N° 872
SÉNAT
SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2022-2023
Enregistré à la Présidence du Sénat le 12 juillet 2023
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des affaires économiques (1) sur l'intelligence économique,
Par Mme Marie-Noëlle LIENEMANN et M. Jean-Baptiste LEMOYNE,
Sénatrice et Sénateur
(1) Cette commission est composée de : Mme Sophie Primas, présidente ; M. Alain Chatillon, Mme Dominique Estrosi Sassone, M. Patrick Chaize, Mme Viviane Artigalas, M. Franck Montaugé, Mme Anne-Catherine Loisier, MM. Jean-Pierre Moga, Bernard Buis, Fabien Gay, Henri Cabanel, Franck Menonville, Joël Labbé, vice-présidents ; MM. Laurent Duplomb, Daniel Laurent, Mme Sylviane Noël, MM. Rémi Cardon, Pierre Louault, secrétaires ; MM. Serge Babary, Jean-Pierre Bansard, Mmes Martine Berthet, Florence Blatrix Contat, MM. Michel Bonnus, Denis Bouad, Yves Bouloux, Jean-Marc Boyer, Alain Cadec, Mme Anne Chain-Larché, M. Patrick Chauvet, Mme Marie-Christine Chauvin, M. Pierre Cuypers, Mmes Françoise Férat, Amel Gacquerre, M. Daniel Gremillet, Mme Micheline Jacques, M. Jean-Baptiste Lemoyne, Mmes Valérie Létard, Marie-Noëlle Lienemann, MM. Claude Malhuret, Serge Mérillou, Jean-Jacques Michau, Mme Guylène Pantel, M. Sebastien Pla, Mme Daphné Ract-Madoux, M. Christian Redon-Sarrazy, Mme Évelyne Renaud-Garabedian, MM. Olivier Rietmann, Daniel Salmon, Mme Patricia Schillinger, MM. Laurent Somon, Jean-Claude Tissot.
L'ESSENTIEL
Dans la continuité des récents travaux du Sénat sur la souveraineté et sur les influences étrangères qui façonnent notre environnement économique, académique et numérique, la commission des affaires économiques du Sénat a décidé de créer une mission d'information portant sur l'organisation de l'intelligence économique en France.
Vingt ans après la publication du dernier rapport d'ampleur sur le sujet, sept ans après la disparition de la délégation interministérielle à l'intelligence économique et quatre ans après la mise en place d'une nouvelle politique publique de sécurité économique, la commission a souhaité effectuer un premier bilan des actions menées.
Ainsi, après avoir mené une quarantaine d'auditions et entendu plus d'une soixantaine de personnes, les rapporteurs formulent 23 propositions concrètes pour replacer l'intelligence économique au coeur des politiques publiques afin que l'État, les collectivités territoriales, les établissements de recherche, les entreprises et les citoyens soient davantage en état d'alerte sur les rapports de force économiques à l'oeuvre aujourd'hui dans le monde et mieux armés pour y faire face.
I. INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE : UNE RÉPONSE À NOTRE PERTE DE SOUVERAINETÉ ÉCONOMIQUE
A. UN CONCEPT ET DES PRATIQUES POUR NOUS « METTRE EN ALERTE »
Alternativement présentée comme une dynamique, une culture, une méthode, un mode de gouvernance, un mode de pensée et d'action, une démarche ou encore un domaine de recherche, l'intelligence économique vise avant tout à se « mettre en alerte » afin de défendre les intérêts stratégiques d'un État, d'une entreprise, d'un territoire ou d'un établissement de recherche et d'en promouvoir la compétitivité. Cela repose sur les trois séries d'actions suivantes :
- la veille stratégique ou concurrentielle ;
- la protection du patrimoine matériel ou immatériel ;
- les opérations d'influence.
B. DES CONSTATS QUI DEMEURENT VALABLES DEPUIS PRÈS DE TRENTE ANS
Les rapports d'Henri Martre en 1994 et de Bernard Carayon en 2003 soulignaient déjà le retard de la France en matière d'intelligence économique par rapport à ses « partenaires-concurrents ». Le cloisonnement et la circulation élitiste de l'information, l'insuffisance des liens entre les secteurs public et privé, le manque d'intérêt global pour l'intelligence économique et l'absence de portage politique régulier en sont les principales causes.
Or, près de 30 ans plus tard, les rapporteurs constatent que la quasi-intégralité des constats établis par ces deux rapports pourrait être réitérée. Ils appellent donc à de véritables changements culturels et organisationnels afin de faire de l'intelligence économique une pratique commune et partagée à tous les niveaux.
C. UN NÉCESSAIRE SURSAUT EN MATIÈRE D'INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE
Depuis les années 1980, la France est en proie à une perte de souveraineté profonde et transversale qui se traduit notamment par une désindustrialisation progressive et une perte de parts de marchés de ses entreprises. Dans le même temps, notre environnement économique et géopolitique mondial est devenu de plus en plus concurrentiel, des puissances étrangères développant des pratiques offensives de mieux en mieux documentées : menaces capitalistiques, atteintes au patrimoine informationnel ou réputationnel, captation de savoir et de savoir-faire, cyberattaques ou encore adoption de législations extraterritoriales.
AXE 1 : DOTER LA FRANCE D'UNE STRATÉGIE NATIONALE D'INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE
Se doter d'une stratégie nationale élaborée en interministériel
Face à des menaces protéiformes, il y a un besoin urgent de développer nos capacités d'anticipation, d'adaptation, d'analyse et d'influence ainsi que de définir une stratégie nationale d'intelligence économique. Elle serait élaborée et mise en oeuvre par un Secrétariat général à l'intelligence économique, rattaché au Premier ministre, afin d'en garantir le caractère pluridisciplinaire, interministériel et opérationnel.
