont-elles quand même compensées par l'État pour cette taxe à venir ?
M. Thomas Courbe. - La compensation carbone a été créée avant même que le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières soit entré en vigueur en phase de test. Sans MACF il aurait fallu de toute façon maintenir la compensation carbone pour éviter les fuites de carbone. Elle permet de compenser l'effet des coûts indirects de l'électricité dans le système d'échange dit ETS. Pour les produits concernés par le MACF d'ici 2030, s'il est pleinement efficace, il n'y aura en théorie plus de fuites de carbone, donc cette compensation deviendra inutile. Il faudra vérifier en pratique que le MACF est complètement efficace. S'il n'était que partiellement efficace, il faudrait garder un équivalent de cette compensation afin de compenser l'écart.
Mme Martine Berthet. - Je me fais le relais des préoccupations des industriels électro-intensifs de Savoie, dont je suis l'élue, à propos de l'avance en tête et de la compensation carbone qui leur permet de rester pour l'heure compétitifs. Ils considèrent que le coût de l'avance en tête est considérable, car il leur est demandé d'assurer tous les risques économiques et industriels d'EDF. Est-il normal que les industriels assument l'intégralité de ces coûts de gestion du nucléaire ? Quand débuteront les négociations sur la phase 2 d'Exeltium ? Sur le remplacement de la compensation carbone, est-il envisagé de recourir à des expérimentations comme l'interruptibilité avec une prévision à 10 jours ?
M. Thomas Courbe. - Concernant le coût de l'avance en tête, le principe même du CAPN induit que les industriels paient leur quote-part du coût du parc nucléaire, avec pour contrepartie l'assurance de disposer de prix bas à long terme. C'est ce qui justifie ces contrats en droit européen. Il s'agit de contrats commerciaux qui peuvent être négociés en fonction des besoins spécifiques des industriels. Ils peuvent prévoir qu'une partie du risque soit limité, ce qui aura un effet sur le prix, sachant qu'il faudra veiller à trouver un équilibre entre prise de risque et prix. L'interruptibilité peut figurer parmi les variables de négociation, certaines entreprises pouvant l'accepter, d'autres ne pouvant pas. L'interruptibilité a une valeur économique pour le parc EDF et elle peut être négociée en fonction de ses paramètres. Si le préavis est long, cela réduit la valeur de l'interruptibilité. Ces sujets peuvent faire l'objet d'accords au cas par cas pour répondre aux besoins spécifiques de chaque industriel concerné. Je confirme que la phase 2 d'Exeltium, souhaitée par le consortium, nécessitera une discussion avec la Commission européenne pour vérifier dans quelles conditions elle peut être mise en oeuvre.
M. Franck Montaugé. - Nous vous remercions pour votre contribution.
La réunion est close à 18 h 30.
Audition de M. Luc Rémont, président-directeur général du groupe EDF, le 10 avril 2024
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Luc Rémont, président-directeur général d'EDF. Je vous laisserai présenter l'entreprise que vous représentez dans votre propos liminaire. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».
M. Rémont prête serment.
Le Sénat a constitué le 18 janvier une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nos travaux sont centrés sur le présent et sur l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et aux entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
L'entreprise EDF représente entre 60 et 70 % des parts de marché de l'électricité en France. Vous êtes par ailleurs le seul producteur d'énergie nucléaire en France, le principal producteur d'électricité hydraulique et vous allez avoir la responsabilité de la réalisation du prochain programme électronucléaire. Autant de raisons de vous auditionner.
Voici quelques thèmes sur lesquels nous allons vous interroger. Comment se porte EDF aujourd'hui après des années difficiles ? Est-on sorti de la crise de corrosion sous contrainte, ou va-t-on en subir une nouvelle sur le palier des 900 MWh ? Comment EDF se met concrètement en ordre de marche pour prendre en charge le programme du nouveau nucléaire ? Comment dialoguez-vous avec l'État et la Commission européenne sur les sujets cruciaux en cours ? Ces derniers portent sur le modèle de financement du nouveau nucléaire et la régulation des prix du parc historique ; l'intérêt d'une directive bas carbone pour garantir un traitement équitable des technologies, le souhait exprimé d'un plan d'action qui fixerait un indicatif clair d'électrification d'ici 2030.
Comment travaillez-vous à la résolution du différend avec la Commission sur les concessions hydroélectriques qui dure depuis de très nombreuses années et bloque tout investissement ? En quoi le régime d'autorisation que vous prônez est-il de nature à satisfaire la Commission européenne ?
Ce sont quelques-uns des thèmes sur lesquels notre rapporteur et nos collègues vont vous interroger.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. -Nous avons déjà auditionné plusieurs directeurs d'EDF et je souhaiterais débuter en vous demandant de décrire, selon vous, le monde électrique idéal post-Arenh ? Dans un monde sans contraintes, quel serait le paysage le plus idoine pour votre entreprise ?
M. Luc Rémont. - Je vous remercie et suis heureux de répondre aux questions de la commission dans le cadre du travail substantiel qui y est mené. Je me réjouis de partager en transparence les défis auxquels nous sommes confrontés et qui sont aussi ceux de la France. EDF et ses 170 000 collaborateurs s'efforcent de répondre au mieux aux enjeux de l'électrification dans un environnement concurrentiel. Dans mon propos liminaire, je vais tâcher de m'en tenir aux éléments stratégiques qui marquent l'actualité et le futur du groupe.
Entre 2022 et 2023, EDF a connu à la fois une crise énergétique majeure ainsi que sa plus grande crise industrielle depuis 1946. Elle s'est manifestée par l'émergence d'un problème générique touchant plusieurs réacteurs au même moment. Depuis que le problème de corrosion sous contrainte a été diagnostiqué à la fin 2021, il a été compris, caractérisé, et sa résolution a été élaborée puis industrialisée. Aujourd'hui, la phase de correction du phénomène est terminée et nous poursuivons, en 2024 et 2025, une inspection complémentaire en liaison avec l'ASN. Durant cette période, nous serons éventuellement amenés à faire face à d'autres cas individuels de corrosion sous contrainte. L'impact de ce phénomène sur la production et le disponible nucléaire sera heureusement bien plus faible en 2024 qu'en 2023 ou 2022. Cette évolution nous permettra de relever progressivement le niveau de production nucléaire. Celle-ci est passé de 279 TWh en 2022 à 320 TWh en 2023. Notre ambition est de passer à une production de 315 à 345 TWh en 2024, puis de 335 à 365 TWh en 2025. Cette phase de correction entre dans le cadre de la planification de moyen et long terme de la maintenance du parc de 56 réacteurs, qui, au travers des visites périodiques et décennales, participera à la prorogation du parc nucléaire. Celui-ci a le potentiel d'être encore utilisé durant plusieurs décennies. Nous commençons en effet à travailler sur les visites décennales cinquantenaires des tranches les plus anciennes, de même que sur la planification au-delà de 60 ans.
Alors que le niveau de consommation électrique des professionnels comme des particuliers est au plus bas depuis une vingtaine d'années, se profile une hausse de la demande électrique avec l'électrification de certains usages dont la mobilité. De même la réindustrialisation à venir induira une accentuation de l'électrification. Il faudra accompagner cette évolution de la demande électrique en gardant en tête qu'à long terme, les 56 réacteurs du parc, qui ont été construits en seulement 16 ans, arriveront tous en fin de vie en même temps. Il faudra être prêts pour les remplacer à horizon 2050 dans un système électrique qui devra répondre aux besoins de stabilité puisque le mix électrique futur associera la production intermittente du renouvelable à celle, commandable, de l'hydraulique et du nucléaire. Un de nos enjeux consiste dès maintenant à nous préparer à cet horizon avec une capacité de production nucléaire qui répondra aux besoins du mix opérationnel.
Le nouveau nucléaire représente un défi colossal à l'échelle de la France. Il dépasse l'acteur industriel EDF, qui en est le maître d'ouvrage et, en grande partie, le réalisateur industriel. La phase actuelle d'ingénierie nous conduit à intégrer l'ensemble des leçons apprises dans les phases de construction récentes, dont celles de Flamanville que nous espérons raccorder cet été, et d'Hinkley Point. À partir de ces expériences, les réacteurs EPR 2 ont vocation à être construits en série, ce qui sera le gage de leur performance économique. L'ingénierie et la capacité à fabriquer seront donc sollicitées au sein du groupe EDF, mais aussi chez ses partenaires industriels, soit une filière représentant environ 200 000 emplois. Nous sommes aujourd'hui dans la phase d'études et de préparation, ce qui inclut une réflexion sur la réalisation afin de pouvoir construire dans les délais, le temps étant un facteur essentiel de succès. Dans ce cadre, des discussions ont été engagées avec l'État et la commission européenne sur les modalités de financement. Sauf exception, aucun site de production en Europe n'est réalisé sans financement public. La fluctuation des prix affecte en effet la capacité à lever les fonds nécessaires, ce qui induit le besoin d'un financement ou d'une garantie publique pour réaliser de tels projets. Les discussions sur les différentes modalités d'intervention publique ont commencé afin d'obtenir une aide proportionnée aux besoins et de produire une électricité compétitive et décarbonée. À l'issue du travail technique en cours, nous aurons, espérons-le fin 2024, réuni les conditions nécessaires pour élaborer le financement public et passer à l'étape d'approbation par la commission européenne.
Pour l'heure, le cadre de l'Arenh, qui arrive à échéance en 2025, nous astreint à vendre les deux tiers de notre électricité nucléaire au même tarif qu'il y a 12 ans, bien en dessous de nos coûts. Ce cadre nous empêche de nous projeter dans l'avenir et d'envisager un programme d'investissement assurant la soutenabilité de fourniture électrique à long terme. Afin de tirer les leçons de la crise énergétique, un accord a été trouvé en novembre 2023. Il respecte l'accord européen qui vise à disposer d'un marché électrique de long terme afin de donner plus de stabilité aux acteurs. Dans cette perspective, EDF déploie sa nouvelle politique commerciale qui s'accélère avec, à ce jour, 800 contrats conclus avec des entreprises de toutes tailles et de toutes régions. Un effort d'explication a accompagné cette politique puisque 500 réunions ont été organisées afin de faire la pédagogie de l'accord qui prévoit un prix cible de 70 euros par MWh. Je suis heureux de pouvoir annoncer que nous accélérons cette politique commerciale qui nous donne de la visibilité ainsi qu'à nos clients.
Concernant les facteurs qui impactent le rythme d'électrification, il faut citer le prix du carbone, les réglementations appliquées à la mobilité ou à l'efficacité énergétique des bâtiments. Tous ces facteurs concourent à l'émergence d'une énergie décarbonée à horizon 2050, dans laquelle l'électricité sera un véhicule efficace.
Concernant l'hydroélectricité, les investissements sont bloqués depuis 20 ans en raison d'un désaccord sur la continuité des concessions. Afin de débloquer ces investissements qui permettront d'avoir accès à une électricité décarbonée pilotable par le biais de rehausses ou de création de stations de pompage, nous considérons que le passage à un régime d'autorisation serait le meilleur dans des conditions qui restent encore à définir.
Afin de répondre à la question du rapporteur sur un éventuel monde idéal, je répondrai que si ce monde idéal n'existe pas, le potentiel électrique reste extrêmement élevé pour répondre aux besoins du pays. Pour que le développement électrique soit harmonieux et rapide, la stabilité est le premier critère, car il faut adapter des décisions ayant un impact à 15 ans à des fluctuations infra-annuelles. La stabilité et la visibilité des règles de marché à l'échelle européenne sont donc la condition première. Ce cadre précis permet aux industriels de prendre des décisions éclairées où le risque d'aléa est mesuré et compris. Il importe en outre que les règles de marché soient agnostiques sur le plan technologique. La législation européenne récente qui fixait des objectifs par type de technologie a abouti à une forme de ségrégation induisant des risques économiques et physiques. Heureusement l'accord européen de 2023 fixe des règles de marché communes pour toutes les technologies décarbonées. Cette approche neutre laisse aux industriels le soin de piloter leurs investissements, chaque pays pouvant choisir son mix énergétique. Il faut remarquer que la grande majorité des états européens estime nécessaire de disposer d'une électricité renouvelable ainsi que d'une certaine proportion de nucléaire ou d'hydraulique afin d'assurer une continuité de fourniture.
Il est essentiel, en tant qu'expert de l'énergie, d'accompagner nos clients sur le chemin de la décarbonation. Cet impératif constitue l'un des quatre piliers fondamentaux de notre stratégie. Le second pilier réside dans notre capacité à produire plus d'électricité décarbonée commandable pour assurer la résilience et la disponibilité de nos livraisons. Le troisième pilier repose sur un réseau de distribution électrique adapté, capable d'absorber une injection d'électricité en de multiples points et de répondre à des modes de consommation diversifiés. Le quatrième pilier vise à accroître la flexibilité des moyens destinés à assurer l'adéquation de l'offre et de la demande 365 jours par an. Cette flexibilité est requise par l'instabilité de la nouvelle donne électrique.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos qui ont déjà apporté des réponses à certaines de nos questions. Concernant la situation financière d'EDF, pouvez-vous chiffrer le coût du dispositif Arenh qui se terminera fin 2025 et qui est sujet à controverse. Quelles auraient été les conséquences de l'absence de ce dispositif et aurait-elles permis de rembourser une partie de la dette d'EDF ? Ma deuxième question porte sur l'accord non formalisé, entre le gouvernement et EDF, qui prévoit un prix moyen de 70 euros ainsi que l'incitation à recourir à des contrats à long terme. Cet accord demeure quelque peu dissymétrique. Il prévoit un système de captation au-dessus de 78 et 110 euros mais que se passera-t-il si les prix de l'électricité demeurent à des niveaux plus bas que ceux anticipés ? Combien de temps pourrez-vous tenir, quel sera le coût engendré et quels sont vos scénarios à ce sujet ? Notre commission est à la recherche de prix acceptables pour les consommateurs, compétitifs pour les industriels et permettant les investissements jugés nécessaires. Dans cette perspective visant à la stabilité et à la visibilité nécessaires aux investissements, comment voyez-vous la construction des tarifs dans la période post-Arenh ?
M. Luc Rémont. - Je n'ai pas l'intention de me lancer dans une polémique à propos de l'Arenh. Je rappelle simplement qu'aucune entreprise ne peut de manière pérenne vendre les deux tiers de sa production en dessous de ses coûts. Or c'est ce qu'impliquait l'Arenh dans les faits. Je ne vais pas reprendre les multiples analyses sur le sujet, mais il est établi que sur une décennie, l'Arenh n'a pas permis de préparer l'avenir. Le coût de l'application de l'Arenh a représenté plusieurs dizaines de milliards d'euros sur une décennie. L'Arenh a aussi coûté aux clients, car la protection sur une moitié de leurs fournitures, les a, par défaut, surexposé à court terme à l'explosion des prix de ces 2 dernières années. La seule façon de parvenir à la constitution des prix les plus stables consiste à se détacher le plus possible du court terme, qui, par définition, reflète l'état de l'offre et de la demandes instantanées. Ce week-end par exemple, les prix étaient très bas, car la demande était faible et l'offre des renouvelables abondante, ce qui a conduit à l'interruption de production nucléaire sur certains réacteurs. Si l'on considère un horizon de 5 ans, la formation des prix s'effectue à partir d'une analyse économique, en tenant compte de la demande européenne, des modes de production et des coûts de production à cet horizon. Seule une analyse de moyen terme permet une vision prévisible permettant une formation des prix crédible, car moins sensible à la fluctuation sur un horizon de 5 ans. Un exemple : au début 2022, alors que les prix de court terme ont explosé à plus de 500 euros le MWh du fait de la guerre en Ukraine, les prix de moyen terme n'ont jamais dépassé les 150 euros. C'est pour cela que nous voulons favoriser le commerce de moyen terme. L'amortissement permis par cet horizon de temps fait en effet converger les prix vers une rationalité économique. Ce type de formation des prix convient à la fois aux clients comme aux fournisseurs qui sont moins sujets à fluctuation, en cas de hausse comme de baisse des prix.
L'accord qui a abouti à l'estimation des 70 euros part de cette analyse de moyen terme. Il prévoit aussi le niveau légitime à partir duquel l'État redistribuera aux consommateurs la part qu'il prélève afin de les protéger d'une hausse des prix non anticipée. L'accord fixe ce niveau à 78 euros/ MWh, prix au-delà duquel un prélèvement à 50 % serait opéré et à 110 euros/MWh le prix au-delà duquel un prélèvement de 90 % serait opéré. La formation des prix reste alignée sur le droit communautaire, et l'accord nous offre la possibilité de construire avec nos clients, dans une perspective de commerce de long terme, une protection mutuelle contre les fluctuations de court terme. Le cas où les prix resteraient bas sur une longue période signifierait une inadéquation entre l'offre et la demande. Dans cette hypothèse, il faudrait envisager d'ajuster nos investissements à la baisse, ce qui n'est évidemment pas souhaitable. Il faut en effet qu'EDF puisse réaliser ses investissements à temps pour anticiper la demande de demain. C'est ainsi que pourra se déployer la politique commerciale destinée à favoriser la stabilisation des prix à moyen-long terme.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Concernant le nouveau nucléaire, quel est le calendrier envisagé de mise en service industriel de l'EPR 2 et à quel horizon attendez-vous la décision du gouvernement concernant sa participation financière ? Quel serait le mode de financement le plus adéquat pour EDF en termes soit d'avances remboursables, soit de création d'une structure financière commune ? À quel niveau envisagez-vous le contrat pour différence (CFD) qui sera nécessaire au financement du nouveau nucléaire ? Sachant ces besoins de préfinancement du nouveau nucléaire ainsi que la nécessité de reconstruire les compétences en France, estimez-vous nécessaire d'avoir une présence significative à l'échelle internationale, comme le laisse présager votre voyage récent en République Tchèque en compagnie du Président de la République ?
M. Franck Montaugé, président. - Concernant les aides au financement, qu'entendez-vous par ce que vous avez nommé « risques maîtrisables » ?
M. Luc Rémont. - Le projet d'EPR 2 se trouve à ce jour en phase d'ingénierie lourde et d'optimisation sur les paramètres clé du programme. Ce travail consiste aussi à déterminer la faculté de nos partenaires industriels à livrer de manière compétitive les éléments concourant à la construction des réacteurs, et à remonter la filière de construction à l'échelle, puisque nous sommes passés en 20 ans de la construction de 5 nouveaux réacteurs en France à un seul nouveau réacteur en Europe. Le principal défi consiste à construire à l'échelle de manière optimisée. Il est souhaitable que l'ensemble des éléments clé du projet, y compris le financement, puisse être réuni d'ici la fin d'année afin qu'une décision puisse être prise sur les conditions de lancement du projet. Cet accord devra être complété par un accord communautaire préalable à la décision finale d'investissement qui devrait intervenir idéalement en 2025.
M. Franck Montaugé, président. - Excusez-moi, avez-vous une commande de l'État à ce jour ?
M. Luc Rémont. - Non, en fin d'année 2024 nous aurons engagé 3 milliards d'euros de fonds propres sur la préparation de ce projet. Ce montant doit être relativisé en le comparant aux 20 milliards d'euros d'investissements annuels d'EDF. Ils sont donc tout à fait soutenables à condition d'aller vers un engagement ultérieur de programme. En 2025 l'enjeu consistera donc à passer à un financement partagé. Afin de répondre à votre question sur les risques maîtrisables, Monsieur le président, il convient de répartir les risques entre ceux pris par la puissance publique et ceux pris par l'opérateur. Le risque principal tient aux montants colossaux à lever. Ils dépassent de loin ce qu'une entreprise, même détenue à 100 % par l'État, peut lever dans les règles de marché usuelles. La situation correspond à un défaut de marché avec l'incapacité de ce dernier de répondre à une demande de dizaine de milliards d'euros d'investissement sur une durée longue. Il conviendra donc avec la puissance publique de trouver les instruments financiers de préfinancement associés à la montée en puissance de la construction. L'ensemble des risques, y compris ceux -plus classiques- liés aux prix après mise en service, nécessiteront de faire appel à plusieurs instruments financiers. Une discussion approfondie déterminera les risques admissibles qui devront être testés avec les banques et les agences de notation afin d'aboutir au montage d'un projet de financement du nouveau nucléaire.
Concernant les marchés à l'export, il faut rappeler que le groupe EDF est un opérateur qui investit avec ses fonds propres sur plusieurs centrales en portant logiquement le risque d'opération et de réalisation. Le groupe est aussi un industriel qui réalise les centrales et qui a besoin, à ce titre, de disposer d'un carnet de commandes soutenu pour garantir sa compétitivité. Depuis deux décennies, l'insuffisance de l'activité a constitué notre principale difficulté, compensée en partie par le grand carénage. Elle a entraîné une moindre capacité productive qui pourra en partie se résoudre dans la construction de réacteurs en Europe. Nous estimons avoir besoin de construire 2 réacteurs par an en Europe pour disposer d'un outil industriel performant. Si l'on considère qu'EDF investira dans l'un de ces réacteurs, il faudra trouver un autre client de manière concurrentielle. C'est dans cette perspective que nous espérons réaliser un certain nombre de réacteurs en République Tchèque ainsi que dans d'autres pays d'Europe centrale et du nord qui souhaitent relancer le nucléaire. En tant qu'industriel, notre champ d'action affiche donc clairement une priorité européenne. Le chef de l'État est lui-même mobilisé afin de démontrer le savoir-faire d'EDF et sa capacité à se développer en République Tchèque.
Le développement des compétences figure au centre de nos préoccupations afin d'être au rendez-vous de la construction en série. La montée à l'échelle est déjà engagée dans certains domaines comme la fabrication, grâce notamment à Hinkley Point qui a permis le maintien d'une filière industrielle compétente et de qualité. Cette capacité doit désormais être généralisée en nous assurant d'une capacité de chantier renouvelée afin d'aborder les futurs chantiers de Penly et de Gravelines dans les meilleures conditions et en minimisant les délais de construction.
M. Pierre Médevielle. - Après les périodes de crise énergétique et industrielle récentes, chacun éprouve le besoin de stabilité et de visibilité. Dans le cadre du dispositif prévu dans l'accord de novembre, les consommateurs seront protégés en cas d'envolée des prix. Il est à craindre a contrario qu'en cas de baisse soudaine des prix, l'Etat et les contribuables soient amenés à intervenir pour aider EDF. Pouvez-vous nous confirmer que vous oeuvrez pour la mise en place d'un prix plancher comme l'y invite le règlement européen en cours de discussion ?
M. Jean-Jacques Michau. - Le président du Medef a estimé ici même que les prix de l'électricité étaient trop hauts et responsables en grande partie de la désindustrialisation. Quelles actions menez-vous pour retenir les électro-intensifs dans ce contexte ? Pouvez-vous nous dire ce qui empêche de trouver des solutions pour l'hydroélectricité ?
M. Luc Rémont. - Dans la perspective post-Arenh, qui débutera début 2026, nous sommes convenus de lancer une politique commerciale de long terme, pour laquelle nous avons déjà conclu 800 contrats. À partir du 1er janvier 2026, l'accord conclu avec l'État prévoit la protection des consommateurs au-delà des seuils de 78 et 110 euros. Il n'y a pas eu de discussion sur un prix plancher et l'accord communautaire de 2023 n'a pas changé les règles de discussion. L'analyse au regard des aides d'état, dans le cas d'un accord sur des prix plancher, aurait pour corollaire ce qui avait déjà été projeté dans le projet Hercule avant la crise, à savoir le démantèlement du groupe EDF, qui n'a donc pas intérêt à s'engager dans cette direction. Il vaut bien mieux contractualiser avec les clients afin de trouver un niveau de prix et de revenus stables plutôt que de détruire la capacité du groupe. Si les prix baissaient trop, il s'agirait d'un problème d'adéquation entre l'offre et la demande.
Concernant les prix, le niveau de 60-70 euros est parfaitement compétitif à l'échelle européenne. Ce prix est plus bas aux USA en raison de l'absence de prix du carbone. Il faut donc comparer des choses comparables, d'autant que l'état du réseau aux USA doit être pris en compte dans un prix qui serait objectif. En Europe les prix de l'Espagne sont ponctuellement plus bas, mais la situation changera lors de la fermeture de leurs centrales nucléaires, ce qui impactera leur capacité à disposer d'une production décarbonée permanente. Les prix des autres pays européens sont structurellement tous plus hauts que les prix français, même sur les prix de court terme. En revenant à une situation normale, nos prix de 2025 seront plus bas de 6 euros par rapport aux prix allemands. Il reste encore bien du travail à faire avec tous nos clients industriels, quel que soit leur statut. Concernant les sujets de court terme, nous essayons de trouver les meilleures solutions pour les industriels qui ont conclu des contrats à la pire des périodes. Concernant les électro-intensifs, non seulement ils ne nous quittent pas, mais nous en accueillons en France, ce qui montre la compétitivité d'EDF. Dans le cadre des CAPN, nous leur donnons des droits d'accès aux nouveaux investissements nucléaires. Concernant l'hydroélectrique, le moment est peut-être venu d'avancer. Tout le monde comprend la nécessité de relancer les investissements. Dans d'autres pays, cette relance a eu lieu avec le soutien de la commission. Il n'y a pas de raison qu'il en aille différemment en France.
Mme Martine Berthet. - J'estime que les discours différents concernant les électro-intensifs ne sont pas très rassurants. Il ne faut pas oublier que ces derniers doivent mesurer leur compétitivité par rapport à des concurrents qui sont localisés en dehors de l'Europe. Les contrats proposés par EDF sous forme d'avance en tête leur semblent énormes, puisque représentant, selon certains, jusqu'au tiers de leur chiffre d'affaires. Votre sérénité semble en totale opposition avec leurs inquiétudes concernant les contrats qu'ils doivent signer aujourd'hui afin de bénéficier d'une visibilité sur leurs investissements. Ils se demandent pourquoi ils devraient supporter les risques et les aléas d'EDF. Pouvez-vous préciser la notion de flexibilité appliquée aux électro-intensifs et électrosensibles. Concernant le régime d'autorisation de l'hydroélectricité, il semblerait que celui-ci ne fasse plus l'unanimité.
M. Daniel Salmon. - J'aimerais des précisions techniques sur l'ordre de priorité des énergies appelées au jour le jour. À partir de quel niveau de prix n'est-il plus intéressant pour une centrale de produire ? À long terme, à partir de quel prix plancher n'est-il plus intéressant pour EDF d'investir ? Je crains que le thème de la sobriété et de l'efficacité énergétique ne soient plus des priorités et que l'on incite au contraire à la surconsommation. Pouvez-vous nous dire si la modulation des réacteurs fait vieillir prématurément les centrales ? Enfin, EDF aura-t-il encore des ambitions dans le domaine des énergies renouvelables ?
M. Stéphane Piednoir. - Quelles sont vos ambitions pour le projet Nuward ? Dans quelle mesure les petits réacteurs nucléaires (SMR) contribueront au maintien des compétences et à faire la jonction avec les EPR 2 ?
M. Luc Rémont. - Concernant la compétitivité des électro-intensifs qui se juge à l'échelle mondiale, il existe des éléments contre lesquels une entreprise ne peut pas lutter. EDF ne peut pas compenser les éléments liés au prix du carbone. La négociation des contrats de long terme a pour objectif de permettre la pérennité et la performance de l'industrie française dans des conditions économiquement et juridiquement robustes. Dans la mesure où nos clients ne pourront plus se procurer une électricité en dessous de nos coûts, il s'agit d'un changement de monde. L'avance en tête et le risque lié au quantum de production sont les conditions fondamentales pour que les contrats ne soient pas requalifiés comme contrats de fourniture. Cette avance en tête représente, certes, un montant significatif, mais qui donne droit à une contrepartie sous forme d'électricité nucléaire qui peut être soit consommée soit revendue. Il s'agit donc d'un actif sous forme de droit de tirage sur la production nucléaire. L'esprit dans lequel avancent les négociations repose sur la recherche de solutions. Je m'en occupe personnellement si nécessaire.
S'agissant des flexibilités, la flexibilité physique est destinée à préserver le système électrique en cas de consommation insuffisante ou d'écart sur la fréquence ou la tension. Cette flexibilité nécessite d'être renforcée pour faire face aux aléas accrus du fait de l'évolution du réseau électrique. Concernant la flexibilité relative à l'adéquation entre offre et demande, il convient de développer en France de nouveaux instruments afin de les adapter au nouveau monde électrique caractérisé notamment par la présence abondante d'électricité à certains moments de la journée. Il est souhaitable de déplacer des consommations durant ces périodes pour optimiser l'adéquation entre l'offre et la demande. Les effacements industriels, qui avaient été oubliés au fil du temps, font partie des éléments de discussion portant sur les contrats de long terme afin d'optimiser l'offre et la demande.
Concernant l'hydroélectricité, nous favorisons le régime d'autorisation, seul capable de permettre les investissements. La concession est une exception qui est statut qui date de la loi de 1919, bien avant le traité de Rome communautaire, qui, par une interprétation qui est contestable nous amène à bloquer les investissements. Il faut donc aller vers l'autorisation, qui n'a jamais été contestée par la Commission européenne et qui représente le régime le plus commun en Europe.
L'ordre de mérite ou de priorité des énergies appelées se trouve chahuté dans une période d'instabilité. Il repose sur des énergies renouvelables au coût très faible et il est appelé sur la base du coût variable. Les énergies renouvelables sont les dernières à être effacées à partir du moment où les prix deviennent négatifs. C'est ce qui explique que de temps en temps, l'éolien soit sorti du réseau. Pour le nucléaire l'effacement éventuel dépend du statut de chaque réacteur et de sa capacité à optimiser dans le temps l'ensemble de la production.
La véritable question sur les prix plancher consiste à se demander s'il vaut mieux arrêter les investissements en cas de demande insuffisante ou réfléchir à une forme de garantie de prix suivant le prix du carbone. C'est en général un prix insuffisant de ce dernier qui entraîne les prix vers le bas. Le prix de l'électricité restera en effet suffisamment soutenu si le prix du carbone reste à un niveau décent, de façon à éviter l'arrêt des investissements en cas de prix trop bas. En termes de politique publique, c'est ce type de réflexion qu'il faudrait conduire afin de donner au secteur une forme de stabilité de long terme, avec une protection des consommateurs en cas de prix trop hauts et une forme d'incitation à continuer d'investir si les prix descendent trop bas, en cas de surabondance de gaz par exemple.
Il n'y a aucune preuve que les modulations, généralement au nombre de deux par jour, fatiguent les réacteurs. Des modulations allant jusqu'à l'arrêt comportent plus d'inconnues et il n'existe pas de statistiques suffisantes pour avoir une réponse claire à ce sujet.
Les ENR font partie du mix de tout énergéticien. A ce titre, nous investissons sur tout le spectre, aussi bien dans de grands sites industriels, comme l'éolien en mer, que dans l'accompagnement des particuliers sur la voie de l'autoconsommation à base de solaire. Nous n'avons cependant pas vocation à tout financer par nous-mêmes. C'est ainsi qu'il est fait appel à des partenaires financiers pour l'éolien en mer. En tant qu'électricien, il est crucial que nous jouions un rôle moteur sur les éléments clé du secteur des ENR, avec un niveau d'ambition élevé concernant la décarbonation.
Les SMR peuvent répondre aux besoins de certains pays pour des problématiques régionales par exemple. Le projet Nuward vise un déploiement industriel en 2030 avec pour cible les pays ne souhaitant pas se lancer dans des projets de plus de 1 000 MW. En France, dans une perspective d'équilibre du système électrique, les SMR peuvent apparaître comme des solutions pour des régions comme la Bretagne, la région de Nice ou le sud-ouest qui disposent de peu de solutions décarbonées commandables. Des solutions locales à base de SMR pourront ainsi équilibrer les réseaux. En termes de délais, l'objectif consiste à être prêts à construire en 2030.
Mme Denise Saint-Pé. - Quelles sont les sources de financement pour le nucléaire existant, sa réhabilitation et son rallongement de durée de vie ? En tant qu'entreprise exerçant un monopole, quelle serait votre réaction si la représentation nationale exigeait d'avoir une présence au sein de vos organes de décision, ce qui semblerait normal ?
M. Daniel Gremillet. - Comme l'a montré l'audition du président du Medef, le sujet de l'énergie - sa disponibilité, sa capacité à être pilotée et son prix- est déterminant pour la réindustrialisation de la France et de l'Europe. Les prix seront un élément déterminant, car l'Europe est fragile. Connaissant l'importance historique du nucléaire en France, comment pouvez-vous définir une stratégie de long terme sans disposer de PPE, sachant en outre que la décision de fermeture de 14 réacteurs n'a pas été abrogée. Il faut des choix politiques clairs qui permettent de donner de la lisibilité aux acteurs. Afin de passer le cap des 15 ans à venir, les ENR seront-elles suffisantes ? Avec 14 réacteurs construits en 2050 ou plus, comment trouverez-vous les financements nécessaires pour des équipements construits, mais ne fonctionnant pas à pleine capacité ? Il n'est pas simple de définir une politique stratégique pour EDF. Les choix d'investissements entraînent des conséquences sur l'architecture du réseau et sur des équipements non pilotables. Ils interrogent sur la capacité à apporter des garanties de prix compétitifs pour les citoyens et les industriels.
M. Luc Rémont. - Mme la Sénatrice, ce sont les clients actuels et futurs qui financent le nucléaire existant et celui à venir. Pour l'heure, les banques et les investisseurs obligataires nous aident à garder un niveau de dettes élevé, mais soutenable qui s'élève à 54 milliards d'euros. Ces investissements sont finançables grâce à la perspective de vendre notre électricité aux clients. Il n'y a pas d'autre origine de financement. Sur la gouvernance, je rappelle qu'EDF ne constitue plus un monopole puisqu'elle est en compétition et que le parc nucléaire existant obéit au régime marchand.
Mme Denise Saint-Pé. - Vous êtes bien en situation de monopole sur les tarifs réglementés pour lesquels vous êtes le seul fournisseur.
M. Luc Rémont. - La qualification de monopole n'existe plus au sens où la CRE surveille étroitement les conditions dans lesquelles les tarifs réglementés sont parfaitement réplicables par nos concurrents. EDF est une société anonyme de droit privé qui n'a qu'un seul actionnaire. Elle appartient à l'État. Il revient aux élus de déterminer s'il convient d'assurer la présence de la représentation nationale au sein du CA d'EDF. J'ai plutôt tendance à penser qu'il vaut mieux se concentrer sur son métier ; le CA veille à ce qu'EDF exerce correctement son activité d'électricien. Il n'est pas certain que ce soit la mission des élus, qui consiste plutôt à bien réfléchir à tous les enjeux de politique énergétique et de définir la politique future. EDF apporte ses éclairages dans cette perspective et souhaite bénéficier d'un cadre stable, comme cela a été le cas par le passé. C'est ce qui nous permettra de nous engager sur un développement industriel de long terme.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Concernant votre souhait de passer d'un régime de concession à celui d'autorisation dans le domaine hydroélectrique, il semblerait qu'aucun pays européen n'ait pu le faire. Ne craignez-vous pas que trop de contreparties soient demandées, sachant qu'il existe peu de transparence sur les concessions hydroélectriques ? Quel est à cet égard le montant des redevances que vous versez ? Que pensez-vous par ailleurs du marché de capacité qui arrive à échéance en 2026 ? Faut-il le renouveler et ne constitue-t-il pas un doublon avec la prime de risque sur le marché de gros en cas de tensions ? Pouvez-vous confirmer que l'Arenh représente bien les deux tiers de votre production et qu'au-delà, vous avez vendu à des prix avoisinant les 160 euros le MWh ?
M. Franck Montaugé, président. - Nous avons peu abordé la question des réseaux de distribution et de transport. Comment envisagez-vous les investissements considérables à y réaliser en même temps que sur l'appareil de production ? Il semblerait que l'on se dirigerait vers des solutions de flexibilité (électrolyseurs, batteries...) opérées en dehors d'EDF. Si ce fait est avéré, ne constitue-t-il pas un facteur de complexité supplémentaire pour la gestion du réseau ?
M. Luc Rémont. - Concernant l'hydroélectricité, les discussions portent pour l'heure sur les principes de l'autorisation. Il faut savoir que d'autres pays sont restés en régime de concession sans appel d'offres, ce qui n'a pas fait l'objet d'un contentieux. Nous privilégions le régime d'autorisation afin de répondre aux besoins du système électrique et de relancer l'investissement. Le statut des concessions empêche, lui, d'investir au-delà de ce qui est inscrit dans le cahier des charges.
Les marchés de capacité ont apporté une forme de réponse aux besoins de disponibilité. Bien qu'imparfaite, cette réponse permet de contribuer à l'équilibre économique et opérationnel du système électrique. Un certain nombre d'actifs carbonés commandables ne trouveraient pas d'existence en dehors des mécanismes de capacité. À l'échelle européenne, dans le monde d'instabilité qui se profile, la capacité de production décarbonée commandable du parc nucléaire français ne doit cependant pas apparaître comme la contrepartie de tout le monde en cas de baisse de la production décarbonée renouvelable. Cette question peut se résoudre par le prix du carbone, mais aussi par un marché de capacité décarboné qui permet d'assurer l'équilibre du système électrique à long terme.
La production sous Arenh, qui légalement représente le tiers de notre production, représente bien dans les faits les deux tiers de notre production car économiquement nous ne pouvons faire autrement que de répliquer à nos propres clients les conditions de prix des 100 TWh que nous fournissons à nos concurrents. Quant à nos résultats, ils sont tributaires des prix appliqués sur le tiers de notre production hors Arenh. Ils auraient été meilleurs s'il n'y avait pas eu les deux tiers sous Arenh. L'année 2023 a certes permis, grâce aux prix spot élevés, de dégager un résultat historique qui a partiellement compensé la moitié de l'augmentation de la dette contractée en 2022, évaluée à 20 milliards d'euros. L'année 2023 ayant permis de réduire cette dette de 10 milliards d'euros, notre dette actuelle s'élève à 54 milliards d'euros. Notre objectif, après la disparition de l'Arenh, est de parvenir à un système économique plus prévisible à la fois pour les clients comme pour l'entreprise, en ne cumulant pas les inconvénients de la coexistence d'un prix administré et de prix de marché de court terme.
La place des réseaux se révélera déterminante pour l'équilibre à long terme du système électrique. À ce stade, il convient de définir une politique publique qui permette d'investir dans les réseaux de transport et de distribution, afin de tenir compte des évolutions en cours marquées par une décentralisation des moyens de production qui transforme le réseau de distribution en un réseau d'acheminement et d'injection dans le réseau de transport. Ce changement fondamental s'accompagne de la nécessité, dans le même temps, de raccorder de nouveaux équipements industriels de grande taille. C'est le cas de l'éolien en mer par exemple, où un euro d'investissement de production exige le même euro pour le raccordement. Les deux réseaux ont donc besoin de croître. Face à ces besoins, les raccordements devraient être hiérarchisés en fonction des bénéfices pour le système et du coût pour la collectivité. Il nous paraît souhaitable, en tant qu'actionnaire d'Enedis, de pondérer ces éléments dans le mode de financement et dans l'impact qu'ils peuvent avoir, y compris sur la dette d'Enedis qui est consolidée dans les comptes d'EDF.
M. Franck Montaugé, président. - Qu'en est-il des techniques de flexibilité pour EDF ? N'est-ce pas un facteur de complexité ?
M. Luc Rémont. - Nous sommes en train de déterminer au sein du groupe ce que nous appellerons les flexibilités de l'avenir. Certaines d'entre elles, à la main des gestionnaires de réseau, sont destinées à protéger le réseau en cas d'inadéquation soudaine entre l'offre et la demande. Elles sont bien encadrées par le droit européen et les instruments des gestionnaires. Il existe par ailleurs des moyens de flexibilité d'offre et de demande dans lesquels n'importe qui peut investir. C'est le cas des capacités de stockage, dans lesquels EDF a par exemple investi substantiellement au Royaume-Uni. Ces moyens marchands, qui sont plus développés à l'étranger, vont certainement se développer à l'avenir. La vision globale de cet ensemble sera de plus en plus difficile à connaître, ce qui nécessitera de construire la résilience d'un système, dans lequel des moyens commandés centralisés seront toujours nécessaires. Dans ce contexte, à horizon 2038-2040, il nous faudra affermir progressivement notre demande électrique. Les ENR permettront dans ce contexte de répondre à la part flexible de ce surcroît de demande tandis que les moyens commandables continueront à servir la demande industrielle qui aura toujours besoin d'une base stable.
M. Franck Montaugé, président. - Merci Monsieur le président pour cet échange.
Audition de Mme Emmanuelle Wargon, présidente de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), le 30 avril 2024
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de Mme Emmanuelle Wargon, présidente de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), accompagnée de M. Dominique Jamme, le directeur général de la CRE.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Emmanuelle Wargon et M. Dominique Jamme prêtent serment.
M. Franck Montaugé, président. - Notre commission d'enquête s'intéresse au présent et à l'avenir de notre système électrique : sera-t-il en mesure de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et aux entreprises une électricité à un prix raisonnable et compétitif - et quelles sont ses perspectives de développement ? La CRE joue un rôle essentiel pour les marchés de l'énergie, elle veille à leur bon fonctionnement, en assurant une concurrence entre les fournisseurs, au bénéfice des consommateurs - vous régulez les réseaux de gaz et d'électricité, qui sont des monopoles, et vous mettez en oeuvre certains dispositifs de soutien aux énergies renouvelables, en instruisant notamment les appels d'offres.
Notre audition aura quatre thèmes principaux : la régulation des énergies intermittentes et de l'énergie nucléaire, les tarifs réglementés, les réseaux et les fournisseurs d'électricité.
Comment exercez-vous votre mission de soutien à la production d'électricité à base d'énergie renouvelable, quels enseignements tirez-vous de l'expérience passée ? En particulier, comment se passent les derniers appels d'offres ? Comment les contrats de soutien aux énergies renouvelables sont-ils conçus ? Comment leurs défauts, qui ont été souvent soulignés - en particulier les clauses de plafonnement des primes négatives, les indemnités de résiliation insuffisantes - ont-ils été corrigés ?
S'agissant de la régulation du parc nucléaire historique et du calcul de ses coûts de production, quelles sont les conséquences de la différence entre votre méthode de calcul fondée sur les coûts comptables, et celle d'EDF, qui prend en compte les coûts complets économiques ? Quelle régulation après l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), et quelle analyse faites-vous de l'accord passé entre EDF et l'État en novembre 2023 ? N'y avait-il pas d'autres modes de régulation plus adaptés, comme un contrat pour différence, par exemple, sur la production nucléaire du parc en exploitation ? Comment assurer une application transparente de cet accord ?
Les tarifs réglementés de vente d'électricité (TRVe) sont aussi pour nous un sujet d'intérêt. Comment rendre ces tarifs réglementés plus protecteurs pour les consommateurs et plus en phase avec les coûts de production moyenne du mix électrique national ? Comment les calculer dans l'après-Arenh ?
Autre thème majeur, on annonce des chiffres colossaux dans les investissements sur les réseaux électriques, de transport, de distribution ou de flexibilité. Comment s'assurer de leur pertinence ? Comment les maîtriser ? Quelles seront les conséquences sur les factures des consommateurs ?
Enfin, certains fournisseurs d'électricité ont mauvaise presse et des abus ont été commis. Quelles sont vos pistes de travail pour y remédier - par exemple, en termes d'obligations et de règles prudentielles des fournisseurs, de liens entre fournitures et engagements sur la production ? Nous vous entendrons à huis clos sur ce thème de la fraude, ce sujet ayant un caractère confidentiel et certains dossiers étant en cours d'instruction. Vous pourrez également nous dire, en toute confidentialité, les pratiques de contrôle exercées par la CRE.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous avons bien des questions à vous poser, en particulier sur les tarifs réglementés. Comment faire pour qu'ils soient effectivement les plus bas possibles et surtout assez stables et moins dépendants des marchés ? Quelles seront les conséquences des investissements très importants qui sont anticipés pour le transport et la distribution d'électricité, en particulier pour les tarifs d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe) ?
Mme Emmanuelle Wargon, présidente de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). - Merci pour votre invitation. La CRE a déjà eu l'occasion de participer à vos travaux puisque Dominique Jamme, qui m'accompagne aujourd'hui, et Nicolas Deloge, notre directeur des réseaux, ont été auditionnés sur le fonctionnement du marché européen et sur les perspectives des réseaux électriques - et nous avons également répondu de façon approfondie à des questionnaires plus précis.
La CRE a été créée en 2000 en tant qu'autorité administrative indépendante pour réguler l'électricité, puis l'électricité et le gaz, avec comme compétence la régulation des réseaux, la surveillance des marchés de gros et de détail, la mise en oeuvre des dispositifs spécifiques sur les marchés que sont l'Arenh et les tarifs réglementés et un rôle d'expert et d'accompagnement de la politique du Gouvernement en étant l'opérateur des appels d'offres sur les énergies renouvelables.
Je commencerai par regarder un peu en arrière, parce qu'il me parait intéressant de se demander comment le marché fonctionnait avant la crise et les grandes turbulences. Dans la décennie 2010-2020, le prix de l'électricité sur le marché de gros a été assez stable : très stable, même, de 2010 à 2015 avec un prix autour de 50 euros du MWh, puis une baisse du prix jusqu'à un point bas de 33 euros le MWh. Sur la décennie, le prix a donc été stable, autour de 50 euros, avec une période de baisse ; sachant que l'Arenh a couvert une partie des approvisionnements au prix fixe de 42 euros du MWh, le prix pour le consommateur est donc resté très stable - je parle de la part énergie de la facture. Avant la crise, les mécanismes de marché tels qu'ils fonctionnaient en France ont mené à des prix globalement stables et en phase avec les coûts de production évalués dans la période. Pendant cette décennie, des fournisseurs alternatifs sont apparus, ils ont eu un effet sur les prix, mais leur incidence a été assez limitée puisque les prix de gros sont les mêmes pour tout le monde, de même que les tarifs de réseau et les taxes. En réalité, et c'est l'analyse de la CRE, l'effet de la concurrence a joué plutôt sur l'innovation, la qualité de service et la possibilité de proposer aux clients des offres qui correspondent à leurs besoins, y compris chez le fournisseur historique. Avant crise, la concurrence était réelle sur le marché des entreprises ; les particuliers, eux, étaient à environ deux tiers au tarif réglementé, donc un tiers seulement étaient en situation concurrentielle chez le fournisseur historique ou chez d'autres. Il faut cependant tenir compte des territoires couverts par des entreprises locales de distribution (ELD), où il y a très peu de concurrence sur le marché des particuliers, ceci pour des raisons de taille critique, de système d'information ; dans ces territoires-là, des particuliers nous demandent à pouvoir choisir leur fournisseur, pour ne pas dépendre d'un seul acteur, en l'occurrence l'acteur historique.
Un mot sur la crise et son impact sur les marchés. La crise a d'abord été un choc d'offre, un choc d'approvisionnement, qui résulte de deux phénomènes difficilement prévisibles qui se sont produits en même temps, l'un aggravant l'autre : la baisse des livraisons de gaz russe, très brutale, alors qu'il représentait presque 40 % des approvisionnements européens - et la baisse de la production nucléaire, liée la découverte de la corrosion sous contrainte, qui plus est dans une année où la production hydroélectrique était assez basse ; la baisse de production d'électricité sur le territoire français, est estimée à 30 % globalement. Ce choc s'est traduit par un déséquilibre très fort entre l'offre et la demande, ce qui a fait monter les prix à des niveaux qu'aucun spécialiste des marchés de l'énergie n'avait jamais connus : le gaz est passé de 30 à 300 euros du MWh, l'électricité de 50 à 1 000 euros du MWh à la pointe, des multiples qu'on n'a pas connus sur d'autres secteurs. Le signal prix a joué son rôle, une partie des consommations a diminué, en particulier les consommations industrielles ; les fournisseurs ont essayé de fournir à plein régime, les interconnexions ont produit à plein régime, et l'État français a mis en place des mécanismes de protection des particuliers, des petites entreprises, qui ont permis de protéger les Français de cette augmentation des prix.
La crise a donc montré que le marché de court terme fonctionne bien en ce qu'il ajuste l'offre et la demande et que même avec la tension qu'on a connue, on n'a pas eu de blackout, ceci bien entendu grâce aussi aux efforts de sobriété, de production, d'optimisation. Cependant, on a vu aussi que ce marché fonctionnait essentiellement avec des prix à court terme, et donc que les prix flambent en cas de choc même exogène - avec des prix qui se répercutent presque intégralement dans les factures.
La réforme du marché de l'énergie, à l'échelle européenne et à l'échelle française, a donc essayé de rééquilibrer ce marché pour garder ce qui fonctionne, c'est-à-dire l'équilibrage de court terme offre-demande, et de développer un segment de marché de long terme qui réponde aux objectifs que vous avez cités : plus de stabilité, plus de protection contre les variations et des prix qui se forment à un niveau plus représentatif des coûts de production. À l'échelle européenne, on a donc commencé à regarder d'un oeil favorable le développement des contrats de long terme, qu'ils soient couverts par la puissance publique, dans ce qu'on appelle les CFD (Contracts for Difference), ou qu'il s'agisse de contrats de long terme privés, qu'on appelle les PPA (Power Purchase Agreement) - dans les deux cas, le producteur contractualise avec un prix fixe pour une période longue. Côté français, il y a eu l'accord entre EDF et le gouvernement français, un outil visant à ce qu'une partie du marché se forme avec des contrats de long terme, avec des prix moins exposés aux variations de court terme liées au prix marginal de production.
Un mot sur l'accord entre l'État et EDF. Y avait-il plusieurs modes de régulation possibles ? Certainement, et l'outil d'un CFD a été envisagé, ayant été rendu possible par l'accord intervenu à l'échelle européenne - je crois que le Gouvernement considère toujours que cet outil doit rester à disposition le cas échéant. Le choix fait est différent : une fois ses clients servis, EDF s'engage à commercialiser le reste de sa production sur les marchés, avec un mécanisme de protection des consommateurs via un plafond de prix au-delà duquel le chiffre d'affaires est reversé à tous les consommateurs du nucléaire. Cet accord est très structurant pour les exercices 2026 et suivants, après l'Arenh : on passe d'un système où une partie du prix est régulée avec un prix fixe de 42 euros du MWh, à un système dans lequel tous les approvisionnements passent par le marché de gros, avec une protection en cas de flambée des prix. Cet accord a beaucoup de conséquences pour la CRE, notre rôle de surveillance des marchés et de bonne formation des prix et des conditions concurrentielles devient plus important sur un volume de transactions plus important. Nous avons travaillé à différentes dispositions législatives, nous en avons besoin pour mettre en place des garde-fous qui permettent une bonne visibilité de la comptabilité spécifique d'EDF, une surveillance accrue de la liquidité du marché, la capacité à exiger que cette liquidité soit suffisante pour qu'il puisse se former à des prix dans de bonnes conditions - et nous aurons aussi à calculer, sur la base de la comptabilité d'EDF, le reversement de la partie du chiffre d'affaires liée au tarif dépassant le seuil fixé. C'est assez complexe, nous avons commencé à y travailler avec EDF, les relations se passent bien mais nous avons besoin d'identifier très précisément la manière dont EDF commercialise ses volumes d'électricité nucléaire puisque devrons mettre un prix sur la production d'une année passée qui n'a pas été vendue cette année-là et qui est vendue par anticipation - nous devrons donc dire à quel moment cette production commence à être vendue et comment est-ce qu'on arrive à faire cette équation de prix dans laquelle on arrive à trouver la totalité des ventes correspondant à la totalité des volumes vendus.
Autre point sur lequel la CRE est très vigilante : la nécessité de renforcer la protection des consommateurs et la surveillance des fournisseurs de détail. La crise a exacerbé les conditions de concurrence, ce qui nous a conduit à proposer de travailler dans trois grandes directions.
La première consiste à mettre en place des obligations prudentielles, un peu comme dans le champ de la banque ou de l'assurance - vous êtes un fournisseur d'électricité, vous vous engagez à vendre de l'électricité à des clients, il faut une garantie. Comme la plupart du temps vous ne la produisez pas, il faut démontrer que vous avez des couvertures physiques et en valeur qui vous permettent d'assurer que vous servirez vos clients même si un choc arrive sur le marché. Quelle fraction de volume doit-elle être couverte, et comment ? Si vous êtes producteur, c'est à vous de la couvrir ; mais si vous ne l'êtes pas, il faut prévoir un mécanisme de couverture qui protège les consommateurs.
Deuxième sujet, l'analyse sur la cohérence des offres.
Enfin, troisième sujet, la clarté et la lisibilité des offres. Nous nous sommes aperçus que les offres de détail peuvent être compliquées à lire, nous avons besoin d'un cadre législatif sur le sujet.
Un mot en conclusion sur les réseaux. Nous sommes face à une transformation profonde du système électrique : il faut plus d'électricité et plus de réseaux. Pour plus d'électricité, nous avons besoin de plus de nucléaire et plus d'ENR - d'abord des ENR, puisque le nucléaire supplémentaire arrivera plutôt après 2035. Pour plus de réseaux, RTE et Enedis chiffrent chacun à environ 100 milliards d'euros les investissements nécessaires à horizon 2040 : il va falloir absorber ces montants dans les tarifs, cela aura un impact. D'une manière générale, nous avons également besoin de plus de flexibilité, elle deviendra déterminante pour mieux organiser la rencontre entre l'offre et la demande, limiter les investissements dans la production et dans les réseaux.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci pour cette présentation à la fois synthétique et complète. Vous avez préparé des éléments législatifs, ils nous intéressent car nous voulons en particulier améliorer les règles prudentielles et avoir les bons outils pour contrer des comportements dont nous estimons qu'ils ne sont pas souhaitables.
Comment voyez-vous évoluer les tarifs réglementés de vente - cette année, mais aussi au-delà de 2025 et de la fin de l'Arenh ? On a le sentiment que ces TRVe sont en fait très influencés par le marché, avec une part finalement importante qui est calculée sur les deux dernières années : avec les années que nous venons de connaître, le prix s'en trouve actuellement plus élevé que le prix du marché, est-ce bien souhaitable ? Et comment les choses se passeront-elles si le marché se retourne à nouveau et que nous ayons alors, avec l'effet du décalage temporel, des prix réglementés nettement en-deçà de ceux du marché : quelle sera l'incidence sur la production ? Faut-il améliorer le mode de calcul, le rythme de la révision des tarifs ?
Pour les réseaux, ensuite, on nous parle de deux fois 100 milliards d'euros à investir d'ici 15 ans, c'est considérable ; on va devoir interroger ces montants, leur calendrier, mais on peut déjà s'interroger sur l'incidence de ces investissements sur les tarifs, en particulier sur le Turpe : j'ai entendu dire qu'il devrait doubler, qu'en dites-vous ?
Une question, enfin, sur les appels d'offres ENR. J'ai lu qu'EDF, Engie et Care demandaient une évolution du prix fixé dans ces appels d'offres, qui est pourtant déjà à 241 euros le MWh, qu'en est-il ? Va-t-on en rester à des niveaux de prix aussi élevés ? Progresse-t-on dans les contrats de suivi des garanties de prix ? Est-ce que l'on encadre la rentabilité des opérateurs ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Les tarifs réglementés visent à refléter au plus juste le coût réel de fourniture de l'électricité sur une période relativement longue, pour protéger le consommateur des fluctuations - ils l'ont fait jusqu'à la crise. Quand les prix sont multipliés par 20, cependant, il y a un impact sur les tarifs, avec le décalage temporel que vous avez dit ; les tarifs ont commencé à augmenter en 2022, puis davantage en 2023 et encore en 2024, le pic de l'année 2022 a été absorbé avec un décalage dans le temps - quand les prix augmentent, les tarifs augmentent plus lentement, et c'est le cas aussi à la baisse : quand les prix descendent, les tarifs descendent moins vite. La suppression de l'Arenh ne change pas fondamentalement la formule de calcul des tarifs réglementés. Jusqu'à présent, c'était en partie de l'approvisionnement marché et en partie de l'Arenh qu'on appelle « d'écrêtement » parce que quand il y avait plus de demandes que d'offre d'Arenh, le manque était approvisionné sur les marchés en toute fin de période ; avec la réforme, l'approvisionnement sera lissé sur deux ans, nous avons délibéré dans ce sens pour donner de la visibilité aux fournisseurs pour l'exercice 2026 - en réalité, nous sommes capables de fabriquer des tarifs réglementés sans Arenh, et ce qu'on va « perdre » avec la fin d'une partie à 42 euros le MWh, on va le « gagner » avec le fait que la totalité sera approvisionnée sur une période de deux ans.
Les prix du marché, en réalité, sont proches des coûts de production du mix moyen quand on est à l'équilibre offre/demande, mais quand on est dans une situation où le prix marginal est fait par les énergies fossiles, on est forcément en dessous, parce qu'on va vers le prix de production des énergies fossiles qui est faible dans notre production électrique - ou bien, à l'inverse, quand on a une crise d'offre, les prix s'envolent, comme dans les années 2022 et 2023, qui ne sont pas du tout représentatives du fonctionnement de marché normal et l'on peut espérer qu'on n'aura pas deux fois en même temps un énorme incident sur la production nucléaire et une crise majeure d'approvisionnement en gaz. En deux ans, le système européen d'approvisionnement en gaz s'est réorganisé, les approvisionnements de GNL viennent d'un peu partout dans le monde, la production de GNL augmente plus nettement à partir de 2027-2028, donc normalement, le marché devrait pouvoir se détendre. En réalité, la partie prix de marché elle-même n'est pas si loin des coûts de production, sauf dans les périodes de crise. Les tarifs réglementés sont composés pour un tiers des prix de marché, pour un tiers de l'électricité elle-même et les réseaux et pour le reste, de fiscalité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quelle est votre position sur la période de référence : deux ans, est-ce trop, ou pas assez ? Il y a des demandes dans les deux sens, pour raccourcir ou allonger cette période, qu'en pensez-vous ? Et les tarifs réglementés sont-ils révisés annuellement, ou plus fréquemment ?
Mme Emmanuelle Wargon. - La CRE a délibéré récemment avec le collège pour maintenir la période de référence à deux ans. Il y a effectivement des demandes contradictoires. Des fournisseurs alternatifs nous demandent de réduire cette durée, considérant qu'il leur est trop difficile de prévoir leurs coûts à deux ans ; mais deux ans, cela nous semble nécessaire pour sortir des fluctuations de marché, ce qui est la raison d'être des tarifs réglementés - raccourcir, cela revient à suivre les prix de marché et le tarif réglementé ne jouerait plus son rôle. Peut-on, à l'inverse, aller au-delà de deux ans ? Cela dépend de la liquidité des marchés, que l'accord entre EDF et l'État devrait renforcer, mais il faut aussi bien voir que pour les fournisseurs alternatifs, raisonner à cette échelle devient plus difficile, parce qu'il faut prévoir son parc de clients, leur nombre et leurs caractéristiques, ça peut être très compliqué. Donc à ce stade, on ne voit pas tellement d'arguments ni pour raccourcir la durée de référence, et je pense qu'on n'en verra pas de sitôt, ni pour l'augmenter, parce que c'est probablement un petit peu trop tôt.
M. Franck Montaugé, président. - À quoi renvoie la notion de liquidité du marché ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Dans la théorie de l'approvisionnement des tarifs réglementés, il faut que les fournisseurs puissent s'approvisionner effectivement sur le marché de l'électricité française. Or, autant ce marché est liquide à court terme et encore à deux ans, autant il ne l'est plus à quatre ou cinq ans ; le problème, c'est donc de prévoir une obligation de se fournir sur un marché dont on ne sait pas s'il aura la ressource disponible à la vente.
