N° 383
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2023-2024
Enregistré à la Présidence du Sénat le 6 mars 2024
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des lois constitutionnelles,
de législation, du suffrage universel, du Règlement et
d'administration générale (1) sur
l'application de
la loi
du 24 août 2021 confortant le
respect des principes de la
République,
Par Mmes Jacqueline EUSTACHE-BRINIO et Dominique VÉRIEN,
Sénatrices
(1) Cette commission est composée de : M. François-Noël Buffet, président ; M. Christophe-André Frassa, Mme Marie-Pierre de La Gontrie, MM. Marc-Philippe Daubresse, Jérôme Durain, Philippe Bonnecarrère, Thani Mohamed Soilihi, Mme Cécile Cukierman, MM. Dany Wattebled, Guy Benarroche, Mme Nathalie Delattre, vice-présidents ; Mmes Agnès Canayer, Muriel Jourda, M. André Reichardt, Mme Isabelle Florennes, secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Philippe Bas, Mme Nadine Bellurot, MM. Olivier Bitz, François Bonhomme, Hussein Bourgi, Ian Brossat, Christophe Chaillou, Mathieu Darnaud, Mmes Catherine Di Folco, Françoise Dumont, Jacqueline Eustache-Brinio, Françoise Gatel, Laurence Harribey, Lauriane Josende, MM. Éric Kerrouche, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Audrey Linkenheld, MM. Alain Marc, Hervé Marseille, Michel Masset, Mmes Marie Mercier, Corinne Narassiguin, M. Paul Toussaint Parigi, Mme Olivia Richard, M. Pierre-Alain Roiron, Mmes Elsa Schalck, Patricia Schillinger, M. Francis Szpiner, Mmes Lana Tetuanui, Dominique Vérien, M. Louis Vogel, Mme Mélanie Vogel.
AVANT-PROPOS
Dans le cadre de ses travaux sur l'application d'une loi au titre de la session parlementaire 2023-2024, la commission des lois a retenu un texte que le Sénat n'a pas adopté : la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Ce texte, et c'est significatif, est connu sous plusieurs noms. On trouve désormais souvent l'acronyme de loi « CRPR », mais l'opinion publique connaît ce texte sous le nom de loi « séparatisme ». Parfois encore il est appelé « loi laïcité ». Cette pluralité est le résultat des incertitudes sur l'objet du texte, entretenues par les hésitations de l'État sur la manière de faire face aux ferments de division qui minent la société française.
La notion de séparatisme est issue du discours de Mulhouse du Président de la République, le 18 février 2020. Préférant à la notion de « communautarisme » celle, plus précise, de « séparatisme islamiste », le Président de la République avait alors dressé le constat de l'existence de « parties de la République qui veulent se séparer du reste, qui (...) ne se retrouvent plus dans ses lois, dans ses codes, ses règles ; que nous avons une partie de notre population qui se sépare du reste (...) au titre d'une religion dont elle déforme les aspirations profondes et en faisant de cette religion un projet politique et au nom de l'islam ».
Cette prise de position marquait la fin d'un long déni. La situation était pourtant connue de tous ceux qui acceptaient de la regarder en face. Au travers de ses commissions d'enquête et de ses travaux, le Sénat s'était déjà saisi du sujet, écoutant les remontées du terrain, celles des femmes et des hommes qui ont témoigné de la réalité des pressions quotidiennes, des contestations au nom de la religion. Le Sénat avait donc salué le dépôt de ce projet de loi le 9 novembre 2020 comme une prise de conscience nécessaire du péril que fait peser la radicalisation islamiste sur notre pays.
Mais le Sénat a rapidement pris conscience du fait que ce texte, même s'il comportait des dispositions intéressantes, était bien trop technique et trop peu ambitieux pour changer la situation. Situation que cette loi peine d'ailleurs à nommer et à saisir, visant à la fois la préservation de la laïcité et de la neutralité des agents publics, la haine en ligne et la protection des individus contre la révélation de leur identité aux fins de leur nuire, l'action associative, les délibérations de collectivités territoriales, l'organisation des cultes mais aussi l'éducation et le sport.
