B. RENFORCER LA PRÉSENCE MÉDICALE ET SOIGNANTE AUPRÈS DES PATIENTS
L'attractivité et la fidélisation des personnels médicaux et soignants conditionnent le renforcement de leur présence auprès des patients.
Il s'agit de mieux utiliser cette ressource médicale et soignante, en recentrant sur le soin une activité aujourd'hui de plus en plus captée par d'autres tâches.
Pour réduire durablement les tensions qui pèsent sur les équipes de soins et redonner du sens au travail des personnels qui les composent, ce nécessaire redéploiement des tâches doit aussi s'accompagner d'un renforcement du nombre d'infirmiers.
1. Libérer du temps et du personnel pour le soin en simplifiant les tâches administratives et en modernisant les outils
a) Des tâches administratives chronophages à simplifier et à déléguer
Le manque de temps pour le soin en raison d'autres tâches chronophages a été l'un des constats les plus constamment formulés par les praticiens et soignants hospitaliers entendus lors des travaux de la commission d'enquête.
Ce recul du temps de soin au profit d'un « temps informatique » ou d'un « temps administratif » est l'une des causes majeures du profond décalage ressenti entre la vocation professionnelle et les conditions effectives du métier, d'où cette « perte de sens » qui est aujourd'hui au coeur du malaise hospitalier.
Il existe certes un temps administratif incompressible lié aux exigences de traçabilité qui ne peuvent être satisfaites que par les praticiens et soignants eux-mêmes. Jacques Léglise estimait ainsi devant la commission d'enquête : « Une grande partie de ce que les soignants appellent aujourd'hui tâches administratives sont les obligations nées des normes de qualité et de traçabilité, qui, il est vrai, sont montées en puissance ces dernières années, mais dont je ne vois pas comment les contester, et qui font désormais partie à part entière du métier de médecin ou d'infirmière. » 148 ( * )
Toutefois, des marges de manoeuvre existent pour simplifier ou déléguer certaines de ces tâches .
Une partie d'entre elles résident dans le recentrage et la simplification des procédures de contrôle, précédemment évoquées (remontées d'information, procédures de certification et d'accréditation), qui mobilisent du personnel administratif, mais pèsent également sur la ressource médicale et soignante.
Il apparaît également que de nombreuses tâches administratives et de secrétariat réalisées, à l'hôpital, par des médecins et des soignants pourraient être allégées.
La digitalisation croissante les conduit à assurer des tâches de secrétariat, l'exemple le plus évident étant la frappe directe des comptes rendus médicaux dans les logiciels par les médecins et les internes. La mise en place de systèmes de dictée numérique à reconnaissance vocale paraît encore insuffisamment développée dans les établissements ou repose parfois sur des outils qui ne sont pas les plus performants. Il conviendrait aussi d'éviter la frappe de comptes rendus par des médecins par défaut de secrétariat, par exemple en expérimentant à un niveau pertinent selon la taille d'établissement ou du GHT, l'instauration de services centralisés de frappe de compte-rendu fonctionnant sur une large amplitude horaire et permettant d'utiliser des systèmes de dictée numérique avec envoi direct de la dictée au secrétariat centralisé.
