C. LE RÔLE FLOU DU RENSEIGNEMENT DANS LA LUTTE CONTRE LE NARCOTRAFIC

Outre le rôle de l'Ofast en tant que service de renseignement du second cercle, les missions des acteurs du renseignement en matière de lutte contre le narcotrafic soulèvent de nombreuses questions qui, au terme des travaux de la commission d'enquête, n'ont pas toutes pu trouver de réponse. Ce flou et ces incertitudes ne peuvent qu'être déplorés dans un contexte de montée en puissance du péril : alors que le narcotrafic s'affirme comme une menace envers les intérêts fondamentaux de la Nation, et alors que de nombreux intervenants - jusqu'à des membres éminents du Gouvernement601(*) - estiment nécessaire de traiter le narcotrafic de la même manière qu'est traité le terrorisme, il devient urgent que la France décide du rôle qu'elle veut confier, sur ce sujet, à ses services de renseignement, dont la vocation naturelle est de lutter contre de telles menaces.

1. La DGSI aux abonnés absents

La DGSI fait partie des principaux services de renseignement en France ; elle est un incontournable de l'écosystème de la lutte contre les menaces de tous ordres. Aussi la surprise de la commission d'enquête a-t-elle été grande lorsque ses membres ont constaté que la DGSI n'était jamais spontanément citée comme un acteur de la lutte contre le narcotrafic par ses interlocuteurs, que ce soit au cours des auditions ou pendant ses déplacements.

Ce silence n'a pas manqué de plonger la commission dans une expectative inquiète.

L'audition de Céline Berthon qui s'est tenue à huis clos le 11 mars 2024 n'a pas permis de lever ces craintes ; elle a, au contraire, montré que la DGSI ne comptait pas la lutte contre le trafic de stupéfiants au nombre de ses priorités. Selon Céline Berthon, en effet, la DGSI « n'est pas au premier plan de la lutte contre le trafic de stupéfiants, en matière de production de renseignement et de capacité d'analyse »602(*). L'action occasionnelle de partage de renseignement s'exerce surtout au niveau local : « nous partageons des informations très localisées, lesquelles peuvent susciter une action judiciaire, nous informons l'officier de police judiciaire ou nous agissons auprès de l'autorité judiciaire au titre de l'article 40 du code de procédure pénale ».

Mais la principale intervention de la DGSI en matière de lutte contre le narcotrafic est, comme le souligne Céline Berthon elle-même, de nature technique603(*), via le service technique national de captation judiciaire (STNCJ) qui met en oeuvre pour les services de renseignement du second cercle et les services judiciaires l'implantation de piégeages (les key-loggers déjà cités) sur les téléphones mobiles, qui permettent ensuite d'accéder au contenu de ces téléphones. Or la mise en oeuvre de ces techniques est limitée pour des raisons tenant, notamment, à la difficulté de « craquer » certains modèles.

Le centre technique d'assistance (CTA) de la DGSI intervient de son côté sur les appareils récupérés par des services pour contourner les cryptages et les mécanismes d'authentification et, ce faisant, pénétrer leur système d'exploitation.

Messageries chiffrées et capacités de piégeage : le rôle central de la direction générale de la sécurité intérieure

Les messageries sont de deux ordres :

· les messageries sécurisées stockent le contenu des messages en clair. Le serveur central a accès au contenu. Pour y accéder, les services d'enquête accèdent au serveur, font une réquisition à l'opérateur ou regardent le contenu du téléphone, s'ils en disposent ;

· dans les messageries chiffrées de « bout en bout », le serveur central n'a pas accès à la clé de déchiffrement partagée par les utilisateurs A et B. Même en cas de réquisition par les pouvoirs publics, il ne peut pas transmettre le contenu des communications ni même, pour certaines messageries, l'identité des utilisateurs. La seule solution pour accéder au contenu est de prendre le contrôle du téléphone à distance, par le biais d'un piège.

Les capacités de piégeage sont mises en oeuvre par les services centralisés, avec l'appui du service technique national de captation judiciaire (STNCJ) de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Concentrer la mise à disposition de ces techniques aux mains d'un seul service relève d'un choix stratégique, justifié par plusieurs enjeux tels que le coût, la sensibilité et la vulnérabilité des moyens mis en oeuvre ou encore leur faisabilité opérationnelle. Le STNCJ coordonne les opérations d'installation de ces dispositifs techniques à la demande et sous le contrôle judiciaire.

