INTRODUCTION

« Vous l'avez compris, j'appelle [...] de mes voeux une politique de rupture. [...] nous allons engager la guerre aux trafiquants. Police et gendarmerie sont maintenant dotées de structures particulièrement efficaces dans la lutte contre l'économie souterraine. [...] Je souhaite développer le renseignement sur le grand banditisme, sur les trafiquants de drogue et l'infiltration. Ce qui fonctionne avec le terrorisme doit être utilisé avec les mafias. »

Cette déclaration n'est pas issue des auditions menées par la commission d'enquête du Sénat sur l'état du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier : elle a été prononcée, il y a plus de vingt ans, par Nicolas Sarkozy - alors ministre de l'intérieur - devant une autre commission d'enquête de la Haute Assemblée, lancée en 2002 et dont les conclusions avaient été publiées en 2003 sous le titre Drogue : l'autre cancer9(*).

Une telle affirmation aurait pourtant pu être formulée au cours des six mois pendant lesquels la présente commission d'enquête a mené ses travaux, tant son actualité est troublante et tant elle fait écho à des faits particulièrement contemporains. À l'heure où le trafic de drogues a fait 418 victimes (y compris collatérales) par règlements de comptes, dont 85 morts, pour la seule année 2023, en hausse de près de 40 % par rapport à 2022, où le montant du « marché » des stupéfiants en France est estimé entre 3 et 6 milliards d'euros et fait selon certaines estimations vivre 200 000 personnes, à l'heure enfin où le ministre de l'intérieur et des outre-mer Gérald Darmanin décrit la lutte contre le narcotrafic comme « la mère de toutes les batailles »10(*), il est frappant de constater que les déclarations publiques ont si peu évolué en deux décennies.

La stabilité de la parole des responsables politiques ne doit pas tromper : depuis le début des années 2000, le narcotrafic a connu des évolutions substantielles. La cocaïne s'est démocratisée, voire banalisée, et les saisies ont été multipliées par cinq en dix ans, témoignant d'une croissance quasi exponentielle du trafic ; le commerce de cannabis n'a pas faibli, et se maintient, lui aussi, à des niveaux préoccupants ; des drogues de synthèse nouvelles apparaissent et sont produites directement sur le sol européen ; plusieurs milliers de points de deal sont recensés sur notre territoire et, dans certaines zones, les forces de sécurité intérieure ne peuvent plus accéder à des territoires contrôlés par les dealers.

C'est pour prendre la mesure de la situation et pour chercher des voies innovantes de lutte contre le trafic de stupéfiants dans notre pays que le Sénat a, à la demande du groupe Les Républicains, créé le 8 novembre 2024 une commission d'enquête sur le narcotrafic. Celle-ci aura duré six mois, au cours desquels elle aura organisé sept déplacements (en Seine-Saint-Denis en décembre 2023, au Havre en janvier 2024, à Verdun et Commercy début février, en Bourgogne et à Lyon fin février, à Marseille les 7 et 8 mars, à Anvers le 20 mars et à Valence le 28), une visite dans les locaux de l'Office anti-stupéfiants (Ofast) en janvier 2024, ainsi que 73 auditions lui ayant permis d'entendre 175 personnes de tous horizons, qu'il s'agisse d'élus locaux, de chercheurs, de membres d'associations, d'intellectuels et, surtout, de « praticiens » du sujet en police judiciaire, au sein des douanes ou en juridiction.

Une réflexion au long cours paraissait, en effet, indispensable dans un contexte où le narcotrafic reste paradoxalement « l'un des thèmes les plus ignorés dans le débat public international », comme le rappelait le journaliste Roberto Saviano en ouverture de son audition en février 202411(*). Même si le phénomène est évoqué - parfois jusqu'à saturation - dans les médias en réaction aux opérations ciblées menées par les forces de sécurité intérieure ou aux drames humains qui surviennent un peu partout sur notre territoire et qui sont trop fréquemment traités sous l'angle du fait divers, même s'il fait l'objet de déclarations fracassantes qui peinent à se traduire en actes, le narcotrafic ne fait que rarement l'objet d'analyses d'ensemble ou de mises en perspective permettant de dégager un diagnostic, une stratégie et des solutions.