Par ailleurs, lorsque les comptes rendus sont effectués par reconnaissance vocale, leur relecture apparaît, pour beaucoup comme une inutile perte de temps. Le docteur Laurence Luquel, présidente de la conférence nationale des présidents de CME des établissements de santé privés à but non lucratif indiquait notamment : « Il nous faut vraiment des assistants [...] qui nous aident dans toutes les procédures administratives, dans les outils numériques. Pourquoi va-t-on passer du temps à relire des comptes rendus médicaux ? C'est du temps gâché par rapport au temps avec le patient. Donc plus que d'infirmières de pratique avancée, c'est ce besoin d'assistance que nous ressentons. Le métier de secrétaire médicale pourrait évoluer. » 149 ( * )
Se prononçant sur la difficulté de simplifier, ou de diminuer la charge administrative des médecins, Jacques Léglise indiquait à la commission d'enquête : « Cela restera cependant plus lourd que par le passé, quand les prescriptions étaient données oralement, sans traçage des propos tenus auprès du patient. Je ne vois donc pas d'autre solution que celle, coûteuse, de multiplier les assistants dans les services. » 150 ( * )
Le recours aux secrétaires médicales pourrait être optimisé, comme le suggère Marie-Noëlle Gerain-Breuzard, présidente de la conférence des directeurs de CHU : « Je constate en revanche que mon établissement emploie 500 secrétaires médicales. Or nous avons numérisé les courriers, la gestion des rendez-vous, les formalités administratives. Je souhaiterais dès lors que le métier de secrétaire médicale s'oriente davantage vers l'accueil du patient, vers les formalités dans la chambre du patient et vers l'assistance sur certaines missions administratives auprès des médecins, voire auprès des soignants. Sur le terrain, nous en sommes cependant extrêmement éloignés. » 151 ( * )
Recommandation : doter les établissements d'outils numériques performants pour alléger les charges de saisie, notamment pour les comptes rendus médicaux, expérimenter des services de secrétariat centralisés et optimiser le recours aux secrétaires médicales en faisant évoluer leurs missions vers les fonctions d'accueil des patients et d'assistance administrative des praticiens.
Comme le soulignait la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (Mecss) du Sénat en 2012, les modalités de réalisation du travail de codage sont diverses, avec une délégation variable aux collaborateurs, mais semblent bien être à l'origine d'une forte contraction du temps consacré aux patients. En effet, si le codage peut être centralisé par les départements d'information médicale (DIM), les opérations peuvent aussi être effectuées « au sein des services eux-mêmes, les DIM assurant le contrôle de ces dossiers. Dans certains cas, des techniciens d'information médicale affectés dans les services assurent les tâches de codage en liaison avec les praticiens. » 152 ( * )
Dès lors, il apparaît nécessaire d'accentuer le transfert des charges de codage PMSI des médecins vers des techniciens d'information médicale. Il est également nécessaire de procéder à une simplification de la nomenclature de la T2A (cf supra) . Outre l'intérêt pour limiter le risque de surcodage 153 ( * ) , cela diminuerait les charges de toute la chaîne de facturation. Il s'agit ici à la fois de redéployer des effectifs administratifs vers des effectifs soignants et de dégager davantage de « temps médical » pour les médecins.
Recommandation : accentuer le transfert des charges de codage PMSI des médecins vers les techniciens d'information médicale
b) Des outils parfois vétustes à moderniser en misant sur la digitalisation
Tous les acteurs hospitaliers entendus par la commission d'enquête ont souligné le « retard colossal que la santé a pris dans le domaine du numérique » 154 ( * ) .
L'enveloppe de deux milliards d'euros consacrée au numérique dans le cadre du pilier 2 du Ségur de la santé 155 ( * ) devrait permettre une accélération significative du virage numérique. Toutefois, les effets de ces investissements ne sont pas encore perceptibles et on peut se demander si les montants annoncés avancées sont à la mesure des défis qui attendent l'hôpital.
Les problèmes principaux qui ont été rapportés sont liés à la vétusté de certains équipements et logiciels, à une interopérabilité insuffisante entre les services et entre les établissements et à une sous-utilisation des innovations existantes. Il en découle des pertes de productivité significatives et, encore une fois, une érosion du temps de soin.
Ces problèmes sont identifiés de longue date. À titre d'exemple, le rapport Pon-Coury de 2018 sur le virage numérique avait mis en évidence un problème d'interopérabilité nuisant à l'échange d'information et à la coordination : « actuellement, les professionnels et les établissements de santé disposent potentiellement de nombreux outils et services en appui de leur activité, notamment pour la prise en charge de leurs patients. Cependant, ces outils sont proposés par différents acteurs institutionnels et privés de manière morcelée, rendant l'offre peu lisible aux yeux des professionnels, et générant de la complexité et de l'insatisfaction. » 156 ( * )
L'espace numérique de santé déployé à partir de février 2022 répondra pour une part à l'exigence de transmissibilité des informations entre la ville et l'hôpital. En effet, la demande d'accès au dossier médical consomme beaucoup de temps de secrétariat et de temps médical (sortie des éléments non dématérialisés, sélection, tri par le médecin, impression, etc .). Cette démarche sera en partie rendue obsolète par l'alimentation automatique dans « Mon Espace Santé » du dossier médical partagé du patient.