M. Franck Montaugé, président. - Cela revient-il à dire que ceux qui ont la ressource, refusent de s'engager à la vendre dans trois à cinq ans ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Nous y travaillons avec les fournisseurs et ce que je vois, c'est qu'il est difficile de dire s'il n'y a pas de vendeur parce qu'il n'y a pas d'acheteur, ou bien si c'est l'inverse - la version change selon le côté où l'on se place, les vendeurs disent qu'ils n'ont pas d'acheteur à cet horizon plus lointain, et les acheteurs disent qu'ils ne trouvent pas de vendeur... Nous avons donc commencé à y travailler avec EDF puisque l'accord passé avec l'État prévoit que l'entreprise va commercialiser une partie de sa production à 4 et 5 ans et comme elle ne doit pas être en situation de monopole, nous examinons les conditions de marché à cet horizon temporel, nous regardons les conditions qui permettront d'avoir plus de volume à cet horizon.
Sur la fréquence de révision des tarifs réglementés, ensuite. Dès lors que l'approvisionnement est lissé sur deux ans et que les contrats portent souvent sur des produits annuels, il n'y a pas de raison technique de mettre à jour les tarifs réglementés sur la part électricité plus d'une fois par an. On met à jour les tarifs réglementés une fois par an sur la part réseau en août et une fois par an sur la part électricité en février. On pourrait imaginer de le faire deux fois par an, ça donnerait un peu plus de volatilité pour les consommateurs, mais les approvisionnements sont faits en partie avec des contrats annuels. Nous n'avons donc pas beaucoup exploré ce sujet, parce qu'on n'a pas eu beaucoup de demandes et parce que techniquement, je ne crois pas qu'on en ressente un besoin particulier.
Les investissements sur les réseaux, ensuite. Enedis et RTE évoquent chacun des besoins de 100 milliards d'euros, c'est un ordre de grandeur et il faut regarder aussi le calendrier. En tout état de cause, il faut des investissements pour raccorder les énergies renouvelables, pour raccorder les nouvelles consommations, par exemple pour les bornes de recharge de voitures électriques, pour développer la puissance disponible pour les sites de production, les usines actuelles qui vont décarboner, les usines futures qu'on espère pouvoir accueillir et pour raccorder les très gros projets offshore ou électrolyseurs. Nous avons aussi besoin d'investissements pour assurer la résilience du réseau face à l'adaptation au changement climatique, il faut améliorer la qualité du réseau en cas de chaleur, en cas d'inondation, etc. L'ordre de grandeur avancé parait donc le bon. Il est difficile d'en dire l'impact sur le Turpe. Nous calculons ce tarif tous les quatre ans, nous travaillons sur celui qui aura cours à partir de l'an prochain ; à moyen terme, les dernières études de RTE estimaient que les coûts de réseau pourraient globalement être assez bien répartis sur une consommation qui augmente beaucoup, puisque si vous avez des dépenses qui augmentent et une consommation qui augmente, le tarif unitaire d'utilisation du réseau, lui, il est relativement stable. C'est possible, puisqu'on prévoit une augmentation massive de la consommation d'électricité à moyen terme.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - À partir de quand ?
Mme Emmanuelle Wargon. - À partir de la fin de la décennie. À court terme, c'est plus difficile à dire ; il y a eu un effet sobriété qui est globalement une bonne nouvelle, il faut compter ensuite avec le calendrier de diffusion des voitures électriques, avec celui du remplacement des systèmes de chauffage au gaz par des pompes à chaleur, celui de la réindustrialisation, de la décarbonation des grands sites industriels. Toutes ces décisions sont en cours, il est difficile de dire à quel moment se produira l'incidence sur la consommation. Cependant, il y aura une période intermédiaire avec plus d'investissements et une consommation stable - avec un coût unitaire susceptible d'augmenter et notre rôle, c'est d'accompagner les investissements nécessaires en protégeant le consommateur, en limitant les augmentations, d'où un travail sur la rentabilité du capital, un travail sur les charges d'exploitation avec les gestionnaires de réseau, c'est ce qu'on fait en ce moment même.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quelle rentabilité du capital estimez-vous normale pour RTE et Enedis ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Dans la période 2021-2025, la rentabilité nominale est de 4,6 % chez RTE et 4,8 % chez Enedis pour les actifs qui sont financés par Enedis et 2,5 % pour les actifs qui sont portés par les collectivités locales - ceci a été négocié en 2019, donc avant l'inflation.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La consommation pourrait augmenter et amortir les investissements, mais pour le moment, c'est plutôt le contraire, elle baisse, et c'est une bonne chose, au gré de la sobriété et de l'efficacité énergétique. Dans ces conditions, à court terme, l'amortissement des investissements risque d'être compliqué : anticipez-vous un doublement du Turpe ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Quelle sera l'incidence des investissements sur le Turpe ? Je serai très prudente en la matière. Les chiffres évoqués, deux fois 100 milliards d'euros, sont à l'horizon 2040, quand le Turpe, lui, est quadriennal et sur le prochain, on sera très loin d'un doublement. Il y a des demandes d'augmentation, nous les examinons, au regard aussi de la consommation prévisionnelle, qui sera probablement stable en volume total mais qui peut progresser en nombre de points de livraison, puisqu'à chaque borne supplémentaire de recharge de véhicule électrique, correspond un point de livraison supplémentaire, et qu'à chaque raccordement d'ENR, il y a aussi un point de livraison supplémentaire, donc une part affectée à ces points de livraison, qui est susceptible de générer un peu plus de recettes. Nous examinons ces dossiers, nous aurons à délibérer en fin d'année, nous avons donc encore plus d'un semestre de travail pour fixer les choses, mais je peux d'ores et déjà vous dire que nous serons très loin d'un doublement du Turpe.
Les appels d'offres d'ENR sont désormais bien souscrits, après un départ un peu lent, nous avons des porteurs de projet.
En général, sur le solaire - au sol, comme sur le bâtiment - et sur l'éolien, les coûts se situent entre 80 et 100 euros le MWh, c'est plus élevé qu'avant la crise, où l'on était autour de 50 à 60 euros le MWh, les porteurs de projet subissent l'inflation, les coûts ont augmenté. L'appel d'offre auquel vous faites référence, Monsieur le rapporteur, avec un coût de 240 euros le MWh, concerne des démonstrateurs d'éolien flottant, avec trois fermes pilotes, portées par EDF, Engie et Care ; le prix est très élevé parce que ce sont de petites puissances et des démonstrateurs, qui n'ont aucune vocation à être reproductibles à grande échelle. Certains producteurs nous ont fait part de difficultés même à ce niveau de prix et donc il y a des discussions en cours.
Mme Denise Saint-Pé. - L'accord entre l'État et EDF parait compromis, dès lors que le tarif actuel est en-deçà des 70 euros qu'il prévoit. Dans ces conditions, que proposez-vous pour maintenir des tarifs réglementés qui protègent les consommateurs, des prix suffisamment élevés pour qu'EDF fasse les investissements nécessaires et que la concurrence avec les fournisseurs alternatifs soit respectée ?
M. Daniel Salmon. - J'aime parler concret, alors je prends un exemple. Ce matin, vers 11 heures, le MWh était autour de 15 euros, et à l'heure de pointe, il est à 75 euros : comment les choses vont-elles se passer avec l'accord entre l'État et EDF, combien l'État recevra-t-il ou versera-t-il aux deux tarifs que j'ai cités ?
Autre question, je remarque des effacements de l'éolien ces derniers temps, au bénéfice du nucléaire, alors que les ENR sont censées être prioritaires puisque leur coût variable est nul - on voit baisser l'éolien de 4 ou 5 gigawatts au bénéfice du nucléaire, qui en décide concrètement ? On a vu l'utilité des mécanismes réglementés pendant la crise, cela fait poser cette question simple : comment les choses se seraient-elles passées s'ils n'avaient pas été là ?
Enfin, alors qu'on projetait pour 2030 une consommation entre 580 et 640 TWh, on table désormais plutôt sur 540 TWh, donc une progression faible par rapport à la situation actuelle. Quel impact sur le marché de l'électricité ? Ne risque-t-on pas une surproduction, et finalement un prix de marché plus faible que ce qui est nécessaire aux investissements ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Le prix de 70 euros indiqué dans l'accord entre l'État et EDF est un prix moyen sur 15 ans ; le fait qu'il soit en-dessous pour les années 2026-2028, par exemple, ne compromet pas significativement cet objectif d'ensemble. Cependant, il y a bien un dilemme de politique publique : plus le prix de vente est élevé, plus EDF peut investir, mais plus cela coûte aux consommateurs, particuliers et entreprises - le point d'équilibre n'est pas facile à trouver. La CRE a fait les calculs à partir du cout du nucléaire existant, donc un coût comptable de 61 euros le MWh.
La divergence de vue que nous avons avec EDF porte en particulier sur la rémunération du capital ; notre calcul est fait dans le cadre d'un contrat pour différence, donc avec un faible risque, le cadre change dans un système de marché, le risque y est plus élevé, et il est logique que le prix doit en augmenter un peu, mais EDF considère qu'il faut réintégrer les mécanismes de financement global de l'entreprise, alors que nous faisons valoir que le coût complet de production du nucléaire n'a pas grand-chose à voir avec la manière dont l'entreprise elle-même finance son activité, qui est bien plus large que le nucléaire. Le prix de 70 euros sera donc peut-être atteint et nous considérons qu'EDF couvre ses coûts comptables directs et indirects à partir de 61 euros.
Pour répondre concrètement à M. Salmon, je commencerai par souligner qu'EDF, fort heureusement, ne vend pas toute son électricité à la dernière minute, elle en pré-commercialise une bonne partie à l'avance en diversifiant ses risques. Comment calculerons-nous le prix avec les nouvelles règles ? Nous regarderons, en septembre 2025, à quel prix EDF a déjà vendu de l'électricité pour 2026, transaction par transaction, donc pour une part qui représentera 60 à 75 % de son électricité, puis pour le reste, pour la partie qu'EDF vendra plus cher, y compris au Spot, nous en inclurons le volume dans le prix pour parvenir au prix moyen. Il y aura donc de la vente à 15 euros et à 75 euros le MWh, selon les évolutions ponctuelles, mais en réalité, le principal des ventes aura été fait en amont, une ou deux années plus tôt.
Sur l'effacement de l'éolien nucléaire, Dominique Jamme est plus à même de vous répondre.
M. Dominique Jamme, le directeur général de la CRE. - Les effacements se produisent quand les prix sont vraiment très bas, bien en-deçà de 15 euros pour reprendre votre exemple, il arrive qu'on atteigne un prix nul voire négatif - c'est rare, peut-être 200 heures par an, sur 8 000.
Le renouvelable ayant un coût variable nul, il est prioritaire, mais ce n'est pas une priorité réglementaire et il faut voir aussi qu'il est la cause des épisodes de prix négatifs. Les dispositifs ont évolué au fil du temps, on est passé de l'obligation d'achat, avec une production permanente à prix fixe, à un système de complément de rémunération où le producteur vend sur les marchés et, en fonction du prix auquel il vend, l'État lui verse un complément, ou bien c'est le producteur qui verse un complément. Dans ce mécanisme, il y a un niveau de prix à partir duquel le producteur ne perçoit plus rien, ce qui est une incitation forte à ne plus produire, et c'est ce qu'on voit avec l'éolien, où la production recule en période de prix nul ou négatif. C'est ce qui explique ces fluctuations à la baisse de la production éolienne photovoltaïque pour les grands parcs en période de prix très bas.
M. Franck Montaugé, président. - La CRE a-t-elle les moyens de prévoir les prix de l'énergie à l'horizon 2035, voire 2050, et par quelles méthodes ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Non, nous n'avons pas le service de prévision suffisant. La meilleure prévision reste le prix de marché, c'est-à-dire le résultat des anticipations des acteurs - mais il n'est pas agrégé à cet horizon, sinon à regarder les prix des contrats de vente à moyen terme.
M. Franck Montaugé, président. - Il n'y a donc pas d'organisme public qui soit en mesure de répondre à la question ?
M. Dominique Jamme. - Non, effectivement. La meilleure approximation qu'on puisse faire sur le niveau des prix - on ne parle pas des coûts, mais des prix - ce sont les courbes de prix à terme, qui sont les prix de marché.
M. Franck Montaugé, président. - On est cependant plus en mesure de prévoir les coûts de production, et il doit bien y avoir un lien avec le prix...
Mme Emmanuelle Wargon. - Oui, nous pouvons projeter les coûts, d'autant que beaucoup d'installations font l'objet d'une couverture publique pour une durée très longue, ou encore quand on a un contrat de complément de rémunération pour 20 ans. On peut estimer les coûts pour cette production, mais pas, cependant, celle des années 2040 par exemple. On peut aussi estimer le coût de l'électricité nucléaire, nous l'avons fait dans notre étude en découpant trois périodes d'ici 2040. En revanche, nous ne faisons pas de prévision sur les prix à long terme et je ne connais pas d'organisme public qui le fasse.
Les prix suivent les coûts en période longue, ce qui n'exclut pas, on le sait bien, des écarts qui peuvent être forts en période de crise. Des entreprises privées font des prévisions de prix à long terme de l'éolien offshore par exemple puisque quand on évalue une analyse des appels d'offres éolien offshore, il y a une partie de la rentabilité des projets qui est une rentabilité post-contrat dans laquelle les entreprises prennent des hypothèses de prix de marché, donc 20 ans plus tard et ils le font sur la base d'analyses externes. Il y a donc des prévisionnistes dans le secteur privé, ils sont quelques-uns à l'échelle internationale, mais pas d'organismes publics.
M. Franck Montaugé, président. - Ces éléments nous intéressent, nous nous rapprocherons de vos services pour plus de détails.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous nous dites que les tarifs réglementés devraient évoluer principalement en fonction du marché et que les prix tendent à se rapprocher des coûts de production, comme cela a été le cas dans la décennie 2010 - et que c'est le fonctionnement normal. Cependant, si les choses ne se produisent pas comme ça, comment fait-on ? Je suis un peu inquiet, et j'aurais préféré que les tarifs réglementés soient liés aux coûts de production, plutôt qu'au prix de marché, même si j'entends votre raisonnement. Même chose pour le prix auquel EDF va vendre son électricité après 2025, le mécanisme de fixation du prix est clair, mais on ne voit cependant pas bien les répercussions sur les factures : comment les choses se passent-elles concrètement, comment transite l'argent pour les ventes au-dessus du seuil, et les reversements ? Et qu'est-ce qui se passe si le prix du marché reste structurellement en dessous des 70 euros ? Que se passe-t-il si, comme dans la décennie 2010, les prix s'établissent autour de 50 euros le MWh ?
Enfin, quelle couverture pour les fournisseurs alternatifs ? Certains se sont désengagés quand les prix ont augmenté, en rompant unilatéralement les contrats ; des mesures législatives vont peut-être empêcher pour l'avenir de tels comportements, mais la question demeure : quel taux de couverture demander aux fournisseurs alternatifs ? Doivent-ils être couverts pour la totalité de leurs contrats ?
Mme Emmanuelle Wargon. - Les modalités financières prises en application du contrat entre l'État et EDF ne relèvent pas de la CRE, notre mission consistera, en la matière, à faire les calculs des reversements - ces modalités devront être définies par la loi et il faut encore faire des arbitrages sur le mécanisme de reversement, ses bénéficiaires, la temporalité, tout ceci est en cours de préparation fine par le Gouvernement. La CRE fera les calculs et vérifiera que les modalités définies dans la loi seront bien appliquées, en particulier le reversement au consommateur.
M. Dominique Jamme. - Si les prix sont durablement en dessous de 70 euros le MWh, ce sera une bonne nouvelle pour le consommateur, mais aussi une équation économique plus difficile pour EDF, qui vendra avec moins de marge - et je conviens avec vous que si l'on était passé par un CFD, EDF aurait été protégé à la baisse, mais ce n'est pas le choix qui a été fait. Cependant, si les prix sont bas, les consommateurs vont peut-être se mettre à consommer plus et certains producteurs en difficulté vont sortir du marché en France ou en Europe. Si notre prix est plus bas que celui de nos concurrents, nous allons exporter, ce sera bon pour notre balance commerciale et les prix vont peut-être se rééquilibrer à la hausse - en réalité, s'il n'y a pas de stabilité, il y a un équilibre qui se fait.
Le taux de couverture pour les producteurs alternatifs est difficile à définir, la question est très technique. Sur le marché des entreprises, le retrait d'un contrat est sanctionné par des pénalités et le fournisseur doit se protéger en amont, donc la couverture doit être maximale, peut-être a minima de 95 %. Pour le marché des particuliers, c'est différent, il n'y a pas de pénalité pour départ anticipé, le taux de couverture peut être plus bas. Des travaux sont en cours sur le sujet, il est inscrit dans notre programme de travail du premier semestre.
M. Franck Montaugé, président. - Qui commande l'engagement des différents modes de production du mix énergétique ? Concrètement, qui décide qu'à tel moment, il y aura telle part d'éolien, telle part de nucléaire, ou encore des autres sources d'énergie ?
M. Dominique Jamme. - Il y a différentes échelles de temps. L'échelle principale, c'est la veille pour le lendemain, heure par heure et même demi-heure par demi-heure et ce qui commande alors, c'est l'équilibre offre-demande pour le lendemain. Tous les producteurs, quels qu'ils soient, mais aussi les effaceurs, arrivent avec leurs propositions de vente, cela fait une courbe d'offre, qui rencontre une courbe de demande à un prix - c'est pour cela que le MWh peut être à 15 euros aux heures creuses et à 75 euros aux heures pleines. Et les producteurs décident, selon le prix, de produire ou pas : il n'y a pas de décision centralisée qui attribuerait des productions, mais des décisions individuelles de produire au vu du prix tel que l'algorithme le calcule, ceci à l'échelle du continent européen, c'est ce couplage de marché qui permet d'utiliser toutes les interconnexions disponibles pour optimiser la consommation en utilisant les moyens les moins coûteux.
Ensuite, il y a les ajustements en cours de journée, selon qu'il fait plus froid que prévu, qu'il y a plus de vent, par exemple. Quand on s'approche du temps réel, les transporteurs prennent la main, en mobilisant les réserves ; il y a des moyens en réserve de production, par exemple les centrales nucléaires, ou même des centrales éoliennes, des centrales au gaz, etc. Et c'est là que se joue la continuité de l'électricité délivrée sur le réseau, à la seconde même, il faut que tout soit précis pour que la fréquence reste à 50 Hz évidemment.
M. Franck Montaugé, président. - Le marché est supervisé par un organisme à l'échelle européenne ?
M. Dominique Jamme. - Oui, il y a plusieurs bourses européennes, dont Epex Spot, que vous avez auditionnée - elles ont toutes le même algorithme, qui agrège les données. L'application des règles elles-mêmes est contrôlée par les commissions de régulation, l'ensemble pour parvenir à un marché régulé dont l'objectif est de mobiliser les moyens les moins coûteux et les moins polluants pour répondre à la demande d'électricité.
M. Franck Montaugé, président. - On s'achemine vers une production décarbonée, ce qui est souhaitable pour des raisons en particulier de souveraineté. Cependant, dans un tel système, comment se fera le calcul des coûts et du prix à la pointe ?
M. Dominique Jamme. - Effectivement, et dans un tel système, il y aura beaucoup d'heures quasiment gratuites, avec beaucoup de renouvelables. On aura cependant besoin de centrales de pointes, par exemple à l'hydrogène. Les Allemands ont déjà un plan pour remplacer leurs centrales à gaz par des centrales à hydrogène d'ici 2035...
M. Franck Montaugé, président. - Vous êtes le premier à parler d'hydrogène, c'est un sujet qui m'intéresse : une centrale à hydrogène pourrait donc jouer le rôle de centrale marginale ?
M. Dominique Jamme. - Oui, ou on peut aussi imaginer des centrales au gaz vert, décarboné. Il coûte actuellement 100 euros le MWh, les centrales de pointe risquent d'être chères, d'où l'utilité de disposer de batteries de flexibilité, et aussi que les consommateurs répondent aux signaux au mieux possible. Et ce qui complique les choses, c'est qu'on doit pouvoir raisonner en moyenne annuelle ; aujourd'hui, on raisonne entre 70 euros et 100 ou même 200 euros le MWh, mais si demain on doit raisonner entre 0 et 500 et 600 euros, les choses seront bien différentes - c'est aussi pourquoi il est très difficile de prévoir les prix à l'horizon 2040.
M. Franck Montaugé, président. - Merci pour toutes ces précisions. Nous allons passer à un échange, à huis clos, sur la lutte contre les fraudes.
Suit un échange de vue, à huis clos, sur les fraudes et les mesures prises par la CRE pour les faire sanctionner.
Audition de Mme Agnès Pannier-Runacher, en sa qualité d'ancienne ministre de la transition énergétique, le 30 avril 2024
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de Mme Agnès Pannier-Runacher, en sa qualité d'ancienne ministre de la transition énergétique.
Madame la ministre, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Pannier-Runacher prête serment.
M. Franck Montaugé, président. - Pour mémoire, le Sénat a constitué le 18 janvier dernier une commission d'enquête portant sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nos travaux sont consacrés au système actuel et à son avenir, avec cette question centrale : le système est-il en capacité de faire face à la demande et de fournir aux particuliers comme à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont par ailleurs ses perspectives de développement ?
Madame la ministre, en tant qu'ancienne ministre de la transition énergétique de mai 2022 à janvier 2024, vous avez eu à connaître et à décider de dossiers qui sont au coeur de nos travaux.
Il s'agit d'abord du modèle de régulation post-Arenh (accès régulé à l'électricité nucléaire historique) et des négociations de l'accord entre EDF et l'État de novembre 2023. Vous nous présenterez votre compréhension des enjeux de cet accord et le rôle que vous avez joué dans sa conclusion. En particulier, nous aimerions comprendre la volte-face du Gouvernement, qui a d'abord négocié avec ardeur un contrat pour différence (CFD) avec Bruxelles, puis l'a abandonné en fin de parcours pour passer à une régulation qui, selon nous, n'en est pas vraiment une. En effet, grosso modo, le prix du nucléaire historique est laissé libre en fonction du marché, au moins jusqu'au seuil de 78 euros le mégawattheure.
Nous voudrions également avoir votre analyse concrète de la sécurité d'approvisionnement électrique et de la solidarité européenne en la matière, en particulier à la lumière de votre expérience de la journée du 4 avril 2022, au cours de laquelle des importations électriques en provenance d'Allemagne plus faibles qu'anticipées ont mis notre système électrique en grand risque.
Enfin, nous aborderons le dossier des concessions hydroélectriques. Nous parlons d'une source d'énergie renouvelable, propre et pilotable, qui représente près de 12 % de la production d'électricité en France. Or ce dossier est à la dérive depuis plus de quinze ans. Bruxelles demande d'ouvrir à la concurrence les concessions échues en France. La France s'y refuse et les gouvernements successifs n'ont pas avancé sur le sujet, ce qui bloque les investissements indispensables.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous avez été une actrice importante dans cette période de négociation de la régulation post-Arenh et du CFD au niveau européen. Comment l'avez-vous vécue ? L'entreprise EDF défendait-elle à l'époque les mêmes positions que le Gouvernement ? Nous avons eu le sentiment qu'EDF craignait que la conclusion d'un CFD soit assortie d'une demande de contreparties de la part de la Commission européenne. Quel rôle avez-vous joué auprès de la Commission ? Au cours de vos discussions, avez-vous cru comprendre que l'adoption d'un CFD pour la production du parc nucléaire historique d'EDF donnerait lieu à des contreparties ? Ce point me paraît important.
Comment s'est ensuite déroulée la négociation de la régulation post-Arenh avec EDF ? Quelles étaient les positions initiales du Gouvernement ? Pourquoi, finalement, a-t-on abandonné le CFD, dont la conclusion nous semblait pourtant recherchée au départ ? N'est-il pas dangereux que l'on n'y soit pas parvenu, alors que le dispositif retenu nous apparaît relativement complexe, du moins dans sa mise en oeuvre et son suivi ?
Enfin, le sujet de l'hydroélectricité traîne depuis plusieurs années. Comment, en tant que ministre, avez-vous vu les choses et comment avez-vous cherché à les faire évoluer ?
Quelle serait enfin votre préférence entre la remise en concurrence, le système d'autorisation et la quasi-régie ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, ancienne ministre de la transition énergétique. - Je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer sur ce sujet essentiel pour la souveraineté énergétique de notre pays.
Avant d'entrer dans les détails techniques, je reviendrai sur les grandes avancées que nous avons obtenues ces deux dernières années. La négociation que nous avons menée sur le marché européen de l'électricité et l'accord que nous avons conclu avec EDF sur le cadre national constituent deux événements majeurs pour notre futur énergétique. Il s'agit clairement, de notre point de vue, de réponses fortes aux hausses records des prix de l'énergie et au bouleversement de nos circuits d'approvisionnement engendré par l'agression de l'Ukraine par la Russie et l'utilisation par cette dernière de l'énergie comme arme de guerre.
Ces accords sont des chaînons importants pour bâtir la souveraineté énergétique de notre pays et de notre continent, et pour les mettre sur la bonne trajectoire climatique, au regard de nos engagements de diminution des émissions de gaz à effet de serre. Ils répondent également à l'objectif du Président de la République de reprendre le contrôle des prix de l'électricité.
En la matière, il convenait d'agir vite, d'abord pour répondre aux besoins massifs d'électricité que nous anticipons. Comme vous le savez, 60 % de notre énergie est d'origine fossile. On a tendance à se focaliser sur l'électricité, mais le véritable sujet est la part de l'énergie fossile dans notre mix énergétique. Une des réponses à ce problème est l'électricité. Les autres sont la sobriété et l'efficacité, mais l'électricité et la chaleur renouvelable représentent tout de même un surplomb important. On sait en effet que l'électricité sera, via l'hydrogène, la batterie électrique ou les e-carburants, l'une des réponses au défi des mobilités, mais qu'elle sera également nécessaire à la décarbonation des processus industriels, telle que nous l'avons engagée, par exemple, sur les cinquante sites industriels français les plus émetteurs.
Il convenait d'agir vite aussi pour rester dans la course mondiale face aux plans d'investissements massifs des États-Unis et de la Chine. Une France souveraine, c'est une France qui maîtrise sa production et sa consommation d'électricité, d'une part, et qui n'est pas dépendante d'un autre pays pour le reste des composants de son mix énergétique, d'autre part. N'étant pas producteur d'énergie fossile, nous avons intérêt à sortir d'autant plus vite de cette énergie. Cela passe par la production massive d'énergie décarbonée - d'origine nucléaire comme renouvelable, énergie électrique comme chaleur renouvelable - et cela implique de poursuivre notre mobilisation en matière de sobriété et d'efficacité énergétique.
Avec le Président de la République et la majorité présidentielle, nous avons posé les fondations pour bâtir ce nouveau chapitre de notre histoire énergétique. Sur le plan européen d'abord, l'objectif était que le nucléaire devienne une solution évidente. Le nucléaire n'est plus un gros mot. Nous avons fait le choix de porter fortement ce combat, pendant que d'autres continuent à prôner une sortie dangereuse du marché européen de l'énergie. Mené au Parlement européen avec la délégation Renew, notre combat a été couronné de succès, si bien qu'il a conduit, je le rappelle, au mois de février dernier, la présidente de la Commission européenne à reconnaître l'importance du nucléaire dans notre mix énergétique européen et à valider une politique de soutien à cette énergie. Voilà tout l'engagement qui a été mis en oeuvre par nos soins.
Si l'on peut encore faire mieux - il reste encore à « nettoyer » et à porter ce principe de neutralité technologique dans la mandature à venir -, nous avons posé le principe de neutralité technologique dans des textes majeurs : taxonomie européenne, directive sur les énergies renouvelables dite RED III, deuxième acte délégué sur les énergies renouvelables, réforme du marché de l'électricité, Net-Zero Industry Act...
M. Franck Montaugé, président. - Madame la ministre, ce que vous dites est important, mais nous approchons les dix minutes d'exposé liminaire.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Il me semblait important de rappeler ces éléments sous-jacents.
M. Franck Montaugé, président. - Certes. Permettez-moi de dire néanmoins que nous avons une certaine connaissance du sujet. Pourriez-vous s'il vous plaît recentrer votre propos sur l'objet de cette commission d'enquête ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - C'est pourtant bien là l'objet de la négociation européenne, dont vous me demandez le fondement. Ce fondement a été la neutralité technologique. Obtenir un CFD au niveau européen, c'était obtenir une stricte neutralité technologique entre les énergies renouvelables et le nucléaire. En d'autres termes, quel que soit le mode de régulation national que nous choisissions, il était essentiel d'avoir un texte parfaitement miroir entre le renouvelable et le nucléaire, et de permettre à tous nos successeurs d'utiliser les deux leviers avec les mêmes règles du jeu. Il s'agissait là d'un objectif intangible.
Il faut donc bien comprendre que, alors que nous étions assez avancés au niveau national et que l'option de régulation que nous avions en tête ne privilégiait pas le CFD, nous voulions néanmoins obtenir ce gain dans la négociation sur l'organisation du marché de l'électricité (Electricity Market Design).
D'une part, qui dit CFD dit plancher et plafond. En conséquence et quelle qu'eût été l'issue de la négociation, le fait d'avoir un de ces deux éléments nous permettait d'étayer notre régulation. D'autre part, il était essentiel pour nous de faire reconnaître ce réalignement entre énergies renouvelables et nucléaire.
Vous connaissez par ailleurs nos objectifs dans la négociation du marché de l'électricité. Le premier est de déconnecter les prix du gaz de ceux de l'électricité, afin d'éviter les envolées que nous avons connues en 2022. Le deuxième est de donner de la visibilité sur les prix de long terme. C'est ce que permet le texte, au travers de tous les instruments que nous utilisons. Je pense au CFD, au Power Purchase Agreement (PPA), aux obligations de couverture ou encore au mécanisme de capacité. Le troisième objectif, enfin, est de sécuriser les approvisionnements électriques du continent européen.
Sur le plan national, nous voulons décarboner notre consommation d'énergie qui, je le répète, est fossile à 60 %, mais aussi anticiper la fin de vie de nos réacteurs nucléaires. Car même si nous repoussons au maximum l'échéance de durée de vie en sécurité, l'effet falaise de fin d'exploitation de nos réacteurs construits dans les années 1970 et 1980 ne manquera pas d'arriver. Cela s'anticipe, s'agissant de cycles industriels très longs. Cela nous a amenés à organiser une relance importante du nucléaire et, dans le cadre de cette relance, à prendre 100 % du capital d'EDF.
Ce point est important dans la discussion, car il permet d'aligner tous les intérêts. J'entends la question sous-jacente sur les discussions entre EDF et l'État. Je rappelle qu'EDF est à 100 % aux mains des Français et de l'État : tout profit réalisé par l'entreprise revient dans les comptes de l'État. Il est important de l'avoir en tête, car cela empêche des intérêts particuliers privés, même minoritaires, de contester la solution retenue au motif qu'elle serait prise pour des raisons financières de court terme et d'invoquer un abus de majorité. L'État porte évidemment dans ses décisions un regard de long terme en matière de gestion actionnariale de l'entreprise.
Je ne reviendrai pas sur le lancement du programme de construction de six EPR 2 et la mise à l'étude de huit EPR supplémentaires, sur les investissements majeurs dans l'aval du cycle ou encore sur les nouvelles générations de réacteurs sur crédits publics, qui mettent aussi en jeu des crédits venant d'EDF. Ce dernier point est tout de même important, puisque la trajectoire d'investissement d'EDF pour étayer notre politique énergétique suppose une augmentation sensible des investissements de l'entreprise en matière de prolongation des centrales, de nouveau nucléaire, de nouvelles technologies nucléaires SMR (petits réacteurs modulaires), éventuellement sur l'aval du cycle - ils en sont comptables - ou encore sur les réseaux. Autant de raisons qui jouent sur les choix de régulation.
L'accord que nous avons recherché visait à préserver à la fois la compétitivité de notre industrie - c'est la raison pour laquelle nous avons poussé les contrats d'allocation de production nucléaire (CAPN) - et la stabilité des prix pour les ménages - d'où le souhait d'une solution offrant une couverture non pas partielle, mais maximale des volumes. L'épisode de 2022, où la couverture des volumes à 70 % a conduit aux prix que nous avons connus, a bien montré que ce niveau de couverture n'était pas suffisant.
Nous avons également cherché à donner à EDF la possibilité de stabiliser sa dette, condition nécessaire pour qu'elle augmente ses investissements, conformément aux objectifs que nous lui avions fixés pour conduire la trajectoire collective de notre stratégie électrique.
Dans le cadre de cette négociation, j'ai été particulièrement sensible aux aspects de performance industrielle et de long terme. J'ai tiré les leçons du fait que, dans des négociations antérieures, des approches financières ou comptables avaient obéré ces éléments essentiels de performance industrielle de notre bras armé énergétique.
Nous sommes donc parvenus à un accord de responsabilité, qui garantit un prix de l'électricité nucléaire moyen autour de 70 euros du mégawattheure. Ce prix a fait l'objet de simulations multiples et variées de la part des services de l'administration.
Les scénarios de prix ont été étudiés en tenant compte de scénarios d'investissement d'EDF et une double évaluation a été menée sur le risque et la soutenabilité de la dette. En effet, la particularité d'EDF est que le niveau de sa dette peut devenir infinançable à partir d'un certain seuil, quels que soient les équilibres économiques de l'entreprise. Comme vous le savez, les banques n'ont pas le droit d'aller au-delà d'un certain montant de financement. EDF est donc un objet qui pourrait devenir trop gros pour être finançable sur les marchés européens, et cela pose problème.
Une autre contrainte à prendre en compte était, dans le scénario de régulation, la nécessité d'assurer la compétitivité des électro-intensifs, des hyper électro-intensifs et de chaque catégorie de consommateur.
Enfin, troisième élément, nous avons recherché la robustesse juridique et fait en sorte que la mise en oeuvre de l'accord soit « tenable ». À cet égard, nous avons été sensibles à la dimension aide d'État. Fixer un plafond, c'est possible et ce n'est pas une aide d'État ; à l'inverse, fixer un plancher, cela revient à accorder une aide d'État.
Puisque vous m'interrogez sur mes discussions avec la Commission européenne, je veux préciser que la Commission européenne qui traite de la négociation sur le marché d'électricité n'est pas la Commission européenne qui traite des aides d'État. Les discussions assez complètes que nous avons eues sur le marché de l'électricité ont abouti à l'accord que vous connaissez. Le fait que ce texte prévoie des CFD est évidemment une sécurité et une très bonne nouvelle pour la France. Pour autant, si la France voulait mettre en place un CFD, une deuxième négociation pourrait tout de même s'ouvrir sur son niveau de prix. Et il faudrait alors prouver qu'il ne s'agit pas d'une aide d'État en direction d'EDF.
Sur ce sujet, la Commission européenne nous a dit qu'elle ne pouvait pas se prononcer tant qu'elle n'avait pas pris connaissance de notre projet. En tout état de cause, les points de vue qui ont fondé nos positions sur Hercule n'ont pas évolué. Je vous confirme qu'un CFD serait considéré comme une aide d'État pour EDF. Puisqu'il s'agit d'une protection contre la baisse des prix, il est difficile de le qualifier autrement. Sur ce point, c'est avec une autre instance, la direction générale de la concurrence (DG Comp), que les services devaient négocier.
Un des éléments importants à nos yeux était la prise en compte de la position des acteurs alternatifs. À cet égard, nous avons mis en place une régulation qui tire les conclusions de l'Arenh. Finalement et contrairement à l'objectif initial, l'Arenh n'a pas donné lieu - les différentes auditions de cette commission l'ont bien montré - à des investissements importants de la part des alternatifs. Pour notre part, nous voulions pousser ces derniers à prendre des risques. De fait, la régulation que nous avons proposée pousse les alternatifs à investir sur le marché de l'électricité, à développer leurs propres facultés de production et à dépasser leur simple rôle de commercialisateurs.
Nous voulions également pousser EDF à mener une politique de commercialisation qui l'oblige à proposer les meilleurs prix aux différentes catégories de consommateurs en fonction de leur profil de consommation. On sait en effet que les électro-intensifs - en tout cas certains d'entre eux - ont l'avantage de pouvoir lisser leur consommation sur l'année, voire de l'effacer. Cet aspect doit être valorisé contractuellement et le système que nous avons retenu laisse plus de latitude pour proposer des contrats adaptés, valoriser le partage de risque, la sobriété ou la modulation de la consommation électrique, et donc redonner de la compétitivité aux industriels.
Dernier point sur la régulation, nous avons veillé à ce que celle-ci profite directement au consommateur. Un point de contention dans la mise en oeuvre de l'Arenh a été le fait de laisser au fournisseur alternatif le soin de renvoyer le bénéfice de l'Arenh vers le consommateur. Dans la régulation que nous retenons, le bénéfice est directement rendu au consommateur par l'intermédiaire de l'État. Il n'y a donc pas d'autre intermédiaire et cela permet d'éviter les situations ambiguës qui ont pu susciter des interrogations, notamment de la part de votre assemblée.
Les niveaux de prélèvement ont été fixés pour protéger le consommateur contre des prix très élevés. Ainsi, un prélèvement de 50 % des revenus supplémentaires sera effectué au-delà d'un premier plafond fixé à 80 euros du mégawattheure.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - 78 euros !
Mme Agnès Pannier-Runacher. - J'arrondis, si vous me le permettez, monsieur le rapporteur. Un deuxième seuil, autour de 110 euros, donnera lieu à un prélèvement de 90 %. Ces deux niveaux sont le résultat de nombreuses simulations et discussions au sein des services de l'Agence des participations de l'État (APE) et de la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC), qui ont été mandatées pour faire tourner ces scénarios. Ces deux ancres ont été jugées comme étant les plus raisonnables par rapport aux trajectoires que nous avions en main : trajectoires d'investissement pour EDF, de prix pour les différentes catégories de consommateurs et d'anticipation de marché.
Notre objectif au travers de cette régulation était de pousser les prix à la baisse sur les marchés à moyen terme. De fait, nous constatons cette évolution aujourd'hui. Ce serait aller vite en affaires, peut-être, que d'attribuer cette baisse à la régulation, mais cette dernière a probablement contribué à ce que les prix de marché se situent actuellement entre 70 euros et 80 euros pour 2026, 2027 et 2028.
Il est d'ailleurs intéressant de noter que ces niveaux de prix n'étaient pas envisagés dans nombre de simulations. Pour ma part, j'avais signalé lors de la discussion que les prix de marché étaient certes élevés, mais qu'ils pouvaient aussi baisser rapidement. L'enjeu réside dans la croyance du marché sur les prix de long terme. Plus les prix sont de long terme, plus ils convergent vers les coûts de production réels des actifs. C'était bien là notre objectif : déconnecter les prix des signaux des prix fossiles.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. -Vous dites que le groupe EDF a été nationalisé et qu'il représente l'État. Notre expérience de sénateurs et d'élus locaux montre bien pourtant que l'État n'a pas toujours une position unique, ce que nous déplorons souvent. De fait, les positions du Gouvernement et d'EDF ont pu être différentes. Je l'ai constaté d'ailleurs dans la négociation sur la régulation post-Arenh : au départ, les visions étaient assez éloignées, puis elles se sont progressivement rapprochées en vue de parvenir à un accord.
Vous dites que « l'accord » garantit un prix moyen à 70 euros. Je mets ici des guillemets, car personnellement je n'ai pas vu de documents signés - à peine une feuille volante contenant quelques éléments - et rien n'a été voté. Je ne vois pas en quoi, d'après ce que j'ai pu en lire, cet accord informel pourrait garantir un prix moyen de 70 euros. Il s'agit simplement d'un objectif de prix moyen.
Par ailleurs, avez-vous rencontré le directeur général de la concurrence à Bruxelles ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Non, je ne l'ai pas rencontré personnellement, mais des membres de mon équipe ont participé en décembre dernier à une réunion sur ce sujet particulier.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - En adoptant un CFD, le risque aurait été, en effet, que des contreparties soient demandées à EDF. Mais si l'on a négocié un CFD à l'échelle européenne, c'est tout de même pour l'appliquer ! Je m'étonne dans la mesure où, initialement, c'est plutôt la position du Gouvernement qui semblait prévaloir dans les discussions avec EDF. Il y avait une certaine logique, dès lors que l'on négocie et que l'on obtient de Bruxelles une neutralité à l'égard des sources de production, à appliquer le CFD. Nous aurions pu négocier par la suite avec Bruxelles - peut-être en est-il encore temps ? -, sachant que la position de Bruxelles a tout de même bien évolué ces deux dernières années en matière d'énergie.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Ce n'est pas le cas en matière de concurrence. Comme vous le savez, le droit de la concurrence n'a pas été modifié et sa jurisprudence continue de s'appliquer. Les fournisseurs alternatifs eux-mêmes étaient assez clairs sur la prise en compte de la question de la concurrence loyale et de la contestabilité. C'était d'ailleurs l'un des points mis en avant lors de la consultation publique.
Pour répondre à votre question, le CFD paraissait être dans un premier temps un système offrant une grande stabilité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il protégeait aussi EDF de prix de marché trop bas. Dans le système retenu, EDF n'est pas protégée.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - C'est précisément parce qu'il protégeait EDF que ce système a déclenché une discussion avec la DG Comp, différente de celle que nous avons pu avoir avec la direction générale de l'énergie qui, pour sa part, valide le principe d'un CFD.
EDF est un cas particulier : aucun autre pays n'a un opérateur dont les moyens de production sont centrés à 70 % sur le nucléaire. Les autres peuvent mettre en place du CFD sur 10 %, 20 % ou 30 % de parts de marché ; pour notre part, nous avons, par construction, un acteur qui, en raison de ses parts de marché, doit montrer qu'il n'abuse pas de sa position dominante au détriment du consommateur. Une position dominante ne qualifie pas un abus, mais il faut montrer l'absence d'abus.
De manière générale, la Commission européenne a toujours privilégié des mesures organisationnelles préalables plutôt que des mesures de contrôle a posteriori pour vérifier que le marché fonctionne bien et qu'aucun acteur dominant ne jouit d'une rente par rapport à ses concurrents au détriment des consommateurs.
Effectivement et de manière relativement informelle - je n'ai pas négocié personnellement cette question du CFD -, il nous a été clairement indiqué que l'interprétation du droit qui avait été faite à l'occasion de l'examen du projet Hercule n'avait pas évolué. Si nos interlocuteurs ne pouvaient pas préjuger de leur position sans avoir examiné le dossier, les principes d'action qui avaient mené à leur analyse au sujet d'Hercule restaient inchangés. Ce point était acquis, quand bien même la DG énergie avait validé le CFD pour le nucléaire. Il s'agit bien de deux choses différentes.
M. Franck Montaugé, président. - Y a-t-il un risque que l'on ne puisse pas appliquer l'accord de novembre 2023 ? Y a-t-il eu une notification de la part de l'État français à la Commission ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Dès lors que ce n'est pas une aide d'État, la notification n'est pas nécessaire.
M. Franck Montaugé, président. - On se soustrait tout de même à une disposition européenne qui prévoit la mise en oeuvre de CFD.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - On ne se soustrait pas à cette disposition dans la mesure où elle est facultative. De plus, on peut inférer du texte de la réforme du marché de l'électricité que la mise en place d'un plafond avec redistribution aux consommateurs est permise. Elle constitue même l'une des façons de réguler un marché. Voilà le point que nous pouvons soulever, par parallélisme des formes, sur la mise en place de notre régulation.
Le sujet problématique est celui du plancher. En effet, le plancher de prix bénéficie non pas au consommateur, mais à EDF. Or ce point déclenche le questionnement sur les aides d'État.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Dès lors que l'on a un plafond, on peut penser que l'on peut avoir un plancher...
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Certes, mais ce n'est pas la même question. Le plafond protège le consommateur - c'était notre objectif - quand le plancher protège EDF. Nous avons considéré qu'un plancher ouvrirait un dossier d'aide d'État, avec un risque d'aboutir, si la Commission le demandait, à des schémas tels que ceux qui avaient été évoqués au moment d'Hercule.
Je précise que je suis très attachée à ne pas désoptimiser industriellement l'entreprise EDF : il y a une certaine valeur à avoir un acteur industriel qui sache utiliser différents types de technologies de manière intégrée. Compte tenu des dossiers que j'ai pu traiter et de mon expérience privée en la matière, je suis particulièrement consciente du risque que représente la désoptimisation. Ce n'est pas parce que deux acteurs s'accordent merveilleusement sur le marché qu'ils peuvent utiliser les actifs de la manière la plus favorable pour le consommateur. J'assume cette position, qui est à la fois politique et industrielle.
Nous avons pris une position politiquement difficile. Il aurait été beaucoup plus confortable, sur le plan de la communication, de mettre en place un CFD ; plus confortable également pour les fournisseurs alternatifs, qui auraient pu s'appuyer dessus pour redéployer leur politique commerciale et, finalement, minimiser leur prise de risque ; beaucoup plus confortable aussi pour l'État, qui aurait pu imposer un prix. Cela aurait été en outre rassurant pour le consommateur et encore plus pour les industriels.
Nous avons pris le risque politique de privilégier une solution qui, de notre point de vue, protège mieux les intérêts des Français à long terme, en obligeant les acteurs à sortir de leur zone de confort et à conclure des accords à moyen terme sur leur approvisionnement électrique. L'horizon n'est plus à un ou deux ans, mais à trois, quatre, cinq, voire dix ou quinze ans pour les acteurs qui peuvent le faire.
Comme nous avons été prudents, nous avons prévu une clause de revoyure, de façon à obliger EDF à accélérer ses négociations - la question se posait également de la réalité de la conclusion de ces contrats - et à montrer que l'entreprise était capable non seulement de coter des rubans de long terme sur le marché, mais aussi de conclure des accords avec des industriels.
Le fait qu'EDF démarre ses négociations à trois, quatre ou cinq ans, obligeait les fournisseurs alternatifs à regarder ce qu'ils étaient capables de faire en s'appuyant sur les rubans cotés par EDF à trois, quatre ou cinq ans. Cela oblige tout le marché à se mettre en mouvement, à penser investissement à long terme, et engage les industriels comme les fournisseurs d'énergie dans une optique de moyen ou long terme.
Je reconnais qu'il y avait là une prise de risque politique et nous nous sommes précisément donné cette clause de revoyure pour nous assurer que la position que nous prenions était la bonne. Je n'injurie pas l'avenir. J'ai tous les instruments dans l'Electricity Market Design : non seulement y figure la neutralité intégrale entre les énergies renouvelables et le nucléaire, mais si des successeurs venaient à envisager une autre forme de régulation, si le marché devait se transformer et s'il apparaissait que d'autres choix étaient préférables, le texte permet de s'adapter. Comme ce sont des textes que l'on ne révise que tous les quinze ans, je pense que cette sécurité est bonne pour le pays.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. -Nous avons le sentiment que le Gouvernement s'est finalement rangé aux arguments d'EDF. Je ne dis pas qu'il ne fallait pas le faire, j'ai simplement l'impression que c'est la tournure qu'a prise la négociation. Un plafond, cela protège le consommateur, mais cela sanctionne aussi EDF, en privant l'entreprise de recettes supplémentaires. À l'inverse, un plancher protège EDF, mais sanctionne finalement le consommateur, qui ne peut pas bénéficier de prix de marché plus bas.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Rien n'empêche le consommateur de bénéficier de prix de marché plus bas !
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il y a de la protection et de la sanction dans les deux sens, c'est une question de contrepartie. Je ne comprends pas ce raisonnement par rapport à Bruxelles et à la concurrence. Il est un peu facile, me semble-t-il, de ne regarder que le plancher, et pas le plafond. Il faut trouver un prix qui permette à EDF d'investir et qui soit en même temps suffisamment stable et compétitif.
Ne pensez-vous pas qu'il soit possible de demander à la direction générale de la concurrence des éléments supplémentaires sur sa façon d'analyser les aides d'État dans le cadre d'un CFD ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Vous m'interrogez sur le plafond. La contribution sur la rente inframarginale de la production d'électricité que vous avez mise en place et votée au Parlement est, à peu de choses près, identique. Ce dispositif n'était pas absurde : bien que compliqué et bien que mis en place dans le feu de l'action, il s'appuyait sur le même raisonnement. La logique sous-jacente était celle d'un prélèvement sur une rente inframarginale redistribuée ensuite au consommateur. C'est cet aspect que nous avons retenu, et qui n'est jamais que la moitié - la partie haute - du CFD.
La question de savoir si le dispositif devait s'appliquer ex ante ou ex post a suscité également de nombreuses discussions au sein des services de l'État. Une application ex ante donne aux fournisseurs alternatifs de la visibilité sur les prix que pratiquera EDF. Elle leur permet de construire leur politique commerciale en s'appuyant sur EDF pour essayer de faire mieux. Une application ex post laisse un espace de marché qui oblige chacun à prendre plus de risques. Nous avons fait le choix de la régulation ex post. Monsieur le rapporteur, je comprends de votre propos que votre questionnement réside davantage dans l'arbitrage entre une application ex ante et une application ex post que dans l'arbitrage entre un CFD et une autre solution.
L'autre point est le niveau de la régulation du prix. Au travers des documents que vous avez demandés, vous avez pu voir que de nombreux scénarios ont été envisagés. J'ai été sensibilisée à des entreprises qui se sont retrouvées en situation de faillite. Je pense à Dexia - un dossier que j'ai été amenée à gérer en 2008 -, à Technicolor - j'avais dû annoncer au nouveau patron qu'il avait face à lui un mur de dette d'un milliard d'euros à franchir en moins d'un mois -, je pense à d'autres entreprises encore, car il se trouve que lors de mon passage à la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et au Fonds stratégique d'investissement (FSI) devenu Bpifrance, j'ai eu à gérer de nombreux dossiers de restructuration. Il y a une chose que j'ai apprise, c'est que l'on est toujours très optimiste sur la gestion de la dette.
Je ne prendrai pas le risque de mettre une société fondamentale dans une politique stratégique pour le pays en risque de dette, a fortiori quand il s'agit d'un gros objet qui, malheureusement, ne peut s'appuyer sur un financement illimité. Quand bien même EDF gère bien son compte de résultat, sa dette atteint quasiment le niveau de celle de petits pays indépendants. Au moment où nous prenons le dossier, les trajectoires vont jusqu'à 80 milliards ou 90 milliards d'euros. Ce n'est pas rien. Cette question a donc été pour moi un élément structurant de la position que j'ai défendue.
En ce qui concerne la façon dont tout cela a été négocié, nous avons beaucoup travaillé sur les différents schémas, CFD et autres. À un moment donné, l'Élysée nous a demandé de lui présenter des scénarios chiffrés, en exigeant, avant d'entrer dans des discussions théoriques, que l'APE, la DGEC et EDF se mettent d'accord sur les chiffres. C'est effectivement en posant les chiffres pendant l'été que les choses ont commencé à s'éclaircir et que certains scénarios n'apparaissaient plus opérationnels, notamment ceux qui nécessitaient, pour sécuriser la trajectoire d'EDF, de vendre les bijoux de famille. Voilà une autre chose que j'ai apprise de mes expériences : considérer que cela « passe » financièrement si l'on vend les bijoux de famille n'est pas une trajectoire opérante. Les bijoux de famille ne se vendent qu'en cas de besoin absolu, pas pour faire face à des risques que l'on n'a pas anticipés. J'assume cette position.
M. Franck Montaugé, président. - À quoi faites-vous allusion en évoquant les « bijoux de famille ? »
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Pour EDF, il peut s'agir de structures à l'international, Edison par exemple, dont la vente pourrait permettre d'alléger la dette et de financer la trajectoire d'investissement. Il me semble que la trajectoire d'investissement doit être financée de manière autoportante.
M. Franck Montaugé, président. - Ou par un découpage ? Je pense à Hercule...
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Non, je veux parler de la vente d'actifs. Ensuite il y a effectivement la question de la désoptimisation à laquelle conduirait Hercule.
Vous m'interrogez sur la position de la Commission européenne. Elle a été, malheureusement ou heureusement, consolidée par des dizaines d'années de jurisprudence. Un travail a probablement été mené pour faire évoluer le droit de la concurrence sur les plateformes numériques, mais sur des actifs plus classiques, les positions de la DG Comp demeurent assez strictes, partagées d'ailleurs par les fournisseurs alternatifs, qui sont les premiers à réclamer des positions strictes en la matière.
Nous avons le même sujet sur la partie hydroélectricité. Vous m'interrogez sur ma préférence entre les trois schémas. S'il existait un schéma unique qui nous convenait, cela ferait longtemps que nous l'aurions déployé. Chacun a ses avantages et ses inconvénients. L'autorisation a le mérite de régler le sujet pour toujours et de donner de la latitude sur les investissements.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Mais l'Europe n'en veut pas...
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Cela nous paraît difficile, mais pas acquis. Sur ce point, EDF a réalisé un travail juridique qui rendait ses responsables raisonnablement optimistes. Ma position a été de dire : « Très bien, mais prouvez-le ! »
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pourquoi pas la mise en concurrence ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - La mise en concurrence pose le problème de la désoptimisation : en remettant chaque actif en concurrence, vous risquez de désoptimiser la gestion d'une vallée ou d'un ensemble d'actifs électriques.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Des mises en concurrence par vallée sont possibles. Dans une concession, le concédant a tout de même des pouvoirs importants. Il ne s'agit pas d'un marché public traditionnel.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Je suis parfaitement d'accord.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pour en avoir fait un certain nombre, la concession laisse une latitude dans le choix des contraintes et des durées.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Certes, mais vous avez des durées de concession. Le problème de la concession est que ce système est très français ; il fait de nous le mouton à cinq pattes.
Un alignement sur le système d'autorisation aurait une valeur : nous serions traités comme les autres et plus personne ne pourrait venir nous demander des comptes sur la façon dont nous gérons les actifs. Parce que l'autorisation permet de conserver des droits forts sur la gestion de l'actif, nous trouvions cette option intéressante.
Comme vous le savez, la quasi-régie suppose probablement de séparer la gestion de la partie hydroélectrique du reste d'EDF. En l'état d'avancement du projet, une personne qui aurait travaillé dans le nucléaire ne pourrait pas travailler dans l'hydraulique. Vous avez une sorte de muraille de Chine entre les deux. Il s'agit pour moi d'une forme de désoptimisation industrielle.
Je ne dis pas qu'un modèle est meilleur que les autres. Qu'il s'agisse de l'autorisation, de la concession ou de la quasi-régie, chacun présente ses inconvénients et ses avantages. Dans l'ordre des négociations, l'autorisation mérite toutefois d'être regardée de très près.
Chemin faisant, je rappelle que la loi du 10 mars 2023 relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables et la loi de finances pour 2023 ont ouvert la possibilité d'investir dans les concessions à des niveaux qui restent commensurables. Nous ne voulions pas prendre de retard dans les investissements sur la partie hydraulique.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Mais on en prend quand même !
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Un certain nombre d'investissements ont été débloqués. Il faut maintenant se projeter dans le futur.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Cela reste très limité eu égard aux besoins.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Je vous l'accorde, mais déclencher les investissements est déjà une bonne chose. Il faut ensuite faire les travaux et vous savez comme moi que ces chantiers prennent plusieurs années.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quelle a été la position des services de la Commission européenne sur les propositions défendues par le ministère sur le passage au régime d'autorisation, en particulier lors de la réunion qui s'est tenue le 15 décembre 2023 entre, d'une part, la direction générale de la concurrence (DG Comp) et la direction générale du marché intérieur, de l'industrie, de l'entrepreneuriat et des PME (DG Grow) de la Commission européenne et, d'autre part, les cabinets de votre ministère, du ministère de l'économie et le Secrétariat général aux affaires européennes ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Il me semble que le compte rendu de cette réunion figure parmi les pièces qui ont été demandées. Je n'étais pas présente à cette réunion, mais son compte rendu me semble fidèle à ce qui m'en a été rapporté.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je ne l'ai pas encore lu. Y est-il indiqué que la Commission européenne s'oppose à l'autorisation ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Cela n'est pas formulé en ces termes. Les représentants de la Commission indiquent qu'ils seront obligés d'instruire le dossier et que cela ne sera pas facile.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - En tout cas, notre interprétation était qu'ils s'opposaient au régime d'autorisation.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Oui, c'est ça. Voici un extrait du compte rendu : « La Commission s'est interrogée sur la légalité de la cession de gré à gré. » Ce n'est pas tellement l'autorisation qui pose problème, mais la cession de gré à gré des actifs aux actionnaires. Sans surprise, la Commission a une préférence de principe pour une remise en concurrence. C'est ensuite que la question du prix ferait l'objet d'une analyse approfondie, puisqu'on retombe sur la question de l'aide d'État.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - On retombe également sur le montant qu'EDF est prête à investir. L'accord avec EDF prévoit la possibilité d'un reversement de 50 % et 90 % au-dessus de 78 et 110 euros. Pour vous qui avez négocié l'accord, comment fonctionne ce mécanisme ? À quel moment intervient-il ? Ce n'est pas clair du tout, ni pour nous ni pour la Commission de régulation de l'énergie (CRE), que nous avons eu l'occasion d'interroger précédemment.
Pensez-vous par ailleurs qu'il faille contraindre les fournisseurs alternatifs à se doter d'une capacité de production et, si oui, à quelle hauteur ?
Enfin, vous avez évoqué l'endettement d'EDF. Il est effectivement assez important bien qu'il ait diminué cette année grâce aux bons résultats de l'année 2023. Pensez-vous qu'EDF soit en mesure de financer seule le programme du nouveau nucléaire ? Dans le cas contraire, de quelle façon l'État peut-il s'impliquer ? Votre préférence va-t-elle à des avances remboursables ou à la création de filiales communes avec EDF ? Voyez-vous d'autres moyens de financer ce programme ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Le reversement se fait a posteriori obligatoirement aux consommateurs sur la base des 78 euros et des 110 euros.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - En subvention ou en réduction de prix ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Ex ante, sur la base de la consommation connue, le retour au consommateur est fait dans le planning de cession de l'électricité. Une correction est effectuée ex post sur la base de la consommation effective de l'année.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Est-ce qu'EDF tient un compte spécial de compensation ?
Quid des fournisseurs alternatifs ? L'accord leur est-il opposable ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - C'est grosso modo ce que l'on fait avec l'amortisseur : EDF, comme les fournisseurs alternatifs, doit rendre l'argent selon les règles définies par l'État.
Il s'agit d'une redistribution. C'est comme la contribution sur la rente inframarginale, qui repose sur le prix de la mise à disposition du nucléaire.
Si le prix d'électricité vient à atteindre 110 euros, alors que le coût de production du nucléaire est largement inférieur, on prélève la différence entre la borne que l'on s'est donnée et le prix d'électricité constaté, et on le rend au consommateur. Pour les fournisseurs alternatifs, c'est neutre, et pour EDF cela rentre dans la mécanique de leur équilibre.
S'agissant des fournisseurs alternatifs, l'objectif est effectivement plutôt de les amener à devenir producteurs d'électricité, ce qui permet d'avoir une diversité de producteurs et d'augmenter globalement les capacités. Le règlement de marché prévoit une couverture, qui peut être physique, c'est-à-dire par la production, ou financière, c'est-à-dire par le financement d'autres acteurs qui produisent de nouvelles capacités. En tout cas, la réforme du marché de l'électricité intègre bien cette idée de pousser un investissement directement ou indirectement, au travers d'une couverture, dans de nouvelles capacités électriques.
