B. UNE MISE EN oeUVRE DÉSORDONNÉE, SANS PROTOCOLE
1. Un nombre de projets qui reste faible
Il ressort des auditions menées un sentiment d'une avancée à marche forcée dans les académies, sans réelle réflexion autour de la notion d'innovation, comme si les propos du Président de la République en septembre 2021 - « cela doit être déboursé au plus vite », constituent le critère premier d'attribution de crédits.
Au final, rapporté au nombre d'écoles et d'établissements scolaires, le nombre de projets validés semble faible. Dans l'académie Aix-Marseille, en dehors des 89 « écoles du futur » marseillaises, 400 000 euros de projets ont été validés. 192 projets ont été validés ou sont en cours de validation. Seuls 36 % des crédits prévus pour le premier degré et 61 % de ceux pour le second degré ont été alloués au 25 juin. Dans le premier degré, une vingtaine d'écoles - hors Marseille - serait concernée. 243 projets sont en cours de rédaction par les équipes pédagogiques, selon les chiffres transmis par le rectorat.
Dans l'académie de Lille, début mars 2023, seuls 19 projets ont été jugés comme répondant aux critères - pourtant très souples - mis en place par l'académie, pour un montant total de 262 000 euros. L'écart est ainsi très important entre le nombre d'équipes pédagogiques ayant exprimé l'intention de s'inscrire dans cette démarche - 1 112 équipes selon les chiffres transmis par la rectrice de Lille -, le nombre de projets y compris ceux qui vont être déposés - 392 -, le nombre de projets réellement déposés - 119 - et le nombre au final retenu : 16 % des projets déposés ont bénéficié d'un financement et moins de 2 % des équipes pédagogiques ayant manifesté un intérêt ont été au bout de la démarche et ont vu leur projets retenus.
Quant à l'académie de Nancy-Metz, si la consommation de l'enveloppe allouée de 1,6 million d'euros dans le cadre du CNR atteint 59 % en mai 2023 - avec une consommation particulièrement forte du volet réservé au second degré (84 %) -, le nombre d'écoles et d'établissements concernés est au final peu élevé : 21 projets validés dans le premier degré et 25 dans le second degré, sur - à peine - 125 projets déposés.
Dans les trois académies plus particulièrement étudiées par les rapporteurs, ce sont ainsi à peine quelques dizaines de projets « innovants », émanant des écoles et établissements, qui ont émergé. À l'échelle nationale, au 13 juin 2023, 1 900 projets ont été validés sur les 5 954 projets déposés. 1,8 million d'élèves sont directement concernés par la mise en oeuvre des projets validés, soit 14 % des élèves de la maternelle au lycée.
Recommandation n° 8 : Réaliser une évaluation nationale de l'ensemble de la démarche du fonds d'innovation pédagogique et des projets mis en place depuis sa mise en oeuvre.
Une forme d'autocensure a également été mise en avant : trop d'équipes pédagogiques considéreraient qu'elles ne proposent pas une véritable innovation et s'excluent d'elles-mêmes de la possibilité de solliciter le fonds d'innovation pédagogique.
Signe de ce déploiement dans la précipitation, il n'y a pas eu de réflexion sur les modalités pratiques d'affectation des fonds aux projets lauréats du premier degré. En effet, les écoles ne disposant pas de la personnalité juridique, elles ne peuvent pas se les voir directement attribués. Au final, c'est une solution au cas par cas qui est retenue : gestion en direct par le rectorat, transmission des fonds à la commune ou l'intercommunalité. Lors de son audition en novembre 2022, Pap Ndiaye, ministre de l'éducation nationale, a indiqué que « dans le cadre de l'expérimentation marseillaise, le financement a transité par des établissements du second degré », même si « ce n'est pas une situation optimale ». Certains rectorats n'excluent pas d'utiliser également cette solution.
2. Un fonds déployé dans la confusion
Par ailleurs, la procédure à suivre n'a pas été toujours explicitée aux écoles et n'est pas présentée de la même manière selon l'interlocuteur à qui les équipes pédagogiques s'adressent, ce qui est source de confusion. Cela traduit également une mise en oeuvre précipitée de ce fonds. Dans certains départements, il a été indiqué que le projet devait concerner toutes les classes de l'école, ce qui n'est pas toujours opportun dans des écoles allant de la petite section de maternelle au CM2. Autre exemple de présentation différente du fonds d'innovation pédagogique, certains inspecteurs de l'éducation nationale ont jugé nécessaire de mettre en place des projets nouveaux, tandis que d'autres ont signalé la possibilité de présenter des projets déjà existants, en les travaillant différemment.
