TRAVAUX EN COMMISSION
Audition des associations représentant les victimes de l'accident de l'usine Lubrizol
Réunie le mercredi 29 septembre 2021, la commission a entendu des associations représentant les victimes de l'accident de l'usine Lubrizol, dont la parole est portée par MM. Bruno Leclerc, président, et Christophe Holleville, secrétaire de l'Union des victimes de Lubrizol, MM. Simon de Carvalho, président, et Robin Letellier, secrétaire de l'Association des sinistrés de Lubrizol ainsi que M. Pierre-Emmanuel Brunet, président de Rouen Respire, et Mme Anaïs Mantion, étudiante et victime.
M. Jean-François Longeot , président . - Mes cher(e)s collègues, nous reprenons aujourd'hui les travaux de notre commission avec une première matinée d'audition consacrée à l'incendie des usines Lubrizol et Normandie Logistique intervenu à Rouen il y a exactement deux ans, le 26 septembre 2019.
Je remercie les représentants des associations de sinistrés d'avoir répondu présents à notre invitation.
Après cet accident industriel majeur, le Parlement s'est mobilisé pour contribuer, à côté des procédures judiciaires diligentées, à faire toute la lumière sur cet accident et tirer des enseignements pour notre politique de prévention des risques industriels et technologiques. L'Assemblée nationale a mis en place début octobre 2019 une mission d'information présidée par Christophe Bouillon, dont le rapporteur était Damien Adam, et qui a rendu son rapport le 12 février 2020. Le Sénat a pour sa part voté à l'unanimité, le 10 octobre 2019, la création d'une commission d'enquête chargée d'évaluer l'intervention des services de l'État dans la gestion des conséquences environnementales, sanitaires et économiques de l'incendie de l'usine de Lubrizol, à Rouen. Celle-ci était présidée par Hervé Maurey, que je remercie d'être parmi nous ce matin. Les deux rapporteurs étaient Christine Bonfanti-Dossat et Nicole Bonnefoy et je vous prie de bien vouloir excuser cette dernière qui n'a pas pu nous rejoindre.
Notre réunion marque le début d'une séquence importante consacrée au suivi et à l'évaluation de la politique de prévention des risques naturels, industriels et nucléaires.
S'agissant de Lubrizol, nous entendrons dans les prochaines semaines la ministre de la Transition écologique pour dresser le bilan de l'action du Gouvernement sur ce dossier.
Nous aurons également l'occasion de poursuivre cette séquence avec une matinée consacrée à la gestion des risques liés à la présence d'engrais à base de nitrate d'ammonium dans nos ports maritimes et fluviaux, en lien avec l'accident survenu à Beyrouth en août 2020.
S'agissant des risques naturels, je vous indique que nous travaillerons également dans les prochaines semaines sur la proposition de loi visant à réformer le régime d'indemnisation des catastrophes naturelles.
Une délégation de notre commission doit également se rendre dans les Alpes-Maritimes, et plus spécifiquement dans la vallée de la Roya, afin de mesurer concrètement les conséquences de la tempête Alex et suivre les travaux de reconstruction qui ont été engagés.
En ce qui concerne l'accident des usines Lubrizol et Normandie Logistique, notre commission était fortement représentée au sein de la commission d'enquête. J'ai souhaité, avec nos collègues concernés, que nous puissions exercer ensemble un droit de suite au rapport d'enquête.
L'objectif est clair : nous assurer que notre politique de prévention des risques s'est renforcée et que les leçons ont été tirées de cet événement. Nous nous consacrerons à titre principal sur les volets gestion de crise, prévention des risques, information du public et indemnisation. Nous laissons ainsi le soin aux autres commissions permanentes d'effectuer le travail de suivi dans les domaines qui relèvent de leur compétence. Je rappelle que plusieurs procédures judiciaires sont encore en cours et qu'il ne nous appartient pas de revenir sur les causes de l'accident.
Pour débuter cette matinée, nous recevons Bruno Leclerc, président, et Christophe Holleville, secrétaire de l'Union des victimes de Lubrizol, - Simon de Carvalho, président, et Robin Letellier, secrétaire de l'Association des sinistrés de Lubrizol ainsi que Pierre-Emmanuel Brunet, président de Rouen Respire, et Anaïs Mantion, étudiante et victime, qui l'accompagne. Je donne la parole à Hervé Maurey.
M. Hervé Maurey . - Merci beaucoup, Monsieur le Président. Je vous remercie de votre invitation et félicite la commission de se saisir de ce dossier. Il est très important que les travaux des commissions d'enquête ou des missions d'information que nous mettons en place soient prolongés par un suivi des préconisations qui sont formulées, sans quoi le travail est affaibli.
Comme vous l'avez indiqué, après l'incendie de l'usine de Lubrizol il y a deux ans maintenant, le Sénat a décidé à l'unanimité de créer cette commission d'enquête avec deux rapporteurs issus des principaux groupes du Sénat, ce qui assurait une représentation pluraliste conforme à l'esprit dans lequel nous travaillons. Nous avons procédé à une quarantaine d'auditions et effectué plusieurs déplacements, à Rouen bien sûr, mais aussi à Lyon, sur un site très sensible aux problèmes d'accidents technologiques et industriels.
Nous avons rendu notre rapport, qui présentait une quarantaine de propositions regroupées autour de six axes principaux que je rappelle brièvement : créer une véritable culture du risque ou culture de la sécurité, qui est particulièrement lacunaire en France, améliorer la politique de prévention des risques industriels, améliorer la gestion de crise, assurer une meilleure coordination entre l'État et les collectivités territoriales, indemniser l'intégralité des préjudices subis et appliquer le principe de précaution au suivi sanitaire. À la suite de ce rapport, le Gouvernement a fait un certain nombre de déclarations et pris des engagements. Il importe désormais de mesurer ce qui a réellement été entrepris et ce qui le sera, au-delà des effets d'annonce. L'objectif de la commission d'enquête, au-delà de la compréhension de l'enchaînement des événements et de l'émotion suscitée, était de tirer toutes les conséquences de cette catastrophe.
M. Jean-François Longeot . - Je vais donner la parole à Pascal Martin sur le sujet puis vous la laisserai pour répondre à toutes les questions qui vous seront posées par nos collègues.
M. Pascal Martin . - Merci Monsieur le Président. Messieurs, je suis peut-être le seul à bien vous connaître au sein de cette commission, puisque je suis originaire du département de la Seine-Maritime et que j'étais présent le jour de l'incendie en tant que président du Conseil départemental. J'ai donc pu mesurer sur place l'ampleur de cet incendie.
Il est sans doute inutile de revenir sur la question de la gestion opérationnelle car nous sommes tous d'accord pour dire que, compte tenu du caractère hors norme de cet incendie, les sapeurs-pompiers du département et des départements voisins ont su maîtriser le feu en un temps record.
Pour avoir eu l'occasion de siéger avec vous au sein du comité de la transparence et du dialogue (CTD), présidé par le préfet de la région, je sais que les conséquences sanitaires sont au coeur des préoccupations des associations et des habitants que vous représentez.
J'aurais quelques questions à vous poser pour débuter nos échanges : pourriez-vous indiquer à la commission combien de membres compte chacune de vos associations ? Quelles sont les principales insuffisances que vous avez relevées dans la gestion de l'accident et de la crise ?
Le Gouvernement a lancé trois missions de retour d'expérience sur l'accident : une mission pour analyser les causes et la gestion de l'accident, qui a rendu son rapport en février 2020, une mission associant cinq inspections ministérielles pour analyser la gestion de crise, qui a rendu son rapport en mai 2020, et une troisième mission sur la culture du risque, qui a rendu son rapport en juin 2021. Avez-vous été entendus par les inspecteurs ou associés, même indirectement, au travail de ces trois missions ?
Depuis septembre 2020, deux décrets et cinq arrêtés ont été publiés au JO pour renforcer les obligations applicables aux sites Seveso et la prévention des incendies dans les stockages de liquides inflammables et combustibles ainsi que dans les entrepôts. Ces évolutions, qui visent à répondre à la méconnaissance totale des produits et des volumes stockés - c'était un point majeur dans le cas de Lubrizol, avec le risque des effets dits « cocktail » - semblent aller dans le bon sens. Quel est votre sentiment en la matière ?
Lors de l'examen de la loi « Climat et résilience », dont j'étais l'un des rapporteurs, la création d'un bureau enquête accident (BEA) a été proposée à l'article 288, réécrit par le Sénat : accueillez-vous cette initiative de façon favorable ?
En ce qui concerne la culture du risque et le système d'alerte des populations, le Gouvernement s'était engagé à déployer un système de cell broadcast , permettant de recevoir des notifications associées à des envois ciblés de SMS d'ici 2022. D'après les informations en ma possession, une première phase de test aura lieu à Rouen d'ici la fin de l'année 2021. Avez-vous des informations sur la tenue prochaine de cette expérimentation ? Y avez-vous été associés, de près ou de loin ?
Enfin, la commission d'enquête du Sénat a recommandé la tenue d'exercices de sécurité civile plus fréquents, grandeur nature, et la mise en place de campagnes d'information grand public pour renforcer notre culture de la sécurité industrielle, notamment auprès des élèves. De tels exercices se sont-ils tenus dans l'agglomération rouennaise depuis deux ans ? Savez-vous s'ils sont planifiés pour le futur ?
M. Jean-François Longeot . - Merci cher collègue. Je vais donner la parole aux intervenants puis je laisserai la parole à Joël Bigot.
M. Christophe Holleville, secrétaire de l'Union des victimes de Lubrizol . -Nous parlons depuis le début de prévention du risque et je vais être très honnête avec vous sur ce point : j'ai lu les améliorations apportées aux lois et règlements en ce qui concerne les entrepôts susceptibles d'accueillir des liquides inflammables. Beaucoup de lignes ont été ajoutées. En tant que non spécialiste et simple père de famille, après avoir étudié la question pendant deux ans et appris des choses hallucinantes, je vous le dis droit dans les yeux et c'est vous qui pouvez faire changer les choses, avec les députés : on peut rajouter des multitudes de lignes dans la législation mais le point sensible dans le métier de la chimie est qu'il y a les bons élèves et les mauvais élèves.
Concrètement, et même si l'on sait que le risque « zéro » n'existe pas, les bons élèves ne poseront pas de problème et on peut, on va, leur faire confiance. Mais pour les mauvais élèves, on aura beau ajouter autant de lignes que l'on veut dans les textes de loi, ils ne les respecteront pas.
Dans le cas de l'usine Lubrizol, plusieurs mises en demeure ont été adressées et elles n'ont pas été respectées et je ne vous citerai pas les autres cas dans la vallée de la Seine.
Je pense sincèrement qu'il faut traiter le mal à la racine. Tant que ces gens qui ne respectent pas la loi ne recevront que des amendes de 1 500 euros, certains ne la respecteront jamais. Comme pour la circulation routière, il faudrait - pourquoi pas - penser à un permis à points dans le secteur de la chimie : une infraction entraînerait un point en moins, une mise en demeure non respectée - trois points en moins et au bout de douze points retirés on prononcerait une fermeture administrative jusqu'à ce que les travaux soient faits. Avec un tel système, je peux vous dire que ce sera efficace. Tant qu'on agira avec des amendes de 1 500 euros, on n'y arrivera pas.
Lubrizol, par exemple, avait été condamnée à Rouen pour des nuisances olfactives, avec une telle amende : mais que représentent 1 500 euros, pour une entreprise dont le chiffre d'affaires réalisé à Rouen avoisine le milliard d'euros par an.
À Saint-Nazaire, je citerai le cas de Yara qui a été sanctionnée à hauteur de 22 800 euros en début d'année : or cette entreprise pollue depuis plus de dix ans, et rejette parfois dans la Loire, en une journée, tout son quota annuel tandis que le Groupe réalise un chiffre d'affaires de 11 milliards d'euros à travers le monde. Ils viennent d'être condamnés à nouveau à hauteur de 61 000 euros. Les amendes n'ont donc aucune importance pour ces acteurs. Tant que nous ne résoudrons pas cette situation, nous n'aurons pas de culture du risque. Et, je l'ai dit à Barbara Pompili, nous ferons un deuil national un jour si les choses continuent comme ça.