Toutefois, des progrès significatifs restent à faire dans la transmission des informations au sein d'un même hôpital et entre hôpitaux d'un même groupement hospitalier de territoire (GHT).
L'usage du fax semble encore constituer un moyen de communication courant dans certains hôpitaux : « Aujourd'hui encore, une des tâches courantes des externes consiste à faxer des documents dans les différents services ! [...] Cette problématique pourrait facilement se résoudre grâce à l'outil numérique. Les externes sont censés apprendre leur métier. Commencer ses études dans un milieu hospitalier dans lequel la tâche principale consiste à passer des fax ne donne pas envie d'y retourner par la suite, ce qui est compréhensible. » 157 ( * )
Les établissements paient ici les conséquences d'un manque d'investissement prolongé. Le professeur Rémi Salomon soulignait ainsi que, à l'échelle de l'AP-HP, « l'investissement dans les systèmes d'information et le numérique représente 2 % à 2,5 % du budget, contre 6 % en Amérique du Nord ou dans certains pays d'Europe du Nord » 158 ( * ) . La part du budget consacrée à ces postes gagnerait donc certainement à être accrue.
Par ailleurs, la transmission d'informations entre hôpitaux d'un même GHT demeure insuffisamment efficace. La mutualisation des systèmes d'information entre établissements figurait parmi les objectifs principaux qui leur avaient été assignés au moment de leur création 159 ( * ) , mais sa mise en oeuvre paraît particulièrement laborieuse. Selon la Mecss de l'Assemblée nationale 160 ( * ) , les schémas directeurs des systèmes d'information communs aux GHT sont déjà arrêtés pour 85 % des GHT, mais la mise en place du dossier patient informatisé (DPI) commun au GHT et de l'identifiant unique commun de chaque patient, qui devait se concrétiser au 1 er janvier 2021, est complexe à mettre en oeuvre.
Jérôme Goeminne, président du syndicat des manageurs publics de santé et directeur général du GHT « Coeur Grand Est », entendu par votre rapporteure, déplorait la lenteur du processus en mettant en avant le décalage entre le délai supplémentaire de neuf ans nécessaire selon lui pour arriver à son terme en France, et la rapidité avec laquelle le dossier patient informatisé avait été déployé au Portugal il y a une vingtaine d'années et ce sur l'ensemble du territoire.
La Mecss de l'Assemblée nationale souligne ainsi la difficulté, pour les établissements d'un GHT, de se mettre d'accord sur un système d'application unique, et la nécessité concomitante d'accompagner beaucoup plus massivement cette convergence informatique, en particulier sur le plan financier. La Cour des comptes, dans son rapport d'octobre 2020 sur le sujet 161 ( * ) , soulignait en particulier l'importance « des coûts de remplacement des logiciels existants, des coûts d'hébergement, des coûts de sécurité et de fiabilité ». Malheureusement, les financements sont régis par la règle du « financement à l'usage » qui veut que l'établissement ne touche une dotation qu'à partir du moment où certains usages informatiques prédéterminés sont acquis. Ainsi, pour bénéficier du programme Hop'en, lancé en février 2019 162 ( * ) et doté de 420 millions d'euros pour la période 2018-2022, les GHT doivent avoir désigné un directeur des systèmes d'information et mis au point un schéma directeur comportant un projet de système d'information convergent.
