II. UNE NOUVELLE APPROCHE SYSTÉMIQUE À APPLIQUER AU PARC EXISTANT COMME AU « NOUVEAU NUCLÉAIRE »
A. LE BESOIN D'UNE APPROCHE SYSTÉMIQUE PARTAGÉE ENTRE TOUS LES ACTEURS
1. L'électrochoc de l'été 2022 a « secoué EDF dans ses certitudes »
Si EDF travaille depuis les années 1990 sur les implications du changement climatique sur le parc nucléaire et qu'elle a créé un service climatique en son sein en 2014, l'année 2022 apparaît comme une année charnière dans la prise en compte par l'entreprise des conséquences du changement climatique.
En effet, lors de son audition, le directeur du parc nucléaire et thermique d'EDF a signifié au rapporteur que l'été 2022 avait été pour l'entreprise un vrai révélateur de l'accélération des conséquences du changement climatique sur le parc nucléaire national. Selon ses termes, il a « secoué l'entreprise dans ses certitudes » . Si les évènements survenus à l'été 2022 étaient bien anticipés par EDF, selon les prévisions de l'entreprise, ils ne devaient pas se produire avant une quinzaine d'années .
Si les cinquièmes visites décennales des centrales devront largement être consacrées à l'adaptation des centrales aux conséquences du changement climatique, l'été 2022 a convaincu EDF de conduire un travail intermédiaire avant la réalisation de ces visites visant à prendre des mesures de court terme certes moins structurantes que les aménagements prévus dans le cadre des visites décennales mais néanmoins indispensables pour répondre aux enjeux de cette accélération brutale des contraintes climatiques.
Les phénomènes observés lors de l'été 2022 ont ainsi été pris en compte par la direction du parc nucléaire et thermique (DPNT) dans la définition de son projet « ADAPT » dont la vocation est d'expertiser les fragilités du parc de réacteurs nucléaires existants au regard des conséquences du changement climatique à un horizon 2050, de mettre en oeuvre des mesures d'adaptation pour remédier à ces fragilités puis de déployer un mécanisme de suivi.
Le rapporteur salue le fait que le projet ADAPT se singularise par une approche systémique 19 ( * ) mise en oeuvre site par site. Devenu pour EDF la pièce maîtresse de l'adaptation du parc nucléaire aux conséquences du changement climatique, ce projet doit être décliné sur chaque installation à horizon 2025.
Au-delà des capacités développées par l'opérateur EDF, il est essentiel que le régulateur dispose de toute l'expertise nécessaire pour évaluer les mesures proposées par le régulé en matière d'adaptation au changement climatique. Sur ce sujet, et plus encore dans le contexte de la réforme en cours de la sûreté nucléaire, le rapporteur ne peut que partager la mise en garde de la Cour des comptes qui engage le Gouvernement à veiller à ce que l'ASN et l'IRSN « disposent effectivement des compétences et des moyens humains nécessaires à l'anticipation et à la prise en compte concertées des questions liées à l'adaptation du parc nucléaire au changement climatique » .
2. La nécessité d'une approche systémique
Pour traiter l'ensemble des problématiques posées par les conséquences du changement climatique au parc nucléaire, on ne peut s'en tenir à l'adaptation des seules centrales. Dans la mesure où ces conséquences sont susceptibles d'affecter leur environnement, plus ou moins périphérique 20 ( * ) , qui peut, en retour, s'avérer être une source de vulnérabilité secondaire pour les installations nucléaires, il apparaît indispensable d'adopter un raisonnement intégré, une approche systémique .
Cette approche systémique s'impose notamment par le fait que les centrales dépendent de prestataires qui leur livrent des produits et leur délivrent des services indispensables au bon fonctionnement des installations. Garantir la préservation de cette chaîne d'approvisionnement , y compris face aux incidences du changement climatique est ainsi en enjeu essentiel qui doit être expertisé et traité.
Les risques liés à l'écosystème qui gravite autour des centrales n'ont pas été traités dans l'enquête de la Cour des comptes et ils apparaissent aujourd'hui comme imparfaitement pris en compte , notamment en raison d'un manque de coordination entre les différents acteurs impliqués qui, chacun de leurs côtés mais sans approche et vision communes, conçoivent des programmes d'adaptation aux dérèglements climatiques.
En effet, si le besoin d'une telle vision fait désormais consensus, il apparaît nécessaire au rapporteur, comme le recommande l'ASN, de sortir d'un raisonnement en silo et d' adopter une approche réellement intégratrice à l'échelle de chaque territoire . Comme le suggère la Cour des comptes, le rapporteur considère que l'État doit , sur un sujet si sensible et régalien, assumer la responsabilité de coordonner les méthodologies et les approches de toutes les parties prenantes.
3. Créer les conditions d'une véritable coordination des acteurs
Si les acteurs impliqués dans l'adaptation du parc nucléaire aux dérèglements climatiques ont tous pour base de référence les travaux du GIEC, la Cour des comptes souligne qu'ils ne mettent pas pour autant en oeuvre « une démarche normalisée et commune ». Ainsi, le service climatique d'EDF réalise par exemple un travail complexe de sélection et de combinaison des modèles climatiques et des scénarios économiques qui, s'il semble pertinent, n'est pas à ce jour une base de référence partagée par l'ensemble des acteurs.
