C. TABLE RONDE SUR LE THÈME « LE PARLEMENT ET L'ÉVALUATION SCIENTIFIQUE ET TECHNOLOGIQUE
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je vous propose de poursuivre.
La seconde table ronde s'intéresse aux relations entre le Parlement et l'évaluation scientifique et technologique. En bonne langue internationale de la science, nous pourrions d'ailleurs parler de technology assessment. Comme vous le savez, la pratique de l'évaluation scientifique et technologique au service du Parlement s'est répandue partout au sein des économies développées. Cependant, ces modalités varient beaucoup d'un état à l'autre. L'une des originalités de l'OPECST est son intégration, particulièrement forte, au sein du Parlement. Certaines questions sont simples : quelles sont les caractéristiques de l'évaluation scientifique et technologique au profit du Parlement ? Comment la proximité, plus ou moins grande, avec celui-ci influence-t-elle les pratiques, le programme de travail, l'horizon des termes abordés et la conduite des études ?
D'autres questions sont plus délicates à envisager. L'évaluation scientifique et technologique pour le Parlement doit-elle être conçue uniquement comme un conseil scientifique au législateur dans une optique de promotion de la science ? Au contraire, doit-elle être vue avant tout comme un garde-fou contre les tentations du « tout technologique », comme une garantie de la dimension démocratique des choix scientifiques et comme un antidote au techno-solutionisme qui prévaut bien souvent ?
Pour lancer ce débat, je laisse la parole à Gérard Longuet, retenu aujourd'hui comme grand témoin. Non seulement, il a présidé l'Office durant de nombreuses années, mais il a également été ministre de l'Industrie et ministre de la Défense. Avec votre double casquette, parlementaire et ministérielle, vous pouvez, cher Gérard Longuet, apporter un éclairage intéressant sur la réflexion qui ressort de cette évaluation scientifique et technologique pour fournir une aide indispensable à la décision publique.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Vous savez que me laisser la parole est un danger car je ne la rends plus !
Premièrement, la technologie est un sujet qui passionne les parlementaires beaucoup plus que la science. En effet, elle touche de près les réalités économiques et industrielles, donc l'emploi.
J'appartiens à une génération qui est arrivée aux responsabilités à la fin des Trente Glorieuses et qui, médusée, a découvert le chômage de masse. En outre, pendant les vingt dernières années du siècle précédent, elle a été confrontée aux délocalisations et à la désindustrialisation. Elle les a considérées d'une façon extrêmement négative alors que les maux sont plus complexes qu'il n'y paraît. Autant la science fondamentale est l'apanage de quelques parlementaires passionnés, autant la technologie est davantage perçue comme un sujet partagé de préoccupation, car beaucoup plus proche des réalités de nos circonscriptions. Les deux sont intimement liées et je me garderai bien de fixer une frontière entre science et technologie. Cependant, les élus sont intéressés par les conséquences qu'entraîne la technologie. Autrement dit, il leur faut déterminer les cartes gagnantes et perdantes concernant les activités humaines qui les entourent.
Ma première expérience gouvernementale date de 1986. J'ai eu une chance inouïe, car je suis arrivé dans le domaine des télécoms au moment où nous abandonnions le téléphone et que nous commencions à parler de « télécommunications ». Ceci voulait dire qu'il ne s'agissait plus de transporter la parole par des systèmes analogiques. Ainsi, le retard français avait conduit, en 1974, les autorités gouvernementales et l'ingénieur général Gérard Théry sous l'autorité de Valéry Giscard d'Estaing, à passer directement à l'étape du téléphone numérique. La France qui était très en retard - « le 22 à Asnières » - est devenue l'un des premiers pays au monde à se doter d'une auto-commutation numérisée. Je n'y connaissais rien car j'ai reçu une formation juridique et littéraire. La découverte du code binaire a bouleversé ma vie. Nous savions que d'après la loi de Moore, la situation évoluerait de mieux en mieux et que de plus en plus de portes s'ouvriraient, mais sans savoir jusqu'à quel point. Nous ignorions si ce ne serait que le rendez-vous d'une génération ou si la loi de Moore se perpétuerait. Avec cette perspective ainsi ouverte, nous nous sommes rendu compte que des applications sans limite existaient. C'était grisant. Je me suis formé dans une sorte d'alternance entre le cabinet ministériel et le Centre national d'études des télécommunications (CNET). Le personnel était formidable et savait vulgariser. Ceci permettait à une personne sans expérience de comprendre rapidement l'état des possibles et ce qui allait se faire. Dans les années 1980, nous sommes rapidement parvenus à la conclusion que la numérisation de la société allait en bouleverser tous les aspects, à commencer par la politique. Par exemple, la diffusion des images et des sons devenait accessible et illimitée. Ainsi, en 1981, trois chaînes de télévision seulement existaient. Quelques années plus tard, l'offre était infinie. C'est toujours le cas aujourd'hui, avec les aberrations que nous connaissons. Tout cela est né du mariage entre le droit et la technologie. Il fallait libéraliser les usages, car une technologie qui n'est pas soutenue par un environnement juridique favorable ne peut s'épanouir, ce qui fait passer toute la société à côté d'une opportunité.
Je vais vous donner un exemple. En 1986 ou 1988, le minitel présentait de bonnes performances techniques pour un prix raisonnable alors que les ordinateurs personnels étaient encore chers. Le chiffre d'affaires généré chaque année par un minitel étant équivalent à son coût, la distribution gratuite de l'appareil était une providence pour France Telecom qui est devenu ensuite Orange. Ce système pouvait prévaloir tant que l'ordinateur personnel n'existait pas ou n'était pas accessible. La technologie de l'ordinateur accessible a ruiné le minitel, car nous sommes passés d'un système bon marché, intelligent, mais primitif à un système qui était très intelligent, souple, et qui offrait un grand nombre d'opportunités ne pouvant que progresser, non pas d'année en année, mais de trimestre en trimestre. Ceci a changé complètement les données du problème, qui était à la fois juridique et économique.
Je me souviens qu'un homme est un jour venu dans mon bureau, avenue de Ségur, pour m'annoncer la création de l'internet gratuit. Mais il n'y a pas de repas gratuit, donc je me suis enquis du payeur. Ce sera l'annonceur, m'a-t-il répondu, et il paiera parce qu'il aura des lecteurs. Il m'a expliqué que la technologie rendait possible un système où le consommateur, grâce à son accès gratuit au réseau, devenait un objet économique majeur pour l'annonceur. Celui-ci pouvait directement être en contact avec ce client potentiel. Voici ce que la technologie, le droit et l'économie ont vulgarisé. Désormais, nous savons tous que si nous accédons à quelque chose de « gratuit », cela signifie que nous avons été « vendus ». De fait, nous représentons une valeur pour ces personnes. Il n'est pas aisé d'encadrer ces situations.
Pour conclure, nous voyons bien que les émeutes récentes sont différentes de celles de 2005, elles-mêmes différentes de celles de 1968. Compte tenu de mon âge, j'ai plutôt connu 1968 que 2005, date à laquelle j'étais déjà un monsieur sérieux. C'était l'époque des radios périphériques, qui étaient diffusées par transistor, donc le mouvement social restait lié à une technologie de diffusion et d'accès à l'information. Lors des émeutes 2005, les radios numériques étaient davantage à l'oeuvre, soutenues par la popularisation du téléphone portable. En 2023, l'action des émeutiers repose sur la géolocalisation des téléphones portables et sur le « cinéma », tout ceci permettant de créer un évènement différent. Ce que je vais dire va peut-être vous choquer, mais une violence n'existe pas tant qu'elle ne se propage pas. Certes, elle est connue par ceux qui l'endurent et ceci est affreux. Néanmoins, à partir du moment où elle est diffusée en temps réel avec une localisation, elle devient un évènement d'une nature différente que la technologie rend possible et qui désarçonne les pouvoirs publics et en particulier les responsables de la sécurité. Cet exemple montre bien que nous ne pouvons ignorer la technologie et sa diffusion. C'est la raison pour laquelle l'Office parlementaire évalue la recherche ainsi que la technologie. L'exemple que j'ai pris, tiré de l'actualité immédiate, a pour mérite de montrer que, tel Prométhée, nous déclenchons des feux sans être certains d'en maîtriser toutes les conséquences.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci pour cette introduction. Je passe maintenant la parole à Marcus Scheuren qui dirige, au sein de l'administration du Parlement européen, l'organisme chargé de la prospective scientifique appelé Panel for the Future of Science and Technology.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - J'ai oublié de dire que j'ai siégé au Parlement européen pendant deux ans, de 1984 à 1986, et je pense que c'est à ce moment-là que la décision de créer le STOA a été prise. J'étais membre d'une commission compétente en matière de technologie et nous examinions des grands projets en matière spatiale ou concernant les télécommunications. Nous étions confrontés à une difficulté, la loi du retour. En 1986, l'Europe ne comptait pas vingt-sept États, mais seulement une quinzaine. Trois coopéraient de manière récurrente et les autres considéraient qu'il ne fallait pas « rester au balcon » et regarder les crédits passer. Nous effectuions des missions dans ces derniers États membres, comme le Portugal, pour savoir s'ils pouvaient s'associer à ces coopérations. Disposer d'un organisme d'évaluation technologique était une vieille demande du Parlement européen. Il s'agit surtout de savoir ce qui est utile et ce qui ne l'est pas. La question majeure des technologies est qu'elles sont souvent portées par des professeurs Nimbus, dont certains sont de vrais génies... et ce sont les plus dangereux sur le plan de la rationalité économique de l'investissement.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je vous remercie pour ces éclairages complémentaires ; je rappelle que Marcus Scheuren dirige le STOA. Cet organisme a pour but de d'intégrer une démarche d'évaluation scientifique et technologique au niveau de l'Union européenne, et plus précisément de son Parlement. Vous saurez donc certainement nous éclairer sur la façon dont le Parlement européen pratique l'évaluation afin d'anticiper les grands défis technologiques et scientifiques de demain.