Consolider la politique publique de sécurité économique
Le volet défensif de cette stratégie nationale d'intelligence économique correspond notamment à la politique publique de sécurité économique existante. Tout en reconnaissant la structuration améliorée de l'État en la matière, les rapporteurs estiment que ce volet défensif mériterait d'être consolidé, notamment au niveau du dispositif de contrôle des investissements étrangers en France et des établissements de recherche.
Développer le volet offensif de cette stratégie nationale
Le volet offensif d'une telle stratégie mériterait d'être largement développé, les actions menées aujourd'hui étant essentiellement défensives. La stratégie normative est le principal levier à mobiliser car, si la France est aujourd'hui 3ème en termes d'influence normative, le rattrapage d'autres puissances est très rapide, au risque que les « normes volontaires » qui s'appliquent à nos entreprises pénalisent notre compétitivité économique.
LES PRINCIPALES PROPOSITIONS
Confier à un Secrétariat général à l'intelligence économique rattaché au Premier ministre l'élaboration en interministériel d'une stratégie nationale d'intelligence économique
Renforcer le dispositif de contrôle des investissements étrangers en France par un suivi obligatoire des engagements pris et qui ont conditionné l'autorisation d'investissement
Instaurer un débat parlementaire annuel sur l'intelligence économique à la suite de la publication du rapport annuel sur le contrôle des investissements étrangers en France
Doter chaque organisme de recherche d'un schéma directeur pour l'intelligence économique et d'un référent à l'intelligence économique
Intégrer dans l'assiette du crédit d'impôt recherche les dépenses des petites et moyennes entreprises liées à l'adaptation à la normalisation
AXE 2 : DÉFINIR UNE GOUVERNANCE NATIONALE POUR METTRE EN OEUVRE CETTE STRATÉGIE
Reconnaître les difficultés de
l'intelligence économique à trouver
un positionnement
adéquat au sein de l'État
Depuis 1995, plusieurs modalités d'organisation ont été mises en place, tentées et essayées, sans que la politique publique d'intelligence économique ne parvienne à se stabiliser ou à trouver une organisation pérenne. Ces changements successifs de dénomination et de forme administrative illustrent la difficulté du concept à trouver un positionnement adéquat et pérenne au sein de l'appareil d'État.
Pérenniser l'existence d'une structure interministérielle dédiée
Afin de pallier ces difficultés, les rapporteurs estiment indispensable de créer une structure pérenne, dont l'existence serait garantie au niveau législatif, pour assurer la continuité de la politique d''intelligence économique et susciter un portage politique plus affirmé.
LES PRINCIPALES PROPOSITIONS
Doter le Secrétariat général à l'intelligence économique d'une équipe pluridisciplinaire dédiée
Nommer un Secrétaire général qui soit également Conseiller du Premier ministre sur les questions d'intelligence économique
Désigner des correspondants ministériels à l'intelligence économique et à la normalisation
AXE 3 : DIFFUSER LA DÉMARCHE D'INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE DANS LES TERRITOIRES
Impliquer davantage les collectivités territoriales
Pour mieux diffuser l'intelligence économique, la coopération entre l'État et les collectivités doit être renforcée, en associant systématiquement les conseils régionaux au sein des différents comités de pilotage et de suivi en matière d'intelligence économique et en développant les échanges d'information ainsi que des outils communs d'analyse.
Remobiliser les préfectures au niveau de l'État déconcentré
De très nombreux services déconcentrés de l'État contribuent à la déclinaison territoriale de la politique actuelle de sécurité économique, sous l'égide du préfet de région : le préfet de département et ses services, les services de renseignement au niveau territorial, des directions régionales d'administration chargées d'une mission économique, les délégués régionaux de l'ANSSI et les délégués à l'information stratégique et à la sécurité économique (DISSE). La bonne circulation de l'information économique entre ces acteurs, grâce à la désignation de référents en intelligence économique, est donc essentielle.
LES PRINCIPALES PROPOSITIONS
Systématiser la création d'un comité régional à l'intelligence économique
Introduire un volet dédié à l'intelligence économique dans les schémas régionaux de développement économique, d'innovation et d'internationalisation
Constituer un réseau de référents à l'intelligence économique au sein de chaque administration déconcentrée de l'État chargée d'une mission économique ou financière et nommer dans chaque département un sous-préfet référent à l'intelligence économique
AXE 4 : MIEUX VALORISER L'INTELLIGENCE
ÉCONOMIQUE
EN FRANCE
Former tous les acteurs à l'intelligence économique
Tout en soulignant le dynamisme de l'offre de formation, les rapporteurs estiment qu'une massification d'une telle formation est indispensable, au sein des universités comme des grandes écoles, en formation initiale comme en formation continue. Il s'agit de former des professionnels, mais aussi de sensibiliser des citoyens, afin qu'ils soient en « état d'alerte » et puissent s'engager au service du patriotisme économique de la France.
Soutenir la croissance d'une filière française de la conformité
Favorables à une meilleure coopération entre les secteurs public et privé, les rapporteurs considèrent que l'écosystème français de la conformité - cabinets de conseil, d'audit et d'avocats - doit être soutenu, notamment pour faire face aux acteurs anglo-saxons. Une plus grande mobilisation de l'État et des comités stratégiques de filières est indispensable.
LES PRINCIPALES PROPOSITIONS
Introduire un module de formation à l'intelligence économique dans les écoles de la fonction publique, les écoles de commerce, les écoles d'ingénieurs ainsi que dans les parcours universitaires formant à la recherche, au droit et aux relations internationales
Soutenir le développement de la filière française de la conformité
Créer une réserve nationale au service du patriotisme économique de la Nation