M. Bruno Leclerc, président de l'Union des victimes de Lubrizol . - Je souhaitais évoquer les fonds de solidarité. Juste après l'incendie, l'État, c'est-à-dire les ministres, est venu nous voir, en affirmant à la télévision que le pollueur serait le payeur. En l'occurrence, nous constatons aujourd'hui que si certains ont été indemnisés, beaucoup de personnes ne l'ont pas été pour leurs pertes. Le dossier a été confié à Lubrizol, qui l'a lui-même confié au cabinet d'expertise Exetech, lequel s'est prononcé sur le droit ou non à l'indemnisation. Certains professionnels ont été exclusivement indemnisés sur la perte de récoltes, mais non sur la perte de chiffre d'affaires ou sur la baisse de la fréquentation du public après l'incendie. Beaucoup de clients n'ont pas osé revenir acheter leurs produits après l'accident. En réalité, de nombreux clients ont cessé d'acheter des produits locaux, mais le cabinet Exetech a estimé que le chiffre d'affaires avait à nouveau augmenté parce que les personnes s'étaient à nouveau orientées vers les petits producteurs pendant la crise sanitaire. Or une fois le confinement terminé, ces clients ne sont pas revenus, ce qui s'est traduit par une perte importante de chiffre d'affaires. Les indemnisations ont été partielles. Par exemple, une agricultrice propose des produits cosmétiques à base de lait d'âne ; seul le lait, et non les produits finis, a été remboursé : elle a ainsi perçu 800 euros d'indemnisation et a perdu 7 000 euros. Donc quand on affirme que le pollueur est le payeur, dans les faits on en est loin.
Et le cas des particuliers est préoccupant. J'habite personnellement à 35 kilomètres de l'usine Lubrizol ; et les suies sont tombées chez nous sur les salons de jardin, la toiture ou la piscine. Personne ne s'est adressé à moi pour savoir ce que j'avais perdu et quel en avait été le coût. Pour le nettoyage de ma maison, la facture s'est élevée à 5 100 euros, avec une franchise de 227 euros prévue par l'assurance. Des frais d'huissier de justice pour faire constater les dégâts se sont quant à eux élevés à 264 euros. J'interdis aujourd'hui à mon fils de jouer sur le trampoline qui a été souillé par les suies de l'usine.
M. Christophe Holleville . - Je vous remets un dossier : vous y verrez que les montants prévus par le fonds de solidarité mis en place par Lubrizol sont à la limite du grotesque. C'était la première fois que ce système était tenté en France, à l'américaine. Lubrizol s'est acheté à moindre coût le silence du monde de l'agriculture qu'il craignait tant. Ils ont eu quelques milliers d'euros et Lubrizol s'en sort bien avec 1 800 plaintes de moins.
Vous verrez également dans ce dossier des incohérences qui ont été laissées à l'appréciation de Lubrizol, du Fonds national agricole de mutualisation du risque sanitaire et environnemental (FMSE) et d'Exetech. C'est une ambiance occulte. Nous ne connaissons même pas la somme globale versée à ce jour et aucun élu n'est parvenu à la connaître, ce qui est scandaleux.
M. Simon de Carvalho, président de l'Association des Sinistrés de Lubrizol . - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, merci de nous recevoir aujourd'hui. Je souhaiterais pour ma part insister sur l'aspect sanitaire de ce dossier. En avril 2021, en collaboration avec la Fédération nationale des Victimes d'Attentats et de Catastrophes (FENVAC), avec l'Union des Victimes de Lubrizol et avec l'Association des Sinistrés de Lubrizol, nous avons adressé à tous les médecins spécialistes du département et au conseil de l'Ordre des médecins du département le courrier suivant que je souhaiterais vous lire :
« Chers Docteurs,
Vous n'êtes pas sans savoir que le 26 septembre 2019, un incendie touchait l'usine de Lubrizol et les entrepôts de Normandie Logistique à Rouen. Si aucun décès n'était à déplorer dans les suites de l'accident, très rapidement s'est posée la question, au-delà des simples dommages matériels, des dommages corporels qui pouvaient apparaître au moyen ou au long cours au sein de la population exposée aux fumées et aux retombées toxiques. Deux associations de victimes étaient ainsi créées : l'ASL (association des sinistrés de Lubrizol) et l'Union des Victimes de Lubrizol. La FNVAC, qui accompagne depuis 1994 les victimes de drames collectifs, collabore activement avec ces deux associations afin de porter assistance aux victimes. En l'état, les moyens mis en oeuvre pour faire toute la lumière sur les éventuelles conséquences sanitaires de cet accident ne nous semblent pas suffisants. L'étude de Santé publique France n'atteste que d'une prise en compte de la perception par les riverains de l'événement, non d'une surveillance sanitaire de long terme. Qui plus est, l'enquête n'a pu être mise en oeuvre qu'à partir du mois de septembre 2020, soit après la Covid-19.
Inquiets de l'absence de véritable suivi sanitaire par les institutions, nous, associations de victimes, avons besoin de vous pour nous aider à faire remonter d'éventuelles hausses de pathologies ou de malformations cardiaques, pulmonaires et oncologiques dans votre patientèle depuis ledit accident, survenu à la fin du mois de septembre 2019.
Nous sollicitons l'aide des pneumologues, cardiologues, cancérologues et médecins généralistes de la région. Nous nous inquiétons particulièrement pour les personnes dites fragiles et vulnérables et celles souffrant d'atteintes broncho-pulmonaires. En effet, depuis cette date, les associations reçoivent de nombreux témoignages spontanés relatifs à des inquiétudes médicales diverses. Des particuliers évoquent une aggravation de leur état de santé, notamment des difficultés respiratoires, tandis que d'autres ont constaté l'apparition de maladies post-accident dont il apparaît difficile d'établir un lien de causalité avec celui-ci. Des médecins nous ont également fait part du constat d'une augmentation de certaines pathologies par rapport aux années antérieures, à l'instar de malformations cardiaques plus élevées chez les nouveau-nés.
Nous savons que cette initiative citoyenne peut paraître surprenante. Nous savons également les difficultés que les membres du corps médical de notre pays rencontrent du fait de la gestion de la crise sanitaire depuis un an, et nous vous transmettons toute notre solidarité face à cette charge importante d'activité. Votre retour nous permettrait de pallier les insuffisances des institutions et ainsi d'avoir une image plus claire de l'impact potentiel de cet accident sur la santé de la population. Si vous et vos collègues nous faisiez remonter un éventuel constat de hausse des malformations et pathologies depuis 2019, nous serions à même de rendre nos inquiétudes plus audibles auprès de nos gouvernements. Notre souci premier, dont vous pouvez vérifier la véracité à travers notre site internet et nos réseaux sociaux, est celui d'agir dans l'intérêt commun, afin que toutes les conséquences de cette tragédie soient mises en lumière, en protégeant la génération à venir. Le philosophe Hans Jonas écrivait que nous devons agir de telle façon que les effets de notre action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre. Ce principe guide aujourd'hui notre sollicitation qui, nous l'espérons, recevra une écoute favorable de votre part. Nous tenons à préciser que cette démarche n'a pas vocation à porter des accusations ou à établir un lien de causalité avec l'incendie, mais seulement de corroborer ou dénier un constat d'augmentation des pathologies et malformations dans le département depuis le drame. Nous tenons à préciser que cette démarche est totalement anonyme pour vous, votre nom ne pouvant être utilisé sans votre assentiment. »
Ce courrier est resté sans réponse, alors que nous avons reçu de nombreux témoignages de personnes victimes de pathologies, et qui ne savaient pas quoi faire. Et c'est à nous, associations de victimes fraîchement créées, qu'il revenait d'écouter et d'agir. Nous avons su les écouter, les accompagner psychologiquement et les orienter dans leurs procédures juridiques, mais que pouvons-nous faire quand l'État comme les médecins sont absents ?
Notre association a donc la volonté de créer un institut éco-citoyen à Rouen, qui pourrait mettre en relation les acteurs et tenter de pallier les manquements auxquels nous avons fait face depuis septembre 2019.
Merci de votre écoute. Je voudrais profiter de cette tribune pour appeler les médecins et spécialistes à venir nous aider, à Rouen. Nous avons besoin de votre aide, s'il vous plaît.
M. Robin Letellier, secrétaire de l'Association des Sinistrés de Lubrizol . - Qu'est-ce qui a changé pour nous, citoyens, depuis la catastrophe de Lubrizol ? Depuis deux ans, Lubrizol a installé des barbelés et des bâches autour de son enceinte, qui n'existaient pas avant. Est-ce pour nous cacher la vue sur ce qui se passe sur le site ? Et ce geste est très symbolique. De plus, le stockage a disparu. On ne voit plus les bidons.
Les ministres sont, quant à eux, tous venus nous promettre de nombreux changements, que nous n'avons pas vus se réaliser. Les fiches complètes de sécurité des produits ne nous ont toujours pas été transmises, contrairement à ce qui avait été promis, alors que, dans le même temps, je lis des articles de presse affirmant que les industriels ont l'obligation de les communiquer. Nous les réclamons depuis deux ans, le préfet aussi. Nous ne savons toujours pas, nous citoyens, quels produits ont brûlé. Ces fiches pouvaient être trouvées sur le site internet de Total, avant d'en être supprimées. Où sont ces fiches de produits ?
Par ailleurs, nous avions demandé un suivi épidémiologique qui n'a pas été mis en place. Les services de l'État n'ont pas jugé nécessaire de le faire. Il en va de même pour le registre des cancers et des malformations.
S'agissant des rapports publiés par l'Assemblée nationale et le Sénat, je n'ai pas vu le Gouvernement agir sur la base de vos recommandations. Alors, comment faire confiance à l'État et à ses services lorsque des documents nous sont dissimulés, comme l'étude de danger, à l'occasion des comités de la transparence et du dialogue (CDT) ? Je comprends que ce soit un document sensible mais cette étude pourrait a minima être remise à nos avocats et au tribunal administratif, sans être rendue publique, compte tenu des données sensibles qu'elle contient.
De plus, comment établir une relation de confiance avec les services de l'État lorsqu'ils omettent de nous transmettre les documents ou qu'ils le font quand ils le souhaitent ? Ainsi, nous avons obtenu les résultats des études - portant sur les lichens il y a seulement deux mois : ce n'est pas normal. Et nous avons dû aller la chercher par nous-mêmes sur le site de la préfecture mais elle ne nous a pas été présentée. Ce type d'attitude conforte les arguments complotistes.
Nous sortons aujourd'hui d'un mois et demi de bénévolat intense, pendant lesquels nous avons mis notre vie personnelle et professionnelle de côté. Nous, citoyens, avons remplacé l'État et les collectivités territoriales dans leur rôle concernant la sécurité des citoyens. Il faut faire attention à ses citoyens avant de faire attention à ses industriels. Si les services de l'État veulent faire leur travail, nous sommes d'accord pour leur remettre notre dossier. Nous ne le ferons toutefois pas en leur laissant un blanc-seing. Notre démocratie représentative est malade, avec un écart de plus en plus grand entre les citoyens et les institutions, entre vous et nous. On se comprend de moins en moins.
Nous devons donc créer un institut éco-citoyen qui permettra de réunir tous les acteurs : il servira à former et informer les populations, mais aussi à assurer un certain contrôle sur les industriels et les décisions prises au niveau local. Je vous remercie.
M. Pierre-Emmanuel Brunet, président de l'association Rouen Respire . -Rouen Respire est un collectif citoyen. Le préfet a affirmé que l'accident n'avait entraîné aucune pollution, aucun mort et aucun blessé mais certaines personnes ont été affectées. Un tel accident a eu un impact net, dont nous vous présentons un exemple.
Mme Anaïs Mantion, étudiante . - Je suis étudiante à Rouen. Le 26 septembre 2019, à mon réveil, on m'a appris qu'un incendie avait eu lieu. Pendant deux heures, nous avons reçu des informations de sécurité, puis plus aucune, vers 11h-11h30. Nous ne savions absolument pas si l'incendie était contrôlé. Je vous laisse imaginer la panique.
Les séquelles ont pour ma part débuté au lendemain de l'incendie : nausées, maux de tête, qui sont les symptômes classiques. Or je suis asthmatique et après cet incendie, mon état s'est dégradé. Tous les trois à quatre mois, je dois suivre un traitement d'urgence pour stabiliser mon asthme et, depuis deux ans, j'ai également des problèmes aux cordes vocales. Je suis suivie par des orthophonistes depuis plus d'un an pour une rééducation donc je progresse lentement mais sûrement. Or, je me présente à un concours de recrutement pour devenir professeur de français et vous pouvez donc imaginer la difficulté que je rencontre pour passer de simples oraux.
Un an après les faits, il nous a été assuré que l'accident n'avait pas eu de conséquences et n'avait pas fait de blessés. « Tout va bien ». Or, je fais partie des victimes et je vis encore les séquelles de cet incendie deux ans plus tard.
