III. LES RISQUES LIÉS AUX CONCENTRATIONS

A. FRAGILISER LA CRÉDIBILITÉ DE L'INFORMATION

1. Une forte défiance vis-à-vis des médias en dépit de règles protectrices pour les journalistes

Dans ce contexte de concentration, les médias sont sujets à une méfiance grandissante de la population.

En 2022, selon un sondage La Croix/Kantar public-Onepoint, 62 % des sondés estiment que les journalistes ne sont pas indépendants du pouvoir politique ni des intérêts économiques .

Des règles protectrices existent cependant pour conforter la confiance :

ü la liberté d'expression est garantie à l'échelle française et européenne, y compris pour des propos choquants, et un droit d'opposition est accordé au journaliste dont le travail a été modifié. La publicité est clairement distinguée de l'information ;

ü prévues par la loi du 14 novembre 2016, des chartes de déontologie doivent ainsi être négociées dans les rédactions et des comités relatifs à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes présents dans les groupes audiovisuels ;

ü à titre individuel, les journalistes bénéficient des clauses de cession et de conscience , seule la première étant largement utilisée.

2. Faire prévaloir les intérêts du groupe ?

Il n'en demeure pas moins que les médias, les rédactions et parfois les journalistes sont suspectés d'être trop proches du pouvoir en place, de l'actionnaire, de ses partenaires et des annonceurs .

Certains accusent le service public d'être influencé par le pouvoir en place, dont il dépend pour son financement et pour la nomination de ses dirigeants, tandis que d'autres pointent certains partis pris politiques.

Dans le secteur privé , si tous les grands actionnaires se sont défendus d'une quelconque ingérence, quelques cas ont été relayés devant la commission d'enquête. Les interventions directes sont rares, et peuvent concerner une présentation favorable au groupe. Certains faisceaux de présomptions convergent pour étayer l'hypothèse d'une forme de pression souvent insidieuse tendant à remettre en question la diversité et la crédibilité de l'information transmise.

3. Un biais idéologique de l'actionnaire ? Des médias d'opinion ?

La profusion de titres de presse écrite garantit à elle seule le pluralisme externe , avec la possibilité d'une presse d'opinion. Mais, en ce qui concerne la télévision, la rareté des fréquences a conduit à imposer un pluralisme interne pour garantir la neutralité des antennes, sous le contrôle du régulateur, qui vérifie notamment le respect des conventions passées avec les chaînes. Si toutefois, la ligne éditoriale n'est pas l'objet d'un contrôle, le pluralisme des expressions et des idées fait partie des conventions qui sont contrôlées.

La chaîne CNews, a été régulièrement évoquée devant la commission d'enquête, notamment par l'orientation de ses débats et pour la place accordée à un futur candidat à l'élection présidentielle. Elle a fait l'objet de cinq mises en demeure relevant surtout du champ politique, et d'une condamnation.

4. Un contexte favorable à la décrédibilisation : la précarisation du métier de journaliste

Le phénomène de concentration doit être remis dans le contexte d'une crise économique de la presse et d'une mutation du secteur. Les journalistes sont désormais moins nombreux, notamment en raison de l'érosion de la presse écrite, tandis que l'audiovisuel est plus attractif. Les chiffres transmis par plusieurs groupes font état d'un lien entre le rachat de titres de presse et la réduction du nombre de journalistes . La presse locale et la presse spécialisée sont particulièrement touchées. De plus en plus, des « chargés de contenus », ayant davantage de profils « communication », « numérique » ou « marketing », remplacent des journalistes professionnels titulaires de la carte de presse. Cette précarisation passe notamment par un recours accru aux statuts d'autoentrepreneur ou de journaliste d'agence de presse, ainsi qu'à l'intermittence.

5. La place essentielle du directeur de la rédaction pour garantir la déontologie du travail des journalistes

Le directeur de la rédaction ou de la publication fait office de « paratonnerre » en cas d'attaque pour diffamation et est le garant d'une certaine déontologie. Cependant , nommé par l'actionnaire , il est parfois soupçonné d'être son cheval de Troie, et d'intervenir pour orienter la ligne des journalistes, sous couvert de « ligne éditoriale ». Si certains médias ont instauré un mécanisme d'agrément du directeur de la rédaction par une majorité des membres de la rédaction, la plupart des patrons de médias sont opposés à des règles trop strictes, comme à un éventuel statut juridique des rédactions , au nom de la liberté d'entreprendre.

6. Conséquences : un risque d'autocensure

Si des interventions directes prouvées sont plutôt rares, le refus répété de certains sujets ou l'incitation à ne pas les traiter peut aboutir à un risque d'autocensure des journalistes. Quelques cas de « procédures-baillons », soit la multiplication de procédures judiciaires contre un journaliste pour empêcher un reportage, ont été rapportés à la commission d'enquête, et peuvent renforcer cette autocensure.

7. La fragilisation économique et la crise de confiance en la presse fait peser un vrai risque sur la démocratie et le pluralisme

À la suite de concentrations mais aussi surtout en raison de la crise du secteur, la réduction du nombre de titres dans la presse notamment locale ou spécialisée réduit de facto le pluralisme externe dans certaines régions. De même, en dehors de certains nouveaux médias indépendants, l'investigation tend à disparaître de la plupart des titres, tout comme l'information économique ou politique sensible , mais il est difficile de déterminer si les raisons en sont économiques ou idéologiques.

De même, la mutualisation des rédactions peut être aussi une conséquence des concentrations pour renforcer les synergies, un impératif de rentabilité mais aussi une manière d'uniformiser la ligne d'un groupe de médias. Cette mutualisation touche tant le service privé que le service public.

Nombre de cartes de presse délivrées

Source : CCIJP

La dépendance économique de journalistes de plus en plus précarisés risque in fine de nuire à la qualité de l'information et à la démocratie. Paradoxalement, l' information tend à être recyclée d'agences de presse générales ou internes aux groupes, et plus uniforme alors que l'offre d'information n'a jamais été aussi importante. Le modèle de débats avec des « experts » extérieurs ou des chroniqueurs, parfois la recherche du « clash » semblent parfois prendre le pas sur des reportages de terrain réalisés par des journalistes professionnels.

Cette autocensure et cet appauvrissement du contenu contribuent
à une atmosphère de méfiance allant au-delà de la réalité du travail quotidien
des journalistes, et fragilisent la crédibilité de l'information.

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