TROISIÈME PARTIE - POUR UNE RÉPONSE À LA HAUTEUR DE LA MENACE : LES PROPOSITIONS DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE
À l'issue de ses travaux, la commission d'enquête défend la mise en place d'une nouvelle doctrine de lutte contre le narcotrafic qui ne prenne plus les trafics par le bas mais par le « haut du spectre », pour toucher enfin les têtes de réseau et les lieutenants d'une certaine importance.
La lutte contre le narcotrafic ne peut pas se résumer aux opérations « place nette », comme le fait le Gouvernement qui passe à côté des véritables sujets : l'action pénale qui, seule, peut permettre le démantèlement durable des réseaux et la mise hors d'état de nuire de tous les maillons de la chaîne, l'assèchement des capacités financières des réseaux et la mobilisation à sa juste place du renseignement.
Le démantèlement de ces réseaux est un enjeu existentiel pour notre pays et la dangerosité des narcotrafiquants ne doit pas être sous-estimée : ils ont la capacité, comme ils l'ont déjà fait chez certains de nos voisins, de faire vaciller nos institutions. Nous sommes désormais à un point de bascule et, si nous ne réagissons pas rapidement, nous allons nous retrouver au bord du gouffre. Il nous appartient de mettre notre riposte au niveau, comme nous l'avons fait pour le terrorisme après la vague d'attentats de 2015-2016 et de traiter le narcotrafic pour ce qu'il est : une menace pour les intérêts fondamentaux de la nation.
On a comparé, en début de deuxième partie, le narcotrafic à une hydre. Ce dragon mythologique à tête de serpent et doté de neuf têtes, dont la défaite constitue le deuxième des douze travaux d'Hercule, présente deux particularités.
D'une part, à chaque tête coupée, l'hydre de Lerne en fait repousser deux et seule la brûlure de la plaie avec un tison empêche cette renaissance immédiate : il faut, de la même manière, frapper le narcotrafic au coeur pour qu'il ne renaisse pas en ciblant ses chefs.
D'autre part, après avoir vaincu l'hydre, Hercule trempe ses flèches dans le sang de la bête pour les rendre mortelles : c'est dans cette logique que la commission d'enquête propose une action bien plus résolue sur les biens des narcotrafiquants, dont les avoirs criminels représentent une manne immense qui pourrait aisément financer les investissements qu'elle recommande. Investir aujourd'hui, c'est éviter que la France ne soit demain dans un état de dépassement plus inquiétant encore : c'est donc faire le choix de l'avenir et du sursaut.
I. ASSUMER UNE POSITION FORTE DANS LES CONCERTATIONS EUROPÉENNES ET DANS LA COOPÉRATION INTERNATIONALE
L'action internationale est un axe de progrès majeur face à un narcotrafic internationalisé par nature. La coopération avec les pays tiers et le renforcement de l'action de l'Union européenne doivent donc devenir deux des piliers de la stratégie de notre pays. Lors de son audition par la commission d'enquête le 9 avril 2024, Éric Dupond-Moretti, ministre de la justice, posait le sujet en ces termes : « Pensez-vous que nous avons la possibilité de demander aux Colombiens de ne plus produire de cocaïne, aux Marocains de ne plus produire de kif ? Les choses ont été dites. Pour autant, nous en sommes là aujourd'hui ».
Il est temps de rompre avec le défaitisme qui semble tenir lieu de stratégie au Gouvernement et d'assumer des positions fortes, à l'international comme auprès de nos partenaires européens.
A. FAIRE DE LA COOPÉRATION INTERNATIONALE UN PILIER DE LA LUTTE CONTRE LE NARCOTRAFIC
La lutte contre la drogue est gravement compromise, au niveau international, par l'absence de coopération d'États qui se trouvent sur les routes principales du trafic, qui hébergent des trafiquants en toute connaissance de cause ou qui facilitent le blanchiment des produits du trafic - pour différentes raisons exposées dans la deuxième partie de ce rapport, qui tiennent aux relations politiques et à l'infiltration par le narcotrafic des institutions de certains États.
