II. LES TROIS RECOMMANDATIONS DE VOTRE DÉLÉGATION

1. Accompagner et faciliter les demandes de différenciation, en amont de toute délibération des collectivités

Comme indiqué infra, la loi prévoit que les propositions de différenciation doivent faire l'objet d'une délibération adoptée par le département ou la région.

Cette délibération doit naturellement être précédée d'échanges fructueux et constructifs avec l'État pour évaluer la faisabilité et les conditions du projet, avant toute décision de la collectivité. Les auditions menées par vos rapporteurs indiquent que tel n'est pas le cas à l'heure actuelle. Cette situation tient sans doute au caractère récent de la procédure mais aussi, sans doute, à certains freins culturels dont il ne faut pas sous-estimer l'importance au niveau de l'État.

C'est pourquoi vos rapporteurs formulent deux fortes recommandations sur ce point.

En premier lieu, l'État local doit jouer un rôle de facilitateur et d'accompagnateur dans la conduite des projets de différenciation. Ce rôle d'aide à la décision doit se traduire par :

- une large diffusion, accompagnée d'explications précises, auprès des départements et régions, de la nouvelle disposition « 3DS » précitée : pour vos rapporteurs, cette mission pédagogique, que d'aucuns appellent le « service après vote », incombe principalement aux préfets ;

- un dialogue préfets / collectivités concernant, d'une part, les différences objectives de situation, d'autre part, les dispositions législatives et réglementaires à adapter ;

- une étude des différents outils à la disposition des collectivités : différenciation pérenne, expérimentation (pour une durée limitée), délégation de compétence...

En second lieu, l'État central doit également, en amont de toute délibération, participer à la réflexion préparatoire des collectivités. Il doit en effet, par son expertise, contribuer, en lien étroit avec la collectivité, à une étude d'impact ex ante, en répondant notamment aux questions suivantes :

- en opportunité : quels sont les bénéfices attendus de la demande de différenciation en termes d'efficacité de l'action publique locale ? avec quels moyens humains et financiers cette différenciation s'exercera-t-elle ?

- au plan juridique : quelles sont les « différences objectives de situation » qui justifieraient l'application de la différenciation ? Le principe constitutionnel d'égalité est-il respecté ? Les spécificités locales mises en avant par la collectivité existent-elles également dans d'autres départements ou régions, auquel cas la différenciation proposée devrait également leur être appliquée ?

D'une manière générale, vos rapporteurs invitent le Secrétariat général du Gouvernement à créer un guide, à destination des élus locaux, afin de leur donner toutes les clés de compréhension de la procédure de différenciation créée par la loi « 3DS » ainsi que des critères juridiques applicables. Même si vos rapporteurs sont conscients que chaque demande de différenciation est un cas particulier et doit être appréciée in concreto, il est important que les élus disposent des grandes orientations générales.

En réponse au questionnaire adressé à vos rapporteurs, le Secrétariat général du Gouvernement (SGG) a indiqué : « Des sollicitations reçues depuis la mise en oeuvre de la loi ''3DS'', seule la proposition formulée par la présidente de la région Ile-de-France est accompagnée de la délibération de l'organe délibérant. Le SGG n'a pour l'instant pas considéré l'absence de délibération comme une cause d'irrecevabilité de la proposition. Toutefois, dès lors que cette condition et posée par la loi, le SGG envisage pour l'avenir de mettre en oeuvre un examen de recevabilité des propositions au cours duquel il laisserait la possibilité à la collectivité de compléter sa saisine avec la ou les pièces manquantes. Cela permettrait peut-être, s'agissant de l'absence de délibération, de mieux comprendre la proposition de la collectivité et le raisonnement de l'assemblée délibérante ».

Cette réponse illustre la nécessité de procéder en deux temps :

- en amont, un travail préparatoire et partenarial entre l'État et les collectivités demanderesses ;

- puis une délibération explicitant la démarche et les motivations de la collectivité, cette délibération découlant de l'exigence posée par la loi.

