III. FÉDÉRER LES ACTEURS LOCAUX DE SANTÉ POUR MIEUX RÉPONDRE AUX BESOINS SUR LES TERRITOIRES
Alors que la démographie médicale ne suit pas l'accroissement des besoins de santé, les travaux de la commission d'enquête ont montré la nécessité absolue d'un décloisonnement de l'organisation des soins , entre la ville et l'hôpital, entre établissements de différents statuts, entre secteur sanitaire et secteur médico-social. Il en va d'une meilleure prise en charge des patients , mais également de meilleures conditions d'exercice pour les professionnels de santé , que ce soit en ville ou à l'hôpital.
Un tel décloisonnement ne peut prendre forme qu'à l'échelon local, au plus près des populations, en fonction des réalités territoriales. Telle qu'elle est aujourd'hui conçue, l'organisation territoriale de la santé, à la fois complexe et conçue sur un modèle uniforme, ne parvient pas à prendre en compte cet impératif, même si des outils tels que les CPTS commencent à se développer. C'est surtout à partir d' initiatives locales ne pouvant se réduire à un schéma unique que pourront se mettre en place cette action plus coordonnée des professionnels de santé .
A. UNE ORGANISATION TERRITORIALE DES SOINS AU MILIEU DU GUÉ, ENTRE FATIGUE INSTITUTIONNELLE ET VOLONTÉ D'IMPLIQUER DAVANTAGE LES ACTEURS DU TERRITOIRE POUR RÉPONDRE À SES BESOINS
1. Une fatigue institutionnelle face à de nombreuses modifications récentes
Jusqu'à la loi HPST de 2009, l'organisation territoriale des soins s'est essentiellement limitée au champ hospitalier. En dehors de la psychiatrie, pour laquelle la dimension territoriale de la prise en charge des populations est relativement ancienne, avec la création des secteurs psychiatriques en 1960 et leur consécration par la loi en 1985, elle est jusqu'alors restée centrée sur la planification hospitalière (carte sanitaire instaurée par la loi hospitalière de 1970, puis schéma régional d'organisation sanitaire institué par la loi du 31 juillet 1991) et le rôle des agences régionales d'hospitalisation (créées par l'ordonnance du 24 avril 1996).
La loi HPST du 21 juillet 2009 marque la volonté d'instituer une véritable organisation territoriale du système de santé dont le pilotage a été confié aux agences régionales de santé en regroupant autour des ARH des administrations jusqu'alors dispersées. Aux côtés d'un conseil de surveillance comportant des représentants de l'État, de l'assurance maladie, des collectivités territoriales et des usagers, ainsi que des personnalités qualifiées, le directeur général nommé par l'État exerce la fonction exécutive. La conférence régionale de la solidarité et de l'autonomie (CRSA) constitue un organe consultatif composé de représentants des acteurs de santé et médico-sociaux du territoire et des usagers.
La loi HPST instaure également un projet régional de santé qui englobe un schéma régional d'organisation des soins, comportant un volet sanitaire et un volet ambulatoire, un schéma régional de prévention et un schéma régional d'organisation médico-sociale.
Elle prévoit, au sein de chaque région, la définition de plusieurs territoires de santé , dont le découpage doit correspondre aux logiques de parcours de soins et de besoins des usagers du système de santé. Dans chaque territoire de santé, le directeur général de l'ARS constitue une conférence de territoire , composée de représentants des acteurs de santé et des usagers.
La loi HPST crée également de nouveaux outils de coopération entre établissements de santé (communautés hospitalières de territoire, groupements de coopération sanitaire) dont la mise en oeuvre demeure à leur initiative.
Au cours des cinq dernières années, plusieurs dispositions sont venues préciser et compléter l'organisation territoriale des soins.
En 2016, la loi de modernisation de notre système de santé modifie les dispositions de la loi HPST relatives aux projets régionaux de santé et remplace les différents schémas régionaux par un schéma régional de santé unique. Elle substitue des conseils territoriaux de santé aux conférences de territoire, prévoit l'élaboration d'un diagnostic territorial partagé et crée un nouvel outil, le contrat local de santé , associant notamment les collectivités territoriales, destiné à la mise en oeuvre du projet régional de santé.
La loi de 2016 remplace les communautés hospitalières de territoire par les groupements hospitaliers de territoire (GHT) auxquels les établissements publics de santé sont obligatoirement tenus d'adhérer. Elle engage également une structuration de la médecine de ville , avec les équipes de soins primaires organisées autour du médecin généraliste de premier recours et les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) composées de professionnels de santé regroupés ou d'une ou plusieurs équipes de soins primaires.
