Quels blocages et quel accès effectif ?
TABLE RONDE ANIMÉE PAR
LAURENCE ROSSIGNOL
SÉNATRICE DU VAL-DE-MARNE
Chers collègues, les sujets abordés dans cette table ronde se placent dans la continuité de la précédente. Nous nous intéresserons à deux angles de vue : comment se font les obstacles à l'IVG, y compris lorsque les législations prétendent garantir ce droit ? Qui sont les adversaires de l'IVG, d'où viennent-ils, quels sont leurs réseaux et quels sont leurs financements ? Nous avons affaire à des mouvements organisés disposant de beaucoup de moyens.
Avant de démarrer, je me permettrai d'évoquer quelques remarques qui me sont venues à l'esprit lors de la table ronde précédente.
D'abord, pour celles et ceux qui voudraient en savoir plus sur l'Equal Rights Amendment, je vous conseille de regarder l'excellente série Mrs. America sur Canal+. Elle raconte l'histoire du mouvement féministe américain dans les années 1970 et de la bataille sur l'Equal Rights Amendment. Je ne peux que vous la recommander. Par ailleurs, j'ai été convaincue par des obstétriciennes et gynécologues qui ont réalisé un long travail sur l'accès à l'IVG de ne plus parler de grossesses « non désirées ». La question du désir est infiniment plus complexe que celle de la volonté. Je pense que nous pouvons avoir des grossesses un peu désirées, mais pas voulues, pas programmées, pas choisies. Je parle plutôt, désormais, de grossesses imprévues ou non voulues. Je soumets cette remarque à la réflexion de celles et ceux qui nous écoutent.
Nous évoquerons dans un instant les relais politiques et les moyens dont se dotent les adversaires de l'avortement pour contourner et priver les femmes de ce droit. Nous recevons trois intervenants dans le cadre de cette table ronde :
- Neil Datta, directeur exécutif du Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs (EPF), réseau de députés européens engagés pour la promotion des droits sexuels et reproductifs. Il nous présentera l'architecture politique et financière globale des mouvements anti-IVG, notamment américains, et leur impact sur l'accès à l'avortement dans le monde ; il nous parlera peut être des Pays-Bas, parce que je ne passe pas mon temps à lire les programmes de toutes les extrêmes droites européennes : je ne sais pas ce qu'ils contiennent en matière d'accès à l'avortement ;
- Jeanne Hefez, chargée de Plaidoyer pour l'ONG internationale Ipas, dont les travaux mettent en lumière l'exportation des mouvements anti-choix à l'international, au sein des sphères de l'ONU, et en Afrique tout particulièrement ;
- Amandine Clavaud, directrice des études, directrice de l'Observatoire Égalité femmes-hommes de la Fondation Jean-Jaurès, co-autrice de l'excellent rapport intitulé Droits des femmes : combattre le « backlash » publié en février dernier par Equipop et la Fondation Jean-Jaurès. Elle fera un point sur les blocages et régressions à l'oeuvre actuellement en Europe, en Pologne et en Hongrie, mais aussi en Italie et en Suède.
Je laisse sans plus tarder la parole à Neil Datta.
INTERVENTION DE NEIL DATTA
DIRECTEUR EXÉCUTIF DU
FORUM PARLEMENTAIRE EUROPÉEN
POUR LES DROITS SEXUELS ET REPRODUCTIFS
(EPF)
Merci beaucoup pour cette invitation. Mon organisation est une organisation de parlementaires. Je suis ravi d'être présent ici, au Sénat, car c'est ici qu'elle a été fondée il y a vingt-trois ans grâce au sénateur Lucien Neuwirth, bien connu dans ce domaine. C'est un réel plaisir d'être présent parmi vous.
Permettez-moi d'aborder la question des mouvements anti-choix et anti-genre et leur organisation. Cette présentation devrait répondre à certaines questions posées lors de la table ronde précédente. Je m'intéresserai à trois questions en particulier : qui sont-ils ? Comment sont-ils financés ? Quelles sont leurs idées et leurs stratégies ? Je terminerai par quelques conclusions. Je reviendrai également sur quelques sujets abordés lors de la discussion précédente.
Qui sont-ils ? Je vous projette ici une suite de logos de différents mouvements anti-genre principalement actifs en Europe. Certaines organisations sont présentes à l'échelle nationale - vous allez reconnaître la Fondation Jérôme Lejeune ici en France, le ECLJ (European Centre for Law & Justice). Le Centre européen pour le droit et la justice est basé à Strasbourg, ainsi que des organisations nationales de différents pays européens, et des organisations de la droite chrétienne américaine qui se sont internationalisées ici en Europe. Nous reviendrons là-dessus. On se souvient également tous de La Manif pour tous, il y a dix ans.