Sur le programme du nouveau nucléaire, compte tenu de l'ampleur de ce programme et de sa durée, tout le monde considère qu'il faut une régulation. Une entreprise privée ne peut pas porter seule ce programme. C'est d'ailleurs ce que l'on voit dans tous les projets nucléaires, qu'il s'agisse d'Hinkley Point C, de Sizewell C, ou du projet tchèque, qui fait actuellement l'objet d'une négociation avec la Commission européenne.
Ensuite, dans les modes de régulation, il y a grosso modo trois possibilités, qui peuvent être combinées.
Vous avez des systèmes de garantie d'État avec des contreparties, ce qui nécessite des véhicules séparés.
Il y a ensuite les bases d'actifs régulés (BAR), qui permettent de faire de la régulation dès le début de la construction et sur tout le temps de la construction.
Il y a enfin les CFD, qui s'appliquent à compter de la mise en route de l'actif.
Nous avons regardé les différents projets antérieurs à l'EPR 2 pour déterminer les avantages et les inconvénients de chaque solution. La combinaison BAR-CFD semble plutôt faire baisser le prix pour le consommateur. Je vous engage à interroger Bruno Le Maire et Roland Lescure sur le sujet.
L'objectif est de diminuer le coût moyen du capital tout en mettant l'opérateur en situation d'être incité à obtenir la meilleure performance possible. C'est la combinaison que nous recherchons.
M. Franck Montaugé, président. - Quid des PPA ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Pas sur ce type de projet, puisqu'un PPA est un contrat entre deux parties privées. Or je n'en connais pas qui sont capables de signer pour une construction de quinze ans et une exploitation de soixante ans. Seule une institution publique ayant pour elle la permanence peut s'engager ainsi.
M. Franck Montaugé, président. - Comment la part de BAR se répercute-elle dans les tarifs ? Je fais le parallèle avec les tarifs d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe) pour l'utilisation du réseau.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Il s'agit d'anticiper la participation du consommateur dans le futur nucléaire et de lisser les coûts sur la durée pour une production d'électricité à un coût compétitif. C'est l'équilibre recherché. La difficulté, dans un projet nucléaire, c'est que 50 % du coût, voire plus, est constitué par le coût de financement.
M. Franck Montaugé, président. - Je ne comprends pas votre réponse. Vous considérez que la BAR est un moyen de régulation et de financement, mais il faut bien une rentrée de fonds pour participer aux investissements en question. Il y va de même pour les garanties d'État ou les CFD. Comment la BAR va-t-elle produire des ressources permettant d'investir ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Au regard du droit européen de la concurrence, la BAR est un des modes de régulation utilisés pour le nucléaire.
M. Franck Montaugé, président. - Comment cela se traduit-il ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Par le financement anticipé, avec des sorties de cash pour accompagner les travaux portés par EDF. Un accord vous autorise à prélever sur le montant de votre actif afin de baisser le coût moyen du capital, puisqu'il y a de la visibilité, le financement pérenne n'étant pas assuré par le privé.
M. Franck Montaugé, président. - D'où vient ce financement ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Du consommateur !
M. Franck Montaugé, président. - On crée donc de nouveaux tarifs du type Turpe pour cet actif spécifique qui ne relève pas du réseau.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - C'est dans le prix payé par le consommateur. Il s'agit d'autre chose que le Turpe. Ce dispositif existe déjà dans de nombreux pays.
M. Franck Montaugé, président. - Cela apparaîtra-t-il sur la facture du consommateur ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Le consommateur va de toute façon payer le coût de revient de production de l'électricité. Il y a, d'un côté, des actifs amortis et, de l'autre, des actifs en construction. Ce qui nous pose problème, c'est non pas de payer le coût de revient de l'électricité, mais de payer plus quand il y a une anticipation de rupture d'approvisionnement ou quand le prix des énergies fossiles s'envole, occasionnant des surprofits. Ce sont des systèmes de lissage du financement de la construction de nouveaux actifs importants.
M. Franck Montaugé, président. - Il n'y aura pas d'identification sur la facture du consommateur, si je comprends bien.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - La CRE est chargée des différentes régulations.
S'agissant du financement de projets aussi importants, il faut une régulation pour baisser le coût du capital, puisqu'il n'y aura pas de personne privée capable de s'engager sur une telle durée. Cela fait l'objet d'une négociation au niveau de la Commission européenne pour qu'il n'y ait pas d'avantage procuré à EDF qui soit assimilable à une aide d'État. Si c'est l'État qui prend en charge, il y a un véhicule séparé ; si c'est EDF, nous sommes en présence d'un système régulateur qui doit répondre à un certain nombre de règles du jeu. Enfin, le consommateur, de même qu'il paie chaque année le Turpe ou la contribution au service public de l'électricité (CSPE), paie une partie de la BAR, mais le prix correspond bien au coût de production de l'électricité, ce qui est bien notre objectif.
Mme Denise Saint-Pé. - Vous savez que nos agriculteurs ont un rôle majeur à jouer dans la transition écologique. Tout en préservant prioritairement la production agricole, ils peuvent également intervenir dans la production d'énergie. C'est tout l'esprit du récent décret sur l'agrivoltaïsme, qu'il convient de saluer, même si certaines questions importantes comme celle du partage de la valeur restent encore sans réponse.
Concernant la production agrivoltaïque, de nombreux agriculteurs en France, particulièrement dans mon département, souhaitent une intervention de l'État avec des prix garantis de rachat d'énergie, des soutiens financiers pour l'accès au réseau - le coût des branchements est pour beaucoup d'entre eux prohibitif -, ainsi que pour le financement des investissements. Quel est votre sentiment sur ces demandes ?
M. Daniel Salmon. - EDF essaie de passer des contrats de long terme. J'en étais resté à 10 térawattheures vendus. J'aimerais savoir quels sont les objectifs. On voit bien que le contexte a considérablement évolué depuis un an, le prix du mégawattheure ayant beaucoup baissé, contre toute attente...
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Cela faisait bien partie des scénarios que j'envisageais. C'est pour cette raison que mes positions étaient incomprises de certains.
M. Daniel Salmon. - Ce scénario n'était quand même pas le plus probable. De fait, un prix de 70 euros du mégawattheure semble très élevé par rapport aux cours actuels. Je suis conscient de la nécessité d'anticiper, mais les 10 térawattheures vendus ne correspondent même pas à la production d'un EPR. Quels sont les objectifs d'EDF ? Peut-elle les atteindre ?
Si je comprends bien ce que vous nous avez expliqué, ce n'est qu'au moment de la production que les contrats de long terme seront payés. Est-ce assez structurant pour aider EDF à financer son nouveau nucléaire ?
M. Pierre Médevielle. - Vous avez rappelé l'importance du pilier nucléaire dans la crédibilité de notre système de régulation à moyen et long terme. Pouvez-vous nous dire où nous en sommes de l'alliance européenne pour le nucléaire ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Je vous remercie, madame Saint-Pé, de rappeler l'importance de l'agri-photovoltaïque dans notre boîte à outils pour la décarbonation. C'est important tant pour l'énergie que pour l'agriculture. Vous le savez, nous souhaitons faire de la souveraineté alimentaire la priorité absolue, devant la souveraineté énergétique. Aussi, le pilotage de ces installations fera toujours passer la production agricole devant la production énergétique. L'agrivoltaïsme peut être une réponse aux enjeux du dérèglement climatique en protégeant les cultures contre des aléas extrêmes comme des gels tardifs ou la grêle.
J'en viens au modèle d'affaires de l'agrivoltaïsme. Le coût de raccordement est toujours intégré au plan d'investissement. C'est comme de construire sa maison loin d'une route ou d'une autoroute : on ne peut pas demander à la collectivité de construire un élément de réseau supplémentaire pour faciliter ses déplacements. En l'occurrence, il y a déjà un réseau installé, qui est en train de se renforcer. Nous mettons à disposition de ceux qui le souhaitent la carte du renforcement pour faciliter l'installation des projets, mais nous avons toujours à l'esprit l'intérêt général. Or certains raccordements ont moins de valeur que d'autres à cet égard. Enfin, il y a des soutiens de la CRE, sous la forme de contrats de long terme, soit sur appel d'offres, soit sur guichet, qui permettent de donner de la visibilité aux acteurs. Pour les petites installations inférieures à 500 kilowatts, c'est plutôt des guichets ouverts. Pour le reste, il faut répondre à des appels d'offres et la CRE sécurisera les projets qui semblent être suffisamment compétitifs pour participer à notre réseau énergétique global. Sinon, rien ne vous empêche de faire de l'autoconsommation, avec un tarif de rachat prévu à l'avance.
Aujourd'hui, beaucoup des projets mis en oeuvre sont rentables et nous souhaitons plutôt nous assurer que cette rentabilité ne soit pas un prétexte pour augmenter le prix du foncier. Aussi, vous avez raison de pointer la question du partage de la valeur. Cela fait l'objet d'une mission transpartisane à l'Assemblée nationale, avec l'objectif de présenter une proposition de loi dans le courant de l'été. Mon sentiment est qu'il faut favoriser un partage de la valeur réellement orienté vers l'exploitant : il s'agit d'assurer un revenu annexe sécurisant pour l'agriculteur et de faciliter les investissements dans l'agroécologie, sans empêcher les transmissions. C'est la position des jeunes agriculteurs.
Monsieur Salmon, que ce soit la BAR ou un CFD, il s'agit d'un lissage du financement d'un actif nucléaire. Dans le cas de la BAR, on démarre au moment de la construction, le CFD débutant avec l'exploitation, ce qui veut dire que la structure qui investit porte les coûts pendant quinze ans, mais n'a pas la possibilité de les transférer sur le consommateur. Le profil de coût va être différent selon le choix fait : avec la BAR, le prix diminuera progressivement, les amortissements se faisant plus tôt ; le CFD a un profil inverse. Tout est question de préférence pour le présent ou pour le futur. Ce sont deux modalités classiques de financement dans différents pays.
Les contrats de long terme, c'est autre chose : il s'agit d'amener les énergéticiens et les industriels à s'engager dans des contrats de dix à quinze ans, dans le cas des contrats d'allocation de production nucléaire (CAPN), avec une prise de risque sur le niveau de production nucléaire, mais un prix plus compétitif que le marché en moyenne.
En outre, nous avons mis en place des contrats à cinq ans, qui peuvent être offerts soit par des fournisseurs alternatifs, soit par EDF, et qui reposent sur l'obligation d'EDF de mettre un certain volume de nucléaire en cotation à une échéance de quatre ou cinq ans.
Cette vision de long terme est de nature à écrêter les mouvements de marché vers le bas et vers le haut en cas de chocs exogènes - hausse du gaz à cause de la guerre, crise du covid, etc. Avec ce système, on peut, à certains moments, payer un peu plus que le marché, et, à d'autres, beaucoup moins que le marché. In fine, on tend vers un prix au plus près des coûts de production du metteur en marché, lesquels doivent être les plus compétitifs possible. Dans le cas qui nous intéresse, le nucléaire doit être utilisé avec le taux de charge le plus élevé, ce qui est la meilleure façon de gagner en compétitivité. C'est la même logique sur les énergies renouvelables (EnR). Cette injonction à allonger la maturité des contrats est un gage de compétitivité. Les contrats d'un ou deux ans sont trop sensibles aux prix forward, eux-mêmes liés au prix du spot et à la détermination du risque de livraison.
Par exemple, en 2022, le prix s'est envolé au premier semestre à cause de l'augmentation du prix du gaz. Au second semestre, le prix s'est envolé parce que le marché était persuadé qu'EDF ne pourrait pas livrer la bonne quantité d'électricité et qu'il y aurait des délestages ou un black out. Cela n'est pas arrivé, mais nous avons payé collectivement une prime de risque. Avec des contrats à long terme, ce phénomène est lissé.
Pour financer le nouveau nucléaire, nous avons opté pour la boîte à outils BAR-CFD. Bruno Le Maire et Roland Lescure vous donneront les derniers éléments de réponse sur le sujet.
Je reviens aux contrats de long terme. EDF a communiqué début avril sur 671 contrats à quatre ou cinq ans pour 5 térawattheures, avec l'objectif de faire plus. Au mois de novembre, lorsque nous avons travaillé sur la régulation, l'objectif était d'avoir des propositions pour les électro-intensifs et les hyper électro-intensifs qui les poussent à aller vers de plus grandes maturités du type CAPN. Par ailleurs, nous voulions voir les électrosensibles positionnés sur des contrats de long terme, eux-mêmes positionnés sur de la cotation de nucléaire à quatre ou cinq ans, de façon à pouvoir sécuriser le prix qu'ils paient pour leur électricité.
Est-ce que cela marche ? Oui, à condition d'avoir le meilleur en matière de coût de production, ce qui nous renvoie à l'observation de nos voisins. L'Espagne, par exemple, a aujourd'hui un prix très compétitif avec des interconnexions modestes. Je rappelle que ce pays a pris la décision de fermer son parc nucléaire en 2033 ; cette situation peut donc s'inverser.
Pour faire le lien avec la question de M. Médevielle, je rappelle que j'ai porté ce débat sur le nucléaire au niveau européen. J'ai notamment encouragé la poursuite du travail sur la neutralité technologique, y compris sur les financements de la Banque européenne d'investissement (BEI) ou autres. J'ai également souhaité que nous allions jusqu'au bout sur la taxonomie et que nous posions la question de la rémunération des actifs garantissant une sécurité dans le temps. Or ce n'est pas la même chose d'avoir un actif qui produit à la demande ou un actif qui varie en fonction de la météo. Néanmoins, si ce dernier est couplé avec une infrastructure de stockage, il devient un actif pilotable.
Avec l'Alliance du nucléaire, nous avions dès le début mis en garde contre le phénomène suivant : les pics d'hiver sont passés grâce au nucléaire, les EnR étant moins disponibles, mais le prix du nucléaire devient quasiment négatif l'été, car il y a beaucoup de photovoltaïque. Cela tend à dégrader la productivité du nucléaire, son prix étant décoté. Or les actifs nucléaires sont en quelque sorte notre assurance vie. Aussi, nous devons nous prémunir de tout phénomène d'éviction du nucléaire, car c'est cette énergie qui nous permet de garantir l'ensemble de la sécurité d'approvisionnement.
Cette résilience est un des sujets que nous souhaitions mettre à l'agenda de la présidence hongroise. L'autre sujet découle de l'interrogation suivante : est-il légitime qu'un pays arrête des actifs pilotables, a fortiori lorsqu'ils sont décarbonés, sans concertation avec ses voisins ? Vous voyez où je veux en venir... Lorsque l'Allemagne arrête trois centrales nucléaires, elle met en difficulté la République Tchèque, les Pays-Bas et la France, puisque nous pouvons être davantage appelés en l'absence d'autre élément de sécurisation du réseau. Peut-être que les dispositifs de stockage disponibles en Allemagne permettent d'écarter tout danger, mais encore faut-il en faire la preuve et en discuter au niveau européen. Il n'y a pas de raison que quelques pays financent la sécurité d'approvisionnement des autres.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'enchaîne sur la solidarité et les interconnexions européennes. Il y a eu, le 4 avril 2022, un problème avec l'Allemagne, qui devait livrer de l'électricité et qui ne l'a pas fait. Vous aviez à l'époque adressé un courrier. Avez-vous reçu une réponse ? Avez-vous été convaincue ? Avez-vous l'impression que cette solidarité européenne a bien jouée ? Pensez-vous qu'il faille renforcer les interconnexions européennes ? Avec quels pays et à quel coût ? Il faut savoir que les coûts sont considérables : en France, on a parlé de 100 milliards d'euros pour RTE et de 100 milliards d'euros pour Enedis ; pour l'Europe, on avance une somme comprise entre 400 milliards et 500 milliards d'euros.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - L'expérience nous montre que les interconnexions européennes sont globalement gagnantes pour le consommateur, car elles font baisser le coût moyen du mix énergétique européen.
Par ailleurs, à chaque fois que l'on met en place une interconnexion, Réseau de transport d'électricité (RTE) s'efforce d'identifier qui est gagnant et qui est perdant. Ce sont ces clés de bénéfices différenciés qui vont fixer les coûts de financement de l'interconnexion : avec l'Espagne, par exemple, est-ce du 50-50, du 60-40 ou du 40-60 ? Il faut que les interconnexions soient correctement rémunérées par le pays qui en bénéficie le plus.
Monsieur le rapporteur, vous avez évoqué cette somme de 200 milliards d'euros au total pour la France, à la fois pour les réseaux intérieur et extérieur. C'est un élément clé de notre souveraineté énergétique et de la résilience de nos réseaux qu'il convient de ne pas oublier. Lorsqu'on lisse les financements dans le temps, on s'aperçoit qu'ils sont soutenables pour le consommateur. Ils s'élèvent en effet à seulement quelques euros sur la facture, et non pas à quelques dizaines d'euros.
Vous l'aurez compris, je recommande de faire des interconnexions, à condition que les règles du jeu soient claires. C'est pour cette raison que j'ai écrit à mon homologue allemand le 4 avril 2022 : je ne voulais rien laisser passer ! Dès qu'il y avait une ambiguïté, une mauvaise manière ou une façon d'interpréter les textes qui me semblait défavorable aux intérêts de la France et de l'Europe, j'ai systématiquement fait valoir le point de vue français. Je l'ai fait sur le pourcentage d'EnR dans le mix énergétique global, comme à l'occasion de l'incident du 4 avril 2022. Ce jour-là, il y a bien eu des exportations allemandes, mais pas dans les proportions souhaitées. Je pense qu'il était important de signifier que cette situation n'était pas acceptable. Je peux vous garantir que nous n'avons plus eu de problème par la suite.
En 2022, je peux vous confirmer que, sans interconnexion, nous aurions passé l'hiver avec difficulté et que les prix auraient été encore plus élevés, de même que la prime de risque mise par les marchés sur la capacité à livrer l'électricité aux mois de janvier, février et mars 2023. Celle-ci aurait sans doute été de 2 000 ou de 3 000 euros, plutôt que de 1 000 euros.
Ces interconnexions sont donc vraiment utiles pour la résilience. Ayez en tête qu'il n'existe aucun autre marché dans le monde capable à tout moment de fournir 450 millions de citoyens dans une telle situation de crise. Aux États-Unis, par exemple, lorsque le Texas est en difficulté, aucun autre État ne lui vient en aide ; en Chine, lorsqu'il y a des tensions sur les réseaux, les industries sont sommées d'arrêter leur production. L'Europe dispose d'un atout considérable, qui gagnerait d'ailleurs à être mieux valorisé.
M. Franck Montaugé, président. - Si elles existent, pouvez-vous nous renseigner sur les projections du Gouvernement en matière de coûts de système - production, réseaux, flexibilité, productions nouvelles du type hydrogène, biogaz, etc. - à l'horizon de 2035 et de 2050 ? C'est finalement l'objet principal de notre commission d'enquête.
Par ailleurs, pourquoi le Gouvernement est-il si réticent à mettre au débat la politique énergie-climat et tout ce qui en résulte, comme la stratégie nationale bas-carbone ou la programmation pluriannuelle de l'énergie ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Cela dépend des hypothèses retenues, comme l'ont montré les travaux de RTE et de la CRE...
M. Franck Montaugé, président. - Pouvez-vous être plus précise sur le point d'atterrissage des prix payés par les différents consommateurs français en 2035 ou 2050 ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Il serait très présomptueux de prétendre vous donner des hypothèses crédibles sur le prix que paieront les consommateurs en 2050. Les cinq dernières années nous ont montré à quel point les marchés pouvaient être volatiles.
Dans la stratégie française énergie-climat, nous avons établi des projections à l'horizon 2030-2035...
M. Franck Montaugé, président. - En somme, on ne sait pas trop où l'on va...
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Pour faire court, en dessous de 60 euros, c'est peu probable, compte tenu de nos coûts de production. Nous souhaiterions pouvoir rester entre 60 euros et 100 euros avec les investissements.
Sur le Turpe, les trajectoires sont assez claires.
M. Franck Montaugé, président. - Ce qui m'intéresse, c'est le prix pour le consommateur.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Le nouveau nucléaire n'emportera pas d'augmentation des coûts considérable.
N'oublions pas la fiscalité. Entre 2010 et 2020, le prix de l'électricité a augmenté de 80 %, 23 % seulement concernant la part électricité pure. Il faut savoir que la fiscalité diminue de manière différentielle entre le fossile et l'électricité. Ainsi, vous avez pu constater que l'augmentation de la taxe intérieure de consommation sur le gaz naturel (TICGN) a permis de maintenir l'écart entre électricité et gaz.
M. Franck Montaugé, président. - En fait, on ne sait pas trop...
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Ayant prêté le serment de dire la vérité devant cette commission d'enquête, je ne m'engagerai pas sur les prix en 2035 et 2050. Il y a des études sur des trajectoires, mais je ne peux vous répondre précisément.
M. Franck Montaugé, président. - Pourquoi ne peut-on en discuter publiquement ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Nous avons travaillé à une stratégie française énergie-climat à horizon 2030-2035, comme nous y obligeait la loi Climat et résilience, avec des perspectives allant jusqu'à 2050. Ce texte a fait l'objet d'une large concertation. Ensuite, deux voies s'offrent à nous : la voie législative et la voie réglementaire, qui imposent toutes deux une concertation et une consultation du public. Je vous renvoie aux ministres chargés de ce dossier pour qu'ils précisent leur vision, mais tout le travail effectué en amont a été assez largement partagé avec les parlementaires, les principaux acteurs et le public.
M. Franck Montaugé, président. - Personnellement, j'estime que le choix du scénario n'a pas été vraiment concerté. RTE a posé six scénarios sur la table, mais nous ne savons pas vraiment vers quoi l'on va.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - C'est très précisément dans la stratégie française énergie-climat.
M. Franck Montaugé, président. - Pouvez-vous être plus précise ?
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Il y aura six réacteurs dans un premier temps, puis huit réacteurs à horizon 2050. La stratégie prévoit les trajectoires de production, les térawattheures et les gigawattheures installés, etc. On ne peut pas être plus précis à l'horizon 2035. Je vous renvoie vers ce document, qui a été publié le 23 novembre 2023.
M. Franck Montaugé, président. - Cela ne règle pas la question du nécessaire débat parlementaire.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - C'est autre chose.
M. Franck Montaugé, président. - Non, c'est une question politique fondamentale !
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Je suis d'accord, mais je me permets de vous redire que vous disposez d'éléments précis dans le document que je viens de citer : trajectoires sobriété-efficacité, photovoltaïque, biogaz, éolien terrestre et marin, etc.
M. Franck Montaugé, président. - Nous nous dirigeons donc à l'horizon 2050 vers un mix 50 % de nucléaire et 50 % d'EnR non pilotables.
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Je pense que ce n'est pas la bonne façon de formuler les choses.
M. Franck Montaugé, président. - Expliquez-moi...
Mme Agnès Pannier-Runacher. - Il n'y a aucun intérêt de savoir si l'on sera à 50-50. Dans le projet de loi initial soumis au Conseil national de la transition écologique, il était proposé de tenir compte, dans l'ordre, des objectifs suivants : baisser les émissions de CO2 ; se mettre d'accord sur la trajectoire de sobriété ; en déduire les besoins de production d'électricité et de chaleur renouvelables. À partir de là, il nous revient d'évaluer ce que nous sommes capables de produire en nucléaire, en tenant compte de nos possibilités industrielles, la différence devant nécessairement provenir des ENR. Notre objectif est de rester souverain en matière de production électrique, avec le plus de pilotable possible et en respectant le principe de neutralité technologique : soit du nucléaire - qui est quand même moins pilotable que le gaz -, soit de l'EnR couplée avec un stockage.
Audition de M. Benjamin Bailly, directeur des marchés et de l'innovation de Voltalis, Mmes Claire Gaillard, analyse réglementaire et stratégie chez Voltalis et Natacha Hakwik, présidente de Luciole, M. Romain Benquey, référent sur les sujets de flexibilité au sein de Luciole, MM. Vincent Maillard, président d'Octopus Energy, et Sébastien Pialloux, vice-président Flexibility for One Retail d'Engie, le 15 mai 2024
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de Natacha Hakwik, présidente de Luciole, accompagnée de Romain Benquey, référent sur les sujets de flexibilité, de Sébastien Pialloux, vice-président flexibilité Europe et Australie d'Engie, de Benjamin Bailly, directeur des marchés et de l'innovation chez Voltalis, accompagné par Claire Gaillard, analyste réglementaire et stratégie, et de Vincent Maillard, PDG d'Octopus Energy France.
Avant de vous donner la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Natacha Hakwik, M. Romain Benquey, M. Sébastien Pialloux, M. Benjamin Bailly, Mme Claire Gaillard et M. Vincent Maillard prêtent successivement serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nos travaux sont centrés sur le système actuel et son avenir. Sera-t-il en capacité de faire face à la demande et d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
Le coeur de notre audition portera sur le pilotage intelligent de la consommation électrique et le développement qui peut en résulter en matière de la flexibilité de la demande. Quels services la flexibilité de la demande et le pilotage de la consommation rendent-ils au système électrique ? À quels enjeux répondent-ils ? Pourquoi sont-ils stratégiques dans le système électrique d'aujourd'hui et de demain ?
Le potentiel d'effacement de la demande représente un gisement évalué à au moins 15 térawattheures (TWh) d'ici à 2030, surtout dans le secteur résidentiel. Les particuliers vous semblent-ils suffisamment sensibilisés à ces questions ? Que pensez-vous de la multiplication des applications de suivi de sa consommation de type Écowatt, éco2mix ou encore Wattris ? Comment développer cette flexibilité de la demande ?
Nous vous proposons de présenter successivement votre travail et vos réflexions, dans le cadre d'un propos liminaire de cinq minutes, avant de vous laisser répondre aux questions du rapporteur et des autres membres de la commission.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci de votre présence. Notre commission d'enquête a pour objet la production, la consommation et les prix de l'électricité.
Nous nous intéressons également au mix de production, qui dépend bien entendu des évolutions de la consommation. Lors des précédentes auditions, d'assez fortes hausses de la consommation ont été annoncées, en raison notamment de l'électrification croissante des usages. Néanmoins, nous ignorons à quel moment débutera cette tendance, puisque nous assistons actuellement à une baisse, du fait à la fois de la sobriété, de la flexibilité ou encore de l'effacement - autant de comportements que nous avons intérêt à encourager.
Quel est votre regard sur l'évolution de la consommation dans les vingt prochaines années ? Comment pouvons-nous optimiser la consommation d'énergie et d'électricité ?
Mme Natacha Hakwik, présidente de Luciole. - Au nom de Luciole, je vous remercie de nous offrir l'opportunité de vous présenter les thématiques défendues par l'association. Parfois mal connues, elles sont pourtant majeures pour l'avenir du système énergétique français.
Dans mon propos liminaire, je présenterai rapidement l'association Luciole, sa vision de l'avenir du système énergétique français et les propositions qu'elle porte dans le débat public pour une meilleure maîtrise du prix de l'électricité payé par les entreprises et les résidents en France à horizon 2035 et 2050.
Nous pourrons ensuite répondre aux éventuelles questions des sénateurs sur le pilotage intelligent des consommations. C'est pour cette raison que je suis accompagnée de Romain Benquey, qui est l'un des plus grands experts de la flexibilité en France.
Luciole est l'Union pour une consommation intelligente et optimisée de l'énergie. C'est une association professionnelle regroupant une vingtaine d'entreprises, de la très petite entreprise (TPE) à l'entreprise de taille intermédiaire (ETI). Elles ont toutes développé des solutions qui permettent aux consommateurs domestiques, aux professionnels ou aux entreprises de mieux appréhender et de piloter leur consommation, de réduire leur empreinte carbone ou d'optimiser leurs coûts d'achat d'énergie.
Les membres de Luciole sont des acteurs reconnus de l'efficacité énergétique, des opérateurs de flexibilité, des éditeurs de logiciels en management de l'énergie, des fabricants de solutions d'autoconsommation solaire, des experts des marchés ou encore des courtiers en énergie. En particulier, Luciole représente sept des onze opérateurs d'effacement actuellement référencés par Réseau de transport d'électricité (RTE) et qui ne sont pas des émanations de fournisseurs d'énergie. Elle est donc l'association de référence en matière de flexibilité des consommations électriques.
Les travaux de l'association s'articulent autour de cinq axes majeurs pour l'avenir du système énergétique français. Le premier d'entre eux est celui qui nous intéresse aujourd'hui, à savoir l'essor des gisements de flexibilité de consommation électrique. Le deuxième est le renforcement des actions d'efficacité énergétique dans nos logements, les bâtiments tertiaires et tous les procédés industriels. Le troisième pan majeur est l'appropriation des données de consommation d'énergie. Le quatrième axe est le développement massif de l'autoconsommation solaire. Enfin, le cinquième est le renforcement de l'accès à l'électricité nucléaire produite en France au bénéfice de tous les Français, quel que soit leur fournisseur d'énergie.
Vous avez demandé au président d'EDF quelle était sa vision à horizon de 2050. Je me permets donc de vous partager celle de Luciole. Pour 2050, nous imaginons un système électrique qui repose sur une économie française totalement décarbonée, fondée sur deux piliers.
Le premier pilier est une consommation sobre et dont la forme horosaisonnière est optimisée par des tarifs de fourniture incitant à déplacer certains usages lorsque la production d'électricité, notamment d'origine renouvelable, est abondante. Le second pilier est un parc de production d'électricité majoritairement fondé sur des moyens de production d'origine renouvelable, incluant l'hydraulique et quelques centrales nucléaires.
Une clé de voûte soutient ces deux piliers : le gisement de flexibilité de la demande à hauteur de 15 gigawatts (GW) tel que RTE le stipule dans son rapport Futurs énergétiques 2050, et probablement quelques batteries qui permettront de pallier le manque de disponibilité du parc de production et des épisodes de pointe de consommation ou de surabondance d'énergie renouvelable.
Pour suivre cette stratégie, une trajectoire ambitieuse détaillée doit être tracée et l'atteinte des objectifs fixés doit faire l'objet d'un contrôle annuel par un organe indépendant - ce qui n'est absolument pas le cas aujourd'hui -, d'une publication des raisons qui expliquent l'écart et de son une éventuelle mise à jour. On en est très loin. Depuis les préconisations du rapport Poignant-Sido sur le développement de la flexibilité de consommation électrique, des objectifs avaient été définis. Ils ont été actualisés dans les différentes programmations pluriannuelles de l'énergie (PPE).
Malheureusement, ils n'ont pas donné lieu à une déclinaison adéquate dans la réglementation permettant de les atteindre et, excepté lors de la crise sanitaire, le retour d'expérience des acteurs n'a jamais correctement été pris en compte pour lever les points de blocage et corriger le tir.
Pourtant, sur le sujet de la flexibilité, la France a été pionnière en Europe et dans le monde. Elle a en effet introduit dans les années 1990 des tarifs de fourniture EJP (effacement des jours de pointe) qui avaient suscité un certain engouement des consommateurs. En 1996, 6 GW de flexibilité étaient activables au travers de ces tarifs : aujourd'hui, nous ne sommes plus qu'à 3,6 GW.
Par ailleurs, le cadre réglementaire français pour l'effacement de consommation est l'un des plus complets des États membres de l'Union européenne. Néanmoins, « complet » ne signifie pas applicable, ni pertinent, ni satisfaisant d'un point de vue économique. Il est donc légitime de se demander pourquoi les objectifs de développement fixés depuis le début du siècle n'ont pas été atteints.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous invite à aller à l'essentiel.
Mme Natacha Hakwik. - Nous voulons insister sur le point suivant. Différents signaux sont envoyés aujourd'hui par le réseau de transport d'électricité : les appels d'offres Effacement (AOE), Tempo, Écowatt, l'EJP, les périodes de pointe 1 (PP1) et 2 (PP2).
Nous ne comprenons pas pourquoi ces signaux sont aussi nombreux ni quels en sont les critères déclencheurs. Or, cet état de fait empêche toute anticipation et nuit à la lisibilité pour le consommateur. En outre, ces signaux ne sont pas intégrés de manière pertinente aux prix de marché.
En voici un exemple : au mois d'avril 2024, il y a eu six jours AOE. Pourtant, les prix de marché étaient quasiment nuls. Il est par conséquent très difficile au consommateur de comprendre quelle action est attendue de lui. Nous proposons donc de créer un unique signal de tension, incluant éventuellement des niveaux de risque différents.
Nous attendons également que les prix de l'énergie et de la capacité à court terme sur les marchés reflètent strictement les tensions et qu'ils rémunèrent de manière pertinente les opérateurs de flexibilité.
Enfin, nous regrettons la forte complexité des règles, qui les rend difficilement applicables. Nous demandons donc un choc de simplification pour avancer plus vite. Nous souhaiterions que les spécificités de la flexibilité soient intégrées dans la loi, mais également dans les textes réglementaires. Je pense notamment à la flexibilité à la hausse et la prise en compte de la sous-mesure, qui permettraient d'avoir un gisement mieux exploité.
M. Sébastien Pialloux, vice-président Flexibility for One Retail d'Engie. - Je vous remercie de nous avoir invités à cette table ronde. Je concentrerai mon propos sur les consommateurs résidentiels et les petits professionnels. Par flexibilité, j'entendrai non seulement effacement, mais aussi modulation de la consommation, c'est-à-dire son décalage par anticipation ou retardement.
Nous sommes présents dans cinq pays - la France, la Belgique, la Hollande, l'Australie et, depuis récemment, l'Italie - pour proposer des solutions de flexibilité, à trois niveaux.
La flexibilité structurelle repose sur les contrats proposant une option « heures pleines et heures creuses ». La flexibilité comportementale consiste à inciter les clients à réduire leur consommation sur des plages horaires de forte tension, comme nous l'avons proposé cet hiver avec le programme Écodéfi. Enfin, la flexibilité dynamique s'appuie sur le pilotage de différents équipements - radiateurs ou voitures électriques, batteries domestiques - au sein d'une centrale électrique virtuelle, afin de les coordonner.
Nous identifions trois principaux facteurs d'évolution de la consommation d'électricité qui affecteront les réseaux électriques.
Le premier est la montée en puissance de la consommation, en raison de l'essor des pompes à chaleur et des véhicules électriques. Le deuxième est le décommissionnement des actifs non carbonés, qui concernera près de 50 TWh d'ici à 2050. Le troisième est la croissance des énergies renouvelables intermittentes.
Pour répondre à ces enjeux, on peut agir sur l'amont, via des batteries ou des méthodes de pompage-turbinage, ou sur l'aval, qui devrait permettre de gérer, d'après les estimations, deux tiers de la demande de flexibilité en France et en Europe à l'avenir.
Notre but est d'aider nos clients à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre et leur facture énergétique, en leur permettant de consommer mieux - c'est-à-dire au bon moment - et moins. Et dans ce cadre, le législateur a un rôle à jouer pour que nous puissions développer la flexibilité.
Nous identifions trois points de vigilance.
Premièrement, la législation, qui a été conçue dans un environnement stable et prévisible, doit désormais s'adapter à une production variable, en raison de la montée en puissance du renouvelable. Le terme d'effacement qui figure actuellement dans la loi pourrait ainsi être amené à évoluer.
Deuxièmement, nous devons réfléchir à l'accès aux données des équipements connectés. En effet, la flexibilité dynamique repose soit sur l'installation d'un capteur, soit sur des systèmes développés par des producteurs, qu'il s'agisse de batteries électriques au sein des véhicules ou de batteries domestiques. Or il sera nécessaire de pouvoir accéder à l'état de charge de la batterie.
Troisièmement, il faut s'interroger sur l'accès aux données de consommation, c'est-à-dire aux courbes de charge. La flexibilité dynamique devra s'appuyer sur des pas de consommation très fins, à la minute ou à la seconde. Mais pour l'heure, Enedis ne transmet que des données mensuelles.
Nous avons donc trois propositions.
La première est de modifier le code de l'énergie, pour remplacer la notion d'effacement par celle de modulation de la consommation à l'article 271-2.
Deuxièmement, il importe que les coûts d'accès aux données reflètent les moyens techniques mis en place par les producteurs de données pour les échanger avec l'environnement.
Troisièmement, la facturation sur courbe de charge repose actuellement sur l'opt-in : le consommateur doit accepter de confier au fournisseur ou à des tiers ces données. Nous suggérons plutôt un mécanisme d'opt-out, grâce auquel nous aurions par défaut accès à ces données, tout en permettant au consommateur de s'y opposer.
Par ailleurs, pour les cas où l'ensemble de la chaîne de données ne serait pas transmise, il sera important d'établir des mesures de complétude afin de disposer de règles de facturation opposables.
M. Benjamin Bailly, directeur des marchés et de l'innovation de Voltalis. -Je vous remercie de cette invitation qui me donne l'opportunité de parler d'un nouveau métier. Pilier de la politique climatique, même s'il est plus discret que le renouvelable et le nucléaire, nous parlons en effet ici d'un élément indispensable : le pilotage intelligent des consommations dans le bâtiment.
D'immenses défis énergétiques sont attendus pour le système électrique d'ici à 2035 et a fortiori 2050. Nous avons déjà longuement parlé de la croissance des énergies renouvelables, de la hausse de la demande en électricité et de l'électrification de nouveaux usages.
Pour répondre à ces défis, nous avons besoin de flexibilité. Dans le passé, les centrales thermiques, dont nous souhaitons tous nous passer, étaient le principal levier de flexibilité. Nous avons désormais une autre solution : le pilotage intelligent de la consommation, qui est selon nous la pierre angulaire d'un système électrique français efficace et résilient.
Désormais, la flexibilité réside dans les bâtiments. (M. Benjamin Bailly projette une diapositive.) Vous voyez là deux éléphants dans la pièce : le chauffage dans le résidentiel et dans les bâtiments tertiaires, qui représentent un potentiel de flexibilité de consommation de 40 %.
Pour mobiliser ce gisement, il faut à la fois des automates et des opérateurs. Les premiers offrent une plus grande de fiabilité en évitant de dépendre du consommateur pour procéder à l'effacement quand les signaux arrivent. Ils sont également une garantie de facilité pour les consommateurs, dont on n'attend pas qu'ils deviennent des experts ou des traders de l'énergie, qui suivraient en temps réel l'évolution du prix de l'électricité ! Aucun risque n'est ainsi transféré vers eux. Mais pour cela, nous avons besoin de nouveaux acteurs : les opérateurs d'effacement. C'est le coeur de métier de Voltalis.
Les opérateurs d'effacement doivent s'engager pour porter les investissements nécessaires à la mise en place des automates qui permettront de piloter la consommation. Nous sommes donc des experts de la consommation intelligente.
Voltalis installe chez les particuliers un petit boîtier (M. Benjamin Bailly présente un boîtier.) particulièrement discret qui connecte l'ensemble des équipements flexibles - radiateurs, pompes à chaleur, ballons d'eau chaude. Il permet au consommateur de suivre sa consommation et de piloter ses différents usages. Nous lui offrons également des conseils et diagnostics sur sa consommation.
Mais ce thermostat est aussi un boîtier d'effacement. Il est connecté en temps réel à RTE et peut creuser l'intégralité de la courbe de charge en France au moindre signal, pour répondre à tout aléa sur le réseau - sous-production, volatilité des énergies renouvelables.
Nous installons gratuitement le boîtier chez les particuliers, sans abonnement, car Voltalis est payé pour les services rendus au réseau électrique.
Cette solution fonctionne, à grande échelle et rapidement. Nous travaillons avec plus de 600 collectivités locales. Nous avons également équipé les bâtiments de bailleurs, notamment en Essonne.
Nous avons ainsi pu nous engager auprès de RTE à hauteur de 1 GW d'ici deux ans. C'est beaucoup, mais nous pourrions aller dix fois plus vite et répondre aux problématiques du réseau électrique.
Nous recommandons donc une trajectoire ambitieuse pour l'effacement dans les bâtiments. À horizon de la prochaine PPE, d'ici à 2030, nous devons viser un gisement de 15 GW. Ce gisement est sans regret puisqu'il est à l'avantage, d'abord, des utilisateurs équipés de notre solution, qui économisent environ 15 % d'énergie par an, mais aussi de tout le monde. (M. Benjamin Bailly présente une nouvelle diapositive.). En effet, il en résulterait une baisse du prix de marché de l'électricité, ce qui permettrait aux fournisseurs d'acheter l'électricité moins cher - ce qui profiterait éventuellement à leurs clients. Une étude que nous avons commandée à un cabinet externe a démontré qu'en pilotant 10 GW de consommation, on pourrait avoir un bénéfice de 1,5 milliard d'euros sur les coûts d'approvisionnement par an pour les consommateurs français.
Pour accélérer cette technologie de pilotage de l'intelligence de la consommation, il convient d'abord de maintenir les appels d'offres effacement tels qu'ils existent aujourd'hui, en renforçant leurs ambitions en matière de volume. Pour les aligner sur les politiques pluriannuelles de l'effacement, il faudrait viser 15 GW à horizon de 2030. Ces appels d'offres maintiennent la confiance des investisseurs avec une visibilité pluriannuelle.
Ensuite, il est important de donner à l'effacement et au pilotage de la consommation les bons signaux pour s'activer sur les marchés et ainsi être rétribués dans le cadre du principe du merit order.
Sur la diapositive, la courbe représente ce qu'il s'est passé sur les heures pleines ces douze derniers mois sur le marché spot de l'énergie. Celui-ci a fortement varié. En revanche, la courbe du versement fournisseur - le montant reversé par les opérateurs d'effacement à RTE dans le cadre de leur activation sur le marché d'énergie - est restée sans discontinuité supérieure au prix spot. Ainsi, bien qu'une technologie soit installée et puisse aider à la sobriété et au pilotage de la consommation, elle n'a pas pu s'activer pendant les dix-huit derniers mois du fait de signaux mal calibrés, qui récompensent mal les consommateurs et le marché de l'électricité.
M. Vincent Maillard, président d'Octopus Energy. - Je vous remercie de nous auditionner.
Octopus Energy est une entreprise présente en France depuis huit ans. Nous desservons 280 000 compteurs en France. Le rapport annuel 2023 du médiateur de l'énergie nous reconnaît comme le fournisseur le plus fiable au regard des taux de litiges, ce qui témoigne de notre sérieux. Le groupe dessert 8 millions de compteurs dans le monde, et développe une technologie et une plateforme au service d'autres fournisseurs, en équipant 50 millions de compteurs. Nous sommes très présents dans le domaine de la flexibilité et investissons dans la production, avec des innovations autour du véhicule électrique, de la pompe à chaleur ou encore des interconnexions. Octopus Energy est présent dans huit pays dans le monde, dont les plus grands pays européens, notamment le Royaume-Uni.
La flexibilité est la clé de voûte de la transition énergétique. Elle n'est pas une nouveauté. Dans les années 1990, une demande aléatoire, fortement dépendante de la météo, a émergé avec le développement du chauffage électrique. Il a donc fallu adapter la production de base nucléaire. C'est alors que des innovations sont apparues, comme l'EJP.
Néanmoins, ce sujet a pris une importance croissante, en raison de l'électrification des usages, qui entraînera une hausse de la demande d'électricité. Par ailleurs, les énergies non carbonées les plus facilement mobilisables sont les énergies renouvelables, qui sont aléatoires. Si le photovoltaïque est relativement prévisible, c'est moins le cas de l'éolien.
On doit donc s'adapter. Or, contrairement aux années 1990, notre capacité de modulation via l'hydraulique ne pourra pas croître en proportion - d'où la nécessité de développer ces offres de flexibilité.
La possibilité d'agir sur la flexibilité passe désormais du côté du client. Le fournisseur aura un rôle clé à jouer en la matière. Pour cela, il importe avant tout d'établir un lien de confiance. En tant que fournisseur le plus fiable de France, Octopus Energy bénéficie d'une relation privilégiée avec ses clients. M. Bailly a évoqué l'enjeu relatif aux données : 95 % de nos clients, au bout d'un an, acceptent de nous donner accès à leur courbe de charge. Plutôt que de penser au travers du prisme de l'obligation, bâtissons la confiance.
Quand RTE a retenu Octopus Energy, aux côtés de TotalEnergies et d'EDF, pour l'appel d'offres sur l'effacement, nous avons envoyé un mail à nos 150 000 clients résidentiels. Près de 20 % d'entre eux, soit 30 000 personnes, y ont immédiatement souscrit. Pourtant, seuls 2 millions de foyers étaient clients de l'EJP à l'époque. Nous n'avons pas eu à installer de boîtiers. Il a suffi de leur envoyer de simples messages pour qu'ils répondent à l'appel.
Par ailleurs, on parle beaucoup de flexibilité, mais la sobriété - qui consiste à baisser sa consommation globale - est un élément très important. Nous avons lancé une offre encourageant à la réduction de la consommation, avec une incitation monétaire. Cela fonctionne aussi, de manière complémentaire avec la flexibilité. D'après nos estimations, nos clients réduisent leur consommation d'environ 5 % à 10 % par rapport à leur précédent contrat. La sobriété représente donc un levier important.
Au-delà de la sobriété, il y a l'effacement, et plus largement la flexibilité.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous invite à conclure.
M. Vincent Maillard. - J'en viens à nos recommandations.
Premièrement, il faut intégrer la réforme à la réforme globale du marché de l'électricité et au cadre post-Arenh (accès régulé à l'électricité nucléaire historique). Le projet de réforme n'est pas stable. Il risque de profiter à certains acteurs, ce qui nuirait à la confiance des consommateurs.
Deuxièmement, nous devons rendre le marché simple, concurrentiel et prévisible. Le tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe) n'est pas aligné sur les différents horaires, qui varient également selon les dispositifs. Il faut simplifier ces dispositifs.
Troisièmement, il est nécessaire de renforcer la coordination entre les acteurs.
Quatrièmement, facilitons l'accès aux données. Ramener leur délai de transmission de J+2 à J+1 serait déjà un grand progrès.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Messieurs Maillard et Pialloux, pensez-vous que le prix est un facteur incitatif fort pour encourager les clients à réduire leur consommation d'électricité ? Quelle est la part de vos clients ayant souscrit à un contrat modulable ?
L'affichage du prix de l'électricité en direct depuis l'application mobile du fournisseur permettrait-il d'influencer les comportements des consommateurs ?
Enfin, devrions-nous obliger les fournisseurs à proposer des contrats incitatifs à la flexibilité et à la sobriété ?
M. Sébastien Pialloux. - Tous nos contrats offrent une option heures pleines et heures creuses. Je vous propose de transmettre la part exacte de contrats modulables à l'issue de cette commission.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ne pouvez-vous pas l'estimer ?
M. Sébastien Pialloux. - Je ne préfère pas me prononcer.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Rassurez-moi : ce n'est pas 5 % ?
M. Sébastien Pialloux. - Non, ce n'est pas 5 %. En revanche, comme l'ont déjà souligné les travaux de votre commission, le mécanisme d'heures pleines et d'heures creuses ne reflète pas toujours ce qui se passe dans la réalité. Avec l'arrivée graduelle du photovoltaïque, en fonction de l'ensoleillement, les prix peuvent être quasiment nuls en milieu de journée : il vaut alors mieux faire chauffer son eau à midi plutôt qu'en pleine nuit. Dans d'autres pays, notamment en Australie, les prix sont négatifs pendant la journée. Les personnes qui consomment sur ces heures sont finalement rémunérées. Il faut donc faire évoluer ce mécanisme.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Comment faut-il le faire ? L'obligation de proposer des contrats incitatifs pourrait-elle répondre à ce problème ?
M. Sébastien Pialloux. - Il faut donner accès à l'information, mais cela nécessitera des investissements importants dans les systèmes informatiques pour donner un signal tarifaire en direct. De cette manière, nous donnerions de la prévisibilité aux clients. C'est ce qu'on a fait cet hiver avec Ecodéfi. Lorsque l'on savait que le réseau électrique serait chargé le lendemain, nous envoyions un mail à nos clients pour les informer que ceux qui réduiraient le plus leur consommation sur une plage horaire donnée auraient droit à une réduction sur leur facture. Ce mécanisme s'appliquait aux particuliers et aux professionnels. Il a permis d'effacer près de 3 GW. C'est donc un système qui fonctionne, mais donner accès à l'information en temps réel depuis une application mobile nécessitera d'importants investissements.
M. Vincent Maillard. - Je vous transmettrai les chiffres exacts, mais près de 50 % de nos clients ont souscrit à une option heures pleines et heures creuses. Nous avons proposé à l'ensemble de nos clients une offre d'effacement. Ceux qui ont choisi cette possibilité l'ont activée.
Votre question sur le signal-prix est double : sous quelle forme et à quel moment devons-nous l'envoyer ? En réalité, quand nous récompensons les clients qui réduisent leur consommation, nous leur envoyons un signal-prix.
Une adaptation de la législation serait d'ailleurs sans doute nécessaire pour enrichir les mécanismes de signal tarifaire. Faire payer davantage les consommateurs quand l'électricité coûte plus cher n'est pas la seule solution. Il existe d'autres manières de les inciter à réduire leur consommation.
Vous demandez s'il faut rendre obligatoires les offres d'effacement. Je pense que cela mérite un débat plus approfondi. Ce n'est pas notre position, car elle nous isolerait du reste du marché.
Mme Natacha Hakwik. - Plusieurs chiffres démontrent que le facteur prix a un effet sur la consommation des Français. D'abord, on a compté 250 000 nouvelles installations d'autoconsommation depuis la crise sanitaire, soit un doublement de leur nombre. Les Français se sont donc saisis du sujet quand ils ont vu que leur facture flambait et ont décidé de produire à titre individuel.
Ensuite, la sobriété énergétique a atteint 10 %, dépassant tous les pronostics. Ni RTE, ni Enedis n'estimaient possible, avant la crise sanitaire, un tel taux. Pourtant, les Français l'ont fait.
Enfin, les gisements de flexibilité ont quasiment doublé depuis la crise sanitaire.
Quand la facture des Français augmente, ils cherchent toutes les solutions possibles et imaginables pour la réduire. Les membres de Luciole s'en satisfont en développant leurs solutions.
Concernant l'obligation de proposer des contrats de flexibilité ou de sobriété, je vous répondrai qu'il serait sans doute peu productif de demander à un confiseur de vous aider à réduire votre consommation de sucre !
Des opérateurs tiers d'effacement offrent la possibilité aux consommateurs de profiter de la volatilité des prix de gros. En effet, les prix de gros retranscrivent des coûts de production et des tensions sur la consommation. Les consommateurs qui le souhaitent peuvent ne plus être exposés à ces prix extrêmes en valorisant leur flexibilité. Ils bénéficient ainsi d'un prix de fourniture de détail dérisqué et plus intéressant.
C'est ainsi qu'il faut voir les choses. J'espère sortir de cette audition en ayant fait comprendre à quel point la flexibilité permet de lisser les prix de détail tout en assumant que les prix de gros puissent connaître des variations importantes parce qu'ils retranscrivent des coûts ou des tensions.
M. Romain Benquey, référent sur les sujets de flexibilité au sein de Luciole. - Vous entendez d'un côté les fournisseurs qui défendent plutôt une incitation envoyée via leurs tarifs, et de l'autre, des opérateurs d'effacement qui sont plus enclins à voir leur activité se développer sans s'appuyer sur le tarif, c'est-à-dire en valorisant la flexibilité directement sur les marchés de gros et les marchés de RTE.
Il est important de ne pas opposer les deux visions, car elles sont complémentaires. On a évoqué les heures pleines et les heures creuses, les EJP et Tempo. On parle ici de décaler de gros blocs de consommation des heures pleines vers les heures creuses, ou d'annuler la consommation tout simplement les jours rouges. Le système électrique en a eu besoin, et ce sera encore le cas. Le tarif n'est pas le seul outil pour y parvenir, mais il est efficace.
En revanche, RTE nous parle dès demain de production renouvelable avec des blocs horaires, d'une montée en puissance du solaire puis de sa décroissance le soir, de l'éolien qui s'éteindra d'un coup. Or le tarif envoie des incitations à la maille de plusieurs heures. On ne pourra pas avoir cette finesse. C'est la raison pour laquelle les effacements pilotés, qui réagissent à des signaux autres que le tarif, apportent une brique supplémentaire dont nous n'avions pas besoin par le passé.
Souvenons-nous qu'il y a deux types de besoins : celui du passé, auquel il faut toujours répondre et celui de l'avenir, qui demandera une bien plus grande finesse.
Le consommateur ne pourra être laissé dans l'incertitude quant au prix qu'il devra payer son électricité à quelques minutes près, parce qu'un nuage est passé sur la France et que la consommation photovoltaïque de plusieurs gigawatts a été décalée. Certains opérateurs peuvent dérisquer, en réagissant automatiquement aux signaux afin d'équilibrer le système de manière journalière.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Monsieur Pialloux, vous indiquez qu'il faudrait remplacer le mot « effacement » par « modulation » dans le code de l'énergie. Pouvez-vous revenir sur cette proposition ?
Vous êtes favorable à la remontée automatique des courbes de charge aux fournisseurs, sauf opposition explicite du consommateur. Monsieur Maillard, j'ai senti que ce n'était pas votre cas. Quelle est votre position respective ? Selon nous, il s'agirait d'une amélioration non négligeable dans le pilotage de la consommation.
M. Sébastien Pialloux. - Concernant la rédaction du code de l'énergie, l'effacement est aujourd'hui un renoncement. Il est synonyme d'une consommation à la baisse. Or la modulation permet d'anticiper une consommation, ce qui revient à une augmentation, compensée plus tard par une diminution. En Australie, par exemple, les clients ont intérêt à consommer lorsque les prix tangentent vers zéro : on observe alors une hausse de la consommation et non un effacement.
M. Vincent Maillard. - Nous ne sommes pas favorables à l'obligation de transmission des courbes de charge. Nous sommes pour la liberté des clients. Le système actuel nous convient.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il s'agirait simplement de changer la nature de la remontée. Actuellement, nous ne remontons que les informations que les clients acceptent de transmettre. Ils seraient tout à faire libres de refuser l'accès à leurs données.
M. Vincent Maillard. - Disons que le passage de l'opt-in à l'opt-out n'est pas notre combat. Nous voulons avant tout que le Gouvernement contribue à la création d'un lien de confiance entre les clients et les fournisseurs.
Mme Natacha Hakwik. - Monsieur le rapporteur, vous soulevez un sujet majeur. Le fonctionnement en opt-in a pour conséquence que lorsqu'un consommateur s'intéresse à sa consommation - ce qui est de plus en plus le cas - et qu'il interroge un fournisseur ou un opérateur de service, celui-ci va tenter de récupérer l'historique de ses courbes de charge pour l'analyser. Mais si le consommateur n'a pas expressément autorisé l'enregistrement de sa consommation dans le compteur et sa transmission au gestionnaire de réseau, alors l'opérateur de service ou le fournisseur est dans l'incapacité de les récupérer. Il doit attendre un an, parfois deux ans.
Nous proposons donc que la consommation soit par défaut enregistrée dans le compteur, et transmise à Enedis - qui, je le rappelle, est une entreprise publique : il ne s'agit pas de confier des données à Google ! Ainsi, lorsque le consommateur a besoin d'une analyse, l'opérateur ou le fournisseur peut y accéder après en avoir obtenu l'accord. Cela fait dix ans que nous défendons cette idée. Des rapports du comité de prospective de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) l'ont également réclamé. Pourtant, rien ne bouge. Nous serions très heureux de lever enfin cette barrière.
M. Benjamin Bailly. - Soyons attentifs à ne pas instaurer des engagements par défaut à l'insu du consommateur. Par ailleurs, concernant la modulation, prenons garde à ne pas établir un cadre pour consommer plus. La sobriété reste importante.
M. Daniel Salmon. - La flexibilité est un élément essentiel pour sortir des énergies fossiles. Vous avez aussi parlé d'efficacité et rappelé que la problématique de la chaleur est un facteur important de la pointe de consommation. Ne devrions-nous pas également travailler sur l'inertie ? De plus en plus de logements sont très bien isolés, mais restent sensibles à l'arrêt de la production de chaleur.
La production solaire est effectivement plus fluctuante. On peut tout de même prévoir la pointe : on sait que c'est une production en cloche. Ne pourrions-nous pas définir un mécanisme d'heures creuses alignées sur la pointe solaire, de même que, pendant longtemps, celles-ci correspondaient aux horaires de production des centrales nucléaires ? Les prévisions météorologiques, à dix jours, peut-être davantage à l'avenir, permettent d'estimer la production. Elles pourraient s'articuler à des tarifs préférentiels adaptés.
Avez-vous des chiffres précis sur l'évolution de l'autoconsommation ? Vous avez évoqué 250 000 foyers supplémentaires depuis la crise sanitaire. Quelle production cela représente-t-il ? Est-elle intégrée à la production totale du pays ?
Enfin, l'ambition d'un programme nucléaire massif n'est-elle pas contradictoire avec la volonté d'une plus grande flexibilité ?
M. Franck Montaugé, président. - Monsieur Bailly, vous avez indiqué que nous pourrions viser 15 GW d'ici à 2030. Vouliez-vous dire 15 TWh ?
M. Benjamin Bailly. - Non, ce sont des gigawatts pour la pointe.
M. Franck Montaugé, président. - Nous pourrions donc nous passer de 15 GW de production par rapport à l'ensemble du parc ?
M. Benjamin Bailly. - Cela signifie que l'on peut baisser la pointe hivernale du matin et du soir d'environ 15 GW et assurer la résilience et l'efficience du réseau électrique en attendant l'émergence des programmes nucléaires d'ici à 2035.
M. Franck Montaugé, président. - Pour ma part, j'avais en tête 15 TWh d'ici à 2030 chez RTE.
M. Benjamin Bailly. - Après 2035, le parc nucléaire sera plus important, de même que le parc renouvelable - par nature volatil. Nous aurons besoin de flexibilité pour gérer cette volatilité et les pics de prix, afin d'éviter que le consommateur final en pâtisse. La flexibilité lissera les fortes variations liées à la volatilité du renouvelable.
M. Romain Benquey. - Si on crée des heures creuses solaires - ce qui est souhaitable - il est peu probable qu'on crée plusieurs heures creuses à 11 heures, 11h30, 12 heures... Or si vous envoyez un signal au consommateur en lui disant qu'il est très peu cher de consommer entre 11 heures et 14 heures, vous ne savez pas quand la consommation sera décalée : 11h01, 12h37... C'est laissé à l'appréciation du consommateur.
Avec des outils comme la notification d'échanges de blocs d'effacement (Nebef) et une définition de l'effacement étendue à la modulation, on peut, non seulement au sein des heures creuses, mais au sein de chaque quart d'heure - soit le pas de temps de fonctionnement des marchés vers lequel on tend -, connaître la forme de la consommation naturelle. Pour baisser les prix et lisser au maximum avec la montée en production du solaire - qui, chaque minute, est différente - on peut déplacer les blocs de consommation d'un quart d'heure vers l'autre... On atteint un degré de raffinement supérieur, pour encore optimiser au sein des heures creuses.