Ainsi, comme l'indique la Mecss de l'Assemblée nationale, malgré l'existence de deux enveloppes consacrées à un volet « équipement » (465 millions d'euros) et à un volet « usage » (210 millions) en 2022-2023 dans le cadre du Ségur numérique, « les financements mobilisés pour la convergence informatique des GHT apparaissent encore nettement en deçà des besoins ». En effet, la Cour des comptes estimait le montant total nécessaire au financement d'un système d'information convergent pour l'ensemble des GHT à 1,15 milliard d'euros au total, ce qui représenterait un effort supplémentaire de 250 millions d'euros en complément des crédits reçus dans le cadre du programme Hop'en.
D'ailleurs, les deux enveloppes mentionnées ont pour principale vocation d'appuyer la mise en oeuvre de l'identité nationale de santé, du dossier médical partagé et de la messagerie sécurisée de santé, et non pas d'améliorer la convergence informatique des GHT, alors même qu'elle devait, selon la Cour des comptes, « être identifiée comme un projet prioritaire » au titre de la mesure n° 9 du « Ségur de la santé ». Jérôme Goeminne estimait lui aussi que le manque d'allant de certains GHT et le défaut de financement étaient à l'origine des retards significatifs observés. La nécessité de financements supplémentaires a également été rappelée à la commission d'enquête par Sophie Guinoiseau, présidente de la Fédération nationale des établissements de proximité 163 ( * ) .
Recommandation : au niveau de chaque GHT, viser une cible de 5 % du budget consacré aux systèmes d'information et au numérique, imposer le dossier patient commun à tous les établissements et faire de leur convergence informatique un projet prioritaire en la finançant à hauteur des besoins.
Enfin, l'usage raisonné et à bon escient d'innovations susceptibles d'alléger la charge de travail de certains personnels doit être encouragé . Les cas les plus évidents concernent le travail des cadres de santé , actuellement rivés sur la gestion de plannings qui doivent être incessamment modifiés en fonction des absences - fréquentes dans l'hôpital public - et des remplacements.
Ces tâches pourraient être effectuées de façon plus rapide grâce à l' utilisation d'applications informatiques et le travail du cadre de santé pourrait être réorienté vers sa fonction première : le management de proximité. À titre d'exemple, l'application « Hublo », utilisée par plus de 3 200 établissements de santé, permet d'organiser plus efficacement les remplacements en faisant correspondre les offres de mission postées par le cadre de santé et les remplaçants disponibles, qui sont alertés et postulent depuis leur téléphone. Les établissements gagneraient à lancer des appels d'offres auprès de ce type de prestataire.
Il s'agit de rattraper le plus rapidement possible le retard accumulé dans le domaine du numérique, avec pour objectif principal la réorientation de l'activité des personnels vers leur coeur de métier : les soignants vers le soin et les cadres de santé vers le management de proximité.
Recommandation : développer l'utilisation des applications informatiques déchargeant les cadres de santé des tâches de gestion de planning et de remplacement des absences pour les réorienter vers leur coeur de métier.
2. Renforcer significativement les effectifs d'infirmiers et d'aides-soignants
Si des marges de manoeuvre pour libérer du temps soignant peuvent être obtenues par une simplification et une numérisation des tâches administratives, le renforcement des effectifs est nécessaire pour diminuer la charge de travail des soignants et améliorer les conditions d'exercice auprès des patients.
En effet, « les preuves scientifiques selon lesquelles un effectif infirmier plus élevé est associé à de meilleurs résultats pour les patients - incluant un nombre moins élevé d'infections nosocomiales, une durée de séjour plus courte, de moindres réadmissions et un épuisement professionnel du personnel infirmier plus faible - continuent d'augmenter » 164 ( * ) . En 2014, une étude effectuée sur neuf pays européens montrait ainsi que chaque patient ajouté à la charge de travail moyenne des infirmiers était associé à une augmentation de 7 % du risque de mourir dans les 30 jours d'admission 165 ( * ) . Des chiffres similaires avaient déjà été établis dès 2002 166 ( * ) .