Qui sont ces groupes ? D'abord, il faut comprendre que ce sont essentiellement, en Europe, de nouveaux acteurs dans la société.
Cette nouvelle contestation sur les droits à l'IVG et d'autres questions de progrès social ne vient pas du bas. Elle n'est pas issue de la société. Ces contestations viennent de certaines organisations bien précises. Ces dernières sont bien organisées. Il est important de comprendre ce qu'il se passe. Ces nouveaux acteurs sont essentiellement des ONG, des think tanks, certains partis politiques nouvellement créés. Ils sont souvent d'inspiration religieuse mais, surtout dans un contexte européen, ils camouflent cette inspiration. Ils apparaissent comme étant laïcs et ne mettent pas en avant leurs convictions religieuses, mais revêtent d'autres apparences. Ils seraient pour la liberté de pensée, pour la liberté de religion, pour le droit des parents, par exemple.
Aussi, ils occupent une place intéressante sur l'échiquier politique. Ils sont proches de la droite traditionnelle et aussi de l'extrême droite, de la droite alternative, comme on l'appelle dans certains pays. Ils peuvent fréquenter les deux milieux assez aisément.
Anne Légier évoquait les cibles des mouvements anti-choix dans la discussion précédente. Nous pouvons en identifier cinq, à commencer par la santé, la procréation et la reproduction. S'y ajoutent les droits LGBT et le mariage pour tous, puis les questions de genre. Nous ne devons pas trop réfléchir à ce qu'ils incluent dans les questions de genre : il suffit d'inscrire le mot « genre » quelque part pour provoquer une réaction allergique. La quatrième cible est celle des droits des enfants. Dans une enceinte comme celle-ci, on a parfois tendance à l'oublier, mais qui a le dernier mot pour décider du bien-être de l'enfant ? Est-ce la famille traditionnelle, patriarcale ? Dans certains pays, et notamment les pays nordiques, il existe un système assez interventionniste pour protéger le droit de l'enfant. Ce dernier est reconnu comme ayant des droits à part entière au-delà de celui de la famille.
Enfin, la dernière cible est celle de la liberté de religion. Ces personnes considèrent que leur liberté de religion est plus importante que le droit d'autrui d'accéder à des soins de santé et peut justifier la pratique de discrimination. Cette liberté de religion s'applique essentiellement aux chrétiens, pas aux autres religions.
De façon générale, nous constatons une laïcisation, une sécularisation du langage. On fait passer de vieilles idées religieuses par une sorte de « lessive » pour en faire ressortir des idées et un vocabulaire qui ressemblent à celui des droits humains modernes.
Venons-en à quelques grandes tendances avec ces acteurs anti-droits et anti-genre.
Nous observons d'abord une professionnalisation. Sur la carte de l'Europe projetée actuellement, vous pouvez voir l'implantation de certaines organisations de la droite chrétienne américaine. Vous pouvez y lire les noms de Bruxelles, Strasbourg, Genève, Vienne et Rome. Ces acteurs ne sont pas à Paris, pas à Berlin, pas à Madrid. Ils ont choisi ces villes parce que ce sont les centres d'institutions internationales qui abordent les questions des droits humains. C'est pour cette raison que l'on relève une concentration à Bruxelles, à Strasbourg et à Genève. En se professionnalisant, ces organisations apprennent le fonctionnement des institutions internationales. Elles savent produire un projet de loi, un amendement, et cetera. Elles ont des relais, des alliés politiques qui peuvent faire avancer leurs propres idées.
On observe également une transnationalisation de ces mouvements. Chacun de ces groupes qui existe à l'échelle nationale - les groupes Français que vous connaissez ont des homologues en Allemagne, en Suède, aux Pays-Bas... - organise des réunions où sont partagées des stratégies.
Nous connaissons plusieurs de ces réunions : le Congrès mondial des familles, Agenda Europe et le Réseau politique des valeurs que Jeanne Hefez nous exposera sans doute plus tard. Sur ces questions de transnationalisation, j'ai amené un rapport, intitulé Restaurer l'ordre naturel, qui explique comment ces mouvements se sont organisés à partir de 2013 pour former des stratégies et lancer des initiatives dans une petite quinzaine de pays.
Ensuite, nous avons identifié tous les mouvements anti-genre qui existent en Europe. Nous avons pu en répertorier plus de 120.
Après un travail de recherche, nous avons trouvé les détails financiers et comptes annuels de cinquante-quatre d'entre eux en Europe. Entre 2009 et 2018, sur ces cinquante-quatre organisations, des ONG, des fondations, et cetera..., nous avons pu identifier plus de 700 millions de dollars entrant dans ce mouvement en Europe. Au début de la décennie, ils touchaient moins de 20 millions de dollars par an. À la fin de la décennie, en 2018, ils touchaient plus de 80 millions de dollars par an. Si votre budget est multiplié par quatre, vous pouvez faire bien plus de choses. Nous sommes en train de mettre à jour ces données pour les publier en amont des élections européennes l'année prochaine. Je peux d'ores et déjà indiquer que les financements ont encore augmenté. On parle plutôt de 120 à 130 millions de dollars par an en Europe.