À cet égard, vos rapporteurs se réjouissent des propos du Premier ministre, prononcés lors de la convention managériale de l'État le 7 mars 2024, et en espèrent une pleine appropriation par les représentants de l'État dans les départements et régions : « À ce propos, je veux avoir un mot à propos des collectivités. Les élus locaux sont les meilleurs connaisseurs de leur territoire, de ces spécificités et des attentes des habitants. Alors, nous devons construire chaque solution locale avec eux. Nous devons décliner chacune de nos décisions localement à leur écoute et à leurs côtés. Il ne s'agit pas de les ''traiter'' comme on peut l'entendre parfois, ni de considérer que ce qui est porté par un élu local doit être retenu par principe par l'administration, sinon il n'y aurait plus d'administration de l'État, mais d'avoir ce dialogue réel, déterminant et exigeant entre nous. Je le demande à chacune et à chacun, et tout particulièrement à notre administration déconcentrée. »

Une fois ces conditions remplies, il pourra être envisagé d'étendre aux communes la procédure de différenciation, actuellement réservée aux départements et régions.

2. Apporter une réponse obligatoire et motivée, dans un délai de six mois, à toutes les demandes des collectivités en matière de différenciation

Aucune des trois collectivités demanderesses n'a, à ce stade, reçu de réponse du Premier ministre.

Date des saisines des collectivités

Région Occitanie

30/11/2022

Département de la Lozère

24/02/2023

Région Île-de-France

16/10/2023

Le Secrétariat général du Gouvernement a indiqué qu'une réponse serait apportée à ces trois collectivités au « second semestre 2024 ». Cela signifie que la région Occitanie aura attendue près de deux ans pour recevoir une réponse...

Ce délai n'est pas acceptable. Il peut même être perçu comme une forme de « mépris » de l'État11(*), même si vos rapporteurs ont bien noté que des échanges ont lieu régulièrement entre les services de l'État et les trois collectivités pétitionnaires.

Votre délégation recommande au Gouvernement de fournir obligatoirement une réponse motivée, dans un délai de six mois, à toutes les demandes des collectivités en matière de différenciation.

Cette recommandation correspond à la position exprimée par le Sénat, dans le cadre de l'examen du projet de loi « 3DS »12(*). Cette exigence de délai n'ayant pas prospéré dans le cadre de la navette parlementaire, la circulaire précitée de janvier 2023 se borne à préciser que « la qualité du dialogue entre l'État et les collectivités territoriales exige d'apporter une réponse dans un délai raisonnable », sans plus de précision.

Votre délégation tient pour raisonnable un délai de six mois, d'autant que la demande doit être précédée, on l'a dit, d'intenses échanges préparatoires entre les élus et les services de l'État.

Parallèlement, la délégation aux collectivités locales organisera régulièrement, en fonction de l'actualité, un débat en réunion plénière permettant aux collectivités pétitionnaires de présenter leurs projets de différenciation, notamment sur le volet qui appelle des mesures législatives. Non seulement ce débat permettra l'expression de toutes les sensibilités géographiques et politiques mais il garantira également une représentation de toutes les commissions permanentes de notre assemblée.

3. Réviser l'article 72 de la Constitution afin d'ouvrir le champ des possibles, mais sans créer de droit d'exception ni mettre à mal le principe d'unité de la République

Comme indiqué supra, le législateur a souhaité faire progresser notre pays sur le chemin de la différenciation. Le Sénat, représentant constitutionnel des collectivités territoriales, a pris toute sa part dans cette évolution salutaire.

Toutefois, force est de reconnaitre que le titre Ier de la loi dite « 3DS », relatif au principe de différenciation, s'est avéré décevant au regard des annonces du Gouvernement. Comme l'avait alors souligné la commission des Lois du Sénat, « faute d'avoir mené à bien une révision constitutionnelle nécessaire et consensuelle dans son principe, le projet du Gouvernement pêche par son manque d'ambition »13(*).

L'évaluation conduite par la mission confirme les craintes de la commission des Lois.

