C. UN POTENTIEL DE TRANSFORMATION PROFONDE DU SERVICE PUBLIC DE LA SANTÉ

1. La possibilité de bouleversements organisationnels

Au-delà de l'acte de soin, l'irruption de l'IA dans le champ de la santé ouvre la voie à des transformations importantes du système de santé lui-même et de son organisation.

Plusieurs exemples montrent que l'IA peut aider à mieux organiser la chaîne de soins, en automatisant certaines tâches fastidieuses et parfois mal exécutées. L'IA aide ainsi à la gestion des plateaux d'imagerie (solution Intuitus) dans quatre établissements de santé du pôle d'imagerie médicale mutualisé basco-landais (PIMM), à la réalisation de plannings médicaux et paramédicaux par les cadres de santé (solution Hopia), prédit le volume d'activité des urgences à J-5 au centre hospitalier de Valenciennes (solution Sania), prédit la disponibilité des lits dans les services. Pour les activités de consultation médicale, l'IA est déjà capable d'assurer le traitement des prises de rendez-vous ou encore de gérer la facturation.

Dans le domaine documentaire, l'IA peut également être très utile. Des solutions existent ainsi pour retranscrire les échanges entre patient et médecin à partir d'une reconnaissance vocale, ou encore pour mettre en forme des données collectées de manière non structurée, ou pour produire de manière semi-automatique des comptes rendus médicaux. L'activité de secrétariat médical, déjà fortement transformée depuis quelques années, pourrait de nouveau être bouleversée.

L'IA offre aussi l'opportunité de mieux traiter les flux de patients, en faisant davantage le tri entre les entrées urgentes et celles qui le sont moins. Cette fonction, essentielle aux services d'urgence, est déjà déployée dans certains établissements de santé.

L'IA peut aussi être sollicitée pour guider les professionnels dans les démarches administratives et le suivi des patients. Ainsi, au sein de l'AP-HP, le logiciel Watson sert à guider les utilisateurs du dossier médical informatisé : il repère les erreurs de saisie, émet des alertes, et sa fonction chatbot permet de répondre aux interrogations des professionnels. L'IA facilite l'appropriation des procédures complexes en milieu hospitalier.

La numérisation de la santé ouvre enfin la voie à la possibilité de faire de la médecine à distance : derrière la téléchirurgie qui permet de réaliser des opérations à distance, mais qui reste exceptionnelle, existe une large palette de solutions de télémédecine. Avec ou sans IA, la télémédecine affranchit de la contrainte physique d'une présence des patients et des soignants au même endroit. Elle constitue une réponse possible au problème des déserts médicaux.

L'IA, opportunité pour lutter contre les déserts médicaux ?

Les inégalités territoriales d'accès aux soins constituent une préoccupation croissante dans un contexte de pénurie de personnels médicaux. Un rapport d'information sénatorial d'avril 202231(*) signalait que désormais 30,2 % de la population vivait dans une zone d'intervention prioritaire (ZIP), c'est-à-dire dans un « désert médical ». Le phénomène s'aggrave (la proportion était de 18 % il y a une décennie) et touche à la fois des territoires ruraux et des territoires périurbains (en Île-de-France, 62,4 % de la population francilienne est concernée par une offre de soins insuffisante ou des difficultés dans l'accès aux soins).

Des solutions numériques peuvent apporter une réponse partielle à cette problématique et des cabines de télémédecine ont fait leur apparition depuis quelques années. On en compterait aujourd'hui environ 5 000, majoritairement situées au sein des officines de pharmacie. Les téléconsultations représentent désormais 4 % de l'ensemble des consultations en médecine de ville.

Si la téléconsultation permet d'avoir accès à un médecin à distance, sans avoir besoin de se déplacer jusqu'à un cabinet éloigné du domicile, elle ne règle cependant pas la question de la pénurie de temps médical. En outre, elle ne permet pas d'effectuer les mêmes examens cliniques (auscultation) que lors d'un rendez-vous classique.

Pour réduire la fracture dans l'accès aux soins, encore faut-il aussi réduire la fracture numérique : la télémédecine suppose l'achèvement d'une couverture numérique de bonne qualité de l'ensemble du territoire.

L'IA peut être intégrée aux solutions de télémédecine pour en améliorer les performances, en interprétant en direct des données captées dans les cabines de télémédecine ou en guidant l'entretien avec le patient. Cette aide n'est pas forcément très différente de celle fournie par les mêmes solutions d'IA déployées au sein d'un cabinet médical. Elle peut cependant être encore plus utile en télémédecine, en réduisant les inconvénients de cette pratique par une meilleure prise en compte des données médicales collectées, en encore en accélérant les temps d'examen clinique, ce qui, au final, fait gagner du temps médical.

L'IA constitue donc potentiellement un outil de meilleure organisation du processus de soins et de réduction des inégalités territoriales de santé, mais ne règle pas à elle seule la question des déserts médicaux. La nécessité d'un échange direct entre le patient et le médecin impose un maillage territorial plus équilibré de l'implantation des cabinets médicaux.