D'où vient cet argent ?
Nous avons identifié trois zones géographiques d'origine, à commencer par les États-Unis. La droite chrétienne américaine s'est internationalisée et est présente ici, en Europe, où elle dispose de bureaux permanents. Les Américains amènent l'expérience professionnelle américaine dans les sciences juridiques. Ce sont donc des avocats qui établissent leurs bureaux ici, en Europe, et cherchent des contentieux juridiques pour les mener au tribunal. Ensuite, il y a la Russie. Ce sont essentiellement des oligarques qui financent des mouvements et des partis politiques d'extrême droite. Je crois que vous êtes conscients des acteurs qui pourraient être concernés. Enfin, la plupart des financements - plus de 430 millions d'euros - viennent d'Europe même. Ce sont nos riches qui financent ce mouvement extrémiste anti-droits en Europe. Dans certains pays, comme la Hongrie ou la Pologne, ils bénéficient d'un soutien de l'État.
Venons-en à certaines de leurs idées et de leurs stratégies.
D'abord, il y avait un réseau bien organisé, intitulé Agenda Europe. Il organisait des réunions annuelles et rassemblait plus d'une centaine des mouvements anti-genre et anti-choix à l'échelle européenne au cours d'un sommet annuel. Ces acteurs disposaient d'un manifeste commun intitulé Restaurer l'ordre naturel. Dans ces 130 pages, ils indiquent que leurs idées ne sont pas fondées sur des croyances religieuses, mais sur la loi naturelle. Nous assistons ici à un exemple de laïcisation de leur langage. Si on connaît bien ces acteurs, on comprend que la « loi naturelle » fait référence à certains principes catholiques. C'est ainsi un genre de code pour renvoyer à certaines idées religieuses tout en passant pour laïc auprès d'un public plus large.
Dominique Vérien, présidente. - Catholique ou chrétien ? Les mouvements évangéliques sont aussi très présents.
Neil Datta. - L'origine intellectuelle de ces idées est essentiellement catholique. Elles ont ensuite été adoptées par d'autres confessions chrétiennes.
Leur façon d'organiser leur pensée n'est pas d'être contre certaines idées. Ils ne sont pas contre l'IVG, ils ne sont pas contre les droits sexuels, et cetera..., mais ils sont « pour » certaines idées. Ils sont pour la vie dès le moment de la conception jusqu'à la mort naturelle, ce qui a trait à l'IVG, à l'euthanasie, au droit de mourir dans la dignité. Ils sont pour la famille, qui est traditionnelle, patriarcale, hétérosexuelle. Enfin, ils sont pour la liberté, religieuse essentiellement. Ma liberté religieuse est plus importante que vos droits et que vos protections.
L'un des réseaux importants est le réseau politique des valeurs. Il s'est réuni à Bruxelles en 2017, et disposait de son propre plan d'action, dont je vous projette un extrait. Il faisait état d'une stratégie sur l'IVG : prévention, restriction, interdiction. La prévention ne concernait pas une promotion de l'accès à la contraception mais la création d'obstacles à l'accès à l'IVG reconnu selon nos droits légaux pour la femme.
Je crois que j'ai abusé de mon temps. Je terminerai donc là-dessus.
Laurence Rossignol. - Vous n'avez pas abusé de votre temps mais il faut le partager entre plusieurs intervenants, notamment parce que vos sujets sont similaires.
Je propose que Jeanne Hefez prenne la parole. Vous pourrez ensuite compléter ce qui n'aurait pas été dit.
INTERVENTION DE JEANNE HEFEZ
CHARGÉE DE PLAIDOYER
POUR L'ONG IPAS
Bonjour à toutes et à tous. Je représente Ipas, dont l'unique mission est d'élargir l'accès à l'avortement, en passant par un renforcement des systèmes de santé, l'accompagnement de gouvernements et la création de stratégies politiques visant la dépénalisation. Nous disposons de bureaux dans une vingtaine de pays à travers le monde, surtout là où l'avortement est fortement criminalisé.
Comme EPF, nous traquons depuis plus de quinze ans le mouvement anti-genre. Cette recherche vise à démasquer et à désenclaver les offensives de ces acteurs avec nos partenaires de terrain, les médias, la société civile, le monde médical et le monde féministe. Il nous est impossible de sécuriser nos acquis aujourd'hui sans vraiment comprendre nos détracteurs. C'est donc le sujet de mon intervention ce matin.