M. Marcus Scheuren, directeur du STOA. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés et sénateurs, mesdames et messieurs, merci de m'accueillir parmi vous pour cette grande occasion et de me permettre de présenter le STOA, acronyme qui signifie Science and Technology Options Assesment. Je suis le chef d'une unité dénommée Scientific Foresight Unit qui assure le secrétariat d'une petite commission appelée Panel For the Future of Science and Technology. Je m'excuse par avance car je crois être le seul non-francophone, même si je me débrouille en français. J'ajoute que je ne suis ni scientifique, ni homme politique.
Je tiens à vous transmettre les salutations et les félicitations de notre président, le Dr Christian Ehler, ainsi que celles du vice-président du Parlement européen responsable du STOA, M. Marc Angel. L'OPECST est une sorte de grand frère pour nous. Alors que vous fêtez vos quarante ans aujourd'hui, nous venons juste d'atteindre le tendre âge de trente-six ans. Dans les années 1980, vous étiez donc déjà présents lors de notre fondation.
Nous sommes ensemble des membres fondateurs du Réseau parlementaire européen d'évaluation technologique (EPTA). Nous comptons actuellement environ douze membres permanents et douze membres associés, en Europe et dans le monde. Je vous transmets les salutations de nos collègues et vous remercie pour le choix du thème de cette table ronde. En effet, il est au coeur de notre activité et embrasse aujourd'hui l'essentiel du travail du législateur et des démocraties. Comme vous l'avez souhaité, M. le Président, j'ai organisé mon propos pour répondre à la question : l'évaluation technologique est-elle uniquement un conseil scientifique au législateur ou est-elle aussi un garde-fou contre la tentation du technosolutionisme ?
Pour commencer, je voudrais citer la grande biologiste américaine Rachel Carson qui considérait que « La science fait partie de la réalité de notre vie. Elle est le quoi, le comment et le pourquoi de tout ce que nous vivons. » Pour illustrer ceci, nous avons longtemps évoqué la crise liée à la Covid 19 pendant laquelle les décideurs du monde entier se sont tournés vers les scientifiques afin d'obtenir une base scientifique et des preuves pour étayer leurs décisions. Les législateurs ont donc été confrontés à l'évaluation de la science : les preuves changent lorsque de nouvelles données sont disponibles. Par conséquent, il reste toujours un élément d'incertitude, car les autres hypothèses étaient basées sur les probabilités de certains scénarios. Ainsi, les législateurs ont été amenés à se prononcer sur les questions éthiques et à gérer des risques qui nécessitent une contribution scientifique. Par exemple, quels groupes d'âge, quelles professions doivent avoir un accès prioritaire au vaccin ? Quelles mesures de quarantaine sont nécessaires et quels sont les coûts sociétaux et économiques liés à ces mesures ?
Les solutions scientifiques sont au coeur de la plupart des décisions politiques, mais l'évaluation des techniques est confrontée à de nombreux défis. Les aspects scientifiques et leurs conséquences sur la société sont devenus de plus en plus complexes. Les décideurs politiques ne sont normalement pas des experts en ces domaines et ont donc besoin d'une source fiable pour comprendre ces questions. En outre, le développement de la science, qui s'est accéléré lors de ces dernières années, exige une réponse rapide de la loi, comme en témoignent les récentes avancées dans les domaines de l'IA. Au niveau européen, nous sommes en train de travailler sur un AI Act. Avant de prendre mes fonctions au STOA, j'étais chef d'unité pour la commission spéciale consacrée à l'IA au Parlement européen. J'ai donc pu me familiariser avec les problématiques la concernant.
Nous sommes tous d'accord pour dire que la preuve scientifique est essentielle, mais qu'est-ce qu'une preuve scientifique ? Nous avons rappelé que les résultats scientifiques sont de nature statistique, donc traitent de probabilités. Or, il peut arriver que la réalité ne soit pas conforme au scénario central d'une étude, ce qui donne l'impression que la science s'est trompée alors que ce n'est pas le cas : c'est seulement qu'une solution moins probable que le scénario central est survenue. Vous noterez, par exemple, que le GIEC utilise toujours des probabilités dans ses scénarios et des projections au sein de ses rapports. Les conclusions scientifiques évoluent en fonction des nouvelles données.
Le processus scientifique procède par essais et erreurs. Cet état de fait est difficile à concilier avec le processus politique et la prise de décision, dans ce qui pourrait être perçu comme des volte-face ou des incohérences. Ceci risque de donner l'impression que les hommes politiques hésitent alors qu'ils ont simplement appris un élément nouveau. Par conséquent, les décisions nécessitent une évaluation minutieuse des options et des risques associés ainsi qu'une communication claire avec le public, sans trop de simplifications. Ce travail est notre contribution. Cependant, la nature incertaine de la science peut être un facteur de désinformation comme on a pu le constater sur le changement climatique, la Covid ou le débat sur le nucléaire. Les questions scientifiques peuvent être fortement politisées, ce qui conduit à la diffusion d'informations erronées, par accident, ou à la propagation de fausses nouvelles pour masquer les preuves et `alimenter les agendas politiques. L'administration Trump l'a fait à merveille. Le public risque de considérer les preuves, non comme des faits, mais comme des croyances ou des opinions qui seraient ouvertes à la discussion. Il convient donc d'opérer une distinction entre le doute artificiel et une véritable incertitude scientifique. Cela souligne également la nécessité de la communication.
Dans ce contexte, je voudrais mentionner le travail que nous effectuons au sein du STOA. De plus, il y a quatre ou cinq ans, nous avons lancé le European Science Media Hub, un réseau européen qui vise à mettre en relation les décideurs politiques, les scientifiques et les médias afin de mieux travailler ensemble et d'offrir une meilleure communication scientifique. Nous avons organisé en mai notre European Summer School à Strasbourg. Nous y avons réuni cent jeunes journalistes, qui ont dialogué avec des scientifiques et des membres du Parlement européen. Nous faisons cela tous les ans et il est très gratifiant d'observer la profondeur des discours et des échanges. Ces dernières années, nous pouvons tous constater une érosion de la confiance dans les institutions en général et dans la science en particulier. Il semble que l'expertise scientifique soit moins valorisée que par le passé. Lors de la crise sanitaire, beaucoup ont écouté les experts et nous avons reconnu leur importance. Pourtant, il existait aussi un large mouvement anti-vaccin et anti-masque. Ces premières impressions ne reposaient pas sur des bases scientifiques, mais il faut tout de même reconnaître qu'elles existaient et qu'il fallait y répondre. Ceci fait partie du travail politique. Il est important de protéger le législateur de la désinformation en lui fournissant des preuves scientifiques, ce qui est notre travail, mais il est également important que l'évaluation technologique reste politiquement neutre.
Comment faire ? Nous offrons des options politiques qui ne privilégient aucune ligne d'action en reconnaissant l'existence de compromis. Donc, en tant que STOA, comme vous en tant qu'OPECST, nous ne privilégions pas une solution, mais nous offrons des options et c'est au décideur politique de faire son choix.
La deuxième partie de mon intervention concerne le rôle de l'évaluation scientifique et technologique comme garde-fou à la tentation du technosolutionisme. Dans le contexte fondamentalement démocratique de notre travail, le STOA est composé de députés européens - à votre différence, nous ne travaillons que pour une seule chambre. Comme à l'OPECST, ses membres sont élus à la proportionnelle et toutes les tendances politiques sont représentées. Comme vous le savez, dans les institutions européennes, la Commission a le pouvoir d'initiative et son travail est donc essentiellement de nature technocratique. Le rôle du STOA est de conseiller le législateur - les membres du Parlement européen - et de lui livrer différentes options en tenant compte du contexte politique. Ainsi, notre action n'est pas purement technique et technocratique. Comme ceux de l'OPECST, les membres du STOA ne sont pas seulement de simples récepteurs passifs de conclusions, mais des moteurs essentiels de l'ensemble du processus. Ce sont eux qui établissent les priorités de notre travail. Nous menons des études spécifiques en répondant à leurs demandes et les réunions permettent aux membres du STOA de discuter des résultats directement avec les experts. Les études sont toujours réalisées sous le nom de l'expert qui a été choisi et qui a effectué le travail. Elles sont présentées avec des options. Le but est d'apporter des éléments de réflexion au décideur politique plutôt que de le guider dans tel ou tel sens et nous ne donnons pas de conclusion.
Le STOA aide à combler le fossé entre les scientifiques et la communauté politique en proposant différents ateliers. Nous animons entre un et deux ateliers par mois ; ils sont tous publics et diffusés en ligne. Nous donnons également un rôle important aux parties prenantes dans les concertations. Nous sommes donc une sorte de plate-forme de connexion entre les mondes scientifique et politique.
