VI. ÉCONOMISER L'EAU OU FABRIQUER L'EAU POUR NOS DIFFÉRENTS USAGES ?
A. UNE PRIORITÉ : ÉCONOMISER L'EAU
1. La sobriété : un objectif affiché de la politique de l'eau
Face au défi d'une eau moins disponible, l'objectif de moins prélever et moins consommer a été affiché par les pouvoirs publics et constitue un axe prioritaire de la politique de l'eau. En juillet 2019, les Assises de l'eau ont fixé un cap ambitieux : -10 % en 5 ans et -25 % en 15 ans , ce qui correspond peu ou prou à la baisse des précipitations utiles envisagée du fait du changement climatique.
Il ne s'agit pas seulement d'économiser l'eau en période de crise, c'est-à-dire de répartir la pénurie lors des sécheresses entre les différents utilisateurs : les économies d'eau s'imposent de fait dans ce type de situation. Il s'agit plutôt de nous rendre moins dépendants et donc moins vulnérables à la raréfaction de la ressource , d'anticiper les évolutions dans la disponibilité de l'eau sur le territoire et d'en tirer toutes les conséquences en s'adaptant, à l'avance, aux situations de stress hydrique que nous sommes certains de rencontrer. La conciliation des usages de l'eau sera d'autant plus facile que des efforts seront faits tous azimuts pour moins prélever et moins consommer.
Mais la stratégie de sobriété n'est pas justifiée uniquement par la volonté de concilier entre eux les différents usages économiques et domestiques de l'eau et d'en assurer la pérennité dans le temps. L'enjeu consiste aussi à préserver, voire à restaurer le bon fonctionnement des systèmes hydrologiques , afin de protéger l'environnement et maintenir les services écosystémiques rendus par l'eau. Mieux préserver l'eau aujourd'hui permet donc de s'assurer de gestions de crises moins chaotiques demain.
La notion de sobriété est ainsi particulièrement complexe à cerner et conduit à des débats difficiles à trancher : jusqu'où est-il acceptable de faire pression sur la ressource ? Quand la cote d'alerte est-elle dépassée ? Cette difficulté est d'autant plus grande que les référentiels sont mouvants, le changement climatique déplaçant le curseur en permanence.
Par ailleurs, la sobriété n'a pas la même valeur à tout moment ou en tout point du territoire. Lorsque l'eau est surabondante l'hiver, que les nappes se remplissent voire évacuent leur trop-plein vers les exutoires naturels que sont les sources et les cours d'eau, quel sens y-a-t-il à parler de sobriété ? L'objectif sera plus facile à faire partager dans l'espace méditerranéen, habitué à voir en l'eau une ressource rare et précieuse, que dans l'Est de la France où la nappe d'Alsace est perçue comme un réservoir inépuisable capable de satisfaire aisément à tous les besoins, industriels, domestique ou agricoles.
Économiser l'eau constitue donc un impératif d'autant plus consensuel que ses contours sont flous . C'est une réponse assez simple, immédiate et peu coûteuse, en tout cas moins coûteuse que la réalisation de lourds aménagements hydrauliques.
2. Des leviers au service des économies d'eau difficiles à activer
Pour mettre en oeuvre des économies dans les prélèvements et/ou la consommation d'eau, les instruments sont nombreux et variés et tous les secteurs peuvent être mobilisés. Mais les marges de manoeuvre sont limitées et la lutte contre le gaspillage ou la surconsommation n'est pas un chemin facile.
a) Des économies d'eau par l'amélioration de l'état des réseaux et la réduction de la consommation d'eau domestique
Un premier levier de sobriété relève du petit cycle de l'eau, par lequel transitent chaque année 5 milliards de m 3 d'une eau particulièrement qualitative puisque potabilisée. Or, environ 20 % de cette eau est perdue par des fuites sur le réseau de distribution. Ce taux de fuite n'est pas particulièrement alarmant, certains pays de l'Union européenne faisant pire (27 % en Belgique, 38 % en Italie), mais représente tout de même une perte d'1 milliard de m 3 par an.
Les réseaux urbains de distribution, assez denses, atteignent des taux de fuite plus faibles, de l'ordre de 10 %, tandis que les réseaux dans les zones rurales, qui sont aussi plus étendus et moins compacts, peuvent connaître des taux de fuite hors incident de 30 voire même 50 %. Le niveau des fuites dépend fortement du taux de renouvellement du réseau de distribution, estimé à environ 900 000 km de canalisations. Ce taux de renouvellement est actuellement de l'ordre de 0,6 à 0,7 % par an . Au rythme actuel, il faudrait donc un siècle et demi pour renouveler la totalité de notre réseau de distribution d'eau potable (constitué de tuyaux en PVC à près de 50 % et en fonte à 40 %). Environ la moitié des canalisations installées ont plus de 50 ans. L'entretien de ces canalisations essentielles consiste principalement à réparer les fuites quand elles sont repérées et à améliorer les tronçons concernés.
