EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 5 octobre 2022 sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission a entendu une communication de M. Dominique de Legge, rapporteur spécial, sur les forces de souveraineté.
M. Claude Raynal , président . - Dominique de Legge, rapporteur spécial de la mission « Défense » a mené un contrôle sur les forces de souveraineté, dont il va nous présenter les conclusions.
M. Dominique de Legge , rapporteur spécial . - En m'intéressant à nos forces de souveraineté prépositionnées outre-mer j'ai souhaité répondre plus particulièrement à deux questions : disposons-nous de la capacité à protéger et à faire respecter nos zones d'exclusivité économique ? Quel rôle assignons-nous à nos forces armées prépositionnées dans les trois grandes zones où nous sommes présents : océan indien avec la Réunion et Mayotte, les Antilles avec la Guadeloupe et la Martinique auxquelles on associe la Guyane et enfin le Pacifique avec la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie ?
Nous pouvons nous enorgueillir de disposer de la deuxième plus grande zone économique exclusive du monde après celle des États-Unis, avec environ 10 millions de kilomètres carrés représentant 8 % de la surface de toutes les zones économiques exclusives (ZEE) tandis que la République française ne représente que 0,45 % de la superficie des terres émergées. Pour autant, savons-nous exploiter cette situation, tant sur le plan économique que géopolitique, les deux étant intimement liés ?
Les forces de souveraineté exercent chacune leurs missions au sein de leur zone dite « de responsabilité permanente », qui englobe les pays alentour. Si les contextes et les enjeux diffèrent, ces missions peuvent se résumer autour de trois axes permanents : premièrement, contribuer à la protection du territoire national, de nos concitoyens et d'installations stratégiques ; deuxièmement, affirmer la présence de la France dans les zones considérées et contribuer à la stabilité ; troisièmement, collecter du renseignement.
S'ajoutent également deux types de mission dites « de crise » : des opérations de secours aux biens et personnes ; des opérations de participation et de soutien à des opérations militaires.
Un premier constat s'impose. Pour mener à bien l'ensemble de ces missions, les forces de souveraineté doivent compter sur des effectifs limités à 8 473 ETP en 2021 et les crédits budgétaires qui leur sont alloués représentent un total inférieur à 1 milliard d'euros.
Le choix a été fait en 2008, dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP), de « tailler au plus juste » les moyens déployés sur la base - je cite - « d'une rationalisation des moyens militaires stationnés en dehors de la métropole, afin de grouper nos capacités d'intervention à partir du territoire national ou sur ces axes » . Il s'ensuit que « les forces de souveraineté stationnées dans les départements et collectivités d'outre-mer devront être définies au niveau strictement nécessaire aux missions des armées proprement dites ».
Le résultat est là : - 20 % d'effectifs entre 2008 et 2021. Et une baisse des crédits d'investissement de plus de 10 %.
Au regard des enjeux de trafics ou environnementaux - et l'on pense en particulier au canal du Mozambique - ou bien géo-politico-militaires - et l'on pense en particulier aux velléités de la Chine - le moins que l'on puisse dire est que l'on peut se poser sérieusement la question de savoir si les moyens alloués sont à la hauteur des ambitions affichées. Si la remontée des effectifs prévue par l'actuelle loi de programmation militaire (LPM) tranche avec la période qui précède, elle reste insuffisante et devra encore être renforcée. C'est le sens de ma recommandation n° 1.
Ainsi ai-je été étonné de découvrir sur place que les moyens alloués aux Forces armées pour la zone sud de l'Océan indien (FAZSOI) pour la surveillance n'étaient pas vraiment adaptés, à plus forte raison dans le contexte actuel de fortes tensions internationales dans l'Indopacifique. Elles disposent deux fois deux semaines par an de l'allocation d'un Falcon 50. La relève des équipes chargées de surveiller la zone depuis les îles éparses est assurée de façon tellement régulière que les contrevenants en connaissent les dates. C'est le sens de ma recommandation n° 2.
S'agissant du choix de concentrer les moyens sur le territoire national, si l'on peut en comprendre certains aspects bénéfiques en termes de gestion et d'optimisation des matériels, il ne faudrait pas que ce principe soit un alibi pour justifier un relâchement des efforts. Si je note avec satisfaction l'arrivée de nouveaux moyens maritimes avec six patrouilleurs Outre-mer (POM) je ne puis que déplorer l'état général des casernements.