Les premières mises en oeuvre de politiques de ratio « patients par infirmier » sont intervenues dans les États de Victoria, en Australie, et de Californie, à la fin des années 1990. Depuis, le pays de Galles, l'Irlande et l'État du Queensland en Australie ont mis en oeuvre de telles politiques. Étudiant spécifiquement le Queensland, McHugh et al. (2021) 1 ont trouvé que diminuer d'une unité le ratio « patients par infirmier » en le fixant à 4 pour une journée (et 7 pour une nuit) - comme l'ont fait 27 des 55 hôpitaux du Queensland en 2016 - entraînait une chute de la mortalité à 30 jours de 7 %, une baisse de 7 % des réadmissions dans la semaine, et une durée de séjour 3 % moins élevée.
«
Nous espérons que nos données
convaincront les gens de la nécessité de ratios minimaux en
démontrant clairement que les soins infirmiers de qualité sont
vitaux pour la sécurité et la prise en charge du
patient
», souligne l'auteur de l'étude.
Financièrement, cette stratégie a été
payante
puisque les 33 millions de dollars australiens
dépensés sur deux ans pour employer
167 infirmiers
- de façon à diminuer la charge en
soin - ont permis de gagner 69 millions en coût
évités, ainsi que l'a rappelé le président de la
commission d'enquête lors de la réunion du 16 février
2022.
En France, seules certaines unités sont soumises à des ratios réglementaires. Les ratios sont calculés en fonction des lits installés, qu'ils soient occupés ou non.
Ratios réglementaires de patients par soignant selon la spécialité
Unités |
Ratio |
Référence
|
Réanimation |
2 IDE pour 5 patients |
D. 6124-32 |
Réanimation pour les grands brûlés |
1 IDE pour 1 patient le jour |
D. 6124-158 |
2 IDE pour 5 patients la nuit |
||
Réanimation néonatale |
1 Puer pour 2 patients en réanimation néonatale et pour 3 patients en soins intensifs en néonatalogie |
D. 6124-61 |
Néonatologie |
1 Puer pour 6 patients |
D. 6124-56 |
Soins intensifs de néonatalogie |
1 IDE pour 3 patients |
D. 6124-61 |
Activité de réanimation pédiatrique et soins intensifs de pédiatrie |
1 IDE pour 2 patients et au moins 1 Puer |
D. 6124-34-4 |
Salle de surveillance post-opératoire |
1 IDE pour 6 postes |
D. 6124-101 |
Soins intensifs de cardiologie |
1 IDE pour 4 patients le jour |
D. 6124-112 |
1 IDE pour 8 patients la nuit |
||
Dialyse médicale |
1 IDE pour 4 patients |
D. 6124-77 |
IDE : infirmier diplômé d'État ; Puer : infirmier spécialisé en puériculture
Ces ratios ne sont pas toujours respectés , comme le souligne la chambre régionale des comptes d'Île-de-France dans son enquête de novembre 2018 sur l'AP-HP 167 ( * ) .
Il n'existe en revanche pas de ratio fixé réglementairement en dehors de ces spécialités . Si l'Agence nationale d'appui à la performance (ANAP) propose des ratios indicatifs, les hôpitaux sont libres de déterminer les leurs. La chambre régionale des comptes d'Île-de-France note ainsi que, constatant que les groupes hospitaliers parisiens utilisaient des ratios résultant davantage de l'offre et de la dotation historique de chaque hôpital que des besoins réels, l'AP-HP avait lancé une étude pour déterminer des effectifs cibles par type d'activité en fonction de la nature de l'activité, de la lourdeur des soins et du degré de dépendance des patients, mais aussi de l'organisation de l'hôpital et de la position du service considéré en son sein. Par exemple, le ratio proposé pour les services de MCO est d'un infirmier pour 12 lits.
Il faut souligner en outre qu'en raison du développement de la chirurgie ambulatoire, les pathologies des patients pris en charge à l'hôpital sont plus lourdes, la diminution de la durée moyenne de séjour entraînant un taux de rotation des patients plus rapide qui se traduit par une charge accrue pour les personnels soignants.
