PROGRAMME
SYNTHÈSE
Quatre décennies se sont écoulées depuis ce temps où l'on construisait à La Villette la Cité des sciences et de l'industrie, tandis que les deux chambres du Parlement unissaient leurs efforts pour instituer un office - l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) - chargé de recueillir la parole scientifique, mais aussi les incertitudes, voire les silences de la science et de la technologie, puis de les interpréter, les traduire et les restituer à la représentation nationale pour éclairer ses décisions. Quatre décennies pendant lesquelles, avec l'Office, grâce à l'Office, la science s'est installée au Parlement, venant en appui au travail des commissions permanentes, en amont des délibérations de la séance publique. L'Office a contribué ce faisant à former et informer le regard du législateur, à ce stade si important où mûrissent les grandes décisions avant que le rythme trépidant de l'examen des textes n'emporte tout dans son tourbillon.
Au seuil de l'été 2023, célébrer ce quarantième anniversaire était une évidence, tant à l'égard du chemin parcouru - l'Office avait publié près de 240 rapports et 40 notes scientifiques depuis sa création par la loi n° 83-609 du 8 juillet 1983 - que des promesses encore ouvertes pour les années qui viennent. C'est pourquoi l'Office a décidé d'organiser trois manifestations au début du mois de juillet, afin de souligner l'importance du lien entre science et politique et de réaffirmer la pertinence de l'évaluation parlementaire dans le champ des sciences et des techniques. Un comité d'orientation réunissant les membres du Bureau, les anciens présidents de l'Office et trois personnalités extérieures exerçant des responsabilités dans le champ de la culture scientifique, technique et industrielle (CSTI) a été constitué pour définir la nature et le schéma de ces manifestations.
L'exposition « L'OPECST, 40 ans de science au Parlement », ouverte au grand public, a été déployée dans la Galerie des Fêtes de l'Assemblée nationale du 7 au 13 juillet.
Elle avait pour objet d'illustrer dans des espaces animés ou interactifs certains des champs scientifiques ou techniques ayant fait l'objet de travaux de l'Office. Quatorze partenaires ont pris en charge la réalisation des espaces (AirParif, AMCSTI, BRGM, CEA, CNES, CNRS, IFFO-RME, Inrae, INRIA, Inserm, IRSN, Muséum national d'histoire naturelle, RTE et Universcience) et, le cas échéant, les animations associées. Jouxtant chaque espace, un panneau présentait trois rapports de l'Office, anciens et récents, ayant trait à la thématique illustrée.
Inaugurée par la Présidente de l'Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet en présence très nombreux parlementaires, de plusieurs anciens présidents et membres de l'Office, de responsables des grands organismes de recherche français, d'académiciens, de chercheurs et de journalistes scientifiques, cette exposition a vivement intéressé tant les parlementaires que les visiteurs de l'Assemblée qui l'ont parcourue.
Le mercredi 5 juillet, une « rencontre de haut niveau » sur le thème « Science et décision politique » a été organisée à l'Assemblée nationale.
Elle était structurée en deux tables rondes consacrées, respectivement, à la place de la science dans la décision politique et à l'évaluation scientifique et technologique au service du Parlement.
Le jeudi 6 juillet, une « rencontre de haut niveau » a été organisée au Sénat afin de débattre de quatre controverses d'actualité en lien avec des travaux récents de l'Office.
Choisies à l'issue d'une consultation en ligne, les thématiques retenues étaient : Peut-on satisfaire nos besoins énergétiques avec les énergies renouvelables ? Réduire l'usage des produits phytosanitaires agricoles, est-ce mettre en danger la production alimentaire ? Peut-on capter et stocker davantage de CO2 ? L'intelligence artificielle est-elle une menace ?
Chaque rencontre a donné lieu à des débats avec le public présent en salle.
I. RENCONTRE DE HAUT NIVEAU « SCIENCE ET DÉCISION POLITIQUE » (5 JUILLET 2023)
Placées sous la présidence de Pierre Henriet, député, alors président de l'Office, les deux tables rondes qui se sont déroulées dans l'après-midi du jeudi 5 juillet étaient consacrées à des thématiques touchant intimement à la mission institutionnelle de l'Office.
A. TABLE RONDE « LA PLACE DE LA SCIENCE DANS LA DÉCISION POLITIQUE »
Il était naturel que les débats s'ouvrissent par une réflexion sur les rapports - anciens, étroits, parfois sereins et parfois conflictuels - qu'entretiennent la science et la décision politique. Que ce soit en matière d'énergie, de réchauffement climatique, de politique de l'eau, de gestion de la forêt, d'exploitation des océans, de santé publique, de lutte contre les maladies infectieuses, de numérique, de biotechnologie, d'intelligence artificielle ou d'éducation à la science et à l'esprit scientifique, le champ des décisions politiques impliquant une dimension scientifique ou technique ne fait que croître avec la complexité de nos sociétés. En fait, il n'existe pas de domaine politique qui échappe à une analyse contextuelle où la connaissance scientifique n'aurait pas sa place.