La fédération professionnelle des entreprises de l'eau (FP2E), lors de son audition, a estimé que l'investissement public réalisé dans les infrastructures de gestion de l'eau (de l'approvisionnement en eau potable jusqu'au traitement des eaux en station d'épuration), qui s'élève à environ 6 milliards d'euros par an et qui est porté par les collectivités territoriales, est malheureusement insuffisant, et estime qu'il faudrait consacrer environ 2 milliards d'euros par an de plus à la fois pour améliorer les réseaux de distribution d'eau et pour améliorer la gestion des eaux pluviales.
Il faut cependant avoir conscience que si la chasse aux fuites est nécessaire pour limiter le gaspillage, cette stratégie ne permettra pas d'économiser l'eau au-delà de quelques centaines de milliers de m 3 sur l'ensemble du territoire français.
La lutte contre le gaspillage passe donc aussi par d'autres voies, notamment par une sensibilisation des particuliers. Des actions sont déjà mises en oeuvre en ce sens, d'ailleurs assez massivement, à travers des campagnes locales auprès des consommateurs et ont semble-t-il porté leurs fruits, puisque la consommation d'eau par habitant n'a cessé de baisser durant la dernière décennie. Des marges de manoeuvre existent certainement encore, par exemple dans l'équipement des habitations et à travers la domotique. Mais là aussi, le potentiel global d'économies d'eau semble réduit. Par ailleurs, la tarification de l'eau n'est pas vraiment un instrument de modération efficace de la consommation : à 4€ le m 3 , pour une consommation moyenne de 150 m 3 par an et par foyer, l'impact sur le pouvoir d'achat d'une réduction de la consommation n'est que peu significatif.
On observe aussi que la consommation domestique est peu élastique en période estivale, période où les économies d'eau seraient les plus pertinentes . Il y a même davantage de besoins des particuliers durant la saison chaude (douches, alimentation), ce qui rend les plans d'économies moins opérants l'été. Avec un habitat mal isolé et dans l'environnement très minéral des villes, l'eau reste nécessaire pour se rafraîchir l'été. Les besoins de nettoyage sont aussi indispensables à la salubrité publique et non compressibles.
Enfin, le développement des piscines privées constitue un facteur mécanique de hausse des consommations d'eau. On dénombre environ 3 millions de piscines privées en France (dont 50 % de piscines enterrées) 67 ( * ) . 15 % des maisons individuelles environ en disposent et le phénomène ne cesse de progresser, en particulier dans le Sud-Est et le Sud-Ouest, où précisément l'eau manque à la saison chaude. Chaque piscine consomme de l'ordre de 15 m 3 par an, pour un volume moyen d'eau stockée de l'ordre de 50 m 3 . Si les piscines ne sont certes pas la cause d'une explosion de la consommation d'eau, leur développement ne va pas dans le sens d'une plus grande sobriété et elles sont de plus en plus critiquées, même si elles sont les premières à subir des mesures de restriction en situation de sécheresse.
Le levier d'économies d'eau reposant sur la limitation des consommations d'eau potable n'est donc pas à négliger, mais il ne faut pas en attendre des résultats spectaculaires.
b) Des économies d'eau pour l'irrigation agricole
La stratégie d'économies d'eau dans le secteur agricole est regardée avec d'autant plus d'intérêt que c'est le secteur qui est le plus consommateur durant la période estivale, période privilégiée des tensions sur l'eau. C'est aussi le plus dépendant et le plus fragile lorsque l'eau vient à manquer. Faire des économies d'eau est donc de l'intérêt de tous, à commencer par les agriculteurs .
La première voie d'économies d'eau passe par la recherche d'efficacité dans la captation de l'eau par la plante. On estime en effet que les systèmes d'irrigation agricole n'apportent à la plante qu'environ 40 % de l'eau prélevée. Moderniser les dispositifs d'irrigation constitue donc une voie d'économie potentielle, mais avec certaines limites. D'abord, une partie de l'eau prélevée pour l'irrigation qui n'arrive pas à la plante n'est pas perdue pour autant , voire rend d'éminents services. Lors du déplacement dans les Pyrénées-Orientales, les pépiniéristes, arboriculteurs et maraîchers des jardins Saint-Jacques expliquaient ainsi qu'une partie significative de l'eau captée dans le canal de Perpignan depuis la Têt en aval du barrage de Vinça, retournait dans les nappes des plaines du Roussillon et contribuait ainsi au bon fonctionnement du système hydrologique du bassin. Dans le réseau des 200 associations syndicales agréées (ASA) gérant les canaux d'irrigation du département, on estimait à 80 % le taux de retour de l'eau au milieu. Alors que le système des canaux d'irrigation gravitaire pouvait sembler archaïque et « gâchant de l'eau », il présente en réalité l'avantage de fonctionner sans énergie extérieure (aucun pompage) et de ralentir le rythme d'écoulement de l'eau vers la mer en favorisant l'infiltration dans les nappes.