M. Pierre-Emmanuel Brunet . - Malheureusement au CTD nous n'avons pas souvent ce genre de dialogue. Je suis entrepreneur, je vis à 700 mètres de Lubrizol, dans un « écoquartier », situé à la place d'une ancienne friche industrielle qui avait accueilli une raffinerie. En arrivant depuis la région Rhône-Alpes, j'ignorai, en 2012, la présence de toutes ces usines Seveso à côté de chez moi. Le 26 septembre, comme beaucoup de mes concitoyens, je n'ai pas été alerté. L'accident a débuté vers 2 heures 30 du matin. Nous avons reçu un SMS tôt dans la matinée, un peu avant 7h du matin, de la part d'une élue, qui nous a prévenus que nos enfants n'auraient pas école et qu'il ne fallait pas les y amener. Des écoles encore plus proches n'ont même pas reçu une telle instruction. Nous habitons sur un toit-terrasse et avions le panache 20 mètres au-dessus de nos têtes : nous voyions des particules et des suies tomber et je les ai filmées. Mais ces particules ne semblent pas avoir été analysées.
Deux ans plus tard, je me suis rendu près de Moulineaux, sur les quais de France, où il est prévu de construire 90 hectares d'immeubles près d'une zone aussi dangereuse. Nous avons réalisé un film, ce dont auraient pu se charger les services de l'État d'ailleurs. Des plaquettes sur le plan particulier d'intervention (PPI) sont parfois distribuées mais, en l'occurrence, il y avait encore 1 000 plaquettes qui étaient stockées dans les caves de la préfecture. Je les ai récupérées grâce aux services de la préfecture. Nous avons demandé l'autorisation d'en faire un film, qui illustre les risques pour la ville de Rouen ainsi que les gestes à effectuer ou éviter. Nous l'avons sous-titré en langage des signes, anglais, en arabe littéraire et en chinois.
S'agissant des exercices, je sais qu'il y en a eu un au Havre récemment, qui a révélé des dysfonctionnements, mais nous n'en avons pas eu à Rouen et c'est inadmissible.
Ce film est déjà un acte de prévention : je l'ai donc proposé aux élus et à la préfecture, mais la procédure de décision est lourde et longue. Nous ne parvenons toujours pas, deux ans après l'accident, à une collaboration fluide et à aller de l'avant.
Au niveau de la copropriété, qui correspond à l'échelle pertinente pour une ville urbaine, nous pourrions imaginer des exercices en commun. À titre d'exemple, il est nécessaire de couper la Ventilation Mécanique Contrôlée (VMC) qui permet de renouveler l'air intérieur, ce que nous n'étions pas capables de faire le jour de l'accident parce que nous ne savions pas qu'il fallait le faire, ni comment et où le faire : il faudrait prévoir des dispositifs permettant de désactiver cette ventilation à distance.
Par ailleurs, des kits de confinement sont nécessaires. Est-ce que nos écoles sont préparées ? La réponse est non. Même s'ils font des exercices. Nos écoles manquent, en pratique, de matériel et les personnes en activité, quant à elles, ne sont pas préparées. Pareil pour les personnes âgées. Nous sommes donc moins bien préparés que nos enfants.
L'examen contradictoire n'a pas été assuré dans cette affaire. Nous avons dû faire un référé-constat lors d'une procédure contentieuse et réaliser une enquête sanitaire, alors que ce n'était normalement pas à une association de citoyens de le faire.
Il faudrait un protocole sanitaire national pour réaliser des prélèvements. Un cabinet d'expertises spécialisé dans le contrôle environnemental doit être en mesure de prouver la situation et la signature chimique avant, pendant et après l'accident. De plus, nous avons besoin de registres et nous pouvons lancer cette démarche sur notre territoire. Les élus normands peuvent aussi faire ces démarches. Cela a été fait à Bordeaux mais pas à Rouen. Il faut pouvoir lever le doute et rassurer les gens quand il y a un accident de ce type et mettre en place des cohortes de population, on sait le faire.
Je rejoins également les intervenants qui demandent un renforcement des contrôles, des sanctions et une pénalisation.
M. Joël Bigot . - Merci pour vos témoignages. Je souhaite vous interroger sur le volet culture du risque ainsi que sur vos rapports avec l'État. Des campagnes d'information sur les risques industriels dans la région ont-elles été assurées ? Selon vous, deux ans après l'incendie, les habitants de Rouen sont-ils mieux informés sur les risques industriels et les conduites à tenir en cas d'accident ?
Pendant les travaux de la commission d'enquête, vous avez indiqué avoir reçu de nombreux signalements citoyens sur les odeurs perçues et les signalements en santé associés, et les avoir transmis à Santé publique France (SPF). Mis à part un travail de recensement que ce dernier a réalisé, vous nous avez indiqué ne pas avoir le sentiment que le contenu des signalements a été pleinement considéré par les autorités sanitaires. Selon vous, le suivi sanitaire des populations doit-il être renforcé ?
S'agissant de l'accompagnement de l'État, comment jugez-vous vos rapports avec les services de l'État et les parties prenantes du dossier ? Les services sont-ils réactifs lorsque vous les sollicitez ? Avez-vous bénéficié d'un accompagnement ? Le Premier ministre de l'époque s'y était engagé. Le comité de transparence et de dialogue mis en place après l'accident a-t-il bien fonctionné ?
M. Stéphane Demilly . - Je souhaite remercier les intervenants pour leur message exprimé très directement. Nous entendons et comprenons votre colère, à l'image des propos poignants de Monsieur Letellier.
Pascal Martin évoquait dans son propos introductif les conséquences sanitaires. Je souhaite m'attarder quelques instants sur le monde agricole, qui a été frappé par cette catastrophe, y compris dans mon département de la Somme, puisque 39 communes ont été concernées, dont 109 producteurs laitiers. Avez-vous des informations précises sur le recouvrement des indemnisations ? Certains n'auraient pas mené à terme les démarches du fait de la lourdeur administrative, d'autres n'ont pas reçu la totalité des sommes promises.
Enfin, le président de la Fédération des syndicats d'exploitants agricoles de mon département me disait qu'à la suite de cet accident, il y aurait des conséquences sur le long terme sur l'image de marque des produits de l'agroalimentaire français. Avez-vous pu recueillir des témoignages à ce sujet ?
Mme Marie-Claude Varaillas . - Depuis 2008, l'assureur de l'entreprise Lubrizol signalait des défaillances en matière de protection incendie. Nous savons aujourd'hui que plusieurs milliers de tonnes de marchandises ont brûlé, dont personne ne peut dire précisément quelle était leur composition, sinon que ces produits étaient très toxiques. Il est regrettable qu'à la demande des professionnels de santé, des citoyens et des élus, il vous ait été opposé un refus d'ouvrir des registres sur les cancers et malformations, de la part du ministre de la Santé Olivier Véran. La directrice du registre des malformations Rhône-Alpes, qui a eu à connaître des bébés nés sans bras dans l'Ain, a indiqué que pour beaucoup de malformations dont on ne connaît pas la cause, nous pouvons supposer qu'il existe une origine environnementale. Votre préoccupation me paraît donc justifiée. Nous avons le sentiment, dans ce dossier, d'un manque de volonté et de transparence. J'ai également noté que Lubrizol opposait une fin de non-recevoir aux équipes universitaires dont la mission est de reproduire l'incendie dans un milieu confiné, à condition de disposer des produits qui ont brûlé, que Lubrizol refuse de communiquer. Qu'en pensez-vous ? Cette situation a-t-elle évolué ?
La durée de l'instruction au parquet de Paris risque de se compter en années. Lubrizol pourrait donc en profiter, comme vous le disiez, pour indemniser des plaignants, avec ses propres experts, ce qui conduirait certains à se désengager. Vous nous direz peut-être quel est votre degré d'information à ce sujet.
Enfin, il est bon de rappeler qu'une proposition de loi a été déposée à l'Assemblée nationale par les députés Sébastien Jumel et Hubert Wulfranc, qui reprend d'ailleurs des dispositions de la proposition de loi du député Christophe Bouillon. Elle propose de créer une autorité indépendante, comme cela existe dans le nucléaire, qui serait chargée du contrôle des plus de 1 300 sites Seveso en France. Celle-ci serait indépendante et aurait un rôle de protection des salariés et de la population, en amont.
M. Hervé Gillé . - Merci Monsieur le Président pour cette initiative. Je pense que les travaux du Sénat répondent au moins en partie à des attentes institutionnelles exprimées par les intervenants. Plusieurs de mes collègues ont apporté des éléments sur ce sujet mais l'important est, à mon sens, de parvenir à objectiver l'information. C'est un élément majeur, dans des circonstances où peuvent se manifester des interrogations, des réactions ou des soupçons de complotisme comme vous l'avez dit tout à l'heure. Ces sujets nous responsabilisent tous : vous en tant qu'associations citoyennes, nous en tant que représentants d'une institution républicaine et, au-delà, tous les services de l'État et les collectivités qui sont associés à la gestion de ce type d'événement.
Vos propos expriment une forme de renonciation à espérer que l'État, ou du moins les parties prenantes, soient en capacité de réaliser cette tâche que j'appelle l'objectivation de l'information. J'ose espérer que l'on soit en capacité de relever le défi. Vous nous avez parlé d'un collectif citoyen. Est-ce que vous pensez que l'on pourrait être en mesure de monter une plateforme pour objectiver l'information ? Quel serait le niveau d'exigence ? Il me semble que cette plateforme devrait forcément être présidée ou supervisée par un médiateur qui serait en mesure de définir quelles données doivent être communiquées et quelle qualité de données est requise.
Mme Marta de Cidrac . - Je remercie nos intervenants pour leurs témoignages empreints d'émotion mais je perçois aussi de la colère. La commission d'enquête du Sénat a identifié des axes de recommandation, cela a été rappelé par notre président et par Hervé Maurey, et a pointé de véritables problématiques de coordination entre les différents acteurs. Si chacun a un rôle individuel clairement défini, tout devient moins clair lorsqu'il s'agit de porter un regard d'ensemble. Il est alors difficile de déterminer qui doit donner l'impulsion pour faire en sorte que les procédures évoluent dans le bon sens et que les retours d'expérience soient assurés. J'ai toutefois l'impression que ce phénomène touche également les associations que vous représentez et les victimes elles-mêmes, qui ont des difficultés à se faire entendre et accompagner dans leurs démarches. Avez-vous le sentiment qu'il y a des évolutions positives ? Quelles seraient vos préconisations pour simplifier encore le parcours des victimes et leur accompagnement ? Lorsque l'accident a lieu, quelles préconisations pourriez-vous partager avec nous pour que l'accompagnement des victimes se fasse de la manière la plus efficace possible ?
Mme Martine Filleul . - Merci pour vos témoignages douloureux, pour vous et pour nous. Vous disiez ne plus avoir confiance dans l'État et ses représentants mais aussi dans vos élus, ce qui est très douloureux à entendre lorsque l'on s'investit dans la vie démocratique depuis de nombreuses années. Il est donc nécessaire de faire en sorte qu'un tel accident ne se reproduise plus et de trouver des pistes de résolution à cet écart entre les riverains et les collectifs que représentent l'État, les élus et les industriels.
Faites-vous encore confiance aux salariés et travailleurs ? Ceux-ci sont bien placés pour pointer les dysfonctionnements au sein des entreprises. La « loi Bachelot » instituant la présence de salariés dans les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) a malheureusement été affaiblie par les ordonnances sur le droit du travail en 2017. Pensez-vous que la réintroduction de représentants du personnel dans la gouvernance des entreprises permettrait davantage de transparence ?
Par ailleurs, nous voyons que les comités de suivi de site, qui sont normalement institués dans les sites Seveso seuil haut et les sites à enjeux, ne fonctionnent pas bien. D'aucuns affirment qu'ils seraient plus réactifs et moins formels s'ils étaient pilotés par des élus de proximité plutôt que par les préfets. Pensez-vous qu'il s'agit là d'un élément de solution ?
Mme Angèle Préville . - Ayant été professeur de physique-chimie, j'ai étudié avec mes élèves des accidents industriels intervenus dans d'autres pays, comme la catastrophe de Bhopal. Il est regrettable de constater qu'en France aussi les citoyens sont très mal informés et nous ne sommes pas prêts à gérer correctement ce type d'accident. Je suis particulièrement frappée par le fait que les citoyens aient été oubliés et nous devons absolument être plus protecteurs de la population.
Ma première question porte sur l'absence d'obligation de mettre en place certains registres : vous avez évoqué ce point et je m'étonne que ce ne soit pas obligatoire. Vous semble-t-il opportun de modifier le droit pour remédier à une telle carence lors d'accident de ce type ?
Lors des débats sur la loi dite « Climat et Résilience », j'avais proposé un amendement visant à mettre en place une autorité de sûreté chimique, pour enclencher un certain nombre d'actions préventives. Les divers accidents intervenus dans des entrepôts, y compris à Beyrouth, témoignent de la nécessité de contrôles aléatoires et de surveillance. Des comptes doivent être rendus. Cela vous semble-t-il important ?