En conséquence, nous nous définissons comme une source de preuve scientifique dans le processus démocratique et, par là même, comme la source d'une information indépendante pour nos députés. Ils ne doivent pas uniquement se fier à la Commission. Nous sommes à la disposition de nos membres, comme l'est l'Office parlementaire, et nous souhaitons aller au-delà de la réponse technologique et donner un impact potentiel des choix politiques.
Je vais conclure avec des recommandations. La première est assez évidente. Il s'agit de se concentrer davantage sur le long terme, au-delà des prochaines élections, en développant et intégrant des approches scientifiques pour la politique, en visant à une évaluation holistique des options.
La deuxième est que le travail de l'Office doit être politiquement neutre pour ne pas être perçu comme partisan. Il est important que nous travaillions pour tous les membres et, contrairement à une commission parlementaire, il n'existe pas de division entre majorité et minorité.
Enfin, ma troisième recommandation est de promouvoir la culture et la communication scientifiques pour bien transmettre le fondement des choix politiques.
Je vous remercie et me réjouis de poursuivre la discussion sur ces différents aspects avec vous.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci pour cette présentation d'un organisme qui n'est pas connu de tous. Je pense qu'elle suscitera un certain nombre de questions. Nous allons maintenant entendre Jean-Yves Le Déaut, autre figure éminente de l'Office puisqu'il a présidé à ses destinées pendant de nombreuses années. Biochimiste de formation, vous saurez nous dire mieux que quiconque quels subtils équilibres sont nécessaires pour que l'évaluation scientifique et technologique oriente et catalyse la délibération parlementaire.
M. Jean-Yves Le Déaut, ancien président de l'Office. - Je vous remercie d'avoir pensé à intégrer un « ancien » dans un débat sur le futur. Je suis entré à l'Office trois ans après sa création. En 1986, à ma première élection, j'étais un scientifique sans autre mandat, élu sur une liste de manière un peu inattendue. Je me suis demandé ce que j'allais pouvoir faire à l'Assemblée nationale. Ayant entendu parler de l'Office qui venait de naître, j'y suis entré et j'en suis toujours très heureux aujourd'hui. De fait, j'ai été député pendant trente et un ans et élu quatre fois président de l'Office.
Beaucoup de choses ont été dites dès la première table ronde. Je vais essayer de formuler quelques recommandations afin que l'Office parlementaire soit plus performant dans les quarante ans qui viennent. Qu'est-ce qui a marché et qu'est-ce qui n'a pas marché ?
Tout a très bien fonctionné au niveau européen. Nous avions de très bons contacts avec le STOA, même si les parlements du réseau EPTA n'ont pas choisi les mêmes modèles. Toutefois, en France, les sphères de la politique et de la science ont été trop longtemps séparées même si, en fin de matinée, la présidente de l'Assemblée nationale a dit que « la science était au Parlement ». Ceci était vrai il y a plusieurs siècles, mais durant les dernières décennies, nous avons vu deux mondes séparés - c'est ce que faisait remarquer Alain Fischer. Même si la formation de nos excellents grands administrateurs d'État est exemplaire, j'observe une rupture entre la science et cette formation.
Gérard Longuet disait qu'il faut davantage associer la technologie et le droit. C'est juste : il est important de se baser sur des fondements juridiques si nous voulons développer les technologies, bien que les deux mondes s'ignorent. Ainsi, Richard Descoings m'avait demandé de faire un cours à Sciences Po sur les grands enjeux du XXIe siècle, or je voyais bien que les étudiants étrangers assistaient davantage au module que les étudiants français.
Cette coupure explique un peu les maux dont nous souffrons aujourd'hui. C'était presque la même situation il y a trente ans chez nos collègues parlementaires. Il y avait très peu de députés scientifiques et leurs collègues considéraient que ceux-ci devaient tout savoir et être dotés d'une culture encyclopédique, comme au XVIIIe siècle.
Quarante ans plus tard, que de chemin parcouru par l'Office avec la rédaction de près de 250 rapports ! Certains ont marqué l'Assemblée nationale et ont constitué le socle de la législation. Ce sont tout de même les travaux de l'Office qui ont permis la création de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) et de l'Agence nationale de sécurité sanitaire, de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES). Ils ont également contribué au développement du spatial. Lorsque l'Office s'est intéressé aux normes techniques relatives à la télévision à haute définition, dans les années 1990, on réfléchissait à créer une norme européenne dénommée « D2 MAC Paquets » ; les rapporteurs de l'Office sont revenus des États-Unis avec la conviction que le numérique allait s'imposer, et ils ont été jugés comme de mauvais patriotes - alors que le numérique s'est effectivement imposé. Donc, il faut évaluer avant de décider, l'avis scientifique étant consultatif et le politique prenant la décision.
Mais tous ces sujets - tels que l'organisation du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, aujourd'hui au coeur d'un très important débat à l'Office, le développement des énergies renouvelables, les lois bioéthiques, l'évolution de la stratégie nationale de recherche ou encore l'évaluation de nombreux choix en matière industrielle, spatiale ou de défense - ont été discutés au préalable à l'Office. Celui-ci est certainement l'un des tout premiers organismes à avoir évoqué publiquement le réchauffement climatique et la nécessité de s'orienter très rapidement vers la rénovation thermique des bâtiments, idée qui s'est imposée depuis.
Aujourd'hui, le quarantième anniversaire nous permet de faire un bilan. L'Office a plusieurs rôles qui sont définis dans la loi. Ils ont évolué au cours du temps. En particulier, l'évaluation en amont de la législation est majeure, mais il ne faut pas négliger l'évaluation en aval de la législation, avec la vérification de l'application des lois. Nous devons veiller à ce que la loi que nous avons fabriquée et contribué à faire voter soit correctement appliquée.
En France, l'Office a mis en place les premières auditions publiques collectives contradictoires, en s'inspirant des hearings que les Américains avaient inventées avant nous, mais organisées différemment. La première personnalité à participer à la première audition, qui traitait de l'exploitation des ressources minérales de l'Antarctique, était le commandant Jacques-Yves Cousteau. Nous avons les photos !
Qui a fait la première conférence de citoyens en France en 1998 ? Là aussi, les modèles danois ou néerlandais existaient déjà, mais c'est l'Office qui a innové. De même, il a créé les premiers forums interactifs sur internet. Puis tout ceci s'est généralisé dans le Parlement. En plus de ce que lui confie la loi, le travail d'innovation de l'Office a donc son utilité.
Virginie Tournay disait tout à l'heure qu'il fallait modifier les méthodes pour améliorer le débat avec le citoyen. L'Office l'a déjà fait et doit continuer à le faire. Je veux également souligner la part croissante que la science et la technologie occupent dans notre vie quotidienne et l'impact croissant qu'elles ont sur le processus de décision politique. De ce fait, les sujets qui se présentent au législateur sont de plus en plus complexes. Désormais, nous ne pouvons y répondre par oui ou par non, par blanc ou par noir, qu'il s'agisse de la crise sanitaire, des atteintes à l'environnement, de la perte de biodiversité, de la démographie mondiale, du réchauffement climatique, des nouveaux défis énergétiques, du développement de la génétique, ou, encore, de l'IA. Une phrase l'illustre bien : « Le politique doit prendre des décisions politiques dures sur des certitudes scientifiques molles ». Même si la science n'a pas forcément indiqué ce qu'il fallait faire, il faut prendre un certain nombre de décisions. Le législateur ne peut le faire seul. Il s'est donc appuyé sur l'Office.
Ce dernier apporte sans doute ce qui manque le plus dans nos démocraties : fonder nos décisions sur des expertises et non sur des émotions, des croyances ou des opinions. Nous avions d'ailleurs déposé, en 2017, une proposition de résolution sur « les sciences et le progrès dans la République » sur laquelle de nombreux membres de notre conseil scientifique avaient travaillé. Elle a été votée à l'unanimité à l'Assemblée nationale. C'est un beau texte, car nous assistons à la montée des scepticismes. La perte des repères de l'opinion publique est due à la propagation de fausses nouvelles ou de rumeurs. Nous voyons des courants hostiles qui rencontrent souvent un écho favorable dans les nouveaux médias, et même dans la presse ou la télévision. Cédric Villani disait déjà en 2012, devant l'Office, qu'il faut tenter d'aller vers le consensus et ne pas se contenter de la controverse. Aujourd'hui, il y a de nombreuses controverses et c'est à partir d'elles que nous devons parvenir à construire des consensus. D'où un besoin d'esprit critique et de rationalité, car la confusion entretenue entre le savoir et l'opinion dans les espaces public et numérique ainsi que la défiance qui en résulte menacent les fondements de la recherche.
Cette défiance a probablement des causes plus profondes. Notre pays a été confronté à un grand nombre de crises - je ne parle pas uniquement des crises liées au nucléaire, Fukushima ou Tchernobyl, ni de celles du monde agricole comme la maladie de la vache folle, ni de celles de l'amiante ou de la Covid-19. Nos concitoyens s'aperçoivent que la science peut apporter un certain nombre de solutions à leurs maux, mais ils ne sont pas convaincus que le progrès technologique aille toujours de pair avec le progrès humain.