Enfin, la loi du 24 juillet 2019 relative à l'organisation et la transformation du système de santé permet la création de projets territoriaux de santé (PTS) élaborés par les CPTS et les établissements et services de santé, sociaux et médico-sociaux. Elle réunit les dispositifs d'appui à la coordination des parcours de santé dans un instrument unique le dispositif d'appui à la coordination des parcours de santé complexes (DAC) dont la gouvernance associe des représentants des secteurs sociaux, médico-sociaux et sanitaires et des usagers.
Schéma « simplifié » de l'organisation territoriale des soins
Source : Commission d'enquête
Le sentiment général résultant des travaux de la commission d'enquête est celui d'une certaine fatigue face à l'accumulation et à la succession des modifications législatives récentes, auxquelles les acteurs doivent s'adapter.
Dans ces conditions, la création de nouvelles structures, aux côtés de celles qui existent déjà ou en vue de les regrouper, paraît difficile à envisager. Beaucoup d'acteurs souhaitent disposer du temps nécessaire pour s'approprier les outils déjà nombreux que le législateur a mis progressivement à leur disposition. Cela est d'autant plus nécessaire qu'il reste difficile de se repérer dans de ce qui ressemble fort à un « maquis » institutionnel et administratif .
Par ailleurs, certains outils sont encore très récents, et leur modification ou leur suppression avant même qu'ils aient pu produire leurs effets pourrait paraître prématurée. En effet, alors que les CPTS étaient contestées au lendemain de la loi du 26 janvier 2016 et que certains acteurs de la santé doutaient de leur utilité, elles semblent aujourd'hui incontournables aux yeux de la plupart de ceux que se sont exprimés devant la commission d'enquête. Si un tel dispositif a fini par faire ses preuves, il paraît de bonne politique de laisser leur chance à ceux qui ont été introduits ou réintroduits par la loi du 24 juillet 2019 , comme les équipes de soins spécialisés, le projet territorial de santé qui vient chapeauter les différents projets de santé, ou encore les dispositifs d'appui à la coordination (DAC).
Dans le cadre du Ségur de la santé, une enveloppe de près de 400 millions d'euros sur cinq ans a d'ailleurs été prévue en soutien à plusieurs de ces dispositifs au titre du pilier 4 « Fédérer les acteurs de la santé dans les territoires au service des usagers » 278 ( * ) . Aussi peut-on s'attendre à ce que certains s'entre eux, aujourd'hui encore peu déployés, se développent davantage au cours des mois à venir.
Les dispositifs d'appui à la coordination : une mise en oeuvre progressive qui s'annonce fructueuse
Sur la base d'un amendement sénatorial, l'article 23 de la loi du 24 juillet 2019 279 ( * ) a procédé à une rationalisation des structures d'appuis aux professionnels de santé. En effet, les réseaux de santé, les dispositifs relevant de la méthode d'action pour l'intégration des services d'aide et de soins (MAIA), les plateformes territoriales d'appui (PTA) et les coordinations territoriales d'appui (CTA) sont amenés à s'unifier en un dispositif unique d'ici à juillet 2022 : les dispositifs d'appui à la coordination (DAC). Les centres locaux d'information et de coordination (CLIC) pourront également rejoindre ce dispositif sur décision du conseil départemental. À terme, tous les territoires devront être couverts par un DAC, structure qui vient en appui aux professionnels de santé, sociaux et médico-sociaux faisant face à des situations complexes, et coordonne les parcours complexes des personnes.
Les DAC ont trouvé une de leurs premières applications dans l'appui au traitement des cas des symptômes persistants de la covid, ou « covid long », nécessitant une coordination accrue des professionnels de santé. Ils ont ici fait la preuve de leur utilité et de leur efficacité 280 ( * ) . L'état de mise en oeuvre de ces dispositifs invite toutefois à attendre leur pleine appropriation par les acteurs avant de les évaluer et, le cas échéant, les faire évoluer.
En juillet 2021, 119 dispositifs étaient déclarés par les ARS, dont 100 DAC déjà constitués ou ayant un projet d'unification fortement développé (61 DAC constitués ou projets de DAC formalisés en 2020) et 19 projets de DAC en construction en 2021 281 ( * ) . En novembre 2021, 9 territoires étaient encore sans projet de DAC en construction (19 en 2020).