Dans les collèges où j'ai exercé mon métier de professeur, nous avions des exercices de confinement plusieurs fois par an. Nous disposions également de « kits » et les élèves savaient précisément comment réagir pour un accident de ce type. Je suis donc surprise que le reste de la population vivant à proximité de telles entreprises ne bénéficie pas de telles prestations.
M. Didier Mandelli . - Comme mes collègues, vos interventions ne peuvent que nous interpeller. Nous partageons l'émotion, l'indignation et la colère que vous pouvez ressentir. Vous avez pointé des insuffisances, des carences de l'État et un défaut de transparence et d'information. Ma question s'adresse en fait au Président de notre commission et à mes collègues. Un rapport sénatorial d'enquête et un travail remarquable ont été conduits : je souhaiterais donc que nous puissions intervenir fortement, au niveau du Sénat, pour mettre l'État face à ses responsabilités. Je suis élu d'un département qui a connu une catastrophe naturelle, la tempête Xynthia et, 10 ans plus tard, tout n'a pas été réglé : 651 maisons ont été détruites à la Faute-sur-Mer, avec des conséquences psychologiques considérables pour les habitants et les riverains. Je souhaiterais, après cette audition, que nous puissions intervenir. Il n'est pas acceptable que les riverains et les associations ne soient pas davantage entendus.
M. Jean-François Longeot . - Nous allons d'abord reprendre les observations qui sont formulées devant nous pour les analyser et en faire part à la ministre, étant entendu que ce type de situations ne peut perdurer.
M. Bruno Belin . - Nous avons eu des témoignages forts en matière de santé. La question du benzène a-t-elle été soulevée ? Je n'ai pas entendu ce mot dans vos interventions, or il s'agit d'un sujet terrible à très long terme en toxicologie. Ces points ont-ils été abordés en termes de santé publique ?
M. Gilbert-Luc Devinaz . - Je souhaite vous remercier pour vos interventions, exprimées avec douleur voire colère, ce que je peux comprendre. J'avais une question sur l'indemnisation des agriculteurs, à laquelle vous avez répondu. Néanmoins, sur 216 communes concernées par des mesures de suspension de commercialisation de produits agricoles, la situation de retraités dont le jardin est un complément de retraite avait été évoquée. Quelle a été leur situation ? Depuis le sinistre, y-a-t-il une nouvelle culture de la crise -- au sein de la population ? Comment la santé des sinistrés est-elle suivie ? Enfin, la gazette du collectif unitaire de Lubrizol fait état de la priorité de fonder un institut éco-citoyen pour informer et former les citoyens. La confiance vis-à-vis des services de l'État et des pouvoirs publics est-elle totalement rompue ? Que faire pour la rétablir ?
M. Christophe Holleville . - En ce qui concerne la culture du risque, les particuliers sont passés à côté. Dans le droit en vigueur, l'état de catastrophe industrielle est conditionné à la destruction de 500 maisons ou appartements. Depuis deux ans, on ne prend toujours pas en compte la pollution. La loi est donc à revoir, car la pollution fait des dégâts.
S'agissant de la « loi Bachelot », 16 000 logements avaient été identifiés autour de sites Seveso seuil haut, dont les travaux de renforcement devaient être pris en charge par l'État et les propriétaires. Depuis 2003, seuls 1 500 travaux ont été réalisés. Et donc plus de 14 000 foyers risquent ainsi leur vie tous les jours.
En Seine-Maritime, des emplois d'inspecteurs de la DREAL ont failli nous être retirés. Cependant, un inspecteur a, depuis l'accident, été ajouté mais les effectifs devront assurer 50 % de contrôles supplémentaires, ce qui signifie qu'ils négligeront nécessairement leurs autres tâches.
En ce qui concerne les agriculteurs, je rappelle que le préfet Pierre-André Durand a utilisé le mécanisme de dégrèvement d'impôts « perte de récoltes ». Ainsi, beaucoup pensent avoir perçu de l'argent de la part de Lubrizol, alors que ce sont leurs propres impôts qui leur ont été remboursés. Il s'agit de 5 millions d'euros qui n'ont jamais été remboursés par l'industriel. Je note que 3 400 exploitations ont été touchées, mais seulement 1 800 dossiers ont été traités par le cabinet Exetech : pourquoi ? La moitié ne verra jamais rien. J'ai réalisé une prestation chez un agriculteur, qui élève des poulets de pleine terre, et il m'a signalé que sa mare et ses champs ont pourri, mais qu'il n'a fait aucune demande d'indemnisation pour une question d'image.
Concernant Aair-lichens, l'opérateur qui détecte la pollution de l'air par les champignons lichens, nous avons découvert le 7 juillet dernier des études qui concluent à des taux doubles par rapport au seuil d'alerte et qui ont été cachés aux maires pendant près de deux ans. Le maire de Cerqueux a d'ailleurs porté plainte à ce sujet. J'ai eu au téléphone le docteur Giraudeau, qui s'est occupé des analyses pour la société Aair Lichens.
S'agissant du périmètre des études de pollution, nous avons interpellé le préfet au début du mois d'août, afin de savoir pourquoi des communes avaient été choisies en vue de minimiser l'impact du passage du nuage. Il a répondu que celles-ci avaient été choisies par Aair-lichens. Or, pour sa part, le docteur Giraudeau ne m'a pas indiqué cela. Au départ, 23 communes avaient été choisies à partir d'un travail avec la DREAL et l'Ineris. Puis, quinze jours après, le docteur explique qu'il lui a été imposé de prendre en compte six communes supplémentaires, qui présentent des taux de pollution très élevés, comme Saint-Étienne-du-Rouvray. Le docteur Giraudeau m'a confié que quand il voit le taux d'hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) sur cette commune, il se dit qu'il serait temps de s'inquiéter des habitants. Lubrizol a donc choisi volontairement six communes polluées pour minimiser l'impact du passage du nuage. J'ai donc du mal à croire que Lubrizol soit un bon voisin.
M. François Calvet . - Le rapport de la commission d'enquête sénatoriale remis en juin 2020 à la suite de l'incendie a fait apparaître que l'organisation de la gestion de crise était encore inadaptée aux risques industriels et technologiques majeurs. Le rapport constatait notamment que la réglementation et les contrôles auxquels étaient soumises les entreprises classées Seveso seuil haut étaient insuffisants au regard des risques pris par certaines d'entre elles. Ainsi, les dirigeants de Lubrizol avaient étés alertés depuis 2014 par les rapports de risques établis annuellement par leur assureur sur les failles de leur dispositif anti-incendie. Ils n'avaient pas estimé utile de réagir, car leur équipement était, au jour de l'incendie, conforme à la réglementation en vigueur. Le rapport de la commission d'enquête a souligné non seulement l'insuffisance des contrôles de l'administration, mais aussi la mauvaise information des pouvoirs publics sur les produits stockés et leur quantité. Ainsi, le plan de prévention des risques technologiques (PPRT) validé par le préfet ne pouvait pas être pleinement efficace, car il était établi sur des informations tronquées. Depuis la publication du rapport sénatorial, le Gouvernement a renforcé la réglementation, notamment sur deux points relevés par la commission d'enquête : obligation pour les sites de mettre à disposition de l'administration les rapports des assureurs et fourniture d'un inventaire quotidien des produits dangereux. Ceci constitue un progrès indéniable dont il faut être satisfait.
Néanmoins, il y a lieu de rester inquiet, au vu du nombre de sites Seveso seuil haut implantés dans les zones urbaines ou périurbaines, comme à Rouen. Les PPRTs institués par la loi du 30 juillet 2003 à la suite de la catastrophe AZF à Toulouse permettent certes de réglementer les situations héritées du passé en matière d'urbanisme, et aucun des sites classés Seveso ne s'installe désormais en zone urbaine ou périurbaine. Il semble pourtant que des usines qui, de prime abord, ne sont pas classées Seveso, installées en zone urbaine ou périurbaine, ont eu l'autorisation d'élargir leurs activités à des opérations relevant de la réglementation Seveso : tel est par exemple le cas d'usines à ciment qui brûlent la nuit des déchets hautement toxiques pour faire tourner leurs fours. Ainsi, après chaque catastrophe Seveso, aucune avancée législative ou réglementaire ne semble réellement efficace en termes de prévention des risques.
Compte tenu des risques encourus par les populations, ne serait-il pas opportun de légiférer avant la prochaine catastrophe, en essayant de réduire ces risques de manière significative ? Nous pourrions ainsi envisager d'interdire l'ajout d'une activité de type Seveso à un établissement situé en zone urbaine ou périurbaine, voire revenir sur les autorisations données, d'adapter les règles d'urbanisme afin de permettre aux communes ou intercommunalités d'interdire l'installation des sites Seveso sur leur territoire, et enfin, pour permettre un contrôle efficace des sites sensibles, envisager de créer une autorité indépendante dédiée à la surveillance des sites Seveso et au respect de leur réglementation.
M. Robin Letellier . - L'application SMS, présentée par Monsieur le ministre Gérald Darmanin comme une révolution en cas d'accident chimique n'a, à mon avis, aucun intérêt. En ce qui concerne la culture du risque, aucune action n'a été menée depuis deux ans, sinon quelques panneaux installés au sein de l'agglomération. Rien n'a été mis en place par les collectivités territoriales ou les services de l'État. Quelques incidents et accidents se sont produits sur la zone industrielle rouennaise depuis deux ans et les quatorze gros industriels de la zone se sont regroupés à des fins de lobbying et de mutualisation. Nous savons que les investissements sur la sécurité ne sont pas productifs, donc intéressants...
S'agissant du BEA, je suis favorable à un bureau de contrôle, qui doit cependant être indépendant, comme il l'est dans le nucléaire. Il n'y aurait pas d'intérêt à mettre en place un bureau dépendant des services de l'État.
M. Simon de Carvalho . - Nous évoquions l'institut éco-citoyen, qui est effectivement très important car nous avons été abandonnés face à la stratégie adoptée par l'industriel, mais aussi par notre Gouvernement. Nous sommes seuls, alors que l'État a toutes les compétences pour contrôler.
Vous évoquiez le cas du benzène : celui-ci a été effacé des fiches de sécurité. Vous nous demandiez si l'État nous accompagnait ; nous sommes seuls mais en revanche les services de l'État nous surveillent. Nous gérons un collectif Facebook de 25 000 personnes, dont 20 000 Rouennais, pour une ville de 100 000 habitants : vous pouvez donc imaginer la défiance qui s'est installée.
Heureusement, les salariés ont été des lanceurs d'alerte. Par exemple, le 31 décembre dernier, nous nous sommes réveillés avec une forte odeur : le préfet nous a assuré que l'explication était d'ordre météorologique, alors qu'il s'agissait d'une usine, qui avait dégazé.
Nous avons même imaginé créer une « DREAL citoyenne », constituée de retraités du monde de l'industrie. Dans notre institut éco-citoyen, nous allons également inclure des médecins et spécialistes. Les industriels se basent quant à eux sur des arguments commerciaux.
Dans les PPRT, ils mettent en avant des probabilités d'un seul accident tous les 10 000 ans avec un périmètre d'impact de 100 mètres : il s'agit de mensonges. Le jour de l'accident, 60 tonnes de pentasulfides ont été déplacées par les ouvriers de l'usine et leur rayon de danger, en cas d'explosion, est de 3 kilomètres.
J'en appelle donc aux lanceurs d'alerte, comme cette salariée du service des eaux qui nous a remis des analyses. Nous avons ainsi constaté des pics considérables d'hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP). Nous devons être en mesure de comprendre, de vulgariser et de transmettre l'information, en nous appuyant sur les scientifiques notamment.
Je vois bien les problèmes qui se posent, j'ai des symptômes. Le jour de l'accident, la situation était compliquée avec ma fille. Mais il n'y a pas eu suffisamment de dialogue et d'explication sur ce qui s'est passé, notamment à l'école.
Nous sommes prêts à aider les services de l'État en créant un institut éco-citoyen, comme cela existe à Fos-sur-Mer. Nous travaillons avec de nombreux élus : la défiance n'est donc pas totale et nous devons construire la protection de demain. Nous avons beaucoup de retard, que nous pouvons rattraper, en associant les élus, les citoyens, les industriels et tous les acteurs.
M. Pascal Martin . - S'agissant des interrogations suscitées par la position des pouvoirs publics sur l'ouverture ou la fermeture des établissements scolaires, il ne faut pas se méprendre. Autant j'assume ma fonction lorsque je suis élu local, mais je rappelle que la question de la pédagogie échappe à la responsabilité des élus. La compétence a été confiée au département pour les collèges, à la région pour les lycées et à la mairie pour les maternelles et le primaire, mais ni le maire, ni le président de la région, ni le président du département n'ont en charge la question de la pédagogie. Le renforcement de la culture du risque auprès des plus jeunes relève de la responsabilité de l'État, de l'inspecteur d'académie et du recteur d'académie.