Ainsi, la DGSI ne dispose pas de l'exclusivité de la mise en oeuvre des techniques de captation judiciaire : elle procède, pour l'ensemble des services judiciaires, aux techniques les plus complexes et les plus intrusives. Chaque demande fait l'objet d'une étude de faisabilité technique, ce qui peut conduire à écarter une intervention.

Positionnée comme un simple prestataire de services, la DGSI semble encore trouver ce rôle encombrant, poussant Céline Berthon à déclarer : « Sur le plan technique, au-delà des moyens dont nous sommes dépositaires en propre, je me suis penchée sur le soutien que nous apportons en matière de techniques de renseignement aux services du deuxième cercle et aux services judiciaires. Il me paraîtrait à ce titre pertinent d'élargir les capacités de l'Ofast à mettre en oeuvre des moyens auxquels elle n'a pas accès aujourd'hui [...]. L'enjeu est aujourd'hui de faire évoluer les dispositifs pour les adapter à la réalité de la menace »604(*).

L'enjeu semble également être de permettre à la DGSI, surchargée par la prévention du terrorisme, de se détacher pleinement de la lutte contre la criminalité et la délinquance organisées.

En tout état de cause, ce désengagement est difficilement compréhensible dans un contexte où la DGSI est le principal acteur en France du renseignement intérieur et que la lutte contre la criminalité et la délinquance organisées est clairement identifiée comme l'une des finalités possibles du renseignement par l'article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure.

La Délégation parlementaire au renseignement a plusieurs fois réclamé, sans être entendue, que soient « renforc[és] les moyens de lutte cyber face au développement des nouveaux modes d'action de la criminalité organisée » : la mise en oeuvre de cette recommandation n'est visiblement pas à l'ordre du jour dans le premier cercle du renseignement du ministère de l'intérieur, ce que la commission d'enquête ne peut que déplorer.

2. De quoi le renseignement criminel est-il le nom ?

Lorsque l'on évoque le rôle du renseignement en matière de lutte contre le narcotrafic, une autre difficulté tient à la difficile définition du concept de « renseignement criminel », qui désigne la capacité des services d'enquête (pour ceux qui appartiennent au second cercle du renseignement) à utiliser des techniques de recueil du renseignement en marge ou en préparation de leurs enquêtes pénales (ce qui est, en soi, une forme de paradoxe, le renseignement intervenant dans un cadre préventif qui suppose - en théorie pure et parfaite, celle-ci étant régulièrement dépassée par les faits - qu'aucune infraction pénale n'ait encore été commise).

Cette mission est notamment exercée par deux entités déjà citées : le Sirasco pour la police nationale et le service central de renseignement criminel (SCRC) pour la gendarmerie.

Mis en avant par de nombreux acteurs comme une solution presque miraculeuse dans la lutte contre le narcotrafic, la notion de renseignement criminel, à la croisée du judiciaire et de l'administratif, apparaît toutefois mal définie : elle compte autant de définitions que de locuteurs.

Le concept découle, tout d'abord, des critiques liées au cloisonnement - décrit par certains comme excessif - entre le judiciaire et le renseignement.

Ainsi, nombre de magistrats entendus par la commission d'enquête déplorent la difficulté de judiciariser le renseignement, à l'instar de Caroline Calbo, procureure de la République au tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre : « en matière de renseignement administratif, l'information circule, notamment au travers de la cellule de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross). Néanmoins, cette circulation n'est pas très bonne en ce qui concerne la judiciarisation. Nous tentons de mieux coordonner les services afin de mieux exploiter les renseignements pour les enquêtes judiciaires, mais le processus reste laborieux »605(*).

Le constat porté par Jérôme Bourrier, procureur de la République au tribunal judiciaire de Bayonne606(*), est peu ou prou le même : « Sur le renseignement territorial, comme sur la sécurité intérieure, il n'y a pas de relation institutionnelle formalisée entre les procureurs de la République et les services de renseignement ». Par conséquent, « il m'est difficile de savoir ce que le renseignement territorial fait remonter aux services de police ou de gendarmerie concernant le trafic de drogue : je n'en ai pas une vision précise ». Karine Malara, procureure de la République au parquet de Bourg-en-Bresse, abonde dans le même sens : « Nous n'avons pas de contact direct et de retour sur la source, ni sur la manière dont l'information est remontée à l'intérieur des services de police. Les procureurs n'en sont pas destinataires, il n'y a pas de lien institutionnalisé avec les services de renseignement, et nous n'avons aucune visibilité »607(*).