2. Une demande d'amélioration de l'organisation territoriale des soins pourtant persistante face à des démarches trop souvent impulsées d'en haut
La commission d'enquête constate toutefois une demande d'amélioration de l'organisation des soins, au niveau local, avec un décloisonnement plus effectif, des coopérations plus efficientes et orientées vers des objectifs de santé publique concrets dépendant du territoire envisagé : les problématiques sanitaires et les pathologies associées ne sont pas réparties uniformément, ce qui suppose que les modalités d'organisation de la prévention et du soin soient adaptées au territoire, ce que seuls les acteurs de terrain (professionnels de santé, associations de patients et collectivités) peuvent déterminer.
Une organisation territoriale rationnelle des soins doit en effet viser une capacité à délivrer les soins en rapport avec les besoins et objectifs de santé publique propres au territoire . Cela suppose d'engager une action au niveau géographique pertinent, c'est-à-dire sur un périmètre où les enjeux sanitaires sont homogènes et où la coopération entre les acteurs est cohérente.
Le projet territorial de santé , prévu par la loi depuis deux ans, contribue théoriquement à cette adéquation entre offre et demande de soins. En effet, il « définit le territoire pertinent pour la mise en oeuvre par ses acteurs de l'organisation des parcours de santé », et « décrit les modalités d'amélioration de l'accès aux soins, de la continuité des soins et de la coordination des parcours de santé, notamment l'organisation de l'accès à la prévention, au dépistage, aux soins de proximité, aux soins non programmés et aux soins spécialisés, sur tout le territoire » 282 ( * ) . Il tient compte des projets de santé des CPTS, du projet médical partagé du GHT, du projet territorial de santé mentale, des contrats locaux de santé ainsi que des projets médicaux des établissements de santé privés et des établissements sociaux et médico-sociaux. Lorsqu'il est bien réalisé, il s'apparente donc à une synthèse de l'ensemble de ces projets. Le directeur général de l'ARS peut s'y opposer sur le fondement du projet régional de santé ou de la pertinence du territoire de santé.
Le projet territorial de santé n'est toutefois pas obligatoire et, faute de disposer d'informations précises sur le sujet, les services du ministère des solidarités et de la santé se sont bornés à répondre à la commission d'enquête qu'il était « peu utilisé ».
Le docteur Thierry Godeau, président de la conférence des présidents de CME des centres hospitaliers a souhaité que le projet territorial de santé soit rendu obligatoire: « Ce n'est pas aux seuls acteurs d'un GHT, mais à tous les acteurs d'un territoire de se coordonner et de répondre ensemble aux besoins de santé d'un territoire sous la forme d'une responsabilité populationnelle partagée. Les modalités de réponse pourront varier selon les ressources disponibles de chaque secteur. Ce projet territorial doit définir un projet de santé avec de réelles priorités, adapté aux besoins du territoire et contractualisé financièrement avec les ARS. » 283 ( * )
Pourtant, il est à craindre que la faible mise en oeuvre du projet territorial de santé ne soit pas sans lien avec une forme d'inadéquation vis-à-vis des besoins des acteurs de terrain . Comme le précisent les services du ministère, « il est parfois perçu comme une « couche supplémentaire », et sa plus-value reste à démontrer » 284 ( * ) . En particulier, lorsque plusieurs CPTS souhaitent travailler ensemble, elles passent plus volontiers par la mise en place d'une « inter-CPTS » que par un projet territorial de santé.
C'est d'ailleurs l'appréciation qu'avait portée la commission des affaires sociales du Sénat lors de l'examen du projet de loi relatif à l'organisation et à la transformation du système de santé, en qualifiant le projet territorial de santé de « strate supplémentaire d'un édifice déjà particulièrement lourd . » Consciente de ce risque, elle avait toutefois considéré qu'il « pouvait constituer un levier de coordination des acteurs au service du décloisonnement entre la ville et l'hôpital » 285 ( * ) , ce qu'il est lorsqu'il est utilisé.
L'appropriation d'outils nouveaux par les acteurs de terrain est parfois une question de temps. Il serait donc vraisemblablement prématuré de préconiser, à ce stade de leur mise en oeuvre, leur suppression ou leur remplacement.