Interrogeons-nous : que doit faire le décideur ? Ici, je vise davantage le Gouvernement que le Parlement. Il est empêtré dans le chaos du débat public et a quitté les médias traditionnels. Il ne sait pas comment aborder les rapports entre science et société alors que sa légitimité, elle-même, est affaiblie par une défiance sans précédent vis-à-vis des institutions et de leurs représentants. Les politiques auraient dû éclairer le débat dont ils se sont, en réalité, débarrassés. En outre, ils n'ont souvent pas eu la force de s'opposer à la vacuité de certains discours.
Pour illustrer mon propos, je vais citer un dernier exemple, sur les successeurs des OGM, les nouvelles techniques de sélection des plantes ou New Breeding Techniques (NBT). Il y a quelques années, j'ai fait un rapport sur ce sujet avec Catherine Proccacia. On voit globalement qu'en ce domaine, le politique ne décide jamais. Il se contente de transmettre son dossier au Conseil d'État. Celui-ci le renvoie à la Cour de justice de l'Union européenne. En 2018, cette dernière est finalement obligée de rendre un arrêt, mais sur des règles datant de 2001 ! Or, dix-sept ans après, des technologies nouvelles sont apparues. Un tel décalage n'est pas viable.
Je pense que le bicamérisme de l'Office est un atout. J'ai d'ailleurs été très satisfait de ce qu'a dit Cédric Villani alors qu'il n'en était pas convaincu il y a cinq ans. Il faut maintenir cette forme originale associant l'Assemblée nationale et le Sénat. À mon sens, la triple parité qui a si souvent été mise en avant par Claude Birraux, entre hommes et femmes, droite et gauche, députés et sénateurs, est très importante. Il s'agit d'un atout dans la recherche du consensus entre les deux chambres. Leur dialogue est primordial, car lorsque l'Office s'est mis d'accord, ses membres deviennent les défenseurs de textes qui passent dans les deux chambres.
Je voudrais faire maintenant quelques propositions d'évolution.
Premièrement, peut-être faudrait-il s'interroger sur le nom de l'Office. Abrégé en « OPECST », il est trop long, imprononçable et mal identifié.
Deuxièmement, il faudrait sans doute donner à l'Office un statut différent de celui des délégations, auxquelles il est aujourd'hui assimilé à l'Assemblée nationale et au Sénat. Pour moi, il faudrait créer un conseil ou une commission de la science, permanent, original puisque commun à l'Assemblée et au Sénat, travaillant en lien étroit avec les commissions législatives. Il devrait pouvoir s'auto-saisir pour traiter des sujets d'actualité, puisque ceux-ci nécessitent une grande réactivité. À cette fin, il m'apparaît important que le président et le premier vice-président de l'Office soient associés à la Conférence des présidents. Si nous affirmons que l'Office est important, il convient de lui conférer le pouvoir nécessaire pour pouvoir effectivement mener son action.
L'actuel conseil scientifique pourrait devenir le conseil scientifique du Parlement. Cela a été dit précédemment : il devrait être plus souvent mobilisé. De plus, il faudrait l'associer systématiquement à la réalisation des rapports. Il faudrait entériner le principe du recours à un comité de scientifiques pour assister les parlementaires durant leur travail d'évaluation, y compris pendant les auditions publiques - c'est fait de temps en temps, mais ce n'est pas généralisé.
Je pense également que l'Office est insuffisamment connu, y compris des parlementaires. Ma quatrième recommandation est donc de renforcer les communications externe et interne en confortant le lien avec les Académies. À ce titre, je me félicite de l'existence du partenariat avec l'Académie de sciences et l'Académie nationale de médecine, qui retourne à une forme ancienne que je connaissais déjà. Je pense par ailleurs qu'il serait souhaitable d'entretenir des rapports réguliers avec l'Académie d'agriculture de France, l'Académie des technologies, les organismes de recherche et également avec France Universités. Il faut créer davantage de liens avec l'université française et les écoles, notamment celles qui préparent aux grands corps d'administration, ainsi qu'avec l'Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST) et les mondes médiatique et industriel.
Je dois dire également que les moyens de l'Office ont été divisés par deux depuis quarante ans en dépit de la qualité de son travail. Ils représentent environ 0,2 % du budget 2022 de l'Assemblée nationale, qui se chiffre approximativement à 610 millions d'euros. Je pense que sa part dans le budget du Sénat est encore inférieure. Si, dans le futur, nous voulons mettre en place un conseil de la science au Parlement, il faut d'urgence s'entendre sur la création d'une dotation identique pour les deux chambres et sur un plan de rattrapage financier.
Le dernier point que je veux soulever porte sur l'évolution des missions. Au-delà de celles qui lui sont confiées par la loi, l'Office peut et doit contribuer à renforcer le rôle du Parlement en structurant mieux la politique d'évaluation des politiques relatives à la science et à ses applications.
En amont de la loi, il convient de demander systématiquement à l'Office une évaluation, une étude d'impact sur les propositions et les projets de loi impliquant la science ou la technologie. Une telle disposition aurait évité ce projet de bouleversement de l'organisation de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, autour de l'ASN et de son bras armé chargé de l'expertise, l'IRSN, via un simple amendement non discuté au Sénat et sans étude d'impact préalable. Toutefois, je me félicite que Jean-Luc Fugit et Stéphane Piednoir aient été chargés d'un rapport sur le sujet.
En aval de la législation et en lien étroit avec la commission concernée, il faut assurer le suivi de son exécution et vérifier que les décrets d'application correspondent à l'esprit de la loi. Si je prends l'exemple des énergies renouvelables, le Parlement vient d'adopter une loi d'accélération en la matière et nous pouvons nous en réjouir. Mais si l'on en fait le bilan, on s'aperçoit qu'il existe plus de freins que d'accélérateurs. On peut voir également que l'administration a inventé le refus d'instruire les dossiers. Je n'ai jamais vu cela : ceci empêche tout contentieux sur le fond.
L'Office peut jouer un rôle très important sur tous ces sujets.
En organisant des auditions publiques mensuelles sur un thème d'actualité, en lien avec le conseil scientifique et lié à la science et à la technologie, l'Office sera davantage connu de nos concitoyens.
Il convient aussi d'assurer le suivi permanent des thématiques scientifiques et technologiques prévues par la loi. L'Office a d'ailleurs désigné, sur certains sujets, des parlementaires référents. Je trouve que c'est très bien. Je rappelle que l'Office traite principalement aujourd'hui des thématiques suivantes : les questions énergétiques et le nucléaire ; les questions liées à la bioéthique, à la santé et aux biotechnologies ; les questions liées à l'environnement et au changement climatique ; les questions liées à l'enseignement supérieur et à l'innovation ; les questions liées aux choix dans les champs industriel, agricole, spatial et de défense ; les questions liées au numérique et à l'IA.
L'Office devrait donc créer en son sein six sections pour bien suivre ces thématiques.
Je rejoins Virginie Tournay sur le fait que l'Office doit jouer un rôle plus important dans l'organisation du débat public, par exemple, en ouvrant systématiquement au public la possibilité d'assister aux auditions publiques collectives contradictoires - Cédric Villani a parlé précédemment de la nécessité de se « frotter aux citoyens » dans le débat public. C'est déjà fait mais cela devrait être généralisé en invitant des associations, des industriels, des lycéens et des étudiants, ou de simples citoyens, en leur donnant la possibilité de poser des questions et de formuler des suggestions.
Enfin, je reprends une proposition que j'avais faite avec Claude Birraux : il serait souhaitable que l'Office collabore davantage avec le ministère de l'éducation nationale pour organiser des relations étroites entre le Parlement, l'école, le collège et le lycée, dans la continuité de ce qui est réalisé pour le Parlement des enfants. Il faut notamment faire en sorte que, chaque année, une école, un collège ou un lycée puisse suivre les travaux de l'Office et soit en lien permanent avec lui. Ceci pourrait être réalisé sur le modèle des jumelages avec les Académies. Ainsi, les jeunes auraient envie d'innover tout en prenant conscience que sur un certain nombre de sujets, les choix sont difficiles. De cette façon, ils pourraient peut-être assimiler les pratiques pédagogiques permettant la sélection pertinente des informations diffusées par les réseaux sociaux et sur internet. Ils pourraient aussi discuter d'un sujet qui est un peu occulté dans la société aujourd'hui, à savoir la nécessité de raisonner en termes de balance entre les bénéfices et les risques.
Les propositions que je vous livre aujourd'hui, avec du recul, vont dans le sens de ce qui est déjà réalisé, mais je propose d'aller un peu plus loin. Elles ont comme but de créer de la confiance, d'écouter la société et de retisser les liens entre le savant, le politique et le citoyen. L'acceptation d'une innovation par la société est la condition de sa diffusion. Les risques ne doivent pas être balayés d'un revers de main, mais plutôt évalués rationnellement en tenant à distance les croyances, les partis pris idéologiques, la propagande et les discours sectaires. Je vais citer Bertrand Russell, mathématicien comme Cédric Villani, philosophe et prix Nobel de littérature. Il indiquait notamment que « La science n'a jamais tout à fait raison, mais elle a rarement tout à fait tort, en général, elle a plus de chance d'avoir raison que les théories non scientifiques. Il est donc rationnel de l'accepter à titre d'hypothèse. » Profitons donc de cet anniversaire pour la faire encore plus entrer au Parlement.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci à la fois pour cette présentation et ce retour d'expérience ainsi que pour la feuille de route qui est mise entre nos mains. Cela nous fait beaucoup de travail pour les années à venir. L'OPECST pourrait se saisir d'un certain nombre de ces pistes de transformation afin d'être plus efficace dans ses travaux au sein du Parlement.