Depuis le début des années 2000, l'effectif des infirmiers a progressé dans les établissements publics de santé, mais cette progression s'est ralentie au cours des années 2010.
Pour une large part, la progression des effectifs infirmiers au cours de la période 2000-2010 était destinée à compenser l' application des 35 heures .
À ce titre, le rapport de Philippe Laurent sur le temps de travail dans la fonction publique 168 ( * ) soulignait que la réduction du temps de travail dans la fonction publique hospitalière avait donné lieu à des négociations précipitées conduisant à des accords inégaux, la mise en oeuvre des 35 heures s'étant effectuée au détriment des conditions de travail et de la logique organisationnelle de l'hôpital . Il relevait en particulier les difficultés liées à la part importante de personnels soumis à des rythmes atypiques (travail de nuit et du dimanche) qui avait nécessité des modalités particulières de compensation , le plus souvent sous forme de congés supplémentaires, à l' intensification du travail sur des durées raccourcies et, dès lors que la contrainte budgétaire est devenue plus forte, à la fragilisation financière des établissements qui s'étaient montrés généreux dans l'attribution de jours de RTT. Il évoquait également les effets en termes de perte de cohésion du collectif, qui paraissent particulièrement sensibles compte tenu du rôle fondamental des équipes de soins dans une organisation telle que l'hôpital.
Le rapport notait également un décalage entre les recrutements et les besoins en raison du manque de personnels qualifiés sur le marché de l'emploi, même si, pour l'ensemble de la fonction publique hospitalière, 35 000 postes auraient finalement été créés sur les 37 000 prévus par les protocoles de mise en oeuvre des 35 heures.
En tout état de cause, si la croissance annuelle du nombre d'infirmiers salariés de l'hôpital public 169 ( * ) s'est redressée de 2008 à 2012, elle a enregistré ensuite un ralentissement quasi continu jusqu'en 2017, pour atteindre un plancher proche de 0 de 2017 à 2019 , avant d'augmenter de nouveau en 2020, à la faveur de la crise sanitaire. Entre 2017 et 2019, le niveau total de progression du nombre d'infirmiers était si faible que certains hôpitaux enregistraient alors nécessairement une baisse de leurs effectifs.
Évolution et croissance annuelle du nombre d'infirmiers salariés de l'hôpital public
Source : Commission d'enquête, d'après les chiffres de la Drees ( « Effectifs salariés hospitaliers - Séries longues » )
Selon Pierre-Louis Bras 170 ( * ) , les effectifs employés par l'hôpital public ont augmenté entre 2009 et 2018 de 3,4 %, dont 2,4 % pour le personnel non médical et 12,6 % pour le personnel médical, alors que dans le même temps, le volume de l'activité de soins augmentait de 18,7 %.
Cette évolution n'est pas sans rapport avec la mise en oeuvre des préconisations requises par le comité interministériel de performance et de modernisation de l'offre de soins (Copermo) entre 2012 et 2020 . Cette instance interministérielle conditionnait en effet l'octroi de crédits pour financer des investissements à la mise en oeuvre de « recommandations », comportant des « plans d'efficience » dont le contenu consistait essentiellement en des réductions capacitaires.
Comme votre rapporteure l'a rappelé lors de l'audition du 17 février 2022, « l'exemple du CHU de Nancy montre que le Copermo avait conditionné l'aide de l'État à la suppression de 175 lits et de 600 postes. » De même, les documents transmis à la commission d'enquête par le professeur Stéphane Velut indiquent que l'accompagnement financier d'un projet de restructuration présenté par le CHRU de Tours le 20 avril 2017 au Copermo était conditionné à une réduction capacitaire de près de 20 %, l'ARS devant « s'assurer du déploiement du plan d'efficience en respectant la trajectoire annoncée ».