Ces lacunes de la coopération internationale rendent vains les efforts des États décidés à lutter - en amont parce que la drogue continuera d'arriver, en aval parce que les trafiquants du haut du spectre trouveront des refuges depuis lesquels poursuivre leur business.
Il est donc essentiel de faire levier auprès de certains de ces États pour obtenir une coopération plus active. C'est dans cet objectif que le présent rapport aborde le cas particulier de plusieurs pays ou zones dont la coopération, aujourd'hui défaillante, est pourtant indispensable à une lutte efficace contre le narcotrafic : il s'agit de Dubaï, du Venezuela, de la Colombie ainsi que de l'Afrique de l'Ouest, des États frontaliers du golfe de Guinée et de la Chine.
1. Dubaï : soulever le « risque réputationnel »
a) Dubaï comme place de blanchiment
(1) Liste grise du Gafi : un blanc-seing précipité et à motivations politiques
Les Émirats arabes unis ont été placés en mai 2022 par le Groupe d'action financière internationale (Gafi), un organisme interétatique dédié à la lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme, sur la liste dite « grise » des « Juridictions soumises à une surveillance renforcée », en raison de l'insuffisance de son cadre juridique et institutionnel de lutte contre le blanchiment. Depuis, les Émirats ont annoncé des mesures comme la création d'entités spécialisées contre le blanchiment616(*), ce qui leur a permis, dès le 24 février 2024, de sortir de cette liste617(*).
Or la presse s'est fait l'écho, au cours de l'année 2023, de pressions politiques de plusieurs États européens, dont l'Allemagne et l'Italie, en faveur de ce retrait, alors même que plusieurs experts du Gafi jugeaient la décision très précipitée618(*), mettant notamment en doute la fiabilité des données fournies par les EAU.
La Commission européenne a, pour sa part, immédiatement emboîté le pas au Gafi, en proposant le 14 mars 2024 dans un règlement délégué, le retrait du pays de la liste des « pays tiers à haut risque de blanchiment »619(*), sans justification autre que la décision du Gafi. Un groupe de sept parlementaires européens s'en est ému, demandant notamment à accéder aux informations ayant motivé cette décision620(*). Faute de vote contraire du Parlement européen, le règlement entrerait en vigueur le 14 avril 2024.
Au vu de l'implication avérée de nombreux opérateurs financiers de l'émirat de Dubaï dans le blanchiment d'argent à grande échelle, il est inacceptable qu'une décision d'une telle portée soit prise dans la précipitation. Par surcroît, cette décision semble avoir été motivée par des facteurs extérieurs au blanchiment d'argent. Depuis le début de la guerre en Ukraine, les États du Golfe ont en effet été fortement sollicités, voire courtisés pour compenser la fin de l'approvisionnement en gaz de l'Union européenne par la Russie.
La situation est rendue encore plus complexe par le fait que la Russie a elle-même opéré un rapprochement avec ces États autrefois pleinement alignés sur les États-Unis. Les Émirats arabes unis (EAU) n'appliquant pas de sanctions contre la Russie, le pays, et particulièrement l'émirat de Dubaï, est susceptible de devenir la plaque tournante des activités commerciales de la Russie. De nombreux oligarques sanctionnés en Europe y ont ainsi acquis des biens immobiliers, comme l'a montré l'affaire Dubai Papers621(*).
