AVANT-PROPOS

La dévitalisation des centres villes et des centres-bourgs a longtemps été un phénomène sous-estimé, voire nié par les pouvoirs publics. C'est pourquoi, dès 2016, le Sénat s'était inquiété de ce sujet qui touche non seulement à l'économie, à l'emploi, au logement mais aussi à l'équilibre des territoires, au lien social et à l'identité de notre pays.

Le travail du Sénat a trouvé place dans la loi ÉLAN du 23 novembre 2018, ainsi que dans les programmes gouvernementaux de revitalisation dénommés « Action coeur de ville » (ACV) et « Petites villes de demain » (PVD). Pilotés par l'Agence nationale pour la cohésion des territoires (ANCT), ces programmes ont été lancés respectivement en décembre 2017 et octobre 2020.

Quel a été l'impact concret de la loi ÉLAN sur la revitalisation des centres-villes et centres-bourgs en France ? Permet-elle désormais d'analyser les effets des projets commerciaux sur la préservation ou la revitalisation du tissu commercial du centre-ville ? L'essor considérable du e-commerce et des dark stores doit-il conduire à des adaptations ou les documents d'urbanisme suffisent-ils, à droit constant, pour assurer la régulation des nouveaux entrepôts ? Peut-on tirer un premier bilan des opérations de revitalisation des territoires (ORT) et du programme ACV ? Quelles sont les attentes des élus concernant le récent programme PVD ? Ces outils permettent-ils de développer une approche transversale des sujets liés à la centralité (logement, commerces, qualité de vie, services publics, espaces publics, développement durable...) ?

C'est pour répondre à l'ensemble de ces interrogations que la délégation aux collectivités territoriales, présidée par Françoise Gatel, et la délégation aux entreprises, présidée par Serge Babary, ont lancé une mission conjointe de contrôle sur la revitalisation de nos coeurs de ville.

Cette mission est composée :

- au titre de la délégation aux collectivités territoriales, de M. Rémy Pointereau, premier vice-président de la délégation et président de la présente mission, ainsi que de Mme Sonia de La Provôté ;

- au titre de la délégation aux entreprises, de MM. Serge Babary et Gilbert-Luc Devinaz, respectivement président et vice-président de la délégation aux entreprises.

La mission s'est fixé comme objectif d'évaluer une très large part de la politique publique de revitalisation menée en France, à savoir :

- le chapitre « revitalisation » de la loi ÉLAN, que les dispositions soient issues du Sénat ou non ;

- les deux programmes ACV et PVD.

La mission d'évaluation des politiques publiques est au coeur de l'action du Parlement. Rappelons, à cet égard, que l'article 24 de la Constitution, dans sa rédaction issue de la révision de 2008, définit comme suit les missions confiées aux assemblées : « le Parlement vote la loi. Il contrôle l'action du gouvernement. Il évalue les politiques publiques. ». Ces trois fonctions sont complémentaires. Il n'est pas de bonne législation, ni de contrôle approfondi sans une évaluation pertinente des politiques publiques. Cette dernière, pourtant mentionnée en troisième position dans les dispositions précitées, est la matrice des deux fonctions fondamentales exercées par le Parlement. Sa pleine légitimité repose aussi sur la troisième fonction essentielle des assemblées parlementaires : la représentation de la population et des territoires. C'est dire tout l'enjeu qui s'attache à cette mission d'évaluation.

Cette dernière permet d'établir si les axes d'une politique publique correspondent au sujet identifié (évaluation de la pertinence) et si ses résultats sont conformes aux objectifs attendus. Cette démarche correspond ainsi à l'appréciation de l'efficacité de l'action publique. Un niveau plus exigeant consiste à évaluer l'efficience de la politique publique, c'est-à-dire son ratio résultats / moyens mis en oeuvre. En d'autres termes, l'efficience consiste à analyser s'il n'aurait pas été possible d'atteindre les mêmes résultats mais avec des ressources moindres (coût, personnel...).

Ces démarches demeurent encore trop rares dans notre pays, ce qu'ont regretté de nombreuses personnes entendues par la mission. En conséquence, il nous appartient de contribuer à développer la culture de l'évaluation dans notre pays. C'est une exigence pour garantir l'efficience de l'action publique, comme le montrent les exemples de nos voisins européens tels que les Pays-Bas ou l'Allemagne.

Après les effets d'annonce consécutifs au vote de la loi ÉLAN, qu'en est-il sur le terrain ? Cette volonté politique a-t-elle concrètement été suivie d'effet ? Il nous appartient à présent, trois ans et demi après le vote de la loi, de regarder à nouveau attentivement ce sujet essentiel.

Conformément aux instructions du Bureau du Sénat du 9 décembre 2021, les rapporteurs ont naturellement veillé à une bonne coordination avec la mission conjointe de contrôle des commissions de l'Aménagement du territoire et des Affaires économiques sur l'attractivité commerciale des zones rurales, qui a rendu public son rapport le 16 mars 2022. La présente mission a d'ailleurs débuté par une table-ronde organisée le 3 février 2022 par nos deux délégations et ouverte aux membres des commissions concernées.