Dans l'immédiat il y a urgence à repenser les moyens de transport logistique - à titre d'exemple, les Forces armées en Polynésie française (FAPF) ne disposent que de deux avions Casa dont les capacités d'emport sont faibles -, à disposer de moyens de remorquage et à intégrer à la LPM des moyens pour assurer un casernement digne pour nos militaires. C'est le sens de mes recommandations n° 3, 4, 5 et 6.
La présence française dans les territoires ultramarins gagnerait en « acceptation » et efficacité si elle était mieux coordonnée avec la politique d'aide au développement. En effet les relations avec les pays voisins de nos zones selon les périodes et sujets peuvent être plus ou moins fluides et les nécessaires coopérations peuvent s'en trouver altérées. Un rapprochement avec l'Agence française de développement (AFD) paraît souhaitable. C'est l'objet de ma recommandation n° 7.
Enfin, tout en connaissant la sensibilité du sujet, votre rapporteur s'interroge sur une évolution de l'octroi de mer. Est-il pertinent que les armées et d'une façon plus générale les ministères acquittent une taxe sur des équipements alloués à des missions régaliennes et qui ne peuvent être produits en l'état sur place ? Une contrepartie devrait alors être trouvée pour les territoires concernés mais serait neutre pour le budget de l'Etat. D'où ma recommandation n° 8.
M. Claude Raynal , président . - Merci pour cette excellente synthèse.
La parole est à M. Cédric Perrin, rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères.
M. Cédric Perrin , rapporteur pour avis . - Je félicite Dominique de Legge pour sa clairvoyance. Il y a pour nous des sujets d'inquiétude majeure, notamment s'agissant de la présence de la France dans cette zone d'ampleur considérable. Les Américains ont l'habitude de dire qu'elle va d'Hollywood à Bollywood et couvre quasiment la moitié de la planète.
Je me trouvais il y a trois semaines en Nouvelle-Calédonie, puis en Indonésie. On mesure sur place la distance qui nous sépare de cette zone, mais on se rend surtout compte de la surface qu'il nous appartient de couvrir aujourd'hui.
Dominique de Legge évoquait la zone économique exclusive à « défendre » si je puis dire, qui est immense - 11 millions de kilomètres carrés -, face à une Chine toujours plus agressive et conquérante dans cette partie du mode, avec des besoins en matériels importants. Nous aurons l'occasion, dans le cadre de la nouvelle loi de programmation militaire, qui doit intervenir au printemps prochain, de défendre un certain nombre de positions. Ce sujet de la présence française dans ce secteur est fondamental.
Je rejoins le rapporteur sur la nécessité de travailler avec l'AFD et de lui confier des missions de soutien plus concrètes, en lien avec notre action dans cette zone du Pacifique et de la Nouvelle-Calédonie.
Quant aux Casa, je précise que nous n'en avons que deux, dont l'un, situé en Australie, est en révision depuis très longtemps et risque d'y rester un moment.
M. Dominique de Legge , rapporteur spécial . - J'aurais en effet pu vous donner d'autres exemples, mais je n'ai pas voulu être trop long.
M. Claude Raynal , président . - La parole est au rapporteur général.
M. Jean-François Husson , rapporteur général . - Je remercie Dominique de Legge pour la précision et la concision de son propos. Il est vrai que la RGPP est allée très loin s'agissant du budget de la défense. Aujourd'hui, il est nécessaire, dans le cadre de la LPM, de réaffecter, suivant une trajectoire pour le moment respectée, des moyens supplémentaires plus importants que par le passé, à plus forte raison dans le contexte actuel.
Je souscris donc à l'ensemble des recommandations du rapporteur spécial.
M. Claude Raynal , président . - Tel que je comprends les choses, la situation est celle d'un territoire immense sous juridiction française, et d'une présence militaire limitée. Quelle est notre vision en la matière ? Et que propose-t-on en réalité ? S'agit-il seulement d'équipes de surveillance large, mais limitées dans leurs moyens avec, en cas d'accident, des forces d'intervention en soutien venues de l'hexagone ?
D'autre part, dans l'Indopacifique, le risque principal, pour faire simple, demeure la Chine. Que met-on en face ?