(2) Quels leviers activer ? Risque réputationnel et risque sanitaire
Comme on l'a vu, les incitations pour les Émirats arabes unis à agir véritablement contre le blanchiment d'argent sont particulièrement faibles. Il convient donc de les renforcer en faisant levier sur le risque réputationnel, auquel la capitale des Émirats arabes unis, Abou Dabi, est plus sensible que Dubaï. Apparaître comme un paradis fiscal dédié au blanchiment n'est en effet pas dans l'intérêt d'un pays qui, sur la scène internationale, cherche à se positionner comme un acteur responsable et modéré - en témoigne notamment la normalisation des relations avec Israël dans les accords d'Abraham de septembre 2020. Il est également possible de faire jouer la rivalité traditionnelle qui oppose Abou Dabi, capitale de la fédération, et Dubaï, le premier étant aussi discret que le second est « bling-bling ».
Un second levier pourrait résider dans l'émergence du Golfe comme un marché de consommation de drogue, notamment les amphétamines et en particulier le captagon produit en Syrie et au Liban622(*). Les sociétés golfiques évoluant très rapidement, avec un mode de vie qui se rapproche de plus en plus de celui des pays développés, elles commencent elles aussi à en connaître les problèmes sociaux et sanitaires.
La sensibilisation, par la voie diplomatique et par le biais des organisations internationales dédiées à la lutte contre la drogue comme l'ONUDC, peut faire évoluer la position des EAU sur la question de la drogue qui, jusqu'à une date récente, était considérée comme un problème étranger.
b) Dubaï comme refuge des trafiquants
Après le renforcement du service de sécurité intérieure de l'ambassade de France aux Émirats, qui a conduit à plusieurs arrestations, la désignation d'un magistrat de liaison dont la prise de poste a eu lieu très récemment est un pas en avant important dans la coopération judiciaire, et notamment dans la compréhension des rouages internes de la fédération émiratie. Elle devrait produire des résultats positifs en matière d'extradition.
Pour peser davantage face aux autorités émiraties, estime Baudoin Thouvenot, membre national d'Eurojust pour la France, « il peut également être utile de mutualiser les ressources entre pays européens » car « beaucoup de pays ne peuvent pas envoyer de magistrats »623(*). La nomination de magistrats de liaison européens dans certains pays comme les Émirats arabes unis permettrait ainsi aux pays de l'Union européenne de peser davantage en faisant « remonter » des problématiques communes. La création d'un tel poste n'empêcherait pas le maintien des magistrats nationaux qui traiteraient des problématiques bilatérales.
Enfin, comme ce rapport l'a montré, la coopération judiciaire doit être soutenue par un appui diplomatique et politique ferme, sans craindre les prises de parole au niveau ministériel. Si la menace liée au trafic de drogue est désormais au niveau de la menace terroriste, comme l'a reconnu le ministre de l'économie et des finances devant la commission lors de son audition du 26 mars 2024, rien ne justifie que les pays laxistes vis-à-vis des trafiquants soient davantage épargnés que ceux qui tolèrent la présence de terroristes sur leur sol.
Recommandation n° 1 de la commission d'enquête : obtenir une meilleure coopération judiciaire de Dubaï
· Plaider pour un réexamen de la décision du Gafi de retirer les Émirats arabes unis de la « liste grise » des « juridictions soumises à une surveillance renforcée » ;
· Au niveau diplomatique, souligner auprès des autorités émiriennes le risque réputationnel que fait courir Dubaï à la fédération en apparaissant comme un « paradis du blanchiment » pour les trafiquants et divers criminels ;
· Au niveau politique, assumer des prises de parole fortes contre les États qui tolèrent les narcotrafiquants sur leur sol ;
· Au niveau judiciaire, mettre en place à titre expérimental un magistrat de liaison européen, mesure qui pourrait ensuite être élargie aux pays où le besoin s'en ferait sentir.
2. Venezuela : faire levier sur le besoin de respectabilité
Comme cela a été souligné dans la partie précédente, les relations entre la France et le Venezuela se sont fortement dégradées après l'élection présidentielle de 2018, entachée de fraudes. La France, avec les États-Unis et une cinquantaine de pays, a en conséquence refusé de reconnaître la réélection de Nicolas Maduro. Les États-Unis ont, en outre, appliqué un ensemble de sanctions, notamment sur les exportations de pétrole, qui pèsent lourdement sur l'économie vénézuélienne.