Le présent rapport souligne l'impact globalement positif des dispositions de la loi ÉLAN (I). En revanche, l'appréciation portée sur les programmes ACV et PVD est beaucoup plus nuancée : en effet, si les élus sont enthousiastes sur la méthode, ils jugent les financements très insuffisants et la mise en oeuvre trop lourde et complexe (II).

I. LE VOLET REVITALISATION DE LA LOI ÉLAN : DES DISPOSITIONS AMBITIEUSES ET VOLONTARISTES QUI DOIVENT BEAUCOUP AU SÉNAT

A. LES TRAVAUX PRÉCURSEURS DU SÉNAT EN 2017-2018 SUR LA REVITALISATION DES CoeURS DE VILLE

La dévitalisation des centres-villes et des centres-bourgs a longtemps été mal appréhendée : peu visible ou ramenée à des évolutions locales, limitées et conjoncturelles, le phénomène semblait négligé par les pouvoirs publics. Pendant des années, ces derniers ont fermé les yeux, largement paralysés, d'une part, par la priorité excessive donnée au pouvoir d'achat des consommateurs au détriment de la préservation de l'équilibre des territoires, d'autre part, par une interprétation excessive de nos principes constitutionnels ainsi que des textes européens. La fermeture progressive des commerces des centres a rendu la dévitalisation visible par tous. Elle dissimulait une réalité bien plus profonde marquée par la dégradation de l'habitat, la fuite des équipements et des services du quotidien, ou encore la diminution de la population et sa paupérisation.

C'est pourquoi en 2017, à la demande du Président du Sénat, M. Gérard Larcher, la délégation aux collectivités territoriales et la délégation aux entreprises s'étaient conjointement emparées de ce sujet essentiel qui touche à l'identité de notre pays et à l'avenir de nos collectivités territoriales, dont le Sénat est le représentant constitutionnel.

Lors de leurs travaux sur la simplification du droit de l'urbanisme, en 2016, MM. Marc Daunis et François Calvet, rapporteurs du groupe de travail de la délégation aux collectivités territoriales, présidé par M. Rémy Pointereau, avaient été confrontés à plusieurs reprises à la question de l'avenir des centres-villes et centres-bourgs. Ils avaient recommandé « d'évaluer grâce à un travail transversal la situation des centres-villes et les solutions à mettre en oeuvre ». M. Rémy Pointereau, premier vice-président de la délégation aux collectivités territoriales et M. Martial Bourquin, alors vice-président de la délégation aux entreprises, ont alors mené un important travail aboutissant à un rapport d'étape, publié le 20 juillet 20171(*). Ce rapport soulignait que la fragilisation des coeurs de ville était le produit de plusieurs facteurs, tels que la dégradation du bâti, intérieur et extérieur, les difficultés d'accès et de stationnement, la baisse de la population du centre et sa paupérisation, la fuite des équipements attractifs et des services du quotidien, ou encore la concurrence des grandes surfaces en périphérie. Fort de ce constat alarmant, les auteurs du rapport plaidaient pour un véritable programme national de revitalisation.

À la suite de ce rapport d'étape, a été créé un groupe de travail transpartisan associant tous les groupes politiques du Sénat ainsi que ses commissions permanentes. Il a abouti, après 9 mois de travail, à une proposition de loi portant Pacte national pour la revitalisation des centres-villes et centres-bourgs, comportant 30 articles. L'exposé des motifs présente les ambitions de ce texte : « Après des années de culture de la périphérie qui a conduit à couvrir le territoire national de grandes surfaces, à l'époque plébiscitées par le consommateur mais qui ont défiguré tant d'entrées de villes et fragilisé tant de centres-villes et centres-bourgs, et qui aujourd'hui déclinent face aux nouveaux modes de consommation, il nous faut anticiper, préparer l'avenir et reconstruire une culture de la centralité. » Le Sénat a adopté à l'unanimité cette proposition de loi le 14 juin 2018.

Compte tenu de l'urgence de la situation pour nos territoires, mais aussi des aléas de la navette parlementaire, le Sénat a saisi l'occasion de la discussion du projet de loi portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique, dit « ÉLAN », pour y insérer certaines des dispositions les plus significatives de ce Pacte national. Grâce à une coopération fructueuse avec la commission des Affaires économiques du Sénat, en particulier notre collègue Dominique Estrosi-Sassone, qui rapportait le projet de loi, de nombreuses dispositions de la proposition de loi ont été intégrées dans la loi ÉLAN, promulguée le 23 novembre 20182(*).

Par son travail précurseur, le Sénat a donc contribué à une salutaire prise de conscience de la nécessité, pour le législateur, d'agir en faveur de la revitalisation de nos coeurs de ville.


* 1 Pointereau, R. et Bourquin, M. (2017, 20 juillet). Rapport d'information fait au nom de la délégation aux entreprises et de la délégation aux collectivités territoriales sur la revitalisation des centres-villes et des centres-bourgs, N° 676 (Session extraordinaire de 2016-2017), https://www.senat.fr/rap/r16-676/r16-676_mono.html#toc0.

* 2 Loi n° 2018-1021.