Ma collègue Angèle Préville évoquait plus tôt l'organisation des exercices dans les écoles. Et je rappelle qu'il s'agit d'une obligation prévue par les textes. Les établissements d'enseignement doivent, dans le premier mois de la rentrée scolaire, organiser un exercice d'évacuation. Il est plus facile de le faire dans une école qu'à l'échelle d'une grande agglomération. L'organisation d'exercices à l'échelle du territoire est également indispensable, pour créer des réflexes acceptés par chacune et chacun.
M. Pierre-Emmanuel Brunet . - Certains sites industriels et chimiques sont dans un état si mauvais qu'il serait nécessaire d'arrêter leur activité ou a minima de mettre en place un plan massif de remédiation. L'état des sols que nous laissons aux générations futures est catastrophique. Que se passera-t-il en cas de pluies abondantes ou de crues des fleuves ? Cette pollution historique est majeure et les taux de cancers sur la métropole de Rouen sont supérieurs de 10 % à la moyenne nationale. Qu'attendons-nous pour démarrer cette procédure au niveau national ? Des registres de cancers ont été ouverts en Basse-Normandie. Il en va de même pour les maladies congénitales. Il est dès lors nécessaire de rationaliser et mutualiser les moyens.
Le Sénat pourrait déjà accompagner une réforme institutionnelle. Si nous mettons en place un institut éco-citoyen, les élus doivent en faire partie. Nous aurons alors un équilibre dans la gouvernance. Dans le cadre de la procédure contentieuse, le jour du référé-constat, qui aurait dû être réalisé par les autorités locales, l'expert judiciaire demandait 200 000 euros pour effectuer des analyses et on nous a demandé de payer mais nous n'avons pas cet argent. L'État a réalisé beaucoup d'analyses environnementales mais reste dans le déni. S'agissant des registres, il nous renvoie vers le Système national des données de santé (SNDS), qui reste insuffisant. Nous avons besoin d'équipes pour analyser les données.
Le collège du Conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst) doit également être modifié à mon sens ! C'est déséquilibré avec la présence de nombreux industriels.
L'amiante, quant à elle, n'a pas pu être mesurée, alors que des milliers de mètres carrés de toits ont brûlé. Est-il raisonnable de laisser dans des sites si dangereux des toits amiantés ?
Il faut aussi davantage de moyens pour protéger les pompiers. Le manque d'eau et de mousse a été préjudiciable.
Par ailleurs, il est nécessaire de modifier la gouvernance des organismes qui interviennent dans ce champ. Le mouvement Sensor Community, un réseau global de détecteurs mis en oeuvre par des bénévoles pour créer des données environnementales, qui réalise de l'open data, n'a pas accès aux données gouvernementales qui permettent de créer des logiciels d'analyse.
M. Bruno Leclerc . - Notre association peine fortement à trouver des fonds pour aider les victimes. Nous sommes des particuliers qui habitons la campagne et qui ne pouvons pas participer financièrement à des procédures judiciaires. Nous souhaiterions que les collectivités locales puissent nous aider par des subventions pour avancer dans les procédures.
M. Christophe Holleville . - À chaque catastrophe de cette envergure, des enveloppes de l'État devraient permettre à ces associations de recourir à des avocats. En tant qu'Union des Victimes de Lubrizol, nous avons perçu 1 500 euros de subventions, ce qui est peu face à une firme telle que Lubrizol, qui appartient à Warren Buffett, cinquième fortune mondiale.
M. Bruno Leclerc . - Lorsqu'une telle catastrophe se déclare, les assurances devraient pouvoir indemniser les dommages dans les mêmes conditions que pour une catastrophe naturelle, sans que les usagers aient à verser une franchise. Nous avons également demandé à nos élus d'imposer les systèmes de sécurité nécessaires pour les incendies. Par exemple, après l'incendie de Lubrizol, nous avons appris que des camions mousseurs étaient nécessaires. Or il a fallu les attendre six heures. S'ils avaient été présents sur site, l'incendie aurait été maîtrisé en deux heures.
M. Christophe Holleville . - Le retraité que vous évoquiez a perçu 900 euros de la part de Lubrizol et il m'a été confirmé qu'il serait le seul particulier indemnisé par l'entreprise. S'agissant des agriculteurs qui avaient rencontré Madame Isabelle Striga, Présidente de Lubrizol France, elle leur avait promis de revoir leur sort mais ils ont finalement eu affaire au service juridique.
M. Pascal Martin . - Sur la question technique des émulseurs, pour éteindre un incendie de grande ampleur, il faut de la mousse. Pour faire de la mousse, il faut de l'eau, de l'émulseur et de l'air. Il faut se le dire : aucun site industriel en France ne dispose à lui-seul de la capacité d'éteindre un incendie comme celui-ci. C'est de l'utopie. Cet incendie était hors norme : sept services départementaux d'incendie et de secours (SDIS) ont été mobilisés. Imaginer que l'on puisse éteindre en deux heures un incendie de ce type, je n'y crois pas et, sur ce sujet, il faut aussi que chacun soit dans son rôle et avec ses compétences. Il y a peut-être des règles à revoir à la hausse mais imposer partout en France aux entreprises des capacités pour répondre à un tel incendie serait matériellement impossible.
M. Robin Letellier . - En dépit de la lenteur du temps judiciaire, qui est fait pour désespérer les citoyens dépourvus de moyens, nous continuerons à nous battre, car nous estimons que Lubrizol est coupable et que l'État en est complice.
M. Hervé Maurey . - Je conclurai avec trois points. Ces auditions confirment non seulement l'intérêt de la démarche engagée par la commission du développement durable, mais surtout son caractère indispensable. Nous devons veiller à l'intégration de nos recommandations dans les faits, par le Gouvernement et les services ! Elles confirment également le fait que peu d'actions semblent avoir été mises en oeuvre par rapport aux annonces du Gouvernement, sinon le recrutement de 20 inspecteurs supplémentaires. Pour rappel, le Gouvernement avait d'abord indiqué que les contrôles seraient doublés à effectifs constants. Nous avions indiqué que cela n'était pas très sérieux. Puis le Gouvernement a annoncé 50 postes supplémentaires d'inspecteurs mais, pour l'instant, nous n'en avons que 20... Il faudra regarder dans la prochaine loi de finances pour les 30 postes supplémentaires. Même avec 50 inspecteurs de plus sur un corps d'environ 1 200 inspecteurs, il paraît difficile de doubler les contrôles.
En outre, doubler les contrôles est une très bonne idée mais si on ne contrôle pas, ensuite, la prise en compte des observations de l'administration par l'industriel, cela ne sert à rien.
S'agissant des mesures simples que nous attendions, je pense au cell broadcast , dont la mise en place est recommandée dans de nombreux rapports du Sénat depuis 2010, les résultats ne sont pas au rendez-vous : ce dispositif n'a pas été déployé. Il manque un cadre juridique stabilisé. Une habilitation à légiférer par ordonnance a été octroyée au Gouvernement pour sa bonne mise en oeuvre, ce qui n'est pas rassurant en termes de calendrier.
Je rejoins également ce qui a été dit sur les sanctions qui sont insuffisantes. En 2013, lors d'un précédent problème, Lubrizol a reçu une amende de 4 000 euros.
Enfin, le point qui me semble le plus noir, même si je ne l'évoque pas devant la commission compétente en l'occurrence, est le suivi sanitaire des populations : il n'est pas acceptable que la mise en place des registres ait été refusée. Dire que ce n'est pas nécessaire ou que ce n'est pas pertinent alimente un sentiment d'opacité, qui ne correspond peut-être pas à la réalité, mais qui existe. Se contenter d'une étude comme celle que Santé publique France a réalisée, qui nous révèle une nouvelle fracassante, à savoir que les habitants ont été traumatisés par cet accident, me semble insuffisant et c'est de l'argent public gaspillé.
M. Jean-François Longeot . - Merci pour vos témoignages.
Table ronde réunissant des organismes nationaux spécialisés dans la maîtrise des risques technologiques et la surveillance de la qualité de l'air
Réunie le mercredi 29 septembre 2021, la commission a entendu, lors d'une table ronde réunissant des organismes nationaux spécialisés dans la maîtrise des risques technologiques et la surveillance de la qualité de l'air, Mmes Charlotte Goujon, vice-présidente, et Delphine Favre, déléguée générale de l'Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amaris), et Mmes Véronique Delmas, directrice d'Atmo Normandie, et Marine Tondelier, déléguée générale d'Atmo France.
M. Jean-François Longeot , président . - Poursuivant notre matinée consacrée au bilan de l'accident majeur de Lubrizol en 2019, nous avons le plaisir de recevoir mesdames Charlotte Goujon, vice-présidente, et Delphine Favre, déléguée générale de l'Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amaris), et mesdames Véronique Delmas, directrice d'Atmo Normandie, et Marine Tondelier, déléguée générale d'Atmo France.
Vous le savez, notre commission réalise un cycle d'auditions dans le cadre de l'exercice d'un « droit de suite » au rapport de la commission d'enquête du Sénat sur l'incendie de l'usine Lubrizol de 2019. Avant de vous laisser la parole, j'aurais quelques questions générales à vous poser.
Tout d'abord, pourriez-vous rappeler le rôle que vous avez joué pendant cette période ? Cette question s'adresse plus particulièrement à Atmo, mais concerne vos deux associations. Sur quels points suggérez-vous d'interroger la ministre lorsque nous la recevrons sur ce dossier ?
Par ailleurs, vos associations ont chacune publié plusieurs documents, notes et rapports, en lien direct ou indirect avec l'incendie de l'usine Lubrizol. Pourriez-vous revenir sur les principaux enseignements que vous tirez aujourd'hui de cet accident et, plus largement, de notre politique de prévention des risques ? Les actions et annonces du Gouvernement sont-elles à la hauteur selon vous ?
Enfin, quelles initiatives vous semblent aujourd'hui nécessaires pour renforcer notre politique de prévention des accidents industriels majeurs ? Je pense en particulier à l'information du public et des élus. Faut-il, selon vous, de nouvelles évolutions législatives ?
Je vous laisse la parole pour un propos liminaire d'environ cinq minutes par association, à la suite desquels mes collègues vous interrogeront.
Mme Charlotte Goujon, vice-présidente de l'Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amaris) . - Je précise au préalable que je suis maire de Petit-Quevilly, où se situe une partie de l'usine Lubrizol, et vice-présidente de la métropole Rouen Normandie, en charge des risques industriels.
Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je tiens tout d'abord à vous remercier d'associer Amaris, l'association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs, à votre « droit de suite » au rapport de la commission d'enquête sénatoriale sur l'accident de Lubrizol.
Je me réjouis également, avec la déléguée générale de notre association, Delphine Favre, que vous ayez souhaité revenir sur l'accident majeur de Lubrizol et Normandie Logistique du 26 septembre 2019 et vous interroger sur les suites données par l'État à celui-ci. Je tiens également à excuser notre président, Alban Bruneau, pour son absence ce matin.
Deux ans après Lubrizol - que j'ai suivi au plus près en tant que maire de Petit-Quevilly - et vingt ans après AZF, il est en effet utile de s'interroger sur les deux lois principales qui organisent l'essentiel des dispositifs de prévention et de gestion de crise, la loi dite risques de 2003 (ou loi « Bachelot » n° 2003-699 du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages) et la loi de modernisation de la sécurité civile de 2004 (loi n° 2004-811 du 13 août 2004 de modernisation de la sécurité civile).
Pour ces deux textes, l'association Amaris dresse un bilan mitigé sur les réelles avancées obtenues dans la prévention des risques industriels et technologiques.
Concernant la loi « risques », nous constatons des progrès indéniables sur l'appréciation plus fine des risques accidentels et la réduction du risque, à la source, par les industriels. Toutefois des points de blocage persistent. Par exemple, la mise en oeuvre des PPRT manque de dynamisme. Même sur la mise en protection des habitants qui était prioritaire dans ce texte, les résultats ne sont pas à la hauteur, avec 1 500 logements renforcés sur 16 000 logements concernés. On peut malheureusement encore constater de nombreuses difficultés, au nombre desquelles des mécanismes de financement complexes, ou un manque d'association des populations à l'élaboration des PPRT, qui crée des tensions, autant de blocages qui contribuent à ralentir l'application concrète des mesures prescrites dans les règlements PPRT. Pour être mises en oeuvre, ces mesures doivent être financées, accompagnées et techniquement réalisables ; or nous constatons que ces trois critères ne sont pas réunis.