C'est pourquoi, sans l'apport de la science, la politique ne ferait que construire sur du sable, a affirmé d'emblée Pierre Henriet en ouverture. C'est en partant du constat partagé que la connaissance scientifique fonde la solidité relative des choix qui s'offrent à la décision politique, mais que la science ne dicte pas une ligne de conduite univoque, que les quatre intervenants ont articulé leurs interventions : le professeur Alain Fischer, président de l'Académie des sciences, le professeur Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d'éthique qui a présidé le Conseil scientifique Covid-19, Cédric Villani, ancien président de l'Office, ainsi que Virginie Tournay, directrice de recherche au CNRS et au Centre de recherches politiques de l'Institut d'études politiques de Paris, membre du conseil scientifique de l'Office.
La table ronde a fait apparaître trois axes structurants.
Le premier semble n'être qu'une évidence, mais a des implications fortes : le politique a seul le pouvoir de décision et le scientifique ne peut délivrer qu'un simple avis ; l'expertise scientifique, de plus en plus sollicitée, a seulement vocation à éclairer le politique, à l'alerter, et à proposer une vision dans le champ spécifique qui est le sien. Il ne peut exister de « savantocratie », a dit Alain Fischer.
Il en résulte que, si le politique ne doit pas se défausser des décisions difficiles sur l'expert scientifique, celui-ci doit aller au bout de sa tâche de la façon la plus objective possible, en faisant abstraction des valeurs qui sous-tendent les choix politiques - même si Cédric Villani a rappelé que l'objectivité n'existe pas, même en science. Au demeurant, les visions et les choix proposés par l'expertise scientifique ne vont pas toujours dans le même sens : lors de l'épidémie de Covid-19, le projet d'application qui s'appelait alors Stop-Covid suscitait des avis contradictoires : la communauté informatique soulignait les risques de piratage des données personnelles, alors que la communauté des épidémiologistes soulignait l'intérêt d'une telle application pour le suivi de la contamination populationnelle. Et bien souvent, les valeurs qui déterminent l'arbitrage fait par le politique relèvent d'autres champs que de celui de la science : prospérité économique, emploi, éthique, souveraineté, etc.
Alain Fischer et Jean-François Delfraissy ont brossé à grands traits les principes de la « bonne » expertise scientifique : elle doit bien sûr s'appuyer sur une science rigoureuse, donc être en lien étroit avec la recherche, fondamentale ou appliquée ; elle doit articuler les sciences dites « dures » ou « exactes » et les sciences humaines et sociales, et s'inscrire dans une perspective inter- ou pluridisciplinaire ; elle implique de bien « positionner » les questions auxquelles il faut répondre ; elle doit s'attacher à évaluer l'impact des décisions une fois celles-ci prises ; elle ne doit pas donner prise au soupçon de conflit d'intérêts, etc.
Cependant, la relation entre science et société et entre science et décision politique est marquée par des biais et des asymétries qui ont été soulignés par Cédric Villani. La cause en est la place qu'occupe la technologie, intermédiaire entre la science et la société. Or la technologie n'est pas neutre mais véhicule des valeurs, des habitudes, des intérêts et des imaginaires. Par ailleurs, ses développements et ceux de la science peuvent aller à l'encontre d'intérêts établis. C'est pourquoi le scientifique peut être loué lorsqu'il apparaît comme bienfaiteur de l'humanité, mais conspué lorsqu'il montre les aspects plus sombres du « progrès » technique. Il advient même qu'on lui dénie alors la qualité de scientifique pour l'affubler de celle - ici infâmante - de militant. Sans compter le fait que, parfois, c'est la science elle-même qui devient un enjeu politique à part entière.
Il faut donc s'en tenir au principe selon lequel la décision est de nature politique et l'expertise est consultative. Pourtant, les choses ne sont pas toujours si claires, et Virginie Tournay a identifié « une confusion de plus en plus forte entre le savant et le politique », selon elle difficilement évitable dans certains champs de l'action publique. La communication quotidienne des statistiques d'infection et de mortalité pendant l'épidémie de Covid-19 lui a fourni une illustration de cette analyse.
Il n'est donc pas étonnant que le développement de l'expertise scientifique auprès des décideurs politiques se heurte à un certain nombre de difficultés objectives. C'est le deuxième axe mis en évidence par les intervenants de la table ronde.
La cause majeure en est un décalage entre les cultures respectives des deux partenaires. La culture scientifique des décideurs est très faible, en raison de ce qu'Alain Fischer a appelé leur formation « a-scientifique ». Jean-François Delfraissy a mis l'accent sur « les quelque 200 à 300 personnes qui décident en France et qui oscillent entre les grands cabinets ministériels, les grandes directions de ministères et les positions politiques [...]. Elles sont [...] loin de la science. [...] Elles n'ont rien connu de la notion de vision scientifique, de l'humilité qui dans une certaine mesure sous-tend la construction d'une science, par exemple au fait d'avoir passé un doctorat, ce qui implique souvent de faire deux pas en avant puis deux pas en arrière et d'être capable d'accepter les difficultés liées à tel ou tel type de résultat. » Il est donc primordial d'accroître la diversité de la formation des élites dans notre pays, même si de timides progrès semblent avoir été engagés ces dernières années.