Si les relations franco-vénézuéliennes ont connu un relatif apaisement en août 2023 (voir supra), elles demeurent fragiles. Le Venezuela reste un pays isolé et en grave crise économique et sociale, qui a pour plus proches alliés, sur la scène internationale, l'Iran et la Russie624(*). Au niveau politique, les négociations entre le gouvernement et l'opposition ont été interrompues en janvier 2024, ce qui compromet la perspective d'une élection présidentielle libre en juillet 2024. Le 18 avril dernier, les États-Unis ont rétabli l'embargo sur les exportations de pétrole qui avait été partiellement levé après l'accord d'octobre 2023 entre le gouvernement et l'opposition.
Comme évoqué dans la deuxième partie, la France ne saurait se satisfaire de la coopération minimale, en matière policière et judiciaire, des autorités vénézuéliennes contre le trafic de drogue. Il convient de maintenir la pression sur le gouvernement de Nicolás Maduro et de faire levier sur le besoin des autorités vénézuéliennes de sortir de leur isolement pour obtenir un renforcement de cette coopération, en mettant clairement dans la balance un réel effort des autorités vénézuéliennes contre le trafic de drogue.
3. Colombie : renforcer une coopération sécuritaire et judiciaire qui fonctionne
La coopération sécuritaire avec la Colombie a donné des résultats notables avec des moyens limités, notamment grâce à la présence d'une équipe dédiée d'agents colombiens travaillant en étroite collaboration avec le service de sécurité intérieure de l'ambassade française625(*). Ce modèle pourrait être reproduit dans des pays avec lesquelles les relations politiques rendent une telle coopération envisageable.
De plus, les représentants du service de sécurité intérieure entendus par le rapporteur626(*) ont souligné le besoin de créer un poste de magistrat de liaison dans le pays, étant rappelé que les commissions rogatoires internationales émises par des juridictions spécialisées (Jirs, Junalco) ont un caractère très technique qui incite à un approfondissement de la coopération judiciaire entre la France et la Colombie.
Comme on aura l'occasion de le rappeler plus loin, la situation particulière des outre-mer doit également être mise au coeur de la stratégie internationale de la France, qui doit engager des partenariats avec les pays sensibles dont les frontières sont proches de celles de ses collectivités ultramarines en vue de mettre fin à l'abandon dont souffrent ces dernières. En particulier, la coopération non seulement avec les pays sud-américains déjà cités, mais aussi avec les îles des Caraïbes et les États-Unis doit devenir un axe majeur.
L'amélioration de la coopération judiciaire et policière, si elle doit s'effectuer en priorité avec la Colombie et le Venezuela, gagnerait par ailleurs à être envisagée avec les autres États qui, moins touchés par le narcotrafic ou moins engagés dans un dialogue avec la France, sont eux aussi porteurs d'enjeux sécuritaires - à l'instar du Pérou, de l'Équateur, de la Bolivie ou encore du Brésil -, avec des mesures adaptées à chaque pays et a minima un renforcement substantiel des moyens dédiés aux services de sécurité intérieure.
Recommandation n° 2 de la commission d'enquête : améliorer la coopération judiciaire et sécuritaire avec la Colombie et le Venezuela
· Subordonner les relations entre la France et le Venezuela à un engagement plus résolu de ce dernier contre le trafic de drogue, et en particulier l'exportation de cocaïne vers les Antilles ;
· Renforcer l'équipe dédiée pilotée par le service de sécurité intérieure en Colombie et faire essaimer ce dispositif qui fonctionne bien ;
· Créer un poste de magistrat de liaison en Colombie, avec une compétence s'étendant au Venezuela pour explorer les possibilités de coopération judiciaire avec ce pays ;
· Plus largement, développer la coopération avec les îles des Caraïbes et les États-Unis pour mieux protéger les collectivités d'outre-mer.