Cela aura encore plus de valeur : RTE parlait de plusieurs gigawatts. Il y a une rampe. La production solaire va, chaque minute, ajouter des mégawatts de production. Avec des outils élaborés, on pourra décaler la consommation. Actuellement, ce sont surtout des usages thermiques, mais demain les véhicules électriques, les pompes à chaleur et les batteries résidentielles vont permettre de déplacer la consommation. On n'aura même plus besoin de renoncer à la consommation avec ou sans perte de confort ; on pourra déplacer énormément de consommation - et cela se compte en térawattheures. On pourra mesurer précisément l'énergie déplacée, à partir d'une capacité installée de plusieurs gigawatts, pour éviter les surcoûts liés au besoin de suivre cette rampe verticale. On va au-delà des heures pleines et creuses.
M. Sébastien Pialloux. - Nous sommes assez favorables à l'idée de travailler sur l'inertie et l'isolation.
Il existe une flexibilité structurelle heures pleines-heures creuses, définie une fois pour toutes sur l'année ; sur des plages plus courtes, cela relève du comportemental ; et sur des plages encore plus courtes, c'est plus dynamique avec les centrales électriques virtuelles. Avec ces trois types de flexibilité, on doit pouvoir arriver à couvrir ce genre de situations.
Je n'ai pas de chiffres sur la part d'autoconsommation.
Engie n'est pas présente en France en ce qui concerne le nucléaire. Nos scénarios, d'ici à 2050, prévoient une augmentation de la consommation d'électricité de plus de 40 % par rapport à aujourd'hui. Le programme nucléaire permettra aussi de remplacer la sortie de centrales.
Les scénarios actuels reposent sur les usages que nous connaissons : voiture électrique et pompe à chaleur. Qu'en sera-t-il des usages futurs, notamment de la consommation des data centers liés à l'intelligence artificielle ? Ce sera une question pour les pays hébergeant ces data centers. Nous n'en sommes qu'aux prémices ; de nouvelles consommations peuvent survenir.
M. Daniel Salmon. - C'est un sujet de société !
M. Vincent Maillard. - Selon certains, le nucléaire serait tellement merveilleux qu'il rendrait inutile le besoin de flexibilité. C'est complètement faux. Dans les années 1990, l'électricité nucléaire et le chauffage électrique se sont développés en parallèle de l'EJP ou de Tempo, des offres de flexibilité, car un moyen de base ne répond pas à la pointe. La seule manière d'avoir une demande qui fonctionne pendant 500 à 1 000 heures, ce sont les moyens fossiles. Quel que soit l'état de la nature, nous aurons besoin de flexibilité.
Mme Natacha Hakwik. - L'autoconsommation est un régime datant de 2016 en France, issu du dispositif d'obligation d'achat de 2006. Actuellement il y a 400 000 installations, dont 250 000 implantées il y a moins d'un an et demi. Cela montre l'engouement des Français au regard de l'augmentation des prix de l'énergie. À titre de comparaison, l'Allemagne compte 4 millions d'installations, les Pays-Bas ont dépassé les 3 millions. Il n'y a donc pas moins d'autoconsommation dans les pays du Nord. Le marché espagnol a démarré en 2021, et compte 500 000 installations : il nous a déjà dépassés alors que son cadre réglementaire date de moins de deux ans.
Nous portons des propositions pour lever les barrières à l'autoconsommation. Aujourd'hui, l'obligation d'achat, principal contrat choisi par les Français lorsqu'ils installent des panneaux solaires, prévoit que l'énergie produite est intégrée dans le portefeuille d'approvisionnement d'EDF. Je ne suis donc pas capable de vous dire combien cela représente en puissance et en énergie.
M. Franck Montaugé, président. - La flexibilité fait l'objet, en termes de propositions de services et de technologies, d'un marché à part entière, dont vous êtes des acteurs. Sur quelle base vous rémunérez-vous, sans rentrer sans les détails ? Sur les économies réalisées par le consommateur ?
M. Benjamin Bailly. - Nous avons un business model simple. Nous supportons l'investissement des automates permettant de piloter la consommation et de faire des économies d'énergie. En moyenne, avec notre solution, les gens réalisent 15 % d'économies d'énergie par an. En échange, nous captons les revenus liés au service rendu au réseau électrique sur les différents marchés de l'électricité : mécanisme de capacité, mécanisme Nebef...
M. Romain Benquey. - Les modèles sont variés dans notre association qui représente plusieurs membres. Les opérateurs de flexibilité ont la possibilité d'intervenir sur les marchés de gros - j'inclus les services de RTE, même si c'est un peu différent. En intervenant sur ces marchés, ils sont rémunérés pour les volumes de flexibilité activés. Cela n'empêche pas le consommateur d'avoir un tarif de détail qui peut rester assez plat, ou moins exposé. C'est l'opérateur qui prend le risque d'aller sur le marché, de piloter la demande pour acheter et vendre de l'électricité, comme un producteur peut le faire sur le marché de gros et se rémunérer avec. Le consommateur n'a pas forcément à endosser ce risque.
M. Franck Montaugé, président. - Vous contractualisez, par exemple, avec un gros consommateur, et vous intervenez auprès de lui et sur le marché ?
M. Romain Benquey. - Oui. Il y a différentes rémunérations possibles sur le marché : les rémunérations capacitaires, plutôt assurantielles, nous rémunèrent au cas où le système a besoin de nous ; tandis qu'avec les rémunérations de type énergie, l'opérateur est payé pour les blocs d'énergie activés et donc récupère ses revenus. Cela permet de financer le coût pris en charge par la plupart des opérateurs, au bénéfice du consommateur.
M. Vincent Maillard. - Les clients consomment un peu moins à un moment et reportent leur consommation : c'est une modulation de la flexibilité.
Lorsque nous incitons, nous achetons un peu moins d'énergie lorsqu'elle est chère, et plus quand elle est peu chère. Sur les marchés ou auprès de nos contreparties, nous aurons un prix d'achat plus faible et gagnerons ainsi par la baisse de notre coût d'approvisionnement. On en restitue une part aux clients - actuellement, presque 100 %. À terme, on en prend une partie pour développer notre modèle et fournir d'autres services aux clients comme de l'énergie verte. Nous vendons toujours strictement en dessous du tarif réglementé de vente.
M. Franck Montaugé, président. - Vous vous substituez au fournisseur ?
M. Vincent Maillard. - Nous sommes fournisseurs.
M. Franck Montaugé, président. - À la fois d'énergie et d'outils de pilotage associés ?
M. Vincent Maillard. - Tout à fait. Certains pensent que les confiseurs vendent des sucreries en permanence. Nous, notre métier est de vendre du moins sucré et d'aider les gens à moins consommer. C'est très simple : nous avons un coût d'approvisionnement plus faible, et on le restitue au client.
M. Franck Montaugé, président. - Quelle est la limite entre l'économie « délibérée », possible, et l'économie contrainte ? Certains clients peuvent s'y retrouver par rapport à des solutions de flexibilité, d'autres n'en ont pas les moyens. Est-ce un sujet qui vous importe ? C'est un peu la dimension sociale du sujet...
M. Romain Benquey. - Les deux sont souvent liés, car la plupart des opérateurs proposent en plus du service de modulation un service soit de conseil, soit de programmation, par les thermostats connectés, pour faire des économies. Certains clients, grâce à la programmation, réalisent des économies jusqu'à 20 ou 30 %. Ce n'est pas un prérequis. Ceux qui se chauffent déjà en deçà de ce qu'ils voudraient ou ne gaspillent pas peuvent être équipés de services de flexibilité. Pour du décalage de consommation, sans renoncement au confort qui est parfois minime, on peut déplacer des blocs de consommation, apporter des services au réseau et au marché et obtenir une rémunération. Les deux sont liés, mais peuvent vivre aussi l'un à côté de l'autre. Même si un consommateur ne fait pas preuve d'une grande sobriété, cela peut engendrer de la flexibilité et on peut lui apporter le service.
Mme Natacha Hakwik. - Lorsqu'on arrête une solution de chauffage dans un logement mal isolé, il y a moins d'inertie, donc une perte de chaleur beaucoup plus rapide et une perte de confort. Évidemment, il y a un lien ; c'est la raison pour laquelle il faut isoler les logements.
M. Sébastien Pialloux. - Différents modèles de rémunération coexistent chez Engie. Avec la flexibilité comportementale, on rémunérait les clients les plus vertueux.
En France, avec la flexibilité dynamique liée aux radiateurs électriques, nous installons à nos frais un boîtier. C'est gratuit pour le client, qui a accès à des services pour mieux gérer sa consommation d'énergie. En général, la consommation est réduite de 15 à 20 %. Nous nous rémunérons ainsi sur les recettes de flexibilité. Pour que ce soit rentable, il faut avoir un certain volume.
M. Benjamin Bailly. - On parle de confort des utilisateurs. Pour atteindre des gigawatts, il faut gérer une grande masse, soit 15 à 30 % des consommateurs, et non 1 ou 2 %. Il faut le faire régulièrement et sans que nos clients s'en rendent compte. C'est très important. Dans les années 1980 et 1990, cela a fonctionné avec les contacteurs d'eau chaude heures pleines-heures creuses : les consommateurs ne savaient même pas qu'ils avaient cela.
Nous devons avoir des experts opérateurs qui prennent la main en préservant le confort, c'est-à-dire en sachant comment économiser selon les logements. Grâce à nos données, nous savons si les personnes peuvent supporter 4, 20 ou 30 minutes d'arrêt, car tous les logements ne sont pas isolés de la même façon. Pour parvenir une masse, il ne faut pas toucher au confort. C'est un sujet-clé.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Le mécanisme Nebef vous semble-t-il efficient et adapté ? En cas de prix bas, voire très bas, on a l'impression que l'opérateur n'a pas intérêt à faire d'effacement, alors qu'on pourrait en avoir besoin. Et en cas de prix haut, il a intérêt à en faire beaucoup, alors que cela pourrait ne pas se justifier. Même si c'est votre business, ne faudrait-il pas revoir le Nebef ?
M. Benjamin Bailly. - C'est un marché qui envoie le bon signal, à savoir le signal prix, avec la limite du versement : lorsque le versement est calculé sur des bases différentes de la réalité du prix, les opérateurs ne peuvent pas faire d'effacement sur les marchés.
M. Romain Benquey. - Je suis ravi que vous nous interrogiez sur le Nebef, sujet qui cristallise de nombreuses tensions. Certaines parties ont des positions extrêmement contrastées sur le sujet, y compris sur le versement. Sans entrer dans le détail du versement, sur lequel on pourrait passer des années - la France n'est toujours pas sortie de ces discussions -, le mécanisme fonctionne. Il a été créé il y a dix ans, alors qu'il fallait écrêter les pointes. Actuellement, on a besoin de décaler de la consommation ; ce mécanisme ne sait pas le faire et c'est normal. À l'époque, ce besoin n'existait pas.
Il faut rafraîchir le mécanisme et le compléter pour qu'il soit capable de tenir pour cette deuxième génération de flexibilité de la demande.
Comme les marchés de gros, le Nebef a connu, ces dernières années, le choc des prix extrêmes, en hauteur et en volatilité. Ce choc n'était pas prévu. Comme sur les marchés de gros, cela a eu des conséquences inattendues et plutôt négatives. On s'est retrouvé avec un signal de versement qui n'avait plus rien à voir avec la valeur de l'électricité à un instant T.
Comme le marché de gros, le versement mérite une réforme - qui n'est pas forcément liée à notre accord ou non avec son niveau et sa structure. Il faut plutôt savoir si le niveau de versement et la façon dont il est construit lui permet de résister aux chocs, maintenant que nous savons que le marché peut s'emballer. Il faut adapter la formule de versement pour être sûr que le signal d'effacement est bien celui du prix de l'électricité à un instant T et non un an avant ou après. Il doit refléter les fondamentaux du moment.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Le mécanisme de capacité - et les appels d'offres en découlant - doit s'achever en 2026. Faut-il le reconduire à l'identique ou le réformer ? Comment ? Le principe de l'appel d'offres est-il bien adapté au développement d'une filière d'effacement ? Un guichet ouvert fondé sur un complément de rémunération capacitaire ne serait-il pas plus adapté ?
M. Romain Benquey. - Le marché de capacité et les appels d'offres effacement sont actuellement deux sujets différents. Collectivement, nous le regrettons. Il fut un temps où l'appel d'offres effacement n'était qu'un complément financier au marché de capacité, qui avait vocation à booster les capacités d'effacement en leur accordant une meilleure rémunération capacitaire.
C'est la première demande que nous portons sur le mécanisme de capacité et l'appel d'offres : refusionner les deux pour que l'appel d'offres effacement soit bien un signal prix, un complément de rémunération par rapport à un produit clair et connu de tous. L'appel d'offres effacement existe depuis 2008, avec chaque année un cahier des charges différent : il a fallu s'approprier, chaque année, un nouveau produit. C'est complexe et néfaste au développement de la filière. Nous aimerions donc le réintégrer au marché de capacité.
Nous souhaitons avoir de la visibilité sur le prochain marché de capacité, qui selon nous pourrait prendre le relais de l'appel d'offres effacement. Potentiellement, on pourrait très bien avoir un marché de capacité qui favorise le développement des effacements avec un certain volume réservé au développement de capacités décarbonées ou flexibles, et des plafonds de prix ou des niveaux de rémunérations supérieurs pour dynamiser la filière. Il est possible de fusionner les deux.
Sans me prononcer sur la solution du guichet ouvert, il serait préférable de disposer d'un mécanisme de soutien moins rigide et moins risqué que l'appel d'offres actuel. Celui-ci n'intervient qu'une fois par an. Une fois par an, il faut remettre une offre, éventuellement en anticipant le futur plan de développement pour indiquer à RTE combien de mégawatts on souhaite remplir. Ce n'est pas toujours facile. Un guichet ouvert a le mérite de coller un peu plus à la réalité du développement actuel d'un opérateur, mais d'autres modèles sont possibles. On peut améliorer le système actuel, qui a tout de même d'énormes vertus : il a eu notamment le mérite de dynamiser une filière non encore arrivée à maturité, mais qui est bien lancée.
M. Benjamin Bailly. - Nous avons mis en place depuis 2022 des appels d'offres pluriannuels, donnant une visibilité sur plusieurs années aux opérateurs d'effacement : en conséquence, nous avons vu les capacités en matière d'engagement multipliées entre 5 et 10, grâce à cette visibilité pour investir.
Nous sommes là pour construire plus de flexibilité à horizon 2030 -2035. C'est le rôle de l'État de donner une visibilité de volume et une stabilité de rémunération, pour que les acteurs puissent trouver les investisseurs pour accroître le parc et les usines.
M. Franck Montaugé, président. - Je voulais vous interroger sur votre écosystème et vos relations avec l'État sur ces enjeux considérables pour l'intérêt national.
Monsieur Bailly, vous appeliez de vos voeux l'intervention d'opérateurs experts pour que les opérations de flexibilité propres au consommateur leur soient neutres. Votre domaine comprend beaucoup d'innovation et de recherche. L'intelligence artificielle, ou du moins la gestion de données de masse tenant compte des caractéristiques des logements, des profils de consommation, permettra-t-elle d'aller dans le sens d'un pilotage automatique et presque transparent pour le consommateur, car adapté à l'enjeu d'économies ?
M. Benjamin Bailly. - Tout à fait. Nous le faisons déjà depuis de nombreuses années. Nous avons plus d'un million d'équipements connectés pour lesquels on remonte des données chaque minute. Nous avons donc collecté des tétramilliards de données que nos data scientists peuvent analyser pour que nous prenions les bonnes décisions afin d'optimiser la consommation d'énergie.
M. Franck Montaugé, président. - Où est alors le problème ?
M. Benjamin Bailly. - Il faut aller plus vite et avoir plus de visibilité, sur le long terme.
M. Franck Montaugé, président. - Ce serait le rôle des pouvoirs publics pour accélérer la mise en oeuvre de ces solutions ?
M. Sébastien Pialloux. - Les mécanismes de capacité et les appels d'offres effacement prennent fin respectivement fin mars et le 15 avril 2026. Il y a un risque de période blanche sur l'hiver 2026-2027 si une loi n'est pas votée à temps sur ces mécanismes.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie.
Audition de M. Pierre Jérémie, ancien directeur adjoint du cabinet de Mme Agnès Pannier-Runacher, ancienne ministre de la transition énergétique, le 15 mai 2024
M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Pierre Jérémie, en sa qualité d'ancien directeur adjoint du cabinet d'Agnès Pannier-Runacher, ancien ministre de la transition énergétique.
Avant de vous donner la parole, M. Jérémie, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pierre Jérémie prête serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons de 2035 et 2050.
Nous centrons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. Celui-ci est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
Vous avez été au coeur de la décision publique en matière d'énergie et notamment d'électricité ; c'est pour cette raison que nous avons souhaité vous entendre. Nous souhaitons, en effet, éclaircir certains sujets à très forts enjeux pour l'avenir énergétique de notre pays.
Le coeur de notre audition va donc porter sur deux sujets : ce que certains appellent l'accord post-Arenh (accès régulé à l'électricité nucléaire historique) de novembre 2023, qui visait officiellement à réguler le prix de la production nucléaire d'EDF après 2025, et le difficile problème des concessions hydroélectriques.
Je dis « ce que certains appellent l'accord post-Arenh », car nous sommes nombreux à nous interroger non seulement sur le contenu réel, mais aussi sur la forme de ce qui nous paraît n'être qu'un pseudo-accord. Pourquoi avoir choisi cette modalité, très informelle et non concertée avec les autres acteurs intéressés, notamment le Parlement ? Pourquoi, surtout, avoir validé ce contenu, qui, loin d'assurer une régulation, semble consacrer une nouvelle libéralisation du marché de l'électricité ? Comment d'ailleurs est-on passé d'une régulation par contrat pour différence-, ou CFD (Contracts for Difference), négociée avec ardeur par le Gouvernement à Bruxelles, à une absence de vraie régulation, qui se caractérise notamment par une absence de prix plancher, pourtant sécurisante ?
Sur les concessions hydrauliques, comment sortir de l'immobilisme de quinze ans sur ce dossier, alors que l'électricité hydroélectrique est décarbonée, pilotable, rentable ? EDF semble prôner le passage à un régime d'autorisation ; cependant, les documents et analyses dont nous disposons semblent indiquer que c'est précisément le régime dont la Commission européenne ne veut pas. Vers quoi faut-il se diriger ?
Voilà les grands thèmes sur lesquels notre rapporteur et nos collègues vont vous interroger. Nous vous proposons de dérouler cette audition de la façon suivante : vous présenterez votre travail et vos réflexions en dix minutes, à la suite de quoi nous passerons à un temps de questions-réponses, en particulier avec notre rapporteur, puis par les autres membres de la commission.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Deux grands sujets nous intéressent dans votre audition : d'une part, le post-Arenh, les discussions qui ont eu lieu entre l'État et EDF mais aussi avec la Commission européenne à propos des éventuelles contreparties, qui pouvaient effrayer EDF, et, d'autre part, la meilleure façon de sortir du blocage dans lequel nous nous trouvons depuis quinze ans pour l'hydroélectricité.
Nous vous avons adressé des questions par écrit, nous avons reçu des réponses, mais nous tenions tout de même à vous recevoir.
M. Pierre Jérémie, ancien directeur adjoint du cabinet de Mme Agnès Pannier-Runacher, ancienne ministre de la transition énergétique. - Dans mon propos luminaire, je vais définir le champ et le périmètre de mon intervention.
En qualité de chef de bureau à la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC) chargé des marchés de l'électricité, puis de conseiller au ministère délégué chargé de l'industrie, et enfin en tant que directeur adjoint du cabinet de la ministre de la transition énergétique, j'ai effectivement eu à connaître pendant six années des questions que vous évoquez.
Mes fonctions s'inscrivaient dans le strict champ d'intervention des deux ministères en question, c'est-à-dire successivement assurer la réindustrialisation du pays et notre compétitivité-coût, puis assurer le succès de la transition énergétique et des engagements inscrits dans le discours de Belfort. Ces fonctions consistaient à apporter à la ministre et aux membres du Gouvernement les conseils qui me paraissaient les plus pertinents, sur le fondement de travaux reposant sur la micro-économie et l'économie de la régulation, d'analyses juridiques assises sur le droit sectoriel, la jurisprudence et les pratiques de la Commission européenne. Je me suis efforcé d'apporter dans ce champ les meilleurs conseils possibles, en m'attachant aux exigences de rigueur méthodologique et critique, de stricte impartialité et d'honnêteté intellectuelle que commande l'importance des enjeux liés à ces questions. Je crois que les travaux sur ces deux thématiques ont été menés, pour ce qui concerne les échanges interministériels, de manière constructive et efficiente.
J'en viens maintenant au premier sujet que vous évoquiez.
Le 25 septembre 2023, le Président de la République a réaffirmé l'intention de l'exécutif quant à la régulation du marché de l'électricité en des termes non ambigus : « Il n'y a pas d'écologie qui soit compétitive si on a un prix de l'électricité dont on ne reprend pas le contrôle et qui, en quelque sorte, ne nous permet pas d'être soutenable à la fois pour nos entreprises et pour nos ménages. [...] nous pourrons en octobre véritablement annoncer les prix de l'électricité qui sont compatibles avec cette compétitivité et qui vont donner de la visibilité à la fois aux ménages et à nos industriels et avoir des prix qui nous mettent dans une situation tout à fait favorable et compétitive au niveau européen. »
Assurer un lien, tel qu'exprimé par le Président de la République, entre factures des consommateurs résidentiels comme professionnels et structure de coûts du système électrique est un objectif constant inscrit dans le code de l'énergie et réaffirmé par le législateur en 2010, en cohérence avec les objectifs de la loi de nationalisation de 1946 et le programme du Conseil national de la Résistance. Cet objectif avait fondé le choix d'une organisation monopolistique publique permettant de faire reposer les tarifs des factures sur des coûts.
Depuis 1996, les gouvernements successifs, quelque soient les majorités, ont choisi, en cohérence avec nos engagements européens, d'intégrer les systèmes électriques nationaux et d'ouvrir à la concurrence l'amont, c'est-à-dire la production électrique, et l'aval, c'est-à-dire la fourniture d'électricité aux consommateurs. Pour autant, rien dans le fonctionnement du marché de l'électricité, quelle qu'en soit l'organisation, ne garantit automatiquement de lien entre prix et coûts complets du système. Il faut donc choisir entre le fait d'assumer d'exposer le consommateur à des prix qui soient le reflet pur de l'équilibre entre offre et demande et le fait de mettre en place une régulation rétablissant ce lien après le jeu du marché. En effet, en micro-économie, la théorie de l'équilibre général a démontré, depuis le milieu des années 1950, que les prix ne sont égaux aux coûts de production que sous des conditions précises, notamment de concurrence parfaite et d'information totale des agents, conditions qui ne sont trivialement pas vérifiées dans la plupart des marchés de l'électricité de l'Union européenne, tout particulièrement en France. Affirmer ainsi que le simple fait de passer à des contractualisations plus longues, sans changement parallèle de la structure concurrentielle du marché ou intervention publique, ferait nécessairement converger les prix vers les coûts ne reposerait sur aucun fondement issu de l'économie scientifique et serait entaché d'une erreur de raisonnement.
Par surcroît, pour l'électricité, il est établi, depuis le milieu des années 1950, que les prix de marché sont, sous cette hypothèse de concurrence parfaite, dirigés par le coût marginal des installations. Ce n'est que sur le très long terme, avec des hypothèses de concurrence parfaite et de caractère adapté du parc d'installations, c'est-à-dire de l'équilibre entre centrales de pointe et centrales de base, que l'on peut garantir alors que les prix couvrent adéquatement les coûts fixes et donc les coûts complets du système. Il est évident que, d'une part, il n'existe pas de concurrence parfaite sur le marché français et qu'elle n'est pas aisément réalisable, et que, d'autre part, le caractère adapté du parc impliquerait de n'avoir aucune rigidité à l'ouverture ou à la fermeture de centrales électriques, ce qui n'est pas non plus réalisable en pratique.
Au-delà de toutes ces considérations théoriques, en pratique, les prix de marché sont trop volatils, les technologies évoluent trop vite pour qu'il soit possible de figer un parc adapté et le marché ne peut donc à lui seul exprimer un juste prix assurant la stricte couverture des coûts complets. Une intervention publique est donc économiquement nécessaire pour assurer l'adéquation entre coût complet de production et prix payé par les consommateurs.
C'est à la ministre qu'il faut donner crédit pour le succès inespéré obtenu lors de la négociation du règlement Market design, le 17 octobre 2023, en Conseil de l'Union, qui a permis de doter le marché européen de l'électricité d'un cadre nouveau apte à intégrer l'ensemble des capacités décarbonées, grâce à un recours technologiquement neutre à deux couvertures de long terme :
- les Power Purchase Agreements (PPA), librement négociés entre producteurs et acteurs de marché ;
- et les CFD, contrats pour différence, intermédiés par les pouvoirs publics, en particulier pour les technologies les plus intenses en capital.
Ce cadre répond aux positions défendues lors de la négociation par les autorités françaises, aux positions défendues par EDF jusqu'en 2022 et au consensus des économistes du secteur. Il tire profondément les conséquences du retour d'expérience de la crise énergétique, mais également de l'impact des périodes de prix bas entre 2015 et 2019 sur le système électrique français et européen, ainsi que d'une décennie d'échanges entre les autorités françaises et la Commission européenne. Aujourd'hui, tous les États membres de l'Union ont ainsi la faculté d'impartir des contrats pour différence sur leurs installations, aussi bien existantes que nouvelles, nucléaires comme renouvelables, et d'asseoir les flux financiers qui en découlent sur leurs consommateurs. Au travers de ces contrats, le texte offre ainsi une possibilité de régulation, permettant de traiter les cas où le libre jeu du marché ne conduirait pas à dégager des prix égaux aux coûts, notamment en cas de concurrence imparfaite ou d'asymétrie d'information. In fine, cela permet de faire bénéficier durablement les consommateurs des justes coûts complets du système plutôt que des prix de marché volatils dépendant des coûts des centrales marginales. Dans le même temps, cela permet également, en période de prix de marché bas, de sécuriser les coûts complets des producteurs, notamment pour les technologies les plus intenses en capital. Enfin, cela permet d'assurer l'articulation entre ces couvertures et la participation de l'ensemble des volumes d'énergie au marché européen, parachevant ainsi son intégration nécessaire à notre sécurité d'approvisionnement collective.
Ce règlement constitue un cadre de marché résilient aux perspectives de la transition. En effet, selon toute vraisemblance, nous verrons lors de la transition les prix osciller de plus en plus entre des périodes de prix nuls ou négatifs, correspondant aux périodes où les centrales renouvelables non « dispatchables » sont marginales, et des périodes de prix dirigés par les quelques centrales fossiles subsistantes, de plus en plus élevés. Comme Réseau de transport d'électricité (RTE) nous l'avait indiqué lorsque j'étais encore en fonction, sans sécurisation du prix de l'énergie, ce risque-prix conduira à rendre plus cher l'accès au capital, tant pour les producteurs d'électricité - c'est d'ailleurs l'une des raisons de fond pour lesquelles on a recours à ce type d'instrument pour les technologies renouvelables - que pour les consommateurs, qui doivent investir dans la décarbonation ; or ils le font d'autant mieux qu'ils disposent de visibilité de long terme sur les prix de l'électricité et donc sur leur structure de coûts. Via cet effet sur le coût du capital, choisir un scénario plus ou moins régulé a ainsi un effet sur le prix de l'électricité et donc sur le coût pour la société de réaliser sa transition vers la neutralité carbone. Tel est le sens qui me paraît devoir être donné à l'expression du Président de la République que je citais précédemment.
Le cadre issu du règlement Market design offre ainsi à la France et à ses partenaires européens les facultés utiles au succès de sa transition énergétique au meilleur coût pour la collectivité, en cohérence avec le mandat donné par l'exécutif, tout en poursuivant l'intégration d'un marché unique européen de l'énergie.
C'est également aux ministres de porter la responsabilité des décisions prises pour le cadre français, qui ont conduit aux annonces de novembre 2023, au terme d'importants travaux interministériels. Je comprends que votre commission d'enquête a déjà sollicité et obtenu un ensemble exhaustif de notes et documents de travail que le cabinet, comme l'administration, avait produits pour instruire les différentes options possibles pour le cadre de marché français futur, éclairer les risques juridiques et les impacts pour les consommateurs dans leurs différentes catégories. Ces travaux témoignent des efforts visant à assurer une information exhaustive et impartiale des ministres sur ces questions, ainsi que sur les conséquences de leurs décisions. Ces documents et l'ensemble des travaux de votre commission permettent d'éclairer les enjeux comparés du modèle de marché retenu, non régulé, par rapport aux options régulées qui avaient également été considérées.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La France a négocié la possibilité de recourir à des CFD, y compris sur le nucléaire historique. Vous avez indiqué qu'EDF était d'accord avec cette position jusqu'en 2022. Que s'est-il passé ensuite qui l'a fait changer d'avis ?
M. Pierre Jérémie. - Je ne suis pas en mesure de dire pourquoi la position d'EDF a changé, mais, à ma connaissance, la position de cette entreprise était favorable à ce schéma jusqu'à la fin de 2022. Puis, à partir de 2023, le groupe a changé de position, en faveur d'une approche sans CFD.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ne savez-vous pas pourquoi ? Vos contacts à la Commission européenne vous ont-ils donné l'impression qu'il pourrait y avoir des contreparties importantes demandées à EDF si l'on adoptait le principe de CFD sur le nucléaire historique ?
M. Pierre Jérémie. - Sur la question de savoir quelle serait la nature des contreparties si un CFD était imparti sur le parc nucléaire historique, la Commission a souligné que toute aide d'État, quelle qu'elle soit - un plancher de prix dans un contrat pour différence, une recapitalisation future qui ne satisferait pas le test de l'» investisseur avisé », pour reprendre les termes de la Commission, une reprise de dette ou une aide au nouveau nucléaire -, dès lors qu'elle profite à une entreprise en position dominante, implique des « remèdes concurrentiels ». Cela découle directement du traité ; à cet égard, il faut citer les paragraphes 63 et 64 des lignes directrices de la Commission applicables en matière d'aide d'État au climat, à la protection de l'environnement et à l'énergie (LDAEE) : « L'article 107, paragraphe 3, point c), du traité autorise la Commission à déclarer compatibles avec le marché intérieur les aides destinées à faciliter le développement de certaines activités [...], mais uniquement "quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges dans une mesure contraire à l'intérêt commun" ».
L'application de cette condition négative nécessite premièrement une appréciation de l'effet de distorsion de l'aide en question sur les conditions des échanges. Par sa nature même, toute mesure d'aide engendrera ou risquera d'engendrer des distorsions de concurrence et aura un effet sur les échanges entre États membres car elle renforcera la position concurrentielle des bénéficiaires. C'est donc sous cet angle que la Commission considère la question.
Aux termes du paragraphe 68 des mêmes lignes directrices, « Même lorsque l'aide ne renforce pas directement le pouvoir de marché, elle peut le faire indirectement en dissuadant l'expansion des concurrents existants ou en provoquant leur éviction [...]. Il convient [donc] d'en tenir compte, en particulier lorsque la mesure de soutien cible un nombre limité de bénéficiaires spécifiques ou lorsque les opérateurs historiques ont acquis un pouvoir de marché avant la libéralisation du marché, comme c'est parfois le cas sur les marchés de l'énergie. » Le texte de la Commission est donc relativement explicite.
Pour cette évaluation, la Commission réalise ensuite ce qu'elle appelle un « test de proportionnalité » : elle met en balance les effets positifs de l'aide avec les effets négatifs qu'elle peut avoir sur la concurrence et sur les échanges. Un bon exemple de la manière dont la Commission applique ce critère est la décision SA 40454 datée du 15 mai 2017 relative à l'aide à la construction de la centrale à gaz de Landivisiau : « Dans sa décision d'ouverture, la Commission a rappelé que les LDAEE exigent que la mesure d'aide envisagée ne renforce pas indûment la position dominante de l'opérateur historique sur le marché. La Commission a ainsi rappelé qu'en France “les marchés de production et de fourniture d'électricité sont fortement concentrés et dominés par l'opérateur historique EDF, qui contrôle actuellement environ 85 % du marché de détail et plus de 90 % du marché de la production d'électricité” ». Ainsi, la Commission a toujours clairement exprimé que toute mesure d'aide, y compris le CFD, à un opérateur dominant, ce qui est le cas d'EDF sur le marché français, tant en amont qu'en aval, conduirait nécessairement à des remèdes concurrentiels.
En ce qui concerne la forme de ces remèdes, la Commission a effectivement un biais en faveur des remèdes dits a priori, c'est-à-dire garantissant par conception que l'aide ne pourra pas renforcer la position dominante indûment et ne nécessitant pas un contrôle continu. Cela s'oppose aux remèdes a posteriori, qui encadrent le comportement de l'opérateur mais supposent un contrôle continu de ce comportement par la Commission. Dans le cadre de remèdes a priori, un angle d'analyse particulier de la Commission réside dans la prévention des subventions croisées, qui consiste à s'assurer que l'aide à l'activité aidée est compartimentée et ne peut servir à développer d'autres activités du même groupe, donc à renforcer la position dominante dans d'autres secteurs.
Par conséquent, la Commission va étudier comment le CFD, s'il est imparti sur le nucléaire existant, peut être utilisé pour développer d'autres activités, afin de circonscrire cette aide.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Si le CFD a été négocié, c'était pour l'utiliser, sinon je n'en vois pas l'intérêt. Or, si le prix plancher du CFD correspond aux coûts complets du parc historique, en quoi cela renforcerait-il la position d'EDF ?
M. Pierre Jérémie. - En période de prix bas, les activités sous CFD ont la garantie de pouvoir exister en couvrant leurs coûts complets, alors que des activités ne bénéficiant pas de la même protection ne le pourraient pas. Cela crée une différence de traitement sur le marché.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est bien ce qu'il se passe pour les énergies renouvelables, non ?
M. Pierre Jérémie. - Oui, tout à fait.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Et quelles sont alors les contreparties demandées ?
Je ne vois pas bien en quoi cela renforce la position dominante de l'opérateur...
M. Pierre Jérémie. - Le fait que l'institution d'un CFD au profit d'une entreprise en position dominante renforce son activité électronucléaire en période de prix bas a toujours constitué un point d'inquiétude pour la Commission européenne. C'est sous cet angle qu'elle envisage la question.
Je peux comprendre votre perplexité et ce que je décris ne correspond pas à ma position personnelle ; c'est le reflet de ma compréhension de la pratique de la Commission.
On pourrait également arguer que la renonciation à de la création de valeur additionnelle en période de prix hauts - le CFD réserve aux consommateurs de la valeur en de telles périodes - est censée s'équilibrer avec la valeur apportée au parc en période de prix bas. On pourrait ainsi défendre qu'il ne s'agit jamais que d'une forme de péréquation entre différentes périodes temporelles, à l'instar de ce qu'il se passe pour la sécurité sociale : les périodes prix hauts paient pour les périodes de prix bas, même si la comparaison n'est peut-être pas très heureuse. C'est un argument que nous avions développé auprès de la Commission, quand j'étais à la DGEC, entre 2018 et 2020, mais nous n'avons pas réussi à la convaincre.
M. Franck Montaugé, président. - Je considère la position de la Commission comme stigmatisante à l'égard d'EDF et de son parc historique. Peut-on faire un lien entre l'abandon du recours à un CFD et l'abandon d'un démantèlement comme celui que prévoyait le projet Hercule ? Autrement dit, si EDF avait été démantelée conformément à ce projet, un CFD pour le nucléaire historique aurait-il été accepté par la Commission, puisque la position concurrentielle d'EDF aurait été moins dominante ?
M. Pierre Jérémie. - Très bonne question. Le lien avec Hercule a été évoqué à de nombreuses reprises dans les travaux interministériels de l'année dernière. Pour y avoir participé pendant deux années à la DGEC, tant en interministériel que lors des échanges avec la Commission européenne, je crois qu'il ne peut pas être déduit des travaux relatifs à Hercule que toute aide à EDF sous forme d'un plancher impliquerait nécessairement des remèdes structurels tels que ceux qui étaient envisagés avec Hercule. L'aide du CFD implique des remèdes concurrentiels dont le format reste à définir.
D'après ma compréhension, le détourage structurel du groupe était l'objectif visé par les promoteurs du schéma Hercule. Il s'agissait de structurer EDF autour d'une société mère à capitaux publics - EDF bleu, si j'ai bien compris -, portant les activités jugées les plus souveraines, au premier rang desquelles la production nucléaire française. Cette société EDF bleu aurait détenu une structure fille - EDF vert -, porteuse d'activités jugées moins stratégiques, dont on ouvrirait le capital à des investisseurs tiers afin d'en financer le développement. L'organisation d'ensemble et les activités placées dans Vert ou dans d'autres filiales de Bleu a beaucoup évolué au cours des échanges, il n'y a pas de grand schéma stabilisé, mais un point constant était que l'activité de Bleu se concentrait autour du nucléaire français et qu'elle demeurait à capitaux très largement, voire intégralement, publics.
Pour assurer la viabilité de ce schéma sur le plan financier, il était nécessaire de sécuriser la trajectoire financière d'EDF bleu, d'après ce que j'avais compris, en particulier en cas de prix bas. En effet, comme ce périmètre n'était plus intégré avec d'autres activités qui ont des revenus très stables dans le temps, notamment les réseaux ou l'activité commerciale, il était nécessaire d'apporter une sécurisation publique ; c'était ce que le CFD apportait.
Ce que montre donc Hercule, c'est que si l'on souhaitait réaliser une certaine restructuration du groupe, pour un certain nombre de raisons, il était alors nécessaire d'instituer une possibilité de CFD sur le nucléaire. Et pour que ce CFD réponde aux critères de la Commission, il y avait d'autres contraintes additionnelles dans cette évolution structurelle du groupe.
Toutefois, entendons-nous bien, l'objectif était de faire une opération de structure et c'était pour pouvoir faire cette opération que l'on cherchait à promouvoir le CFD. Si l'on part du principe que l'on souhaite autoriser les CFD et que l'on cherche les remèdes concurrentiels minimaux qui le permettraient, la question se pose en des termes nouveaux et le débat change de nature.
Par ailleurs, il y a, me semble-t-il, une autre erreur de raisonnement qu'il convient de corriger, c'est celle qui consiste à dire que toute réduction de l'intégration amont-aval - le fait de ne plus avoir l'amont et l'aval dans la même entité légale - conduirait nécessairement à une perte d'optimisation et de performance industrielle du groupe.
Il est exact, selon la théorie économique, que la cooptimisation de toutes les centrales à l'amont, c'est-à-dire le fait qu'il y ait un intégrateur centralisé qui choisisse les programmes d'arrêt des centrales de manière intégrée ou le fait de coordonner ce programme d'arrêt avec le programme du parc hydroélectrique, présente des gains pour la collectivité et qu'il est légitime d'avoir une coordination entre ces activités, sauf à mettre en place des mécanismes extrêmement lourds de mise en oeuvre de marché complémentaire. C'est, en revanche, beaucoup moins net pour l'intégration amont-aval, car le marché révèle en théorie toute l'information. Du reste, on observe que beaucoup de concurrents européens ou internationaux d'EDF, y compris parmi ceux qui exploitent des parcs nucléaires, ont une moindre intégration amont-aval, avec des entités spécifiques qui portent l'exploitation du nucléaire et d'autres la valorisation de l'électricité ; or leurs performances industrielles sont comparables ou supérieures à celles d'EDF concernant l'exploitation de leur parc nucléaire. Ainsi, le lien entre performance industrielle et intégration dans une seule et même entité légale me paraît devoir être, à tout le moins, discuté.
Si l'objectif est de permettre des CFD sur le nucléaire existant sans avoir un choix a priori d'organisation du groupe, la question se pose à l'envers et l'on entre alors avec la Commission dans une discussion de nature différente : étant donné le CFD, quel est le plus petit niveau de mesure organisationnelle qui permettrait à ce CFD d'être compatible avec le traité ? La pratique de la Commission est alors d'échanger avec l'État membre pour définir des remèdes, qui se situent le long d'une gradation :
- un placement des volumes issus du parc amont sur les marchés de gros selon des rythmes encadrés, sans nécessairement imposer de découpage structurel ; à ce sujet, on peut observer que la Commission de régulation de l'énergie (CRE) a constaté elle-même qu'il serait, dans une certaine mesure, nécessaire d'encadrer la manière dont les volumes nucléaires se placent sur les marchés de gros pour maintenir la sécurité juridique des tarifs réglementés après 2026 ;
- la mise en place d'une comptabilité séparée, en gardant la même structure légale et une mobilité du personnel, mais avec des périmètres comptables différents, afin d'en contrôler les coûts d'une manière transparente pour le régulateur ;
- une séparation structurelle entre amont et aval - c'est bien évidemment ce que les autorités françaises ne souhaitent pas -, dans laquelle de nombreux points devraient être discutés, comme les mobilités.
Bref, il y a toute une gradation, un spectre d'options, et c'est dans ce champ que se jouerait la négociation avec la Commission, afin d'essayer de préserver autant que possible l'intégrité structurelle du groupe, qui présente évidemment une sensibilité politique et sociale pour l'ensemble des parties prenantes.
L'exemple du nucléaire belge est à cet égard très éclairant. Electrabel a une position dominante en amont - selon la Commission, le marché reste encore très fortement concentré - et la Commission a pris à son sujet deux décisions. La première a été prise le 17 mars 2017, concernant la prolongation de trois tranches. La Commission n'avait alors pas imposé de remède structurel, elle avait simplement imposé que les volumes du nucléaire belge soient placés sur les marchés de gros de manière très encadrée et sous supervision des autorités publiques, avec d'autres mesures, notamment fiscales. La seconde décision date du 21 juillet 2023, dans le cadre de l'accord-cadre entre Engie et le gouvernement belge pour la prolongation de deux autres tranches, pour un coût estimé entre 1,6 milliard et 2 milliards d'euros d'investissement additionnel. Or cette prolongation est adossée à un CFD, donc c'est très éclairant pour nous. Il s'avère que, pour cette prolongation, il y a bien eu un détourage des deux tranches, qui a, d'ailleurs, été envisagé avant même que la Commission ne l'ait imposé, au stade de l'accord entre Engie et les autorités belges. On peut par ailleurs observer dans la presse que l'exécutif belge ne voit pas de difficulté à se prévaloir des conditions compétitives de son nucléaire régulé pour son attractivité industrielle ; en témoigne notamment un article dans le journal L'Écho du 11 mai dernier.
J'ajouterai deux points.
En premier lieu, selon les échanges que j'ai eus avec la Commission en 2023, le règlement Market design institue ce que l'on pourrait appeler une présomption de compatibilité : comme il existe une disposition dans le droit sectoriel permettant de recourir aux CFD, y compris sur le nucléaire existant à l'occasion des prolongations, la Commission devrait en tenir compte. Sans doute, les deux législations opèrent dans des champs séparés, mais il existe un lien de présomption entre les deux. Par ailleurs, le cas belge de prolongation de tranches nucléaires par un CFD constitue un précédent intéressant pour mettre en place ce type de schéma et peut refléter une doctrine de la Commission en matière de remèdes.
En second lieu, le CFD peut également, par sa conception même, apporter des remèdes proconcurrentiels. Prévoir un acheteur unique qui s'interpose entre le producteur et des fournisseurs est une manière d'y parvenir, parce que cela réduit le contrôle du producteur sur la manière dont il vend son électricité. C'est d'ailleurs ce que nous faisons pour les renouvelables et c'est ce que nous devrons faire lorsque nous mettrons en place les CFD bidirectionnels que nous impose le règlement Market design.
Une autre piste intéressante consisterait à creuser la doctrine de définition des marchés pertinents, afin d'examiner si le fait d'imposer un CFD ne fait pas évoluer la nature même des marchés sur lesquels EDF intervient. En effet, il existe un fil de doctrine en droit de la concurrence en Allemagne, selon lequel les volumes de production placés sous CFD ne sont pas considérés comme opérant sur le même marché que les volumes placés sur le marché libre. C'est logique, puisque l'acheteur des volumes sous CFD est l'État ou est complètement encadré par l'État, ce qui n'est pas le cas des volumes dont le producteur a la disposition. À cet égard, la Bundeskartellamt, l'autorité de concurrence fédérale allemande, dans ses décisions Stadtwerke Unna et MBB, qui ne sont pas traduites en français, a indiqué considérer que les volumes sous CFD relevaient d'un marché différent et donc que, sur le reste du marché, l'opérateur qui a ces volumes se retrouvait dans une position concurrentielle réduite. La Commission a conscience de cette interprétation en droit de la concurrence des autorités allemandes, puisqu'elle la cite sans conclure dans une affaire sur la concentration entre RWE et E.ON : c'est l'affaire M.8871 du 26 février 2019. À ce stade, la Commission ne paraît pas avoir retenu cette ligne d'interprétation, mais il faut savoir qu'elle existe et qu'elle permettrait d'utiliser favorablement un CFD pour réduire la position dominante à l'amont.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous avons le sentiment qu'EDF a eu peur de contreparties et a plaidé contre les CFD, car elle ne voulait pas de plancher. Les services de l'État ont-ils produit des simulations des conséquences de cet accord en cas de prix bas pendant une longue durée ? On a l'impression qu'EDF et le Gouvernement ont pensé que les prix resteraient élevés. Le prix de 70 euros par mégawattheure était intéressant. Y a-t-il eu des simulations de prix bas pour EDF et pour les consommateurs ?
M. Pierre Jérémie. - Le cadre annoncé en novembre dernier ne prévoit pas de prix plancher : en cas de prix bas, les consommateurs en bénéficient intégralement. C'est d'ailleurs l'un des atouts du cadre retenu pour les consommateurs. Pour ce qui concerne l'impact pour le producteur, il m'est difficile de commenter l'évolution actuelle des prix de gros, qui ont beaucoup baissé et qui se situent actuellement à des niveaux inférieurs au « coût CRE », c'est-à-dire à 60 euros de 2022 par mégawattheure pour tous les horizons postérieurs à 2026 sur les marchés à terme, car il faudrait les mettre à jour.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je ne vous demande pas de les commenter, je vous demande s'il y a eu des simulations.
M. Pierre Jérémie. - Je dispose à cet égard d'un jeu de transparents remontant à la période où j'étais en fonction, daté du 9 octobre 2023 et réalisé par les équipes d'EDF et timbré du groupe. Il est intitulé « Suite réunion de convergence n° 2 - Compléments » et je l'avais porté en annexe de la note du 11 octobre 2023 que la directrice générale de l'énergie et du climat et moi-même avions cosignée et qui avait été présentée en réunion interministérielle. Ces transparents montrent les effets sur la trajectoire financière d'EDF et pour les consommateurs de différents scénarios de prix, notamment d'un scénario de prix durablement bas - appelé « Indicatif prudent » -, qui correspond peu ou prou aux prix observés sur les marchés à terme depuis le début de l'année. Les transparents comparaient le scénario proposé par le groupe et celui de 270 térawattheures plafonné à 70 euros par mégawattheure, considéré comme intermédiaire à l'époque. Dans ces deux scénarios, de manière indifférente - comme il n'y a pas de plancher dans ces scénarios, dès que le prix de marché est inférieur à 70 euros, la situation est la même -, l'endettement financier du groupe atteignait 106 milliards à 107 milliards d'euros à la fin de la décennie. Or, la ministre l'a indiqué dans son audition, il était conventionnellement considéré que, au-delà de 90 milliards d'euros d'endettement financier net du groupe, on sortait d'un niveau soutenable.
Néanmoins, je le répète, mon champ était le droit de l'énergie et de la régulation sectorielle, non le pilotage financier des entreprises publiques, qui relève d'un autre ministère.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - À quel moment précis, selon vous, la position de l'État a-t-elle évolué, abandonnant la production de 270 térawattheures plafonnés à 70 euros par mégawattheure avec un CFD ?
M. Pierre Jérémie. - Il m'est difficile de vous donner une date, mais, en tout état de cause, les schémas reposant sur un CFD étaient encore envisagés début 2023. Nous avions produit un schéma relativement finalisé, qui avait été présenté en interministériel et qui était synthétisé dans un ensemble de notes, et ce schéma détaillé avait été représenté à la ministre par note du 27 juillet 2023.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La position a donc changé entre juillet et novembre 2023 ?
M. Pierre Jérémie. - À partir de l'été 2023, on s'est orienté vers des schémas sans plancher, considérant qu'EDF n'en voulait pas, notamment en raison de cette inquiétude sur les remèdes concurrentiels, sous les réserves mentionnées précédemment. Comment est-on passé de schémas de plafond, avec un certain volume de térawattheures à un certain prix, vers un schéma de plafonnement fiscal progressif ex-post avec une politique commerciale diversifiée ? Je dirais que cela s'est fait de manière assez progressive dans la discussion à partir de septembre, mais à la toute fin, la négociation était menée par les ministres au plus haut niveau, donc je ne participais pas à l'ensemble des échanges.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Avez-vous une idée de la façon dont les éléments présentés par le ministre de l'économie et le président d'EDF pourraient être mis en oeuvre concrètement ? On a du mal à percevoir comment cela peut fonctionner en pratique.
M. Pierre Jérémie. - Il y a eu des interrogations substantielles sur la manière de faire fonctionner un système ex-post au sein de l'État mais également lors de consultations avec les principaux représentants des consommateurs. La CRE a également produit des écrits sur la meilleure manière de maintenir la réplicabilité, la transparence des pratiques commerciales de l'acteur dominant dans un système de prélèvements ex-post. Néanmoins, la ministre l'a indiqué lors de son audition, il y avait un précédent, le mécanisme fiscal de captation des recettes inframarginales, mis en place au cours des deux dernières années. Le fonctionnement pratique de ce dispositif incite à une certaine prudence, car il y a eu des difficultés à anticiper les montants concernés dans la programmation budgétaire, et la CRE a rappelé ses difficultés en matière d'équité concurrentielle s'il sert de façon pérenne au fonctionnement du marché.
Néanmoins, je n'ai pas identifié dans mes recherches de notes ou d'écrits produits par l'administration ou le cabinet soutenant l'option d'une approche ex-post.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - On ne sait donc pas comment cela va fonctionner, est-ce bien ce qu'il faut comprendre ?
M. Pierre Jérémie. - Il y a un mécanisme fiscal en place actuellement, qui présente des défauts mais qui est une esquisse de la façon dont peut fonctionner un schéma ex-post.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Faudra-t-il donc partir du schéma du prélèvement de la rente inframarginale ?
M. Pierre Jérémie. - C'est le comparable le plus proche dont nous disposions. Je n'ai pas retrouvé d'analyse technique expliquant pourquoi ce choix a été fait.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Le cabinet n'a-t-il pas été consulté sur ce sujet et le ministère de l'économie n'avait-il pas anticipé la mise en oeuvre de ce schéma ?
M. Pierre Jérémie. - La meilleure ligne d'analyse qui existe sur ce sujet est, à mes yeux, la note du 11 octobre 2023 que Mme Mourlon et moi avons signée, qui explicite les mérites comparés de schémas ex-ante de plafonnement de prix sur un certain volume et de schémas ex-post progressifs, et qui conclut en faveur de schémas de type 270 térawattheures à 70 euros par mégawattheure, tout en soulignant que, eu égard à la sensibilité du sujet, il convient de renvoyer la décision à l'échelon politique, discussion à laquelle je n'ai pas été associé.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous avons l'impression qu'il n'y a pas eu beaucoup de contrats signés. Cela va-t-il décoller, selon vous ?
M. Pierre Jérémie. - Il est difficile pour moi de vous répondre sur ce sujet, je ne suis plus en fonction depuis le 11 janvier 2024.
Néanmoins, je pense comme vous qu'il est important de faire un bilan quantitatif du déploiement de la politique commerciale, qui était au coeur de l'engagement scellé dans l'accord. Sur ce point, je comprends de la lecture de la presse qu'une mission a été confiée à MM. Janes et Darmayan, qui me paraissent présenter toutes les qualités pour mener cette analyse de manière transparente et impartiale.
Le 20 novembre 2023, j'ai proposé dans une note d'organiser un tel suivi du respect des engagements en matière de politique commerciale par des tiers indépendants, en analysant le déploiement des contrats par EDF et en veillant à prévoir une étude quantitative, car c'est une chose de compter le nombre de contrats, mais encore faut-il connaître les volumes concernés, s'il s'agit de lettres d'intention ou de contrats fermes, etc. Il a été choisi de ne pas procéder ainsi et de passer dans un premier temps par les organes de gouvernance du groupe ; je comprends qu'une mission a été confiée par le ministre Lescure à MM. Janes et Darmayan. Cela permettra de faire un bilan objectif.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - L'exemple américain de la régulation nucléaire me semble intéressant. Qu'en pensez-vous ?
M. Pierre Jérémie. - Je vous ai transmis une carte assez éclairante à cet égard. Avant de la décrire, je rappelle que, en économie, corrélation n'est pas causation : ce n'est pas parce que l'on observe une corrélation entre deux phénomènes qu'il existe forcément un lien causal entre eux. Néanmoins, l'exemple américain a une certaine valeur démonstrative, en tant qu'expérience réelle.
Aux États-Unis, pour la fixation des prix de l'électricité, le choix entre un modèle régulé et un modèle d'ouverture à la concurrence de la production et de la fourniture relève non du gouvernement fédéral, mais de chaque État. Ainsi, des États comme le Texas, la Californie, les États du nord-est ou encore des Grands Lacs ont choisi des schémas « unbundlés », comme on dit en bruxellois, c'est-à-dire avec une ouverture à la concurrence de l'amont et de l'aval, quand d'autres États, par exemple au sud-est, ont conservé des schémas tarifaires assis sur l'empilement des coûts de l'opérateur historique, ressemblant à ce que nous faisions en France jusqu'en 2012.
Ce qui est intéressant, c'est de superposer cette carte avec celle des parcs nucléaires : on observe que les États qui concentrent les fermetures de tranches nucléaires sont plutôt ceux qui ont des modèles d'exposition au marché de leurs installations de production, tandis que les États dont les parcs nucléaires se maintiennent, voire se développent, sont plutôt ceux qui ont des modèles de tarification par empilement des coûts. On peut citer deux cas topiques.
Le premier est celui de la Géorgie, où le producteur d'électricité, Georgia Power, pratique des tarifs qui ressemblent beaucoup aux tarifs bleu, jaune et vert que la France avait historiquement, propose des tarifs heures pleines-heures creuses, a presque des effacements de jour de pointe ; bref, cela ressemble énormément à ce que nous avons connu. Or cet État a des tranches nucléaires et en construit des nouvelles ; l'opérateur continue sa vie économique et poursuit le développement de son activité, tout simplement parce que les coûts sont, quoi qu'il arrive, couverts par les consommateurs et régulés par une autorité de régulation.
De l'autre côté, dans l'État de New York, il y a eu énormément de travaux pour essayer de maintenir le parc nucléaire local tout en exposant en même temps les tranches de production au marché. Beaucoup d'instruments complémentaires ont été utilisés - un mécanisme de capacité, une tarification carbone, tout un échafaudage théorique assez complexe -, mais, in fine, un fait demeure : c'est l'un des États où les tranches nucléaires ont fermé. La question de savoir si les tranches nucléaires de cet État demeuraient viables face à des prix de marché avait été examinée par les instances de gouvernance d'EDF en 2019, au moment de la cession d'une participation dans Constellation Energy, l'opérateur local ; on avait étudié comment des évolutions réglementaires potentielles du mécanisme de capacité de l'État de New York pouvaient affecter la viabilité de ces centrales.
Ainsi, ces réflexions comparées ont déjà eu lieu, même si, je le répète, une corrélation ne permet pas nécessairement de déduire un lien de causalité, d'autant que la situation économique des États américains diffère, que les contraintes réglementaires peuvent varier, de même que les choix politiques de sortie du nucléaire. Cela étant, cette superposition me paraît informative.
M. Franck Montaugé, président. - Du point de vue du prix pour le consommateur, que donnent ces exemples ?
M. Pierre Jérémie. - J'avais fait cet exercice pour la ministre, donc cela doit figurer dans l'une des notes que vous avez demandées. J'y décrivais la grille tarifaire de Georgia Power pour de gros consommateurs industriels. En tout état de cause, cette information est publique.
Du reste, en matière d'hydroélectricité, les grilles tarifaires d'Hydro-Québec sont toutes publiques également.
M. Franck Montaugé, président. - Les États sont-ils autonomes ? Comment se passent les connexions entre États ?
M. Pierre Jérémie. - Les États-Unis sont un marché intégré, ce pays est, à certains égards, mieux intégré que le marché intérieur européen, lequel, du point de vue économique, reste composé d'un ensemble de sous-marchés ayant chacun leur propre juridiction. En revanche, en matière d'électricité, l'intégration du système européen est allée beaucoup plus loin que l'intégration du système électrique américain. En pratique, le système électrique américain demeure subdivisé en plaques - soit à l'échelle d'un seul État, comme au Texas, qui est relativement îloté, soit à l'échelle régionale -, avec des flux d'électricité possibles entre plaques régionales. Néanmoins, le marché est nettement moins bien intégré qu'en Europe. À cet égard, l'intégration complète du marché européen au pas horaire et le fait d'être allé au bout de la démarche d'intégration de nos systèmes électriques nous apportent une bien plus grande sécurité d'approvisionnement. Nous le constatons, sinon annuellement, du moins régulièrement, quand le système électrique américain subit des black-out ou connaît des moments de tension extrême, alors que nous avons réussi à faire face à une crise aussi forte que la conjonction de la crise ukrainienne et d'un choc de disponibilité du parc français.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous pouvons passer au sujet des concessions hydroélectriques.
Il y a trois options : la mise en concurrence, réclamée par la Commission européenne, le système d'autorisation, pour lequel plaide EDF, et la quasi-régie.
Quel est votre sentiment pour sortir de ce blocage qui dure depuis quinze ans et qui empêche certains investissements ? Que préconiseriez-vous ?
M. Pierre Jérémie. - Sur le régime concessif hydroélectrique, j'avais produit une note assez détaillée, datée du 23 octobre 2023, qui résume l'ensemble des enjeux juridiques du sujet ; je ne sais pas si elle figure parmi celles que vous avez sollicitées auprès des archives.
Il convient, me semble-t-il, de reprendre l'ensemble du problème.
Le traitement du parc hydroélectrique français est effectivement un point historique de difficulté avec la Commission européenne dans tous les débats qui portent sur EDF et, plus généralement, sur l'organisation du marché français. Il y a eu deux mises en demeure successives de la Commission au cours des dix dernières années :
- une mise en demeure de la DG COMP, donc au titre de la concurrence, sous la référence 2015/2187 : cette mise en demeure est relative à l'attribution à EDF et au maintien à son bénéfice de l'essentiel des concessions hydroélectriques françaises et à sa compatibilité avec les articles 106, alinéa 1 - l'absence de maintien au profit des entreprises publiques d'avantages exclusifs contraires au traité -, et 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne - prévention des abus de position dominante - ;
- une mise en demeure de la DG GROW, donc au titre du marché intérieur, sous la référence 2018/2378, qui est relative au respect de la directive « concessions » ; cette mise en demeure fait suite à une première procédure de 2003 - on est donc dans le temps long... - et est relative au droit de préférence confié à EDF pour la suite des concessions. Ce droit de préférence a été éteint en 2008, quand les autorités françaises se sont engagées à mettre en concurrence, mais la mise en concurrence n'a toujours pas été réalisée.
Il y a donc deux sujets.