Neil Datta le disait, ces acteurs, et surtout ceux dont nous parlons ce matin, sont spécifiquement engagés contre l'idéologie de genre. Ils utilisent l'opposition aux droits et santé sexuels et reproductifs (DSSR) et aux droits LGBT comme un principe d'organisation pour attirer des fonds et de l'influence politique à des fins discriminatoires et antidémocratiques. Aujourd'hui, nous considérons que les défis qui sont posés aux espaces nationaux, régionaux et internationaux sont sans précédent, et qu'on assiste à une destruction d'une grande partie des acquis de nos droits humains du siècle dernier.
Qu'est-ce que la gestation pour autrui, l'accord de commerce de Cotonou, l'Union européenne, la peine de mort qui criminalise l'homosexualité en Ouganda et le droit à l'avortement peuvent avoir en commun ?
Ces thématiques, qui pourraient sembler très distinctes, ont toutes été abordées la semaine dernière au siège de l'ONU lors d'un rassemblement anti-droits de la plus haute envergure, à l'occasion du 75e anniversaire de la Déclaration des droits de l'homme. Le cinquième sommet transatlantique organisé sous le thème « Unir les cultures pour la vie, la famille et les libertés » était organisé par le Réseau politique pour les valeurs (PNfV) et ses alliés. Le PNfV est une plateforme d'origine ibérique ultra-conservatrice, l'une des plus puissantes du monde. Elle tente d'influencer des politiques internationales en travaillant de très près avec des think tanks ultra-conservateurs, des ONG fondamentalistes et d'extrême droite américaine, ainsi que des fondations privées chrétiennes et des pays comme la Hongrie. Je signale aussi que Katalin Novák, aujourd'hui présidente de la République de Hongrie, en était la présidente jusqu'à il y a quelques années.
Depuis plus de dix ans, le PNfV se consacre à renverser le système des Nations Unies et à éroder le droit de populations historiquement marginalisées. La semaine dernière, on a vu plus de 200 dirigeants politiques et civiques de quarante pays à New York, parmi lesquels le ministre de la Protection de l'enfance de l'Équateur, la ministre des femmes du Nigeria, des députés du Paraguay, de la Finlande, du Panama, de la Colombie, du Brésil, des membres du Parlement européen ; Sam George, un député du Ghana qui a joué un rôle clé dans la loi visant à criminaliser les droits LGBT au Ghana, ainsi que Lucy Akello, une députée de l'Ouganda qui a joué un rôle central dans la loi pénalisant l'homosexualité en Ouganda. Le député de l'Argentine - c'est à propos - y a dit « il n'est pas possible qu'aujourd'hui l'endroit le plus dangereux au monde soit l'utérus, là où la vie humaine est la plus menacée ».
Cette réunion de partage de bonnes pratiques et de renforcement des synergies intervient à un moment de grande anxiété mondiale, en particulier face aux efforts visant à affaiblir les espaces multilatéraux comme l'ONU, et par ce même biais les droits des femmes. Elle montre à quel point le mouvement anti-droits a pénétré de hautes sphères du pouvoir, et comme il est aligné autour de certaines thématiques opportunistes pour un agenda mondial commun qui va au-delà de l'Europe.
Nous constatons ces dernières années un changement d'échelle des offensives, une rapidité, une sophistication de leur stratégie avec une intensification de ces réseaux qui sont originaires d'Europe et des États-Unis.
Je parlerai ici de quelques stratégies, sans trop aller dans le détail.
Vous l'avez compris, on constate le ciblage du genre et de la diversité de genre à l'ONU et dans les espaces diplomatiques régionaux. Depuis quelque temps, nous faisons face à une paralysie normative pendant les négociations, voire parfois des régressions, ou en tout cas un ralentissement des négociations qui traitent des droits sexuels et reproductifs, du genre et qui sont censées les promouvoir.
C'est notamment le cas au moment de la Commission annuelle sur le statut de la femme. L'opposition attaque directement le système de l'ONU. Elle prône le retrait des accords, le dé-financement et la dé-légitimation de ces agences. Elle discrédite les mécanismes tout en abusant de stratégies d'entrisme, en formant des diplomates à participer à ces réseaux, en créant des ONG et des systèmes parallèles de droits humains qui n'ont aucune légitimité légale, comme le consensus de Genève. Ils utilisent les cours régionales des droits humains pour une mise en réseau transnationale permanente avec une approche beaucoup plus technocratique qu'avant, avec une orientation constitutionnelle qui s'inspire beaucoup de groupes juridiques américains. Ils investissent dans le renforcement de capacités à l'international en litige stratégique anti-avortement. Nous voyons des groupes autrichiens, par exemple, qui mettent en place des réseaux contentieux pro-vie en Ouganda.