Je passe la parole à Pierre Delvenne qui est maître de recherches au Fonds de la recherche scientifique (FNRS) et professeur à l'Université de Liège. Vous dirigez l'unité de recherche Cité du centre de recherche Spiral. Ce centre interdisciplinaire a notamment pour champ d'études les interactions entre science, technologies, société, administration et politiques publiques, avec les développements méthodologiques qualitatifs associés. Par conséquent, nous serons heureux de découvrir votre vision d'universitaire sur l'évaluation scientifique et technologique.
M. Pierre Delvenne, professeur et directeur de l'unité de recherche Cité du centre de recherche Spiral de l'Université de Liège. - Merci beaucoup, M. le président. Mesdames et messieurs les députés et les sénateurs, mesdames et messieurs, bonsoir. J'ai plaisir à intervenir dans cette table ronde. Pour commencer, permettez-moi de souhaiter un très joyeux anniversaire à l'Office. Cette date est extrêmement importante, pas seulement pour celui-ci et pour la France, mais aussi, je crois, pour l'évaluation technologique à travers le monde. Il est extrêmement stimulant d'observer l'organisation de si nombreux évènements qui mettent en débat le passé, le présent et le futur de l'évaluation des choix scientifiques et technologiques en France.
Je vais commencer par dire en quelques mots « d'où je parle ». Je suis professeur à l'Université de Liège. J'interviens aujourd'hui en tant qu'universitaire, car j'ai beaucoup étudié le monde du technology assesment. Je lui ai notamment consacré une thèse de doctorat, un livre et beaucoup d'articles scientifiques. Depuis quelques années, je travaille également en réseau avec des collègues du monde de l'évaluation technologique, notamment dans le cadre du réseau européen EPTA - mon centre de recherche y représente la Belgique en tant que membre associé - ainsi que dans le cadre de projets européens. Malheureusement, l'Office et le STOA ne peuvent pas recevoir de fonds de l'Union européenne pour s'investir dans les projets européens sur lesquels nous travaillons. J'ai donc un statut - que j'estime privilégié - d'observateur et de critique, que j'espère constructif, de l'Office et de ses institutions soeurs à travers le monde.
Je tiens à rappeler que la France a été pionnière en Europe en matière d'évaluation technologique. En effet, l'Office a été créé en 1983. Il était le premier à exister après l'Office of Technology Assessment (OTA) qui a vu le jour aux États-Unis en 1972.
Dans ce cadre, je pense qu'il est important de situer le contexte français, qui est différent des contextes danois, néerlandais ou autrichien qui ont présidé à la création de certains offices. Aux États-Unis, un véritable sursaut de fierté de la part des membres du Congrès était en jeu. Ils réalisaient progressivement que les problématiques afférentes à la science et aux technologies étaient de plus en plus complexes, de plus en plus difficiles à gérer et à trancher, comme l'a souligné Jean Yves Le Déaut sur la base des 31 ans qu'il a passés à l'Office. Il y a presque cinquante ans, les Américains se rendaient compte que les biotechnologies, les avancées dans le domaine de la chimie, le nucléaire, les technologies de l'information déjà à l'époque, nécessitaient que les parlements se dotent de leurs propres outils d'expertise pour contrebalancer ceux dont disposait le pouvoir exécutif. Donc, le contexte américain était celui d'un nécessaire rééquilibrage des pouvoirs.
En France, il y avait peut-être un peu de cela aussi, mais la situation était autre. D'une part, la séparation des pouvoirs est différente, l'Assemblée nationale et le Sénat ne sont pas le Congrès des États-Unis. D'autre part, notamment en matière nucléaire, des décisions avaient été prises, très importantes, qui tendaient à échapper au contrôle démocratique. Conséquemment, à sa création, l'OPECST s'est très activement saisi de cette question, ainsi que de très nombreux autres sujets puisque près de 250 rapports ont été publiés et de nombreuses auditions publiques se sont tenues.
Le modèle français est unique au monde et
fonctionne très bien. D'ailleurs, sauf erreur de ma part, la
légitimité institutionnelle de l'Office est rarement remise en
cause, à la différence de celles d'autres offices. C'était
peut-être le cas dans les toutes premières années, car il a
fallu que l'Office démarre, mais ce n'est pas le cas aujourd'hui. Il ne
connaît pas la « désinstitutionnalisation »
à laquelle d'autres offices doivent faire
face
- je rappelle que l'OTA américain a été
supprimé après quelques années.
À l'Office, la parité est érigée en valeur, voire en culte, que ce soit entre hommes et femmes ou entre les deux assemblées. L'Office essaye d'aller au-delà des clivages partisans. Ses membres sont rapidement devenus des sortes d'« agents doubles » au sens de praticiens du technology assesment : ils jouent un rôle extrêmement actif - beaucoup plus que partout ailleurs - dans la préparation et l'écriture des études, même si le Conseil scientifique et le secrétariat effectuent un travail exceptionnel d'accompagnement et de préparation. Je dis « agents doubles » car ils sont à la fois des praticiens de l'évaluation technologique et des élus. Ceci assez unique en Europe.
En vérité, cette particularité est extrêmement importante, car l'évaluation technologique doit traduire des enjeux : des connaissances scientifiques et profanes et des enjeux politiques. Nous travaillons au confluent de différents mondes : la science, le politique, la société, le monde économique et il s'agit de produire des connaissances utilisables et compréhensibles, pas uniquement par les membres de l'Office, mais aussi par l'ensemble des membres du Parlement et par tous les citoyens intéressés. Donc, les membres de l'Office sont des agents doubles et cet atout peut expliquer un certain nombre de succès.
À titre d'exemple, avec ma collègue Céline Parotte, j'ai beaucoup étudié la manière dont l'Office s'est saisi des questions liées au nucléaire, notamment la gestion des déchets radioactifs. Ici, la légitimité de l'Office est allée de pair avec celles de décisions publiques prises dans ce domaine et l'impact de l'Office a été extrêmement important. Ceci est inhabituel, car le nucléaire est un domaine strictement contrôlé par le Gouvernement et l'industrie nucléaire et, de fait, peu d'offices s'en saisissent. En France, au fil des années, l'Office parlementaire est ainsi progressivement devenu un véritable centre d'influence et d'expertise en la matière. Il a été à l'initiative de plusieurs lois majeures, au moins trois depuis la loi Bataille, ce qui est également très inhabituel.
Depuis la fin des années 1980, le travail de l'Office parlementaire a permis de passer d'une gouvernance peut-être trop technocratique à une gouvernance plus démocratique. J'ai identifié trois phases dans cette évolution, entre 1990 et 2017. Au début, l'OPECST a été appelé à la rescousse par le pouvoir exécutif afin de sortir d'une situation devenue critique et retisser des liens entre les acteurs pour essayer d'avancer sur la question de la gestion des déchets hautement radioactifs. Il est ainsi « entré dans le jeu » en tant qu'évaluateur indépendant. Il y a eu une première loi, puis entre 1996 et 2005, l'Office s'est régulièrement saisi de la question : il a joué un rôle de suivi et a intégré un dispositif comptant quatre acteurs : l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), l'industrie nucléaire, le Gouvernement et le Parlement.
À partir du moment où la gestion des déchets est sortie de cette phase conceptuelle afin d'entrer dans une phase plus opérationnelle et où le projet industriel s'est affirmé, des enjeux techniques de sûreté et des enjeux économiques ont émergé. Ici, l'Office a été quelque peu sorti du jeu. Il a joué un rôle de gardien démocratique et de lanceur d'alerte. Nous avons beaucoup parlé de neutralité cet après-midi. Inévitablement, quand un organe tel que l'Office se saisit d'une question telle que le nucléaire - mais on pourrait aussi penser aux biotechnologies ou à bien d'autres thématiques -, il doit conduire son travail de façon très prudente car son image de neutralité peut être écornée. Je ne veux pas dire que l'Office serait devenu partisan, mais qu'il est passé du statut d'institution parlementaire considérée comme neutre par toutes les parties au statut de membre très actif de la politique de gestion des déchets nucléaires. Ceci est normal puisque les membres de l'Office sont aussi des parlementaires. Nous touchons ici au point qui fait la force, mais peut être aussi la limite du modèle français, le fait que les membres de l'Office sont des agents doubles qui peuvent véritablement peser sur les décisions politiques, initier des lois et en recueillir le crédit.
Cette situation est très différente de celle des acteurs classiques du monde du technology assesment. On leur demande de prouver que leur travail a un impact, mais même quand des réflexions pertinentes issues de ce travail font leur chemin au sein des enceintes parlementaires, ils n'en recueillent pas toujours le crédit parce que les règles du jeu y sont différentes. Le problème du modèle français est qu'il ouvre en quelque sorte la possibilité de conflits d'intérêts, car les rapporteurs de l'Office deviennent souvent des experts à l'intérieur même du Parlement. Il faut donc faire un travail très prudent de gestion, voire de reconstruction des frontières entre l'expertise et la société, et entre des parlementaires dont certains sont plus experts que d'autres.