Symétriquement, la culture politique des scientifiques est elle aussi très insuffisante : ils connaissent mal les enjeux et les difficultés de la vie politique. C'est peut-être pour cela qu'ils montrent souvent une certaine réticence à « s'engager », c'est-à-dire à répondre à la sollicitation des décideurs, a relevé Alain Fischer.
Par ailleurs, les temporalités des acteurs sont souvent déphasées : le temps des médias est de quelques heures, celui du politique de quelques jours et celui de la science est, au minimum, de quelques mois, même si le déphasage ne va pas toujours dans le même sens : en matière de lutte contre le changement climatique, c'est le scientifique qui demande des réponses immédiates, alors que le politique a besoin de temps pour construire un éventuel consensus.
Globalement, les intervenants ont regretté une proximité trop faible entre les experts scientifiques et les décideurs politiques, d'où la difficulté à créer une interface efficace entre science et institutions politiques. Les exemples sont nombreux de conseils et autres structures qui fonctionnent mal, voire ne fonctionnent pas, pour de multiples raisons : volonté du politique de définir les sujets traités ou d'orienter par avance les conclusions, conflits de personnes, effectifs mal calibrés, relations insuffisantes avec le substrat académique environnant, etc. En fait, le modèle institutionnel - on a essayé un Conseil stratégique de la recherche, on a parlé d'un Haut conseiller à la science - importe moins que le dosage entre dimension politique, culture et technique, voire que la confiance qui doit s'établir entre l'expert (ou l'organe collectif d'expertise) et le décideur.
Cette proximité entre les deux pôles de l'expertise et de la décision ne doit cependant pas masquer le troisième axe mis en évidence par la table ronde, à savoir la nécessaire interaction avec la société civile. La place des experts scientifiques auprès du monde politique n'est pas uniquement définie dans le cadre d'un dialogue, mais par un jeu à trois entre les politiques, les experts et les citoyens.
Jean-François Delfraissy a souligné l'importance du concept de « démocratie en santé » : sa mise en oeuvre vise à préserver l'idée de progrès qui a vocation à accompagner l'accroissement des connaissances. Le triangle décideur/expert/citoyen naît du fait que toute connaissance n'est pas bonne à prendre pour la société et que des choix fondés sur des valeurs doivent être faits pour déterminer le monde dans lequel nous souhaitons vivre aujourd'hui et demain.
Dans ce cadre, de nombreux leviers peuvent être actionnés : les concertations citoyennes apparaissent à Alain Fischer comme une forme intéressante de médiatisation entre la société, les experts et les décideurs et le procédé devrait être encouragé. Jean-François Delfraissy plaide pour ouvrir l'expertise en vue de la rendre accessible non seulement au politique mais aussi à l'ensemble de la société. Cédric Villani met en avant les comités citoyens - même s'ils peuvent être instrumentalisés pour, selon le contexte, ralentir ou accélérer la décision politique - et les comités de parties prenantes (tels les comités de patients). Virginie Tournay estime que le travail de l'Office en matière de choix scientifiques et technologiques, même s'il répond en priorité au devoir d'information des parlementaires, ne peut pas être séparé d'une réflexion plus globale sur les relations que les citoyens entretiennent avec la vérité scientifique.
Quelques compléments intéressants ont été apportés sur ce dernier point. Comme l'a relevé Alain Fischer, la place de la science dans la décision politique est consubstantielle à la place accordée à la science et à la culture scientifique dans la société. Il en résulte que les décideurs politiques tiennent forcément compte des convictions qui traversent la société. Or celles-ci ne sont pas toutes scientifiquement fondées et l'on observe depuis quelques années une crise de la rationalité, une montée des relativismes et la diffusion d'un climat de défiance, qui touche en priorité les institutions politiques mais qui n'épargne pas la science, surtout lorsqu'elle s'incarne dans une démarche d'expertise scientifique. Ces phénomènes résulteraient au moins pour partie d'un écart croissant des connaissances entre les experts et les citoyens.
Sans contredire cette analyse, Virginie Tournay estime que la sensibilité aux sujets scientifiques dans le débat public n'est pas réductible à un défaut de culture scientifique ou d'esprit critique, à un manque de vulgarisation ou de diffusion de l'information scientifique. En fait, le rapport des citoyens à la vérité scientifique a profondément évolué, notamment à l'ère numérique, et cette évolution n'est pas terminée.
Les échelles de vérités sont troublées, les discours qui mettent en doute le consensus scientifique ont acquis une autorité sociale, les informations structurantes sont noyées dans la cacophonie informationnelle de l'époque numérique, ce qui provoque l'affaiblissement de la crédibilité sociale des connaissances certifiées par les autorités. Pourtant, on reste en quelque sorte prisonnier de l'idée selon laquelle tout ce qui relève de la science doit être abordé comme un objet de connaissance. Or quand les données de la science arrivent dans l'espace public, elles deviennent un objet politique comme les autres et elles échappent aux règles de la démonstration savante pour obéir à celles de la rationalité politique.
D'où l'importance capitale de structures comme l'Office, qui est confronté à de nombreux défis. Il doit montrer la nécessité démocratique d'éclairer le décideur public tout en maintenant une frontière étanche entre connaissance et décision. Il doit aussi contribuer à restaurer la dimension « sacrée et symbolique du politique » pour que les institutions recouvrent une part au moins de leur fonction de certification des savoirs fondés sur la science.