Jonathan Welschinger, secrétaire national du SNUIPP-FSU, a également indiqué que dans l'académie de Strasbourg, où les contrats locaux d'accompagnement (CLA)17(*) sont en train d'être déployés, une confusion est maintenue par le rectorat sur la nécessité pour les écoles intégrant un CLA d'y adosser un projet innovant au sens du CNR, afin de pouvoir bénéficier à la fois de financement « CLA » et de financement CNR/fonds d'innovation pédagogique : « il y a un mélange des dispositifs existants, sans savoir concrètement à quoi correspond chaque dispositif, mais seulement qu'il y a des financements possibles ».
Enfin, les rapporteurs ont été alertés sur l'absence de retour sur les projets déposés : certaines écoles ont déposé leur projet depuis plus de deux mois, et ne savent toujours pas s'il a été accepté ou refusé.
3. Des projets à visée pédagogique ?
Un premier bilan réalisé en mars 2023 fait émerger quatre thématiques principales : la pédagogie, la continuité des temps éducatifs, l'orientation et l'inclusion.
Selon les informations transmises par Virginie Akliouat, secrétaire départementale du SNUIPP-FSU (13), certains projets pourtant validés n'ont au final pas vu le jour. Tel est le cas d'un projet de « classe orchestre » où le matériel livré ne correspond pas à celui commandé par les enseignants.
Les rapporteurs ont été surpris par la nature de nombreux projets sélectionnés dont la dimension « innovante » interroge. Cette opinion semble partager par plusieurs des recteurs auditionnés : « j'ai été un peu déçu des projets, qui n'étaient pas tellement innovants : il s'agissait de choses qui auraient pu entrer dans les us et coutumes habituels », ou encore « dans l'académie, tous les projets ne sont pas innovants ».
Au-delà des projets emblématiques mis en
avant par le ministère
- laboratoire de mathématiques
à Marseille, logiciel d'aide à l'apprentissage en
Ille-et-Vilaine -, il ressort des auditions que de nombreuses demandes
portent sur du mobilier ou des outils en faveur de l'école
inclusive : mobilier flexible, matériel numérique.
Ces projets interpellent les rapporteurs en raison du partage de
compétences entre l'État et les collectivités
territoriales : à l'État la compétence
pédagogique et aux collectivités territoriales le matériel
et le bâti scolaire. Or, comme le souligne un représentant
syndical : « la découverte des métiers,
l'organisation des salles : ce sont des projets qui empiètent des
fois sur le domaine de la collectivité territoriale. De même, la
création du point
« bien-être », la
végétalisation des cours et du bâtiment ou encore la
création d'une ludothèque sont des projets qui sont très
près du financement habituel par les collectivités
territoriales ». Un certain nombre de projets
relève, dans les faits, plus d'une opportunité de
financement. Le fonds d'innovation pédagogique joue
davantage le rôle de levier dans le cadre d'un co-financement impliquant
la collectivité territoriale.
Ainsi, pour les rapporteurs, un comité indépendant de l'autorité académique doit valider la dimension pédagogique du projet.
Recommandations :
- n° 9 : Faire du fonds d'innovation pédagogique un outil permettant de répondre aux besoins particuliers des écoles et des établissements par des initiatives pédagogiques innovantes adaptées aux spécificités des élèves qui fréquentent l'établissement ;
- n° 10 : Instaurer auprès de chaque recteur un comité indépendant chargé de valider la dimension pédagogique et réellement innovante des projets présentés au fonds d'innovation pédagogique, l'achat de matériel relevant de la compétence des collectivités.
Les rapporteurs se sont interrogés sur les modalités de sélection des projets. Les académies ont fait le choix de ne pas procéder par des appels à projets, à la différence des appels à manifestation d'intérêt (AMI) du volet éducation du plan de relance France 2023. Il s'agit, selon Bruno Martin, secrétaire général de l'académie d'Aix-Marseille, de « libérer les initiatives ». Cette procédure rend plus que nécessaires l'information et l'accompagnement des équipes pédagogiques.
4. Un recyclage de projets
De nombreux projets « innovants » sont dans les faits des projets préexistant au fonds d'innovation pédagogique.
Pour le SNUIPP-FSU : « il s'agit de projets qui existent depuis des années dans les écoles, avec des fonds cherchés auprès des collectivités, de partenaires, ou faits sans budget via des bricolages ». Ce constat est le même dans le second degré : pour Laurent Lapeyre, délégué national du SE-UNSA, « la nouveauté est l'existence d'un fonds, qui permet de financer des projets qui se faisaient déjà auparavant. Chaque rectorat disposait de fonds pour cela. Il y avait déjà un responsable de l'innovation dans chaque académie, ainsi que des appels à projets ».