Cette politique de réduction ou de stabilisation de la masse salariale n'était pas de nature, dans l'immédiat, à affecter les ratios et a même peut-être contribué à les augmenter , car le nombre de lits a diminué alors même que le nombre d'infirmiers a continuellement augmenté depuis 2003. Il était toutefois inévitable que, en raison de la logique de flux tendu qu'elle induisait, elle finisse par affecter les conditions de travail de façon telle qu'elle entraîne une désaffection croissance des soignants vis-à-vis de l'hôpital en général et de la hiérarchie administrative en particulier.
Comme l'indique Jacques Léglise, « à partir des années 2010, des efforts de plus en plus importants nous ont été demandés, avec l'exigence, notamment via le Copermo, de plans de rendus d'emplois, et, avec le plan triennal, des baisses de tarifs qui nous ont entraînés dans une course dépourvue de sens aux volumes d'activité pour “limiter la casse”. Cette pression excessive a produit un climat de perte de sens, a profondément fracturé les communautés, et a notamment abîmé le rapport entre les soignants et les gestionnaires, lesquels portent injustement aujourd'hui la responsabilité de politiques décidées par l'État. » 171 ( * )
L'association française des directeurs des soins, dans sa contribution écrite à la commission d'enquête, alerte en outre quant au manque d'aides-soignants, dont la présence est pourtant nécessaire pour sécuriser le travail des infirmiers : « les équipes qui travaillent dans les services d'hospitalisation se trouvent souvent en insécurité, surtout du fait de l'absence de binôme AS-IDE [aide-soignant - infirmier diplômé d'État] et du nombre de patients à prendre en charge » , qui peut atteindre 14 patients par IDE la journée et la nuit 25 patients par IDE, sans garantie de travailler en binôme.
Elle met également en avant la nécessité de mettre en place des équipes de suppléance, qui permettraient « aux professionnels de s'inscrire et participer aux formations institutionnelles et diplômantes et avec une possibilité de mettre en oeuvre leur pratique [...] et s'inscrire dans des protocoles de coopération ».
Évolution et croissance annuelle du nombre d'aides-soignants salariés de l'hôpital public
Source : Commission d'enquête, d'après les chiffres de la Drees ( « Effectifs salariés hospitaliers - Séries longues » )
Des recrutements supplémentaires sont prévus par l'accord relatif à la fonction publique hospitalière du Ségur de la santé. Au nombre de 15 000 entre 2021 et 2023, ils visent à la fois à couvrir les emplois vacants, les besoins en recrutement et les remplacements.
Aux yeux de la commission d'enquête, il est nécessaire de renforcer le nombre d'infirmiers et d'aides-soignants dans les équipes de soins afin de revenir à des ratios plus adaptés à la charge en soins et aux besoins de présence auprès des patients. L'objectif à long terme doit consister à sortir de la logique de flux tendus qui ne laisse aucune marge de manoeuvre face aux fortes variations d'activité ou aux absences imprévues.
De même, le recours aux infirmiers en pratique avancée (IPA) à l'hôpital devrait être renforcé. Leur rôle ne paraît pas suffisamment compris, que ce soit par les praticiens ou par les personnels paramédicaux, alors que leur apport peut être très important, par exemple en matière de suivi et de prise en charge des patients atteints de pathologies chroniques.
Ces professionnels fortement qualifiés ne sont ni assez utilisés et ni assez reconnus, ce qui avait conduit l'IGAS à qualifier les IPA à l'hôpital d'« impensé statutaire et économique » 172 ( * ) . Une meilleure valorisation de leur activité, qui pourrait passer par la création d'un régime indemnitaire particulier pour les IPA, renforcerait l'attractivité de la formation et la qualité des prises en charge au sein des services hopsitaliers.
Le renforcement des effectifs d'infirmiers et d'aides-soignants devrait en particulier permettre une amélioration des capacités d'accueil dans les services de médecine , particulièrement concernés par le nombre croissant de patients âgés atteints de pathologies multiples.
Il pourrait également permettre aux services de mieux prendre en compte l' accompagnement des patients et des familles .