Le rapporteur a constaté qu'aujourd'hui, il n'existe pas d'instance de concertation et de coordination qui réunirait l'ensemble des acteurs impliqués autour des enjeux des changements climatiques sur le parc nucléaire national.
La conviction du rapporteur quant à la nécessité de créer les conditions d'une coordination beaucoup plus affirmée dans le domaine a été confortée par son audition du directeur général de l'IRSN qui lui a confirmé la réalité de ce besoin. Ce besoin a notamment émergé de travaux réalisés dans le cadre du comité d'orientation des recherches de l'IRSN.
Dans ses réponses au questionnaire du rapporteur, l'IRSN considère ainsi qu' « une instance permettant de mettre en commun les connaissances et de mobiliser les compétences disponibles sur le changement climatique serait très utile pour mieux anticiper les impacts possibles pour les installations nucléaires » .
Comme l'IRSN, le rapporteur considère que les enjeux d'adaptation du parc nucléaire au changement climatique devraient pouvoir faire l'objet d'échanges entre l'ensemble des acteurs concernés au sein d'une instance de concertation dédiée .
4. La nécessité de pouvoir chiffrer les besoins d'adaptation
Aujourd'hui, le rapporteur a pu le vérifier lors de ses auditions et de son déplacement à la centrale de Golfech, EDF n'est pas en mesure d'isoler précisément les dépenses qu'elle consacre à l'adaptation de son parc de réacteurs aux conséquences du changement climatique. Si cette situation pouvait historiquement se justifier à une époque où la connaissance de l'ampleur de ce phénomène n'était pas aussi développée qu'aujourd'hui et du fait d'une imbrication étroite avec la protection des installations des agressions naturelles extérieures, elle constitue un vrai manque aujourd'hui, à l'heure où la France s'apprête à s'engager dans la relance de son secteur nucléaire.
À ce stade EDF n'a été en mesure d'isoler qu'une part des dépenses d'investissements réalisées pour faire face à des évènements météorologiques extrêmes . Elle a ainsi recensé près d' un milliard d'euros d'investissements réalisés à cette fin entre 2006 et 2021 , pour l'essentiel (environ 780 millions d'euros), dans le cadre du projet « grands chauds » déployé après la canicule de 2003.
Investissements réalisés en lien avec des évènements météorologiques extrêmes (2006-2021)
Objets |
Dépenses (en millions d'euros) |
Projet « grands chauds » |
778,7 |
Sécurisation de la source froide |
125,3 |
Protection contre les tornades |
1,8 |
Renforcement des digues |
52,3 |
Autres |
3,8 |
Total |
961,8 |
Source : EDF
Sur ce même périmètre, EDF a d'ores et déjà prévu la programmation, entre 2022 et 2038, d'environ 600 millions d'euros de nouveaux investissements sur son parc nucléaire existant.
Investissements programmés en lien avec des évènements météorologiques extrêmes (2022-2038)
Objets |
Dépenses (en millions d'euros) |
Projet « grands chauds » |
160,9 |
Sécurisation de la source froide |
238,1 |
Protection contre les tornades |
158,4 |
Renforcement des digues |
53,6 |
Autres |
1,6 |
Total |
612,6 |
Source : EDF
Lors de son audition, le directeur du parc nucléaire et thermique d'EDF a indiqué au rapporteur qu' à la suite des phénomènes exceptionnels observés au cours de l'été 2022 et du premier retour sur expérience qui s'en est suivi, EDF a décidé de mettre en oeuvre , dans le cadre de son projet « ADAPT », un programme d'investissements supplémentaire qui est actuellement en cours de définition et dont le volume n'est pas encore connu.
EDF a également réalisé un travail d' estimation des budgets de son service climatique, de l'équipe du projet ADAPT et des actions de R&D dédiées à l'adaptation au changement climatique. Sur ces trois budgets, elle prévoit une montée en puissance de 6 millions d'euros entre 2021 et 2023 .
Estimation des budgets du service climatique, du projet ADAPT et de la R&D dédiée à l'adaptation au changement climatique (2021-2023)
(en millions d'euros)
Services |
2021 |
2022 |
2023 |
Service climatique |
1,5 |
1,6 |
2,0 |
Projet ADAPT |
1,5 |
2,7 |
5,5 |
R&D adaptation |
1,3 |
1,9 |
2,7 |
Total |
4,3 |
6,2 |
10,2 |
Source : EDF
Ainsi, en présence de ces lacunes dans l'évaluation des coûts de l'adaptation aux dérèglements climatiques, le rapporteur considère-t-il comme légitime la recommandation formulée à EDF par la Cour des comptes visant à « identifier et mesurer les coûts d'adaptation au changement climatique du parc de production nucléaire en fonctionnement et en investissement » . Ces informations, d'autant plus essentielles au moment où l'entreprise s'apprête à être nationalisée, pourront être valorisées via sa communication extra-financière et sa politique de responsabilité sociale et environnementale.
* 19 Dont la nécessité est décrite infra.
* 20 Incendies de forêts, submersions d'axes routiers, etc.