Pour sa part, la loi de modernisation de la sécurité civile affirme le rôle du maire et lui impose un outil : le plan communal de sauvegarde (PCS). Pourtant, à défaut d'accompagnement financier et/ou humain pour leur élaboration, ou par absence de prise de conscience de la part de certains élus, nombre de PCS n'ont toujours pas vu le jour, ou ne sont pas opérationnels. De toute façon, PCS ou pas, lors d'un accident industriel ou technologique, les maires sont en réalité dessaisis de la gestion de crise, comme j'ai pu le constater lors de l'accident de Lubrizol. Ils ne sont pas informés ou alors très partiellement et très tardivement, et se trouvent donc dans l'incapacité d'engager les procédures dans leur commune. Cette loi envisageait également le citoyen comme acteur de sa sécurité. Il s'agissait d'un axe pertinent. Pourtant, malheureusement, rien n'a été engagé dans ce sens.
Quelles leçons pouvons-nous tirer deux ans après le 26 septembre 2019 ? Nous n'avons certainement pas encore tiré tous les enseignements de cet accident. C'est un processus long, pour lequel il est important de s'appuyer sur des compétences diverses, notamment sur celles des chercheurs. Je tenais ici à signaler mon étonnement face à l'annulation par le président de l'université de Rouen d'une journée d'étude qui devait réunir à Rouen ce lundi des chercheurs, et ce sans aucune explication.
Tout d'abord, les réponses apportées par l'État depuis l'accident ont été uniquement techniques. Pourtant, la principale leçon que nous retenons de l'accident du 26 septembre 2019 - et, plus largement, du manque de dynamique dans la mise en oeuvre des politiques de prévention - est que l'on ne peut pas faire de prévention et de gestion de crise sans les habitants et sans les territoires. L'échec des politiques de prévention repose notamment sur la non-prise en compte des populations et des réalités de terrain. Aucune réponse concrète n'a été apportée. Ces sujets - dialogue avec les populations et gestion de crise - doivent être travaillés collectivement avec l'ensemble des parties prenantes concernées. Or aucune réflexion d'ensemble n'a été organisée pour évaluer les problèmes et identifier collectivement des leviers, des pistes de solutions mobilisables localement.
Sur la gestion de crise, après avoir attendu une initiative de l'État, l'association Amaris a pris l'initiative de lancer un groupe de travail multipartenarial sur ce thème, en partenariat avec l'ICSI, afin de réunir tous les acteurs concernés : Service départemental d'incendie et de secours (SDIS), associations de riverains, collectivités, industriels, organisations syndicales et services de l'État quand ils y participent. L'objectif est d'identifier collectivement des leviers d'amélioration et de proposer des solutions mobilisables par les acteurs locaux sur trois sujets : l'alerte, la communication et la coordination des acteurs. L'accident de Lubrizol et Normandie Logistique a mis en évidence la complexité de la gestion des incidences environnementales du « post-accident ». Pourtant la réglementation n'a pas évolué sur la prise en compte des impacts environnementaux de ce type d'accident industriel. Il a également ravivé les inquiétudes des riverains des sites industriels concernant les pollutions émises quotidiennement. Les collectivités sont de plus en plus souvent confrontées aux questionnements des citoyens sur les pollutions chroniques émises par les industries et leurs impacts sur l'environnement et la santé. Face à ces constats, il apparaît nécessaire d'appréhender de façon globale, sur tous les milieux - air, sol et eau -, la question de la prise en compte des pollutions industrielles.
Notre principal constat est que l'État demeure le principal pilote des politiques dans ce domaine. Dans les faits, tout porte à croire que celui-ci a délaissé le sujet. Les moyens des préfectures et des services déconcentrés ne sont pas à la hauteur des enjeux.
La « culture du risque » ne se joue pas dans la forme des dispositifs, des outils ou dans leur raffinement, mais dans une réorganisation plus générale. Nous constatons un manque criant de formation et de considération pour la communication publique, pourtant essentielle. Les agents de l'État désignés pour communiquer avec les habitants et les non-techniciens, ont suivi des cursus qui n'intègrent pas de module de communication publique et de dialogue avec les habitants. Les services ne sont pas configurés pour assurer ces missions. De plus, la réorganisation en continu des services de l'État et le turn-over des agents sont peu propices à ancrer des interlocuteurs reconnus par les communes et les habitants.
Concernant la prévention des accidents, nous constatons des ressources insuffisantes pour l'inspection des installations classées. Des missions de plus en plus nombreuses sont confiées aux inspecteurs des installations classées, au détriment des actions qui constituent leur coeur de métier, alors qu'ils doivent faire face à des réglementations de plus en plus complexes et à des dossiers particulièrement lourds à gérer. Sur la gestion de crise, la montée en compétences des agents dans la gestion de crise est absolument nécessaire. Les accidents récents ont mis à jour les failles dans la coordination et la communication en temps de crise. Ceci requiert des compétences et des savoir-faire que les agents de l'État et également des collectivités doivent acquérir, en formation continue, mais aussi au travers d'une expérience qui se construit dans la continuité, la connaissance des autres acteurs avec qui sont menés des exercices communs.
Voilà, monsieur le président, mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs, les quelques éléments que je pouvais vous apporter en propos introductif. Nous restons naturellement à votre disposition pour répondre à vos questions.
Mme Marine Tondelier, déléguée générale d'Atmo France . - Avec Véronique Delmas, directrice d'Atmo Normandie, nous interviendrons à deux voix. Merci tout d'abord pour cette audition, qui permet de se dire les choses de manière posée. Je crois beaucoup à la force des auditions parlementaires. Avoir décidé la création de cette commission d'enquête puis proposé un droit de suite deux ans après est selon nous salutaire et important.
Atmo France est la fédération des associations agréées de surveillance de la qualité de l'air (AASQA), que vous connaissez sans doute dans vos régions. Nous disposons d'un réseau d'environ 680 agents partout sur le territoire, y compris outre-mer. Nous bénéficions donc d'une force territoriale, puisque nos équipes comptent d'une à plusieurs dizaines de personnes selon la taille des régions, partout sur le territoire, avec un ancrage local très fort. La fédération ne compte que quatre salariés. Les directeurs de chaque région sont référents sur certains sujets. Véronique Delmas a la particularité d'être à la fois directrice d'Atmo Normandie, donc très concernée par le sujet, et la référente nationale, avec deux de ses collègues d'Auvergne-Rhône-Alpes et d'Atmo Sud, en région PACA, concernant les questions de risques industriels. Ces régions, vous le constaterez, n'ont pas été choisies au hasard.
Je tenais à saluer le professionnalisme de nos équipes, qui ont été engagées dès les premières heures sur le dossier, après l'avoir été lors des précédents épisodes de Lubrizol, parfois même en allant beaucoup plus loin que ce qui leur était officiellement demandé. Ils l'ont fait avec leur casquette professionnelle, bien sûr, mais aussi en étant doublement engagés puisqu'ils habitaient bien souvent cette zone. Ils ont donc vécu personnellement et professionnellement cette période si particulière pour toute la région.
Nous avons également réalisé beaucoup de choses depuis, pour réfléchir entre nous sur le sujet. Cela a été un petit séisme interne. Tous les ans, nous avons des journées techniques de l'air, où tous nos salariés se rejoignent pour travailler sur les sujets actuels. Cette année-là, dix jours environ après Lubrizol, nous avions rendez-vous au Havre. Les discussions ont beaucoup tourné autour du fait que c'était heureusement arrivé là où les équipes avaient déjà un retour d'expérience avec le précédent accident « Lubrizol I », et disposaient de conventions avec le SDIS. Véronique Delmas étant la référente nationale sur le sujet, les équipes étaient formées. Beaucoup de directeurs reconnaissaient que, chez eux, les process n'étaient techniquement pas en place, avec une absence de canisters (récipients permettant la capture et l'analyse de l'air), interrogation quant à leur propre rôle, etc. Nous avons beaucoup travaillé et rédigé des notes, que je vous remettrai, sur nos préconisations destinées à l'État et à nos propres structures. Les situations sont très différentes d'un endroit à l'autre. Dans une association de 40 ou 50 salariés, on peut faire des choses qu'on ne peut faire lorsqu'on est par exemple en Centre-Val de Loire, avec quinze à vingt salariés. Nous sommes prêts à nous mobiliser, mais n'avons pas véritablement d'interlocuteur national pour savoir ce qu'il faut faire.
Nous avons aussi eu des discussions avec notre ministère de tutelle et la direction générale de la prévention des risques (DGPR), mais nous travaillons plutôt au quotidien avec la direction générale de l'environnement et du climat (DGEC), qui délivre notre agrément. De fait, les interlocuteurs de la DGPR sont différents de ceux dont on a l'habitude, en particulier en matière de financement. On a le même problème lorsqu'on travaille sur les pollens par exemple. Ce sont des questions de gouvernance en tuyaux d'orgue qui ne sont pas évidentes, pour nous comme pour d'autres. Nous constatons cependant que les choses ont avancé au niveau national en matière de prévention des risques. Nos relations avec l'État ont progressé dans beaucoup de domaines. On arrive à avoir un travail très constructif avec l'État et à avancer sur de nouveaux polluants dits « émergents », etc. Toutefois, en matière de prévention des risques industriels, les choses n'avancent pas vraiment et ne sont guère plus claires qu'à l'époque. La réflexion est encore en cours. En tant que fédération, nous constatons que cela avance là où, localement, il existe une envie d'avancer. On progresse ainsi dans les régions où l'association est proactive et où cela se passe bien avec les services de l'État et des industriels. Le facteur humain est très important. Ailleurs, les choses sont quelque peu au point mort et progressent plus difficilement.
Aujourd'hui, les territoires ne sont pas égaux en matière de prévention des risques industriels. Si un épisode du type de Lubrizol arrivait aujourd'hui en France, on ne sait pas comment les choses se passeraient - en tout cas de notre point de vue. Cela ne veut pas dire que ce ne serait pas géré ou mal géré, mais les choses ne seraient pas exactement les mêmes. Certains ne savent pas exactement quel serait leur rôle, et nous trouvons cela préoccupant.
Mme Véronique Delmas, directrice d'Atmo Normandie . - Vous nous avez demandé de préciser le rôle joué par Atmo Normandie pendant l'incendie de Lubrizol. Je souhaite rappeler que notre agrément est lié à la surveillance de la pollution chronique provoquée par le chauffage, le trafic routier, etc. et non à la gestion des pollutions accidentelles. Néanmoins, nous sommes sur le terrain. Nous disposons d'experts en métrologie, communication et modélisation. Quand un événement arrive sur notre territoire, chacune et chacun d'entre nous a à coeur d'apporter son expertise pour documenter l'événement et informer au mieux les populations. Nous sommes très attendus en matière de communication, puisque nos associations sont quadripartites. Elles intègrent à la fois des représentants de l'État, des collectivités, des entreprises et du monde associatif. Cette particularité nous confère une indépendance importante en ce qui concerne les travaux que l'on peut mener et l'information que l'on diffuse.
En 2013, la fuite qui avait eu lieu chez Lubrizol avait été très odorante. Il s'agissait non pas d'un incendie mais d'un problème de fonctionnement d'une unité qui avait engendré une fuite et produit des odeurs perceptibles jusqu'à Paris et en Angleterre. Un certain nombre de textes et de stratégies avaient donc été mis en place dès cette époque. Nous avions donc déjà connu des problèmes de communication. Une expérimentation a été menée sur ce point par les trois Associations agréées de surveillance de la qualité de l'air (AASQA). Elle nous a permis de faire des propositions au ministère en charge de l'écologie et à la DGPR sur les volets expertise, métrologie, communication et organisation. Cela n'a toutefois pas débouché sur une organisation nationale. Atmo Normandie, par exemple avec le SDIS 76, a donc mis en place une stratégie afin que les pompiers disposent de canisters. Nous avons signé une convention en 2017 qui a très bien fonctionné le jour de l'incendie de Lubrizol. Grâce à ces bonbonnes destinées à prélever l'air, les pompiers ont pu recueillir, dès les premières heures, des échantillons d'air qui ont été confiés à l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) pour analyse. Un certain nombre d'actions ont par ailleurs été décidées par le SDIS qui, aux termes de la convention, se charge des prélèvements. Nous avons également mis en place d'autres systèmes de prélèvements et de mesures, en lien avec les services de l'État.
Nous avons aussi, de notre propre chef, mis en place des systèmes d'échantillonnage ainsi que le système ODO, qui a permis, après l'accident de 2013, le recueil des signalements citoyens concernant les odeurs et les nuisances. Chacun a ainsi pu signaler les nuisances, ce qui a été très utile et a très bien fonctionné pendant un an, pendant toute la durée du chantier de déblaiement. Nous avons ouvert une rubrique sur notre site internet où l'on a publié les résultats des mesures, ainsi qu'un rapport sur celles-ci.