Ce constat ne se limite pas aux Nations Unies. On le voit aussi au niveau de la Cour interaméricaine, qui est menacée depuis 2013 de coupe budgétaire par le parti républicain américain qui l'accuse de violer la souveraineté nationale au nom du droit à l'avortement et des droits LGBT dans les Amériques. On entend ces mêmes arguments à l'Union africaine et contre la Commission européenne. Le groupe ECLJ a publié son deuxième rapport l'année dernière, qui met en lumière la soi-disant collusion entre l'organisation Open Society Fondations de George Soros et les cours de la Commission européenne.
On les retrouve aussi là où on les attend moins : à l'OMS certes, mais aussi au sein de l'accord de Cotonou, un accord économique entre les États d'Afrique, des Caraïbes et de l'Union européenne. Il repose sur trois piliers de coopération, de développement économique et commercial. A priori, cet accord n'avait pas connu de remise en cause depuis ses vingt ans d'existence, mais des dispositions récentes, introduites sur le genre et sur la santé, en ont fait un cheval de Troie de l'opposition. Nous avons vu un think tank néerlando-américain, le Christian Council International, le Political network for values, l'organisation américaine Family Watch International, lancer une croisade sans précédent contre l'accord commercial européen, avec un lobbying intense auprès de gouvernements africains et caribéens. Ils ont détourné le langage, démonisé la nature de l'accord, provoquant des conférences de presse en Namibie ou au Nigeria, des mobilisations, des pétitions. Ils ont fait un excellent travail, suscitant l'indignation de certains gouvernements qui ont menacé de se retirer de l'accord. Certains s'en sont retirés. Surtout, les négociations ont été ralenties.
À la suite de l'adoption par le Parlement ougandais, en avril 2023, du projet de loi qui a criminalisé l'homosexualité, les groupes transnationaux ont organisé une conférence interparlementaire régionale où ils ont décrit l'accord commercial comme une menace existentielle pour les familles et les enfants africains. À la tête de ces accusations, on trouve les dirigeants européens de Christian Council international et de Family Watch International, qui ont été félicités par la première dame de l'Ouganda, Janet Musevini. Je vous laisse apprécier l'ironie de ces rapports. Pour rappel, la loi qui vient d'être votée en Ouganda est le fruit de longues années de travail de groupes qui sont aussi internationaux que nationaux.
Ces groupes dont nous sommes en train de parler aujourd'hui, comme Family Watch International et leurs partenaires parlementaires, font tout pour affaiblir les lois et les normes internationales qui protègent l'égalité de genre, l'avortement et le droit des minorités en Afrique. Ils sont également très mobilisés contre l'éducation complète à la sexualité, les directives de l'Unesco, en mobilisant la panique morale, les droits parentaux, en citant un complot féministe international promouvant l'homosexualité et la masturbation des enfants. Des États-Unis au Panama ou au Sénégal, on trouve une grande collusion entre ces groupes ultra-conservateurs et des écoles au niveau local. Vous rencontrez également ce problème en France. Les actions peuvent s'apparenter à des censures, à des mouvances anti-pornographie ou pour l'éducation à la maison, et cetera.
On observe également une instrumentalisation du pouvoir judiciaire. Nous l'avons vu l'année dernière avec la révocation de Roe v. Wade.
Comme pendant la période de la Global Gag Rule, ou La règle de Mexico City, qui censure et qui coupe les financements des organisations internationales et des structures médicales qui offrent des services d'avortement, mis en place pendant des administrations républicaines ou en tout cas depuis les vingt dernières années, on constate que la révocation de la jurisprudence Roe v. Wade a déjà eu des impacts négatifs sur des processus législatifs à l'international. Au Kenya et au Nigeria, ce revirement jurisprudentiel a été cité lors de contestations de processus législatifs progressifs en faveur des droits sexuels et reproductifs en Éthiopie. En Afrique, on a assisté à un effet galvanisant du mouvement anti-avortement. En Inde, l'arrêt a également été cité par des mouvements anti-avortement.
Ces groupes travaillent en partenariat ou pour les organisations dont Neil Datta et moi avons parlé. Nous observons depuis ces dernières années une localisation en Afrique du personnel de ces organisations américaines et européennes qui vont recruter un leadership africain, ouvrir des bureaux au sein de l'Union africaine et embaucher des visages locaux pour leurs plaidoyers. Ils deviennent plus créatifs, plus efficaces. Ils s'inspirent aussi de notre activisme. Ils gagnent en visibilité. Un groupe de mobilisation digitale ultra-conservateur d'origine espagnole qui apparaissait dans le diaporama de Neil Datta, Citizen Go, a été décisif dans la fermeture de centres de soins de santé de la reproduction au Kenya, sous prétexte qu'ils offraient des soins d'avortement illégaux.