Le débat avec la salle a abordé des sujets connexes à ceux évoqués par les intervenants : la distinction à faire entre science, recherche et connaissance ; les interrogations des jeunes scientifiques sur l'utilité de continuer à faire de la recherche ; la portée de l'expression « je crois en la science » ; la façon d'assumer le décalage entre les décisions que la science montre nécessaires (par exemple réduire les voyages en avion) et les aspirations de la population (démocratiser l'accès au vol aérien). Mais les échanges sur la crise de la rationalité et les nouveaux rapports entre les citoyens et les savoirs scientifiques appelaient naturellement la seconde table ronde comme prolongement.
B. TABLE RONDE « LE PARLEMENT ET L'ÉVALUATION SCIENTIFIQUE ET TECHNOLOGIQUE »
Les échanges se sont organisés à partir d'un constat simple. La pratique de l'évaluation scientifique et technique au service du Parlement s'est répandue partout au sein des économies développées. Cependant, ces modalités varient beaucoup d'un État à l'autre. L'une des originalités de l'Office est son intégration, particulièrement forte, au sein du Parlement. De ce constat découlent plusieurs questions. Certaines sont immédiates : quelles sont les caractéristiques de l'évaluation scientifique et technologique au profit du Parlement ? Comment la proximité, plus ou moins grande, avec celui-ci influence-t-elle les pratiques, le programme de travail, l'horizon des termes abordés et la conduite des études ? Elles appellent des réponses assez factuelles.
D'autres sont plus délicates à aborder : l'évaluation scientifique et technologique pour le Parlement doit-elle être conçue uniquement comme un conseil scientifique au législateur dans une optique de promotion de la science ? Au contraire, doit-elle être vue avant tout comme un garde-fou contre les tentations du « tout technologique », comme une garantie de la dimension démocratique des choix scientifiques et comme un antidote au techno-solutionnisme qui prévaut bien souvent ? Ce sont ces dernières questions qui avaient vocation à fournir la matière la plus riche des débats entre Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office, ancien ministre, Jean-Yves Le Déaut, ancien député, ancien président de l'Office, Marcus Scheuren, directeur du STOA (équivalent de l'Office auprès du Parlement européen) et Pierre Delvenne, professeur et directeur de l'unité de recherche Cité et du centre de recherche Spiral de l'Université de Liège.
Installé dans le rôle de « grand témoin » en raison de sa longue expérience ministérielle et parlementaire, ainsi que de son appétence pour les problématiques scientifiques et technologiques Gérard Longuet a délivré quatre messages essentiels pour comprendre la nécessité de l'évaluation scientifique et technologique à destination du Parlement. Il a tout d'abord relevé que la technologie, peut-être plus encore que la science - même si la frontière peut être floue -, passionne les parlementaires car elle touche de près aux réalités économiques et industrielles, et à l'emploi ; par ailleurs, l'innovation technologique a un très fort potentiel de rupture sociale, comme le montrent l'effacement du minitel face à l'ordinateur personnel et l'émergence de l'Internet « gratuit ». En soulignant qu'une technologie qui n'est pas soutenue par un environnement juridique favorable ne peut pas s'épanouir, même si les potentialités sont gigantesques, il a rappelé indirectement que le Parlement veille à l'intérêt public en se rangeant du côté de la promotion du progrès ; avec une remarque sur le fait que l'innovation technologique est souvent portée par des « professeurs Nimbus, dont certains sont de vrais génies » mais aussi des « dangers » sur le plan de la rationalité économique de l'investissement à consentir, il a rappelé que le Parlement reste une institution politique profondément ancrée dans le réel et que les choix doivent être étayés par des analyses éclairées.
Les interventions de Jean-Yves Le Déaut et de Marcus Scheuren ont donné la « vision intérieure » d'un organe d'évaluation parlementaire. Elles ont confirmé que de tels organes ressentent peut-être plus fortement que les instances « classiques » d'évaluation - par exemple universitaires - les tensions inhérentes aux liens complexes qui unissent la science, l'expertise et la décision politique.
Parmi les nombreux défis identifiés par Marcus Scheuren, il y a bien sûr le fait que les impacts de la science sur la société sont de plus en plus complexes et que l'accélération de certains développements appelle une réponse rapide de la loi, comme c'est le cas pour l'intelligence artificielle.
Mais il a surtout mis l'accent sur les conséquences de l'incertitude, caractéristique essentielle de la démarche scientifique, alors que la décision suppose un certain degré de certitude. Ceci commence avec la notion même de « preuve scientifique ». Évidente a priori, elle est en fait plus complexe à l'analyse. En effet, de nombreux résultats sont de nature statistique ; l'événement réel peut donc s'écarter de l'événement le plus probable, mais ce n'est pas une raison pour dire que la science s'est trompée. Par ailleurs, l'état de l'art des connaissances peut évoluer, parfois sensiblement, au fur et à mesure des données nouvelles - la crise sanitaire de la Covid-19 en a été un exemple remarquable.