Parmi les 45 premiers projets « innovants », mis en avant par le ministère de l'éducation, plusieurs sont en fait une extension de projets déjà existants. Tels sont les cas du projet du collège Paul Ramadier de Decazeville, « Jouons avec les maths ! », dont la fiche de présentation mentionne explicitement qu'il s'appuie sur un « laboratoire de mathématiques déjà existant », du projet de l'école Suzanne Lacore de Saint-Jacques-de-la-Lande où « depuis deux ans, l'équipe enseignante (...) met en oeuvre auprès des élèves un outil d'aide à la différenciation pour l'apprentissage de la lecture : le logiciel Ridisi », ou encore de celui du Lycée Pierre et Marie Curie de Châteauroux, pour lequel « le projet [Permettre aux élèves de 1ère une projection vers des études post-bac ambitieuses] s'appuie sur des actions ponctuelles autour de l'orientation entreprises depuis plusieurs années dans le lycée »18(*).
5. La nécessité d'un meilleur accompagnement
Le fonds d'innovation pédagogique reste encore méconnu par les équipes pédagogiques. Comme le souligne Audrey Lalanne, déléguée nationale du SE-UNSA, « le terme d'innovation pédagogique est peut-être grandiloquent », et d'ajouter : « beaucoup de collègues ne savent même pas que ce fonds existe ». Ce constat d'un manque de compréhension sur l'opportunité que représente ce fonds est très largement partagé. Pour Valérie Quéric, secrétaire nationale du SNPDEN et principale de collège dans l'académie d'Amiens, « les collègues ne s'en sont pas encore saisis, ou n'ont pas compris ce qu'ils pouvaient en faire ».
Le problème de connaissance du dispositif est source d'inégalités entre les écoles et établissements dans l'accès à ce fonds : en cette première année de lancement, il bénéficie principalement à ceux qui ont l'habitude de répondre à des appels à projets - « ceux qui se sont approprié le dossier sont souvent les initiés » , ou encore à ceux dont l'inspecteur de l'éducation nationale a identifié en leur sein des projets déjà existants qui pourraient s'inscrire dans la démarche d'innovation promue par le Président de la République. « Quand l'information arrive au professeur lambda, l'année est déjà finie » alerte Daniel Le Cam du SNES-FSU.
Pour la rapporteure Marie-Pierre Monier, cette inégalité dans l'accès à ce fonds d'innovation trouve ses racines dans sa méthode même de fonctionnement, qui donne seulement aux établissements en demande et favorise une logique de mise en concurrence, au lieu de chercher d'abord à identifier les besoins de chacun.
Pour les rapporteurs, l'égalité dans l'attribution du fonds d'innovation pédagogique nécessite avant tout un accompagnement renforcé des équipes pédagogiques et adapté aux besoins spécifiques du premier et du second degré. Il existe en effet une différence presque culturelle : dans le secondaire, lancer des projets n'est pas nouveau, même s'il s'agit habituellement de répondre à des appels à projets émanant du rectorat. Les chefs d'établissement - et les équipes pédagogiques - en ont l'habitude et le temps. En revanche, les professeurs du secondaire restent très ancrés dans un sentiment d'appartenance disciplinaire et les projets sont souvent cloisonnés.
Dans le premier degré, si les équipes pédagogiques travaillent souvent en lien avec des partenaires extérieurs (collectivités territoriales, associations de parents), permettant une meilleure dynamique de réseaux dans les projets que proposent certaines écoles, la formalisation du projet nécessite un accompagnement plus important. À titre d'exemple, dans le département de Haute-Provence, les directeurs d'école déposant un projet ont été invités par la direction académique à présenter trois devis. Outre le fait qu'il s'agisse d'un travail chronophage, cela ne relève pas de leurs compétences habituelles : « dans le secondaire, cela relèverait de la compétence des agents gestionnaires des établissements scolaires », précise Virginie Akliouat, secrétaire départementale du SNUIPP-FSU (13).
Cet accompagnement nécessite également une évolution du métier des inspecteurs de l'éducation nationale (IEN) - qui interviennent auprès des enseignants du premier degré -, et des inspecteurs académiques-inspecteurs pédagogiques régionaux (IA-IPR) pour le second degré. Ils doivent ainsi devenir des facilitateurs de projets, plutôt que pourvoyeurs d'injonctions descendantes. Dans certains départements, des IEN imposent un échange avec les équipes pédagogiques sur le projet avant qu'elles ne le déposent. Cela est parfois vécu comme de la défiance et la mise en place d'un échelon supplémentaire : la validation du projet par l'IEN.