4. Afrique de l'Ouest et golfe de Guinée : mettre en place une stratégie coordonnée de lutte contre le trafic de cocaïne vers l'Europe
Le Golfe de Guinée est désormais l'un des principaux espaces du trafic de cocaïne mondial, avec une cocaïne exportée depuis les ports brésiliens, transbordée dans les ports du pourtour (Cotonou, Freetown et Abidjan, notamment) ou directement dans des « bateaux-filles » pour remonter vers l'Europe.
Les auditions menées par le rapporteur627(*) ont montré que la plupart des pays riverains du Golfe de Guinée, à l'exception du Sénégal, n'étaient pas équipés pour :
· intercepter les bateaux soupçonnés de transporter de la drogue ;
· surveiller les ports, en particulier Freetown (Sierra Leone)628(*) ;
· contrôler les flux dans les aéroports.
Il est donc indispensable de soutenir une montée en puissance du dispositif sécuritaire des pays concernés, par des financements massifs. La France est déjà impliquée dans ce projet à travers le programme de coopération douanière « Ailes africaines »629(*) financé par la Mildeca, mais celle-ci n'est pas dimensionnée pour une intervention à l'échelle de la région.
De plus, si le réseau des attachés de sécurité intérieure est dense dans la région, avec des ASI au Gabon, au Togo, au Bénin, en Côte d'Ivoire et en Guinée, l'effort de soutien aux forces de sécurité intérieures assumé par la direction de la coopération de sécurité et de défense reste très insuffisant : 326 000 euros pour toute l'Afrique subsaharienne, selon le document de politique transversale annexé au projet de loi de finances pour 2024 « Politique de lutte contre les drogues et les conduites addictives »630(*). Sans préjuger de la coopération bilatérale entre la France et les pays du golfe de Guinée, l'échelle pertinente semble donc être l'Europe.
Recommandation n° 3 de la commission d'enquête : renforcer les capacités de lutte des États d'Afrique de l'Ouest et du golfe de Guinée
· Porter, au niveau de l'Union européenne, un programme de renforcement des capacités en matière de surveillance maritime et portuaire au bénéfice des États du Golfe de Guinée ;
· Explorer les possibilités d'un nouveau « contrat de sécurité » avec les États d'Afrique de l'Ouest situés sur la route terrestre de la cocaïne (Mali, Niger, Burkina Faso).
5. Chine : engager le dialogue
Avec une puissance comme la Chine, il est quelque peu illusoire de faire levier, au niveau français ou même européen, sur le risque réputationnel. L'État chinois, particulièrement jaloux de sa souveraineté, est notoirement peu coopératif dans un très grand nombre de domaines. L'absence de bonne volonté des autorités chinoises, notamment en matière de blanchiment, est un problème connu depuis longtemps, et qui, avec une rivalité sino-américaine qui confine de plus en plus à l'hostilité, ne devrait pas s'arranger.
Interrogée sur la lutte contre les drogues de synthèse au niveau mondial, Amélie Delaroche, sous-directrice de la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée, a ainsi déclaré à la commission : « Les drogues de synthèse et les précurseurs chimiques produits en Chine sont un sujet prioritaire, qui a compté dans le lancement par les États-Unis de la coalition internationale sur les drogues de synthèse631(*). Le but est d'exercer une pression sur la Chine, mais les résultats à ce jour sont très en deçà de ceux qu'espéraient les États-Unis et la Chine ne participe pas à cette coalition »632(*). Les États-Unis accusent en effet de longue date la Chine de ne pas agir contre l'exportation, depuis son sol, de précurseurs du fentanyl utilisés par les narcos mexicains qui inondent ensuite le marché américain633(*).