Les effets de l'incertitude se nichent aussi ailleurs. Puisque la démarche scientifique procède par essais et erreurs, elle se concilie difficilement avec le processus de décision politique, qui ne peut pas se construire sur des « allers-retours » permanents. Il faut donc évaluer des options et les risques associés, et communiquer clairement avec le public. D'autre part, la nature incertaine de la science en construction et la politisation de certaines questions scientifiques augmentent le risque que soient diffusées des informations erronées, voire de la désinformation. L'évaluation doit alors permettre de distinguer entre la vraie incertitude scientifique et le doute artificiel, et protéger le législateur de la désinformation en lui donnant les preuves les plus solides possible.
Jean-Yves Le Déaut a regretté que les sphères de la politique et de la science aient été trop longtemps séparées, notamment parce que la science est insuffisamment présente dans la formation des élites administratives ; ceci n'empêche pas que, trop souvent, le décideur politique national abdique ses responsabilités, comme cela avait été signalé lors de la première table ronde. Pour ce qui concerne l'autre sommet du triangle décideur/expert/citoyen, il apparaît que l'essor des controverses résulte de ce que les citoyens ne sont plus convaincus que le progrès technologique va toujours de pair avec le progrès humain. Dès lors, la défiance et le scepticisme font leur lit dans l'espace public et les fondements mêmes de la recherche peuvent en être menacés. Le rôle de l'Office est donc essentiel puisqu'il permet au Parlement de fonder ses décisions sur des expertises et non sur des émotions, des croyances ou des opinions. En témoigne d'ailleurs l'influence de l'Office sur certains choix majeurs, par exemple en matière énergétique.
Il est en fait revenu à Pierre Delvenne d'aborder deux dimensions plus polémiques de l'évaluation scientifique et technologique à destination du Parlement, notamment dans le modèle de l'Office français. Il a en premier lieu noté que la légitimité institutionnelle de l'Office est rarement remise en cause, à la différence de celle d'autres offices ; l'Office of Technology Assessment américain, par exemple, a été supprimé en 1995, vingt ans après sa création.
Surtout, il a relevé que les membres de l'Office ont un positionnement assez unique en Europe : ils sont à la fois élus et praticiens de l'évaluation. Ceci les conduit à s'intéresser à des enjeux relevant de deux logiques : enjeux scientifiques et enjeux politiques, et à travailler au confluent des mondes correspondants : la science, la politique, la société, le monde économique, etc. ; il s'agit pour les membres de l'Office de produire des connaissances compréhensibles et utilisables par ses membres, mais aussi par l'ensemble des membres du Parlement et par tous les citoyens intéressés.
Pour M. Delvenne, ce positionnement peut expliquer un certain nombre de succès, par exemple dans le domaine de la gestion des déchets nucléaires. Il porte cependant en lui deux risques : le risque collectif de faire passer l'Office du statut d'institution parlementaire considérée comme neutre à celui de partie prenante des choix ; le risque individuel, pour chacun de ses membres, d'entrer dans une situation de quasi-conflit d'intérêts. En effet, les membres de l'Office peuvent peser sur les décisions politiques, voire les initier, et en recueillir le crédit. Il serait donc indispensable de faire un travail très prudent de gestion, voire de reconstruction des frontières entre l'expertise institutionnalisée dans l'Office et la « société » à laquelle il s'adresse de façon privilégiée, à savoir le Parlement.
Cette analyse a conduit M. Delvenne à formuler deux suggestions qui ont suscité des réactions de la part des autres intervenants. En premier lieu, l'Office devrait utiliser son modèle institutionnel particulier pour reconnaître l'évaluation scientifique et technologique comme pratique politique. Il s'agirait donc de rompre avec le « mythe de la neutralité », alors que cette notion est un canon de l'évaluation. Celle-ci, dans son contexte parlementaire, devrait être clairement présentée comme s'inscrivant dans des préférences collectives, des visions, des engagements politiques. Au demeurant, l'Assemblée nationale avait adopté à l'unanimité, en 2017, une résolution sur « les sciences et les progrès dans la République », ce qui suggère que la marche n'est pas si haute à franchir...
Mais faire ouvertement de l'Office un acteur « politique » conduirait à toucher à la ligne de séparation avec les commissions permanentes. C'est ce que n'ont pas manqué de relever Gérard Longuet et Jean-Yves Le Déaut, en appelant à conserver une certaine modestie et à ne pas entrer dans des logiques de concurrence institutionnelle. Gérard Longuet a également souligné que l'Office est avant tout un organe parlementaire au service du Parlement, qu'il doit lui apporter des réponses concrètes et pas construire un corps de doctrine sur la science, enfin que la mise en cohérence politique des choix, même scientifiques ou technologiques, relève des formations politiques constituées.
La seconde suggestion a trait au développement sous une forme profondément transformée de la participation citoyenne. L'Office devrait mettre à profit sa position au sein des institutions et le rôle particulier de ses membres pour renforcer la démocratie représentative, infrastructure critique de nos sociétés. M. Delvenne appelle ainsi à jeter des ponts vers des publics situés habituellement hors des radars de l'évaluation scientifique et technologique, donc à sortir de l'espace parlementaire pour aller directement à la rencontre des citoyens. Il faudrait passer de l'audition publique à « l'audition en public », passer d'une prise de parole organisée par invitation des experts à ce que Yannick Barthe appelle la « prise de parole sauvage », qui devrait être captée et ramenée à l'intérieur du Parlement. Ainsi serait créée une communauté de réflexion avec des acteurs engagés et investis, mais déçus par la démocratie représentative telle qu'elle fonctionne aujourd'hui.