Essentiellement destinée à renforcer le contrôle administratif des activités sujettes à « séparatisme », cette loi a multiplié les procédures, faisant reposer sur les administrations une charge de mise en oeuvre et de contrôle qu'elles parviennent mal à absorber et que les collectivités territoriales dans leur grande majorité n'ont pas investi.
Les contraintes posées ont d'emblée été dénoncées comme la mise en place d'un État de surveillance profitant de drames comme l'assassinat de Samuel Paty pour limiter la liberté d'exercice du culte et la liberté d'association. Le Gouvernement a pour sa part pu soutenir l'universalisme de la loi réprimant des comportements contraires aux valeurs de la République et non telle ou telle catégorie de la population. La jurisprudence lui a donné raison. La décision du Conseil constitutionnel QPC 22 juillet 2022 Union des associations diocésaines de France et autres1(*) a validé le nouveau régime applicable aux associations exerçant une activité cultuelle, et le Conseil d'État a pour sa part estimé en juin 20232(*) que le contrat d'engagement républicain ne violait ni la liberté d'association ni la liberté d'expression et comportait des engagements suffisamment clairs pour ne pas donner lieu à des interprétations arbitraires.
Conscient cependant que les contraintes imposées aux associations et aux cultes venaient limiter leur liberté et imposer plus de contraintes à ceux qui respectent depuis plus de cent ans le cadre fixé par les lois de la République, le ministre de l'intérieur a affirmé que ce texte proposait en fait une distinction simple. Il permettrait d'être « gentil avec les gentils et méchant avec les méchants ». Les auditions conduites par les rapporteurs tendent à montrer que les acteurs du monde associatif et des cultes se sentent plutôt remis en cause qu'appréciés, alors que les acteurs suspects de séparatisme ont pu éviter les contraintes de la loi.
Près de trois ans après l'adoption de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République (ci-après « loi CRPR »), le bilan est donc encore loin d'être concluant. L'objectif affiché de ce texte, essentiellement technique et à la portée juridique parfois douteuse, était, d'une part, de se donner les moyens d'assurer le respect effectif des principes de la République et, d'autre part, de réformer le régime des cultes. Sur ces deux tableaux, les résultats sont peu probants.
Si certaines dispositions de la loi CRPR se sont effectivement avérées utiles - bien qu'inégalement appliquées sur le territoire et parfois pour d'autres finalités que celles initialement envisagées (ainsi les dispositions destinées à la lutte contre la haine en ligne ou celles relatives à la dissolution d'associations) -, force est de constater que la plupart d'entre elles n'ont pas été suivies d'effets dans la pratique, ou sont passées à côté de la cible qui leur avait été assignée. C'est en particulier le cas des règles applicables aux associations, qui ont paradoxalement trouvé à s'appliquer de manière indiscriminée à la quasi-totalité des associations françaises, lesquelles ont parfois pu se sentir stigmatisées, à l'exception de celles qui, plus sujettes au séparatisme, ont opté pour une posture discrète leur permettant de se soustraire à ces nouvelles obligations.
S'agissant des dispositions relatives aux cultes, qui étaient sans nul doute parmi les plus contestées, le constat général est également en demi-teinte : si les cultes qui avaient déjà constitué des associations exclusivement cultuelles se sont dans leur vaste majorité conformés à leurs nouvelles obligations, l'objectif d'une restructuration de l'organisation des cultes au profit du régime « loi de 1905 » n'a pas été atteint. Dans un contexte d'insuffisante préparation des services de l'État, l'application de la loi s'est en outre traduite par des divergences de pratiques mal vécues par les acteurs et qui nécessitent encore un important travail pédagogique.
Sans remettre en cause le volontarisme des acteurs et l'utilité intrinsèque de certaines mesures, le Sénat ne saurait se satisfaire de ce bilan bien modeste dans le champ de la lutte contre les séparatismes. Alors que les enjeux liés au séparatisme n'ont en aucun cas reflué en France, un sursaut est nécessaire. En conséquence, le Sénat formule 16 recommandations pour se donner les moyens d'une application pleine et effective de la loi CRPR.
Ces recommandations concernent des domaines relevant de la commission des lois au nom de laquelle le rapport a été présenté. Elles ne portent donc ni sur le domaine de l'école ni sur celui du sport.
* 1 Décision n° 2022-1004
* 2 Décision n° 461962