Depuis, l'accident de Lubrizol nous avons animé un groupe de travail interne aux AASQA pour étudier les mesures qu'il était possible d'améliorer. Nous avons également réexaminé la communication qui accompagne la diffusion de nos indicateurs, qui avait soulevé des interrogations au moment de l'accident de Lubrizol. Nous devons en effet, en tant qu'association agréée, publier un indice indiquant quotidiennement la qualité de l'air et il était prévu que la publication de cet indice soit suspendue si Atmo Normandie considérait que la prévision n'était pas bonne. Tel a été le cas le jour de l'incendie mais cela n'a pas été bien compris par la population, qui a pensé que l'on voulait cacher l'information. Désormais, on ne suspend plus l'indice, mais on indique qu'un événement est en cours, ce qui n'est pas la même chose en termes de communication.
Le groupe de travail lancé par la DGPR et animé par l'Ineris a également proposé de travailler sur des dispositifs complémentaires sur l'ensemble de la France, avec des camions de l'Ineris. La dernière réunion de ce groupe de travail a eu lieu en mars 2021. Nous avons chiffré la proposition de l'Ineris de déployer des camions un peu partout et formulé des propositions précises à ce sujet. La discussion s'est arrêtée en mars 2021, après qu'on a rappelé que c'était aussi une question de budget de fonctionnement. On nous a alors répondu qu'on pouvait financer ce fonctionnement grâce à l'assurance et qu'il faudrait, en cas de sinistre, éventuellement faire payer les assurances des entreprises. C'est un modèle économique un peu compliqué à imaginer pour nous. Et pour l'instant, on en est là.
Un certain nombre d'échanges ont eu lieu au niveau local mais certains rôles ne sont encore pas clarifiés, notamment en termes de communication : qui communique quoi, qui coordonne ? Les règles ne sont pas claires et on a constaté dans toutes les régions que les exercices du plan particulier d'intervention (PPI) ne traitent jamais ou très peu des questions de communication. Il nous semble cependant qu'on devrait cibler la communication, qui doit être une priorité : il faut communiquer vite et bien. Si on n'y parvient pas dès le début, c'est ensuite plus compliqué à gérer, ainsi qu'on a pu le voir.
Comme cela est prévu, des cellules post-accident technologiques doivent être mises en place. En cas d'incident ou en cas d'exercice, il nous manque un lieu pour mettre en commun les expertises et définir des plans d'échantillonnage, pour coordonner nos prélèvements tout en disposant des informations nécessaires. Des mesures ont été réalisées par un certain nombre d'organismes, dont le nôtre, mais il nous semble important de permettre aux spécialistes de la mesure d'échanger entre eux et de définir des plans d'échantillonnage. Des cellules d'accidents post-technologiques sont prévues, mais elles sont rarement ou quasiment jamais mises en place.
Enfin, on manque de données toxicologiques pour évaluer les effets concrets sur la santé. On mesure en fait des composés dont on ne connaît pas l'impact en termes de santé, faute de références sanitaires. Les produits traités par Lubrizol sont des produits soufrés, dont l'odeur peut atteindre l'Angleterre, comme en 2013 mais on manque de connaissances sur le lien entre les composés et les odeurs. Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de toxicité aiguë qu'il n'y a pas d'impact sur la santé, on l'a bien vu. C'est un point à prendre également en compte dans la communication.
M. Didier Mandelli , président . - À qui avez-vous présenté vos propositions et comment ont-elles été reçues ? Nous faisons également des recommandations, mais elles restent quelquefois lettre morte. La parole est aux rapporteurs, puis aux commissaires.
M. Pascal Martin , rapporteur . - Avez-vous le sentiment que vos recommandations, après celles que le Sénat a pu faire à l'occasion de cette commission d'enquête, ont été intégrées par le Gouvernement dans les différents plans d'action et les mesures réglementaires qui ont été publiés en septembre 2020 ?
Je rappelle que désormais, les industriels devront tenir en permanence un inventaire des produits stockés à la disposition des autorités et identifier à l'avance les produits pouvant être émis pendant un incendie pour mieux connaître les fameux effets cocktail dans les études de danger. Les rapports des assureurs seront également mis à la disposition des inspecteurs. Ces mesures sont opposables aux installations nouvelles à compter du 1 er janvier 2021, et aux installations existantes jusqu'en 2026, avec des délais de mise en conformité. Elles représenteraient un coût estimé entre 1 et 3 milliards d'euros pour les industriels. En outre, le Gouvernement a indiqué sa volonté de rendre systématiquement publics les résultats des contrôles effectués par l'inspection des installations classées d'ici 2022, le temps de disposer des outils informatiques adéquats.
Quel regard portez-vous sur ces évolutions réglementaires ? Avez-vous été consultés lors de l'élaboration de ces textes ? Il me semble que cela va clairement dans le bon sens, mais je souhaiterais recueillir votre avis sur ces évolutions.
De la même manière, lors de l'examen de la loi climat et résilience, dont j'étais l'un des rapporteurs, le Gouvernement a proposé la création d'un Bureau enquête accident (BEA). L'article 288 de la loi climat qui le prévoit explicitement. Quel regard portez-vous sur ce BEA ? Est-ce que cela permettra une approche simplifiée ?
Par ailleurs, je partage l'avis de Charlotte Goujon lorsqu'elle évoque, peut-être surtout en tant que maire de Petit-Quevilly, les difficultés d'articulation. En matière d'organisation de la sécurité civile, vous le savez, la politique des installations classées relève d'une police administrative spéciale dédiée aux représentants de l'État. On s'est aperçu, à Rouen et lors d'autres accidents importants, que c'est le maire qu'on interpelle la plus sur le terrain. Ce fut le cas au Petit-Quevilly, à Rouen et dans l'agglomération rouennaise. Ne peut-on pas trouver juridiquement une solution qui permettrait non pas un transfert de police mais qui améliore sensiblement l'information entre les maires des communes et le représentant de l'État à l'échelle du département ?
Par ailleurs, on assiste globalement à une augmentation du nombre d'accidents sur les sites Seveso depuis quelques années. Nous sommes passés de 15 % des 827 accidents et incidents recensés en 2016 à 25 %, sur un total de 1 112 accidents en 2018, l'année 2020 ayant été plus favorable. Nous sommes cependant à un niveau supérieur à celui constaté en 2013. Quel regard portez-vous sur cette hausse de l'accidentologie industrielle ?
Le Gouvernement a indiqué que le nombre d'inspections annuelles augmentera de 50 % d'ici à la fin de l'année 2022, soit à 25 000 contrôles effectifs, contre environ 18 000 actuellement. Par ailleurs, 50 postes d'inspecteurs seront créés. C'est un combat que nous avons porté à l'occasion du vote du projet de loi de finances 2021. La réponse du Gouvernement n'était pas à la hauteur de nos attentes, et nous aurons l'occasion de reposer la question du nombre d'inspecteurs à l'occasion du projet de loi de finances de 2022. Je voudrais là aussi connaître votre sentiment.
Enfin, la commission d'enquête du Sénat recommande la tenue d'exercices de sécurité civile beaucoup plus fréquente et la mise en place de campagnes d'information grand public pour renforcer la culture de la sécurité industrielle, qui fait cruellement défaut. De tels exercices ont-ils eu lieu dans l'agglomération rouennaise depuis l'accident ? Des exercices sont-ils planifiés pour le futur ? Je pense que ces exercices auraient le mérite d'associer les élus locaux, le représentant de l'État, les industriels et les populations. Bien sûr, cela a un coût, mais je pars de l'idée que ces exercices doivent être financés par les industriels. Cela permettrait de modifier les comportements, de préparer les habitants. On n'est plus ici dans une politique de prévention, mais dans une politique de prévision. J'appelle donc de mes voeux des exercices bien plus fréquents qu'aujourd'hui.
Mme Marta de Cidrac . - Vous avez évoqué le manque de communication vis-à-vis des territoires dans lesquels sont implantés des sites Seveso. Je suis moi-même élue d'un territoire où se trouve le Syndicat interdépartemental pour l'assainissement de l'agglomération parisienne (Siaap), classé Seveso seuil haut. Ces dernières années ont eu lieu quelques incidents, graves ou non, ce n'est pas à moi d'en juger à ce stade. Toujours est-il que l'opinion publique s'en émeut toujours. Avez-vous des préconisations à émettre ? Que proposez-vous vis-à-vis des élus, des collectivités, mais aussi des habitants de ces territoires, pour qui ces questions sont tout à fait légitimes ?
Mme Angèle Préville . - Merci pour ces interventions très riches. Madame Goujon, vous avez dit que tous les maires du secteur n'avaient pas été informés. Vous semble-t-il, dans ce genre d'accident, que l'information des élus de toutes les communes concernées soit une obligation ?
Vous avez également évoqué la prise en compte de la pollution qui est largement impensée actuellement. Or on a un réel besoin du suivi des pollutions, qui peut amener à se réinterroger sur bon nombre de sujets, notamment l'aménagement du territoire et l'installation de ces entreprises.
Vous avez dit que l'État avait délaissé le sujet. Pensez-vous qu'il soit nécessaire de légiférer pour imposer une obligation de suivi du fait de l'impact que cela peut avoir sur les populations ?
Mme Fabre a également évoqué le manque d'égalité des territoires face aux risques industriels. Il me semble que cela pose un gros problème.
Autre question : vous avez rappelé l'incident Lubrizol de 2013. J'étais alors professeur de physique-chimie. Je me dis que la culture scientifique n'est pas suffisamment développée : si vous sentez quelque chose, c'est qu'une molécule aromatique est entrée dans votre nez. Ce n'est pas rien. Une odeur, c'est une molécule chimique que vous respirez. Est-elle dangereuse ou pas, c'est un autre sujet, mais vous l'avez respirée. Elle traduit la présence d'un corps chimique.
Vous avez dit que les résultats des mesures ont été publiés sur un site internet. Est-ce la seule communication qui a été faite par Atmo ? Tous les citoyens ne vont pas forcément sur internet pour se renseigner. Cela traduit peut-être une insuffisance en matière de communication.
Enfin, tout le monde n'est pas au fait de la toxicité des produits qui peuvent se répandre dans l'atmosphère ou des produits issus de la combustion. On ne connaît donc pas les effets cocktail ni la toxicité des molécules. Que faire ?
M. Gilbert-Luc Devinaz . - Je vis dans le couloir de la chimie, dans le département du Rhône. J'ai remis en main propre le rapport que nous avons rédigé il y a deux ans au préfet de région, qui s'est engagé à ne pas le laisser prendre la poussière sur une étagère. La maire de Feyzin m'a confirmé que, malgré les difficultés liées à la crise sanitaire, le préfet a déclenché des exercices. Il serait intéressant de voir si de telles expériences ont été conduites dans les autres départements et de quantifier le phénomène.
Par ailleurs, Élisabeth Borne s'était engagée à faire beaucoup de choses en janvier 2020 concernant le contrôle des sites classés Seveso. Qu'en est-il sur le terrain ?
J'ai également appris que la cellule de mesures de l'Ineris a été appelée en renfort par Atmo Normandie. Pourquoi un quart seulement des substances a-t-il pu être mesuré ? Est-ce normal ?
Le changement climatique risque, en Auvergne-Rhône-Alpes, et particulièrement le long du Rhône, de nous poser des problèmes, puisque le réchauffement s'accompagne d'une augmentation de la température des eaux et de leur diminution en volume avec des difficultés possibles pour le fonctionnement des centrales. En matière de risques industriels, prenez-vous en compte ce changement climatique ?
Au cours de la table ronde précédente, on a pu se rendre compte de la perte de confiance des victimes à l'égard des services de l'État et des pouvoirs publics. La mesurez-vous ? Comment peut-on selon vous rétablir cette confiance ?
Mme Charlotte Goujon . - Globalement, les réponses que nous avons reçues de la part de l'État se limitent à l'aspect technique mais n'intègrent ni le territoire ni les élus. Amaris souhaiterait, en revanche, une coconstruction sur l'ensemble de ces sujets. Par exemple, il existe un système d'alerte qui envoie des messages automatiques sur les téléphones portables qui bornent autour d'une antenne donnée, le Cell Broadcast , mais on n'a pas encore travaillé sur la question du déclenchement de l'alerte, alors qu'une expérimentation est prévue d'ici la fin de l'année sur le territoire de la métropole de Rouen. À quel moment les élus locaux sont-ils intégrés dans cette réflexion ? Ce qui fait défaut aujourd'hui à nos yeux, c'est la coconstruction.