On constate également une prolifération du militantisme anti-avortement à l'Américaine, avec des vigiles devant des cliniques, des marches pour la vie au Nigeria, ou encore une stratégie de centres de grossesse en crise qui est encore discrète en Afrique, mais qui ne saurait tarder à s'amplifier. Cette stratégie très utilisée en Europe et aux États-Unis consiste à offrir des soins de santé gratuits aux femmes pauvres en les incitant à ne pas avorter, à essayer de les convaincre de poursuivre leur grossesse. Elle peut aussi passer par des formations du corps médical en objection de conscience en se concentrant sur les assistantes sociales, les infirmières, pour les inciter à objecter, ce qui est particulièrement pernicieux.
Vous l'avez compris, tout ceci a un impact direct sur la vie des femmes, sur leur choix reproductif, sur les personnes LGBT et sur leur famille. Cela enflamme les hostilités au niveau communautaire. Au niveau national, même si l'opposition n'est pas forcément nouvelle ou importée, l'extrémisme et le populisme viennent aggraver ces initiatives et se lient à d'autres tendances mondiales, antiféministes et nationalistes. Le genre devient un véhicule de politique antidémocratique et permet une normalisation de ces discours extrémistes avec des passerelles soi-disant inoffensives comme le droit des parents.
En conclusion, je dirais qu'il est temps de réfléchir à des réponses collectives et d'entériner notre soutien aux actions et aux organisations de terrain, de recherche, au renforcement des institutions démocratiques et à la survie et au maintien des espaces multilatéraux.
Il nous faut forger un consensus politique auprès de nos instances sur la valeur fondamentale et inaliénable de ces droits et de leur interdépendance, dont l'accès à l'avortement et la santé sexuelle et reproductive sont bien sûr une pierre angulaire.
Je vous remercie.
INTERVENTION D'AMANDINE CLAVAUD
DIRECTRICE DES
ÉTUDES, DIRECTRICE DE L'OBSERVATOIRE DE L'ÉGALITÉ
HOMMES-FEMMES DE LA FONDATION JEAN-JAURÈS
Merci à la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes du Sénat pour cette invitation.
La Fondation Jean-Jaurès est une fondation politique reconnue d'utilité publique. À ce titre, nous travaillons sur l'ensemble des politiques publiques, dont font partie les questions d'égalité femmes-hommes. Nous sommes particulièrement engagés sur le sujet, notamment en matière de défense des droits et santé sexuels et reproductifs (DSSR).
Pour cette intervention, je m'appuierai sur le rapport que nous avons produit, Droit des femmes, combattre le « backlash », avec Equipop, ainsi que sur l'essai que j'ai écrit, Droit des femmes, le grand recul, publié aux Éditions de l'Aube en mars 2023. Il traite notamment de l'impact de la crise sanitaire sur les droits des femmes en Europe.
Nous l'avons vu à l'occasion de la première table ronde, le droit à l'avortement est protégé par des textes internationaux. En dépit de cela, il persiste un certain nombre d'obstacles structurels, politiques, législatifs. Il subsiste une certaine hétérogénéité entre les pays : l'avortement est autorisé dans seulement 77 pays ; il est complètement interdit dans 22 pays. D'après un rapport du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), près d'une femme sur deux dans le monde ne dispose pas librement de son corps.
Autre conséquence, d'après le Guttmacher Institute, près d'une IVG sur deux est réalisée dans des conditions non sécurisées pour les femmes. On le sait, une femme qui ne souhaite pas poursuivre une grossesse mettra tout en oeuvre pour y mettre fin, en dépit des dispositifs législatifs qui l'interdiraient.
L'accès à l'avortement dans l'Union européenne est autorisé dans vingt-cinq États membres sur vingt-sept. Malte et la Pologne l'interdisent quasiment totalement, de même qu'Andorre et le Vatican. Je m'arrêterai sur plusieurs exemples au niveau européen, notamment en termes de stratégie et de traduction politique que ces mouvements anti-droits mettent en oeuvre lorsqu'ils sont au pouvoir - mouvements anti-droits que l'on retrouve principalement au sein de partis d'extrême droite et de la droite populiste.
Le cas de la Pologne est assez emblématique. Il est aujourd'hui quasiment impossible d'y avorter, sauf en cas de danger pour la vie de la femme, de viol ou d'inceste.
Cette législation est en place depuis janvier 2021. Elle est issue d'une longue bataille menée par le parti conservateur Droit et justice depuis son arrivée au pouvoir en 2015. Il n'a cessé de vouloir interdire l'accès des femmes à l'IVG. Il a profité de la crise sanitaire pour tenter de faire adopter ce projet de loi parce que les confinements ne permettaient pas la mobilisation des populations. Il a ainsi fait en sorte de considérer les IVG comme non essentielles.