L'absence d'une telle démarche a de quoi préoccuper tant la situation de notre pays est grave et tant le narcotrafic représente, pour toutes les démocraties, une menace existentielle.

Si le constat de l'existence de trafics sur notre territoire n'est pas nouveau, le diagnostic établi par la commission d'enquête montre que des seuils déterminants ont été franchis. Frontalière de pays dont les observateurs se demandent s'ils constituent des « narco-États », terme autrefois réservé à certains pays d'Amérique du Sud et d'Orient gangrenés par la production de stupéfiants sur leur sol, la France est en effet frappée de plein fouet par le narcotrafic et se trouve aujourd'hui au bord d'un abîme dans lequel d'autres pays ont déjà sombré. Le trafic touche désormais l'intégralité du pays et la violence endémique qu'il charrie fait partout des victimes. L'attention médiatique s'est largement focalisée sur Marseille au cours de l'année 2023 ; cette vigilance était nécessaire au vu du lourd tribut payé par la cité phocéenne à la barbarie des trafiquants. Mais le phénomène ne se cantonne ni à Marseille, ni à la « colline du crack » du nord de Paris, ni même aux grandes métropoles. Il touche désormais les villes moyennes, voire petites, et les campagnes, comme en témoignent les règlements de comptes meurtriers qui ont eu lieu au cours de l'année écoulée à Nîmes, à Valence ou à Dijon ; il met à mal la sécurité quotidienne et le tissu social en Guyane et aux Antilles ; il concerne également des drogues de plus en plus variées, de plus en plus nocives - et de plus en plus rentables pour ceux qui en font commerce. Tous les produits, y compris les plus « durs », sont dorénavant disponibles tout le temps et partout, non seulement parce que des dealers en quête de nouveaux marchés ont fait des zones rurales leur nouvel eldorado, mais surtout parce que des modes alternatifs d'achat (commande par internet, livraison par « chauffeur » ou par voie postale...) ont pris une ampleur inédite.

Dans le même temps, les réseaux se sont internationalisés sous l'effet de technologies qui permettent aux trafiquants de donner des ordres et d'animer des réseaux depuis des pays « refuges » et de pratiquer, à leur manière, une sorte de télétravail.

Phénomène mondial, le narcotrafic a ainsi, comme la commission d'enquête a pu le constater, des conséquences très locales.

Ces évolutions se sont faites au détriment des États qui se trouvent pris en tenaille entre deux échelles : celle d'une mondialisation extrême, devenue l'ADN d'un narcotrafic qui se joue des frontières, et celle d'une dissémination massive au niveau local.

Le deuxième élément d'une vision d'ensemble est la stratégie, dont la vocation est de répondre aux failles mises en lumière par le diagnostic qui vient d'être tracé.

En la matière, la commission d'enquête s'est trouvée face à un paradoxe. D'une part, les effectifs engagés sur le terrain, quel que soit leur corps de rattachement (police nationale, gendarmerie nationale, douanes, magistrats, personnels pénitentiaires, administration fiscale, armées, services de renseignement, protection judiciaire de la jeunesse, mais aussi polices municipales, bailleurs sociaux, opérateurs privés...), l'ont impressionnée par leur engagement, leur persévérance, leur motivation intacte malgré les difficultés et leur haut niveau de compétences. La commission salue, de même, la mobilisation sans faille des élus locaux - et notamment des maires qui, en première ligne face aux trafics, font preuve d'une créativité remarquable pour faire face au manque de moyens dédiés, aux effets tragiques du narcotrafic sur les populations et, parfois, au désengagement de l'État.