Après que Gérard Longuet a relevé qu'en France, la proximité avec les citoyens s'appuie sur le mode de scrutin majoritaire, Virginie Tournay a estimé que la participation résulte plus de l'offre institutionnelle que d'un besoin social : sur les sujets techniques, on peut se demande si le citoyen ne préfère pas placer sa confiance dans des institutions - quitte à accroître leur responsabilité au sens anglo-saxon du terme - plutôt que de devoir en débattre lui-même. Dans cette perspective, il vaudrait mieux augmenter la visibilité de l'Office comme instance de médiation et la confiance des citoyens dans les capacités et les compétences des auteurs de ses rapports. Jean-Yves Le Déaut a jugé que, à la lumière des débats passés sur les OGM, ces deux dimensions - crédibilité intrinsèque et participation - étaient des leviers également actionnables.
Le débat s'est poursuivi par une analyse du faible succès des méthodes participatives en France et par un accord sur la nécessité pour l'Office de faire « ressortir » ses compétences internes pour recréer un lien avec le public.
II. RENCONTRE DE HAUT NIVEAU « QUATRE CONTROVERSES SCIENTIFIQUES D'ACTUALITÉ » (6 JUILLET 2023)
Les manifestations du 40e anniversaire se sont poursuivies le 6 juillet au Sénat. Le débat sur « quatre controverses scientifiques d'actualité » a été introduit par une intervention du Président du Sénat.
A. OUVERTURE PAR LE PRÉSIDENT DU SÉNAT : LE TRAVAIL D'INTÉRÊT GÉNÉRAL DE L'OFFICE AU SERVICE DE LA SCIENCE, DE LA SOCIÉTÉ ET DU PARLEMENT
Devant un large public composé de parlementaires, d'anciens membres de l'Office, de chercheurs et de journalistes intéressés par la science, le Président du Sénat Gérard Larcher a ouvert la matinée de débats en célébrant « une structure originale, utile et efficace ».
Il a insisté sur le caractère bicaméral de l'Office qui lui confère une force particulière et donne du poids et de la solidité à ses travaux. Reprenant le constat effectué par Jean-Yves Le Déaut, ancien président de l'Office, il a fait valoir que l'Office est parvenu à s'imposer comme un lieu de fabrique de consensus : « La force de l'Office repose sur ces rapports approfondis et communs entre députés et sénateurs et sur l'adoption le plus souvent consensuelle de ces rapports. »
Il a loué le sérieux et la culture de travail développée au sein de l'Office, qui se sont installés dès l'origine dans cette enceinte et maintenus tout au long des quarante années de son existence : « Malgré les vicissitudes de la vie politique, l'Office n'a jamais renoncé à l'adoption d'un rapport, recherchant toujours le compromis. »
Il a souligné la grande ouverture de l'Office qui s'est intéressé à une très grande variété de sujets tout en n'ayant jamais été absent des grands choix stratégiques ou des évolutions scientifiques et technologiques qui ont marqué la fin du XXe et le début du XXIe siècle : nucléaire, télécommunications, espace, numérique, biotechnologies, climat, biodiversité, etc. Le Président du Sénat a pris quelques exemples de rapports marquants et ajouté que « dans le contexte actuel de renouvellement du nucléaire, l'Office a un rôle éminent à jouer ».
Il a salué un Office « vraiment à l'écoute du grand public ». L'organisation régulière d'auditions publiques contradictoires sur des thèmes scientifiques d'actualité parfois controversés est devenue une marque de fabrique de l'Office. S'y ajoute depuis quelques années la possibilité offerte aux internautes, systématiquement mise en oeuvre pour les auditions publiques, de poser des questions en direct aux intervenants entendus par l'Office. Ce faisant, pour le Président du Sénat, l'Office est « non seulement au carrefour de la science et du Parlement, il est aussi au carrefour de la science et de la société ».
En conclusion, le Président a insisté sur le rôle de la science dans nos sociétés contemporaines, parfois tentées par l'irrationnel : « En ces temps de défiance envers la science, de discours obscurantistes et de raccourcis scientifiques, le rôle de l'Office n'en est que plus essentiel pour éclairer non seulement les parlementaires, mais également les médias et la société tout entière. Je formule le voeu que l'Office poursuive son travail d'intérêt général au service de la science, de la société et du Parlement. Nous en avons besoin encore plus que jamais. »
B. LE CHOIX DE DÉBATTRE DE CONTROVERSES SCIENTIFIQUES D'ACTUALITÉ
Afin de mobiliser les parlementaires et le public autour du travail de l'Office, le Bureau de l'Office avait décidé de soumettre à une consultation citoyenne sur internet le choix de quatre sujets à débattre à l'occasion du 40e anniversaire de l'Office.
Consultation du public
pour choisir quatre
controverses scientifiques d'actualité
à mettre en
débat le jeudi 6 juillet 2023
La consultation en ligne ci-dessous vous permet de sélectionner les quatre thématiques qui vous paraissent les plus intéressantes parmi une douzaine de sujets en lien avec des travaux récents de l'Office.