M. Vincent Delahaye . - Je note que le rapporteur spécial propose une augmentation significative des moyens pour renforcer notre présence dans ces territoires extrêmement vastes. Comment une telle hausse devrait-elle être financée ? Pense-t-il le faire par redéploiement ou avec des moyens supplémentaires ? Tous les secteurs cherchent à se renforcer, et il ne faudrait pas que cela se traduise par de la dette supplémentaire...
M. Jérôme Bascher . - La France a-t-elle encore les moyens de mener des opérations extérieures et de défendre son territoire ?
Notre présence maritime dans les départements d'outre-mer est limitée. C'est un peu court pour contenir la « vague » chinoise.
Par ailleurs, quelles sont les stratégies d'alliances locales qui nous permettraient de déterminer notre rôle ? Défend-on simplement notre territoire ou fait-on de l'observation ? Il faudrait, dans ce cas, évoquer les travaux de la direction du renseignement militaire (DRM) et de nos satellites. Pour couvrir le Pacifique, c'est un peu plus sûr qu'un Casa sur cale !
M. Philippe Dominati . - Le rapporteur a-t-il pu se concerter avec les élus de ces territoires pour savoir si le budget militaire est en adéquation avec le budget civil attendu par les populations ? Si l'effort militaire est, toutes choses égales par ailleurs, supérieur à l'effort civil, par exemple pour permettre le transport en hélicoptère des militaires blessés dans un hôpital alors que, dans le même temps, les moyens civils ne sont pas à la hauteur, cela ne risque-t-il pas de poser un problème d'acceptabilité politique pour les populations ?
M. Jean-Claude Requier . - Monsieur le rapporteur spécial, pouvez-vous nous apporter quelques précisions sur la manière de coordonner les actions de coopération régionale dans le cadre des politiques d'aide au développement, en particulier avec l'AFD ?
M. Jean-François Rapin . - Ma question va dans le sens de celle de Jérôme Bascher s'agissant des missions.
On a appris ce matin que les Américains ont lancé leur onzième porte-avions, une « bête » énorme qui va renforcer la puissance États-Unis sur l'ensemble des mers.
On entend souvent dire que nous sommes la première puissance maritime du monde, ce qui est une erreur magistrale.... Le décalage entre la superficie de notre ZEE et les moyens dont on dispose pour la défendre constitue véritablement un des nombreux paradoxes français !
La question porte notamment aujourd'hui sur les moyens attribués à la marine nationale et aux douanes. En effet, les narcotrafiquants mobilisent beaucoup de personnels, notamment dans les Antilles. Cibler les missions est donc essentiel.
M. Christian Bilhac . - Vous proposez d'exonérer les fournitures militaires d'octroi de mer, sans préjudice du financement des collectivités territoriales d'outre-mer. Cela va représenter un manque à gagner pour ces collectivités, qui vont demander une dotation en loi de finances en contrepartie. C'est un jeu d'écriture, mais finalement une dépense supplémentaire pour le budget de l'État.
M. Claude Raynal , président . - La parole est au rapporteur spécial.
M. Dominique de Legge , rapporteur spécial . - Beaucoup de questions se recoupant, je les résumerai autour d'un premier thème : avons-nous les moyens de nos ambitions ?
Le discours politique affirme souvent que la France est un grand pays. Cela nous fait plaisir de le dire, de l'entendre, et surtout de le croire. On l'illustre en disant que nous sommes présents dans le monde entier grâce à nos territoires d'outre-mer.
Il me semble qu'il faudrait se poser la question de savoir à quoi servent ces zones d'exclusivité économique. Est-on capable de les valoriser ?
Nos collègues d'outre-mer nous rappellent les atouts, mais aussi les contraintes, que représente la présence de l'administration française dans ces territoires qui font partie de la République. Les personnes qui y vivent doivent être administrées comme le reste des Français.
Par ailleurs, ces territoires sont aussi, pour nous Français le moyen d'être présents dans le débat international, que ce soit sur le plan militaire, géopolitique ou environnemental.
J'ai le sentiment que nous ne nous donnons pas les moyens de répondre à ces deux problématiques. Pour les militaires, les forces sont prépositionnées. Tout cela fonctionne théoriquement bien s'il ne se passe rien ! C'est un peu comme la SNCF, qui rêve de trains sans gare ni voyageur : dans de telles conditions, il va de soi qu'il serait plus facile de les faire circuler !