Une autre limite aux stratégies d'économies d'eau pour l'irrigation agricole réside dans la manière dont la marge de manoeuvre permise par les économies se trouve redéployée. En améliorant le système d'irrigation, on peut mobiliser davantage d'eau pour les plantes à prélèvement égal. La tentation peut alors être de ne pas réduire les prélèvements d'eau mais d'augmenter la surface irriguée . Ce risque est d'autant plus fort qu'avec l'élévation des températures et la modification du régime des précipitations, certaines cultures historiquement non irriguées, comme la vigne dans le Sud-Ouest, qui n'avaient besoin que de l'eau de pluie, ne doivent désormais leur survie qu'à l'installation de dispositifs d'irrigation.
Un rapport récent du CGAAER analysant les techniques innovantes de gestion de l'eau en agriculture 68 ( * ) évalue à 30 % les économies d'eau pouvant être réalisées dans les bassins versants en combinant les différentes techniques d'optimisation de l'irrigation et de diversification des cultures . Ce chiffre ne saurait toutefois constituer une référence pour la réduction de l'utilisation de l'eau pour l'agriculture. En effet, dans un contexte de changement climatique rapide, il est peu réaliste de définir un objectif chiffré global de réduction des consommations d'eau par le secteur agricole. En réalité, ce sont davantage des actions locales qui doivent être menées pour réduire les besoins en eau lorsque cela est possible.
Enfin, la sobriété en eau de l'agriculture doit faire l'objet d'une analyse de ses impacts socio-économiques. D'ores et déjà, dans bien des territoires, le manque d'eau menace la pérennité de productions céréalières, mais aussi de l'élevage, soit parce que l'abreuvement du bétail est menacé, soit parce que la production de céréales fourragères ou la pousse de l'herbe dans les prairies sont insuffisantes pour alimenter le cheptel. Moins consommer d'eau signifiera alors moins produire ou produire à perte du fait de faibles rendements, avec pour conséquence la fermeture d'exploitations et la réduction des surfaces agricoles, qui seront alors transformées en friches. Alors que la souveraineté alimentaire devient un enjeu stratégique, est-ce le chemin que nous souhaitons prendre ? Réduire les consommations d'eau en agriculture est un objectif légitime. Mais l'autosuffisance alimentaire est un objectif tout aussi légitime. Il convient donc que la stratégie de sobriété ne se fasse pas au détriment des capacités globales de production ni en rendant les conditions économiques des exploitations agricoles impossibles.
c) Les autres possibilités d'économies d'eau
Les consommations d'eau dans l'industrie ou l'énergie ne connaissent pas la même saisonnalité que les consommations d'eau des particuliers ou des agriculteurs. La saison sèche ne constitue pas forcément un pic de consommation. Pour le refroidissement des centrales nucléaires, c'est même plutôt l'inverse, puisque l'été est une période de réduction des productions, ce qui conduit à réduire les besoins de refroidissement.
Par ailleurs, les processus industriels ont déjà été fortement modernisés pour recycler l'eau et fonctionner en circuit fermé. Au-delà d'un prélèvement initial, l'eau peut ainsi être utilisée à de nombreuses reprises, sous réserve de traitements adéquats. Des compteurs intelligents peuvent ainsi être installés à différents endroits dans un circuit afin de mieux suivre les consommations. Les procédés de rinçage et de nettoyage peuvent aussi être optimisés. L'usine « zéro rejet liquide » n'est pas encore totalement opérationnelle mais l'objectif est atteignable.
En tout état de cause, les économies d'eau envisagées seront limitées, car les secteurs industriel et énergétique 69 ( * ) ne sont pas les plus gros consommateurs d'eau en France.
* 67 Source : Fédération des professionnels de la piscine
* 68 https://agriculture.gouv.fr/parangonnage-sur-les-techniques-et-pratiques-innovantes-de-gestion-de-leau-en-agriculture-0
* 69 Le secteur énergétique prélève beaucoup d'eau mais en consomme peu (voir question 2).