Afin que chaque équipe pédagogique puisse se saisir de l'opportunité que présente le fonds d'innovation pédagogique, les rapporteurs préconisent de clarifier et diffuser au moment de la prérentrée les critères d'éligibilité à ce fonds à l'ensemble des écoles et établissements scolaires.
Recommandation n° 11 : Clarifier et diffuser au moment de la prérentrée les critères d'éligibilité au fonds d'innovation pédagogique à l'ensemble des écoles et établissements.
Les rapporteurs saluent l'initiative du rectorat de Nancy-Metz qui a lancé à la rentrée 2022-2023 de laboratoires d'accompagnement des projets, en lien avec l'école académique de la formation continue, pour accompagner les équipes pédagogiques dans la conduite de leurs projets, notamment innovants.
L'accompagnement de projets dans l'académie de Nancy-Metz
Le rectorat de Nancy-Metz a mis en place un laboratoire académique de formation et d'accompagnement des équipes dans la conduction de projets, et notamment de projets innovants. Trois séminaires ont été organisés pour les équipes qui se sont lancées dans la démarche du CNR.
L'objectif de l'académie est de mettre en place, dans chaque bassin de population, un laboratoire semblable, pour que les équipes pédagogiques puissent bénéficier d'un lieu d'appui. Une quinzaine de lab numérique ont pour l'instant été installés. Trois autres sont en cours d'installation pour la rentrée 2023.
Dans l'académie d'Aix-Marseille, le rectorat a proposé aux enseignants intéressés par la démarche « l'école du futur » à Marseille et « notre école faisons-là ensemble », pour le reste de l'académie, de visiter pendant deux jours des écoles innovantes et rencontrer les équipes pédagogiques adhérant au programme « l'école du futur ». Le remplacement de leur absence doit être assuré. Plus de 500 enseignants sur l'ensemble de l'académie ont répondu favorablement à cette proposition. Néanmoins, selon les informations transmises par Virginie Akliouat un nombre significatif d'enseignants ont annulé leur participation, leur remplacement ne pouvant au final pas avoir lieu, ou bien ont été prévenus au dernier moment de leurs deux jours de décharge, ne leur permettant pas d'organiser leur remplacement dans de bonnes conditions.
Surtout, la conception et le montage d'un projet nécessitent du temps. Cette condition est mise en avant par l'ensemble des syndicats enseignants et personnels de direction auditionnés.
Les rapporteurs constatent que les « écoles du futur » à Marseille bénéficient de moyens humains spécifiques, le ministère de l'éducation nationale et l'académie d'Aix-Marseille ayant jugé nécessaire que les écoles participantes disposent de moyens humains supplémentaires pour l'élaboration et la mise en oeuvre des « projets innovants ». Ainsi, les directeurs d'école ont pu bénéficier d'un quart de décharge supplémentaire, celui-ci ayant été attribué à l'un des enseignants de l'école si le directeur bénéficie déjà d'une décharge totale. En outre, ces écoles ont pu bénéficier de postes supplémentaires, via la mise à disposition de contractuels. Selon Virginie Akliouat, cela représenterait un nombre d'équivalents temps plein « approchant de la centaine ». Les enseignants bénéficient également des HSE (heures supplémentaires effectives) pour la rédaction du projet et les réunions d'équipe en lien avec celui-ci.
Les rapporteurs ont également été informés de la pratique de certains établissements privés n'ayant pas accueilli d'élèves pendant quelques jours pour que les professeurs puissent réfléchir à des projets éligibles au fonds d'innovation pédagogique.
Les rapporteurs recommandent, au nom de l'égalité, un renforcement des moyens pour l'ensemble des écoles dans la perspective de développement de projets innovants. Quatre demi-journées banalisées pourraient être accordées à un membre de l'équipe pédagogique - pas forcément au directeur dont les tâches sont déjà nombreuses - pour finaliser le projet. Son remplacement doit être prévu et assuré, pour lui permettre de bénéficier effectivement de ce temps de montage et de finalisation du projet.
Recommandation n° 12 : Renforcer les moyens pour que l'ensemble des écoles soient matériellement en capacité de se lancer dans une démarche de projet innovant finançable par le fonds d'innovation pédagogique.
* 17 Les contrats locaux d'accompagnement visent à introduire plus de progressivité dans l'allocation des moyens, pour les écoles et établissements qui ne font pas partie de l'éducation prioritaire, mais sont confrontés à des difficultés semblables, ou sont situés en périphérie. Il s'agit d'un engagement contractuel des équipes autour d'un projet local, conçu par la communauté éducative.
* 18 Site du ministère de l'éducation nationale, présentation des premiers projets innovants retenus.