Un événement récent invite cependant à nuancer ce constat : l'annonce, qui fait suite à la rencontre, le 15 novembre 2023, entre Joe Biden et son homologue Xi Jinping, d'une reprise de la coopération bilatérale entre les deux pays en matière de lutte contre le fentanyl. Les deux dirigeants ont notamment annoncé « la création d'un groupe de travail visant à assurer une communication permanente et une coordination de leurs services répressifs sur les questions de lutte contre les stupéfiants »634(*). Si l'Europe est moins directement concernée par la question du fentanyl, dans le cadre de la reprise de la coopération, la Chine aurait également pris des engagements en matière de lutte contre le blanchiment, par l'intermédiaire de représentants des banques chinoises présents à la première réunion de ce groupe de travail, en janvier 2024635(*).
Cet exemple montre qu'en matière de coopération internationale, le fatalisme n'est pas de mise. Certes, la coopération sino-américaine dans le domaine est balbutiante et toujours soumise aux aléas de leur rivalité stratégique ; mais la politique de pression maximale menée par les États-Unis a porté ses fruits. La Chine est donc prête à bouger sur le sujet. Pour autant, l'Union européenne doit éviter que la lutte contre les drogues de synthèse et la lutte contre le blanchiment ne deviennent des enjeux bilatéraux sino-américains, au détriment des intérêts européens.
Sur ce dernier sujet, l'Union européenne ambitionne de se placer à la pointe avec le train de mesures contre le blanchiment en cours d'adoption (voir supra). Elle doit donc faire levier sur ces avancées pour promouvoir une action au niveau mondial, moyen indirect de faire pression sur la Chine.
Recommandation n° 4 de la commission d'enquête : obtenir la coopération de la Chine en matière de blanchiment du narcotrafic
· À l'exemple des États-Unis pour le fentanyl, faire de la lutte contre le blanchiment d'argent un sujet à part entière des discussions entre l'Union européenne et la Chine ;
· Porter une initiative européenne contre le blanchiment du trafic de drogue au niveau mondial, en misant sur l'effet d'entraînement du prochain train de mesures de l'Union européenne contre le blanchiment.
6. Renforcer encore les capacités du MAOC-N et explorer les possibilités d'une reproduction de ce modèle
a) Envisager une reproduction du MAOC-N sur d'autres théâtres d'opérations
Le MAOC-N636(*) a permis des saisies spectaculaires de drogue dans l'Atlantique, grâce à la fluidité du partage du renseignement entre les pays membres. Pour mettre la France en situation d'intervenir plus efficacement dans le Pacifique et l'océan Indien, il serait particulièrement utile d'explorer les possibilités d'une duplication de ce modèle avec des pays alliés tels que l'Inde et l'Australie dans l'océan Indien, ou l'Australie, les États-Unis et le Japon dans l'océan Pacifique.
b) Assouplir le cadre d'intervention en haute mer
Le rapporteur a appris, au cours de son audition637(*) de représentants de la Marine nationale, que la Pologne ne répondait pas aux demandes d'autorisation d'arraisonner les bateaux soupçonnés de transporter une cargaison de drogue (voir supra). Interrogée sur ce point par le rapporteur, la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) a confirmé que « le silence aux demandes fondées sur l'article 17 de la Convention de Vienne638(*) ne saurait valoir présomption d'abandon de compétence, l'abandon de compétence nécessitant un acte positif de l'État du pavillon »639(*).
Le rapporteur a également interrogé la DACG sur les raisons pour lesquelles, comme la commission l'a appris au cours de ses investigations, les autorités espagnoles passaient outre cette absence de réponse. Il apparaît que cette pratique est fondée sur la compétence universelle que l'État espagnol s'attribue en matière de trafic de stupéfiants, qui l'autorise ainsi à intervenir hors de ses eaux territoriales et pour des actes commis par des citoyens d'un autre État640(*). Il s'agit là d'une piste particulièrement intéressante qui, si elle était répliquée en France, lui permettrait d'agir sur des navires suspects même en l'absence de réponse de l'État du pavillon, améliorant d'autant les capacités d'intervention de la Marine nationale.