Toutefois, et d'autre part, ces efforts ne suffisent pas à rendre efficace la politique de lutte contre le trafic de stupéfiants. Faute d'une parole suffisamment forte au niveau international, faute de moyens humains et techniques pour les services de police judiciaire, les douanes et les juridictions, faute d'une architecture lisible et adaptée, la répression semble condamnée à avoir un temps de retard sur les trafiquants et se trouve structurellement dépassée. La question se pose du but poursuivi par les pouvoirs publics : faut-il prendre les trafics « par le bas », comme le Gouvernement semble vouloir le faire, ou devons-nous nous donner les moyens de toucher toute la chaîne du narcotrafic, y compris les criminels du « haut du spectre » qui jouissent d'une choquante impunité dans des pays « refuges » ? L'ambition unique de la lutte contre les trafics doit-elle être de rendre une forme de normalité à celles et ceux qui habitent dans des quartiers gangrenés par le deal, ou devons-nous avoir pour objectif de démanteler effectivement les réseaux en mettant en cause les logisticiens et les argentiers sans lesquels le trafic ne peut pas prospérer ? Alors que les institutions font l'objet de menaces directes et crédibles de la part des réseaux de narcotrafic en Belgique et aux Pays-Bas, la France doit-elle continuer de traiter ce phénomène comme une forme de délinquance organisée comme une autre ou, au contraire, changer de logiciel et considérer que le narcotrafic porte en son sein le risque d'une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ?

Aux yeux de la commission d'enquête, la réponse est claire : notre pays est à un point de bascule. La réponse d'ordre public que constituent les opérations « place nette », qui elles-mêmes sont une déclinaison de la stratégie de « harcèlement » des points de deal pratiquée depuis la fin 2020, est nécessaire mais non suffisante ; elle n'a de sens que si elle est adossée à des investigations approfondies, donc souvent longues, visant à identifier les donneurs d'ordre et les facilitateurs puis à faire en sorte qu'ils subissent la lourde peine qu'ils méritent, ainsi qu'à retracer les flux financiers pour venir « taper au portefeuille » des trafiquants uniquement motivés par l'argent et prêts, pour des gains faciles et rapides, à commettre les pires barbaries.

C'est dans cette optique que la commission propose - et c'est le troisième élément de sa réflexion - des solutions pour lutter contre le narcotrafic ; celles-ci forment un tout cohérent qui doit permettre de mettre la riposte au niveau et de donner aux services répressifs la capacité de frapper le trafic au coeur.

Ces solutions répondent à trois priorités majeures :

· premièrement, donner un rôle clair à chaque acteur et doter les « chefs de file » de l'autorité requise pour exercer pleinement leurs missions. Tel sera le rôle de l'Office anti-stupéfiants rénové, véritable « DEA à la française » qui sera placée en surplomb des services qu'elle coordonne, et du futur parquet national antistupéfiants (Pnast) dont la commission d'enquête propose la création ;

· deuxièmement, mettre la procédure pénale à la hauteur des enjeux, sans renoncer au nécessaire équilibre entre sécurité et liberté, entre judiciaire et renseignement, entre prise en compte des besoins opérationnels des acteurs de l'enquête et respect des grands principes de notre droit pénal. Alors que les officiers de police judiciaire et les magistrats sont en situation de grande faiblesse face à des trafiquants dotés de moyens financiers illimités et d'outils techniques qui échappent à tout contrôle, la commission est convaincue qu'il convient de renforcer substantiellement les moyens matériels et humains des services d'enquête et des juridictions. Elle plaide également pour le développement de leviers nouveaux (comme le « dossier-coffre » dont elle recommande la mise en place) et pour la dynamisation des pratiques existantes, notamment en systématisant les enquêtes patrimoniales et en cartographiant enfin - pour mieux les confisquer - les flux financiers issus du trafic, en allant beaucoup plus loin dans le recours aux « repentis » et en créant la possibilité d'une infiltration « civile » ;