C'est pourquoi, en 2008, nous avons décidé de « tailler au plus juste », en décidant, en cas de problèmes, de faire appel aux services centralisés, c'est-à-dire aux moyens dont disposent nos armées.
En conséquence, les capacités sont moindres et, lorsque des crises éclatent, elles n'ont pas forcément été suffisamment anticipées. Nous avons tous en tête un certain nombre d'exemples où il a fallu attendre des renforts administratifs, sinon militaires, pour maintenir l'ordre.
Je réaffirme qu'il est important, à la faveur de la LPM, même si ce pas le vecteur le plus adapté pour ce faire, de dire ce que nous voulons faire de ces territoires. Nous le devons aux populations qui s'y trouvent ainsi qu'à nos partenaires, dans le concert international.
Enfin, je crois répondre au travers de ces propos à l'excellente question posée par le président Raynal, qui a parlé de « présence limitée ». J'entends bien ce que dit Vincent Delahaye, qui demande comment financer davantage de moyens. C'est la question générale de la France et de notre budget. Avons-nous les moyens de nos ambitions ? Si tel n'est pas le cas, il faut avoir le courage de dire ce que nous abandonnons. C'est cette question qui est posée pour nos territoires.
Il me semble que notre position vis-à-vis des territoires d'outre-mer n'est pas claire. Le discours est ambitieux, mais je n'ai pas vu que les moyens attribués sont à la hauteur de celui-ci. Or cela participe sans doute d'un certain malaise.
Je crois avoir répondu ainsi à Jérôme Bascher.
Philippe Dominati pose à juste titre la question des moyens civils. Les moyens civils sont là : à Mayotte, où j'ai eu l'occasion de me rendre, j'ai pu constater une densité de sous-préfets très importante au kilomètre carré. Je n'ai pas vu que ce territoire est mieux administré que l'Ille-et-Vilaine. Sachez que, pour faire fonctionner l'éducation nationale, on fait appel à des contractuels, chèrement payés pour venir passer trois mois. On enregistre 30 naissances par jour, ce qui correspond à la nécessité d'ouvrir une classe tous les jours, ce que nous sommes incapables de faire. On peut continuer à croire que ces territoires sont administrés. Je rends hommage à tous nos compatriotes, notamment aux fonctionnaires sur place, mais il faut peut-être se rendre compte qu'on ne fait que remplir le tonneau des Danaïdes.
M. Requier pose la question du lien avec l'AFD. J'insiste sur un point : lorsque nous faisons de la surveillance maritime, nous avons besoin de nous entendre avec les pays riverains. Ils sont heureux de nous trouver quand ils ont besoin d'un secours qui les concerne directement. Lorsqu'il s'agit de trafics, opérations par lesquelles ils ne sont peut-être pas concernés ou à propos desquelles ils préfèrent fermer les yeux, nous ne recevons pas forcément le soutien ou l'écoute que nous pourrions espérer.
Il me semble qu'une relation resserrée avec l'AFD serait de nature à fluidifier les choses.
M. Bilhac pose la question de l'octroi de mer. Je vais mettre les pieds dans le plat et vous dire ce que j'en pense sincèrement : l'octroi de mer a été créé pour inciter la production sur place de ce qui était nécessaire aux populations locales et éviter d'importer de tels produits depuis l'hexagone, notamment un certain nombre de produits alimentaires ou manufacturés.
Lorsque ces produits arrivent, ils sont taxés. Certains territoires d'outre-mer ont fait le choix d'exonérer de cette taxation des produits qui ne peuvent être produits localement et qui participent de la défense nationale et des missions régaliennes de l'État.
Je pense que si nous reconnaissons que ces territoires font partie de la République, les moyens qu'on envoie pour faire assumer nos droits régaliens ne doivent pas être taxés. On peut s'interroger sur le bien-fondé de la taxation sur les munitions, les avions ou les bateaux destinés à assurer la sécurité publique et celle des populations.
C'est une opération neutre, car cette taxation constitue bien un produit pour les territoires concernés, mais représente déjà une dépense pour le budget de l'État. Il faudrait peut-être trouver un autre mécanisme.
Je pense que, politiquement, philosophiquement et économiquement, la question de l'octroi de mer mérite d'être posée.
La commission a adopté les recommandations du rapporteur spécial et autorisé la publication de sa communication sous la forme d'un rapport d'information.