Ce projet de loi n'est pas passé à ce moment-là, mais il a abouti en janvier 2021. On estime qu'environ 200 000 avortements clandestins sont réalisés chaque année en Pologne depuis l'entrée en vigueur de cette législation. Le collectif polonais Avortement sans frontières a aidé 33 000 femmes à avorter entre janvier 2021 et janvier 2022. Surtout, on déplore la mort de plusieurs femmes polonaises parce que les médecins ont refusé d'intervenir par peur de poursuites judiciaires, ces derniers risquant trois ans de prison. C'est donc la santé des femmes, et leur vie, qui sont clairement et concrètement mises en danger.
Autre élément de criminalisation des femmes, depuis la mise en place d'un arrêté ministériel en juin 2022, les médecins sont obligés de notifier les femmes enceintes dans un registre. Les militantes féministes sont particulièrement menacées. J'en veux pour preuve Marta Lempart, cofondatrice du mouvement La grève des femmes, actuellement menacée de mort. Elle est placée sous protection judiciaire. J'évoquerai également le cas de Justyna Wydrzynska, militante féministe reconnue coupable par la justice d'avoir prêté assistance à la pratique d'une IVG, condamnée à huit mois de travaux d'intérêt général. Enfin, dernière trouvaille dans la criminalisation des femmes polonaises, un laboratoire polonais a mis au point, à la demande du gouvernement conservateur, un test qui permettrait de savoir si une femme a eu recours ou non à une IVG médicamenteuse.
Les récentes élections législatives, qui ont eu lieu en Pologne en octobre 2023 et qui ont vu la victoire du bloc libéral et de centre gauche, marquent un vrai tournant. Nous l'avons vu, l'avortement a été un élément de mobilisation, notamment de la part des jeunes et des femmes. À noter, l'opinion publique polonaise est très largement favorable à l'avortement, à près de 84 %. Nous voyons donc un hiatus entre le gouvernement conservateur et l'opinion publique.
Nous faisons exactement le même constat aux États-Unis, où le droit à l'avortement est très largement plébiscité par la population. Il nous faudra donc suivre le sujet avec une attention particulière, pour voir si Donald Tusk, le leader de l'opposition qui a promis de libéraliser l'avortement, parviendra à faire voter cette loi. La gauche a déjà déposé deux propositions de loi, mais la signature du président polonais, Andrzej Duda, est nécessaire à leur promulgation. Ce dernier est proche du parti Droit et justice. Ainsi, une vraie bataille va s'enclencher. Elle devra être suivie avec attention.
J'aimerais également évoquer l'exemple de la Hongrie. En Pologne, nous parlions d'un cadre législatif contraignant. En Hongrie, l'avortement est autorisé jusqu'à douze semaines. Pourtant, dans les faits, il est de plus en plus difficile d'y accéder. Le gouvernement de Viktor Orbán, un conservateur, n'a cessé de multiplier les atteintes. Aujourd'hui, le gouvernement oblige les femmes qui souhaitent avorter à écouter les battements de coeur du foetus pour les en dissuader. À noter que le chef de ce gouvernement a été l'hôte d'un sommet sur la démographie où l'on retrouvait tous les acteurs anti-droits cités par Neil Datta et Jeanne Hefez.
Ils s'attaquent aux droits des femmes, aux droits des personnes LGBT, aux droits des personnes migrantes. C'est à l'ensemble des droits humains qu'ils s'attaquent. Pour eux, la bataille contre le droit à l'avortement va de pair avec une politique nataliste. Ils considèrent que les femmes doivent faire davantage d'enfants.
Viktor Orbán a trouvé une alliée de choix, puisque la présidente Katalin Novák était présente au sommet international Women deliver, à Kigali, en juillet dernier. Et elle est intervenue pour parler de la politique en matière d'égalité femmes-hommes en annonçant en guise d'objectif principal de cette politique l'augmentation de la fécondité. Elle déclarait même qu'elle espérait que sa fille ait dix enfants si elle le souhaitait.
Passons maintenant de l'autre côté des Alpes, en Italie. Là aussi, l'avortement est autorisé jusqu'à douze semaines depuis la loi de 1978. Mais on le sait, cet avortement est très difficile d'accès en raison de la clause de conscience invoquée par près de 70 à 90 % des médecins dans certaines régions, d'après les chiffres du ministère de la Santé italien de 2021.