Le premier est un sujet de droit de la concurrence : la France maintient-elle au profit d'un acteur historique, au travers du mode de fonctionnement de ses concessions, un avantage exclusif qui protège indûment sa position dominante ? Là encore, il s'agit non de mon analyse mais de celle de la Commission.
Second enjeu : le traitement des concessions est-il compatible avec la directive 2014/23/UE dite « concessions » ? Aux termes de cette directive, lorsqu'un objet relevant du régime concessif arrive au terme de la concession, on fait face à une alternative : soit on remet en concurrence la concession, soit, par dérogation, on place l'objet concédé en quasi-régie. Dans ce second cas, le traitement de cette concession doit remplir, aux termes de l'article 17 de la directive, trois conditions cumulatives : le contrôle de l'État doit être analogue à celui que ce dernier exerce sur ses propres services ; plus de 80 % des activités de la quasi-régie doivent être exercées dans le cadre des activités concernées ; la quasi-régie ne doit pas comporter de participation de capitaux privés, à l'exception de capitaux privés n'ayant aucune capacité de contrôle ou de blocage.
Pendant très longtemps, comme la piste d'une mise en concurrence avait été plutôt exclue en France, au regard notamment de la très vive sensibilité du sujet pour les territoires concernés et les organisations syndicales, la seule piste restante était le placement en quasi-régie, qui permettait de consolider dans un seul bloc l'activité hydroélectrique. C'est du reste cette piste qui était envisagée quand j'étais en fonction à la DGEC, entre 2018 et 2020. Au demeurant, cette piste ne fait pas l'unanimité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Aucune piste ne fait l'unanimité...
M. Pierre Jérémie. - En particulier, on peut observer que les organisations syndicales sont relativement prudentes quant à cette option, voire la refusent, car elles sont très attachées à l'intégration de l'activité au sein du groupe EDF. Les pistes envisagées historiquement peuvent être la nationalisation des barrages dans les trois entités respectives ou la mise en place dans un service d'intérêt économique général (Sieg), schéma pour lequel la Commission avait fait preuve d'une très grande fermeture quand nous l'avions envisagée pour le nucléaire existant.
Par conséquent, après quasiment dix ans d'échanges, les difficultés à trouver une solution pour sortir de ce débat par le haut ont conduit EDF à chercher d'autres pistes, notamment celle que vous avez évoquée et qui nous a été présentée au début de 2023. Il s'agissait de proposer la sortie du régime concessif - l'État reprenait l'intégralité des barrages en pleine propriété -, puis le transfert de plein droit des ouvrages de barrage au titulaire actuel de la concession, avec un droit de préférence, contre paiement, en cas de transfert avant l'échéance de la concession, d'une indemnité à l'État correspondant au montant annualisé des redevances restantes non versées ainsi que d'une soulte représentant la valeur de l'ouvrage définie par une expertise tierce.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Sait-on à quel montant cela correspondrait ?
M. Pierre Jérémie. - Je ne crois pas avoir eu connaissance à l'époque du montant correspondant au rachat par EDF des ouvrages.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quelques milliards d'euros ?
M. Pierre Jérémie. - Il m'est difficile de me prononcer sur un montant, puisque cela relève d'un autre ministère.
Je tiens tout de même à souligner que cette approche de bascule en autorisation est profondément disruptive du point de vue des principes. Il s'agit en effet de revenir sur le principe de placement au sein du domaine public inaliénable des ouvrages établis dans les fleuves, principe qui remonte non pas à la Révolution française mais à l'Ancien Régime, à l'édit de Moulins de 1567. Cet édit plaçait dans le domaine royal inaliénable les ouvrages fluviaux situés dans la juridiction du parlement de Paris. Ce principe est resté intouché par les législateurs depuis quasiment 500 ans.
Au-delà de cet argument d'autorité, on peut observer que nos prédécesseurs avaient choisi, voilà plus de cent ans, dans la loi Concession, un régime concessif, certainement pour des raisons de cohérence avec ce principe de propriété publique des ouvrages installés dans les fleuves.
Or il convient d'être prudent à l'égard des solutions nouvelles prétendant lever toutes les difficultés d'un problème auquel toutes les administrations successives et EDF ont échoué à trouver une solution pendant quinze ans ; par nature, les solutions miracles imposent une certaine prudence méthodologique...
Pour autant, cette solution paraissait intéressante et elle méritait d'être examinée avec diligence, car elle permettait, selon l'entreprise, de dépasser le débat sur la remise en concurrence des concessions et qu'elle avait déjà fait l'objet de présentations informelles par EDF vers l'externe. Il convenait de l'expertiser de manière approfondie.
Nous avons donc veillé à analyser cette piste de bascule en régime d'autorisation. À titre personnel, j'avais identifié un certain nombre de risques juridiques, sur lesquels je pourrai revenir si vous le souhaitez. Cela m'avait conduit à proposer à la ministre, avec le conseiller chargé de cette question, des éléments prudents en vue de son audition de l'été 2023 par la commission des affaires économiques et celle de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat sur ce sujet. On peut citer ces points.
D'une part, il y a les positions très tranchées de certains fournisseurs alternatifs, qui avaient qualifié cette approche de « provocation » et qui avaient signalé qu'il conviendrait en tout état de cause de trouver une solution à part pour la Compagnie nationale du Rhône, ce qui a pu être envisagé.
D'autre part, les risques juridiques que j'avais identifiés à l'été 2023 ont été confirmés par les analyses tant des services que des cabinets de conseil juridique du ministère. Une note d'avocat du cabinet Linklaters, qui figure probablement dans les documents que vous avez sollicités, montre qu'il existe des difficultés, d'une part, au regard de la liberté d'établissement figurant à l'article 49 du traité, puisqu'en réservant les barrages au bénéfice de l'acteur qui les possédait auparavant, on limite la capacité d'établissement de nouvelles entreprises dans ce secteur de l'hydroélectricité en France ; d'autre part, au regard du principe de transparence, parce qu'il n'y aurait pas de mise en concurrence quand le droit de suite serait utilisé. Là encore, c'est l'analyse de Linklaters du droit sectoriel, puisque l'article 3, alinéa 4 de la directive, dispose que les États membres doivent veiller à garantir « des conditions de concurrence équitables dans le cadre desquelles les entreprises sont soumises à des règles transparentes proportionnées non discriminatoires, notamment en ce qui concerne l'octroi d'autorisation ».
Il y aurait également un problème du point de vue du droit des aides d'État, puisque ces autorisations seraient transmises de plein droit à un prix qui ne serait pas fixé dans une procédure concurrentielle. La Commission avait des interrogations, qu'elle nous a ensuite confirmées, sur le fait que ce prix soit bien le reflet juste de la valeur des ouvrages et non pas un « prix d'ami ».
Enfin, il y avait des interrogations au regard du droit constitutionnel français, puisqu'il existait, selon Linklaters, un risque d'entorse au principe d'égalité, notamment parce que les candidats à l'achat des ouvrages n'étaient pas placés sur un pied d'égalité, ainsi qu'un risque au regard de la liberté d'entreprendre.
Il nous apparaissait donc que cette piste comportait un certain nombre de risques juridiques. À la suite d'échanges avec EDF, des contre-mesures avaient été envisagées, mais elles ne semblaient pas de nature à écarter ces risques, selon Linklaters.
Nous avons malgré tout souhaité approfondir la discussion avec la Commission et voir s'il existait un chemin de passage avec eux en dépit de ces risques. Nous avons eu un premier échange en novembre 2023, qui traitait de plusieurs sujets de manière exploratoire. Nous avons notamment parlé de l'accord que nous avons évoqué en début d'audition.
La question de l'hydroélectricité a, elle, été l'objet exclusif d'un échange avec la Commission le 15 décembre 2023, en présence des services du ministère de la transition énergétique, de représentants du ministère de l'économie et des finances et de représentants du groupe EDF. Lors de cet échange, dont vous avez sollicité le compte rendu, la Commission a apporté deux informations. La première est que la totalité des risques juridiques que Linklaters nous avait signalés dans la note que je vous mentionnais avait été identifiée. La seconde était une position de grande fermeture face à cette option.
Je reprends le compte rendu : « La DG concurrence indique que le problème est identifié depuis longtemps. Il serait plus sage selon elle de prendre le temps. Pour l'instant, la réponse est non, non et non. On peut continuer d'en parler pour voir s'il y a un chemin qu'on ne voit pas à ce stade, mais la réponse de la commissaire ne sera jamais oui, peut-être. À date, il n'y a d'argument ni en antitrust, ni en aide d'État en faveur de ce schéma. Si une solution doit être trouvée, elle ne passera pas par là. »
C'est sur la base de ce compte rendu que nous avons quand même décidé d'instruire cette piste, pour laquelle nous avions préparé des écritures législatives à inscrire dans l'avant-projet de loi sur la souveraineté énergétique. Il reviendrait ensuite aux ministres de poursuivre en conscience dans cette voie, d'assumer les risques juridiques et d'entrer en négociation avec la Commission pour essayer de trouver un chemin avec elle. Une autre option était de réexaminer la piste de la quasi-régie, la compatibilité avec la directive « concessions » étant indiscutable selon la Commission. La question était alors d'assurer la plus grande flexibilité possible à la gestion des RH, ce qui préoccupait au premier chef les partenaires sociaux : qu'advient-il des salariés entrés dans l'hydro en pensant pouvoir faire carrière dans les autres branches du groupe et qui voient leur évolution bloquée ? Cette préoccupation me semble légitime.
Ou alors, devons-nous aller vers la mise en concurrence, approche qui paraît ne présenter aucune acceptabilité politique et sociale ?
Tel était l'arbitrage qui devait être rendu, mais comme mes fonctions ont pris fin le 11 janvier, je n'ai pas la réponse.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Si vous étiez encore en fonction, diriez-vous que c'est la quasi-régie qui aurait votre préférence ?
M. Pierre Jérémie. - La quasi-régie présente davantage de sécurité juridique. La solution nous éviterait des discussions pénibles avec la Commission.
En revanche, elle a un certain nombre d'inconvénients, notamment sur le plan de la cooptimisation entre le nucléaire et l'hydro. Or il est légitime que le nucléaire et l'hydro puissent être cooptimisés. Cela apporte une valeur à la société.
Par ailleurs, il y a un sujet social, notamment à cause de la mobilité des salariés. La sécurité juridique me paraît quand même être la question prégnante. À travers différentes lois, nous avons cherché à apporter un peu de sécurité juridique pour débloquer les investissements dans l'hydro. Il convient en tout cas de trouver une solution rapide afin de faire les investissements nécessaires.
M. Franck Montaugé, président. - Vous nous dites qu'il n'y a aucune chance que le régime de l'autorisation soit mis en oeuvre et validé par Bruxelles. C'est très sensiblement différent de ce que l'on a pu entendre à l'occasion de certaines auditions.
M. Pierre Jérémie. - Mon opinion se fonde sur les derniers échanges que j'ai eus avec la Commission, le 15 décembre 2023. Ces échanges tendaient à conclure qu'il n'existait pas de chemin juridique pour faire fonctionner le mécanisme de bascule en autorisation. Il a pu y en avoir d'autres depuis, à un niveau plus politique.
J'ajoute qu'il y a un sujet tout particulier avec les concessions échues. La Commission n'admet pas le principe des délais glissants et que l'on ait maintenu la jouissance de la centrale au bénéfice de l'exploitant en place. La Commission considère qu'il n'y a pas de titre légal de présence sur ce barrage. Le fait de régulariser une telle situation les choque.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Et il y en a de plus en plus, j'imagine.
M. Pierre Jérémie. - Oui, en toute logique. Plus on attend, plus il y aura de vide juridique.
Le régime de la loi de 1919 est un régime de concession de 80 ans. Or il y a eu deux grands moments de l'hydroélectricité en France. Un premier dans l'entre-deux-guerres et un second dans les années 50 et 60. On vit aujourd'hui l'arrivée à échéance des concessions de 80 ans, donc mises en place jusqu'en 1944. C'est l'essentiel du stock. Viendra ensuite la vague qui a été lancée dans les années 50 et 60.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Est-ce EDF ou le Gouvernement qui ne veut pas de la mise en concurrence ?
M. Pierre Jérémie. - C'est difficile à dire. Cette piste de la mise en concurrence n'a jamais été évoquée comme une piste de travail envisageable par l'État ou le groupe EDF pour des raisons d'acceptabilité sociale et politique.
M. Franck Montaugé, président. - Est-ce que les questions sociales que vous soulevez pourraient trouver une solution législative ?
Qu'entendez-vous par cooptimisation ?
Est-ce que le coût des investissements varie en fonction de la formule retenue ?
M. Pierre Jérémie. - Il y a eu des travaux entre 2019 et 2021 dans le cadre d'Hercule, puisqu'il fallait bien trouver une solution si nous voulions avancer avec la Commission. C'était traité par un autre bureau que le mien à la DGEC, donc je n'ai pas les détails de cette voie et des réflexions qui avaient pu être conduites à l'époque.
Vous m'interrogez sur la cooptimisation. Lorsque l'on cherche à évaluer à quel prix une centrale hydroélectrique doit vendre l'électricité qu'elle produit à un instant donné, cette centrale hydroélectrique va se poser la question du coût d'opportunité. En soi, le fait de faire couler l'eau dans le tuyau et de la faire turbiner ne vous coûte quasiment rien en production. En revanche, il y a un coût d'opportunité, c'est-à-dire que vous n'aurez pas cette même eau plus tard, potentiellement à un moment où les prix de l'électricité seront plus élevés. C'est comme cela que l'on construit la logique de participation au marché d'une centrale hydro.
Là où les choses se compliquent, c'est quand la valeur du stock d'une centrale hydroélectrique est influencée par le stock d'une autre centrale hydroélectrique à côté, puisque celle-ci pourrait choisir de turbiner à un moment ou à un autre. C'est également influencé par l'état du stock des centrales nucléaires, qui peuvent fonctionner avec une puissance plus ou moins élevée selon que les prix de l'électricité sont plus ou moins hauts. Cet effet de la puissance sous-tirée dans un réacteur nucléaire sur la date du prochain arrêt pour rechargement est quantifiable dans le prix auquel la centrale va vendre son électricité. Ainsi, les choix d'arrêt pour rechargement des centrales nucléaires et de turbinage des centrales hydroélectriques interagissent. Pour créer le plus de valeur possible, il faut les coordonner. C'est tout l'objet de la cooptimisation, qui est beaucoup plus compliquée si les différents acteurs ne sont pas regroupés dans le même opérateur.
En aval de la centrale hydroélectrique, il peut aussi y avoir une centrale nucléaire qui a besoin de l'eau de la rivière pour son refroidissement. Il y a également des enjeux pour la navigation ou les exploitants agricoles. Tout cela rend nécessaire un couplage des différentes activités. La réponse peut se trouver dans des instruments contractuels. C'est ainsi que procède la Compagnie nationale du Rhône (CNR) avec les centrales situées sur le Rhône, mais une intégration est par nature plus simple. On sait faire sans intégration, mais une intégration est par nature toujours plus simple.
Enfin, le coût des investissements est identique, puisque l'on parle des mêmes actifs physiques. La ministre avait dû les évoquer lors de son audition l'an dernier devant la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat.
M. Franck Montaugé, président. - Je ne parle pas en valeur absolue, mais en fonction du cadre juridique retenu.
M. Pierre Jérémie. - Je ne pense pas pouvoir vous donner une réponse précise.
Spontanément, on a envie de dire qu'une quasi-régie gérée par l'État « comme ses propres services », présentant un très haut niveau de garantie par l'État, arriverait à se financer dans de bonnes conditions, comme la dette de l'État.
À l'inverse, le transfert en autorisation emporterait le financement aux conditions de financement d'EDF, mais elles ne sont pas forcément différentes. Cela dépend, me semble-t-il, de la manière dont est construite cette quasi-régie. Est-ce qu'elle est indirecte sous EDF ? Est-ce qu'elle est directe sous l'État ? La réponse n'est pas évidente.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - On peut penser qu'une quasi-régie serait transparente et que les résultats de l'hydroélectricité iraient directement pour l'État et non pas pour EDF. Il y aurait une rémunération du service, mais pas forcément le résultat.
M. Pierre Jérémie. - Encore une fois, il y a eu entre 2019 et 2021 beaucoup d'échanges sur les différentes modalités pour faire la quasi-régie : soit une quasi-régie directe, c'est-à-dire que l'on créait Hydroélectricité de France, intégralement détenue par l'État, soit une quasi-régie indirecte, qui était une filiale d'EDF dans laquelle l'État avait des droits de gouvernance particuliers. Ces deux schémas avaient été analysés, mais je n'ai pas les éléments détaillés puisque c'était géré par un autre bureau que le mien.
M. Franck Montaugé, président. - La question peut avoir du sens.
M. Pierre Jérémie. - Oui, elle est tout à fait légitime, monsieur le président.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je pense que vous étiez plutôt partisan d'une discussion plus large, un peu sur le modèle de la commission Champsaur. Pourquoi, in fine, l'État et le Gouvernement n'ont-ils voulu discuter qu'avec EDF ?
M. Pierre Jérémie. - En premier lieu, l'idée d'une négociation entre un propriétaire et sa propriété intégrale est quelque chose qui paraît assez contre-intuitif. En l'espèce, à ma connaissance, EDF ne négocie pas avec ses filiales.
Pour autant, il me semble qu'il y a deux raisons pour expliquer cette négociation. La première, c'est une réalité juridique. EDF demeure une société anonyme dont les mandataires sociaux sont tenus de protéger l'intérêt social, qui est distinct de l'intérêt de l'État. Il est compréhensible que la confrontation de cet intérêt social et de l'intérêt général impose une discussion.
La seconde est une réalité politique et sociale : l'EDF est ce que j'appellerais un corps social.
Sur la méthode, effectivement, il me paraissait important d'organiser une concertation large, très en amont, avec, dans le cadre d'une commission de consensus, l'audition de l'ensemble des parties prenantes du marché français de l'électricité - l'État, le régulateur, les producteurs, les consommateurs, etc. -, pour confronter les analyses et construire une vision partagée pour l'évolution du marché français. C'est, vous l'avez rappelé, le format de la commission Champsaur, qui a précédé l'adoption de la loi portant nouvelle organisation du marché de l'électricité, dite loi Nome, en 2010. Cela aurait été la commission Champsaur 3, la Champsaur 2 ayant eu pour objet le prix de l'Arenh. Elle aurait eu un mandat interministériel émanant, à l'époque, de la Première ministre ou des ministères concernés, et aurait pu capitaliser sur les travaux déjà existants, notamment ceux menés en interministériel entre 2019 et 2021 et ceux de la mission de l'inspection générale des finances et du Conseil général de l'économie (CGE), menés en 2021, pour imaginer comment relancer les travaux sur la régulation du système électrique français.
Par ailleurs, cette commission aurait pu comprendre des représentants des assemblées pour associer le pouvoir législatif aux travaux, ce qui était d'autant plus important qu'il aurait eu, in fine, vocation à recevoir une inscription législative.
Tel était donc le schéma que nous avions proposé par note, le 5 novembre 2022, à la ministre, schéma auquel elle avait donné son accord de principe. Je l'ai ensuite proposé à l'interministériel à plusieurs reprises, dans les réunions de suivi que nous avions concernant EDF. Il n'a pas été donné suite à cette proposition, sans que j'en connaisse les raisons. Je pense néanmoins qu'il y avait la crainte que les travaux de cette commission soient instrumentalisés par tel ou tel acteur à son propre profit.
En tout état de cause, la discussion que nous avons aujourd'hui et les auditions que vous avez pu réaliser démontrent rétrospectivement, me semble-t-il, la pertinence qu'aurait eue une telle commission de consensus, en particulier à l'heure où une clause de revoyure doit s'exercer. Nous avons plus que jamais besoin de réunir autour de la table l'ensemble des acteurs pour construire un schéma qui satisfasse tout le monde.
Audition de M. Stéphane Michel, directeur général Gaz, électricité et énergies renouvelables chez TotalEnergies, le 23 mai 2024
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Stéphane Michel, directeur général Gaz, électricité et énergies renouvelables chez TotalEnergies.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ».
Nous centrons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique.
Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir au particulier et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable, quelles sont ses perspectives de développement ?
TotalEnergies est une compagnie pétrolière, mais avec de fortes ambitions dans l'électricité. Votre objectif est d'atteindre une production de plus de 100 TWh/an d'ici 2030, ce qui vous placerait parmi les cinq premiers producteurs mondiaux d'électricité renouvelable, éolienne et solaire. TotalEnergies dispose de centrales à gaz (CCGT) dont vous avez prévu la décarbonation. En termes de stockage, votre objectif est de déployer 5 GW de capacités de stockage dans le monde d'ici 2030. Enfin à l'horizon 2030, vous avez pour objectif de fournir près de 10 millions de clients et de vendre 130 TWh.
Vous nous direz comment se déploie votre stratégie en France, mais aussi quelle est votre vision d'une politique électrique souhaitable pour le pays.
En particulier, vous présenterez vos perspectives de développement de l'éolien terrestre et en mer et de développement de l'énergie solaire photovoltaïque.
Nous voudrions avoir votre point de vue sur les dispositifs de soutien au marché européen de l'électricité, des marchés de long terme, des contrats de fourniture d'électricité de long terme et de gré à gré (PPA) et les contrats pour différence (CfD).
Enfin en janvier dernier, interrogé au forum de Davos, le président-directeur général de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, a fait savoir qu'il souhaitait signer des contrats d'approvisionnement en électricité de quinze ou vingt ans avec EDF pour « aider à financer » de nouveaux réacteurs nucléaires. Les velléités de Total dans le nucléaire ne sont pas nouvelles ; Où en êtes-vous concrètement ?
Voici quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur puis nos collègues vont vous interroger.
M. Stéphane Michel, Directeur général Gaz, électricité et énergies renouvelables chez TotalEnergies. - Merci beaucoup, Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénateurs. Je voulais d'abord vous remercier de me donner l'occasion de contribuer à vos réflexions sur la production, la consommation et les prix de l'électricité en France à l'horizon 2035 et 2050. Cela n'aurait probablement pas été le cas il y a dix ans. J'y vois la reconnaissance de la réalité de la transformation dans laquelle notre compagnie s'est engagée, et qui s'est concrètement traduite par notre changement de nom de Total à TotalEnergies.
Cette transformation, vous l'avez rappelé, vise à créer un deuxième pilier à nos activités traditionnelles que sont l'activité pétrolière et gazière, et se traduit déjà dans les chiffres, soit 33 TWh de production dans le monde en 2023, dont 19 TWh dans l'électricité renouvelable. Cette ambition vise en outre à atteindre au moins 100 TWh de production électrique en 2030, pour ainsi figurer parmi les dix premiers électriciens au monde et parmi les cinq premiers dans le domaine de la production renouvelable.
En France, nous dépasserons la semaine prochaine 2 GW de production renouvelable solaire et éolien avec 600 installations. Nous disposons par ailleurs de six centrales à gaz, dont la dernière construite en France en Landivisiau en Bretagne. Enfin, nous avons un portefeuille de 4,2 millions clients, auxquels nous avons la chance de pouvoir fournir à la fois de l'électricité et du gaz.
C'est donc en tant qu'acteur récent, mais résolument actif, que je souhaite aborder brièvement dans ce propos liminaire les thématiques que vous avez rappelées : notre vision de l'évolution de la demande en France, l'évolution souhaitable du parc de production, l'organisation du marché qui permettrait à la fois de rendre cette évolution possible et de protéger le consommateur, et enfin la place que TotalEnergies entend prendre dans ces évolutions.
En premier lieu, s'agissant de la consommation, nous réalisons chaque année un exercice prospectif dénommé le TotalEnergies Outlook, qui définit les scénarios d'évolution de la demande et de l'offre à horizon 2030 et 2050.
Dans ce scénario de référence, la France et l'Europe mettent en place avec succès des politiques pour atteindre le Net zéro carbone en 2050, ce qui suppose bien sûr une électrification massive des usages dans les transports et dans l'industrie (150 TWh dans les transports et 15 à 20 TWh dans l'industrie). Ce scénario implique en outre une augmentation de la consommation électrique de 1,5 % par an sur les 30 ans à venir. C'est sensiblement similaire aux estimations basses de RTE.
Selon nous, cette augmentation de la consommation ne sera pas linéaire. Elle est complexe à prévoir, d'autant que la crise de 2022 s'est plutôt traduite par une baisse de la consommation, et que par ailleurs une telle augmentation est liée à la pénétration du véhicule électrique et de la consommation d'électricité pour les transports.
En définitive, le processus pourrait prendre plus de temps que ce que nous avions anticipé, essentiellement pour des questions de coût et d'acceptabilité pour le consommateur.
Pour autant, il est clair pour nous que cette croissance aura lieu, constituant en cela une rupture majeure par rapport aux vingt dernières années, où elle a plutôt été stagnante.
C'est parce que nous croyons en cette croissance que nous pensons mondiale, que nous avons décidé d'investir dans le domaine de l'électricité. Nous souhaitons pouvoir décarboner ou améliorer l'indice carbone de nos ventes à nos clients. À ce titre, nous nous sommes engagés à investir 4 milliards d'euros par an dans le domaine de l'électricité, notamment de l'électricité renouvelable. Nous l'avons déjà fait au cours des deux années précédentes, et nous poursuivrons dans les années à venir.
Ce principe ainsi posé renvoie à la question du mix énergétique. Nous sommes convaincus que nous aurons besoin de toutes les énergies, nucléaire, éolienne, solaire, mais également des centrales à gaz, dont le poids respectif dépendra des situations, des choix et des caractéristiques des pays. À cet égard en Europe, nous avons la chance d'avoir un sud baigné de soleil, un nord parcouru par le vent et fort en hydraulique. Nous sommes convaincus que l'intégration européenne nous permettra de tirer parti de ces avantages compétitifs.
En France, nous avons la chance de disposer de nucléaire, qu'il faut prolonger même si TotalEnergies n'en est pas acteur. Il est également nécessaire de développer le potentiel renouvelable, même si l'on doit bien reconnaître que ce potentiel n'est pas aussi large qu'en Espagne (pays gorgé de soleil avec du foncier disponible), ni aussi compétitif. Malgré cette différence, nous mettons sur le marché entre 300 et 400 MW par an dans le domaine du renouvelable, et entendons continuer à le faire. Néanmoins, si l'on compare la situation de la France dans ce domaine avec celle du Texas, de l'Inde ou du Brésil, force est de constater que l'espace, la ressource et le foncier facilitent les opérations et les rendent plus rentables dans ces pays.
Enfin, nous disposons en France de six centrales à gaz qui ont été bien utiles pour passer les pointes d'hiver récemment, et également pour pallier l'intermittence du renouvelable en Europe. Certes, ces centrales présentent l'inconvénient d'émettre du CO2, mais beaucoup moins que les centrales à charbon et ce, d'autant moins que leur taux de fonctionnement est réduit.
Selon TotalEnergies, il existe une nécessité pour la France de préserver ses moyens flexibles pour faire face à l'intermittence des renouvelables, d'une part, et pour assurer sa sécurité d'approvisionnement, d'autre part. Nous ne sommes en effet pas à l'abri de nouveaux problèmes systémiques sur le parc nucléaire existant. En outre, même si le rythme de développement du parc nucléaire nouveau et des renouvelables est planifié, il n'est pas exclu que dans la réalité, ce développement prenne plus de temps. Dans un contexte où la croissance de la demande serait présente, on doit continuer à envisager l'usage de ces centrales à gaz. Cette question ne saurait donc être éludée, pas plus que celle corrélative du stockage de leurs émissions. D'ailleurs, l'Allemagne, qui a fait le choix de ne pas poursuivre le nucléaire, se lance dans un programme massif de construction de centrales à gaz.
Pour finir sur le mix, nous aurons besoin de batteries aux fins de stabilisation du réseau et pour pallier l'intermittence des renouvelables. Nous comptons bien y contribuer car avec Saft, nous avons créé une capacité de production de batteries en vue du stockage de l'énergie. Si la loi le permettait, nous serions heureux de contribuer également à la redynamisation de l'hydraulique, qui nous paraît un élément important du mix.
La nécessité d'investir dans ces nouveaux moyens de production, d'une part, et la crise de 2022, d'autre part, invitent à s'interroger sur le fonctionnement du marché. À cet égard, j'émettrai quelques remarques.
Il existe un consensus pour considérer que la régulation a pour objectif d'assurer la sécurité d'approvisionnement, de garantir l'accès aux consommateurs (particuliers et entreprises) à l'électricité à un prix acceptable, et enfin, de contribuer progressivement à une production d'électricité tendue vers le Net zéro carbone. Ce sujet concerne aussi bien l'Europe que la France.
En la matière, notre première conviction tient au fait que l'intégration européenne et le fonctionnement du marché ont été globalement bénéfiques, en permettant l'optimisation des moyens de production. En outre, cette intégration européenne, malgré les dysfonctionnements majeurs sur les prix, a permis à tout moment de fournir de l'électricité et du gaz en 2022. La France, bien que confrontée à une baisse majeure du nucléaire en France, a été capable d'importer de l'électricité quand elle en a eu besoin. Précédemment, aucun autre choc de cette nature ne s'était produit hormis Fukushima, mais l'Europe a démontré sa capacité à faire face à ce qui pourrait être qualifié de « perfect storm ».
Nous sommes donc désireux que cette intégration européenne soit renforcée par l'accroissement des capacités d'interconnexion, dont la France bénéficiera, puisqu'elle continuera d'importer du solaire espagnol à bas prix et d'exporter du nucléaire.
Nous avons bien conscience que la fixation du prix marginal introduit de la volatilité, dont il est nécessaire de protéger les consommateurs. Nous sommes donc convaincus que c'est le rôle des fournisseurs.
Pour protéger les fournisseurs, il importe de contractualiser à long terme ou à tout le moins, à moyen terme. D'une certaine manière, le « péché originel » du marché européen est d'avoir été fondé principalement sur des indices spot et sur une réflexion à court terme sur le marché spot. A l'inverse en Asie, où une grande quantité de gaz est vendue, les ventes se concluent à 70 % sur des contrats à long terme (à quinze ans et à un prix indexé) et à 30 % sur du spot. Notre système européen a été basé sur des prix d'extrêmement court terme.
Par conséquent nous pensons que pour les besoins de l'évolution, il est nécessaire d'inciter à l'émergence d'une liquidité à l'horizon de trois à cinq ans et de permettre également le développement du marché des PPA à quinze ans.
L'objectif de cette évolution est triple. Il s'agit aussi bien de permettre aux clients de lisser leur approvisionnement à un niveau infiniment supérieur à aujourd'hui, qu'aux fournisseurs de disposer de la liquidité pour faire de telles offres, et enfin aux producteurs de vendre leur électricité à moyen terme ou à long terme en disposant du signal de prix, qui seul est susceptible de déclencher les investissements.
S'agissant de la production proprement dite, force est de constater que dans de nombreux pays, les renouvelables sont compétitifs à l'heure actuelle, sans qu'il soit nécessaire de les subventionner ou de leur octroyer des prix garantis. C'est pourquoi selon nous, les mécanismes de CfD ou les mécanismes d'enchères doivent être limités aux technologies en ont encore besoin, telles que l'éolien offshore flottant. En revanche, pour toutes les autres technologies, le risque de maintenir les subventions serait un surinvestissement dans ces technologies, avec finalement le contribuable qui paiera à défaut du consommateur.
Par ailleurs, nous constatons aussi qu'il y a du capital disponible pour investir dans les moyens de production d'électricité, dès lors que les règles sont claires, visibles et transparentes.
En France, nous estimons nécessaire d'avoir une nouvelle régulation après l'Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), qui devra concilier la concurrence, permettre le développement des moyens de production et redistribuer aux consommateurs français le bénéfice du nucléaire existant. À cet égard, le principe de redistribution proposé par le gouvernement fait sens et nous le soutenons. Toutefois, le mécanisme de l'Arenh permettait aux fournisseurs d'avoir accès à des volumes connus, dans des conditions connues, et donc de baser leurs offres sur la disponibilité de ces volumes. C'est pourquoi le nouveau système devra assurer aux fournisseurs qu'ils continueront d'avoir accès aux volumes dans des conditions transparentes, non discriminatoires et lisibles. Selon nous, la seule manière d'y parvenir, compte tenu du poids d'EDF dans le système, est de confier à EDF la mission d'assurer la liquidité du marché, en mettant sur le marché à horizon de trois à cinq ans des volumes suffisants et de manière transparente, par exemple au travers des plateformes d'enchères existantes. Si ce système n'était pas mis en place, le risque serait celui d'une atrophie du marché.
Je conclurai sur la stratégie de TotalEnergies, qui est présent dans le marché à un triple titre. En premier lieu en tant que raffineur en France, nous sommes un consommateur électro-intensif. C'est pourquoi nous nous sommes engagés dans des discussions avec EDF pour avoir accès au Contrat d'allocation de production nucléaire (CAPN). Les discussions sont en cours. Nous sommes en outre un producteur d'électricité en France, et entendons développer nos capacités de production. Dans le renouvelable, il existe deux modèles. Le premier consiste à être un développeur sans capital et disposant de revenus garantis, ce qui n'est pas notre modèle. En ce qui nous concerne, nous n'avons pas besoin d'avoir des revenus garantis car nombreux sont les endroits, y compris en France, où les renouvelables sont compétitifs. Par conséquent, TotalEnergies est prêt à investir dans ces moyens de production sans avoir de garantie d'État ou de prix régulé, en nous basant sur le marché, éventuellement en concluant des PPAs et en étant présents sur les marchés de gros. C'est fondamentalement notre ADN.
J'ai procédé à cette synthèse parce que dans le domaine de l'éolien, il existe aujourd'hui plusieurs systèmes. En Allemagne, les concessions ont été mises aux enchères, avec la liberté de disposer des électrons. La France a fait un choix différent, dans la mesure où l'électricité produite est forcément vendue à prix fixe, sans liberté d'en disposer.
Dans ces conditions, TotalEnergies serait évidemment prêt à participer au développement de l'éolien offshore en France, à la condition d'avoir la liberté de disposer d'au moins une partie de sa production.
Sur le nucléaire, je paraphraserai les propos tenus par mon président au sein de cette enceinte. Nous ne sommes pas des producteurs de nucléaire, nous n'y connaissons rien et ce n'est pas notre métier. De plus, la production nucléaire entraîne des engagements de long terme concernant les déchets, ce dans quoi TotalEnergies ne souhaite pas s'engager. En revanche, nous avons indiqué être disposés à entrer en discussion avec EDF pour conclure des contrats d'achat d'électricité de long terme, à prix fixe, en apportant la garantie du prix.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'ai compris que vous étiez prêt à signer des contrats à long terme avec EDF, à la fois sur le nouveau nucléaire mais également sur la production d'électricité. Ces contrats sont encore en discussion. Il est vrai qu'il s'agirait d'un bon moyen de stabiliser les prix à long terme. À quelle échéance estimez-vous la conclusion de vos discussions avec EDF ? Pensez-vous que ce sera en 2024 ou au-delà ?
M. Stéphane Michel. - Les discussions avec EDF se tiennent à deux titres. Tout d'abord pour le raffinage, puisque nous sommes électro-intensif, il y a des discussions sur le CAPN, en tant qu'acheteur pour notre propre consommation. Je ne peux donner de date mais nous sommes d'ores et déjà entrés dans le concret. Je note aussi que si en tant que fournisseur, nous avions accès au CAPN pour en faire bénéficier nos propres clients, nous serions prêts à avoir ce type de discussion.
L'autre sujet concerne le financement du nucléaire neuf, pour lequel nous avons indiqué que nous serions disposés à nous engager. Pour l'heure, ces discussions n'ont pas commencé.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quel est le modèle d'affaires de vos six centrales à gaz, qui par définition doivent être peu utilisées à l'année ? Comment les financez-vous ? Il serait intéressant de nous en dire plus sur ce sujet, qui n'a pas été beaucoup traité dans nos auditions.
M. Stéphane Michel. - Il s'agit de centrales que nous avons rachetées à des acteurs divers au cours des dernières années, et d'une centrale acquise via le rachat de Direct Energie. Le modèle d'affaires, qui est classique, est double. En 2022, les centrales ont produit pendant 40 à 50% du temps, au vu des nécessités liées à la manque de disponibilité du parc nucléaire) tandis qu'en 2024 elles ne produisent que 5% du temps. Ce n'est pas grave car ces centrales sont globalement rentables, si l'on envisage la moyenne au cours du temps. Il faut surtout les envisager comme une assurance en cas d'absence de renouvelable disponible. Nous sommes capables de vendre cette « prime d'assurance », indépendamment du fait de savoir si ces centrales produiront le jour J. Les centrales à gaz sont absolument indispensables à la gestion de l'intermittence dans un pays tel que l'Allemagne. C'est pourquoi ce pays s'est lancé dans un programme d'investissement dans les centrales à gaz.
La question qui se posera quant au maintien, à terme, d'un parc de centrales à gaz,sera celle de la capacité à capter puis à stocker le CO2 qui serait émis, sachant que les technologies existent aujourd'hui et qu'elles se développent. Nous avons des projets en ce sens au Royaume-Uni et aux Etats-Unis.
Par ailleurs, dans un mix renouvelable où sont réunis du solaire, de l'éolien et de la batterie, ces énergies sont intermittentes mais complémentaires. Par conséquent, le besoin en centrales à gaz est donc réel, mais est limité car il ne représente qu'une fraction de la production. Les émissions de CO2 qui en résultent sont donc tout aussi limitées.
M. Franck Montaugé, président. - Il est donc possible de déterminer le prix à la pointe à partir d'une énergie fossile.
M. Stéphane Michel. - C'est bien mon propos, mais j'ai bien précisé que cela concernait uniquement le marché de gros. C'est donc un sujet pour les producteurs. La conclusion que je n'en tire pas, et que le consommateur final soit nécessairement soumis à cette volatilité. J'en reviens donc à l'idée que c'est le rôle des fournisseurs d'être capables de transformer l'utilisation du marché de gros, en un prix lissé et non volatil, vendu au consommateur final. Encore faut-il que le marché soit suffisamment développé pour que cette liquidité existe, et que la transformation soit effective.
M. Franck Montaugé, président. - Que pensez-vous de la réforme du marché européen telle qu'elle se dessine ? Vous paraît-elle inachevée ?
M. Stéphane Michel. - Elle va dans le bon sens mais est encore imparfaite. Ainsi, un client qui souhaiterait, en France, acheter de l'électricité sur une durée de cinq ans, n'y parviendrait pas. La raison en est simple. Au départ, de la concurrence a été instillée dans un marché où étaient présents des acteurs historiques. L'objectif était de permettre aux clients de quitter ces derniers en toute facilité, pour changer de contrat. Le corollaire de cette situation, a abouti à ce que les prix se fixent sur le court terme, alors même que l'énergie n'est pas un marché de court terme. Sur ce marché en effet, les investissements doivent être amortis sur le long terme, de la même manière que sur le marché du pétrole ou du gaz.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Investissez-vous dans les domaines de l'éolien en mer et terrestre ?
M. Stéphane Michel. - Nous investissons dans l'éolien terrestre et en mer, même si dans le domaine de l'éolien terrestre, nous sommes un acteur plus récent. Notre portefeuille est donc plus solaire qu'éolien, mais nous investissons dans l'éolien terrestre en Europe, de même que pour une large part en Inde, au Brésil.
Par ailleurs, nous sommes présents dans l'éolien offshore à Taiwan, au Royaume Uni. Nous avons également des concessions en Allemagne et aux Etats-Unis.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Répondez-vous aux appels d'offres de la France ?
M. Stéphane Michel. - Nous y avons répondu par le passé. Nous n'avons pas fait de même pour le dernier appel d'offres sur l'éolien flottant car, comme je l'ai indiqué, nous avons un sujet concernant la possibilité, pour TotalEnergies, de disposer plus librement de la vente de ces électrons.
La manière dont nous concevons le développement du renouvelable, n'est pas de concevoir cette énergie en tant que telle, mais plutôt de la considérer au sein d'un parc de production réunissant d'autres moyens pour fournir de l'électricité à nos clients. En ce qui nous concerne, nous ne sommes pas intéressés par l'assurance de vendre à un prix garanti, qui ne correspond pas à notre modèle d'affaires. Nous concevons cependant que d'autres acteurs le fassent.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous avez récemment investi dans une société britannique sur un projet de câbles sous-marins entre le Maroc et la Grande-Bretagne. Est-ce un axe stratégique pour vous ou est-ce ponctuel ?
M. Stéphane Michel. - Ce n'est pas un axe stratégique. Il s'agit plutôt une exploration ponctuelle car nous souhaitions en apprendre davantage sur le marché des câbles. Nous avons donc recruté des personnes très compétentes dans ce domaine. Il me semble que notre participation dans la société britannique ne dépasse pas 10 à 15% des parts. Ce sujet intéressant pourrait ultérieurement voir d'autres développements.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Par rapport aux autres pays européens, comment jugez-vous la politique de la France dans le domaine des renouvelables ? Avez-vous le sentiment que nous avançons bien ?
M. Stéphane Michel. - La France est un pays compliqué structurellement, car il compte peu de grands espaces inhabités, contrairement à l'Australie, l'Inde ou le Texas. Par conséquent, la taille des projets est beaucoup plus réduite que les pays précités.
De plus, la France est organisée de telle façon que les délais d'instruction prennent beaucoup plus de temps qu'à d'autres endroits, notamment au Texas. Les raisons s'expliquent aisément, mais nous estimons que les délais pourraient être réduits. Pour donner un ordre de grandeur, un projet solaire prend en moyenne quatre ans d'instruction en France, contre un an au Texas. Nous pensons qu'une planification pourrait être utile dans ce domaine.
M. Franck Montaugé, président. - Êtes-vous présent, dans vos activités, sur le marché des solutions de décarbonation énergétique pour le compte de clients industriels qui utilisent aujourd'hui des industries fossiles ?
En quoi l'activité pétrolière telle que vous la maîtrisez, peut servir la transition énergétique ? Je pense aux gisements de pétrole qui ont été exploités puis abandonnés. Ces couches géologiques sont-elles envisageables pour du stockage carbone ou d'autres types de gaz ?
Enfin, TotalEnergies se pose-t-elle la question des coûts échoués de l'activité pétrolière, qui pourrait être amenée à décroître ?
M. Stéphane Michel. - Nous avons réalisé il y a deux à trois ans que les industries qui achetaient de l'énergie et avaient la nécessité de décarboner, se tournaient naturellement vers le fournisseur. Face à cette demande, nous avons donc créé en interne une structure spécifique au BtoB, décomposée en secteurs industriels, pour proposer des offres pertinentes aux clients. Nous avons ainsi aidé les cimentiers et les sidérurgistes en leur proposant des offres complètes liant la production et le photovoltaïque sur leur site, en y ajoutant des contrats de PPA solaire, de la vente d'électricité traditionnelle, de l'hydrogène, du biogaz...
Nous avons de plus en plus de contrats aux termes desquels la décarbonation est la clé.
M. Franck Montaugé, président. - C'est donc un renoncement à vos anciennes pratiques, consistant à vendre un produit sans s'interroger sur son utilisation.
M. Stéphane Michel. - En effet car il s'agit d'une demande de nos clients. Pour être clair, le sujet sur lequel nous n'intervenons pas est la gestion de la chaleur, que nous ne fabriquons ni ne vendons.
Notre savoir-faire pétrolier et gazier apporte au moins deux synergies évidentes avec le monde de l'électricité. En premier lieu, nous sommes un gros exportateur et importateur de gaz. À cause de la crise russe, le gaz en Europe est davantage lié au GNL, que nous connaissons bien, ce dont nous faisons bénéficier l'Europe.
Sur le Net Zéro et les savoir-faire techniques, il est clair que nous devrons acquérir la compréhension des sous-sols pour développer les solutions.
Sur les coûts échoués, Patrick Pouyanné rappelle souvent qu'un gisement normal de pétrole et de gaz perd chaque année 4% de production. Par conséquent, dans dix à quinze ans, les champs qui sont aujourd'hui en production auront disparu. Or dans ce délai, nous aurons encore besoin de pétrole et de gaz. C'est pourquoi la question des coûts échoués ne se posera pas encore, mais elle se posera un jour. En revanche, nous devrons répondre aux nécessités du remplacement.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'ai une question supplémentaire sur la flexibilité. Vous avez évoqué les pointes avec les centrales au gaz. Or l'objectif est malgré tout d'essayer d'atténuer ces pointes par un processus d'effacement parfois de la demande, mais aussi par une incitation à la flexibilité, c'est-à-dire au transfert de consommation d'une période à une autre. En d'autres termes, les tarifs doivent être assez incitatifs pour les clients. Parmi vos 4 millions de clients, combien de contrats sont incitatifs et combien ne le sont pas ?
Faut-il généraliser les contrats incitatifs ?
M. Stéphane Michel. - Notre gamme d'offres comprend la gamme classique et la gamme « offre heures pleines-heures creuses ». Au moment de la crise, nous avons accentué l'écart. En tout état de cause, nous avons probablement l'offre du marché la plus accentuée entre heures creuses et heures pleines, pour aboutir au rééquilibrage des consommations. Je vous fournirai le pourcentage exact. Cela étant, les clients sont relativement rationnels car ils effectuent les calculs en fonction de leur consommation. L'objectif est plutôt de vérifier que les consommateurs qui consomment le plus utilisent le dispositif « heures pleines-heures creuses ». Le digital et l'automatisation permettront de progresser sur le sujet. C'est en cela que la concurrence présente aussi du mérite car les idées fourmillent.
Audition de M. Roland Lescure, ministre délégué chargé de l'Industrie et de l'Énergie, le 23 mai 2024
M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Roland Lescure, ministre délégué chargé de l'Industrie et de l'Énergie.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».
M. Lescure prête serment.
Le Sénat a constitué le 18 janvier une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nos travaux sont centrés sur le présent et sur l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et aux entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
Monsieur, nous vous entendons aujourd'hui en votre qualité de Ministre délégué chargé de l'Industrie et de l'Énergie, fonction que vous exercez depuis février 2024. Auparavant, vous aviez, peut-on supposer, un certain regard, déjà, sur les enjeux de l'électricité, étant à partir de juillet 2022, Ministre délégué chargé de l'Industrie.
Vous êtes désormais responsable et comptable de la stratégie électrique de la France, sous l'autorité de Bruno Le Maire. À ce titre, vous êtes en charge de dossiers qui sont au coeur de nos travaux.
Le premier est celui du modèle de régulation post-Arenh et les négociations de l'accord EDF-État de novembre 2023. Vous nous présenterez votre compréhension des enjeux de cet accord et de sa mise en oeuvre, pour EDF mais aussi pour les consommateurs.
Nous souhaitons que vous fassiez un point sur notre politique nucléaire civile en analysant la performance opérationnelle du parc nucléaire en exploitation et les progrès envisageables, en nous faisant part de votre appréciation sur le programme de nouveau nucléaire y compris sur son ampleur puisque des rumeurs discordantes circulent à ce sujet.
Nous voudrions avoir le point de vue du Gouvernement sur un sujet trop rarement abordé, celui des risques de raréfaction et de tension sur les prix de l'uranium et, en conséquence sur la nécessité de relancer les recherches sur la quatrième génération de réacteurs nucléaires, en particulier sur les réacteurs à neutrons rapides.
La politique du Gouvernement en matière d'énergies renouvelables est aussi au coeur de nos préoccupations. Quelle est votre stratégie pour que ce renouvelable soit durable et souverain ? Vous avez récemment annoncé le lauréat du premier appel d'offres éolien flottant au sud de la Bretagne, qui ressort à 86,45 euros/MWh, hors raccordement pris en charge par RTE. Certains se posent des questions sur ce prix qui paraît bas pour un tel projet. Vous engagez-vous à ce que l'État ne remette pas au pot, comme on dit, si ce prix s'avérait insuffisant pour le consortium qui a remporté l'appel d'offres, composé de sociétés, soit dit en passant, qui ne sont ni publiques ni d'origine française ?
Nous aborderons le dossier des concessions hydroélectriques. Nous parlons d'une source d'électricité renouvelable, propre et pilotable qui représente près de 12% de la production d'électricité en France. Or, ce dossier est à la dérive depuis plus de quinze ans. Bruxelles demande d'ouvrir à la concurrence les concessions échues à la France, qui s'y refuse, et les gouvernements successifs n'ont pas avancé sur le sujet, ce qui bloque les investissements indispensables. Vous n'aviez guère été loquace sur le sujet lors de votre grand entretien pour Le Figaro du 11 avril dernier. Votre réflexion a-t-elle avancé ?
Je ne peux terminer sans vous demander si vous trouvez véritablement sérieux que l'État s'engage pour des décennies en matière énergétique sans qu'il consulte réellement le Parlement, que ce soit au travers d'un débat ou en lui présenter un projet de loi.
M. Roland Lescure. - Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur, Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs, merci de votre accueil. Je suis très heureux d'être là.
Les travaux que vous avez engagés depuis le début de l'année s'inscrivent dans la suite d'autres travaux engagés à l'Assemblée nationale, où une commission d'enquête s'est plutôt concentrée sur le passé, tandis qu'au Sénat vous vous concentrez sur l'avenir : c'est très complémentaire. En outre, un certain nombre de consultations publiques ont été réalisées ces derniers mois. Pour ma part, j'ai pris mes fonctions il y a près de trois mois. C'est donc une bonne occasion de répondre aux questions de la représentation nationale au Sénat, sur tous ces enjeux majeurs.
Aujourd'hui, la France a un atout indéniable pour ce qui est de l'avenir. En tant que ministre de l'Industrie et de l'Energie, je rencontre régulièrement des investisseurs internationaux qui souhaitent investir en France, essentiellement parce qu'ils considèrent que le fait d'avoir de l'énergie nucléaire et de l'énergie décarbonée en volume et à coût bas, représente un atout. Cela fait partie des avantages compétitifs de la France. De ce point de vue, nous devons remercier ceux qui nous ont précédés, puisqu'il y a un peu plus de cinquante ans, en 1974, le plan Messmer de développement du parc électronucléaire a été lancé. Aujourd'hui, notre objectif est de nous assurer que dans cinquante ans, ceux qui nous auront succédé puissent dire la même chose.
Les besoins en électricité seront énormes. Je suis convaincu que nous avons besoin de décarboner notre industrie traditionnelle, pour la garder chez nous - il n'en reste déjà pas beaucoup - et en plus, de développer l'industrie de demain, l'industrie de la décarbonation, l'hydrogène, l'éolien, les batteries, les pompes à chaleur, etc.. Pour cela, une grande part d'électricité sera nécessaire. Comme vous le savez, 60% de notre mix énergétique est carboné. Par conséquent, pour nous débarrasser des énergies carbonées, dont on rappelle qu'elles proviennent beaucoup de l'extérieur et renforcent la dépendance de la France, nous devrons développer l'électricité, d'autant que les besoins seront croissants du fait de la décarbonation des moyens de transport, de la mobilité et des nécessités de la construction. Ces électricités sont véritablement renouvelables, ce qui n'est pas tout à fait le cas du nucléaire, mais elles sont aussi intermittentes. Cette situation crée par conséquent des enjeux que seules les vertus de la diversité peuvent nous permettre de résoudre, à la fois en termes de risques, de prix et de délais de construction.
Un parc électrique diversifié sera donc un parc optimal. Nous constatons en effet que les pays qui ne favorisent pas cette diversité, font face à des défis importants.
Le discours de Belfort du Président de la République, il y a deux ans, a tracé la voie : un besoin d'électricité important, des objectifs clairs sur le nucléaire, soit six EPR2 pour lesquels la construction commencera à Penly et pour lesquels on espère la construction dès 2027, avant celle de Gravelines et de Bugey. Nous devrons en outre tirer l'expérience de Flamanville, qui marche à présent très bien mais qui a tout de même représenté un semi-échec. Nous aurions tout de même pu faire mieux et plus vite.
Dans le domaine des renouvelables, l'éolien terrestre fonctionne aujourd'hui, en étant compétitif mais en étant trop concentré dans certaines régions. Une meilleure diversification sur l'ensemble du territoire est donc nécessaire, tout en maintenant l'objectif de doubler la capacité installée. L'éolien en mer débute. Nous avons deux parcs, dont le dernier que je viens d'inaugurer à Fécamp. Nous avons de larges ambitions en la matière, à la fois en terrestre et en flottant. J'y reviendrai, Monsieur le Président, de même que sur votre question concernant l'appel d'offres dit « AO5 ». Nous souhaitons également multiplier par cinq les capacités photovoltaïques, le tout en développant de l'énergie produite en France. Il est important que la majeure partie des électrons viennent de France et d'Europe, tout comme les instruments qui permettent de les produire, à l'instar des réacteurs nucléaires, des panneaux photovoltaïques ou des pales d'éoliennes.
Notre stratégie énergétique et notre stratégie industrielle fonctionnent de façon indissociable, ce qui explique que le Président de la République et le Premier ministre ont souhaité rassembler l'Industrie et l'Energie sous un même ministère. L'énergie est le plus grand projet industriel des vingt à trente ans à venir. L'industrie ne se développera en France qu'à la condition d'avoir de l'énergie décarbonée et peu chère : les deux destins sont donc étroitement liés.
Vous m'avez interrogé sur la teneur de l'accord de régulation, qui vise à assurer après la fin de l'Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) en 2025, un prix relativement abordable sur le nucléaire historique. Ce sont nos anciens qui l'ont payé, il est donc normal que les Français en bénéficient aujourd'hui, avec un prix du nucléaire historique proche de son coût de revient, aujourd'hui estimé par la CRE aux alentours de 70 euros/MWh.
Cet accord vise également à ce que les gros consommateurs industriels soumis à la concurrence internationale, dits « électro-intensifs », puissent bénéficier de prix inférieurs. Aujourd'hui, le prix de l'Arenh est fixé à 42 euros/MWh pour environ 50% de la consommation. Nous souhaitons par conséquent que les gros consommateurs puissent avoir des prix encore meilleurs que 70 euros/MWh ainsi que de la visibilité sur les volumes.
Enfin, le troisième élément très important de l'accord vise à éviter, comme après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, une montée des prix au plafond qui conduirait à créer, de concert avec le Parlement, des mécanismes destinés à limiter l'impact très fort des chocs énergétiques sur les consommateurs ménages et entreprises.
En définitive, l'accord poursuit l'ensemble de ces objectifs et concerne un combustible historique qui, nous l'espérons, remontera progressivement vers une production globale de 300 à 400 TWh. Le texte prend un certain nombre de dispositions, parmi lesquelles la mise en oeuvre de la capacité d'EDF à signer des Contrats d'allocation de politique nucléaire (CAPN) avec les gros consommateurs, soit entre 30 et 40 TWh de production. Ces CAPN sont en train d'être signés - pas assez rapidement à mon goût - mais quelques-uns ont pu être finalisés. Ces contrats permettent à de gros industriels d'avoir de la visibilité sur les volumes et les prix.
Nous avons aussi mis en oeuvre la prolongation d'un dispositif dit Exeltium, qui concerne une petite dizaine d'industriels envers lesquels EDF s'est engagée à trouver une prolongation. Pour les électro-sensibles, soit 5 à 10 000 entreprises industrielles, les contrats permettront de limiter les prix et de donner de la visibilité sur les volumes, pour que les entreprises de taille intermédiaire (ETI) aussi, puissent rester en France. Au total, sur les 350 à 400 TWh, un peu moins de 100 TWh sont concernés par ces dispositifs.
Je citerai aussi le dispositif dit de « coupe-circuit », prévoyant qu'au-delà d'un certain niveau de prix, les revenus de l'énergéticien soient captés pour être redistribués aux différents consommateurs. Ce dispositif sera évidemment discuté dans le cadre législatif, et sera donc présenté à l'Assemblée nationale et au Sénat d'ici la fin de l'année.
Concernant le nouveau nucléaire civil, qui est un élément très important de notre stratégie puisque nous souhaitons développer six, puis sans doute huit, réacteurs nucléaires, je pense que nous avons tiré les conséquences de Flamanville avec une nouvelle gouvernance. Un délégué interministériel au nouveau nucléaire civil pilote l'ensemble des stratégies publiques et privées. En effet, l'État en tant que régulateur, planificateur et actionnaire unique ou principal des plus importants acteurs, a un rôle essentiel à jouer, tout comme les grandes entreprises privées. Le processus se déroule sous la gouverne du Conseil de politique nucléaire présidé par le Président de la République, auquel un certain nombre de ministres, dont le Premier ministre, Bruno Le Maire et moi-même, participent. Nous nous trouvons dans une année importante pour lancer le nouveau nucléaire civil sur les bonnes bases technologiques, opérationnelles et financières.
S'agissant du combustible et des technologies utilisées, notamment du nucléaire dit de quatrième génération, nous n'avons à ce stade aucune inquiétude sur les besoins stratégiques en uranium du fait des stratégies déjà engagées, y compris la construction des Réacteurs pressurisés européens de deuxième génération (EPR2). En effet, nos besoins stratégiques sont sécurisés jusqu'à l'horizon 2100. Pour d'autres États en revanche, le sujet peut se poser. Par conséquent, nous devons continuer à suivre de manière très précise l'évolution du marché, dans la mesure où certains prédisent un triplement du nucléaire dans les années à venir, donc une montée de la pression sur les ressources. Est-ce à dire qu'il faut laisser de côté la Recherche &Développement (R&D) sur les réacteurs de quatrième génération, qui permettront à terme de limiter l'emploi des ressources ? La réponse est négative. Nous devons investir dans la R&D, et c'est d'ailleurs ce que nous faisons. Pour autant, avant de se lancer dans le développement de réacteurs de nouvelle génération, j'estime préférable de nous focaliser sur les priorités du jour, c'est-à-dire les EPR2 et les petits réacteurs modulaires (SMR).
En effet, je crains la dispersion pour cette filière qui, jusqu'à présent, s'était plutôt inscrite dans une logique de gestion opérationnelle sans développement pendant une vingtaine d'années, et qui à présent entend se développer. Je préfère par conséquent que les EPR2 soient livrés avant toute autre initiative, quitte à travailler ultérieurement sur les EPR4 dans des proportions plus grandes que l'actuelle R&D.
L'hydraulique est un sujet important, et comme vous l'avez précisé Monsieur le Président, il stagne depuis quinze ans. D'ailleurs lorsque j'étais président de la commission économique de l'Assemblée nationale, j'avais déjà eu à connaître de cette question. Nous avons relancé la machine, vous connaissez les termes du débat. Certaines concessions sont arrivées ou arriveront bientôt à échéance. Les concessionnaires n'investissent pas dans les barrages car ils ne disposent pas d'une visibilité suffisante sur la durée de leur concession. De ce fait, une grande partie des ressources est inutilisée alors que l'hydraulique est la première source d'énergie renouvelable. Il est donc essentiel de donner de la visibilité aux concessionnaires. Comme vous l'avez indiqué, la Commission européenne nous incite à mettre les barrages en concurrence, mais ce n'est pas notre souhait. C'est pourquoi nous poursuivons le travail avec la Commission et l'opérateur principal pour trouver des solutions, dont deux sont envisageables en dehors de la mise en concurrence. Sur ce point, la France n'entend pas brader des actifs nationaux stratégiques à n'importe qui.