Recommandation n° 5 de la commission d'enquête : améliorer le partage du renseignement pour mieux lutter contre le narcotrafic en haute mer :
· Explorer, auprès des pays partenaires, la possibilité d'une structuration du partage de renseignement sur le trafic de drogue par voie maritime dans l'océan Indien et l'océan Pacifique, sur le modèle du MAOC-N, et mettre ainsi la France en situation d'intervenir sur l'ensemble des routes maritimes de la drogue ;
· Ajouter les infractions relevant du trafic de stupéfiants à la liste des infractions énumérées aux articles 689-2 et suivants du code de procédure pénale fondant la compétence universelle de la justice française.
* 616 Voir par exemple Le Temps/AFP, « Blanchiment d'argent: les Émirats arabes unis créent des entités de poursuite », 31 juillet 2023.
* 617 Voir la liste mise à jour du Gafi.
* 618 Matthew Karnitschnig, article « UAE set to be removed from money laundering `gray list' », Politico, 23 février 2024.
* 619 Voir le règlement délégué.
* 620 Anne Michel, « Des eurodéputés s'alarment du possible retrait des Émirats arabes unis de la liste des pays à haut risque de blanchiment », Le Monde, 8 mars 2024.
* 621 Voir supra.
* 622Voir la présentation par l'OEDT.
* 623 Audition du 22 janvier 2024.
* 624 Fiche « 3 points » du ministère de l'Europe et des affaires étrangères.
* 625 Dispositif présenté dans la partie II-1.
* 626 Audition « rapporteur » du 24 janvier 2024.
* 627 Auditions « rapporteur » des 23 et 24 janvier 2024.
* 628 Voir supra, partie II-1.
* 629 Voir une présentation du programme
* 630 « La lutte contre les trafics, notamment de stupéfiants, est un segment sur lequel la coopération structurelle investit des moyens humains et financiers substantiels, notamment en Afrique de l'Ouest (en Mauritanie, au Sénégal, au Bénin, en Guinée, en Côte d'Ivoire, au Niger, au Togo, au Nigeria) mais aussi aux Comores et à Madagascar. Le budget consacré y est en nette augmentation (en 2023, 326 000 euros sur le P105, contre 69 000 euros en 2022). »
* 631 Cette coalition a été lancée par les États-Unis le 7 juillet 2023 ; elle a été notamment rejointe par l'Union européenne et le Maroc. Source : « Réunion de lancement l'initiative US de coalition mondiale contre les drogues de synthèse (07/07/2023) », document transmis par la Mildeca à la commission d'enquête.
* 632 Table ronde du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, 22 janvier 2024.
* 633 Voir notamment ce communiqué de presse du Département de la justice des États-Unis annonçant l'arrestation de deux représentants de compagnies chinoises accusées d'exporter des précurseurs du fentanyl en toute connaissance de cause.
* 634 « Accord anti-fentanyl entre la chine et les États-Unis », note du Service de sécurité intérieure États-Unis transmise à la commission d'enquête.
* 635 Voir Brookings, article « US-China relations and fentanyl and precursor cooperation in 2024 », 29 février 2024.
* 636 Pour mémoire, les membres du MAOC-N sont la France, l'Irlande, l'Italie, l'Espagne, les Pays-Bas, le Portugal et le Royaume-Uni ; les États-Unis en sont membre observateur.
* 637 Audition « rapporteur » du 30 janvier 2024.
* 638 Cet article précise les conditions dans lesquelles l'État du pavillon d'un navire soupçonné de transporter des matières stupéfiantes peut autoriser l'État requérant à arraisonner, visiter et dérouter ce navire : voir supra.
* 639 Réponse écrite transmise par la DACG au rapporteur.
* 640 Idem.