Le cloisonnement entre renseignement administratif et renseignement judiciaire a néanmoins été atténué dans le cadre de la lutte contre le terrorisme : les groupes d'évaluation départementaux (GED) ont permis aux procureurs de recevoir des informations relevant du renseignement administratif. « Des barrières se sont rompues à l'occasion de la lutte contre la radicalisation », confirme Karine Malara.

Les magistrats expriment, en matière de trafic de stupéfiants, un véritable « besoin de renseignement ». Comme l'explique Sophie Aleksic, coordinatrice du pôle criminalité organisée du tribunal judiciaire de Paris, « le renseignement criminel prend une part de plus en plus importante. Les choses ont évolué ; à l'origine, cela n'entrait pas dans notre culture de magistrat, mais nous intégrons désormais le renseignement pour la grande criminalité organisée. [...] Le renseignement en matière criminelle va être, le plus souvent, un point de départ pour une enquête judiciaire »608(*).

De fait, l'accès des juridictions au renseignement est aujourd'hui incomplet et limité : comme le rappelait François Molins au cours de son audition609(*), « les renseignements devraient en effet circuler rapidement et être transmis à l'autorité judiciaire dès lors qu'ils sont vérifiés et qu'ils rendent crédible la commission d'une infraction pénale. Je ne suis pas persuadé que ce soit toujours le cas. [...] le magistrat ne prend connaissance du renseignement que le jour où le policier a décidé de venir lui en parler, afin de déterminer comment il pourrait être traité sur le plan judiciaire. Le magistrat est donc tributaire de la bonne volonté du service. Si j'en crois mon expérience, cette prise de connaissance du magistrat est sans doute trop tardive alors que la phase de renseignement ne devrait pas, en matière de trafic de stupéfiants, être très longue, puisque le renseignement dans ce domaine n'a a priori pas d'autre finalité que l'enquête judiciaire ».

Symétriquement, émerge la demande d'une « renseignarisation » du judiciaire, ce terme désignant la capacité pour les services de renseignement de passer outre le secret de l'instruction et d'avoir accès aux éléments contenus dans les dossiers d'enquête pénale. Comme le soulignait Florian Colas, alors directeur de la DNRED, « une grande partie de l'action de la lutte contre le narcotrafic se fait dans un cadre judiciaire, couvert par le secret de l'enquête, et donc très compliqué d'accès pour les services de renseignement. J'en veux pour exemple l'application de messagerie cryptée Sky ECC, sorte de WhatsApp ou de Telegram pour les narcotrafiquants, qui a fait l'objet d'une opération judiciaire, et dont les conversations criminelles “hackées” pendant plusieurs mois n'ont par conséquent pas pu être transmises aux services de renseignement »610(*).

Si la commission d'enquête comprend le fondement opérationnel de ces demandes, elle relève qu'elles interviennent dans un contexte où la frontière entre le judiciaire et le renseignement est d'ores et déjà floue en matière de lutte contre le narcotrafic. En témoignent les déclarations recueillies pendant le cycle final d'auditions de la commission, au cours duquel elle a réentendu les directions générales de la police et de la gendarmerie nationales ainsi que des douanes et la cheffe de l'Ofast.

Interrogés sur la limite entre les deux secteurs hermétiquement séparés que doivent être l'action pénale et le renseignement administratif, ceux-ci apportent les réponses suivantes :

· pour Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, cette limite est « une question d'appréciation. Lorsqu'il dispose d'un renseignement, communiqué par exemple par un informateur, l'officier de police judiciaire peut décider d'en faire un renseignement judiciaire et de le porter à la connaissance du procureur de la République, pour qu'une enquête soit engagée ou pour enrichir une enquête en cours »611(*), l'alternative - non citée mais logique - étant qu'il n'en fasse pas part au magistrat et qu'il la traite comme un élément de renseignement administratif appelé à nourrir les réflexions et analyses de certains services du ministère de l'intérieur. Bien qu'une « zone grise » existe, il est étonnant de voir le sujet renvoyé à une pure « appréciation » de l'officier de police judiciaire, sans qu'il paraisse possible - ou même envisagé - de fixer des critères objectifs et clairs de partage entre le pénal et l'administratif ;