Par ailleurs, le maintien de la situation actuelle est également impensable en raison de l'insécurité juridique créée. Les deux solutions précédemment évoquées sont donc les suivantes. La première, qui a notre préférence, est celle du régime en autorisation, qui consiste à transférer la propriété des barrages à l'exploitant. Dans ce système, la question de prix se pose et se doit d'être discutée, de même que la possibilité de se passer d'une mise en concurrence. Vendre un barrage sur le Rhône à EDF, qui est détenu à 100% par l'État, me convient. En revanche, que l'acquéreur de ce même barrage soit un opérateur venu d'ailleurs, serait de mon point de vue impensable. C'est pourquoi nous discutons actuellement avec la Commission pour déterminer si ce régime de mise en autorisation est acceptable, et à quel prix. En particulier, je souhaite m'assurer que les remèdes ne soient pas pires que le mal. J'ai bon espoir quant aux discussions en cours. L'alternative est celle de la quasi-régie, qui consiste à déléguer le barrage à une sous-composante de l'entreprise nationale.
Enfin concernant le dispositif législatif, je suis arrivé avec un oeil très ouvert. Après mes discussions avec les parlementaires qui suivent les sujets énergétiques de près, j'ai abouti à la conclusion que le mix énergétique nécessitait un passage par décret. En effet, je considère que les incertitudes, plutôt à l'Assemblée nationale qu'au Sénat, d'ailleurs, sur la capacité à aboutir à un consensus autour du mix énergétique français dans les cinquante années à venir, étaient trop grandes. Je sais qu'une proposition de loi a été déposée au Sénat, où elle sera discutée, et qu'une proposition alternative a d'ores et déjà été discutée en commission à l'Assemblée nationale. À cette dernière occasion, cette proposition a été considérablement transformée par rapport à sa formulation d'origine ce qui, sur cet exemple précis, démontre bien qu'il est possible de créer un consensus entre parlementaires qui suivent le dossier. En revanche, créer un consensus au sein de l'Assemblée nationale dans son intégralité autour du mix énergétique, ne me semble pas possible.
Cela ne signifie pas qu'aucune discussion législative sur la politique énergétique de la France ne sera menée devant les parlementaires. En particulier, des dispositions importantes seront discutées devant les parlementaires relativement à un dispositif de protection des consommateurs, mais également à l'accord de régulation et l'hydraulique. J'en profite à cet égard pour vous informer que l'Assemblée nationale vient de lancer une mission transpartisane sur l'hydraulique. Naturellement, nous travaillerons en toute transparence avec les députés qui se sont saisis de ce sujet, pour déterminer s'ils peuvent aussi contribuer à l'esquisse de la bonne solution de régulation des barrages. Si les sénateurs s'emparent aussi du sujet, nous serons également à leur disposition pour échanger.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Votre propos introductif, Monsieur le ministre, était assez complet mais je reviendrai sur un certain nombre de points sur lesquels j'ai besoin de voir préciser votre pensée ainsi que les souhaits du gouvernement.
En premier lieu sur les discussions entre l'État et EDF, que je ne dénommerai pas « accord » car j'ai plutôt vu une feuille volante recto-verso non signée, vous considérez le prix de 70 euros comme un prix d'équilibre. Le gouvernement n'a pas souhaité qu'un Contrat pour différence (CfD) soit conclu. Pensez-vous que si les marchés restent durablement assez bas, comme ils le sont depuis le début de l'année, le risque pesant sur les revenus d'EDF pourrait être non négligeable ? Un CFD aurait-il pu couvrir ce risque ? C'est notre point de vue.
Par ailleurs, pour les contrats actuellement signés sur la base de ce prix de 70 euros, dont vous considérez - et c'est aussi notre point de vue - que le rythme n'avance pas assez vite, quel serait selon vous le rythme adéquat de conclusion de ces contrats ?
En troisième lieu, comment se déroulera le fonctionnement de « l' accord » si les prix remontaient et dépassaient 70 euros ? Comment aura lieu le reversement aux consommateurs ?
Enfin, vous avez évoqué une saisie du législateur d'ici la fin de l'année. Sous quelle forme l'entendez-vous ? Dans le projet de loi de finances ou un autre véhicule législatif ?
M. Roland Lescure. - Nous n'avons pas signé d'accord parce qu'au fond, nous ne signons pas un accord entre l'État et EDF, mais plutôt les conditions d'un accord qui devra être conclu entre EDF et ses clients. Il nous importe en effet que les clients d'EDF et notamment les industriels, puissent avoir accès à des prix compétitifs et à de la visibilité sur les volumes. Nous ne sommes plus dans une économie où le tarif est décidé au ministère de l'Énergie, comme c'était le cas il y a des décennies. Aujourd'hui, nous nous trouvons dans un marché européen qui comporte de nombreuses vertus, ce que je tiens à préciser alors que certains veulent en sortir. La France a été exportatrice d'électricité pendant quarante années sauf une : sans le marché européen de l'électricité en 2022, je ne sais pas ce que nous aurions fait. Je suis donc très clair sur le fait que selon moi, le marché européen représente plutôt un avantage, même su si sa réforme est en marche et que son fonctionnement devra encore être amélioré à l'avenir.
Pour revenir à la question précise concernant l'accord, je ferai donc observer que nous ne nous trouvions pas dans une logique de signature d'un accord contractuel avec EDF. Pour autant, nous souhaitions que les paramètres des accords qui seraient négociés entre EDF et ses clients soient très clairs. C'est la raison pour laquelle vous avez vu cette fameuse « feuille volante », qui a nécessité beaucoup de travaux et de négociations. Ensuite, nous suivrons de près ces négociations.
S'agissant du rythme acceptable de ces discussions entre EDF et ses clients, j'ai lancé une mission confiée à deux fins connaisseurs du monde de l'énergie : M. Julien Janès, de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) et M. Philippe Darmayan, un grand industriel. Je m'engage à ce que vous disposiez du résultat de ces travaux à la fin du mois de juin, qui seront un bilan exhaustif à date. À ce stade, quelques CAPN se trouvent très avancés, dont certains ont fait l'objet d'une signature formelle ou de lettres d'intention. Il existe en outre des centaines de contrat à moyen ou long terme avec des petites et moyennes entreprises. Cela avance donc, mais je souhaite que le rythme progresse davantage. La « feuille volante » que vous évoquiez contient une clause de revoyure fixée à la fin du mois de juin, et que j'envisagerai par conséquent sur la base des conclusions de la mission de MM. Darmayan et Janès.
Le prix de 70 euros est correct, sachant que nous ferons mieux que 70 euros pour les gros consommateurs d'énergie, qui sont prêts à partager les risques avec EDF. Ces gros consommateurs paieront par conséquent une partie de leur facture sous forme d'avance en chèque.
Je sais d'où l'on vient. Nous avions le mécanisme de l'Arenh, décrié par tous, mais malgré tout très sécurisant pour les industriels et les ménages jusqu'à la crise en Ukraine. Jusqu'à cette date, nous avions l'électricité la moins chère d'Europe, de surcroît décarbonée. L'Arenh fixait le prix de l'électricité pour moitié, tandis que l'autre moitié était fixée par le marché, et l'ensemble était totalement administré. Naturellement, le système a occasionné de sérieux enjeux pour EDF, qui acquittait le coût de la différence : en d'autres termes, l'Arenh était en quelque sorte un CfD à la charge d'EDF. Enfin, le mécanisme de l'Arenh créait de l'incertitude sur le reste du prix.
La vraie question est de savoir qui porte le risque. Personne n'est à même de prédire le prix de l'électricité dans vingt, trente ou cinq ans, même si les scénarios de RTE sont bien ficelés. Par conséquent, s'engager sur un volume d'électricité à un prix donné pour les quinze ans à venir, c'est prendre un risque. Concrètement, ce risque est porté par l'État, par EDF ou par les industriels. Dans le CfD, l'État suppose l'intégralité du risque, ce que je refuse de décider puisque finalement, il sera à la charge du contribuable. Dans ces conditions, l'accord a pour objectif de partager le risque entre les trois acteurs importants. EDF peut prendre une partie du risque - les autres producteurs sont aussi marginalement concernés - en réalisant des gains de productivité et en étant plus efficace dans la construction EPR futurs, il peut aussi gagner de l'argent qu'il réinvestira, ce qui réduira le prix de l'électricité. Pour leur part, les industriels devront aussi payer leur électricité un peu plus chère que par le passé, de même que les contribuables.
Lors des discussions sur l'accord, nous avons négocié à la fois avec EDF et les industriels, puis entre nous, entre le ministère de l'Industrie, du Budget, pour aboutir en définitive à un accord qui me semble équilibré, même si c'est un accord « donnant-donnant ». Je profite de cette commission d'enquête pour remettre la pression sur EDF et les industriels pour qu'ils signent les contrats. Il est donc nécessaire, à la fois qu'EDF consente un effort sur les prix, mais aussi que les industriels soient prêts à payer l'avance en tête. Il n'y a pas d'autre choix que de partager le risque. Je veux à tout prix éviter qu'EDF se lance dans le nucléaire avec des sabots de plomb, tout comme je refuse que les industriels se lancent dans la compétition avec des handicaps.
Pour répondre à votre troisième question, je vous indique que nous avons prévu des coupe-circuit puisqu'au-delà de 78 euros, 50% des revenus seront redistribués et au-delà de 110 euros, 90% des revenus le seront.
À ce jour, nous n'avons pas encore arrêté les modalités de cette redistribution, de sorte que sur cette modalité en particulier, nous aurons besoin d'un projet de loi pour en discuter avec la représentation nationale.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce sera un projet de loi spécifique ?
M. Roland Lescure. -Je n'ai pas encore la réponse à cette question. La discussion pourra avoir lieu pour partie dans le cadre du PLF, puisque les prélèvements sont de nature fiscale et pour partie dans un projet de loi de transposition de dispositif de l'Union européenne, pour les aspects non fiscaux, ou à l'inverse uniquement dans un projet de loi spécifiquement concentré sur le sujet. L'essentiel est que la discussion ait lieu.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Sur la discussion entre l'État et EDF, vous avez évoqué la clause de revoyure à fin juin et le rapport que vous avez commandé. Vous n'avez pas répondu à la partie de ma question sur les conséquences d'un marché durablement bas. Par ailleurs dans les clauses de revoyure, excluez-vous de réaborder la question du CfD ?
M. Roland Lescure. - Je serais tenté de répondre par l'affirmative, même si l'avenir n'est jamais certain. Je vous le dis avec d'autant plus de conviction, que les industriels apprécient l'idée du CfD, qui leur donne de la visibilité. Pour autant, je n'estime pas indiqué que l'intégralité de la différence soit payée par l'État, car il s'agirait d'une mauvaise utilisation des deniers publics. Je crois au partage du risque. Je pense que les industriels doivent être incités à consommer moins d'électricité, et qu'EDF soit incité à être plus productif. Quand j'évoque « l'État », je me réfère bien entendu à nous tous. L'État est composé des consommateurs et des contribuables. Je ne souhaite pas qu'ils portent, seuls, cette charge.
L'accord a été fondé sur la base de milliers de simulations. Le scénario que vous envisagez, d'un prix durablement bas pour les quinze à vingt ans à venir, n'a pas été retenu comme central. Pour que le prix de l'électricité soit durablement bas, il faudrait que les surprises sur la production soient très nombreuses, que tous les pays développent de la production électrique très rapidement, tandis que la consommation n'augmenterait que faiblement. Concernant la production, les prévisions sont aisées. La vraie incertitude porte sur la consommation. Comme vous le savez, certaines prévisions de RTE tablent sur une hausse importante de la consommation. Au-delà des enjeux de sobriété, qui sont liés à la hausse des prix récente, nous observons une hausse tendancielle de la consommation d'électricité. Par conséquent, si nous étions durablement surpris par une consommation en baisse, nous devrions sans doute nous reposer la question. Aujourd'hui, ce scénario est très peu probable.
M. Franck Montaugé, président. - Lors d'une audition précédente, nous avons compris que s'agissant du dispositif post Arenh, le CfD avait la faveur de la Commission européenne, mais qu'il a finalement été abandonné car il était conditionné à une modification de l'organisation d'EDF. Ce faisant, cela conduisait à revenir sur Hercule. Est-ce le cas ? Finalement, tout n'a pas été à la main de la France.
M. Roland Lescure. - Dans notre réflexion, nous avons évidemment intégré les contraintes européennes et le droit européen. Nous n'avons pas encore présenté le dispositif à la Commission. Le CfD obère la capacité d'EDF à être plus productif et à investir, même s'il donne de la certitude aux industriels. Par ailleurs, ce type d'instrument se traduirait nécessairement par des mesures compensatoires puisqu'il s'agit d'une aide d'État. Or l'accord comporte une asymétrie, et intègre donc les règles européennes. Finalement, le CfD est possible - nous l'avons d'ailleurs introduit dans les textes européens du temps de ma prédécesseure - mais au prix d'un certain nombre de remèdes. Je ne suis pas certain que nous souhaitions les payer.
Mme Christine Lavarde. - Sur le même sujet, une loi récemment promulguée prévoit un contrat entre l'État et EDF, définissant la stratégie de moyen terme à dix ans de l'entreprise publique. Comment le gouvernement compte-t-il mettre en oeuvre cette disposition, et dans quels délais ? Cela répondra à un certain nombre de nos questions, et notamment comment s'assurer d'avoir une énergie compétitive pour les entreprises et les consommateurs, ou comment mener à bien la décarbonation ?
M. Roland Lescure. - C'est exact. Je me souviens d'ailleurs que nous avions eu des discussions similaires avec deux d'entre vous, sur l'industrie verte. À cette occasion, vous m'aviez demandé de vous présenter une stratégie afin d'avoir une discussion globale. Par conséquent sur l'industrie verte, nous travaillons à l'élaboration de la stratégie, que nous vous présenterons d'ici la fin du mois de juin.
Sur l'énergie, nous devrons aussi y travailler. La difficulté provient du fait que nous nous trouvions actuellement dans des négociations compliquées sur des éléments importants de cette stratégie. Sur l'hydraulique, je vous ai indiqué où je souhaitais arriver, mais nous n'y sommes pas encore. Sur l'accord post Arenh, nous aurions un sérieux problème si cet accord n'était signé par personne. Par conséquent, il est nécessaire que nous en connaissions toutes le briques, avant de vous présenter la maison.
Le troisième élément indispensable mais dont nous avons peu parlé, est le nouveau nucléaire civil, pour lequel nous sommes encore dans une phase de design. Nous ne disposons pas encore de devis ni de plan détaillé. Ce sera l'objectif de cette année.
En définitive, la stratégie énergétique à terme de la France est détaillée dans la Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE). Néanmoins, nous n'avons pas encore le chemin pour y parvenir. Il faut encore travailler sur des briques importantes telles que la régulation, le nouveau nucléaire et l'hydraulique. J'essaie donc de donner un calendrier cohérent et raisonnable. Selon moi, c'est donc plutôt un sujet pour 2025 que 2024, car nous devrons entrer dans le détail de la construction du modèle d'affaires de l'EPR, et devrons aussi avoir avancé sur les SMR.
Mme Christine Lavarde. - En entendant cette réponse, j'ai l'impression que tout l'avenir énergétique de notre pays est uniquement soumis aux injonctions qui seront données à une seule entreprise. Bien entendu, je conçois qu'il s'agit d'un acteur incontournable du futur énergétique, mais nous nous situons là à des niveaux différents. Vous évoquez une entreprise aux capitaux publics à 100%, pour laquelle on souhaite savoir comment l'argent public sera investi. D'ailleurs, le rapport a vocation à être rendu public tous les ans, et à être révisé. Finalement, on peut déjà dessiner une ligne sans être très précis dans les contours, puis ajuster plus tard la trajectoire lors des révisions du contrat. Cela ne me paraît pas contradictoire.
M. Roland Lescure. - La plus grosse partie de ce contrat concerne les EPR, de sorte que sans plan ni devis détaillés, il n'y aurait aucun sens à signer un contrat pour les dix ans à venir. C'est pourquoi je ne souhaite pas lancer tout de suite les réacteurs de quatrième génération. Nous avons consacré dix-sept ans et treize milliards d'euros à un seul EPR. Aujourd'hui, l'EPR2 est mieux défini, et la gouvernance a été revue et l'entreprise restructurée. Je suis donc convaincu que nous ferons mieux et plus vite, mais pour l'heure l'EPR est la priorité absolue. J'espère que nous aurons le plan détaillé et le devis d'ici la fin de l'année. Je vous donne donc rendez-vous en début d'année 2025.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Concernant le nucléaire historique, pensez-vous souhaitable ou nécessaire de prolonger la durée de vie des centrales nucléaires actuelles à 60 ans, voire de solliciter les conditions permettant d'aller jusqu'à 80 ans comme aux États-Unis pour un certain nombre de réacteurs ? Êtes-vous favorable au renforcement de la puissance de certaines centrales, notamment des centrales 900 ?
Sur le nouveau nucléaire, vous avez évoqué un prix de 70 euros/MWh, qui se base sur un montant d'investissement de 67 milliards d'euros (le précédent montant était de 52 milliards d'euros) Jusqu'à quel prix considérez-vous comme souhaitable de continuer d'investir dans les EPR2 ? Avez-vous une barrière fixée à 100 ou 120 milliards d'euros, par exemple ?
Pour les SMR, quel est l'intérêt pour la France, sachant que de nombreux interlocuteurs y ont plutôt vu un intérêt à l'export pour remplacer les centrales à charbon, mais finalement minime en France ? En d'autres termes, ne surestime-t-on pas le potentiel des SMR en France ?
Vous nous avez indiqué que selon vous, l'uranium était garanti jusqu'en 2100 en France. La COP 28 a prévu un triplement du nucléaire dans le monde à horizon 2050 et non 2100. Or quand on examine les réserves connues et les endroits où elles se trouvent, on peut s'interroger sur le potentiel réel d'uranium. Je comprends votre souhait d'éviter une trop grande dispersion, mais de nombreux interlocuteurs ont attiré notre attention sur la nécessité de ne pas arrêter la 4ème génération. À cet égard, si vous nous avez appris que la R&D se poursuivait, il reste que le projet de réacteur Astrid a été arrêté. Nous n'en comprenons pas la raison si d'un autre côté, vous précisez que la R&D continue. En ce qui nous concerne, nous pensons que la 4ème génération pourrait représenter l'avenir du nucléaire à horizon 2050, qu'on pourrait dénommer le « nucléaire durable ». Pouvez-vous nous éclairer ?
M. Roland Lescure. - Je suis favorable à une prolongation de certaines centrales à 60 ans, en n'excluant pas 80 ans à la condition que toutes les garanties de sûreté soient remplies. Vous savez, pour l'avoir votée, que nous nous trouvons actuellement dans une phase de fusion de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), ce qui nous permettra d'avoir un organisme de régulation plus puissant, flexible et agile. D'ailleurs nous avançons sur la suite de la loi, qui est en passe d'être validée par le Conseil constitutionnel en juillet. Dans la foulée, nous engagerons la préfiguration.
Notre parc nucléaire actuel se situe aux alentours de quarante années. Profitons donc des vingt ans qui suivent, pour savoir si toutes les conditions de prolongation de vingt années supplémentaires, sont remplies.
Sur le coût du nouveau nucléaire, il faut au préalable savoir que nous raisonnons en centaines d'années, voire en millénaire. Nous changeons donc de dimension. Il est hors de question que l'État dise « jusqu'à 100 milliards, tout va bien ». Ce serait le risque de se fixer une enveloppe. Personnellement, je n'ai pas vu de chiffres suffisamment complets et rigoureux pour être validés dans le cadre d'un Conseil de politique nucléaire. C'est ce que j'entendais en vous disant que je n'avais pas vu de devis détaillé. Selon EDF, il s'agit d'estimations préliminaires avant négociations avec les fournisseurs. Il existe un enjeu d'organisation de la filière. Tout ceci est trop sérieux pour se baser sur trois estimations fantaisistes parues dans la presse, ou même quelques estimations non challengées, avancées devant la commission d'enquête du Sénat. Nous avons donc demandé des devis détaillés à la filière, notamment à l'opérateur, un devis détaillé, que nous examinerons avec attention sur les modalités de financement. EDF peut en prendre une partie à sa charge, de même que les contribuables d'aujourd'hui et les consommateurs futurs, mais il n'existe aucun chiffre magique. Nous suivrons l'exécution du devis au cordeau, échaudés par l'expérience de l'EPR qui a dépassé toutes les craintes.
Nous croyons en les SMR, mais le projet en est encore au stade de la réflexion. C'est pourquoi les start-ups et l'innovation ont d'ores et déjà émis des idées intéressantes. Un appel d'offres finance d'ailleurs l'innovation et la recherche à 2030 sur les SMR. Ces petits réacteurs, potentiellement positionnés dans certaines régions, seraient plus flexibles que les gros réacteurs pour lesquels il existe des enjeux de disponibilité d'eau ou d'alimentation. Surtout, les SMR peuvent faire partie des solutions pour décarboner la chaleur nécessaire à l'industrie. Des projets très précis existent en ce sens. À ce stade, onze entreprises sont accompagnées dans la phase 2 de la recherche, pour aboutir à deux ou trois projets qui seront soutenus dans leur développement.
Sur le combustible et l'arrêt d'Astrid, nous avons estimé que les coûts engagés n'étaient pas en phase avec la ressource estimée. Peut-être l'évolution de la géopolitique changera-t-elle l'équation, mais à ce stade nous n'avons aucune inquiétude sur le stockage et la disponibilité du combustible. Nous continuerons cependant à investir dans la Recherche & Innovation, mais je suis convaincu qu'à courir trop de lièvres à la fois, nous risquerions de n'en attraper aucun. Ma priorité reste de disposer d'électricité nucléaire en volume décarbonée et peu chère, à laquelle s'ajoutera quelques SMR, dans les vingt ans qui viennent. Nous poursuivons la recherche et disposons de temps pour ce faire. Je vois bien que la filière a trop longtemps été sevrée et que les ingénieurs sont frustrés d'avoir aussi peu innové, mais il ne faut pas lâcher tous les projets en même temps. Le rôle de l'État est de sérier les investissements les uns après les autres. À terme, le rêve d'un nucléaire durable représente un avenir assez lointain.
La montée en puissance des réacteurs existants (l'uprating) fait l'objet de programmes de travaux prévus dans la PPE, notamment sur les 900 MW. Les puissances ne sont pas extrêmement importantes puisque nous sommes à 400 TWh de production possible, mais je pense que nous pourrons rechercher environ 650 TWh à terme.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Sur la quatrième génération, j'entends l'argument de ne pas courir trop de lièvres à la fois. Pour autant, alors que la France a longtemps été très en avance sur le sujet, notamment avec Super Phénix et Astrid, nous avons perdu cette avance au profit de la Chine, de l'Inde et de la Russie, qui développent des réacteurs à neutrons rapides. C'est sans doute le nucléaire de demain, auquel ces pays se préparent dès aujourd'hui. J'entends donc que vous ne prévoyez pas de renforcer les équipes de recherche sur le sujet au CEA.
M. Franck Montaugé, président. - Nous n'avons pas abordé la question du financement des investissements et celle des intérêts. Le poste pèsera lourd dans l'équation finale. Comment l'État se positionnera-t-il vis-à-vis de l'opérateur nucléaire national ? Les choses sont-elles précisées à ce stade ?
En second lieu, je ne comprends plus rien à la PPE au regard de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC), qu'il faudrait actualiser pour une troisième version. A un certain moment, vous envisagiez de traiter par voie réglementaire une Stratégie énergie climat. Malgré les difficultés politiques de parvenir à un consensus, quel chemin nous proposez-vous ? Nous avons l'impression de nous trouver dans une sorte de puzzle, ce qui nous fait perdre de vue les orientations importantes. Je pense que la confusion actuelle est préjudiciable pour tout le monde.
M. Roland Lescure. - Sur la quatrième génération, nous nous trouvons déjà dans des stratégies de réduction d'utilisation du combustible. La consommation d'uranium baissera de 25%. Nous allons construire une nouvelle usine de retraitement à La Hague et prolongerons la durée de vie de l'existante.
Dans le cadre du dernier Conseil de politique nucléaire, nous avons décidé de mettre en oeuvre un programme d'investissement important dédié à la recherche, et pas uniquement sur les réacteurs de 4ème génération et la fermeture du cycle. Notre grand opérateur de recherche sur le nucléaire, le CEA, sera doté de plus d'un milliard d'euros dans les prochaines années.
Sur le financement des investissements, je n'ai pas d'autre précision à vous apporter. Je peux uniquement vous indiquer que le travail sera mené cette année.
M. Franck Montaugé, président. - Ma question portait surtout sur le rôle que jouera l'État en la matière. Je conçois bien que vous ne disposiez pas encore du niveau des investissements.
M. Roland Lescure. - L'un va avec l'autre, Monsieur le président.
M. Franck Montaugé, président. - Bien entendu, mais quelle est l'intention de l'État pour faire en sorte d'optimiser ce poste ? Quelle est la stratégie ?
M. Roland Lescure. -Nous pouvons avoir des discussions théoriques, mais je préfère les discussions pratiques. Par conséquent, en l'absence du devis détaillé, c'est-à-dire des spécifications détaillées des EPR et de la communication des coûts afférents (à intérêts inchangés), je n'ai pas de réponse. La majeure partie des coûts de Flamanville a été liée aux intérêts de retard en raison du temps perdu. Tout ce temps perdu nous a coûté très cher en intérêts, qui sont donc la variable clé. Nous aurons donc un plan de financement d'ici la fin 2024 pour lancer, de manière concrète en 2025, les travaux d'ingénierie. Nous reviendrons devant la représentation nationale pour choisir entre les modes de financement (État, entreprise et contribuable consommateur). Si l'État devait tout payer, les intérêts seraient relativement faibles mais cette solution n'a pas été retenue. D'ailleurs EDF lui-même, qui n'est pas fier des précédents épisodes EPR, veut contribuer.
M. Franck Montaugé, président. - En principe, dans un système qui fonctionne économiquement, l'indicateur de coûts réside uniquement dans les tarifs. Les investissements sont nécessairement pris en compte dans les tarifs.
M. Roland Lescure. - Si nous faisons peser tous les investissements sur les tarifs, cela revient à faire payer au consommateur d'aujourd'hui les investissements permettant d'avoir l'électricité de demain.
M. Franck Montaugé, président. - L'ensemble des besoins de financement est actualisé et réparti dans le temps, ce qui pose donc aussi la question de la structure des tarifs.
M. Roland Lescure. - Exactement. Prenons un exemple de coûts à 100. Si l'ensemble est financé par de l'endettement public sans aucun surcoût sur les tarifs, les taux d'intérêts de l'État seront moins élevés et les consommateurs de demain paieront. Je caricature pour préciser les choses. À l'inverse, nous pouvons décider qu'EDF supportera la totalité des coûts, ou encore que ce sera au consommateur de le faire. En réalité, un mix des trois solutions sera nécessaire car chaque partie y a intérêt. Le fait qu'EDF paie une partie de la facture, est en quelque sorte une garantie qu'EDF fera en sorte d'être efficace. Malheureusement, nous ne sommes pas encore suffisamment au clair sur la structure de coûts, le projet et les délais afférents. Nous reviendrons devant la représentation nationale dès que nous aurons davantage avancé.
J'ai bien conscience que les dispositifs ne sont plus très clairs. L'objet de la PPE est de savoir à quoi ressemblera la France énergétique en 2035. Sur ce point, nous vous devons un retour. Naturellement, d'ici la fin de l'année vous saurez où l'on va. Pour aller vers cette France de 2035, un certain nombre de dispositions doivent être mises en oeuvre, et notamment des plans d'investissements massifs pour donner de la visibilité aux filières. Certaines de ces filières sont nationalisées, ce qui nous conduit à élaborer avec EDF sur le prix de l'électricité, les investissements et la régulation. Nous devrons vous présenter de manière globale et cohérente le plan de marche d'EDF à horizon 2035.
Nous devons aussi protéger les consommateurs, qui ont été injustement traités. Nous devrons donc proposer un projet de loi.
Par ailleurs, le travail sur l'hydraulique sera aussi inclus dans les briques de la PPE.
Nous devrons ensuite vous indiquer, pour chacune des briques construisant la PPE, comment l'État intervient. Le tout dépendra en partie des opérateurs, du marché, de l'État et du législateur.
M. Franck Montaugé, président. - Cela signifie-t-il qu'un texte sera prochainement soumis au législateur ?
M. Roland Lescure. - Je pense avoir déjà exposé les raisons pour lesquelles je n'estime pas qu'un « texte cathédrale » soit une bonne idée. J'ai beaucoup consulté les filières industrielles, qui veulent de la visibilité et souhaitent aller vite. Les premiers chiffres ont été présentés il y a deux ans lors du discours de Belfort. Désormais, je souhaite que d'ici la fin de l'année, la vision présentée soit globale et cohérente.
M. Franck Montaugé, président. - Que signifie le fait de « pousser tous les feux » ? Personnellement, j'y suis favorable, mais est-ce à dire qu'il ne faut pas se fixer des objectifs trop précis, prendre des marges et dire aux industriels concernés d'agir pour remplir les objectifs énergétiques de la France ?
M. Roland Lescure. - Nous devons être plus précis que cela car les industriels ont besoin de visibilité. Effectivement sur le nucléaire, nous visons la prolongation du nucléaire existant. Sur l'éolien terrestre à ce stade, nous parlons de doubler la capacité.
M. Franck Montaugé, président. - Sur ce sujet, nous connaissons des difficultés sur le terrain. Je les constate au quotidien sur mon territoire. Où sont les marges pour que nous soyons au rendez-vous ?
M. Roland Lescure. - Nous avons pour objectif de multiplier par cinq la capacité de photovoltaïque d'ici 2035, passant ainsi de 3 GW par an à 15 GW. Le photovoltaïque crée moins de problèmes, notamment d'acceptabilité. Le vrai sujet est de pouvoir produire des panneaux photovoltaïques en France, mais je suis assez rassuré en la matière. En effet, les deux giga factories de Fos et Sarreguemines avancent bien.
Sur l'éolien marin, nous souhaitons implanter 18 GW à 2035, sachant que la capacité est de 1,5 GW aujourd'hui. Cette multiplication par dix est donc énorme, mais nous avons un plan pour y parvenir. Cinq appels d'offres ont d'ores et déjà été attribués, ce qui permettra de répondre aux besoins.
L'éolien terrestre est compétitif mais crée en effet des enjeux d'acceptabilité dans certaines régions où les mâts sont nombreux. Dans ces régions, telles que les Hauts-de-France et le Grand Est, on imaginer augmenter la puissance des mâts. Dans d'autres régions, dont la vôtre sans doute Monsieur le président, on peut sans doute installer davantage de mâts, à la condition de procéder à toutes les consultations nécessaires.
Sur l'AO 5, le consortium retenu est un consortium belgo-allemand, donc européen. Le cahier des charges prévoit la présence de PME pour intégrer du contenu local dans les appels d'offres. Ceux qui l'ont mis en oeuvre, notamment le président Retailleau au large de la Vendée, ont fait part des difficultés d'intégrer du contenu local dans les appels d'offres. Nous avons donc négocié, dans un règlement européen, le fait qu'à l'avenir les appels d'offres auraient un contenu européen et français plus important dans les composantes.
Les entreprises qui composent le consortium belgo-allemand sont connues et ont remporté un appel d'offres d'éolien flottant. Ce consortium est un des seuls qui opère déjà, alors il n'y a pas encore de parc commercial éolien flottant, mais il y a des parcs expérimentaux dont l'un est au large de l'Ecosse, qui est justement opéré par Elicio, l'opérateur belge dont je parlais. Ils ont de l'expérience sur le flottant, ils sont bien connus sur le terrestre. La CRE a mené cet appel d'offres en toute indépendance. Nous sommes donc confiant dans la capacité de ce consortium à livrer dans les temps, pour un budget compétitif de 86,50 euros.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Le contrat inclut-il des clauses interdisant toute révision possible ?
M. Roland Lescure. - Il existe des clauses de révision possible et une garantie apportée par BNP Paribas, à hauteur de 50 millions d'euros. Des sanctions sont en outre prévues en cas de retard. Sur l'indexation, je reviendrai vers vous par écrit.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Cela nous intéresserait en effet, car le prix de 86 euros nous a agréablement surpris. Nous avons en effet vu qu'en Méditerranée sur les prototypes, des prix de 240 euros avaient cours, sur lesquels des rallonges pouvaient même être demandées.
M. Roland Lescure. - Le passage d'un dispositif expérimental à un dispositif de séries entraîne des économies d'échelle. En outre, les technologies sont nouvelles et se sont beaucoup améliorées.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Sur l'hydroélectricité, vous écartez la proposition de Bruxelles de remise en concurrence au motif que vous ne voulez pas brader les installations. Je ne suis pas très convaincu par ces explications car dans une concession, l'État ne brade rien puisqu'il reste propriétaire. Dans une concession, le choix tient compte de la qualité et de l'expérience du prestataire. Par conséquent, la concurrence n'aboutit pas, pour le concédant, à un choix obligatoire. J'ai le sentiment qu'à Bruxelles, le régime d'autorisation est banni pour la France. Mme Pannier-Runacher, lorsqu'elle avait la charge de la transition écologique, avait relancé une alliance de pays européens sur le nucléaire, ce qui était très positif. Que souhaitez-vous obtenir de Bruxelles avec cette alliance à court et moyen terme ?
M. Roland Lescure. - En ma qualité de président de la commission économique à l'Assemblée nationale, nous avions entendu le commissaire européen à l'énergie, qui vantait les vertus de la mise en concurrence des nouvelles concessions. Or il était absolument seul à le penser, car aucun groupe parlementaire ne partageait son avis. Peut-être la majorité est-elle différente au Sénat. En tout état de cause, la remise en concurrence des concessions devra passer par la loi.
Bien évidemment, les concessions existent et il s'agit d'actifs, à l'instar des autoroutes. Les parcs éoliens sont aussi une forme de concessions. En revanche, il me semble que les rivières et fleuves représentent un actif particulier, autour duquel il me paraît difficile de trouver un consensus politique.
L'alliance du nucléaire est en effet un succès puisqu'elle réunit 15 pays, dont 13 membres et 2 observateurs à ce jour. Aujourd'hui, sur 27 pays, 15 sont favorables au nucléaire et veulent le relancer. Les conséquences industrielles sont importantes car il s'agit de construire une vraie filière nucléaire européenne, avec des têtes de pont françaises mais pas uniquement. Des entreprises tchèques pourraient aussi nous aider à construire des réacteurs. C'est une fierté pour nous, de construire une filière nucléaire européenne.
Nous attendons avant tout des institutions européennes un financement et une vraie neutralité technologique. Nous souhaitons que la décarbonation soit la priorité absolue de l'Union européenne, afin que l'Europe soit le premier continent décarboné au monde. C'est pourquoi nous devons cesser les guerres de religion entre les pays qui refusent le nucléaire et ceux qui le favorisent. La Banque européenne d'investissement (BEI) a d'ores et déjà indiqué qu'elle était prête à financer des projets de SMR. D'ailleurs, la BEI a déjà financé du nucléaire par le passé. C'est pour nous un sujet majeur car nous devrons investir des dizaines de milliards d'euros dans le nucléaire du futur. Il importe donc d'aboutir à un financement européen.
Le débat porte aussi sur l'hydrogène, sur le point de savoir s'il est tout à fait similaire selon qu'il est obtenu à partir d'énergie renouvelable ou d'énergie nucléaire. Nous répondons par l'affirmative, d'autres pensent qu'il existe une différence. De manière très concrète, la neutralité technologique devra aller jusqu'à l'hydrogène. Il existe donc encore un combat à mener sur ce sujet.
Audition de M. Jean-Marc Jancovici, Professeur à Mines Paris-PSL, le 27 mai 2024
Mme Denise Saint-Pé, vice-présidente. - Je vous souhaite la bienvenue au nom de notre collègue, Franck Montaugé, président de la commission, qui aura un peu de retard et que je supplée. Nous ne sommes que deux sénateurs pour le moment, avec le rapporteur, Vincent Delahaye.
Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Jean-Marc Jancovici, professeur à Mines Paris-PSL.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».
M. Jancovici prête serment.
Le Sénat a constitué le 18 janvier 2024 une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Nos travaux sont centrés sur le présent et sur l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et aux entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
M. Jancovici, votre notoriété n'est plus à démontrer. Vous avez su imposer un certain nombre de thèmes dans le débat public et vous avez su populariser de nombreux enjeux en lien avec la décarbonation. Nous souhaiterions que vous puissiez nous faire part de votre vision sur l'avenir de l'électrification et, en premier lieu, de l'évolution potentielle de la consommation d'électricité qui, aujourd'hui, semble bien patiner un peu. Les questions de sobriété et d'effacement des consommations, nous intéressent et nous serions heureux de vous entendre sur les meilleurs moyens à utiliser. Vous pourriez nous exposer votre point de vue sur les différents vecteurs d'électrification - le nucléaire, l'hydraulique, l'éolien, le solaire, etc.
S'agissant du nucléaire, pour lequel vous avez pris position, en raison notamment de sa forte intensité de décarbonation, vous pourriez nous dire ce que vous pensez de la relance actuelle de la France avec le programme des EPR2, mais aussi nous faire part de votre analyse sur les réacteurs à neutrons rapides, pour l'instant négligés par la France, mais qui peuvent devenir indispensables face à un risque de raréfaction de l'uranium naturel et de tensions géopolitiques sur cette ressource.
Tels sont les grands thèmes sur lesquels vous serez interrogé. Nous vous proposons de procéder de la façon suivante : vous présenterez votre travail et vos réflexions en 10 minutes maximum. Cette présentation sera suivie par un temps de questions-réponses.
M. Jean-Marc Jancovici. - Je ne sais pas exactement quels angles vous intéressent plus particulièrement et mes propos liminaires seront donc raisonnablement courts.
L'électricité est devenue aujourd'hui indispensable au fonctionnement d'un pays ordinaire, ou du moins d'un pays européen. Au Sénat, vos travaux seraient singulièrement compliqués si vous n'aviez définitivement plus accès à l'électricité. Cet exercice de pensée peut être fait pour n'importe qui, n'importe où : si une suppression durable de l'approvisionnement électrique survenait, le fonctionnement du monde serait extrêmement compliqué. Ceci vaut pour la conservation des aliments, en l'absence de chaîne du froid, pour le système monétaire, puisque l'argent est géré par ordinateurs... L'électricité est devenue absolument indispensable au maintien des fonctions essentielles dans un pays industrialisé. Pour autant, elle ne représente que 20 % de la consommation d'énergie dite finale. Dans le jargon des énergéticiens, deux notions existent : l'énergie primaire, au sens de première, est celle prélevée dans l'environnement (charbon, pétrole, gaz, eau, air, rayonnement solaire, biomasse) tandis que l'énergie finale est celle qui sort sous forme de vecteur énergétique du système énergétique et qui est consommée par les voitures, les avions, les appareils électriques....
L'énergie finale est constituée, dans notre pays comme dans de nombreux pays occidentaux, d'électricité à 20 % et d'autres choses (produits raffinés issus du pétrole et du gaz raffiné, combustibles solides provenant du charbon ou de la biomasse) à 80 %. Sans électricité le fonctionnement du monde occidental serait bouleversé, mais l'électricité ne représente que 20 % de l'approvisionnement énergétique global.
Mme Denise Saint-Pé, vice-présidente. - Nous accueillons le président, je lui cède ma place.
M. Jean-Marc Jancovici. - Cette électricité est produite à 60 % par des combustibles fossiles, ce qui signifie que la production électrique relève avant tout, dans le monde, essentiellement du charbon (35 %) et du gaz (25 %), à 15 % par l'hydroélectricité, à 10 % par le nucléaire qui a enregistré une baisse de sa part relative ces dernières années et pour le reste par les énergies renouvelables nouvelles, vent et soleil.
La situation française est singulière au regard de la situation mondiale ordinaire puisque le nucléaire occupe une place dominante dans notre pays. Cette place du nucléaire est due au fait que la France n'avait effectivement plus de charbon au moment des chocs pétroliers. La vertu climatique française actuelle ne doit pas grand-chose à la clairvoyance climatique, mais est essentiellement un fait du hasard.
Je formulerai une remarque liminaire sur le prix : compte tenu du service qu'elle nous rend, l'électricité est gratuite, quel que soit son prix, en première approximation. En raison de notre dépendance et des services rendus par l'électricité, elle serait toujours gratuite, même si elle était dix fois plus chère, compte tenu de l'avantage qu'elle procure par rapport au fait de ne pas avoir d'électricité du tout. Sans électricité, nous n'avons plus de système monétaire ou de communications. Nous sommes très sensibles à la hausse du prix de l'électricité, mais le prix ne devient pas exorbitant en tant que tel : nous sommes simplement habitués à un prix. Il faut bien insister sur ce point : compte tenu des services qu'elle nous rend, l'énergie en général et l'électricité en particulier ne valent quasiment rien.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Je vous remercie. Notre commission a vocation à se tourner vers l'avenir : progressivement, nous essayerons d'augmenter la part de l'électricité dans notre consommation d'énergie pour avoir une énergie plus décarbonée globalement. Il existe donc une volonté d'électrifier beaucoup de nos usages : nous sommes déjà très dépendants de l'électricité, mais devrions le devenir encore plus. Nous essayons de déterminer la vitesse de l'impact de cette électrification. La consommation d'électricité devrait augmenter, même si nous observons actuellement plutôt une stagnation, voire un déclin ces dernières années, grâce aux importants efforts de sobriété. Nous nous demandons à quel moment la courbe s'inversera : en avez-vous une idée ? Sommes-nous capables de produire suffisamment d'électricité, si nous électrifions beaucoup et consommons plus d'électricité ? Si la production nucléaire vient d'une carence en charbon lors du premier choc pétrolier en 1974, celle-ci s'est poursuivie. Après 30 ans de nucléaire honteux, l'image du nucléaire a bien changé : les dispositions annoncées par le Président de la République vous semblent-elles suffisantes ? La construction de 6 EPR2 est prévue, ainsi que la construction de 8 autres éventuellement d'ici 2050. Comment voyez-vous l'avenir du nucléaire ? Pensez-vous que nous prenons la bonne direction ? Que pensez-vous de la quatrième génération et des RNR ? Comment voyez-vous la France dans ce redéploiement du nucléaire ?
Il serait également intéressant que vous nous disiez un mot sur l'hydrogène. Que pensez-vous de l'hydrogène ? Beaucoup pensent qu'il s'agit d'une solution miracle : est-ce également votre cas ?
Nous avons le sentiment, ces deux dernières années, que les prix ont évolué de manière très importante, avec le prix du gaz et le coût marginal. Nos compatriotes n'ont pas le sentiment que le prix de l'électricité est gratuit et en font un symbole de leur pouvoir d'achat. Le prix est sans doute faible par rapport à l'utilité du produit. Pensez-vous qu'il s'agit d'un non-sujet ? Nous avons la volonté de diminuer la volatilité dans les prix et de mieux lier le prix et le coût de production, pour stabiliser un peu le prix, dans la mesure où les coûts de production sont relativement stables, même s'ils augmentent un peu. Le prix a baissé dans la production du renouvelable et le prix augmentera sans doute pour la production nucléaire puisque les EPR coûteront sans doute plus cher que les centrales classiques.
Pouvez-vous revenir sur ces éléments ?
M. Jean-Marc Jancovici. - L'hydrogène est une énergie finale : en tant que telle, elle ne résout donc pas les problèmes d'énergie primaire. Ce vecteur énergétique est concurrent du vecteur électrique. Partout où l'hydrogène se trouve en compétition avec l'électricité, ce vecteur énergétique présente un moins bon rendement que l'électricité, particulièrement dans les transports puisque son rendement est alors quatre fois plus faible. Si vous faites de l'hydrogène avec de l'électricité, vous perdez 30 à 40 % au moment de l'électrolyse, puis 20 % au moment de la logistique (compression et stockage) puis encore la moitié dans la pile à combustible du véhicule pour refaire de l'électricité qui va aux roues. Les trois quarts de l'énergie sont donc perdus. Personnellement, je ne vois donc pas l'intérêt de l'hydrogène dans les transports. Le seul intérêt de l'hydrogène vaut pour l'hydrogène comme molécule chimique dans l'industrie pour faire de la réduction du minerai de fer ou de la fabrication d'engrais (ammoniaque), en tant que matière première. Comme vecteur énergétique, l'hydrogène ne présente cependant pas beaucoup d'intérêt. Dans l'aviation, je blague souvent en disant : « l'avion à hydrogène existe déjà : c'est la fusée Ariane », mais ce n'est pas le même prix. Je veux bien parier toutes mes économies que je mourrai sans avoir vu d'aviation commerciale à hydrogène.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Vous n'êtes pas pro-hydrogène.
M. Jean-Marc Jancovici. - Je n'y crois pas. L'hydrogène est un matériau qui a une très forte densité par unité de poids, raison pour laquelle elle est utilisée dans le spatial puisqu'un lanceur doit s'arracher à la gravitation terrestre, mais a une très mauvaise densité énergétique par unité de volume. Pour un avion, le réservoir devrait être très grand pour l'hydrogène, à un coût totalement prohibitif. La manutention de l'hydrogène liquide crée des problèmes très complexes puisque l'hydrogène est liquide à quelques degrés Kelvin, à des températures extrêmement basses. Arrêter et redémarrer un moteur à hydrogène est également très compliqué. Les problèmes semblent insurmontables.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - L'hydrogène était évoqué pour stocker de l'électricité.
M. Jean-Marc Jancovici. - Pour stocker de l'électricité, vous divisez par quatre la quantité d'énergie entre l'électricité initiale et l'électricité restituée en sortie de stockage : le rendement est très mauvais.
Votre première question portait sur la consommation d'électricité : je ne sais pas si la consommation augmentera ou baissera. Historiquement, dans les séries passées, la corrélation entre la consommation électrique mondiale et le PIB mondial est une droite parfaite. Si un autre facteur limitant que l'électricité s'applique au système économique, comme le pétrole ou des minerais, l'économie ne grossit pas vite ou diminue et la quantité d'électricité consommée fait de même. Si vous considérez l'économie comme un système physique de transformation, si l'électricité est le seul facteur limitant, alors l'économie peut grossir à mesure que plus d'électricité est produite. Si l'électricité n'est pas le premier facteur limitant, l'économie peut être limitée pour une autre raison. Je pense que l'économie est limitée en Europe pour une raison d'approvisionnement en hydrocarbures, limité pour des raisons géologiques : de ce fait, l'activité économique européenne, ou l'activité physique, ne croît plus. Pour regarder l'activité économique sous l'angle physique, je retiens l'indicateur relatif aux tonnes chargées dans les camions, et non le PIB : cet indicateur baisse depuis 2007 en tendance. Un autre indicateur intéressant est le nombre de mètres carrés construits dans l'année, indicateur qui baisse en tendance depuis 2007. 2007 n'est pas un hasard.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Pourquoi dites-vous que 2007 n'est pas un hasard ?
M. Jean-Marc Jancovici. - Le pic de production du pétrole conventionnel dans le monde a été atteint en 2006 : depuis 2007, l'approvisionnement européen est contraint à la baisse pour des raisons géologiques, sur le pétrole à cause du pic de production du pétrole conventionnel - puisque le shale oil (pétrole de schiste) a surtout réapprovisionné les Etats-Unis -, mais aussi sur le gaz puisque le pic de production de la mer du Nord est survenu en 2005 et que le gaz est une énergie régionale, nonobstant le GNL qui se développe actuellement. A partir du moment où l'offre régionale baisse fortement, la consommation baisse. La consommation de gaz croissait et s'est mise à décroître, avec une inversion datée de 2005. Concernant le charbon, l'approvisionnement européen décline depuis les années 1950 puisque l'Europe a exploité son charbon il y a plusieurs siècles : le pic de production a été atteint en Grande-Bretagne en 1913. Depuis le milieu des années 1950, la production décline en Europe : comme le charbon est un pondéreux solide, le commerce international n'est pas simple puisqu'il faut avoir des mines et des centrales électriques ou hauts fourneaux en bord d'eau. Quand la production dans un pays commence à décliner de manière significative, sa consommation décline également, sauf pour les petits pays très bien connectés par voie d'eau. La consommation de charbon décline donc en Europe depuis le milieu des années 1950, à une période où le climat n'était absolument pas un sujet.
Le charbon décline, le gaz décline, le pétrole décline, pour des raisons d'approvisionnement. Le nucléaire a décliné pour des raisons de politique intérieure. L'hydroélectricité n'augmente pas pour des raisons climatiques puisque les précipitations n'augmentent pas, voire diminuent un peu dans le sud de l'Europe. Depuis des décennies, l'hydroélectricité est constante. Le développement des nouvelles énergies renouvelables ne compense pas le déclin des sources historiques. L'approvisionnement européen décline donc depuis 2007. Les indicateurs physiques de l'économie en Europe déclinent depuis 2007.
Dans la vision que j'ai, l'économie est limitée par son approvisionnement en hydrocarbures et consomme plutôt moins d'électricité, à structure identique, sans électrification des transports et des logements.
À l'avenir, deux chevaux feront la course. Le premier est celui de la taille de l'économie : personnellement, je ne vois pas de raison majeure pour laquelle l'économie physique repartirait à la hausse en Europe. L'économie physique continuera à s'éroder doucement. Le second est celui de la vitesse à laquelle des usages aujourd'hui non électrifiés se convertissent à l'électricité. Je ne sais pas lequel des deux gagnera : si c'est celui de l'électrification, l'électricité repart à la hausse ; si c'est celui de l'économie, l'électricité ne repart pas à la hausse. Je ne sais pas répondre à cette question. Je sais vous dire ce qu'il faut tenter et les contraires qu'il faut marier, mais je ne sais pas vous dire ce qui se passera.
Est-ce que cette électricité pourrait être produite ? Dans les modes de production à disposition actuellement en Europe, nous ne produisons quasiment plus d'électricité avec du pétrole, sauf de manière marginale. Nous produisons encore de l'électricité avec du gaz, mais les événements récents nous ont montré qu'il pouvait être problématique d'avoir du gaz. Devant vos collègues, lors d'une commission d'enquête en 2012, j'avais rappelé que les renouvelables non pilotables fonctionnaient avec des centrales à gaz qui ne pouvaient être opérées qu'en ayant du gaz, alors qu'une partie du gaz venait des Russes et que les Russes pouvaient prendre des décisions imprévisibles. C'était en 2012 : il ne fallait pas être grand clerc, mais simplement regarder la situation. Pourrions-nous à l'avenir produire de plus en plus d'électricité avec du gaz, quand bien même nous serions indifférents aux politiques climatiques ? Ce n'est pas sûr. Le gaz ne se transporte pas si facilement sur de longues distances : un train de liquéfaction est long à construire et les terminaux de regazéification doivent pouvoir être installés. Nous pouvons en produire avec du biogaz, ce que font les Allemands qui ont installé des méthaniseurs partout, pour produire une partie de leur électricité au biogaz. Cette part est aussi importante en Allemagne que le solaire. Pour cela, les Allemands ont dû mettre un million d'hectares en culture, avec du maïs fourrage partout pour nourrir les méthaniseurs, et non les animaux. L'électricité peut également être produite avec du nucléaire, ce que nous faisons, avec du charbon - les Allemands et les Polonais ont encore des centrales à lignite. Cette énergie est plutôt en déclin ailleurs en Europe, puisque le charbon est importé. Enfin, l'électricité peut être produite avec du solaire et de l'éolien.
Figurent dans les modes de production décarbonés les énergies renouvelables, l'hydraulique et le ou les nucléaires. Au sein des énergies renouvelables, il convient de distinguer les énergies renouvelables pilotables (biogaz et hydraulique) et celles qui ne le sont pas (éolien et solaire). L'énergie pilotable ne pose pas de problème d'intégration dans le réseau puisque l'électricité est ordinaire, produite à la demande : tout un réseau peut être alimenté grâce aux barrages, si vous avez suffisamment de barrages, ce que fait la Norvège, pour 4 millions d'habitants. Les Norvégiens consomment deux fois plus d'électricité par personne que les Français. Le réseau est alors parfaitement flexible. La Suède a également une très grande part d'hydroélectricité, grâce à la surface du pays (350 000 kilomètres carrés) et du nombre d'habitants (10 millions) ainsi que la Finlande et l'Autriche. Tous ces pays sont faiblement peuplés tout en ayant une grande quantité de montagnes. En France, nous ne pouvons équiper beaucoup plus de sites en hydroélectricité pure.
L'électricité renouvelable non pilotable (éolien et solaire) peut être produite essentiellement quand le besoin existe, ce qui fonctionne par exemple pour la climatisation et le solaire puisque les climatiseurs fonctionnent quand il fait très chaud et que beaucoup d'électricité solaire est produite. Les usages correspondent alors assez bien. Si vous pouvez recharger les voitures électriques au pic solaire, les usages peuvent également correspondre, même si, actuellement, nous rechargeons les véhicules plutôt la nuit. En revanche, si les usages sont décalés dans le temps avec la production, cela pose problème. Le parc solaire installé en Europe commence à être suffisamment important pour que, certains jours, la puissance solaire injectée sur le réseau dépasse les usages et les capacités de stockage : il faut alors écrêter la production solaire, ce qui vient après les prix négatifs. Les décalages dans le temps à quelques mois peuvent également être problématiques : en France, la consommation d'électricité est maximale l'hiver, alors que c'est l'été dans d'autres pays, comme le Japon. Si la production électrique est plus importante l'été que l'hiver alors que la consommation est plus importante l'hiver que l'été, un problème de stockage intersaisonnier se pose, très difficile à assurer puisqu'il excède les durées typiques de stockage dans les stations de pompage (de la journée à la semaine), mais aussi des batteries. Ce sujet est celui sur lequel des incertitudes existent pour les systèmes à forte pénétration de solaire et d'éolien. Construire une installation solaire ou éolienne est simple et rapide, ce qui n'est pas le cas de la construction du réseau complet. Pour le nucléaire, la situation est inverse : construire une installation est compliqué, mais le fonctionnement du réseau est simple.
Deux types de nucléaire existent : le nucléaire à fission et le nucléaire à fusion. Le nucléaire à fission part d'une réalité physique : quand un gros noyau est cassé, les sous-ensembles sont plus stables et de l'énergie est récupérée au passage. La fusion consiste à l'inverse à agréger de petits noyaux pour former un plus gros noyau, plus stable, en récupérant de l'énergie. La fusion industrielle n'est pas pour maintenant : nous sommes encore à un siècle d'avoir un système opérationnel. ITER a comme objet de faire réaction de fusion de quelques minutes pour libérer un peu plus d'énergie que l'énergie utilisée pour chauffer la matière à quelques dizaines de millions de degrés, ce qui est nécessaire pour que les particules chargées positivement, que sont les noyaux d'hydrogène, aillent suffisamment vite pour fusionner en arrivant à vaincre la répulsion électrostatique. ITER doit vaincre avec l'énergie cinétique des noyaux cette énergie de répulsion électrostatique, ce qui suppose que les noyaux aillent très vite et requiert une agitation thermique extrêmement élevée. Ce procédé est très éloigné d'un réacteur électrogène à fusion qui doit durer des milliers d'heures, en étant stable, avec un mécanisme convertissant l'énergie de la fusion en électricité, récupérée sous forme de neutrons de très haute énergie. Ce dispositif électrogène permettant de faire de l'électricité n'existe pas pour le moment. Une tête de série pourrait être envisagée sur ITER d'ici 2100 : il ne faut donc pas compter sur ce dispositif pour atteindre la neutralité carbone.
La seule fission actuellement exploitée dans le monde est la fission de l'uranium 235 qui est le seul atome fissile qui soit naturellement à notre disposition sur Terre. Nous avons également sur Terre des atomes dits fertiles, qui deviennent fissiles en mangeant un neutron : c'est le cas de l'uranium 238 qui se transforme ensuite en plutonium 239, fissile, et du thorium 232 qui se transforme ensuite en uranium 233, fissile. Ces atomes ne sont pas fissiles à l'état naturel, contrairement à l'uranium 235. L'énergie nucléaire exploitée en France est similaire à celle exploitée dans la quasi-totalité du monde, avec des réacteurs à eau pressurisée : l'eau est maintenue suffisamment fortement sous pression pour qu'elle atteigne des températures qui dépassent de très loin les 100°C sans se mettre à bouillir. Les réacteurs de Fukushima relevaient d'un concept différent, à eau bouillante, avec un seul circuit au lieu de deux en France (circuit primaire et circuit secondaire). L'énergie nucléaire est exploitée en France avec des réacteurs dits de 2e génération. Il convient de rappeler que les deux seuls accidents de réacteurs à eau pressurisés ou à eau bouillante (Fukushima et Three Mile Island) n'ont fait aucun mort à cause d'un quelconque surplus de radiation dégagé dans l'environnement. Le concept est très différent de celui de Tchernobyl.
Construire un réacteur est long, mais construire un réseau électrique avec des réacteurs est simple. Quel est le meilleur pari entre renouvelable, nucléaire et un mix des deux ? Il est facile de rajouter des éoliennes ou des panneaux solaires, techniquement, mais personne n'a actuellement à grande échelle un réseau alimenté complètement par des énergies renouvelables non pilotables, particulièrement aux moyennes latitudes, avec une alternance de saisons très contrastées. Le mix entre nucléaire et énergies renouvelables constitue une option : certains suggèrent de prévoir de grosses stations de pompage, par exemple dans le lac Léman, en noyant les vallées au-dessus. Pour déployer rapidement des modes non pilotables sans rencontrer de problèmes d'intermittence induite dans le réseau, la solution est sans doute pertinente. Si la cadence s'accélère sur le nucléaire, il convient que la population soit plus sensible au risque de ne pas avoir d'électricité qu'au risque de l'objet. Aujourd'hui, le risque de l'objet est jugé tellement important qu'il faut construire des objets complexes, chers et longs à construire. L'EPR a été long à construire en France, mais aussi à Taishan, à Olkiluoto et à Hinkley Point. Le design est franco-allemand, avec quatre trains de sûreté : le système a été rendu extrêmement compliqué et, dans ce modèle, le mieux est l'ennemi du bien. Si l'augmentation rapide des capacités nucléaires françaises constitue le sujet principal, une des options consiste peut-être à laisser l'EPR au placard pour le moment et à construire les modèles qui fonctionnent actuellement et sont plus simples.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Aux normes de sécurité de l'époque ou aux normes actuelles ?
M. Jean-Marc Jancovici. - Les normes de sécurité en France sont conformes à l'état de l'art : les nouvelles centrales devraient donc être construites selon ces normes, améliorées depuis la construction. Si l'augmentation rapide de la capacité nucléaire française constitue aujourd'hui un véritable sujet, je ne sais pas si les EPR sont la meilleure solution. Le débat technique est compliqué. Cette question se pose en tout cas, selon moi, dans un contexte qui n'est plus celui d'il y a trente ans. Après vingt ans de nucléaire honteux, les débats sur le nucléaire sont devenus sensibles, même si l'opinion publique accepte clairement mieux le nucléaire depuis deux ans, en France comme partout en Europe. Partout en Europe, le nucléaire a gagné 15 à 20 points de sentiment positif, ce qui est, selon moi, une conséquence directe de la guerre en Ukraine.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Que pensez-vous de la prolongation des réacteurs actuels ?
M. Jean-Marc Jancovici. - Elle doit être autorisée, dans tous les cas de figure, tant que les réacteurs tiennent. Je sais qu'il est compliqué de changer une pièce dans un réacteur, à savoir la cuve : tout le reste se change. Au moment de la fermeture de Fessenheim, ses équipements étaient très modernes, à part la cuve. Le vieillissement n'intervient que sur les pièces qu'il est impossible de changer, à savoir la cuve. En termes de disponibilité et de coût, la meilleure option consiste à prolonger les réacteurs existants.