Je vais formuler quelques recommandations qui, je le pense, sortent de sentiers battus. On a souvent dit qu'il faudrait qu'il y ait une politique de rotation des rapporteurs pour éviter qu'ils ne le soient plus de deux fois sur le même sujet, mais il y a des arguments allant contre ce genre de prise de position, et ce n'est pas l'essentiel.
La première recommandation touche à la
neutralité. Je crois que l'OPECST doit utiliser son modèle
socio-institutionnel unique au monde
- celui des « agents
doubles » - afin de reconnaître l'évaluation
technologique comme une pratique politique. L'Office devrait ouvrir la voie au
sein du réseau EPTA en rompant avec ce mythe de la neutralité. Le
technology assesment n'est pas neutre, car les valeurs qui sont au
coeur de l'idée de société basée sur les faits, ou
société basée sur la science ne sont pas neutres. Quand
nous considérons les sujets sur lesquels travaillent les organismes
d'évaluation technologique - le développement durable, la
consommation durable, l'énergie renouvelable, etc. - nous
voyons que ces choix traduisent des préférences, des visions, des
engagements politiques.
Je crois qu'il faut maintenant passer de la démocratisation de l'expertise à la politisation assumée des connaissances au service du législateur. Je ne veux pas dire que l'OPECST doit devenir partisan, car sa force est de transcender les clivages. Néanmoins, il faut inventer une politique de l'évaluation technologique, la reconnaître et la rendre explicite. Ceci permettra de gagner le soutien d'autres acteurs politiques engagés dans ces mêmes idéaux de démocratie et de politique fondée sur les connaissances, qu'elles soient expertes ou profanes.
Cela passe par le fait de formaliser ces valeurs et ces visions du futur. La résolution « Science et progrès dans la République » est un exemple concret, une illustration de ce qu'il faudrait faire de manière plus franche encore. Je pense qu'une telle politique de l'évaluation technologique est essentielle pour affronter cette époque faite d'incertitudes politiques, d'ambiguïtés épistémologiques par rapport au statut de la connaissance, et d'un entremêlement entre les faits et les opinions. Ainsi, l'Office doit devenir encore davantage un bastion de la politique démocratique et ce travail doit se faire depuis l'intérieur du Parlement.
Ma deuxième recommandation concerne l'extérieur de l'Office. Il faut prendre conscience que la démocratie représentative est une infrastructure critique de nos sociétés qui doit être protégée et réparée. Il faut prendre au sérieux la menace d'une rupture ou d'un effondrement démocratique. Ainsi, lors de la crise de la Covid, le système démocratique était parfois à l'arrêt en France, en Belgique ou ailleurs. L'exécutif a souvent invoqué le caractère exceptionnel de la situation pour proposer des textes qui étaient dépourvus de base légale. Le Parlement ne pouvait plus se réunir pour en débattre et ne pouvait donc plus exercer son pouvoir constitutionnel de contrôle de l'action du Gouvernement.
En outre, la démocratie peut aussi être corrompue, comme l'illustre le cas d'Eva Kaili dans le cadre de l'affaire dite du « Qatargate ». La corruption est un problème endémique, y compris au plus haut niveau de ce que l'on considère comme les temples des démocraties modernes. Elle doit donc aussi faire face à des bouleversements politiques comme la montée de l'extrême droite et son arrivée au pouvoir en Italie. Celle-ci gagne d'ailleurs du terrain en France, en Belgique et en Suède. Cette menace est extrêmement importante pour l'évaluation technologique qui incarne les milieux établis, la science, la raison et tous les idéaux que j'évoquais.
L'Office doit prendre au sérieux cette menace et utiliser sa position au coeur des institutions démocratiques afin de jeter des ponts vers de nouveaux publics habituellement hors des radars de l'évaluation technologique et des élus qui siègent à l'Office. Ceci veut dire qu'il doit aller à la rencontre des citoyens et pas seulement les inviter à participer. Les auditions publiques ont été une innovation extrêmement importante pour la stabilisation, le renforcement et l'influence de l'Office parlementaire. Il doit continuer cette démarche, l'approfondir et la généraliser.
Surtout, les membres de l'Office doivent sortir de l'espace parlementaire afin de s'investir dans des luttes situées et contextualisées, il faut qu'ils aillent rencontrer des personnes qui se battent pour préserver des droits acquis, l'environnement et qui, bien sûr, sont aux prises avec des questions qui ont une dimension technologique forte. Il s'agit de retisser les liens d'une société technologique fragmentée et d'expérimenter de nouvelles pratiques démocratiques, hors des sentiers battus, hors du confort feutré de l'Assemblée nationale et du Sénat. Il convient de créer une communauté de réflexion et de pensée avec des acteurs qui sont souvent très engagés, investis dans des luttes, mais aussi très déçus de la démocratie institutionnalisée. Ils la délaissent et ne viennent pas voter. À ce titre, je rejoins le débat qu'a lancé Jean-Yves Le Déaut sur la question de l'autosaisine. L'Office a déjà fait une interprétation constructive de la loi de juillet 1983 pour justifier juridiquement la mise en place des auditions publiques. C'est une réflexion qu'il faut mener. La formule magique n'existe pas, mais il faut avoir cette capacité à jeter des ponts entre des acteurs institutionnels et non institutionnels, à réunir des visions diamétralement opposées. L'Office a excellé à mener des auditions publiques, je propose maintenant de faire des auditions « en public », à l'extérieur. Il faut passer d'une prise de parole organisée par invitation des experts, certes nombreux, certes portant des avis contradictoires, à ce que Yannick Barthe appelle la « prise de parole sauvage », qui devra être captée et ramenée à l'intérieur du Parlement. À mon sens, ceci est crucial pour l'avenir de l'Office et de l'évaluation technologique.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je remercie nos quatre intervenants pour avoir à la fois présenté leur vision de l'évaluation scientifique et technologique et proposé des recommandations. Nous allons pouvoir en discuter.
Mme Pauline Souvignier, secrétaire générale du collège de direction de l'Inrae. - Au cours des deux tables rondes, je me suis posé la question de cette traduction nécessaire à un débat entre acteurs si différents, donc je me réjouis de vous avoir entendu l'évoquer à la fin de vos interventions. Je m'interroge surtout sur le rôle du politique dans la création d'une sémantique adaptée aux transitions auxquelles nous allons devoir faire face. En fait, je me demande comment le politique peut saisir les faits scientifiques sur lesquels il s'appuie pour créer un vocabulaire appétant pour les citoyens, visant à la transformation et la création de nouvelles valeurs pour la société.
M. Pierre Delvenne. - Je vous remercie de poser cette question. Effectivement, le travail de traduction est extrêmement important, car il permet à ces différents mondes - qui ne parlent pas forcément le même langage et qui ne sont pas confrontés aux mêmes contraintes ni aux mêmes enjeux - de se comprendre et de réussir à travailler ensemble pour faire sens. Et l'on sait bien que si l'on n'arrive pas à faire sens, c'est la folie qui nous guette. Comment le politique peut-il transformer cela ?
Les offices d'évaluation technologique et les secrétariats scientifiques jouent un rôle important à la fois dans les négociations - nous parlions tout à l'heure de ces recommandations qui ne font pas l'unanimité entre les rapporteurs, et le travail devient alors très politique - mais aussi dans les phases qui suivent. Il faut choisir les mots qui permettent, non seulement de rendre les conclusions de l'Office attractives et compréhensibles, mais aussi de donner du souffle au travail démocratique, ce qui renvoie à la question de la gouvernance des technologies en société. Quelque chose m'a marqué lorsque a été lancé, un peu plus tôt, le partenariat entre l'Office et les Académies des sciences et de médecine. En effet, nous avons beaucoup parlé de science et de médecine, mais nous avons au moins autant parlé de société. Or, sauf erreur, il n'est pas envisagé de partenariat entre l'Office et l'Académie des sciences morales et politiques (ASMP). Je pense qu'il faudrait mettre en place un tel partenariat, non parce que les sciences humaines et sociales « savent » mieux que les autres, mais parce qu'il convient d'imaginer de grands récits, qui feront sens et seront mobilisateurs de manière à susciter l'adhésion. Virginie Tournay évoquait précédemment la nécessité de rendre le travail de médiation visible et vivant. Les sciences humaines et sociales sont nécessaires pour cela.
Je pense donc que la réalisation de cette tâche de traduction devrait aussi être facilitée par des partenariats avec des institutions comme les Académies, de manière à trouver les mots qui permettront de constituer les récits de demain autour de la technologie en société. Ainsi, un travail important reste encore à mener, car ces récits ne sont pas encore facilement accessibles.
Mme Pauline Souvignier. - La sémantique actuelle repose sur des termes comme « sobriété » et « décroissance » qui sont perçus négativement. De fait, cela induit peut-être un manque d'appétence pour les transitions à l'oeuvre.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Cette autre question ne nous concerne pas directement. J'ai écouté Pierre Delvenne avec beaucoup d'intérêt, car c'est un homme de convictions. Elles transparaissent d'ailleurs dans son propos. Néanmoins, même si je les respecte, je ne les partage pas et je vais vous dire pourquoi.