1. Énergie
Les déchets nucléaires sont-ils éternels ?
Peut-on satisfaire nos besoins énergétiques avec les énergies renouvelables ?
2. Climat
Le réchauffement climatique est-il inévitable ?
Peut-on capter et stocker davantage de CO2 ?
3. Questions agricoles
Réduire l'usage des produits phytosanitaires agricoles, est-ce mettre en danger la production agricole française ?
Les biotechnologies végétales sont-elles indispensables pour l'avenir des productions agricoles ?
4. Santé
La bioéthique doit-elle conduire parfois à ne plus suivre le progrès scientifique ?
Recommandations nutritionnelles : privilégier la santé individuelle ou l'empreinte environnementale ?
5. Technologies numériques
L'intelligence artificielle est-elle une menace ?
Pourrons-nous nous libérer des technologies numériques ?
6. Espace
Envoyer des sondes aux confins de l'univers a-t-il un intérêt ?
La France et l'Europe doivent-elles mener une politique spatiale indépendante ?
Au terme de la consultation qui a mobilisé plusieurs centaines de participants, quatre thématiques classées dans l'ordre suivant ont émergé :
1. Peut-on satisfaire nos besoins énergétiques avec les énergies renouvelables ?
2. L'intelligence artificielle est-elle une menace ?
3. Réduire l'impact des produits phytosanitaires agricoles, est-ce mettre en danger la production alimentaire ?
4. Peut-on capter et stocker davantage de CO2 ?
Retenues pour les débats de la matinée du 6 juillet au Sénat, ces thématiques ont chacune été présentées par des experts d'opinions sinon divergentes au moins différentes. L'objectif était de montrer que sur chaque sujet, des approches scientifiques variées étaient possibles. Un membre actuel ou ancien de l'Office a assuré l'animation de la controverse en associant la salle aux discussions.
C. PREMIÈRE CONTROVERSE : PEUT-ON SATISFAIRE NOS BESOINS ÉNERGÉTIQUES AVEC LES ÉNERGIES RENOUVELABLES ?
Deux intervenants ont introduit le débat : David Marchal, directeur Expertise et programmes de l'Ademe, et Valérie Faudon, déléguée générale de la SFEN.
L'expert de l'Ademe a rappelé le contexte actuel de la consommation d'énergie en France, qui est à 60 % d'origine fossile, 20 % nucléaire et 20 % renouvelable. Pour aller vers la neutralité carbone à l'horizon 2050, il va falloir multiplier par trois au moins la production des énergies renouvelables, au plus près des besoins des territoires. C'est un bouquet d'énergies renouvelables qu'il faudra développer. De nouveaux objectifs européens, plus ambitieux encore pour 2035, vont imposer une plus grande mobilisation des énergies renouvelables, les nouvelles installations nucléaires envisagées ne pouvant pas être en service à cette date.
La déléguée générale de la SFEN a rappelé les scénarios prospectifs récemment établis qui font majoritairement état d'une hausse de la consommation d'électricité et de l'utilité du nucléaire dans ce contexte, notamment du fait de sa disponibilité, de sa flexibilité et de son pouvoir de stabilisation du réseau.
Plusieurs questions de la salle ont concerné les coûts relatifs des différentes énergies, la souveraineté industrielle, la disponibilité des ressources et matériaux.
Gérard Longuet a conclu en faisant un lien entre débat énergétique et débat politique : « Cette controverse donne lieu à des débats d'une qualité croissante, car plus respectueux des points de vue des uns et des autres. Je pense que le nucléaire était plutôt malade de la démocratie et du scrutin majoritaire à deux tours et pas l'inverse. Quand les personnes bénéficient de l'électricité bon marché, le système fonctionne. Mais l'inverse est aussi vrai et se ressent sur les scrutins électoraux. Les controverses peuvent être d'autant plus raisonnées que nous arrivons sur la réalité des difficultés, point rassurant pour la démocratie française. »
D. DEUXIÈME CONTROVERSE : RÉDUIRE L'IMPACT DES PRODUITS PHYTOSANITAIRES AGRICOLES, EST-CE METTRE EN DANGER LA PRODUCTION ALIMENTAIRE ?
Deux intervenants ont également introduit le débat : Christian Huyghe, directeur scientifique agriculture à l'Inrae, et Valérie Chansigaud, historienne des sciences et de l'environnement
Le chercheur de l'Inrae a posé les termes de ce « sujet de controverse sociétal » et indiqué que la situation actuelle doit évoluer, notamment face à la baisse d'efficacité des produits chimiques et à la perspective de plus de dérèglements climatiques. Plusieurs leviers peuvent être mobilisés : la régulation des bio-agresseurs par l'agrobiologie, avec, par exemple, l'accroissement de la complexité des paysages agricoles ; l'utilisation de variétés tolérantes aux maladies ; le développement des agro-équipements et du digital ; le recours au biocontrôle.