L'imposition de ratios réglementaires rigides - en dehors des spécialités déjà concernées aujourd'hui - et applicables aux services de chaque établissement paraît porter atteinte à la souplesse nécessaire à chaque hôpital, pour s'adapter aux besoins réels des patients : la nature de la maladie, sa gravité et la présence de comorbidités, pour ne parler que de ces facteurs, influent évidemment sur le nombre de patients qu'un infirmier est à même de prendre en charge.
Les établissements pourraient en revanche définir, à l'image de l'AP-HP, des standards capacitaires par grande catégorie de spécialité, de sorte que le nombre d'infirmiers par service dépende plus des besoins réels que de leur dotation historique.
Par ailleurs, des outils de mesure objective de la charge en soins devraient être développés et systématiquement utilisés pour mieux ajuster l'effectif des équipes.
De tels outils existent déjà, tel l'indicateur de soins dit « Siips » (soins infirmiers individualisés à la personne soignée), qui mesure la charge en soins des soignants à travers l'examen du taux d'utilisation des outils de production. Créé en 1987, il devrait être plus largement utilisé et entraînerait un coût de mise en oeuvre très faible.
Il pourrait être envisagé de mettre en place un mécanisme d'alerte lorsque le ratio « patients par soignant » dépasse un seuil critique.
Recommandation : planifier un renforcement du nombre d'infirmiers et d'aides-soignants et viser prioritairement le renforcement des capacités des services de médecine, développer et valoriser le rôle des infirmiers de pratique avancée à l'hôpital, mettre au point des standards capacitaires en utilisant des outils de mesure objective de la charge en soins et mettre en place un mécanisme d'alerte lorsque le ratio « patients par soignant » dépasse un seuil critique.
* 148 Audition du 18 janvier 2022.
* 149 Audition du 4 janvier 2022.
* 150 Audition du 18 janvier 2022.
* 151 Ibid.
* 152 Rapport d'information n° 703 fait au nom de la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale de la commission des affaires sociales sur le financement des établissements de santé, par MM. Jacky Le Menn et Alain Milon, déposé le 25 juillet 2012.
* 153 Attesté en France par Carine Milcent, « Up-Coding, The Quasi-Natural Experiment », working paper , Paris School of Economics, 2014.
* 154 Docteur Thierry Godeau, audition du 4 janvier 2022.
* 155 Pour rappel, il s'agit d'un plan de relance de l'investissement de 19 milliards d'euros sur dix ans.
* 156 Dominique Pon et Annelore Coury, Accélérer le virage numérique , 2018.
* 157 Docteur Mathilde Renker, audition du 13 janvier 2022.
* 158 Audition du 4 janvier 2022.
* 159 « L'établissement support [...] assure [...] pour le compte des établissements parties [...] la stratégie, l'optimisation et la gestion commune d'un système d'information hospitalier convergent, en particulier la mise en place d'un dossier patient permettant une prise en charge coordonnée des patients au sein des établissements parties au groupement » (article 6132-3 du code de la santé publique issu de l'article 107 de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé).
* 160 Rapport d'information n° 4814 (2021-2022) de MM. Marc Delatte et Pierre Dharéville, fait au nom de la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale, déposé le 15 décembre 2021.
* 161 Rapport d'information n° 22 (2020-2021) de M. Alain Milon, fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 8 octobre 2020, sur l'enquête de la Cour des comptes relative aux groupements hospitaliers de territoire.
* 162 Instruction ministérielle DGOS/PF5/2019/32 du 12 février 2019 relative au lancement opérationnel du programme HOP'EN
* 163 Audition du 27 janvier 2022.
* 164 Matthew D McHugh, Linda H Aiken, Douglas M Sloane, Carol Windsor, Clint Douglas, Patsy Yates, « Effects of nurse-to-patient ratio legislation on nurse staffing and patient mortality, readmissions, and length of stay: a prospective study in a panel of hospitals », Lancet 2021 ; 397: 1905-13.
* 165 Aiken LH, Sloane DM, Bruyneel L, et al. , « Nurse staffing and education and hospital mortality in nine European countries: a retrospective observational study », Lancet 2014 ; 383: 1824-30.
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