Dans mon esprit, l'Office parlementaire est un outil pour les parlementaires par les parlementaires. Notre public est donc extrêmement défini : il est constitué de la totalité des députés et des sénateurs qui, lorsqu'ils vont prendre position sur un texte, devraient normalement tenir compte de l'état de la science tel qu'il est accepté comme vrai. Par exemple, nous savons aujourd'hui que la quantité d'énergie produite par un panneau photovoltaïque dépend de sa localisation.
Nous devons apporter des réponses extrêmement concrètes à des questions légitimes et partagées. Nous ne créons pas un corps de doctrine sur la science, car chacun a la liberté de tirer les leçons des faits que nous lui présentons. Nos adversaires sont les néo-obscurantistes et non les écologistes ni les adeptes d'une croissance effrénée. Ces derniers sont des interlocuteurs. Nous leur indiquons à quoi ils s'engagent avec leur conception de la société, le résultat qu'ils obtiendront en choisissant un moyen plutôt qu'un autre.
Ensuite, la mise en cohérence appartient à chaque formation politique. Une vieille formule affirme par exemple qu'il faut dépenser plus et demander moins au contribuable. Les partis politiques doivent organiser cette cohérence, de manière séduisante s'ils le désirent mais ce n'est pas obligatoire. Ainsi, certains prônent la souffrance et l'austérité, ils appellent à ce que le monde soit punitif pour accéder ensuite à un paradis. Toutes les positions philosophiques existent. Nous voulons simplement que l'on ne se raconte pas d'histoire, par exemple qu'il est possible de mettre en service des trains ou des tramways en n'importe quel lieu. Nous avons pour règle d'entendre tous les points de vue, raison pour laquelle les auditions sont techniques, mais, pour continuer sur le thème des infrastructures, nous savons très bien qu'on ne va pas construire de canaux dans le Massif central et que, avec des ressources limitées, nous n'allons pas investir des sommes importantes dans des équipements qui ne seraient pas pertinents.
Nous arrivons à faire travailler des personnes qui ont des conceptions différentes, même si ce n'est pas tout à fait vrai. J'ai dit précédemment que, sur les 36 membres de l'Office, une petite moitié est présente assez régulièrement et un tiers environ est présent tout le temps. Mécaniquement, les formations politiques minoritaires ne sont pas très actives dans l'Office, car elles y sont peu représentées. En effet, si l'Office est constitué « à la proportionnelle », c'est sur la base d'une représentation parlementaire qui elle-même n'est pas complètement représentative de la population, notamment en raison du scrutin majoritaire pour les élections à l'Assemblée nationale.
Vous évoquiez tout à l'heure la montée de l'extrême droite. Ce n'est pas un problème pour l'Office, car soit ses représentants se taisent en écoutant poliment, soit ils participent à une négociation collective où un point de vue aberrant serait rejeté par le groupe. De toute manière, nous avons des points de vue différents à l'Office. Par exemple, Angèle Préville est très sensible au sujet de la pollution par les microplastiques. Alors que mon premier réflexe aurait été de trouver cette problématique agaçante, j'ai découvert un monde et, maintenant, j'écoute ma collègue.
Vous avez employé l'un et l'autre un mot très amusant, les « solutionnistes ». Or il a une petite connotation négative. On les voit comme des hurluberlus qui croient que la science va tout régler. Je suis totalement solutionniste. Néanmoins, il faut d'abord avoir le courage de poser des questions, y compris celles qui dérangent, qui agacent. Sur ce point, l'Office est attrayant : nous parlons avec des personnes qui ont de réelles inquiétudes. En outre, le fait de travailler en petit comité, de se respecter, de s'écouter et de se voir très régulièrement a créé une sorte de communauté, un groupe de personnes qui travaillent et qui prennent le temps d'écouter autrui. Ce n'est déjà pas si mal.
L'idée d'un « Conseil scientifique du Parlement » a été avancée. Je suis hésitant. L'Office doit faire preuve de modestie pour fonctionner correctement. S'il ne doit pas se présenter comme un rival des commissions législatives, il doit tout de même rester déterminé en ne concédant rien sur le fond. En effet, les commissions font des concessions sur le fond, car elles sont le lieu d'arbitrages politiques, avec des votes qui dégagent une majorité et une minorité. À l'inverse, l'Office fonctionne par consensus. Sur le long terme, ce type de fonctionnement est toujours plus efficace que des décisions trop clivantes, pour peu que l'on reste sur des solutions vraisemblables.
M. Jean-Yves Le Déaut. - Le piège est effectivement d'être en compétition avec les commissions. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la totalité des membres de l'Office sont membres d'une commission. L'Office ne doit pas jouer de rôle dans le domaine législatif, car c'est l'apanage des commissions.
Toutefois, en amont du travail législatif, y compris avant les crises, un travail de réflexion doit être mené afin de démêler des sujets, même si cela ne veut pas dire que nous les résolvons. À ce titre, j'ai organisé la première conférence de citoyens en 1998 sur les OGM. Ceux-ci pensaient que nous pouvions utiliser les organismes génétiquement modifiés à certaines conditions. Un certain nombre de personnes considéraient qu'il était préférable d'avoir une plante résistante plutôt que d'utiliser des intrants. Aujourd'hui, le Parlement européen doit prendre une décision sur le sujet des NBT. En prenant du recul, on voit qu'en France le débat a été plutôt bien organisé. Les conclusions sont en accord avec celles de la première conférence citoyenne réunie en France. Néanmoins, le pouvoir n'est pas allé dans cette direction en raison des risques politiques des mobilisations organisées par certaines personnes.
Certains sujets suscitent le consensus, comme le réchauffement climatique, malgré l'existence de quelques climatosceptiques, ou la santé. D'autres font l'objet de divergences fortes et provoquent des controverses. C'est en ce sens que je préconise de faire de l'Office un organisme plus fort, avec un statut différent de celui des délégations, sans empiéter sur le rôle des commissions.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je confirme que l'Office n'a pas vocation à entrer en concurrence avec les commissions de l'Assemblée nationale ou du Sénat. Au contraire, l'un des buts que nous nous sommes donné il y a au moins une dizaine d'années était de renforcer les liens ainsi que le travail en commun avec les commissions. L'analyse de l'origine des saisines montre que les commissions s'appuient de plus en plus sur l'expertise de l'Office. Ceci montre que l'Office n'a plus à faire ses preuves au sein du Parlement et que, au contraire, dès qu'un sujet technique ou scientifique voit le jour, le réflexe est de saisir l'Office.
L'objectif doit donc être en priorité de continuer à renforcer nos liens avec les commissions permanentes parce que c'est dans cette configuration que nous sommes le plus efficaces. Grâce à cela, nous pourrons conserver tous les avantages que nous avons cités, liés au bicamérisme, au consensus politique et à cette hauteur de vue dont nos travaux doivent faire preuve. Le modèle d'un Office ressemblant davantage aux commissions nous obligerait à faire davantage de politique politicienne et ne nous permettrait pas d'éclairer la complexité de la science et des technologies. Le modèle actuel doit continuer à prévaloir.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je reviens sur l'intervention de Monsieur Delvenne. Je suis très parlementariste, mais les Français ne le sont pas assez. Le travail de l'Office valorise l'utilité du Parlement. La Belgique et la Wallonie sont des entités politiques très parlementaires. En vérité, pour être vraiment parlementaire, faut un roi. De cette façon, le pays n'a pas à élire, tous les cinq ou dix ans, un président de la République qui se prétend le chef.
En France, le scrutin proportionnel a la réputation, à tort ou à raison, d'éloigner l'élu de l'électeur et de rapprocher le candidat de l'appareil puisque ce dernier fixe les investitures. Nous avons la naïveté - ou l'impudeur - de penser que le mode de scrutin pour l'élection des députés assure une relation de proximité qui permet peut-être d'avoir moins besoin de systèmes de participation tels que ceux que vous évoquiez. Les députés y participent en fait, puisqu'ils sont tout le temps sur terrain, dans des assemblées générales, des associations, des conseils municipaux, etc. Finalement, ne sont vraiment présents à Paris que ceux qui préparent une carrière ministérielle et qui essayent de la construire par un jeu de relations. Les autres pensent à leur circonscription et travaillent donc en priorité pour les électeurs.
C'est l'une des raisons pour lesquelles un tiers seulement des députés et des sénateurs sont présents dans les assemblées. Ils ne sont pas paresseux, mais la pression du terrain est très forte, ce qui est très injuste car le parlementaire ne détient pas le pouvoir. Mais il a le droit de se faire réprimander pour toutes les décisions prises par le Gouvernement qu'il n'a pas soutenues.
Mme Virginie Tournay. - Je voudrais réinterroger les sous-jacents sociologiques implicites de vos interventions, notamment le lien que vous établissez entre la participation et l'idée de confiance sociale. Nous vivons une crise de la représentation politique. Est-ce qu'accroître aujourd'hui la participation de différents publics ou les formes de médiation augmenterait la confiance des citoyens dans les institutions et ouvrirait à une meilleure compréhension de la fonction sociale de l'Office ?