Depuis l'arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni, leader du parti d'extrême droite Fratelli d'Italia, les craintes sont réelles concernant la remise en cause du droit à l'avortement. Elle a fait campagne sur plusieurs slogans, notamment celui du « droit de ne pas avorter ». Elle souhaite mettre en place un fond pour supprimer les causes économiques et sociales qui conduiraient les femmes à avorter. Au sein de son gouvernement, elle a nommé une ministre de la Famille, de la natalité, de l'égalité des chances, Eugenia Roccella, connue pour ses positions anti-avortement et anti-mariage pour tous. Dès son arrivée au pouvoir, le sénateur Mauricio Gasparri, du parti Forza Italia, équivalent de la droite, a porté une proposition de loi visant à modifier l'article 1 du Code civil pour faire en sorte de remettre en cause le droit à l'avortement, notamment en faisant reconnaître le foetus comme une personnalité juridique. Nous retrouvons le même combat porté aux États-Unis.
Enfin, nous le voyons lorsque l'extrême droite est au pouvoir, notamment à la tête de certaines régions en Italie, elle remet en cause le droit à l'avortement ou, en tout cas, souhaite contourner les dispositifs législatifs.
Je peux citer trois exemples à ce sujet : dans le Piémont, des aides financières sont mises en place pour convaincre les femmes de ne pas avorter. Là aussi, des organisations anti-choix ont été financées. Dans les Marches, l'extrême droite a refusé d'appliquer une directive nationale qui permet l'accès à une IVG médicamenteuse. Troisième exemple, il a été proposé plusieurs fois dans les Abruzzes de mettre en place des sépultures pour foetus avortés. Cette proposition n'a pas récolté les voix nécessaires, mais nous assistons bien à des tentatives répétées pour réduire l'accès à l'IVG des Italiennes.
Giorgia Meloni s'attaque aussi aux droits des personnes LGBTQI+ et à leurs DSSR. Elle a déclaré « oui à la famille naturelle, non aux lobbies LGBT ». De fait, elle souhaite effacer des actes de naissance le nom de la mère non biologique pour les couples de femmes qui auraient eu recours à la PMA. Nous observons là les multiples atteintes et les différents fronts qui sont attaqués, et les réelles menaces que l'on peut voir peser sur les femmes italiennes.
Mon dernier exemple concernera la Suède. Le pays est souvent cité, à juste titre, pour sa politique en matière d'égalité. Il figure souvent en tête de l'ensemble des classements au niveau international. Pourtant, les menaces existent. En dépit du fait que l'avortement est autorisé jusque dix-huit semaines, il faut rappeler que l'arrivée au pouvoir de la coalition de la droite et de l'extrême droite pourrait nuire à ce droit ou le fragiliser.
Je m'intéresserai notamment au cas de la vice-présidente du Parlement, Julia Kronlid. Elle est connue pour ses positions anti-avortement. Elle a déposé pas moins de cinquante-quatre motions en l'espace de douze ans pour restreindre ce droit en Suède, en attaquant différents biais : le délai de recours, la question de la limitation pour les IVG tardives, ou encore l'introduction d'une clause de conscience qui n'existe pas dans la loi suédoise.
Le gouvernement suédois a par ailleurs annoncé dès son élection qu'il souhaitait abandonner la diplomatie féministe. La Suède était pourtant l'un des pays pionniers en la matière et l'avait mise en place dès 2014.
Nous voyons bien, là encore, les différentes attaques auxquelles les femmes font face en Europe.
Dans les différents exemples que j'ai cités, en Pologne, en Hongrie, en Italie ou en Suède, malgré les cadres législatifs - qu'ils soient restrictifs ou non -, nous observons toujours un hiatus entre la loi et son effectivité. Les atteintes sont multiples, les ressorts identiques. Ils sont issus de ces mouvements anti-droits, qui trouvent leur traduction politique au sein des partis d'extrême droite et de la droite populiste. Leur objectif principal est d'attaquer en premier lieu les DSSR des femmes, ce qui montre bien combien ces derniers sont fragiles.
Pour conclure, j'insisterai sur le caractère crucial et déterminant des élections européennes de juin 2024. Elles nécessiteront la mobilisation de toutes et de tous, parce que c'est dans ces enceintes, aussi, que les mouvements anti-droits trouvent leur traduction et parviennent à peser dans les décisions. C'est pour cette raison que l'ensemble des associations féministes souhaitent que l'IVG soit inscrite dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
Je souhaitais également mentionner la question de la régulation des plateformes, et notamment des réseaux sociaux, face à ces mouvements. Ces acteurs y prospèrent de manière massive, en usant de désinformation, en utilisant des sites Internet qui ont toute l'allure de sites gouvernementaux. Or ces sites font en sorte de dissuader les femmes d'avorter, par le biais notamment de lignes d'écoute.
L'Union européenne doit absolument se mobiliser sur cet élément, parmi tant d'autres. D'ailleurs, en France, un délit d'entrave à l'IVG numérique a été adopté en 2017 ; l'Europe devrait largement s'en inspirer.
Merci.