· troisièmement, lutter de manière résolue contre toutes les formes de corruption grâce auxquelles le trafic attaque, abîme et déstabilise les institutions des pays qu'il cible pour mieux, ensuite, s'en emparer. L'une des principales révélations de ce rapport est, en effet, le niveau très élevé du risque corruptif, encore largement sous-estimé à tous les niveaux de l'État. Or non seulement la corruption est déjà une réalité, comme en témoignent des méthodes et des tarifs bien établis, mais surtout elle tend à se banaliser, comme en témoigne l'utilisation de l'expression (trompeuse) de « corruption de basse intensité ». Or la corruption est une force insidieuse, qui use autant de promesses que de menaces : les trafiquants savent, quand l'argent ne suffit pas, exercer une impitoyable violence pour faire céder ceux qui voulaient rester intègres. La France ne doit pas attendre de voir ses ministres menacés - comme le fut le ministre de la justice belge, placé sous protection renforcée pour faire face au risque d'un enlèvement - ou ses juges contraints de dissimuler leur identité et leur visage - comme ce fut le cas aux Pays-Bas lors du procès de certains membres de la tristement célèbre Mocro Maffia - pour mettre en place un plan radical de lutte contre la corruption.

Comme on l'aura compris, la commission d'enquête n'a pas intégré à ses travaux la question de la dépénalisation ou de la légalisation du cannabis, sujet sur lequel les débats sont pourtant riches quelques semaines seulement après la décision prise par l'Allemagne d'emprunter la voie de la légalisation. Ce choix a été fait par la commission dès le début de ses travaux considérant, tout d'abord, que le champ sanitaire et social était exclu du périmètre de ses réflexions, exclusivement consacrées au trafic (ce qui constitue déjà un thème vaste) et non aux drogues en général et, ensuite, que ni les précédents étrangers, ni les études scientifiques n'attestaient d'un lien entre le niveau du trafic et le statut légal du cannabis12(*). Si ce sujet a été évoqué au cours des auditions ou des déplacements de la commission d'enquête, cela n'a ainsi été qu'à titre incident et pour évoquer les conséquences de la légalisation ou de la dépénalisation sur la santé des consommateurs, sur leurs modes d'approvisionnement et sur la fiabilité de la composition des produits consommés ; en revanche, aucun argument probant sur l'affaiblissement des trafics ou leur aggravation n'a été avancé.

C'est pourquoi la commission d'enquête a pris le parti d'exclure ce thème de ses travaux - ce qui ne constitue une marque ni de désintérêt, ni d'absence d'opinion individuelle de ses membres sur ce sujet essentiel.

Bien loin des polémiques, des phrases « choc » et des effets d'annonce qui ont émaillé le débat public depuis plusieurs mois, la commission d'enquête a mené ses travaux dans un climat de grande écoute et de large consensus ; elle a tâché d'être pragmatique tout autant qu'ambitieuse, constructive en même temps qu'exigeante. De ce travail pluraliste, émerge une conclusion : la situation est grave et appelle un sursaut immédiat.

Le rapporteur gage que ce message sera entendu à tous les niveaux de l'État et que les pouvoirs publics sauront travailler ensemble, sur la base des recommandations qui figurent dans le présent rapport, pour éloigner la menace que le narcotrafic fait peser sur notre pays.


* 9 Rapport n° 321 (2002-2003) de Bernard Plasait et Nelly Olin.

* 10 Voir, par exemple, les déclarations de Gérald Darmanin dès février 2021.

* 11 Audition du 26 février 2024.

* 12 Comme en attestent les travaux de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives, la dépénalisation ou la légalisation a été dans certains pays un facteur de limitation des trafics, et dans d'autres une cause aggravante (les organisations criminelles ayant tendance à se reporter soit sur un marché noir de cannabis, permettant la vente de produits moins onéreux et/ou plus concentrés en THC, soit vers d'autres substances).

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