Certes, les deux précédentes recommandations permettraient d'améliorer sensiblement la procédure issue de « 3DS ». Toutefois, le principe constitutionnel d'égalité, tel qu'interprété par le Conseil constitutionnel, constitue aujourd'hui une contrainte forte qui empêche notre pays de s'engager dans une réelle différenciation.

A tout le moins, la très forte imprécision qui entoure la notion de « différences objectives de situation » dissuade les collectivités d'agir et de proposer. C'est sans doute ce qui explique en partie le faible nombre de demandes de différenciation et leur champ très limité (cf supra, tableau des demandes).

En conséquence, au terme de cette étude d'options et conformément à la démarche préconisée par la délégation pour la fabrique des normes, vos rapporteurs recommandent une révision constitutionnelle, seule susceptible de dépasser cette notion introuvable de « différences objectives de situation ». Une telle révision permettrait d'autoriser les collectivités territoriales de même catégorie à exercer des compétences différentes. Elle répondrait ainsi à la volonté de certaines collectivités d'adapter leur politique aux spécificités de leurs territoires.

Cette ambition constitutionnelle devrait emprunter deux directions, conduisant à réécrire une partie de l'article 72 de notre Loi fondamentale. Cette révision ouvrirait le champ des possibles, mais sans créer de droit d'exception qui viendrait mettre à mal les principes d'unité et d'indivisibilité de la République.

a) Un pouvoir renforcé d'adaptation des compétences et des normes

En premier lieu, il conviendrait d'inscrire dans la Constitution un triple principe :

- que les communes, départements et régions peuvent exercer des compétences, en nombre limité, dont ne disposent pas l'ensemble des collectivités relevant de la même catégorie ;

- que les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, la loi ou le règlement l'a prévu, déroger, pour un objet limité, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences ;

- que l'expérimentation n'est plus limitée dans le temps.

Concrètement, la loi pourrait confier :

- à tel ou tel département volontaire, la médecine scolaire ou l'ensemble de la gestion du réseau routier, qu'il soit national ou départemental ;

- à telle ou telle région volontaire, la gestion des lycées et collèges.

Ces compétences pourraient être dévolues de manière pérenne aux collectivités sans que le législateur n'ait à justifier d'une « différence objective de situation ».

Exemple d'une mesure de différenciation en fonction de l'évolution ou non du cadre constitutionnel

 

À droit constitutionnel constant

Si le cadre constitutionnel évolue
(art 72 C)

Confier à une région la gestion des lycées et collèges

Possible de manière pérenne mais le législateur doit justifier que la région concernée se trouve dans une « différence objective de situation » par rapport aux autres régions (art L. 1111-3-1 du CGCT).

Possible dans un cadre expérimental mais pour une « durée limitée » (art 72, al 4 C)

Possible sans nécessité de démontrer que la région concernée se trouve dans une « différence objective de situation » par rapport aux autres régions



Également possible
dans un cadre expérimental sans la condition d'une « durée limitée »

Cet exemple illustre la nécessité de réviser notre Loi fondamentale. C'est pourquoi notre assemblée a adopté, le 20 octobre 2020, une proposition de loi constitutionnelle « pour le plein exercice des libertés locales »14(*). Ce texte traduisait les 50 propositions du Sénat pour le plein exercice des libertés locales, présentées le 2 juillet 2020 à la suite du rapport de MM. Philippe BAS et Jean-Marie BOCKEL, co-rapporteurs du groupe de travail présidé par le Président du Sénat15(*). Une nouvelle proposition de loi constitutionnelle a été déposée tendant aux mêmes fins16(*) que le Sénat pourrait examiner prochainement.

Vos rapporteurs espèrent que cette nouvelle initiative sénatoriale prospèrera, d'autant que le Gouvernement avait lui-même, en 2019, affiché sa volonté d'engager notre pays dans une différenciation renforcée17(*), étant rappelé que le Conseil d'État avait, un an plus tôt, émis un avis favorable à cette évolution du cadre constitutionnel18(*).

b) Le renforcement du pouvoir réglementaire local

La différenciation nécessite d'agir dans deux directions : la première, largement consensuelle, est celle décrite au a).