Des conflits d'objectifs se posent toutefois puisque le développement d'énergies non pilotables conduit à moduler plus fortement les réacteurs nucléaires.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Les Américains ne procèdent pas ainsi.
M. Jean-Marc Jancovici. - Non, mais le nucléaire ne représente que 20 % de la production d'électricité : la modulation survient donc au-dessus du nucléaire. Les réacteurs américains fonctionnent donc avec un facteur de charge de 90 %, puisqu'ils ne modulent pas, alors que nos réacteurs fonctionnent avec un facteur de charge inférieur puisque nous modulons et que les travaux que nous engageons sont plus importants. Aux Etats-Unis, la philosophie de sûreté diffère : à tout instant, les réacteurs doivent être conformes au design d'origine, alors qu'en France, les réacteurs doivent être conformes à l'état de l'art. Des travaux d'amélioration sont donc programmés, diminuant le facteur de charge des réacteurs.
En France, la modulation est importante et les réacteurs vieillissent un peu plus vite.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Cela est-il démontré ?
M. Jean-Marc Jancovici. - Oui.
M. Franck Montaugé, président. - Tout le monde n'est pas d'accord sur le sujet.
M. Jean-Marc Jancovici. - Je ne parle pas de la cuve, mais des équipements.
Selon moi, il convient d'aller le plus rapidement possible vers la quatrième génération. À l'échelle mondiale, la puissance installée des centrales à charbon représente entre 2 200 et 2 400 GW. Pour que le nucléaire joue un rôle significatif dans la substitution de ces 2 200 GW de ces centrales à charbon, il faudrait multiplier le parc nucléaire actuel par un facteur de plusieurs dizaines. Pour que cela dure quelques siècles, l'uranium 235 ne suffit pas. Pour que le nucléaire soit une énergie significative dans le monde - sachant qu'aujourd'hui le nucléaire représente 10 % de l'électricité et 2 % des usages finaux - il ne faut pas avoir de facteur limitant sur le combustible nucléaire, ce qui requiert de passer le plus rapidement possible à la quatrième génération. Sur le nucléaire, il convient, selon moi, de prolonger les nucléaires actuels aussi longtemps que possible en ajoutant des EPR pour faire la jonction tout en démarrant dès que possible, en programme fast track, un programme de 4e génération qu'il serait pertinent de loger dans le cadre de l'alliance pour le nucléaire, initiée par Mme Pannier-Runacher. Ce programme relèverait d'une coopération restreinte. J'ai déjà promu cette idée il y a plus de dix ans auprès de l'administrateur général du CEA. Chaque pays intéressé investirait quelques milliards d'euros, pour réunir 30 à 40 milliards d'euros, en choisissant trois à quatre designs de nucléaire : pour chaque design, il conviendrait de construire deux prototypes en Europe, les pays assumant la maîtrise d'ouvrage. Nous avons déjà des idées claires sur une partie du design, même si des points restent à relever, notamment sur l'épuration en continu des déchets. En procédant ainsi, nous pourrions retrouver une capacité à déployer des réacteurs d'ici une vingtaine d'années. Cette tactique me semble pertinente. Les EnR, complexes à déployer et gourmandes en emplacements, seraient alors utilisées en appoint puisque nous n'avons aucun intérêt économique à arrêter les réacteurs dont les coûts sont fixes. Tel est le système dans lequel je voudrais me projeter. Dans la construction des réacteurs, il conviendrait d'obtenir rapidement un consensus avec la population sur le fait que les précautions sont suffisamment nombreuses, voire trop nombreuses. L'un des points bloquants relève de l'absence de culture de gestion du risque dans les débats publics et la difficulté à débattre publiquement de l'arbitrage entre les risques. Le débat récent des Européennes n'ajoute pas de la sérénité.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Je vous remercie pour toutes ces précisions. Que pensez-vous du multirecyclage des déchets, notamment versus l'utilisation du plutonium ?
M. Jean-Marc Jancovici. - Parlez-vous du MOX ? Le MOX n'est pas du multirecyclage, mais du recyclage unique.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - C'est un projet : les éléments encore fissiles présents dans le combustible issu du MOX pourraient être réutilisés plusieurs fois.
M. Jean-Marc Jancovici. - Je n'ai pas regardé cette question technique.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Nous avons l'impression que ce multirecyclage peut venir en contradiction avec le développement d'une quatrième génération et l'utilisation du plutonium.
M. Jean-Marc Jancovici. - Dans le multirecyclage des déchets, je suppose que vous récupérez le plutonium.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Une partie est perdue à chaque fois. Que pensez-vous du petit nucléaire (SMR) ?
M. Jean-Marc Jancovici. - L'idée consiste à industrialiser, à l'amont du site, la fabrication d'un certain nombre de composants ou de blocs complets pour être plus rapide lors de l'installation sur site. Je n'ai pas les idées claires à ce sujet, puisque nous ne disposons pas du retour d'expérience confirmant la théorie. Il est question de 1 GW de puissance par an, ce qui est très en deçà du plan Messner (5 GW par an) et de ce qu'il faudrait faire pour que le nucléaire joue un rôle significatif avec l'électrification des usages.
La France consomme actuellement 1 600 TWh d'énergie finale. En considérant que nous importons la plupart de nos biens, l'énergie alimentant le mode de vie d'un Français est toutefois plutôt de 2 500 TWh par an. Dans un contexte de réindustrialisation et de décarbonation simultanées, le besoin serait de 2 500 TWh, alors que le nucléaire en produit actuellement moins de 400 TWh. En électrifiant les transports, vous gagnez un facteur de trois à quatre, soit 300 TWh d'efficacité. Il en est de même en électrifiant le chauffage. Même avec un développement rapide des modes électriques décarbonés et avec une électrification rapide des usages, nous ne pourrons pas éviter une grande démarche de sobriété, surtout si nous souhaitons réindustrialiser. Je disais en plaisantant il y a une dizaine d'années que j'étais un décroissantiste pronucléaire, mais je pense vraiment que nous n'éviterons pas une contraction très forte des usages. Une bonne voiture électrique est un vélo électrique et le très bon avion du futur n'est pas un avion à hydrogène, mais un train. Même en accélérant fortement le nucléaire ou les EnR décarbonées, nous devrons diminuer très fortement l'énergie nécessaire à nos modes de vie, chez nous ou utilisée à l'étranger.
Votre dernière question portait sur les prix et les coûts. Dans un système basé sur un marché ouvert, pour ne pas dire libéralisé, vous pouvez n'avoir qu'un très lointain rapport entre les prix et les coûts. Le coût de production marginal fait le prix du marché, sans rapport avec les coûts réels de production du parc. Je n'ai donc aucune idée de ce que seront les prix : ils dépendront notamment du retour vers un système de prix régulé ou encadré ou du maintien d'un prix de marché.
Pour les modes utilisant des combustibles fossiles, le coût dépend de celui du combustible fossile. Les modes décarbonés fonctionnent à coût fixe puisque le vent, le soleil sont gratuits et que le combustible nucléaire est quasiment gratuit. Pour ces modes, vous payez le banquier et l'entreprise qui a construit l'installation. Si vous prenez un dispositif de production d'électricité décarbonée et que l'engin coûte 10 milliards d'euros à construire, en passant le coût du capital de 2 à 10 %, vous augmentez de 90 milliards d'euros les frais financiers sur la durée de vie de l'installation. Ces modes décarbonés à durée de vie longue sont par essence des modes qui doivent bénéficier d'un accès aux financements dans un cadre public ou garanti par le public. Pour les modes décarbonés, le prix de l'argent pour accéder au capital est donc essentiel. De ce point de vue, la renationalisation d'EDF constitue une excellente chose puisqu'elle diminuera les intérêts intercalaires et donc le coût du MWh. Même avec un nucléaire qui coûte extrêmement cher à construire, comme à Hinkley Point, si les Anglais avaient emprunté à 2 % et non à 10 %, le MWh sortirait, même avec les retards, bien en dessous de 100 euros du MWh, autour de 50 ou 60 euros. Si vous connaissez le coût de construction et le prix de l'argent, vous disposez d'une très forte visibilité sur le coût de production sur la durée de vie de l'infrastructure, ce qui n'est pas le cas des combustibles fossiles. Ceci vaut pour les installations solaires et éoliennes, pour les barrages et pour le nucléaire. Comme les installations sont à coût fixe, il convient d'éviter la modulation délibérée d'un point de vue économique.
En matière de durabilité, le système doit pouvoir être reconstruit : or, les coûts de construction actuels ne présagent en rien des coûts de reconstruction dans 20, 40 ou 60 ans. Le coût d'installation d'une éolienne ou d'un panneau solaire a ainsi considérablement diminué au cours des dernières décennies, ce qui est dû à la productivité industrielle amenée par les combustibles fossiles. Une éolienne est un produit industriel ordinaire : à partir du moment où elles sont construites à grande échelle, les coûts diminuent. Ces produits ont en outre bénéficié de la mondialisation : plus de 90 % des cellules solaires sont actuellement fabriquées en Chine.
La mondialisation fonctionne grâce aux portes-containers et aux camions, et donc au pétrole. Dans un monde avec beaucoup moins d'hydrocarbures, l'économie sera démondialisée. Les coûts de production des objets industriels pourraient alors augmenter. L'évolution des coûts de construction actuels au cours des 10 ou 20 dernières années ne peuvent être prédictifs de coûts de reconstruction dans 50 ans. Ceci vaut pour les centrales nucléaires et les éoliennes et comme pour les t-shirts, les voitures ou les machines à laver.
M. Franck Montaugé, président. - Voyez-vous un intérêt, dans le contexte actuel, à ce que l'énergie qui est utilisée pour définir le prix marginal sur le marché spot soit complètement décarbonée ? Ce sujet me semble important pour construire des prix reflétant la composition du mix de production énergétique national.
Dans la démarche du Shift Project, une part importante est laissée au pétrole dans la consommation d'énergie finale, à 150 TWh. Cela signifie-t-il que des pans de l'industrie ne peuvent fonctionner sans pétrole ? Est-il alors nécessaire de mettre en oeuvre des techniques de captation et de stockage de carbone ? Quel regard portez-vous sur ces techniques ?
Dans la démarche du Shift Project, vous décrivez un programme de transformation de l'économie française. Quel regard portez-vous sur la manière dont les processus de planification sont actuellement déployés dans notre pays ?
Enfin, j'ai lu avec intérêt la BD tirée de votre livre : à la fin de cet ouvrage, vous évoquez la lutte entre le striatum et le cortex préfrontal qui renvoie à notre rapport à la satisfaction et à la consommation. Avez-vous des propositions par rapport à cela ? Je sais que vous en avez une que vous nommez le contraire de l'écologie punitive.
M. Jean-Marc Jancovici. - Sur la centrale marginale, je suis bien plus radical : je pense que le système de marché actuellement pratiqué est monstrueusement créateur de volatilité et devrait quasiment être supprimé. Un précédent système valait en France, avec un système de prix encadrés dans lequel le prix reflétait la moyenne des coûts de production, par plage horaire. Je serai partisan à un retour de cela pour l'essentiel du système.
M. Franck Montaugé, président. - Nous sommes dans un contexte européen.
M. Jean-Marc Jancovici. - Le système est aux mailles de l'interconnexion réelle : cette dernière est réelle pour la fréquence, mais pas pour les volumes.
M. Franck Montaugé, président. - Des principes de concurrence et de libre marché s'appliquent.
M. Jean-Marc Jancovici. - Quand la Commission européenne a décidé que l'électricité était un bien ordinaire, elle s'est considérablement trompée. Ce bien n'est pas un bien ordinaire puisqu'il n'est pas substituable. Une erreur fondamentale d'appréciation de ce qu'est l'électricité a été commise quand le marché a été instauré. Je suis partisan d'un détricotage significatif du système et d'une vision repartant de la physique.
La CCS (captation et stockage du carbone) ne s'applique pas vraiment aux usages du pétrole qui sert de matière première à la physique organique, avec des éléments lourds et légers qui sortent d'une raffinerie, dont le naphta qui sert à faire du plastique et des fibres synthétiques. Sur ces éléments, il n'existe pas de sujet de CCS. Le reste sera majoritairement brûlé sous forme de carburant pour des engins de transport (fioul, diesel, essence et jet fioul). L'essentiel du pétrole est donc brûlé dans des sources mobiles avec du CO2 émis de façon diffuse. La CCS est conçue pour des sources concentrées et fixes de CO2 : si elle doit s'appliquer, ce sera pour le charbon et pour le gaz. Cette CCS ne concerne jamais 100 % des émissions de CO2 : 10 à 15 % restent toujours non captées. Par ailleurs, la CCS s'accompagne d'une pénalité énergétique puisque la fumée, épurée de ses poussières, entre en contact avec des amines : le CO2 est absorbé par des amines qui opèrent une réaction chimique réversible. La réversibilité s'obtient en chauffant les amines pour récupérer le CO2, le compresser et l'enfouir. Ce processus requiert entre 20 et 30 % de l'énergie primaire du site. La pénalité énergétique n'est donc pas négligeable.
La planification a toujours eu lieu dans notre pays, à des degrés variables. Lors de la Reconstruction, une planification extrêmement forte est née des nécessités du moment et de la cogestion avec les communistes, fruit de la Résistance. Notre tradition jacobine et centralisatrice s'accommode très bien de la vision à long terme de l'État. Nous avons toujours eu une planification, par exemple sur l'urbanisme ou les transports. Après quelques années de mondialisation libérale, nous avons eu tendance à en faire de moins en moins. Quand la situation est bonne, les horizons de temps se raccourcissent. Nous redécouvrons actuellement la vertu des horizons de temps plus longs et la nécessité de planifier pour gérer ex ante les effets d'éviction : sans planification, le marché gère les effets d'éviction qui peuvent être particulièrement violents. Comme nous redécouvrons ce processus, cela ne va pas sans complexités, frictions ou apprentissages. Je ne connais pas suffisamment ce qui se passe dans les collectivités locales pour me prononcer sur le sujet. Si je regarde le secrétariat à la planification écologique mis en place, je constate qu'il avait l'air plus en cours au moment de son installation par Elisabeth Borne qu'il ne semble l'être actuellement puisque Monsieur Attal n'a pas l'air de manifester une attirance particulière pour de tels sujets.
M. Franck Montaugé, président. - Je le crois aussi.
M. Jean-Marc Jancovici. - Nous avons carboné notre économie pendant deux siècles, puisque cela correspondait aux envies profondes des bipèdes que nous sommes. Dans le Monde sans fin, nous avons illustré l'envie biologique sous la forme du striatum : la quasi-totalité des êtres vivants veut économiser au maximum ses réserves d'énergie pour faire face à l'alimentation aléatoire et au danger, dans le cadre de la survie. Nous accumulons autant de réserves possibles pour faire face à des périodes où nous n'aurions pas à manger et que cela permet de faire face à un danger. Dans nos civilisations, nous avons également besoin d'accumuler des réserves pour la période où rien ne pousse pour passer l'hiver. Des millénaires ont fait de nous des animaux paresseux et accumulatifs par nature, ce que les ressources fossiles nous ont amené. Nous sommes en outre des animaux sociaux : nous vivons en groupe et les éléments de statut sont importants, comme marqueurs de notre place dans la hiérarchie qui nous confère des avantages. Ces éléments de statut sont moteurs pour le comportement humain. Avec les combustibles fossiles, chacun a pu augmenter son statut.
Le travail que nous devons accomplir sur nous-mêmes concerne les signes statutaires. À certaines époques, la considération du groupe n'était pas nécessairement liée à des éléments monétaires ou matériels. Le clergé était reconnu, sans lien avec ses possessions matérielles, du moins en théorie. L'auteur Sébastien Bohler a écrit un livre sur le striatum auquel il impute nos comportements animaux et notre envie d'accumulation, puis un deuxième livre « Où est le sens ? » qui montre que nous avons besoin de sens, à savoir d'habitudes et d'engagement. Il nous faudra trouver du sens et de la satisfaction, puisque nous avançons grâce à des sentiments positifs, dans des choses compatibles avec la sobriété. Ce travail ne sera pas simple : il ne relève absolument pas des ingénieurs ou des scientifiques, mais d'autres débats. La religion a longtemps occupé cette place dans de nombreux pays, mais ne l'occupe plus dans les pays occidentaux. Je ne dis pas qu'il faut retrouver un fait religieux, mais ça y ressemble : il faut trouver quelque chose qui fait sens pour les individus, sans être matériel, et permet de faire société, sans course à l'accumulation. Ce travail est certainement aussi important que le débat sur les éoliennes ou le nucléaire. Aucune marge de manoeuvre technique ne résoudra notre problème tant que nous avons cette envie d'accumulation sans limite dont nous ne parvenons pas à nous débarrasser.
M. Franck Montaugé, président. - Estimez-vous que ce débat s'esquisse ?
M. Jean-Marc Jancovici. - Dans certains groupes, certains comportements sont valorisés : manger différemment, faire du vélo, passer ses vacances différemment. Ces émergences surviennent plutôt chez des personnes privilégiées ou chez les jeunes. Ces émergences ne sont pas encore structurées.
Mme Denise Saint-Pé, vice-présidente. - Le débat est très intéressant. Je vous remercie, monsieur le Professeur, pour votre exposé. Je voulais connaître votre vision entre prix régulé et prix de marché, mais vous y avez répondu. Quelle est votre analyse sur les coûts démentiels - selon moi - de Hinkley Point ?
M. Jean-Marc Jancovici. - Je suis favorable à un système de prix largement régulé : dans les faits, de plus en plus de contrats de long terme sont passés entre les producteurs et les consommateurs.
Mme Denise Saint-Pé, vice-présidente. - Ce sont surtout les entreprises.
M. Jean-Marc Jancovici. - Effectivement. La volatilité des prix n'arrange pas les entreprises, surtout pour l'industrie de base qui est électro-intensive (chimie, scierie, cimenterie...). Des industriels réclament déjà des prix régulés. Les particuliers n'ont pas la puissance de le faire, mais la stabilité des prix correspond à un souhait d'une large partie des consommateurs.
Les coûts démentiels de Hinkley Point sont liés au coût du capital, de 10 %. Hinkley Point a rencontré un double problème. Le premier concerne l'allongement des délais de construction, puisqu'il s'agit à nouveau d'une tête de série et qu'EDF a dû s'adapter une nouvelle fois aux particularités locales. Le coût a surtout augmenté à cause des intérêts intercalaires et du coût du capital : si l'opération avait été directement financée par l'État britannique, alors que les taux d'intérêt étaient nuls, le coût du MWh serait deux à trois fois moins cher. Je rappelle qu'au regard du service qu'elle rend, l'électricité ne coûte rien.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Que pouvez-vous dire par rapport au prix du carbone ? Fonctionne-t-il bien ? Devrait-il être amélioré ?
M. Jean-Marc Jancovici. - Le marché du carbone fonctionne initialement par un système de tickets de rationnement négociables. Le système des quotas vise à gérer les quantités. L'idée initiale consistait à rationner progressivement les émissions mises à disposition des sites émettant beaucoup. Si les émissions d'un site étaient inférieures au crédit octroyé, elles pouvaient être vendues à un autre site. Le marché devait permettre des ajustements entre sites assujettis. Le système a ensuite été complexifié et les sites ont obtenu des quotas gratuits. La taxe carbone aux frontières vise à inclure, dans le système de quotas, les importateurs des produits. Limiter par les quantités garantit normalement le résultat sur le volume total d'émissions, mais ne permet en revanche pas de prévoir les prix. Comme les prix ne sont pas prévisibles, les acteurs ne savent pas s'ils ont intérêt à investir pour la tonne marginale ou à l'acheter sur le marché. Tant que l'industriel ne sait pas où se trouve son intérêt, il attend. Un amendement avait été proposé, porté au niveau européen, visant à ce que les quotas mis aux enchères le soient avec un prix de réserve qui aurait crû au fil du temps, garantissant aux industriels un prix minimum, ce qui aurait permis de quantifier les investissements rentables. Nous avions proposé que, comme corollaire, l'amende pour excès d'émission soit également croissante au cours du temps, ce qui permettait de savoir que le prix de marché du quota se situait entre le prix de réserve de la vente aux enchères et l'amende, limitant la volatilité tout en rendant le prix de l'effort prévisible. Cet amendement avait été proposé, mais n'a pas été mis en oeuvre. Je persiste à penser qu'une telle mesure serait pertinente.
M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d'enquête. - Pensez-vous que le niveau du carbone est un moyen de pilotage fondamental ?
M. Jean-Marc Jancovici. - Pour les industriels, oui, mais pas pour les particuliers. La taxe carbone est un instrument lent. Auprès des industriels, si les règles du jeu changent sur les prix, ils calculeront l'intérêt des investissements. La taxe carbone dans le domaine industriel peut être un outil très puissant : les Anglais ont décarboné leur électricité bien plus vite que les Allemands, passant du charbon au gaz, avec une taxe carbone sur la production électrique. Le particulier n'a en revanche pas les moyens d'embaucher des consultants et a une capacité d'anticipation plus faible : il faut alors une taxe qui augmente très lentement, ce qui est antinomique avec la résolution rapide du problème et crée un autre problème. Avec le principe de non-affectation des recettes budgétaires, vous contribuez à créer une recette significative sur une assiette large. Or, pour éviter un piège pour l'État, la taxe carbone ne doit être affectée qu'à la décarbonation de l'économie : quand les émissions disparaissent, la taxe disparaît également, ainsi que les besoins.
Pour les particuliers, je suis partisan de la réglementation, en interdisant, à telle date, d'installer une chaudière à gaz ou vendre des voitures consommant du pétrole. Ces outils sont bien plus structurants pour orienter les comportements et permettent en outre à l'économie de se préparer aux changements.
M. Franck Montaugé, président. - Je m'interroge depuis un moment sur vos propos visant à dire que l'électricité ne vaut rien. Tout le monde la paie pourtant. J'essaie de comprendre la valeur sociale incommensurable de l'électricité. Pouvons-nous la lier au bien commun ?
M. Jean-Marc Jancovici. - Bien sûr. C'est un bien commun. Je suis favorable à ce que les infrastructures décarbonées soient construites grâce aux taux de financement auxquels l'État a accès. Il est possible de considérer que l'électricité fait partie des compétences régaliennes.
En conférence, je demande souvent qui est locataire, qui ne connaît pas le montant de son loyer - les personnes sont alors peu nombreuses - et qui ne connaît pas le montant de sa facture d'électricité : les mains levées sont alors bien plus nombreuses, ce qui est bien la preuve de son faible coût.
Quand je m'adresse à des chefs d'entreprise, tous connaissent le montant de leur masse salariale, mais pratiquement aucun ne connaît le montant de sa facture d'électricité. Je ne connais pas la facture d'électricité de Carbone 4, alors que je connais sa masse salariale. Dans les charges, celle de l'électricité n'est globalement pas significative. Par rapport aux services rendus, l'électricité ne vaut rien, même si ce n'est pas la perception que nous en avons.
Audition de M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l'État, le 30 mai 2024
M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition d'Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l'État.
Au nom de la commission, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Serez-vous seul à vous exprimer ?
M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l'État. - Oui.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alexis Zajdenweber prête serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le 18 janvier dernier, le Sénat a constitué une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ». Nos travaux appréhendent le présent et, plus encore, l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande et d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
À la présidence de la République et comme dirigeant de l'Agence des Participations de l'État (APE), vous avez été au coeur de la décision publique en matière d'énergie. Nous avons ainsi souhaité vous entendre pour éclaircir certains sujets à très forts enjeux pour l'avenir énergétique de notre pays.
Le coeur de notre audition portera sur EDF et ses relations avec la stratégie électrique de notre pays. Nous voudrions que vous nous présentiez la situation actuelle et les perspectives financières de cette entreprise, dans un contexte marqué par la crise de 2022 et par des prix de l'électricité aujourd'hui plus bas que prévu.
Nous attendons également des éclaircissements sur l'accord dit « post-ARENH » conclu entre l'État et EDF en novembre 2023. Quel rôle ont joué l'APE et vous-même, en tant que commissaire aux participations, dans le processus de négociation ? Quelles ont été les positions défendues par l'Agence lors de ces négociations ? Ont-elles évolué ?
À date, comment le programme de nouveau nucléaire et son financement se dessinent-ils ? Quelles seraient ses conséquences sur les perspectives financières d'EDF ?
Quel regard portez-vous sur la nouvelle organisation de la gouvernance d'EDF ? Les évolutions opérées sont-elles suffisantes pour éviter les défaillances organisationnelles graves rencontrées sur les programmes Flamanville 3 ou Hinkley Point C ?
Enfin, nous aimerions connaître l'avis et le positionnement de l'APE sur les perspectives relatives au modèle juridique des concessions hydroélectriques et la résolution du contentieux avec la Commission européenne.
Nous vous laissons la parole pour dix minutes de propos liminaires.
M. Alexis Zajdenweber. - Je vous remercie. Je centrerai mon propos liminaire sur un rappel de ce qu'est l'APE et de son rôle, en apportant un éclairage particulier sur EDF.
Je précise qu'en vertu de mes fonctions, je siège au conseil d'administration d'EDF en tant que représentant de l'État.
L'APE incarne et exerce les missions de l'État actionnaire, dans le cadre des orientations fixées par le Gouvernement et sous l'autorité du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Nous gérons le portefeuille des participations de l'État dans les entreprises dans lesquelles il est actionnaire. Cette présence s'explique par la nature particulière de ces sociétés, leur rôle stratégique et la nécessité de les financer dans un intérêt souverain, pour combler les défaillances de marché lorsqu'il est question d'investissements et de projets s'inscrivant dans un temps très long ou de monopoles éventuels.
L'Agence fêtera ses 20 ans cette année. Elle a été créée avec l'objectif d'identifier et d'incarner la fonction de l'État en tant qu'actionnaire et de la distinguer de ses missions de régulateur, de client ou des relations qu'il peut avoir avec les entreprises à d'autres titres. Notre création visait aussi à professionnaliser la méthode, à renforcer les moyens, à rapprocher l'État actionnaire de la gouvernance de ces entreprises.
EDF est, évidemment, une entreprise stratégique qui contribue à l'indépendance et à la solidarité nationale, à l'administration du service public et à l'intérêt général. Il est logique que l'État en soit actionnaire, et même, qu'il est fait le choix il y a un peu plus d'un an, de redevenir actionnaire unique et de retirer EDF de la cotation. Pour autant, nous ne sommes pas en charge de la politique énergétique, de la régulation des marchés ou du développement de la production décarbonée. Cet aspect est important pour comprendre l'angle avec lequel je répondrai à vos questions.
Nous essayons d'organiser notre approche autour de trois grands thèmes : la performance, la résilience et la responsabilité.
La performance, car l'ADN de notre service est, en premier lieu, de défendre les intérêts patrimoniaux de l'État. À ce titre, nous veillons à ce que les entreprises soient performantes sur les plans opérationnels et financiers.
La nature des entreprises dans lesquelles nous sommes actionnaires et leur caractère stratégique supposent que nous nous attachions à leur robustesse et à leur résilience face aux crises et aux aléas économiques.
Enfin, la responsabilité, car nous exerçons nos missions dans le cadre des orientations fixées par le Gouvernement. En conséquence, ces entreprises doivent être des acteurs économiques responsables, voire exemplaires.
C'est avec ce triptyque que nous abordons nos travaux avec EDF.
L'année 2022 a été marquante pour EDF. Lorsqu'il a été nommé à la fin de l'année, Luc Rémont s'est vu confier plusieurs missions prioritaires : le rétablissement de la production du parc nucléaire d'EDF en France, le respect des budgets et des délais des grands projets nucléaires présents et la préparation des projets futurs ainsi que le redressement dans la durée de la trajectoire financière de l'entreprise. L'APE attend d'EDF une maîtrise de son endettement et une préservation de sa capacité de financement - notamment par des émissions de dettes sur le marché. Nous portons également une attention constante à l'adaptation de ses volumes d'investissement et à leur priorisation au regard des capacités de revenus et de profits de l'entreprise. Enfin, la gestion d'EDF doit être saine, de nature à assurer une maîtrise des charges et des risques financiers et à générer des revenus.
Sur cet item de la performance, nous attendons d'EDF une triple performance industrielle, opérationnelle et financière, pour répondre aux ambitions du Gouvernement en matière de planification écologique et de relance d'une politique électronucléaire ambitieuse.
L'État a massivement investi dans le groupe ces dernières années. Depuis 2015, l'investissement de l'État actionnaire s'élève à 13 milliards d'euros, au travers de la souscription à deux augmentations de capital en 2017 et 2022 - pour 5,7 milliards d'euros -, de la souscription à l'émission d'obligations convertibles vertes en 2020 - pour un milliard d'euros - et de la renonciation à percevoir ses dividendes en numéraire - pour plus de 6,5 milliards d'euros. À ces 13 milliards d'euros s'ajoutent les 9,7 milliards d'euros dépensés pour procéder au retrait de la cote d'EDF en 2023.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Sur quelle période l'État renonce-t-il à ses dividendes ?
M. Alexis Zajdenweber. - Depuis 2015 et jusqu'à cette année. Je précise que l'État ne renonce pas à ses dividendes, mais choisit de les recevoir en titres plutôt qu'en numéraire.
S'agissant de la résilience, la feuille de route d'EDF prévoit son engagement dans la transition énergétique et divers grands projets. Nous entrons dans une nouvelle ère électrique qui impose un programme d'investissement en forte croissance, structurel. En la matière, nous pouvons citer le programme de nouveau nucléaire en France, le programme industriel amenant la prolongation du parc actuel, le développement et l'adaptation des réseaux et l'investissement dans les énergies renouvelables. Pour faire face à ces enjeux, EDF doit pouvoir disposer des marges de manoeuvre suffisantes, notamment financières. Or, le dispositif de l'ARENH - qui arrive à échéance fin 2025 - présente un défaut majeur : il conduit EDF à céder près de deux tiers de sa production d'électricité d'origine nucléaire à un prix de 42 euros par mégawattheure, qui ne reflète plus la réalité de l'entreprise et ne permettait pas à EDF de réaliser ses lourds investissements.
La résilience d'EDF et la robustesse de sa trajectoire financière ont été centrales dans la manière dont nous avons analysé la situation et formulé nos recommandations sur la régulation post-ARENH.
Enfin, nous attendons qu'EDF soit une entreprise responsable, pleinement engagée dans la transition énergétique en France. Cette responsabilité se matérialise également par une nouvelle politique commerciale, dont nous attendons qu'elle protège l'ensemble des consommateurs français contre la volatilité des prix du marché.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je vous remercie pour ces propos liminaires.
Mes premières questions ont trait à la situation et aux perspectives financières d'EDF. Comment jugez-vous la situation financière d'EDF aujourd'hui ? L'entreprise a enregistré des résultats très dégradés en 2022, puis excellents en 2023. Les résultats varient fortement d'une année sur l'autre selon les prix de marché de l'électricité, notamment. Considérez-vous que ses résultats 2023 permettent à EDF d'être en voie de rétablissement - alors même que l'endettement reste élevé ? Selon vous, quel est le niveau d'endettement supportable ? Avec 50 milliards d'euros de dettes, EDF conserve-t-elle des capacités d'investissement pour l'avenir ?
Nous avons le sentiment que l'issue des discussions entre l'État et EDF sur le post-ARENH ne protège pas l'entreprise si le prix de l'électricité reste bas sur une longue période. Pensez-vous que les comptes d'EDF seront à nouveau dégradés en 2024 du fait des prix bas actuels, qui pourraient se prolonger ?
M. Alexis Zajdenweber. - L'année 2022 a été marquée par la crise de la corrosion sous contrainte - qui a conduit à l'arrêt d'une partie significative du parc - et par le début de la guerre en Ukraine - qui a abouti à une crise de l'énergie en Europe compte tenu de l'impact sur les approvisionnements en gaz. La combinaison de ces phénomènes a obligé EDF à racheter sur le marché des quantités d'électricité qu'elle s'était engagée à fournir, mais qu'elle n'était plus en mesure de produire. Cet effet ciseau a eu un impact très important sur l'entreprise. Dans ce contexte, l'EBITDA 2022 d'EDF a été négatif de 5 milliards d'euros. Dans le même temps, sa dette nette s'est accrue de 50 % sur un an. L'année a été très mauvaise.
D'un point de vue strictement financier, l'année 2023 a été bien meilleure puisque l'EBITDA d'EDF atteint un niveau record de près de 40 milliards d'euros, lui permettant de se désendetter d'une dizaine de milliards d'euros. La dette nette s'établissait ainsi à 55 milliards d'euros fin 2023 et environ 54 milliards d'euros aujourd'hui.
L'opération de retrait de la cote est intervenue à cette période. Elle a permis à l'État de réaffirmer son soutien à l'entreprise. La notation d'EDF a été maintenue à un niveau solide (BBB), qui lui permet de conserver un niveau dit « investment grade ». Ainsi, la situation de la dette d'EDF ne génère pas d'inquiétude.
Nous tirons plusieurs enseignements de cette période. Compte tenu de ses contraintes et de la vente de son électricité par avance, EDF est très exposée aux fluctuations des prix du marché.
S'agissant de ses perspectives financières, je rappelle qu'EDF n'est plus une entreprise cotée, mais continue d'émettre une dette cotée - elle reste d'ailleurs l'une des premières entreprises émettrices de dette en Europe. À fin 2023, EDF enregistre 51 milliards d'euros d'emprunt obligataire et 5 milliards d'euros de créances négociables. Cette audition étant publique, et compte tenu de mes obligations vis-à-vis de l'entreprise et des règles de marché, je me dois de rester prudent quant à mes propos. Je vais néanmoins m'efforcer de répondre à vos questions. En parallèle, nous avons mis à votre disposition divers documents et informations.
Le prix auquel EDF vendra son électricité en 2024 reste à des niveaux relativement favorables. En effet, l'électricité qu'elle produira cette année a déjà très largement été vendue, à des prix comparables à ceux que nous observions avant la crise de 2022. En outre, la production nucléaire de l'entreprise s'est notablement rétablie. En 2023, EDF a atteint 320 térawattheures de production d'électricité nucléaire, en ligne avec les prévisions. Un objectif supérieur a été fixé pour 2024. Ainsi, la poursuite du redressement de la production nucléaire et les niveaux de prix n'appellent pas d'inquiétudes.
À moyen terme, EDF se fixe pour objectif de maintenir un ratio d'endettement inférieur ou égal à 2,5 fois son EBIDTA.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Sur la base des résultats 2023, cela suppose une dette nette de 100 milliards d'euros.
M. Alexis Zajdenweber. - Le caractère exceptionnel de l'année 2023 ne sert pas de base.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quel est le montant de l'EBITDA de référence ?
M. Alexis Zajdenweber. - Cette information n'est pas publique. EDF communique son ratio d'endettement, mais pas son montant absolu. Si vous le souhaitez, nous pourrons avoir des échanges en dehors de ce cadre public.
M. Franck Montaugé, président. - À combien s'élevait l'EBITDA avant 2023 ?
M. Alexis Zajdenweber. - Dans les années normatives, il s'établit à 18 milliards d'euros environ.
M. Franck Montaugé, président. - Ce qui signifie que la dette nette pourrait atteindre 50 milliards d'euros.
M. Alexis Zajdenweber. - Je ne peux pas faire miens tous les calculs que vous en déduisez.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La dette s'élevait à 55 milliards d'euros fin 2023. Si l'on considère que la situation est soutenable jusqu'à ce niveau, il existe peu de marges de manoeuvre en termes d'endettement.
M. Alexis Zajdenweber. - Notre position est claire : la situation d'endettement actuelle et la trajectoire n'appellent pas d'inquiétude. Les objectifs que se fixe l'entreprise sont partagés avec l'actionnaire et nous semblent tout à fait atteignables. Pour autant, leur atteinte dépendra de plusieurs paramètres, tels que l'évolution du marché et le redressement de la production. Compte tenu de cette part d'incertitude, je ne peux pas vous confirmer les chiffres que vous avancez.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Jugez-vous suffisante la communication financière d'EDF vis-à-vis du grand public et des actionnaires que nous sommes tous ?
M. Alexis Zajdenweber. - En tant qu'actionnaire, pour notre mission quotidienne, nous n'avons aucune difficulté à accéder à l'information et à échanger avec EDF et sa direction financière. Je n'ai aucune raison de m'en plaindre, bien au contraire. Comme l'entreprise, je suis toutefois contraint dans ma communication publique sur ces sujets, et ce, dans l'intérêt d'EDF et de son actionnaire - c'est-à-dire de nous tous.
Pour le long terme, nous testons en permanence des scénarios plus ou moins stressés, avec des hypothèses évolutives. Le ratio d'endettement nous sert de référence. Il convient de distinguer la dette économique - que nous souhaitons contenir à quatre fois l'EBITDA - et la dette financière - limitée à 2,5 fois l'EBITDA.
M. Franck Montaugé, président. - Comment évaluez-vous les besoins d'emprunt et de financement d'EDF pour les opérations évoquées - grand carénage, etc. ?
M. Alexis Zajdenweber. - EDF a communiqué sur un volume d'investissement de 25 milliards d'euros par an à compter de 2025. Selon l'entreprise, ce volume couvrira les besoins pour le programme de nouveau nucléaire, l'opération de grand carénage ou encore l'investissement dans les réseaux.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce montant porte-t-il sur l'ensemble du groupe EDF ?
M. Alexis Zajdenweber. - Il comprend EDF et Enedis, mais pas RTE.
En 2023, EDF a émis 8,5 milliards d'euros de dettes obligataires « seniors » et 1,5 milliard d'euros de dette hybride.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je retiens de vos propos que l'année 2023 ne peut pas être prise en référence, car il s'agit d'une année exceptionnelle.
M. Alexis Zajdenweber. - Ce caractère exceptionnel ne signifie pas que son niveau de référence n'est pas intéressant à regarder. Les résultats ont permis un refinancement de la dette. Nous ne pouvons pas en déduire que le niveau d'émissions de 2023 sera très supérieur ou très inférieur à celui des prochaines années. Mes propos visaient uniquement à vous donner un niveau de référence sur l'année la plus récente.
M. Franck Montaugé, président. - Sur combien d'années s'étend l'objectif de 25 milliards d'euros d'investissement annuels ?
M. Alexis Zajdenweber. - Nos travaux sont fixés à un horizon compris entre 2025 et 2040.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je serai surpris qu'EDF maintienne un tel rythme d'investissement sur une durée aussi longue.
M. Alexis Zajdenweber. - EDF estime que son rythme annuel d'investissement sur la période qui s'ouvre sera celui-là.
M. Franck Montaugé, président. - Vous évoquez les investissements, mais ma question portait sur les sommes à emprunter.
M. Alexis Zajdenweber. - Ce n'est pas une donnée dont je dispose à un tel horizon. Les perspectives d'emprunt sont déterminées en fonction des niveaux de prix de marché, des capacités de production.
M. Franck Montaugé, président. - N'existe-t-il pas des projections ?
M. Alexis Zajdenweber. - Nous vous avons communiqué les éléments à notre disposition. Nous avons procédé à des centaines d'exercices de projection financière, en fonction de différents scénarios de prix et de production.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quel a été le montant des investissements en 2023 ?
M. Alexis Zajdenweber. - EDF a investi environ 19 milliards d'euros.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Le montant de l'emprunt - 9,5 milliards d'euros - représente la moitié de cette somme.
M. Alexis Zajdenweber. - Je n'établirai pas une règle aussi brute entre les deux indicateurs. Les flux d'émissions servent à émettre de nouvelles dettes et à refinancer des dettes existantes.
Les négociations ayant abouti à l'accord de novembre 2023 tenaient compte de scénarios dégradés autour de trois grands paramètres : la production, la maîtrise des coûts des grands projets nucléaires et les prix. Nous avons pris ces précautions pour nous assurer que l'accord - et le système qui en résulte - permettait à EDF d'avoir une trajectoire robuste y compris dans des hypothèses de scénario stressé. Pour ces raisons, l'évolution actuelle du prix de marché ne génère pas d'inquiétude. La structure de l'accord a été pensée avec l'idée qu'EDF devait bénéficier, dans une certaine mesure, de niveaux de prix lui permettant d'engranger des revenus pour faire face à plusieurs exercices consécutifs de prix bas.
Je comprends la préoccupation derrière votre question. Aussi, je souhaite insister sur le fait que nous avons pris en compte tous les scénarios, ce qui nous permet de ne pas être pris de court par la situation.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quel a été votre rôle dans ces discussions ? Les positions d'EDF ont évolué au cours des échanges : est-ce que cela a également été votre cas ?
M. Alexis Zajdenweber. - J'ai été pleinement partie prenante de ces discussions. Nous avons participé en tant qu'État actionnaire, en bonne intelligence avec les administrations avec lesquelles nous travaillons et qui avaient leur propre rôle en tant qu'État régulateur - je pense, notamment, à la direction générale de l'énergie et du climat. L'APE a beaucoup travaillé sur des simulations. Les schémas envisagés et les paramétrages ont évolué au cours des échanges. L'accord est le fruit d'une convergence. Notre préoccupation a toujours été la même : la robustesse de la trajectoire financière d'EDF et le maintien de ses marges financières pour investir.
À titre personnel, j'ai beaucoup échangé avec Luc Rémont et mes collègues en administration pour aider à élaborer une base objective et à faire converger les positions.
Je rappelle le contexte de 2022, marqué par la crise énergétique, la crise de la corrosion sous contrainte et l'objectif politique fort de réindustrialisation du pays. Nous visions une plus grande stabilité des prix, un retour à des prix cohérents avec les coûts de production et un tarif compétitif pour les consommateurs - notamment pour les clients industriels.
Nous avons conduit les travaux de simulation à l'aune de ces objectifs.
La première question était celle de la possibilité - ou non - de mettre en place un schéma garantissant EDF contre des baisses de prix. Nous avons étudié des schémas autour d'un prix fixe et des schémas comprenant une régulation du prix ex post combinée à une politique commerciale permettant à EDF de développer sa vente d'électricité à moyen et long termes. L'accord a finalement convergé vers ce dernier schéma.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quel était votre schéma d'origine ?
M. Alexis Zajdenweber. - Notre point d'entrée était de garantir la robustesse et la soutenabilité de la trajectoire financière d'EDF. Nous avons testé les différents schémas à cette aune, en tenant compte de la nécessité de converger, de tenir compte des objections d'EDF sur les schémas, leur faisabilité et la comptabilité entre la politique commerciale et la volonté de distribution des prix.
M. Franck Montaugé, président. - Positionnez-vous les CAPN comme des dispositifs de moyen et long termes ?
M. Alexis Zajdenweber. - Oui. La nouvelle politique commerciale comprend des contrats de partage de production plus spécifiquement conçus pour les grands industriels dits « électro-intensifs », des dispositifs plus adaptés aux entreprises « électrosensibles » (entre 5 000 et 10 000 entreprises pour lesquelles l'électricité représente un élément de coût important) et un nouveau produit qui allonge l'horizon de temps des clients à quatre à cinq ans.
Vous posez la question de la protection d'EDF dans un scénario de prix bas. En l'occurrence, ce dispositif a été conçu autour d'un prix fixe moyen, qui apporte une « respiration » sur quinze ans. EDF peut ainsi profiter des années où le prix est plus élevé.
Cette politique commerciale, cette possibilité de vendre à des horizons de moyen ou long terme, est « gagnant-gagnant » : elle offre au consommateur une certaine protection contre les fluctuations de prix tout en permettant à EDF de vendre son électricité à l'avance en bénéficiant d'une visibilité sur les prix. La volonté est bien de désensibiliser en partie EDF face aux prix bas. En parallèle, Enedis stabilise le modèle économique grâce à des revenus plus réguliers.
L'accord de novembre 2023 ne néglige pas la nécessité de protéger EDF face à un épisode de prix bas. La garantie n'est pas absolue, mais la définition d'un plancher garanti - de type CFD - aurait impliqué une discussion difficile, notamment avec la Commission européenne. En outre, cette aide d'État potentielle aurait dû s'accompagner de contrepartie dont ni EDF ni nous ne souhaitions voir être mis en place.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce ne sont pas nécessairement les échos que nous avons eus de Bruxelles. Je suis sceptique quant à la garantie permettant de faire face à une longue période de prix bas. Je ne crois pas que l'accord apporte cette garantie, contrairement à un système de CFD.
M. Alexis Zajdenweber. - Dans notre approche, nous avons pris en compte un scénario de prix bas. Je ne dis rien de plus que cela.
M. Franck Montaugé, président. - Quelles sont les durées maximales pendant lesquelles EDF ne serait pas affectée par des prix bas ?
M. Alexis Zajdenweber. - Je ne veux pas alimenter la spéculation. Surtout, il n'existe pas de « chiffre magique » en deçà duquel le modèle résiste et au-dessus duquel il ne tient plus. Plusieurs facteurs doivent être pris en compte. Nous estimons qu'il existe une forme de protection et une certaine robustesse du groupe en cas d'épisodes de prix bas. Si les prix restent bas pendant plusieurs années, la structure du marché est en jeu. La problématique concerne alors l'ensemble des énergéticiens et la politique énergétique à la maille européenne, a minima.
Mme Denise Saint-Pé. - Monsieur le Commissaire, vous vous trouvez dans un exercice difficile. J'avoue ne pas avoir compris grand-chose de vos explications - pas plus qu'à celles présentées par EDF - tant l'opacité du sujet est effroyable. Il ne faudrait pas que les parlementaires que nous sommes comprennent quoi que ce soit.
Quels sont les montants versés par l'État pour soutenir EDF dans la résilience de ses réseaux et leur adaptation face à l'émergence des énergies renouvelables ?
L'État soutient-il Enedis qui, en tant que distributeur, doit investir pour adapter ses réseaux tout en devant remonter des dividendes à EDF ?
Mme Martine Berthet. - Ne serait-il pas plus intéressant pour les industriels, quelle que soit leur taille, de souscrire à des contrats d'allocation d'électricité nucléaire proposant une réservation de capacités à prix et volume fixes - définis au cas par cas pour chaque industriel ? Malgré les CAPN, les tarifs proposés aux électro-intensifs ne sont pas compétitifs comparativement aux États-Unis, par exemple. L'avance en tête accordée par Bpifrance aux électrosensibles est intéressante, mais son coût financier n'est pas neutre. Pour les autres, il n'est pas nécessairement aisé de construire une politique d'achat à cinq ans.
M. Alexis Zajdenweber. - Il n'y a pas de volonté de ma part de manquer de clarté ou de transparence. Le sujet est complexe. Il n'est ni simple à comprendre ni simple à formuler. Nous nous sommes efforcés de mettre à la disposition de votre commission d'enquête les documents demandés.
Enedis et RTE ont communiqué des projections d'investissement dans leurs réseaux pour les 15 à 20 prochaines années. Les montants sont considérables, de l'ordre d'une centaine de milliards d'euros chacun. Ces investissements ne visent pas uniquement l'adaptation à l'arrivée des renouvelables ; ils visent aussi à renouveler les réseaux, à procéder à de nouveaux raccordements - liés à la construction de nouveaux logements comme à l'arrivée des renouvelables. Ces investissements sont fongibles.
Ces entités sont régulées. Leur rémunération s'effectue via le TURPE, dont le niveau est défini par la Commission de régulation de l'énergie (CRE), autorité indépendante. Le tarif régulé s'applique à la facture du consommateur, mais ne relève pas de l'État actionnaire. Il n'existe pas de subventionnement stricto sensu. Le tarif doit financer les investissements et les amortir. Un nouveau TURPE est défini tous les quatre ans. En principe, il tient compte des perspectives d'investissement d'Enedis et RTE. La CRE serait mieux positionnée pour expliciter ce point.
Les contrats de partage de production sont des contrats de long terme. Pour être reconnus, ils doivent prévoir un partage du risque entre l'industriel et le producteur. Si l'industriel n'est pas exposé à une partie des risques du producteur en termes de prix et de production, il s'agit d'un contrat de fourniture d'électricité. Le champ est alors plus contraignant.
M. Franck Montaugé, président. - Quels sont les rôles et responsabilités respectifs d'EDF et de l'APE dans le processus d'émissions de dettes ? Quelle est la politique de l'État à cet égard ?
Certains théoriciens observent qu'une partie du capital de production pourrait faire l'objet d'une base d'actifs régulés. Cette solution a-t-elle été envisagée ? Est-elle d'actualité ?
Selon ma compréhension, un emprunt souverain est le plus avantageux, devant un mécanisme d'actifs régulés, tandis que l'accès au marché de capitaux par l'entreprise pour financer ses investissements dans la durée serait le dispositif le plus onéreux. Pourriez-vous préciser ces points ?
Parmi les politiques commerciales, vous n'avez pas évoqué les PPA, qui permettent d'associer le consommateur au financement de l'outil de production. Comment ce dispositif sera-t-il utilisé ?
M. Alexis Zajdenweber. - J'imagine que vos questions s'inscrivent dans la perspective du nouveau nucléaire.
M. Franck Montaugé, président. - Absolument.
M. Alexis Zajdenweber. - EDF est responsable de l'émission de sa dette. L'APE n'est pas associée à ce processus.
M. Franck Montaugé, président. - L'État bénéficie d'une certaine reconnaissance sur les marchés financiers.
M. Alexis Zajdenweber. - Nous ne garantissons pas la dette d'EDF. Pour autant, les agences de notation tiennent compte du fait que l'État soit le seul actionnaire de l'entreprise. Elles appréhendent la notation intrinsèque de la société et la rehausse en fonction de ce qu'elles estiment être la reconnaissance d'un soutien de l'État. La notation d'EDF a été rehaussée de quatre crans grâce à ce soutien. Le retrait de la cote a rehaussé la note de l'entreprise d'un cran.
Comme dans n'importe quelle entreprise, la politique générale d'émission de la dette est une enveloppe autorisée chaque année par le conseil d'administration, dont nous sommes membres.
Je comprends le raisonnement que vous esquissez. En tant qu'actionnaires, nous sommes attentifs à la saine gestion des entreprises. En « branchant » la dette publique sur une entreprise - si tant est que nous sachions le faire et que nous y soyons autorisés -, nous perdons un élément essentiel de discipline.
Les outils que vous citez pourraient être mobilisés dans le cadre du nouveau programme nucléaire : mécanismes d'actifs régulés - comme pour Enedis et RTE -, partage du coût de l'investissement avec de grands acheteurs industriels ou commercialisateurs d'électricité. Toutes ces options sont ouvertes.
Les CAPN entrent dans la catégorie des PPA. Historiquement, une partie du parc a été financée par des électriciens de pays voisins, qui ont eu accès à une partie de la production.
Des travaux sont en cours avec les administrations concernées pour définir comment la puissance publique participe du financement du futur programme nucléaire. Nous conservons le souci d'une maîtrise des coûts, mais aussi d'un partage des risques. Certes, nous devons préserver EDF de certains risques. Nous devons toutefois nous assurer que l'entreprise reste incitée à bien faire. Des contraintes relèvent par ailleurs du cadre européen. Nous essayons de prendre en compte l'ensemble de ces éléments. A date, les arbitrages n'ont pas été réalisés.
M. Franck Montaugé, président. - Une combinaison des différents dispositifs est-elle envisageable ?
M. Alexis Zajdenweber. - Absolument.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Nous connaissons l'importance des intérêts et du taux de rémunération sur le coût final de l'opération. Plusieurs hypothèses semblent envisagées. D'une manière ou d'une autre, l'État devra être partie prenante au financement. Je retiens deux alternatives : des avances remboursables ou la construction d'une structure commune État-EDF. Penchez-vous pour une solution plutôt qu'une autre ?
Si EDF devait financer seule le nouveau programme nucléaire, quel taux de rémunération du capital vous semblerait adapté ?
M. Alexis Zajdenweber. - Les options que vous mentionnez restent envisageables. D'autres existent. Certains dispositifs pourraient être combinés. Nous continuons de travailler sur ces différents schémas. A ce stade, je ne peux pas vous dire lequel je privilégierai, car plusieurs critères doivent être pris en compte, en matière d'acceptabilité, d'impact sur le prix ou encore de comptabilité avec les trajectoires d'EDF et les contraintes de finances publiques.
Il reviendra aussi à la Commission européenne de se positionner sur le niveau de rémunération du capital acceptable. Ce n'est pas tant le fait que l'État soit actionnaire qui jouera que le niveau de garantie offert à EDF. Le niveau de rémunération du capital exigé sera plus ou moins important selon l'exposition de l'entreprise au prix du marché et à ses fluctuations.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quel serait le taux de rémunération plancher selon vous ? Certains évoquent un taux de 4 %. Vous paraît-il pertinent ?
M. Alexis Zajdenweber. - Tout dépendra du dialogue que nous aurons avec la Commission européenne.
M. Franck Montaugé, président. - Comment l'exposition au marché s'apprécie-t-elle ?
M. Alexis Zajdenweber. - Si EDF bénéficie d'un dispositif de type CFD pour ses futurs réacteurs, elle profite d'un haut niveau de garantie sur ses prix. Le risque d'exposition au prix de marché est alors plus faible. Le niveau de rémunération que le propriétaire de l'actif est en droit de demander est donc plus faible.
M. Franck Montaugé, président. - La Commission européenne semble frileuse à recourir aux CFD pour le nouveau nucléaire, ce qui explique en partie le contenu de l'accord de novembre 2023.
M. Alexis Zajdenweber. - Selon ma compréhension, la Commission européenne distingue dans son approche les actifs existants et les actifs à construire. La France a obtenu que le nucléaire soit considéré, dans le cadre législatif européen, comme un actif de production légitime pour le futur. La Commission européenne tire donc les conséquences de la nécessité de permettre aux États de soutenir la construction de capacités futures. À ce titre, elle reconnaît que le CFD est un moyen légitime pour un État de soutenir une entreprise qui souhaite investir dans des moyens futurs. Je pense que la Commission européenne est plus exigeante lorsqu'il s'agit d'accorder ce mécanisme à un actif déjà existant. Cela ne préjuge pas du fait que nous aurons - ou non - recours à cet instrument pour le futur parc.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie pour ces échanges.
Audition de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, le 5 juin 2024
M. Franck Montaugé, président. - Monsieur le ministre, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation.
Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Le Maire prête serment.
M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons de 2035 et 2050. Nous centrons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. Ce système est-il capable de faire face à la demande et d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?
Nous vous entendons aujourd'hui en votre qualité de ministre chargé, depuis janvier, selon les termes du décret relatif à vos attributions, « de préparer et mettre en oeuvre la politique du Gouvernement dans les domaines de la transition énergétique et de l'énergie ».
Avant même que l'énergie ne soit rattachée à votre portefeuille, vous n'avez pu vous désintéresser du sujet, tant son impact est crucial sur l'industrie et l'économie en général, mais aussi sur les finances publiques et sur de grandes entreprises dont l'État est actionnaire, comme EDF. Vous êtes désormais responsable et comptable de la stratégie électrique de la France, avec Roland Lescure, que nous avons entendu.
Pour toutes ces raisons, il était indispensable de vous entendre sur plusieurs des dossiers qui sont au coeur de nos travaux.
Le premier est celui du modèle de régulation post-Arenh (accès régulé à l'électricité nucléaire historique). Vous nous présenterez votre vision des enjeux de l'accord entre EDF et l'État de novembre 2023 et votre point de vue sur sa mise en oeuvre, pour le fournisseur et pour les consommateurs.
Nous souhaiterions en outre avoir un point sur notre politique nucléaire civile. Pourriez-vous analyser la performance opérationnelle du parc nucléaire en exploitation et les progrès envisageables ? Quelle est votre appréciation du programme de nouveau nucléaire et de son ampleur ? Des rumeurs discordantes circulent à ce sujet. Où en est le processus de décision relatif aux huit EPR 2 (réacteurs pressurisés européens) supplémentaires ?
Nous voudrions également connaître le point de vue du Gouvernement sur les risques de raréfaction de l'uranium et de tension sur les prix de cette matière première - un sujet trop rarement abordé, et à notre avis minoré - et sur la nécessité de relancer les recherches sur la quatrième génération de réacteurs nucléaires, en particulier sur les réacteurs à neutrons rapides (RNR).
La politique du Gouvernement en matière d'énergies renouvelables est aussi au coeur de nos préoccupations. Quelle est votre stratégie pour que ce « renouvelable » soit durable et souverain ? Votre ministère a récemment annoncé le lauréat de l'appel d'offres pour l'attribution du premier parc éolien flottant au sud de la Bretagne, qui ressort à 86,45 euros par mégawattheure, hors raccordement, pris en charge par Réseau de transport d'électricité (RTE).
Certains estiment que ce prix est bas, au regard de l'ampleur du projet. Vous engagez-vous à ce que l'État ne remette pas au pot, si ce prix se révélait insuffisant pour le consortium qui a remporté l'appel d'offres ? Celui-ci, d'ailleurs, est composé de sociétés qui ne sont pas françaises et qui, contrairement à ce qu'a avancé M. Lescure, n'ont encore jamais opéré un parc éolien flottant...
Nous aborderons aussi le dossier des concessions hydroélectriques. Cette source d'électricité renouvelable, propre et pilotable, représente près de 12 % de la production d'électricité en France. Or ce dossier est à la dérive depuis plus de quinze ans. Bruxelles demande d'ouvrir à la concurrence les concessions échues à la France, qui s'y refuse, et les gouvernements successifs n'ont pas avancé sur le sujet, ce qui bloque les investissements pourtant indispensables. Vous avez éludé ce dossier lors de votre grand entretien pour le journal Le Figaro du 11 avril dernier. Vous vous êtes engagé, lors des questions d'actualité au Sénat du 13 mars dernier, à trouver d'ici à la fin de l'année 2024 une solution juridique. Votre réflexion, sur un dossier de plus de quinze ans, a-t-elle avancé ?
Je ne peux terminer sans vous demander si vous trouvez acceptable, en démocratie, que l'État s'engage pour des décennies en matière énergétique sans consulter réellement le Parlement ni au travers d'un débat ni en lui présentant un projet de loi.
Voilà quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur, puis nos collègues vous interrogeront, à la suite de votre propos liminaire.
M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Je suis très heureux de contribuer aux travaux de cette commission d'enquête. Son objet - la production d'électricité décarbonée dans notre pays - est sans doute le sujet économique le plus important du XXIe siècle. Il s'agit, en effet, d'une question majeure pour l'avenir et l'indépendance de la nation française et qui, sans doute, fera le partage entre les États compétitifs et ceux qui ne le seront pas.
Je veux commencer par un élément de fierté, qui fera taire nombre de critiques sur la qualité de l'électricité produite en France. Si l'on considère la carte européenne de la production d'électricité décarbonée, on constate que la France produit beaucoup d'électricité, puisqu'elle en exporte, et, de toutes les grandes nations européennes, elle est celle qui produit le plus d'électricité décarbonée à un coût raisonnable. Les choix qui ont été faits depuis les années 1960 ont mis la France dans la bonne direction en matière d'énergie nucléaire, de renouvellement du parc et d'électricité décarbonée, avec les énergies renouvelables.
Comparaison est ici raison. De toutes les grandes nations européennes, je le répète, la France est la seule à garantir une électricité décarbonée en quantité suffisante. L'objectif est évidemment de garder cet atout compétitif pour l'économie française dans les années qui viennent.