· pour Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, ces deux missions peuvent visiblement être assurées sans conflit par le service central de renseignement criminel qui « joue à la fois un rôle d'appui aux enquêteurs et un rôle d'agrégateur des signaux faibles », tout en étant « mobilisé lorsque les interventions s'effectuent dans des zones difficiles, lorsque la concentration des efforts est nécessaire : tel a été le cas en Guyane dans des dossiers de criminalité organisée »612(*). Or, aux yeux de la commission d'enquête, cette superposition ne constitue pas un facteur de parfaite clarté et ne témoigne pas d'une réflexion approfondie quant à la limite entre la sphère pénale et celle du renseignement.

À l'inverse, l'Ofast a indéniablement développé une réflexion approfondie sur le départage entre pénal et renseignement et paraît pleinement conscient des enjeux que le sujet charrie. Il s'agit là d'un point essentiel : la mauvaise qualification d'une information, notamment si elle est traitée en renseignement et non transmise au magistrat compétent, fait peser des risques lourds sur la solidité de la procédure judiciaire qui pourrait ensuite être engagée. Stéphanie Cherbonnier souligne ainsi qu'« une activité judiciaire et une activité de renseignement ne sauraient être mélangées. Nos agents sont par conséquent tenus de connaître précisément dans quel cadre juridique ils sont appelés à intervenir ». Elle convient d'ailleurs que l'application de cette distinction est complexe, car « en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants et plus généralement de lutte contre la criminalité organisée, et à la différence de la lutte contre le terrorisme, la finalité du renseignement est systématiquement la judiciarisation. [...] la finalité reste bien la judiciarisation du renseignement, afin d'alimenter une enquête judiciaire sous l'autorité du parquet ou d'un juge d'instruction. C'est là tout l'enjeu d'une construction solide du renseignement, à partir d'une base légale parfaitement identifiée et d'une connaissance sans faille des domaines dans lesquels interviennent les enquêteurs »613(*).

En tout état de cause, la commission d'enquête constate que le Gouvernement n'a pas de doctrine claire sur le « renseignement criminel » et que cette notion est appliquée de manière très variable sur le terrain, créant des flottements susceptibles de devenir, dans certains cas, des facteurs de vulnérabilité pour la répression pénale. Les déclarations du ministre de l'intérieur et des outre-mer devant la commission d'enquête montrent que le chantier est devant nous : « Il faudrait une part de renseignement criminel bien plus importante. Que l'Ofast se transforme en organisme de renseignement criminel, comme la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) pour le terrorisme, me paraît une excellente chose. Mais cela signifie davantage d'effectifs pour l'Ofast »614(*). La commission ne peut que renchérir sur ce dernier point, tout en relevant qu'il ne résume pas le sujet : avant de faire de l'Ofast un organisme de renseignement criminel, encore faudrait-il doter ce concept d'une définition claire et s'assurer qu'il est maîtrisé par toutes les parties prenantes...


* 601Bruno Le Maire aura, au cours de son audition le 26 mars 2024, fait à de multiples reprises un parallèle appuyé entre narcotrafic et terrorisme, allant jusqu'à déclarer - sans étayer son propos - que « les phénomènes du narcotrafic et du terrorisme, comparables de par leur intensité et de par la menace qu'ils font peser sur la France, sont liés ».

* 602 Audition à huis clos du 14 mars 2024.

* 603 Elle déclarait ainsi pendant son audition que la DGSI « apporte un concours technique déterminant aux services chargés prioritairement de la lutte contre le narcotrafic ».

* 604 Ibid.

* 605 Table ronde du 18 décembre 2023.

* 606 Audition de parquets situés en zone rurale, 15 janvier 2024.

* 607 Idem.

* 608 Audition du 7 décembre 2023.

* 609 Audition du 27 mars 2024.

* 610 Audition du 27 novembre 2023.

* 611 Audition du 18 mars 2024.

* 612 Audition du 18 mars 2024.

* 613 Audition du 18 mars 2024.

* 614 Audition du 10 avril 2024.

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