L'historienne des sciences a rappelé le contexte historique de l'apparition des pesticides aux États-Unis et l'essor rapide de leur emploi. Les risques associés à ces produits ou, autre exemple, la résistance des insectes sont parvenus bien plus tardivement dans le débat public, notamment grâce aux associations de consommateurs américaines. Or il est important d'éclairer les attentes contradictoires du grand public « qui déteste les pesticides... mais aussi les insectes ».
Des questions ont été posées par la salle sur la recherche d'alternatives aux pesticides et sur les blocages à l'introduction de variétés résistantes.
En conclusion, Jean-Yves Le Déaut a noté que revenir à l'histoire permet de comprendre la situation présente. Les objectifs de production de la CEE des années 1970 ont assigné à l'agriculture des tâches rendues possibles par les produits de synthèse. Mais la situation actuelle est différente. La nécessité de promouvoir une plus grande diversité de cultures sur de mêmes lieux alors que les régions françaises sont encore très spécialisées est une difficulté. Ce sont des bouquets de solutions qui permettront de maintenir la production des cultures, objectif qui reste un enjeu majeur. Les nouvelles technologies sont nombreuses et doivent permettre de tendre vers un consensus.
E. TROISIÈME CONTROVERSE : PEUT-ON CAPTER ET STOCKER DAVANTAGE DE CO2 ?
Deux intervenants ont introduit la discussion : Thierry Caquet, directeur scientifique environnement à l'Inrae, et Cécile Barrere-Tricca, directrice à l'Ifpen.
Le chercheur de l'Inrae a d'abord insisté sur la nécessité de protéger les sols, menacés aujourd'hui par plusieurs processus, dont certains sous contrôle humain : l'érosion, la pollution chimique, la salinisation, la désertification, le tassement. Les sols sont capables de stocker du carbone pour compenser une partie des émissions, et des solutions existent, mais elles nécessitent d'introduire de nouvelles pratiques et ont un coût.
La directrice de l'Ifpen a ensuite exposé les différentes technologies de captage et de stockage du CO2. Des unités industrielles sont déployées dans le monde mais, compte tenu de l'ampleur des investissements nécessaires, du coût et des problèmes d'acceptabilité sociale, le captage de CO2 ne pourra représenter qu'une partie de la décarbonation à l'échelle mondiale. La recherche et l'innovation sont très intenses dans ce domaine, notamment auprès des industriels les plus émetteurs.
Des questions ont porté sur l'usage des sols et sur les arbitrages à effectuer entre production alimentaire humaine, production animale, bio-industrie, production d'énergie, etc., ainsi que sur l'acceptabilité des préconisations pour les agriculteurs comme pour les industriels.
En conclusion, Catherine Procaccia s'est demandé si, finalement, cette controverse ne concernait pas d'abord le monde occidental et riche et si le développement du captage industriel n'aurait pas pour effet de prolonger l'utilisation des énergies fossiles.
Les intervenants ont alors fait valoir qu'intervenir dans les sols très bas en stock de carbone, notamment dans les pays du Sud, permettait d'avoir rapidement des résultats à un coût raisonnable. De telles solutions peuvent aussi être déployées en France, ce qui nécessite information et formation.
Les technologies de captage et de stockage de CO2 doivent, en tout état de cause, représenter le recours ultime, après la sobriété, le développement des énergies renouvelables, ainsi que le recyclage. Ces solutions ne doivent pas être une raison de continuer à polluer. Tous les leviers doivent être activés.
F. QUATRIÈME CONTROVERSE : L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE EST-ELLE UNE MENACE ?
Deux intervenants ont dressé un état de la situation : Raja Chatila, professeur de robotique et d'intelligence artificielle, membre du conseil scientifique de l'Office, et Laurence Devillers, professeure d'informatique appliquée aux sciences sociales.
Le professeur Chatila a rappelé que l'intelligence artificielle (IA) est à la fois un domaine scientifique et une technologie avec un effet important sur la société puisqu'elle se diffuse dans tous les secteurs et domaines de la vie économique et sociale. Il est important qu'elle soit maîtrisée et adaptée. Le développement des IA génératives fait apparaître de nouveaux enjeux éthiques, en particulier autour de la notion de vérité. Une attention spécifique doit être portée sur les applications en matière d'éducation.
La professeure Devillers a insisté sur la nécessité d'une meilleure compréhension des systèmes, d'une gestion des données plus transparentes, d'une régulation de leur utilisation et des applications, d'une souveraineté européenne face aux GAFAM. Le bouleversement en cours et à venir est considérable, ses conséquences doivent être anticipées, par exemple dans le monde du travail.
Des questions ont porté sur le traitement des émotions par l'IA, sur les outils de simulation de la voix, y compris de personnes décédées, sur la diffusion de fausses informations et de théories complotistes, sur la pédagogie et l'éveil au sens critique, sur les modalités d'une régulation.
En conclusion, Pierre Henriet a rappelé que certaines des préconisations du rapport de l'Office de 2017 sur l'IA n'étaient toujours pas appliquées et restaient valables, notamment sur la nécessité d'une meilleure maîtrise des systèmes. Il s'est enfin félicité que, sur un sujet émergent aussi fondamental, les Bureaux de l'Assemblée nationale et du Sénat aient décidé, à l'occasion du 40e anniversaire de l'Office, de le saisir d'une étude sur les nouveaux développements de l'intelligence artificielle.