Je suis assez partagée. Mon sentiment est que, justement, pour répondre à la crise de représentation, il faut plutôt augmenter la visibilité de l'Office auprès des citoyens. Nous devons augmenter leur confiance dans la compétence des auteurs des rapports. Il existe aujourd'hui une constellation d'agences d'évaluation et de comités et l'on ne s'y retrouve pas. Nous devons faire en sorte que le citoyen ait une perception beaucoup plus claire des rôles des différents acteurs. J'ai le sentiment qu'il faut agir sur la lisibilité des institutions en faisant ressortir les compétences internes, plutôt qu'aller chercher des publics. La participation découle avant tout de l'offre politique plutôt que d'un besoin social. Si nous considérons des sujets techniques, le désir du citoyen est-il d'en débattre ou plutôt de pouvoir avoir confiance, au sens anglo-saxon des mots trust et confidence ? Peut-il considérer que nos institutions d'évaluation, de production des savoirs, d'innovation sont fiables ? Le citoyen cherche-t-il véritablement à débattre ou cherche-t-il de la responsabilité ? Ce n'est pas la même chose. Compte tenu du fait que nous sommes dans un moment de crise, ne vaudrait-il pas mieux agir sur la représentation politique afin de la consolider, plutôt que sur la participation ?
M. Jean Yves Le Déaut. - Je pense qu'il faut faire les deux. Quand l'Office assume une information, en lien étroit avec la communauté scientifique, quand il organise des débats contradictoires et quand il parvient à la conclusion qu'on peut s'engager dans tel ou tel type de technologie parce qu'elle sera plutôt profitable à la nation, sa crédibilité devrait être accrue.
Néanmoins, de nombreux sujets créent des controverses. Or, si la personne responsable de l'évaluation ne mène pas dans le même temps un travail de vulgarisation et ne cherche pas à populariser le sujet - par exemple au moyen des auditions publiques mensuelles que j'ai évoquées précédemment, qui seraient très suivies -, un certain nombre d'opposants parviendront à s'organiser et à faire prévaloir leur vision.
J'ai été témoin de ce fait lors des débats relatifs aux OGM et aux NBT. Bien que ces derniers soient une technologie plus sûre, José Bové les a qualifiés d'« OGM cachés ». Donc, si nous ne sommes pas en interaction avec le public, nous perdons toujours.
Je vais prendre un exemple d'actualité en France. Cet exemple est celui des bassins de rétention d'eau - les « bassines » - dans l'ouest de la France. Je suis fils de paysan, j'ai été parlementaire et je suis maintenant membre de l'Académie d'agriculture de France. À ce dernier titre, j'ai dû animer un débat sur la question de l'eau en France, en compagnie de Jacques Brulhet, l'ancien président de cette académie.
En résumé, les scientifiques affirment que cette zone abrite peu de nappes phréatiques, ou bien des nappes peu importantes. Ceci veut dire que lors de fortes pluies, notamment l'hiver, l'eau part dans la rivière. L'eau captée est ainsi une eau de débordement.
Deuxièmement, dans cette région, l'irrigation servait surtout à cultiver du tournesol, ce qui n'était pas satisfaisant. Par conséquent, un contrat a été passé : à partir du moment où un accès à l'eau est garanti, les cultures sont modifiées, y compris celles relevant de l'agriculture biologique. Aujourd'hui, on peut constater une fantastique évolution des cultures dans cette région.
Le troisième sujet est l'évaporation. Trois modèles nous sont présentés. D'après ceux-ci, le maximum d'évaporation envisageable est de 10 % de la quantité stockée. Une question subsiste néanmoins, relative au coût pour la collectivité. Il faut y répondre.
Après avoir ainsi répondu à toutes ces questions, l'avis scientifique rendu sur cette région spécifique n'est pas défavorable. Ceci ne signifie pas pour autant qu'il faille créer des bassines dans toutes les régions françaises. En tout état de cause, il y a une demande sur cette région, mais aussi une opposition très forte, comme cela a pu être constaté au mois de mars.
Se contenter de donner son avis ne contribue pas à valoriser le rôle du parlementaire et fait perdre toutes les batailles menées.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Il faut s'engager pour défendre ses conclusions.
M. Jean Yves Le Déaut. - Je l'ignore, n'ayant été qu'un animateur. Néanmoins, l'Académie a tout récemment adopté un rapport, que nous transmettrons. D'ailleurs, l'Office pourra peut-être s'en saisir car ce débat est d'actualité.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - L'Office a formulé un certain nombre de recommandations sur le stockage de l'eau, sujet qui a fait l'objet d'un rapport et d'une note scientifique.
M. Pierre Delvenne. - En théorie, il faut pratiquer à la fois la participation et la confiance sociale, mais la pratique est toujours plus compliquée. En effet, plusieurs aspects existent.
L'évaluation technologique a souvent été pionnière en matière de méthodes participatives, pour inclure les différents publics à l'intérieur des parlements et pour soutenir la prise de décision dans les matières technologiques. Le Danemark est fréquemment cité, mais sont aussi concernés la Suisse, les Pays-Bas et, dans une certaine mesure, l'Autriche. Plusieurs offices pratiquent ou ont pratiqué des méthodes participatives en obtenant des résultats probants. En France, cela n'a pas forcément été un succès. La conférence de consensus organisée en 1998 n'a pas eu les résultats escomptés. La cause en est peut-être que le modèle de l'Office est trop parlementaire pour qu'une participation publique « à la danoise » fonctionne.
Je note aussi qu'en France, d'autres instances, à l'instar de la Commission nationale du débat public, sont chargées de mettre en oeuvre la participation. Il s'agit peut-être d'une question de division du travail. Malgré tout, la participation reste un moyen important pour réinstaurer la confiance, au moins dans le discours. Nous commençons à avoir du recul la concernant. Plusieurs écueils assez importants sont perceptibles.
Je fais d'abord remarquer que le recrutement des citoyens est difficile. Soit ils n'ont pas envie de venir, ; soit ils considèrent que ce qu'ils ont à dire n'est pas intéressant, pas suffisamment important, qu'ils ne sont pas suffisamment informés ; soit ils ont des contraintes professionnelles ou familiales qui les empêchent de passer un samedi ou de prendre des congés en vue de participer. À l'inverse, il est très difficile que des élus acceptent de donner un véritable pouvoir à la participation, c'est-à-dire de prendre au sérieux des conclusions qui ne sont pas les leurs. Or, quand on cherche à reconstruire de la confiance sociale par la participation, quand les citoyens impliqués - et ceux qui regardent le processus - attendent le moment où l'on va prendre au sérieux les conclusions de leur travail, et qu'on ne le fait pas - c'est bien la liberté des élus : ils sont des élus politiques et peuvent très bien ne pas suivre les recommandations qui leur sont faites, c'est quelque part la beauté du politique - alors il convient de se justifier, d'expliquer pourquoi. Souvent, ce beau moment politique n'advient pas et les décisions apparaissent en décalage avec ces moments participatifs qui se succèdent, pour de bonnes ou de mauvaises raisons.
Le deuxième élément est de faire ressortir les compétences internes de l'OPECST, au sens propre comme au sens figuré. Il faut faire exister l'Office à l'extérieur, et montrer son travail afin de recréer un lien avec le public. C'est ainsi que s'incarne une institution crédible. Elle détient une autorité institutionnelle et elle représente également plusieurs choses qui ne font pas l'unanimité.
Un dernier point concerne la participation. Il faut aussi être attentif à ce qu'elle devient. Beaucoup d'offices d'évaluation technologique ne la pratiquent plus, ou moins qu'auparavant. Pourquoi ?
La participation coûte cher et il est maintenant
difficile d'obtenir des moyens. Il est devenu très à la mode de
parler de participation, mais paradoxalement, moins de moyens sont
alloués pour la mettre en oeuvre. Quand nous regardons de
l'intérieur les exercices participatifs, le temps
s'accélère aussi. Les conférences de consensus de 1998
pouvaient encore être organisées sur un ou deux week-ends. Ceci
permettait de conserver le temps de la réflexion et du débat.
Aujourd'hui, on voit une
accélération
- la participation coûte cher et
j'imagine que c'est peut-être aussi un signe de l'époque -
qui fait évoluer la manière dont les citoyens participent au
débat : le processus est plus intense, on veut recueillir
très rapidement les préférences citoyennes, on accorde
moins d'importance à la nuance.
Ce sont tous ces éléments qu'il faut prendre en compte pour apprécier ce qu'est devenue la démocratie participative, notamment en matière d'évaluation technologique.
M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je vais à nouveau remercier nos quatre intervenants pour leur participation à cette seconde table ronde. C'est pour moi l'occasion de conclure rapidement. Nous avons été très heureux de vous recevoir cet après-midi. Nous avons pu prendre conscience de la grande diversité des organisations et des manières de mettre en oeuvre l'évaluation scientifique et technologique, avec un regard qui a porté au-delà de nos frontières nationales.
La confrontation de ces points de vue a permis de présenter quelques aspects fondamentaux de l'évaluation, mais aussi d'envisager sous un jour nouveau certaines questions qui concernent l'Office depuis sa création, grâce aux recommandations que vous avez formulées.
L'Office aura l'occasion, dans les prochains mois, de travailler dans le sens de vos recommandations. Ce travail portera sur l'organisation de l'Office et sur l'accomplissement de notre mission première au sein du Parlement, mais aussi sur notre responsabilité envers l'ensemble de nos institutions et de nos organismes scientifiques.
Je remercie encore une fois l'ensemble des intervenants qui nous ont nourris avec ces discussions profondes. Sans votre soutien permanent, sans votre collaboration avec l'ensemble des membres de l'Office, nous ne pourrions pas y arriver.
Je souhaite, une nouvelle fois, un joyeux anniversaire à l'Office !