Cet enjeu est d'autant plus important que, au cours des deux dernières années - et cela explique les critiques de certaines formations politiques qui se concentrent sur le seul présent, sans penser ni au passé ni à l'avenir du pays -, nous avons été confrontés à une crise énergétique majeure, telle que la France n'en avait pas connu depuis plusieurs décennies, à l'origine d'une forte augmentation des prix de l'électricité.
En 2022, une triple crise est survenue. D'abord, l'invasion russe de l'Ukraine a fait flamber les prix du gaz, qui ont été multipliés par plus de dix, et, par conséquent, de toute la production électrique à partir de centrales au gaz. Nous n'avions pas connu de crise aussi grave depuis 1973. Dans le même temps, la production des barrages hydroélectriques - qui fournissent l'électricité décarbonée la moins coûteuse - a été réduite de 20 % par une pluviométrie basse. Enfin, un problème de corrosion sous contrainte sur les circuits de certains réacteurs nucléaires a entraîné une baisse de plus de 20 % de la production du parc nucléaire français. Autrement dit, un malheur n'arrivant jamais seul, nous avons fait face à une moindre production d'électricité nucléaire et hydroélectrique et à une flambée des prix du gaz et, par conséquent, de l'électricité.
Cette situation nous a amenés à importer 16,5 térawattheures (TWh) d'électricité, à un prix plus élevé que celle qui est produite en France, alors que nous en exportons habituellement 50 TWh par an, soit 10 % de notre consommation. En outre, nous avons dû augmenter de 30 % la production de nos centrales à gaz. Les prix très élevés induits pour le consommateur ont justifié l'instauration des boucliers tarifaires.
Au-delà de la protection du consommateur, nous avons relancé la production électrique, rétabli la production nucléaire, accéléré le déploiement des énergies renouvelables, rouvert la centrale de Saint-Avold, mis en place un terminal méthanier flottant pour nous approvisionner en gaz naturel liquéfié (GNL), lancé des campagnes de sobriété, et, enfin, engagé et obtenu une réforme du marché européen de l'électricité. Nous avons donc pris toutes les décisions nécessaires pour surmonter la crise exceptionnelle de 2022, qui est désormais derrière nous.
Le grand défi de la France est désormais de produire plus d'électricité décarbonée. C'est à la fois une question de volume, de mix et de capacité de production. J'y vois le plus important enjeu économique des vingt-cinq prochaines années, et l'état de l'économie française dépendra grandement de nos décisions en la matière, surtout au vu des deux défis qui nous attendent : la réindustrialisation et la transition énergétique.
Il n'y a pas de réindustrialisation sans production massive d'électricité décarbonée. La réindustrialisation, c'est l'électrification massive de la France. Il est donc décisif que nous redevenions une grande nation de production. Tel est mon objectif depuis sept ans. La France doit produire plus de biens verts. Elle a besoin de plus d'électricité. Notre production est d'environ 460 TWh en 2024. Il faudrait que nous atteignions 560 TWh en 2030, 640 TWh en 2035 et 860 TWh en 2050. Autrement dit, la France doit doubler sa production d'électricité décarbonée sous vingt-cinq ans, soit en une génération, si elle veut faire face aux besoins de la réindustrialisation du XXIe siècle, qui sera électrique.
À ce titre, je profite de cette audition pour m'inscrire totalement en faux contre toutes les formations politiques qui voudraient abandonner l'objectif du passage au véhicule électrique. Je confirme que la production des véhicules thermiques sera mise à l'arrêt en 2035. Nous avons encore onze ans pour continuer à les produire et à les écouler. Ne suscitons pas d'inquiétudes chez nos compatriotes. Maintenant que nous avons lancé la révolution du véhicule électrique, consenti des investissements majeurs sur les batteries, les anodes, les cathodes, le recyclage des batteries, les sites industriels - comme l'usine de Douai où est fabriquée la Renault 5 -, nous commettrions une faute économique et politique en abandonnant cet objectif.
En outre, contrairement aux discours nationalistes que j'entends, cela se traduirait par un triple affaiblissement de la nation française. Je parle, premièrement, d'un affaiblissement industriel, car nous accuserions encore plus de retard par rapport à nos concurrents, notamment chinois. Nous risquerions de manquer la révolution du véhicule électrique. Nous subirions, deuxièmement, un affaiblissement technologique. Le véhicule électrique ne cesse de s'améliorer, aussi bien dans sa motorisation que dans ses batteries, au fil des mois et des années. Troisièmement, ce renoncement serait synonyme d'un affaiblissement financier, car cela nous laisserait une nouvelle fois à la merci des pays producteurs de pétrole et d'énergies fossiles, et de la volatilité des cours de ce combustible.
Il est donc essentiel de continuer à tenir sereinement, mais fermement, le cap du véhicule électrique. Sans cela, nous nous abandonnerions aux mains de l'Arabie saoudite pour le pétrole et de la Chine pour les véhicules électriques.
Comme je crois à la souveraineté nationale et à l'indépendance, contrairement à ceux qui veulent à tout prix protéger le véhicule thermique, je pense qu'il est essentiel de continuer à avancer vers le véhicule électrique de manière très déterminée. C'est un des exemples de cette réindustrialisation qui va demander beaucoup d'électricité, pour à la fois produire les véhicules, avoir des usines décarbonées et disposer du réseau de puissance de charge nécessaire sur l'ensemble du territoire national.
Le deuxième défi, c'est la transition énergétique. Nous devons sortir des énergies fossiles et électrifier nos usages par souci d'indépendance et d'économies financières. Pour cela, notre stratégie doit reposer sur deux piliers simples, qui ont été définis par le président de la République à Belfort : la production d'énergie, et la sobriété et l'efficacité énergétiques.
Dès lors, quel mix énergétique voulons-nous pour les trente prochaines années ?
D'abord, le nucléaire est et doit rester notre base de production électrique. Simplement, les 56 réacteurs disponibles aujourd'hui doivent être prolongés. Ensuite, 6 nouveaux réacteurs EPR leur succéderont. Dans l'intervalle, le manque de production devra être comblé notamment par les énergies renouvelables.
La première décision est de rétablir la production de nos réacteurs nucléaires. Tombée à 278 TWh en 2022, elle est remontée à 320 TWh en 2023. Nous avons apporté les bonnes réponses pour qu'EDF retrouve sa capacité de production d'électricité nucléaire. Je salue, d'ailleurs, le travail exceptionnel qui a été fait par les ouvriers, les salariés, les ingénieurs et les techniciens de maintenance à cet égard.
Nous avons également pris la décision de prolonger la durée de vie des 56 réacteurs nucléaires, de façon à assurer une production plus longue qui les rentabilise encore davantage. Le coût de ce grand carénage - 55 milliards d'euros - a nécessairement été répercuté sur le prix de l'électricité, mais cela nous permet d'avoir un outil nucléaire à disposition.
Ensuite, le deuxième élément du mix énergétique, ce sont les énergies renouvelables. Notre objectif est de doubler la capacité installée d'éolien terrestre d'ici à 2035. Cela ne signifie pas un doublement du nombre de mâts. Je le précise, car c'est une réelle inquiétude pour nos compatriotes. L'augmentation de la puissance installée de chaque mât permettra en effet de réduire le nombre d'éoliennes installées. Nous devons traiter la question de l'hétérogénéité du déploiement territorial, qui se traduit par un sentiment d'injustice, notamment dans le grand quart nord-est, de la part de la population qui estime qu'on met toujours les éoliennes aux mêmes endroits. L'éolien est une énergie à la fois nécessaire et contestée par les Français. Ceux-ci doivent donc être consultés autant que possible : c'est ce que je ferai dans les semaines qui viennent.
Pour ce qui concerne les éoliennes maritimes, nous avons également l'objectif d'implanter 45 gigawatts (GW) à horizon de 2050, dont 18 GW d'ici à 2035, en conciliant évidemment les usages - pêche, biodiversité, éolien - et en rattrapant notre retard grâce à des dispositifs normatifs plus légers et des autorisations de déploiement plus rapides. Nous avons corrigé les procédures administratives pour éviter que douze années ne s'écoulent entre le début de l'examen et le déploiement du champ éolien, car ces délais avaient pour conséquence de déployer des technologies déjà obsolètes...
Nous souhaitons multiplier par cinq la capacité de production photovoltaïque d'ici à 2035 pour atteindre 100 gigawatts. Deux gigafactories de panneaux photovoltaïques sont en préparation, l'une à Hambach, l'autre à Fos-sur-Mer, pour que nous maintenions notre capacité de production de manière souveraine et indépendante.
Enfin, nous voulons réinvestir pour augmenter le potentiel de production de l'hydroélectricité, qui représente actuellement près de 20 % de la production électrique, pour passer de 26 GW à 29 GW en 2035.
J'en profite pour répondre à votre question sur les concessions hydroélectriques. Deux contentieux en droit de la concurrence sont en cours. Nous voulons, en effet, garder la pleine maîtrise des barrages hydroélectriques et éviter les mises en concurrence. C'est ce qui nous pose une difficulté juridique avec la Commission européenne. Initiée par plusieurs parlementaires, la mission d'information des députés Marie-Noëlle Battistel et Antoine Armand étudie l'ensemble des options. Je serai évidemment très attentif à ses conclusions.
Nous réfléchissons à la possibilité de passer du régime de concession au régime d'autorisation. Cela impliquerait de résilier les contrats avec les concessionnaires actuels, de leur verser une indemnité, de vendre de gré à gré les biens aux anciens exploitants, et de mettre en place un régime d'autorisation pour l'exploitation et la gestion, avec une redevance et un contrôle de l'État. La faisabilité juridique de cette option n'est pas garantie. Il faut donc envisager d'autres options comme celle d'une quasi-régie.
Pourquoi ne pas retenir la voie de la mise en concurrence pour le renouvellement des concessions ? Ses inconvénients sont très lourds. D'abord, le processus est lent, avec des délais de l'ordre de sept à neuf ans avant de pouvoir engager de nouveaux investissements, alors que nous en avons besoin immédiatement. Il y a ensuite des enjeux opérationnels industriels, car les ouvrages hydrauliques sont extrêmement différents. Enfin, nous cherchons à éviter des processus complexes et inefficients. Si l'option de la mise en concurrence semble pour certains attractive, elle présente des obstacles insurmontables en matière de souveraineté et d'exécution juridique et technique.
Le dernier volet de notre stratégie est la sobriété et l'efficacité énergétiques. Il s'agit de lutter contre le gaspillage d'énergie et d'investir dans de nouvelles technologies pour consommer moins à usage égal. Cela fait partie de notre plan en trois piliers - le nucléaire, le renouvelable, la sobriété.
Une fois produite, l'électricité doit être vendue et répartie sur l'ensemble du territoire. C'est toute la question de l'organisation du marché européen de l'électricité. J'en ai demandé la réforme dès septembre 2021.
Ce marché est extrêmement critiqué. Ses avantages sont pourtant considérables. Grâce à lui, la France n'a jamais connu de blackout, contrairement à la Californie ou à New York. Si certains, qui se disent nationalistes ou attachés à l'indépendance de la France, veulent nous faire courir le risque de l'arrêt complet de la fourniture d'électricité sur une partie du territoire national, grand bien leur fasse ! Je préfère la sécurité que nous procure ce marché, et qui a, d'ailleurs, joué pendant la crise. Nous avons été bien contents de pouvoir importer de l'électricité pour éviter toute difficulté d'approvisionnement.
Par ailleurs, le marché européen d'électricité est rentable pour un pays qui augmente ses capacités de production, comme la France. Il nous permet, en effet, d'avoir les interconnexions nécessaires pour exporter notre production électrique décarbonée. En 2023, nous avons exporté 50 TWh, ce qui a représenté plusieurs milliards d'euros de revenus pour EDF, qui a ainsi pu financer une partie de ses investissements.
L'idée de sortir du marché européen de l'électricité est une folie, qui expose la France au risque de blackout, et qui fait perdre à notre grande société nationale EDF des revenus indispensables à ses investissements futurs. Je maintiens donc notre position, même s'il était absolument indispensable d'obtenir une réforme structurelle.
Celle-ci nous permettra, en cas d'envolée des prix de gros, de plafonner les revenus et d'en redistribuer les bénéfices aux consommateurs. En effet, nous avons bien vu pendant la crise que cette situation aboutissait à des recettes bien trop élevées pour les producteurs d'énergie. Il est donc indispensable de les récupérer, de les plafonner et les redistribuer. Cette réforme est ainsi, à mes yeux, un grand succès français dans les négociations européennes.
Sur la base de ce nouveau marché, nous avons conclu, le 14 novembre 2023, un accord entre l'État et EDF, qui utilise la faculté offerte par la réforme, en prévoyant un prélèvement des revenus au-dessus d'un certain prix. Entre 78 euros et 110 euros par mégawattheure, 50 % des revenus sont redistribués aux consommateurs. Au-delà de 110 euros de 2022 par mégawattheure, 90 % des revenus sont redistribués aux consommateurs. L'énorme avantage est d'éviter l'effet de rente et de redistribuer les revenus qui pourraient être à disposition d'EDF.
Une autre option, que nous avons étudiée pendant près d'un an avec l'ensemble des directions concernées, notamment la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC), EDF et l'ensemble des services de l'État concernés, aurait été de fixer un prix administratif de type Arenh. Je n'y ai pas été favorable, pour une raison simple. L'objectif de l'accord est de trouver un équilibre entre la rentabilité pour EDF et la compétitivité pour l'industrie. Le meilleur moyen d'y parvenir est ce système de prélèvement, tout en laissant jouer les forces du marché.
Avec des contrats de plus de dix ans, nous donnons aussi aux grandes entreprises énergo-intensives de la lisibilité sur leur facture d'énergie sur le long terme. Il me semble que c'est le bon équilibre qui a été trouvé. Une mission de suivi a été confiée à Philippe Darmayan et Julien Janes, dont les conclusions sont attendues en juin.
Vous m'avez également interrogé sur les performances opérationnelles du parc nucléaire. La durée des arrêts des réacteurs s'est allongée au cours de la décennie 2010, en raison du grand carénage engagé en 2008. Le nombre de réacteurs à mettre en maintenance a progressé, et l'année 2021 a été marquée par le phénomène de corrosion sous contrainte. La réaction d'EDF a été appropriée.
Je redis ma reconnaissance aux salariés d'EDF et au président-directeur général d'EDF, Luc Rémont, pour la qualité de la réponse du programme Start 2025, engagé depuis 2019. La production nucléaire a augmenté de 15 % en 2023 pour atteindre 320 TWh. La durée moyenne de prolongation des arrêts a été ramenée à dix-huit jours contre trente-deux jours en 2022, une performance exceptionnelle. Le jalon de déchargement du premier combustible a été respecté pour 64 % des arrêts contre 44 % en 2022. Ces chiffres témoignent d'une amélioration substantielle des performances du groupe. Ces indicateurs sont un outil parmi d'autres. Il faudra vérifier que dans les mois qui viennent et sur le long terme, ces objectifs sont bien maintenus.
Un mot sur la quatrième génération de réacteurs nucléaires. Chacun connaît ici la stratégie actuelle, au moins jusqu'en 2040, de monorecyclage des combustibles usés, qui vise à accroître notre souveraineté énergétique en réduisant de 25 % notre besoin en uranium naturel, grâce à la filière de mélange d'oxydes (MOX), pour 10 %, et de combustibles à l'uranium de retraitement enrichi pour 15 %.
Le réacteur à neutrons rapides permet de retraiter l'ensemble des combustibles usés, afin de ne plus importer d'uranium : c'est le fameux cycle fermé. Mais faisons attention à ne pas avancer trop rapidement et à ne pas courir le risque de nous disperser, alors que les stocks d'uranium sont encore considérables. Selon nous, il s'agit davantage d'une vision de long terme, pour les décennies plutôt que les années à venir.
L'opportunité d'un réacteur à neutrons rapides de moyenne puissance est donc réexaminée régulièrement en fonction des perspectives d'utilisation de l'uranium et des innovations disponibles. En 2022, dans le cadre du programme France 2030, nous avons lancé trois appels à projets destinés à soutenir les projets de réacteurs nucléaires innovants. Nous avons dix lauréats, dont six réacteurs à neutrons rapides, refroidis au sodium, au plomb et à sels fondus. Nous attendons les résultats des recherches sur ces trois options.
Le programme du nouveau nucléaire, qui s'appuie sur la construction de 6 EPR 2, est suivi par l'État au travers de la nouvelle délégation interministérielle au nouveau nucléaire (DINN). Un groupe de revues rassemblant EDF, la DINN et des experts indépendants a constaté, à l'automne 2023, que les choix de conception sont aujourd'hui en progrès, mais qu'ils pourraient encore être améliorés par rapport à l'EPR de Flamanville, tout en soulignant la nécessité de disposer d'une gouvernance de qualité pour maîtriser les risques du programme.
À ce titre, EDF a annoncé la suppression de la direction ingénierie et projets nouveau nucléaire pour créer trois nouvelles directions - projets et construction, ingénierie et supply chain, et stratégie, technologies, innovation et développement - afin de séparer maîtrise d'ouvrage et maîtrise d'oeuvre. Cette réorganisation s'appuie sur les recommandations du rapport de Jean-Martin Folz, que j'avais chargé d'une mission d'audit en 2019.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je vous remercie pour cette présentation. Plusieurs de vos réponses restent néanmoins insuffisantes.
L'accord conclu entre EDF et l'État - même si le terme me semble sujet à débat -sera-t-il de nature à garantir des revenus suffisants à EDF ?
Le Gouvernement a, d'abord, poussé pour une solution promue par Bruxelles, les CFD (Contracts for Difference, ou contrats sur la différence). Pourquoi celle-ci a-t-elle finalement été abandonnée ? La volatilité des prix sur ce marché est considérable. Certains sont nuls, voire négatifs, depuis le début de l'année. Si les contrats historiques d'EDF lui assurent pour l'heure une sécurité, le groupe ne pourrait-il pas connaître des difficultés dans les années à venir ?
Par ailleurs, comment contraindre les fournisseurs à réviser les contrats souscrits avec des entreprises lorsque les prix étaient élevés, au regard des conditions actuelles du marché ?
Quelles sont les perspectives de financement du nouveau nucléaire ? Le nouveau nucléaire désigne actuellement la relance des EPR. La presse évoquait un total de 67 milliards d'euros pour leur construction, soit plus de 10 milliards chacun. Si ces chiffres sont encore sujets à caution, ce sont des montants considérables. Au vu de son endettement, il sera difficile à EDF d'assurer seule leur financement. L'État est-il prêt à participer ? Sous quelle forme ? De grandes sociétés comme la Caisse des dépôts et consignations pourraient-elles mettre la main à la poche ?
Vous semblez très confiants sur les petits réacteurs modulaires (SMR). Les précédentes auditions ont été l'occasion d'interrogations nombreuses, notamment sur la capacité de start-up à mener à bien ces projets compliqués. Ne faudrait-il pas dès à présent renforcer la recherche en la matière ?
Vous dites que la mise en concurrence des concessions hydroélectriques prendrait du temps. Néanmoins, le passage à un régime d'autorisation ou de régie ne permettrait pas forcément d'aller plus vite ; il faudra, notamment, transférer la propriété des équipements, ce qui posera la question du prix auquel ils seraient cédés à EDF. L'État peut avoir la main dans un système de remise en concurrence.
M. Bruno Le Maire, ministre. - Nous nous sommes effectivement ouverts à l'option des CFD en obtenant une victoire sur la réforme du marché européen de l'électricité, avant de l'écarter, pour deux raisons.
Premièrement, après de multiples échanges avec la Commission européenne, il est clairement apparu que la mise en oeuvre du Contract for Difference amenait automatiquement à remettre sur la table le projet Hercule. Nous aurions ainsi heurté de front le corps social d'EDF, qui a estimé que, dans toutes les configurations que nous avons envisagées, l'autonomisation d'une branche d'EDF par rapport à une autre revenait à un démantèlement. J'ai donc écarté le projet Hercule, en déclarant qu'il était caduc. Je n'ai qu'une seule parole dans ma vie politique : c'est la raison principale pour laquelle j'ai abandonné ce scénario.
Deuxièmement, je ne suis pas certain que le CFD aurait été profitable pour EDF. J'ai donc cherché un équilibre entre les intérêts d'EDF et ceux des industriels. Je n'ai pas voulu privilégier l'industrie française, en lui garantissant le prix compétitif, au détriment d'EDF, que l'État aurait alors dû recapitaliser ; une telle posture aurait été irresponsable du point de vue des finances publiques. Cependant, il ne s'agissait pas non plus de tout donner à EDF, en espérant que l'industrie trouve des financements ailleurs.
Les chiffres donnent plutôt raison aux choix qui ont été faits par l'État. Aujourd'hui, EDF gagne encore de l'argent en vendant son électricité 77 euros par mégawattheure - cela reste assez bas - pour un coût de production moyen de 57 euros par mégawattheure. En revanche, le dispositif permet à EDF de gagner davantage si les prix remontent.
Des aides sont encore apportées aux PME. Par ailleurs, j'ai obtenu du PDG d'EDF qu'il s'engage à permettre aux PME de renégocier leurs contrats lorsque ceux-ci ont été souscrits à des tarifs prohibitifs en période de crise. Certes, les obstacles et les réticences sont nombreux, mais EDF devra le faire.
M. Franck Montaugé, rapporteur. - Et les autres fournisseurs ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Dès lors que l'entreprise peut changer de fournisseur, la même possibilité devrait être offerte aux PME.
M. Franck Montaugé, président. - Cela vaut-il pour tout type de contrat et toute taille d'entreprises ? Y a-t-il des seuils ? Sur nos territoires, nous avons des exemples de renégociations qui n'aboutissent pas.
M. Bruno Le Maire, ministre. - Ces renégociations sont prévues pour les PME ainsi que pour les très petites entreprises (TPE), sachant que ces dernières sont pour la plupart couvertes par les tarifs réglementés de vente (TRV). Les entreprises de plus grande taille peuvent souvent amortir davantage. En outre, la renégociation est possible si l'entreprise est menacée par le prix de son énergie et qu'elle est liée par un contrat pluriannuel. C'est le cas d'encore beaucoup de PME, et je reconnais bien volontiers qu'il reste du travail à faire. Je veillerai néanmoins au respect de cet engagement par la direction générale d'EDF.
Je ne peux pas donner de nouveaux chiffres sur le financement du nouveau nucléaire, car nous sommes en train de le réévaluer. La précédente estimation, établie par le rapport sur les travaux relatifs au nouveau nucléaire de 2022, était de 51,7 milliards d'euros 2020. Il va de soi que le montant sera significativement supérieur, au regard des réévaluations, de l'inflation, des différents coûts supplémentaires.
Nous travaillons sur trois grandes options de financement. Nous pourrons évidemment échanger dans les mois qui viennent avec le Parlement sur ce sujet pour entendre votre avis. La première option de financement serait une société de projet, dont la responsabilité principale est de réaliser les six nouveaux EPR et au capital de laquelle l'État participerait. Cette solution a des avantages et des inconvénients, puisque l'État ferait directement partie d'une société de projets industriels. Certains estimeront que c'est la vocation de l'État, d'autres non. La deuxième option est une subvention de l'État, ce qui représenterait bien entendu un grand avantage pour EDF. Néanmoins, ce n'est évidemment pas la solution la plus attractive au regard de la situation des finances publiques. Enfin, la troisième option est un système d'avances remboursables qui éviterait le risque de déficit.
Il faut ajouter à cela les règles européennes. J'ai demandé à mes services d'étudier d'abord quelle était la meilleure option pour la nation française, pour l'État français et pour les consommateurs français. Ensuite, nous regarderons comment s'appliquent les règles européennes. Mais ne limitons pas notre réflexion sur un projet aussi important, pour des sommes aussi significatives, avec des règles européennes qui s'appliqueront ensuite. Par ailleurs, les règles européennes sont assez souples dès lors qu'il s'agit de nouveaux projets et non de financement d'anciens projets. L'Union européenne a approuvé, par exemple, le financement d'Hinkley Point ainsi qu'une aide à la République tchèque sur le nucléaire.
Nous ne disons pas que nous sommes particulièrement avancés sur les SMR, mais cela fait partie des options très intéressantes. On est au début du programme, auquel je crois. Il est absolument essentiel pour la filière nucléaire française de rester dans la course et de pouvoir offrir des offres de substitution par rapport aux projets canadiens, américains ou russes. Il en est de même pour le réacteur à fusion. Nous devons garder un niveau de technologie avancé. Selon nous, le niveau de financement est suffisant, mais cela peut prêter à discussion. Il est toujours difficile de savoir si le niveau de financement d'un programme de recherche est suffisant ou non : je laisse cela à l'appréciation des parlementaires.
En ce qui concerne les barrages, la concurrence peut fonctionner. En réalité, aucune solution n'est parfaite ; sans cela, le sujet, qui traîne depuis plus de dix ans, aurait été tranché depuis longtemps par mes prédécesseurs. Concurrence, régie, régime d'autorisation, chacune des solutions a ses avantages et ses inconvénients. Nous n'avons pris aucune décision définitive. J'attends les propositions des parlementaires et leur rapport. Selon nous, la concurrence peut fonctionner, mais elle est longue à mettre en oeuvre.
Mme Christine Lavarde. - Vous avez indiqué que, si une entreprise avait signé un contrat à un tarif élevé avec EDF, EDF devait le renégocier. L'État, en tant qu'actionnaire unique, vient compenser les pertes d'EDF, puisqu'il existe un mécanisme de couverture. Lorsqu'un fournisseur conclut un contrat, il achète en même temps sa couverture de fourniture s'il n'est pas en capacité de produire par lui-même à l'échéance de temps de la livraison. Fixez-vous la même injonction aux entreprises qui ne seraient pas EDF, mais qui pourraient avoir signé des contrats de même nature à une période où les prix de l'électricité étaient très élevés ?
Le 8 septembre 2020, vous avez communiqué sur le lancement d'un plan hydrogène pour aider la France à obtenir une énergie décarbonée et pour décarboner l'économie. Rapporteur spécial de la mission « Écologie, développement et mobilité durables », je constate que, déjà en 2024, les crédits du fonds hydrogène piloté par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) ont été réduits par rapport à ceux qui étaient inscrits en 2023. J'ai lu récemment dans la presse que l'action 18 du programme 345, créée en 2023 et abondée pour la première fois en 2024 à hauteur de 680 millions d'euros en autorisations d'engagement et de 25 millions d'euros en crédits de paiement, verrait ses crédits fortement diminuer pour financer le plan d'économies du ministère de la transition écologique. Revenez-vous sur l'ambition de septembre 2020, ou constatez-vous un retard dans le développement de la filière qui explique ce décalage dans le temps des crédits ?
M. Stéphane Piednoir. -Nous sommes là pour imaginer l'avenir, d'ici à 2050, pour la construction des prix de l'électricité. Le ministre a dit qu'il voulait bien tout entendre. Plusieurs éléments m'ont choqué dans votre propos liminaire ; vous réécrivez en quelque sorte l'histoire, lorsque vous dites que nous avons toujours fait ces choix sur le nucléaire. Je ne vous compte pas dans ceux qui ont sacrifié le nucléaire en 1997, mais...
M. Bruno Le Maire, ministre. - J'ai toujours soutenu le nucléaire, y compris la centrale de Fessenheim.
M. Stéphane Piednoir. - Dont acte, mais, en 2019, lorsqu'il a été décidé d'arrêter Astrid, vous étiez déjà en poste, même si vous n'étiez pas encore en charge de l'énergie... On a relancé les centrales à charbon, comme Saint-Avold, que vous avez cité, mais aussi Cordemais. Ces décisions alourdissent le bilan carbone de notre pays.
Certaines décisions vont dans le bon sens. La réforme du marché est encore perfectible. Nous pouvons avoir des centaines d'idées différentes de redistribution des « bénéfices » réalisés par EDF, mais c'est plutôt malin.
Selon vous, il n'est pas question de remettre en cause l'objectif de 2035 pour l'arrêt des véhicules thermiques. Un délai de onze ans, pour un foyer modeste, est assez court. Et ce type de foyer achète plutôt un véhicule d'occasion, thermique, plus polluant et moins cher... Sans remettre en cause l'objectif, la pente de la transformation vers le tout électrique n'est-elle pas un peu trop ambitieuse ? Peut-on ajuster cette politique publique ?
Vous avez cité tout ce qui a conduit une partie de l'Europe à avoir des prix de production en forte inflation. Le propre des politiques, c'est de tirer les leçons des échecs passés. La France et le Gouvernement semblent bien alignés sur une politique pronucléaire. Qu'en pensent vos collègues européens ? Consentent-ils, désormais, à cet avantage concurrentiel de la France qui lui permet de produire une électricité décarbonée, pilotable, à un prix raisonnable ? C'est un vrai challenge européen.
En ce qui concerne le nouveau nucléaire, vous avez parlé de réindustrialisation, qui doit passer par un meilleur accès à l'électricité. La production va quasiment doubler en vingt ans. La réindustrialisation électrique va passer par l'installation de SMR sur des sites qui ne sont pas actuellement des sites nucléaires. Le Gouvernement va-t-il faciliter l'installation sur ces sites ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Sur l'hydrogène, je vous confirme nos ambitions, intactes, avec un objectif de 6,5 gigawatts de capacité de production par électrolyse, ce qui correspond à nos besoins pour notre industrie. Nous travaillons aussi sur les financements avec l'Alliance européenne du nucléaire : ses financements pour l'hydrogène bas carbone compléteront notre stratégie de financement.
Nous avons obtenu des engagements formels d'EDF et d'Engie pour leurs contrats avec les PME, et TotalEnergies a déjà plafonné son prix. Il reste les petits fournisseurs avec lesquels les PME doivent négocier. L'objectif, c'est que pour la plupart des PME, l'amortisseur sur le prix continue à s'appliquer. Si une PME connaît des difficultés en raison de contrats à des tarifs prohibitifs, sur plusieurs années, qui pourraient la menacer, EDF et Engie, qui s'y sont engagés, doivent renégocier le contrat, soit en allongeant la durée, soit en baissant les tarifs, soit en mêlant les deux options.
Malheureusement, vous avez raison sur les valses-hésitations de nombreuses personnalités politiques sur le nucléaire. Je ne pense pas en faire partie, puisque j'ai toujours défendu l'option, la relance et la filière nucléaires.
Les véhicules électriques sont un sujet absolument décisif : ce sont des choix qui permettront à la France de rester, ou non, une grande puissance automobile au XXIe siècle. Il serait infiniment regrettable que notre pays, qui a fait partie des grandes nations qui ont créé l'automobile thermique, ne soit pas une grande nation du véhicule électrique. Contrairement à certains et contrairement à ce qu'avançait Marine Le Pen ce matin, je pense que ce serait une faute politique et une faute économique de changer de stratégie et d'abandonner le cap de 2035 ; c'est dans onze ans ! Si vous achetez un véhicule thermique en 2033, en 2034, il a une durée moyenne de vie de 15 ans : nous avons donc encore 26 ans devant nous, au moins. Ne laissons pas croire aux Français que du jour au lendemain, la possibilité d'acheter un véhicule thermique va s'arrêter. Un délai de 26 ans correspond à une génération entière qui pourra continuer à acheter un véhicule thermique ou à rouler dans un véhicule thermique, sachant que la vente de véhicules d'occasion restera possible. Voilà la première chose sur laquelle je veux rassurer nos compatriotes. Il n'y a pas un couperet qui tombera d'un coup en 2035. Votre véhicule thermique durera encore plusieurs années et vous pourrez continuer à avoir accès au marché de l'occasion.
En revanche, renoncer à l'ambition du véhicule électrique pour la France, c'est renoncer à toute ambition automobile pour la France. Si nous n'avons pas les meilleurs produits, si nous n'améliorons pas nos produits, si nous n'avons pas de meilleures technologies, si nous ne perfectionnons pas nos batteries, nous courons le risque d'être rayés de la carte de l'industrie automobile au XXIe siècle. Et comme le cap va vite changer, nous laisserons tomber le véhicule électrique. Que se passera-t-il ? Nous resterons dépendants de l'Arabie saoudite pour les énergies fossiles si nous continuons à rouler en thermique, ou nous consommerons des véhicules électriques chinois ou américains. Et c'est là que j'ai une divergence majeure avec Marine Le Pen.
Je ne veux pas une nation de consommateurs, je veux une nation de production. Je ne veux pas que la France soit pieds et poings liés avec l'Arabie saoudite et la Chine, je veux que la France produise ses propres véhicules électriques et accélère tout de suite, et puisse avoir des chaînes de production, des ouvriers, des usines, pour les batteries, pour les anodes, pour les cathodes, pour produire des véhicules électriques sur notre sol. Que dirai-je demain à Luca de Meo ou à Carlos Tavares, qui ont investi à Douai et à Sochaux ? Que nous avons changé d'avis, et que leur investissement n'est pas avisé car le Gouvernement a décidé de changer de stratégie ? Faire de la politique, c'est tenir son cap.
M. Stéphane Piednoir. - Et la pente ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Je parle de la pente, je parle du calendrier, je parle des investissements qui sont nécessaires, je parle de la concurrence avec la Chine. Il faut aussi protéger notre industrie automobile électrique, protéger nos véhicules électriques. Cela veut dire renforcer le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières et s'assurer qu'il n'y a pas de surcapacité ou de dumping en Chine. C'est le sens de l'enquête qui a été lancée par la Commission européenne, qui doit nous permettre de nous assurer de l'équité commerciale entre l'Union européenne et la Chine. Cette stratégie est cohérente, complète, offensive, et repose sur la croyance dans les capacités industrielles de la France.
Moi, je regarde l'avenir avec confiance. Marine Le Pen reste accrochée au passé. Je crois à l'avenir de l'industrie automobile française. Je crois à notre capacité à rivaliser avec la Chine sur les véhicules électriques. Cela demande de la constance et du sang-froid dans notre stratégie.
Le leasing social est un grand succès, c'est donc une des options possibles pour que les ménages modestes aient aussi accès aux véhicules électriques.
Pour ce qui est du nucléaire, nous avons obtenu de l'Union européenne un point absolument central : le respect de nos choix nationaux souverains en matière de nucléaire. Pendant des années, l'Union européenne nous a expliqué que la Commission pouvait décider, à la place des États souverains, de leur mix énergétique ; le nucléaire avait été cloué au pilori. C'était inacceptable. Avec Agnès Pannier-Runacher et le Président de la République, nous avons mené le combat pour que le nucléaire soit reconnu comme un choix souverain de la France et d'un certain nombre d'autres États, et traité à égalité avec d'autres sources d'énergie décarbonée.
Nous avons obtenu trois victoires. La première, c'est la réforme du marché européen de l'électricité. La deuxième, c'est la taxonomie : l'énergie nucléaire a été reconnue comme une énergie décarbonée, ce qui est le bon sens ; mais, parfois, le bon sens est très éloigné de Bruxelles. La troisième, c'est la directive dite RED III (Renewable Energy Directive).
Le nouvel enjeu maintenant, c'est d'avoir une politique européenne de soutien au nucléaire et à l'innovation en matière de nucléaire. Quand il a fallu choisir la nouvelle présidente de la Banque européenne d'investissement (BEI), nous avons fixé comme condition à son choix le soutien de la BEI à la recherche sur le nucléaire.
Il reste une prochaine bataille à livrer, mais le paysage a radicalement changé en l'espace de quelques années. Je ne serais pas surpris que des États qui ont tourné le dos au nucléaire y reviennent.
Mme Martine Berthet. - La réforme du marché prévoit une redistribution au consommateur au-delà de certains paliers de prix. Incluez-vous les industriels ?
Les contrats d'allocation de long terme adossés à la production nucléaire (CAPN) répondent à une attente de contrat de long terme par les industriels, mais sans garantie de volume. Il n'y a pas non plus de garantie sur le prix avec un volume complémentaire à prendre sur le marché, non connu d'avance. Cela induit un défaut de visibilité des industriels, alors que la tripartition repose beaucoup sur eux.
Cela fait dix ans que le sujet des barrages est sur la table, et sept ans que j'interroge le Gouvernement et que je relaie les inquiétudes des élus savoyards, notamment sur les travaux de maintenance. À quelle échéance, précisément, la décision sera-t-elle prise ?
M. Alexandre Ouizille. - Mes questions sont à la lisière des sujets industriels et énergétiques. L'industrie manufacturière stagne en valeur depuis 2019. Indicateur avancé de la situation industrielle, la consommation énergétique des grands acteurs industriels baisse de plus de 15 % par rapport à la période antérieure. Cela veut donc dire qu'en dépit de Choose France et des implantations étrangères, l'activité de ces industriels ralentit. Craignez-vous une forme de désindustrialisation rampante dans les prochaines années, en lien avec le coût de l'énergie ? En effet, à moins qu'il y ait une augmentation de l'efficacité énergétique, une baisse de la consommation énergétique signifie une baisse de la production de ces grands acteurs.
Les voitures chinoises s'accumulent dans les ports du nord de l'Europe. À Anvers, on rajoute des parkings pour accueillir le surplus de voitures chinoises. La production automobile chinoise est passée devant celle des États-Unis. Je vous rejoins sur le fait qu'il ne faut pas ralentir sur l'objectif. En revanche, êtes-vous favorable à des quotas et à une augmentation des droits de douane, qui sont ridicules chez nous par rapport aux droits américains ? Quelle est la stratégie française pour convaincre l'Europe qu'il faut bouger ? Sans cela, il arrivera dans l'industrie automobile ce qui est arrivé dans le secteur photovoltaïque.
Les turbines Arabelle viennent d'être rachetées par l'État au double de la valeur à laquelle il les avait vendues. L'usine de pointe de Belfort a besoin de produire au moins deux turbines par an pour réussir à fonctionner. Le programme industriel français ne permet que d'en produire la moitié. Comment assurer le fonctionnement à plein régime de l'usine de Belfort pour éviter le chômage partiel des salariés ? Qu'allez-vous faire ? Quelle est la stratégie de l'État sur les autres activités de General Electric Vernova, c'est-à-dire à la fois les turbines à gaz, l'éolien en mer et les turbines hydroélectriques ?
M. Daniel Salmon. - Je n'ai pas la même analyse que vous sur le doublement à long terme de la consommation d'électricité en France. Vous vous inscrivez dans une société qui consomme massivement des biens peu durables, alors que je m'inscris dans la frugalité.
En ce qui concerne la réindustrialisation, dans les années 1970, la part de l'industrie dans le PIB était de 35 %. Elle est désormais de 13 %. On ne peut pas dire que le nucléaire soit une condition suffisante pour maintenir l'industrie, même si elle est peut-être nécessaire...
Si le mégawattheure était très cher il y a encore un an, le prix se tasse sérieusement. Les contrats de long terme d'EDF sont à la peine. Avons-nous la capacité de financer le nouveau nucléaire dans un contexte futur, peut-être, de mégawattheure pas cher ?
Vous évoquiez la souveraineté de la France à décider de son mix énergétique. Le nucléaire n'est pas qu'une question nationale si les centrales sont à quelques kilomètres d'une frontière.
Combien de temps a-t-on parlé respectivement du nucléaire et du renouvelable ? Il faudrait faire les calculs, mais nous ne sommes pas à l'équilibre... Nous avons besoin de lisibilité. Bercy s'est interrogé récemment sur le tarif de rachat S21 du photovoltaïque, ce qui a mis en émoi toute la filière. En France, nous sommes assez habitués au stop and go, surtout sur le photovoltaïque. Même si apparemment le sujet n'est plus évoqué, cela inquiète les filières, qui n'ont pas besoin de cela : quand on sait comment notre filière photovoltaïque a été soutenue en France, alors que nous étions des précurseurs, la France a laissé passer une chance incroyable.
Nous avons besoin de visibilité sur le véhicule électrique. Je vous suis reconnaissant d'avoir une stratégie claire. Mais de quels véhicules parle-t-on ? Les Français achètent plutôt des SUV ou des véhicules assez lourds, qui ne sont pas une solution d'avenir. Les Chinois sont positionnés sur les véhicules légers, solution écologiquement plus probante. Comment faire pour ne pas dépendre des véhicules chinois et protéger ce segment industriel fondamental ?
M. Daniel Gremillet. - Vous avez déclaré avoir obtenu de Bruxelles le respect des choix énergétiques français. Depuis la création de l'Union européenne, l'article 194 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) stipule que chaque État membre est libre de son mix énergétique. Ce n'est donc pas quelque chose que nous avons obtenu, c'est quelque chose que nous n'avons pas su faire respecter.
La France a connu des difficultés pour faire respecter la taxonomie : le fonctionnement de l'Union européenne n'a pas été respecté concernant ce libre choix.
Il en est de même sur l'hydroélectricité. Actuellement, l'hydroélectricité est l'énergie la plus décarbonée et la moins chère. À quelques jours des élections européennes, revenons à l'essentiel pour que chaque État soit libre de choisir son mix énergétique.
Vous avez donné votre vision de l'évolution des prix de l'énergie et de l'électricité. Il serait judicieux d'avoir une perspective de long terme. Nous souhaitons tous que la France réussisse la réindustrialisation. Durant la COP28, la France s'est engagée à ne plus consommer d'énergies fossiles. C'est un choix fort, au regard de ce que représente cette consommation dans notre pays : le delta est énorme. Il faudra investir massivement. Vous avez donné une fourchette avec des tranches. Sur la tranche annuelle, il y a une différence d'appréciation sur les tarifs entre EDF et la Commission de régulation de l'énergie (CRE). Il faut avoir une vision à dix ou à vingt ans, compte tenu de l'importance des investissements projetés.
Vous avez évoqué le retour aux entreprises et aux consommateurs, notamment pour les grands consommateurs. Ne pourrait-on imaginer une organisation territoriale et un financement des consommateurs sur une échelle plus fine pour qu'ils puissent bénéficier de contrats ? Un groupe de petits consommateurs pourrait former un consortium, ce qui donnerait de la lisibilité sur financement, et ce projet pourrait être dupliqué à l'échelle territoriale.
M. Bruno Le Maire, ministre. - Mon objectif est de parvenir à une solution sur l'hydroélectricité à la fin de 2024. Cela fait dix ans que cela dure. L'hydroélectricité est extrêmement profitable en termes de rentabilité et en termes d'émissions de CO2 : elle est propre et efficace. Actuellement, les barrages ne bénéficient pas des investissements qui seraient indispensables pour les rentabiliser encore davantage. C'est un gâchis. Il faut avancer vite. Je me suis fixé jusqu'à fin 2024, une fois le rapport parlementaire remis, pour prendre une décision sur ce sujet.
L'objectif est de parvenir à une solution qui fonctionne juridiquement - à la fois constitutionnelle et conventionnelle - sur le schéma de passage de la concession à l'autorisation. La garantie est fragile, sauf s'il y a mise en concurrence. Chaque solution doit être vraiment pesée, politiquement, financièrement, juridiquement, pour garantir qu'elle soit la plus efficace pour la nation française et pour notre indépendance énergétique. C'est ce qui sera fait dans les semaines qui viennent, avec l'aide des parlementaires, en vue d'une solution fin 2024.
Les contrats de long terme pour de petits consommateurs font partie de l'accord avec EDF, et nous y travaillons avec EDF et Bpifrance. Nous avons des incertitudes sur les prix à long terme. Je me garderai bien de faire des prévisions. Actuellement, les prix sont bas et tout le monde dit que ce n'est pas rentable pour EDF. Demain, ils peuvent remonter en raison d'une crise géopolitique, on dira que c'est trop avantageux pour EDF. L'énergie, c'est le temps long. Cela demande là aussi, comme pour les véhicules électriques, du sang froid et la capacité à tenir une stratégie sur le long terme, sans changer tous les quatre matins, parce que cela désorganise les acteurs économiques.
Madame Berthet, tous les consommateurs ont droit à cette redistribution, y compris les industriels. Je vous ai répondu sur les barrages.
Monsieur Ouizille, je ne pense pas qu'il y ait de désindustrialisation liée à la baisse de la consommation d'énergie. D'abord, parce qu'avec plus d'efficacité énergétique, vous pouvez consommer moins d'énergie et produire plus de biens industriels. Ensuite, parce que le secteur industriel évolue assez largement vers des consommateurs à plus faible intensité énergétique. On peut donc obtenir une baisse de la consommation énergétique et une réindustrialisation. C'est bien là notre objectif.
En réalité, ce qui va précipiter la désindustrialisation européenne, si nous n'y prenons pas garde, ce sont les normes. Je le dis avec beaucoup de gravité : les normes tuent l'économie européenne. À force d'avoir des normes toujours plus strictes, toujours plus contraignantes, les industriels investissent moins en Europe et plus en Asie ou aux États-Unis. J'aimerais que chacun prenne conscience de la gravité du risque qui pèse aujourd'hui sur l'industrie européenne, alors même que c'est l'industrie, notamment en France, la plus décarbonée du monde. On va finir, à force de normes environnementales, à recarbonner la production industrielle mondiale, en faisant fuir la production industrielle d'Europe.
Par exemple, la part de la chimie européenne dans le monde est en chute libre. Plus de 16 000 pages de réglementation doivent être respectées par les industriels de la chimie qui veulent s'implanter en Europe. Ils préfèrent donc aller dans des pays où la réglementation est moins lourde. Cette documentation, supportable par des géants industriels, ne l'est pas par le tissu de PME. Je tire la sonnette d'alarme sur le sujet normatif. L'excès de normes européennes tue notre croissance, notre économie et notre industrie. Nous le verrons dans les prochains mois et les prochaines années, très brutalement. À la veille des élections européennes, d'une nouvelle majorité et d'une nouvelle Commission, je redis que l'excès de normes tue la croissance, les emplois et l'industrie. L'enfer étant pavé de bonnes intentions, nous avons paradoxalement rajouté des normes environnementales qui font fuir notre industrie vers des pays moins respectueux de l'environnement. Prenons garde à ce risque, majeur pour l'industrie.
Notre stratégie, sur les véhicules électriques, c'est de produire vite, produire mieux et de protéger. Que chacun entende bien ce terme. Il faut protéger notre industrie automobile, protéger notre industrie verte.
Produire vite, cela veut dire ne pas dévier du cap de l'accélération de la production de véhicules électriques en France et en Europe. Il faut respecter le cap de 2035, soutenir nos industriels dans les investissements qu'ils font partout en France pour ouvrir des sites de production de véhicules électriques.
Produire mieux, c'est être capable, à chaque fois, de maîtriser les meilleures technologies, notamment sur les batteries électriques. Actuellement, il existe des batteries électriques moins performantes mais aussi moins coûteuses et dans le fond, parfaitement compatibles avec un usage du véhicule électrique en ville qui peuvent se développer. La question du recyclage est absolument clé. Le travail réalisé par certains industriels sur les batteries lithium-ion solides est intéressant. Nous devons être dans la course technologique. C'est le deuxième volet de notre stratégie sur les véhicules électriques.
Enfin, il faut protéger notre industrie. Il sera toujours plus cher, dans les prochaines années, de produire un véhicule électrique en France plutôt qu'à Shanghai, mais ce sera plus propre. Il faut donc des compensations. Nous l'avons fait puisque nous sommes le seul pays européen à avoir réservé les bonus sur les véhicules électriques, il y a un an, aux seuls véhicules construits en Europe. Ces bonus, soit plus de 1 milliard d'euros d'aides pour les véhicules électriques, qui peuvent atteindre 7 000 euros par véhicule, n'ont pas vocation à financer les usines qui sont installées en Chine, même si ce sont des usines de Renault. Peu importe que Renault développe cette activité en Chine !
Ce que je souhaite, c'est que Renault ouvre des usines en France, comme l'entreprise le fait et je salue les choix de Luca de Meo. Les bonus sur les véhicules électriques ont vocation à financer exclusivement les véhicules électriques français et européens. Je revendique cette position. Qu'on ne me taxe pas de protectionnisme, il s'agit juste d'équité commerciale.
Des centaines de milliers de véhicules électriques attendent d'être livrés sur le marché européen, qui est le marché de consommateurs le plus riche de la planète, donc il est très attractif. Une enquête de la Commission européenne est en cours, nous en attendons les conclusions. Si la Commission conclut qu'il faut appliquer de nouveaux tarifs sur ces véhicules électriques qui ont été largement subventionnés, ce sera sa décision. Cela fait partie des instruments commerciaux à notre disposition pour rééquilibrer le rapport commercial entre la Chine et l'Europe. Je n'ai pas hésité à le dire. Si l'on veut que l'on sache que le tigre a des dents, il faut parfois les montrer. Si l'on veut que chacun comprenne que l'Europe a des instruments commerciaux à sa disposition, il faut les sortir de temps en temps. Sinon, nous n'aurons pas de crédibilité et nous ne pourrons pas rééquilibrer les échanges commerciaux entre l'Europe et la Chine. Le déficit commercial entre l'Europe et la Chine a été multiplié par trois, de 100 milliards à 300 milliards d'euros, en l'espace de quelques années. Il faut protéger notre industrie et rééquilibrer les échanges commerciaux par tous les instruments à notre disposition, avec notamment la Chine.
Le rachat des turbines Arabelle s'est fait, selon moi, à un coût équivalent car il faut tenir compte aussi de la dette et du cash qui étaient dans l'entreprise. D'autres activités de General Electric doivent permettre de maintenir l'activité, et nous échangeons avec l'entreprise pour les développer, par exemple dans l'éolien. Cela fait partie des possibilités de développement des activités de ce groupe, donc je n'ai pas d'inquiétude particulière sur le sujet. Pour avoir négocié pendant deux ans le rachat des turbines Arabelle par EDF et être passé par toutes sortes de difficultés financières juridiques et politiques, je pense que c'est une bonne chose d'être arrivés à cet accord qui permet à EDF de maîtriser l'intégralité du cycle de production de l'énergie nucléaire.
Monsieur Salmon, nous sommes parfaitement d'accord sur l'énergie renouvelable et sur le tarif de rachat pour la production par panneaux photovoltaïques. Nous cherchons en permanence à optimiser la dépense publique, mais nous donnons aussi de la lisibilité aux producteurs. Cela ne remet pas en cause notre ambition, qui est de multiplier par cinq notre production photovoltaïque d'ici à 2035. Mais nous devons aussi tenir compte des finances publiques. Les discussions sur la taille de rachat se font sur la base d'une formule négociée avec les producteurs, pour ne pas les prendre par surprise. Précédemment, l'absence de formule ou de transparence de la discussion peut poser des difficultés aux producteurs de panneaux photovoltaïques.
J'ai toujours considéré qu'un véhicule électrique performant était davantage un petit véhicule qu'un véhicule lourd. Roulant moi-même dans une Peugeot 208 électrique, je suis convaincu des vertus des petits véhicules électriques de catégorie B, qui permettent d'optimiser la puissance sans avoir des batteries trop lourdes.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Les dispositifs de soutien aux énergies renouvelables doivent-ils être nécessairement maintenus, ou faut-il les laisser en concurrence avec le reste ?
Même si elle a rapporté moins que prévu en 2023, la contribution sur la rente inframarginale (CRIM) corrige des anomalies du marché, notamment quand les prix s'envolent, et permet de récupérer une partie des profits extraordinaires réalisés. Faut-il la maintenir ou réviser le fonctionnement du marché pour éviter que ces rentes se constituent ?
M. Franck Montaugé, président. - Je ne partage pas votre raisonnement, monsieur le ministre : vous estimez que nous avons évité des blackouts en raison du marché de l'électricité européen. Or ces connexions existaient avant le marché européen ; ces deux sujets ne sont donc pas liés.
Pouvez-vous répondre à la question posée sur les huit EPR 2 annoncés ? Les études de six EPR 2 sont déjà engagées. Où en est ce dossier du nouveau nucléaire ?
Vous êtes la dernière personnalité que notre commission d'enquête interroge. De votre point de vue, surplombant, comment anticipez-vous l'évolution des prix de l'électricité à l'horizon de 2035 ou de 2050 ? Vous avez évoqué la difficulté de faire des prévisions, mais je vous interroge tout de même : si une personne dispose de tous les éléments pour y répondre, c'est bien vous !
M. Bruno Le Maire, ministre. - Il est bon de donner de la visibilité aux acteurs sur les énergies renouvelables. Une fois que la rentabilité du champ éolien est garantie, on peut voit comment réduire les soutiens. Mais le stop and go a tué la filière des panneaux photovoltaïques. Donner de la visibilité sur les soutiens suppose de négocier des soutiens raisonnables.
Autre exemple frappant, le véhicule électrique : lorsque j'ai reçu la filière de l'industrie automobile, je me suis engagé à maintenir un bonus sur les véhicules électriques, parce qu'aujourd'hui, il n'y a pas de solvabilité du marché sans un soutien public à la base - ce que font les Chinois ou les Américains. Quand l'Allemagne a décidé d'abandonner son bonus sur les véhicules électriques, le marché s'est effondré de 35 %. Soit on croit dans la capacité de la France à être un des grands acteurs de l'industrie automobile au XXIe siècle et on lui donne les moyens d'investir et de financer le passage à l'électrique, soit on fait du stop and go, et là, la messe est dite : il n'y aura plus d'industrie automobile en France à l'échéance de quinze ans. Certes, on aura gardé le thermique pendant quelque temps, puis les usines et les forges fermeront. Rien ne s'y substituera. Comme il faut dix ans pour construire une filière, on importera massivement soit des Tesla, soit des BYD. La France n'a pas vocation à rouler uniquement en Tesla ou en BYD ; c'est ce à quoi aboutit la proposition de Marine Le Pen dans dix ans. Je crois à l'indépendance industrielle française.
Je partage l'avis du rapporteur sur la CRIM, instrument utile. On peut réfléchir à maintenir ce dispositif sur plus long terme. Il n'a pas rapporté ce qu'il aurait dû rapporter en 2023, car le prix de l'énergie a baissé plus brutalement que prévu ; mais prévoir qu'on récupère la rente qui ne résulte pas d'investissements de la part des énergéticiens me paraît une option tout à fait compréhensible.
Je maintiens mon argument sur le blackout : on ne peut pas avoir de marché européen à la carte, c'est-à-dire utiliser le marché européen uniquement quand on manque d'énergie pour s'approvisionner, comme nous l'avons fait à l'hiver 2022. Sans marché européen, on aurait couru le risque de blackout. Nous nous en sommes sortis grâce à lui. Certains estiment que c'est trop coûteux, mais une garantie d'approvisionnement, cette sécurité, cela se paie ! C'est aussi une garantie de revenu à partir du moment où ce marché nous permet d'exporter massivement, lorsque nous produisons suffisamment d'électricité pour financer nos investissements futurs.
Le chiffre de six EPR 2 correspond au maximum que notre industrie peut faire d'ici à 2040. Chacun doit mesurer l'ampleur gigantesque de ce chantier industriel. Cette filière, malheureusement, a connu des hauts et des bas, a été trop souvent pointée du doigt, a perdu de nombreuses compétences et doit maintenant se reconstruire, aussi bien sur l'ingénierie civile que sur les sujets plus technologiques. Six EPR 2 me paraissent constituer la quantité raisonnable d'absorption par notre industrie nucléaire. Nous étudions effectivement, monsieur le président, la possibilité de construire huit réacteurs supplémentaires. Cela va dépendre de la faisabilité technique, de la faisabilité économique et de la capacité d'EDF à réaliser dans de bonnes conditions, dans les coûts et les délais prévus, ces six premiers EPR. Il est sage de garantir la bonne réalisation de ces six EPR avant de décider de la suite.
M. Franck Montaugé, président. - Attendrez-vous 2040 pour décider de la suite ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Il s'agit de voir dans les prochaines années comment se réalise le lancement des six EPR 2. Le premier devant être construit à partir de 2035, cela fait une échéance de neuf ans. D'ici à cinq ans, nous verrons assez clairement la manière dont avance le programme des six nouveaux EPR 2 : les éventuelles difficultés insurmontables, les problèmes de financement, les blocages technologiques... Si tout se déroule bien, rapidement et en respectant les coûts annoncés, à ce moment-là nous pourrons étudier la possibilité de construire huit EPR 2 supplémentaires, avec un effet de série extrêmement intéressant pour ce type de ce type d'outils industriels.
Je vais me prononcer avec beaucoup d'humilité sur les prix, parce que je n'ai pas de boule de cristal et que tous ceux qui ont eu des jugements définitifs sur le sujet s'exposent à être contredits par la réalité. Il est intéressant, pour la bonne information de nos compatriotes, de regarder l'évolution du prix de l'électricité payé par le consommateur en France depuis janvier 1996, en euros courants de 2024. Il y a une relative stabilité à la baisse au fur et à mesure de l'amortissement des réacteurs nucléaires. À partir de la crise, on observe une flambée des coûts résultant des événements que j'ai indiqués : la perte de production, la corrosion sous contrainte, le coût de l'importation d'électricité produite à partir du gaz, alors que le prix du gaz a lui-même flambé, et le coût de fonctionnement de nos propres centrales électriques à gaz. Si l'on prolongeait cette courbe aujourd'hui, je pense qu'on verrait une décrue extrêmement rapide.
Certains éléments poussent à la hausse, comme la très forte demande d'électrons dans les années futures. L'industrialisation verte est une électrification décarbonée massive, qui pousse les coûts à la hausse.
L'augmentation des capacités de production - énergies renouvelables et nucléaire - et la sobriété, qui est, à mon avis, un des champs extrêmement prometteurs de réduction des coûts, tirent les prix à la baisse.
J'ajoute à ce panorama global les incertitudes géopolitiques qui peuvent faire basculer tous les scénarios les plus sérieux. Sur ce sujet-là, et c'est la seule fois de cette audition, vous me permettrez de me réserver un joker.
M. Franck Montaugé, président. - Comment la France s'affranchit-elle le plus rapidement possible d'énergies fossiles comme le gaz naturel, dont le prix marginal est important ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Opérationnellement, il faut prolonger la durée de vie des réacteurs nucléaires. Vous les passez de 40 à 50 ans, et de 50 à 60 ans, et on peut aller jusqu'à 80 ans. Sur nos 56 réacteurs, voilà le meilleur rapport coût-efficacité
M. Franck Montaugé, président. - Le prix marginal est défini à la pointe, et souvent par les énergies fossiles importées.
M. Bruno Le Maire, ministre. - C'est tout l'objectif du plafond de prix sur le nucléaire prévu par l'accord entre l'État et EDF, qui permet justement de s'affranchir de ces pointes liées à une crise énergétique.
Ce sujet est fondamental pour réduire au maximum le prix pour le consommateur et pour l'industriel, et préserver le pouvoir d'achat. Légitimement, nos compatriotes sont très sensibles au prix de leur facture d'électricité et c'est fondamental pour notre compétitivité industrielle.
Voyez où se situe le prix de l'électricité en Allemagne. C'est un sujet de compétitivité majeur pour l'industrie allemande, tous les industriels allemands vous le disent. En moyenne, nous payons l'électricité moitié moins cher. Nous avons donc intérêt à conserver cet avantage compétitif. Réduire la part de l'énergie fossile dans le mix énergétique et passer d'un 60-40 à un 40-60 d'ici à 2035, voilà notre objectif stratégique. Et 2035, c'est demain. Actuellement, dans notre mix énergétique, nous consommons 60 % d'énergies fossiles. Certes, 75 % de l'électricité est décarbonée, mais 60 % de l'énergie reste fossile. Voilà la première façon de se prémunir contre les chocs de prix résultant de la volatilité du prix du pétrole. La deuxième façon, c'est d'avoir un plafond de prix sur le nucléaire qui a été fixé dans l'accord entre l'État et EDF pour qu'il n'y ait pas de transmission de cette flambée des prix au prix fixé pour le consommateur.
M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie de cet échange, monsieur le ministre.