On ne peut toutefois pas s'abstenir d'observer que l'élaboration du projet territorial de santé n'implique pas suffisamment les associations de patients ou les collectivités , ce qui peut contribuer à son relatif insuccès. Si celles-ci sont bien associées à la définition du diagnostic territorial partagé à travers leur participation au conseil territorial de santé et si ce diagnostic territorial partagé débouche sur projets territoriaux de santé, ces derniers sont initiés, élaborés et mis en oeuvre par des CPTS et des établissements et services de santé, sociaux et médico-sociaux 286 ( * ) . Les usagers et collectivités n'y prennent pas part. Les collectivités, en revanche, peuvent conclure avec l'ARS des contrats locaux de santé portant sur des objectifs de santé publique, mais ces contrats sont connexes et extérieurs aux projets territoriaux de santé.
Il pourrait être opportun d'envisager d'impliquer davantage les collectivités et les usagers dans l'élaboration des projets territoriaux de santé et la définition des territoires sur lesquels ils sont destinés à s'appliquer.
Marie-Sophie Desaulle, présidente de la Fédération des établissements hospitaliers et d'aide à la personne estime ainsi que l'élaboration des projets de santé doit impliquer les usagers : « pour sortir de l'hospitalocentrisme, il faut se poser la question de l'élaboration du projet de santé à l'échelle du territoire. Ce projet ne se réduit pas à celui du GHT, et il faut le construire avec tout le monde . Il faut aussi parler des usagers, partir des besoins, élaborer les priorités avec un niveau de spécialisation croissant en fonction des besoins de la population. » 287 ( * )
La commission d'enquête regrette que les démarches soient encore trop souvent impulsées d'en haut : c'est l'ARS qui délimite les territoires de démocratie sanitaire, et c'est encore elle qui nomme les participants du conseil territorial de santé, lequel participe au PRS et se prononce sur le diagnostic territorial partagé.
L'étendue des pouvoirs des ARS semble pourtant en décalage avec les moyens dont elles disposent . À titre d'exemple, les projets de santé et les projets territoriaux de santé sont approuvés par l'ARS sur la base du projet régional de santé, lequel comprend un schéma régional de santé, « établi pour cinq ans sur la base d'une évaluation des besoins sanitaires, sociaux et médico-sociaux » 288 ( * ) . Or les conditions dans lesquelles cette évaluation est effectuée par les ARS sont peu transparentes. Lors de son audition devant la commission d'enquête, la directrice générale de l'offre de soins n'a pas été en mesure d'en préciser le mode opératoire, tout en rappelant que les schémas régionaux étaient indispensables pour la délivrance des autorisations d'activité des établissements de santé 289 ( * ) . Quant au ministre des solidarités et de la santé, il a considéré, à propos des besoins de santé, « qu'on ne sait pas les évaluer » et qu'on ne pouvait « fonctionner qu'en termes d'offre, et non de besoin » 290 ( * ) .
Une réflexion s'impose donc véritablement sur la question de l'évaluation des besoins de santé d'un territoire , qui détermine celle de l'organisation des moyens pour y répondre.
Le niveau régional, en particulier, n'est probablement pas l'échelon adéquat pour procéder à cette évaluation, et il conviendrait sans doute de privilégier une approche « montante » à l'approche « descendante » selon laquelle les projets et contrats de santé divers et variés doivent être compatibles avec un projet régional de santé préétabli.
* 278 23,9 millions d'euros en 2020, 85,2 millions d'euros en 2021 et 94,7 millions d'euros de 2022 à 2024.
* 279 Article L. 6327-1 et suivants du code de la santé publique.
* 280 Voir en particulier le rapport n° 317 (2021-2022) de Mme Nadia Sollogoub fait au nom de la commission des affaires sociales sur la proposition de loi visant à la création d'une plateforme de référencement et de prise en charge des maladies chroniques de la covid-19.
* 281 D'après une enquête de la DGOS auprès des ARS sur le déploiement des DAC réalisée en juillet 2021 et portée à la connaissance de la commission d'enquête.
* 282 Article L. 1434-10 du code de la santé publique.
* 283 Audition du mardi 4 janvier 2022.
* 284 Réponse du ministère des solidarités et de la santé au questionnaire de la commission.
* 285 Rapport n° 524 (2018-2019) de M. Alain Milon, fait au nom de la commission des affaires sociales sur le projet de loi relatif à l'organisation et à la transformation du système de santé, déposé le 22 mai 2019.
* 286 Article L. 1434-10 du code de la santé publique.
* 287 Audition du jeudi 9 décembre 2021.
* 288 Article L. 1434-2 du code de la santé publique
* 289 Audition du 17 février 2022.
* 290 Audition du 24 février 2022.