La seconde, portée uniquement par le Sénat à ce stade, concerne le pouvoir réglementaire local. Les articles 2 et 3 de la proposition de loi constitutionnelle précitée, adoptée par notre assemblée en 2020, visaient ainsi à « sanctuariser » le pouvoir réglementaire local face aux nombreuses interventions du pouvoir règlementaire national dans le domaine de compétences des collectivités locales. Le Sénat avait ainsi retenu le dispositif constitutionnel suivant : « Dans les conditions prévues par la loi, les collectivités territoriales disposent d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétences. Dans les matières relevant de leurs compétences, par dérogation aux articles 21 et 37, le Premier ministre ne peut être chargé de l'application des lois que s'il y a été expressément habilité par la loi. »

Cette modification de l'article 72 de la Constitution a été proposée à nouveau par le texte précité déposé le 24 mars 2023. Elle aurait un double intérêt : encadrer le pouvoir réglementaire national et, par voie de conséquence, limiter l'immixtion de la loi dans le domaine réglementaire. En effet, la tentation actuelle des parlementaires d'encombrer les lois de précisions de nature réglementaire est souvent liée à la crainte d'une dénaturation ultérieure par le pouvoir réglementaire, comme l'a illustré le précédent du Zéro artificialisation nette (ZAN).

Dans l'attente de la révision constitutionnelle proposée par le Sénat, vos rapporteurs invitent le Gouvernement et l'Assemblée nationale à être plus ambitieux. En effet, le pouvoir réglementaire local constitue à la fois une garantie fondamentale du principe de libre administration des collectivités territoriales et un gage de l'efficacité de l'action publique locale. Or, si le Sénat avait, en séance, étendu le pouvoir réglementaire local, dans le cadre de l'examen du projet de loi « 3DS », l'Assemblée nationale s'y est très largement opposée.

Lors de son audition par la délégation, le 8 février 2024, M. Éric WOERTH19(*) a parfaitement résumé les enjeux : « le pouvoir réglementaire existe au sein de nos collectivités. De nombreuses possibilités sont offertes aux élus locaux pour réglementer leurs propres compétences. Cela ne se passe pas ainsi, car le Sénat lui-même, en tant que législateur, et l'Assemblée nationale, de la même façon, tendent de plus en plus à préciser les choses, considérant que si nous laissons l'administration préciser les règles, elle va dénaturer le texte. (...). L'administration continue, de son côté, de préciser ou corriger les précisions à la marge sans le dire trop fort. Tout ceci crée un climat de complexité assez inouïe et on en vient à réguler au plan national des choses qui devraient trouver leur régulation au plan local ».


* 11 Voir le compte-rendu de la table-ronde du 11 avril 2024.

* 12 Voir l'amendement à l'article 1er bis : https://www.senat.fr/amendements/2020-2021/724/Amdt_383.html

* 13 Voir le rapport n° 723 (2020-2021) de M. Mathieu DARNAUD et Mme Françoise GATEL , fait au nom de la commission des lois, déposé le 30 juin 2021 : https://www.senat.fr/rap/l20-723/l20-7234.html#toc39.

* 14 Voir le dossier législatif de la proposition de loi constitutionnelle : https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl19-682.html

* 15 Rapport « 50 propositions du Sénat pour le plein exercice des libertés locales », 2 juillet 2020.

* 16 Texte n° 463 (2023-2024) de MM. François-Noël BUFFET, Mathieu DARNAUD, Mme Françoise GATEL et M. Jean-François HUSSON, déposé au Sénat le 22 mars 2024.

* 17 Projet de loi constitutionnelle n° 2203 (2019-2020) pour un renouveau de la vie démocratique, déposé à l'Assemblée nationale le 29 août 2019 :  https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/renouveau_vie_democratique. Le texte proposé par le Gouvernement était très proche de celui que le Sénat a adopté le 20 octobre 2020.

* 18 Conseil d'État, avis n° 394658 du 3 mai 2018.

* 19 Chargé d'une mission confiée par le Président de la République sur la décentralisation, pour « simplifier l'organisation territoriale et clarifier les compétences ».

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