2. Vers une médecine prédictive et personnalisée

L'IA offre une capacité pour mieux anticiper les évolutions des maladies, à l'échelle individuelle des patients comme à celle des populations, mais aussi pour prévenir leur apparition, notamment par des dépistages, au service d'une amélioration de la santé publique. On pourrait ainsi passer d'une médecine principalement curative à une médecine préventive, grâce à des outils de médecine prédictive et de plus en plus personnalisée. La combinaison des progrès de la génomique et du traitement de données massives permet d'affiner l'analyse de la situation sanitaire actuelle et future de chaque individu.

Dans un rapport récent32(*), le Healthcare Data Institute souligne que la prévention et la détection des cancers sont les premiers cas d'usage préventifs de l'IA. De nouveaux algorithmes intègrent des sources de données multiples - imagerie satellite, recherches sur Internet, données des objets connectés - pour affiner les prédictions. Le rapport note que « cette capacité de prévention est permise car l'IA apporte la “couche d'adaptation” à l'accès aux modèles prédictifs ».

Mais l'apport de l'IA ne se limiterait pas à la prédiction de l'apparition de maladies. L'IA pourrait aussi prédire la réponse aux traitements et offrir de nouvelles possibilités de personnalisation des traitements.

Le revers de la médaille du développement de la médecine prédictive pourrait consister en une inflation diagnostique ou un surdiagnostic. Le surdiagnostic désigne le diagnostic d'un problème qui, s'il n'avait pas été trouvé, n'aurait pas causé de symptômes ni de décès. Autrement dit, c'est la détection d'un problème sans qu'il y ait de bienfaits possibles à tirer du traitement précoce de la personne concernée33(*). Il conduit à une surconsommation médicale et à une potentielle dégradation de l'état de santé des personnes surdiagnostiquées, celles-ci étant exposées aux effets secondaires de traitements peu utiles ou à un stress lié à leur connaissance de leur exposition à une maladie future.

Une autre transformation à anticiper est celle de la relation entre patient et médecin. D'ores et déjà, des plateformes d'information médicale, comme la plus connue Doctissimo, apportent une information médicale générale autrefois inaccessible aux non-médecins. D'autant mieux renseignés qu'ils sont directement concernés par la pathologie ou celle de leurs proches, les patients ne sont plus des ignorants soumis à la toute-puissance médicale, mais des partenaires dans le choix des traitements et du parcours de soin. Avec une IA accessible directement par les patients, ces derniers pourront être amenés à analyser eux-mêmes leur situation et à débattre avec les médecins des meilleures solutions thérapeutiques à mettre en oeuvre.

La technologie est d'ailleurs mise à contribution pour un suivi « passif » du patient : l'application de télésurveillance Oncolaxy, utilisée par l'Institut Gustave Roussy, s'appuie sur les symptômes signalés par le patient pour détecter automatiquement des rechutes ou des complications liées aux traitements suivis. Des ajustements de traitement plus rapides sont ainsi possibles.

3. Vers une remise en cause du modèle d'assurance sociale classique ?

L'assurance maladie fonctionne selon le principe de la mutualisation des risques entre assurés sociaux. L'irruption de l'IA la confronte à des défis nouveaux. Un premier défi est celui de la tarification des actes : sera-t-il acceptable de payer le même montant pour un acte réalisé par une machine et pour un acte médical réalisé par un professionnel ?

Cette question peut néanmoins trouver une solution car la prise de décision ne peut éthiquement être laissée à la machine. L'enjeu sera celui du bon niveau de tarification et de la redistribution des effets du progrès technique à travers des baisses de tarifs.

Un autre enjeu bien plus fondamental réside dans le déchirement du « voile d'ignorance » des risques individuels derrière lequel nous sommes encore cachés aujourd'hui. L'IA facilitant la quantification de nombreux aspects de la vie des individus et permettant de croiser de très nombreuses données, la gestion des risques change de paradigme. On passe d'une évaluation du risque par grand agrégat sociodémographique dans les modèles actuariels utilisés notamment par les assurances complémentaires, à une évaluation du risque plus fine, possible à l'échelle des individus, en observant bien plus attentivement ses antécédents ou encore son comportement.

Comme le note le rapport Enjeux de l'intelligence artificielle en santé de la Chaire Santé de SciencesPo, publié en 2023, « l'individualisation potentielle de l'offre assurantielle permise par l'IA mène à une responsabilisation grandissante des assurés, avec l'application possible de pénalités et l'individualisation de la tarification des primes d'assurance. Cette approche cherche donc à cerner le prix exact du risque, ce qui renverse les théories classiques sur l'assurabilité du risque et de sa mutualisation. Dans la continuité de cette logique, les assureurs pourraient ne plus être circonscrits au remboursement de la médecine curative mais devenir acteurs de la santé de leurs assurés, des financeurs de médecine préventive pour faire diminuer les risques et in fine réaliser des économies. »


* 31 Rapport n° 589 de M. Bruno Rejouan fait au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, Rétablir l'équité territoriale en matière d'accès aux soins : agir avant qu'il ne soit trop tard, déposé le 29 mars 2022 ; https://www.senat.fr/notice-rapport/2021/r21-589-notice.html.

* 32 Healthcare Data Institute, Jusqu'où les données peuvent-elles accompagner la transformation de la santé par l'IA ?, 26 mars 2024 ; https://healthcaredatainstitute.com/wp-content/uploads/2024/03/healthcare_data_institute_hdi_rapport_ia_sante_vf1.pdf.

* 33 Source : NIH ; https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6135136/.

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