Autre exemple, Amaris n'a pas été spécifiquement consultée sur les différents décrets ou annonces qui ont pu être faits, excepté par la voie de la consultation publique ordinaire. Cette coconstruction permettrait cependant aux élus locaux et aux associations de terrain de servir de relais.
Par ailleurs, le défaut de communication ne favorise pas la confiance dans ce domaine, et on constate toujours une certaine défiance entre les habitants et les autorités, quelles que soient.
M. Didier Mandelli , président . - Avec des messages contradictoires de la part de certains ministres !
Mme Charlotte Goujon . - En effet. Après l'accident de Lubrizol, il faudra beaucoup de temps pour que les choses reprennent leur place. C'est en ce sens qu'on travaille sur la métropole de Rouen. Une vice-présidence en charge des risques industriels a été créée. Et nous avons une feuille de route qui commence à être mise en oeuvre. On a travaillé avec les communes sur la construction de plans communaux de sauvegarde (PCS).
Le conseil de la métropole a également voté lundi dernier la création d'un plan intercommunal de sauvegarde pour que l'ensemble des communes mettent leurs moyens en commun. On a lancé le déploiement du Cell Broadcast en mars, avec un système d'alerte par SMS sur inscription. Je précise que tous ces systèmes sont complémentaires et que dans cette panoplie, la sirène garde son intérêt. Le système d'alerte par SMS que nous avons mis en place est utile non seulement en cas d'accident comme celui du 26 septembre, mais aussi dans un tas d'autres hypothèses, comme les risques d'inondation, la Seine ayant des crues régulières.
Un supplément spécial « risques naturels ou industriels » au magazine métropolitain a aussi été diffusé ce mois-ci, avec un certain nombre de consignes pour l'ensemble des communes de la métropole et des éléments pratiques et factuels, comme le fait de savoir comment préparer sa valise de confinement.
Pour essayer de rassembler l'ensemble des acteurs et faire en sorte qu'ils se parlent et communiquent entre eux, nous allons travailler avec l'Institut pour une culture de sécurité industrielle (ICSI), créé au lendemain d'AZF, à la création d'une conférence riveraine, comme celle qui existe à Feyzin.
Cette conférence sera précédée d'une étude menée par des chercheurs de Rouen auprès des collectivités, des habitants et des industriels à propos de la question de la culture du risque.
S'agissant de l'exercice grand public, aucune étude, depuis deux ans, n'a intégré les habitants. Un exercice PPI entre la préfecture et les collectivités a bien eu lieu, comme tous les ans, mais sans les habitants, malgré nos demandes auprès de la préfecture. Cela s'est fait pourtant ailleurs, comme dans la région du Havre, au mois de juillet notamment.
Nous espérons que la ville de Rouen, compte tenu du nombre de sites industriels et de sites Seveso présents sur son territoire, pourra mettre en oeuvre des exercices intégrant le grand public afin de favoriser cette culture de la sécurité industrielle et de la sécurité civile.
S'agissant du suivi des pollutions chroniques, je ne puis vous dire s'il faut légiférer à ce sujet, mais la réflexion doit être conduite. Au-delà des épisodes comme ceux qu'on a pu vivre le 26 septembre 2019, on a pu s'apercevoir, notamment à l'aune des études de sol qui ont été effectuées, qu'il existe des pollutions historiques des sols et des pollutions chroniques qui interrogent beaucoup de nos concitoyens.
Quant aux inspections des installations, l'ensemble des acteurs du territoire de la métropole de Rouen se savent observés. Un certain nombre d'inspections sont menées, mais cinquante inspecteurs supplémentaires à l'échelle nationale ne seront pas suffisants pour mener à bien l'ensemble des opérations nécessaires.
Enfin, il faudra naturellement absolument intégrer le sujet du changement climatique dans les réflexions à venir sur la question du risque industriel. J'ai déjà évoqué à propos de la métropole de Rouen la question de la Seine et de ses crues.
Mme Delphine Favre, déléguée générale de l'Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amaris) . - Je souhaiterais apporter quelques éléments complémentaires sur les plans de prévention des risques technologiques (PPRT). Ces PPRT ont été une réussite en termes de réduction du risque à la source. Cela doit rester le cheval de bataille des politiques publiques. C'est sur ce point que doivent porter les efforts.
On constate aujourd'hui que les services de l'État sont surchargés de travail. Toute la réduction du risque à la source repose sur les études de danger. Or dans certaines régions, les services de l'État ne traitent plus les études de danger.
Pour ce qui est de la protection des populations, on peut regretter un certain manque de dynamisme chez les habitants. Énormément d'efforts sont déployés et de solutions mises en place. Aujourd'hui, très peu d'habitants ont cependant effectué des travaux et on ne fait pas de prévention sans les gens, même si certaines choses peuvent être rattrapées en simplifiant les mécanismes de financement. Pour cela, il faut des compétences et une présence continue sur le terrain.
Quant à la mise en protection dans les entreprises, on n'a guère progressé. Les recommandations que nous avions faites et les pistes que nous avions explorées pour avancer avec les entreprises riveraines n'ont pas du tout été reprises. Certes, c'est un sujet complexe et les acteurs économiques ont d'autres priorités. On attend donc une réflexion avec l'État sur ce sujet. Quelle stratégie se donne-t-on ? En reste-t-on là ou bien essaie-t-on de déployer un peu d'expertise technique pour rendre ces mesures opérationnelles ? Est-on satisfait de cette situation ?
Mme Marine Tondelier . - À qui a-t-on transmis les rapports dont nous parlons ? Qu'en a-t-il été fait ? Le premier rapport qui a été évoqué date de 2016. Il n'a pas été transmis parce qu'il n'a jamais été finalisé. Une instruction gouvernementale, en 2014, avait recommandé une meilleure implication des associations traitant de la qualité de l'air en matière de risques industriels et proposait une expérimentation dans trois AASQA - Auvergne-Rhône-Alpes, PACA et Normandie -, portant notamment sur l'organisation, la communication et l'expertise, dont la métrologie. Le ministère de l'environnement avait demandé un rapport sur le sujet, Atmo France, avec les deux autres AASQA, étant mandatées pour son élaboration. Ce rapport a bien été rédigé en 2016, son projet transmis, mais la réunion pour le finaliser n'a jamais lieu, en raison d'autres urgences.
J'insiste sur le fait qu'on peut certes attendre certaines choses de l'État, mais que le Bureau de la qualité de l'air et la DGPR n'ont pas les effectifs suffisants pour couvrir en même temps les urgences et le temps long, prévoir et anticiper - même s'ils sont très investis. C'est un vrai sujet que je soulève ici.
Le retour d'expérience (REX) de Lubrizol est, quant à lui, accessible sur nos sites internet. Tout ce que nous faisons est public. La note sur nos préconisations, publiée en février 2020, a été rédigée pour la commission d'enquête, puis pour les différentes missions interministérielles. Nous l'avons envoyé à tous nos interlocuteurs. Elle est également sur notre site.
En réponse à Madame Préville, je précise que la communication grand public est très importante pour nos équipes. Celles-ci font preuve d'un vrai savoir-faire et nous avons également un statut de tiers de confiance. La France est le seul pays européen où la surveillance de la qualité de l'air est assurée par des associations indépendantes. Partout ailleurs, c'est l'État qui agit directement. Nos alter ego européens trouvent très intéressant que cette école française de la qualité de l'air soit organisée ainsi. C'est un gage de confiance. L'État nous voit forcément comme trop indépendants et les associations comme trop proches de l'État : cela signifie vraisemblablement que l'on est proche de l'équilibre. Le rôle de tiers de confiance est important. Il traduit une véritable expertise dans nos équipes en matière de prise de parole devant le grand public. Il faut à la fois être techniquement très bon, mais aussi savoir communiquer sur des enjeux très techniques qui ne sont pas toujours simples à appréhender. C'est une expertise que nous aimerions mettre à disposition car on ne parle pas au grand public comme on peut parler entre politiques, élus ou spécialistes du sujet.
La confiance se crée aussi par la coconstruction. On ne peut pas tout savoir, et on ne le pourra jamais, mais si on l'explique et qu'on le dit de manière très transparente, c'est déjà moins suspect. Il faut, par exemple, disposer d'un point zéro avant l'accident afin de pouvoir mesurer l'impact précis de ce dernier : cela ne peut donc se construire que sur le long terme.
Enfin, dans la dernière note produite dans le cadre du projet de loi de finances 2022, nous avons attiré l'attention du ministère sur ce qu'on pourrait faire si nous avions plus de moyens. Certes, on ne peut pas dire que l'État n'a rien fait. Il a débloqué des investissements, et l'Ineris a obtenu des crédits supplémentaires pour des camions, mais sans moyens supplémentaires de fonctionnement pour payer l'essence, les réparations et les personnels d'astreinte convenablement formés sur de nouvelles machines, et prêts à intervenir jour et nuit, on ne va pas bien loin. Je pense qu'on est au milieu du gué et qu'il faut mettre des moyens supplémentaires pour assurer le fonctionnement des machines. Les trois AASQA expérimentatrices y sont disposées, mais il faudrait pouvoir le faire sur tout le territoire où on manque de moyens pour former les quelques vingt salariés par équipe et avoir une personne de permanence tous les week-ends.
Nous avons également fait des conférences de presse : c'est un exercice très particulier à organiser dans un moment de tension. Il y a eu aussi beaucoup de réunions publiques et ce n'était pas facile pour les équipes d'être confrontées à la colère, à l'angoisse et à des sentiments très légitimes.
Avec Véronique Delmas, nous étions allées à une réunion à l'UFR de médecine, cinq jours après l'incident de Lubrizol. Nous ne sommes pas des professionnels de la santé et ne prétendons pas l'être, mais on nous avait demandé de venir expliquer ce qu'on savait et ce qu'on ne savait pas. Tous les personnels de santé du territoire avaient été conviés. Certains médecins traitants s'inquiétaient pour les femmes allaitantes, ne connaissant pas le bénéfice-risque de l'allaitement. Dans le doute, une salariée qui allait sur site faire des prélèvements jetait son lait en rentrant chez elle. Ce sont des questions auxquelles il est extrêmement difficile de répondre, tant pour les tiers de confiance que pour l'ARS ou les soignants.
Je souligne que la participation citoyenne est extrêmement importante. L'application ODO (« Outil de signalement de nuisances olfactives sur votre territoire ») grâce à la force du travail en réseau, a été immédiatement mise à disposition de nos collègues dans les Hauts-de-France. Les signalements permettaient de suivre le panache de fumée, qu'on pouvait recouper grâce à la participation citoyenne et de vérifier exactement les retombées. Tout cela est extrêmement important pour permettre à tout le monde d'avancer en synergie.
Mme Angèle Préville . - Vous bénéficiez d'un agrément concernant la pollution chronique. Peut-être pourriez-vous demander un agrément pour le suivi des pollutions accidentelles...
Mme Véronique Delmas . - Ce volet n'est pas encore construit au niveau national, et on est dans l'attente. Quoi qu'il en soit, il faudrait prévoir les moyens adéquats. Plus les investigations portent sur des composés compliqués, plus on a besoin de technicité et de moyens.
Dans le rapport de 2016 ou dans celui de 2020 et dans les travaux que nous menons en commun avec l'Ineris et la DGPR, nous avons fait des propositions pour mutualiser les dispositifs au niveau national. On n'a pas forcément intérêt à prévoir des super camions dans toutes les régions, mais on pourrait imaginer en avoir un par zone de défense qui serve à l'ensemble des régions, de façon à disposer de compétences là où l'on trouve le plus d'usines, tout en les mettant à la disposition des autres. Nous attendons donc un retour et des clarifications au niveau national sur ce volet. Pour information, la cellule de mesures de l'Ineris n'est pas venue en 2019. En pratique, nous avons envoyé des prélèvements à l'Ineris.
Mme Marine Tondelier . - Les AASQA ont un agrément pour la surveillance réglementaire que nous sommes tenus d'effectuer et qui est contrôlée tous les ans par le laboratoire central de surveillance de la qualité de l'air, dont fait partie l'Ineris, qui est notre coordinateur national et technique, mais nous faisons aussi plein d'autres choses, comme le permet notre statut associatif.
Les AASQA existent depuis quarante ans et n'y a pas que l'État dans nos conseils d'administration. Cela fait vingt ans que les AASQA surveillent les pesticides dans l'air en dehors de la surveillance réglementaire, lorsqu'on estime qu'il existe un enjeu. Ce n'est pas financé par l'État, mais par une collectivité et par les industriels qui participent à notre financement via le mécanisme de la taxe générale sur les activités polluantes air (TGAP Air), et qui peuvent choisir de nous verser directement cette taxe de façon totalement libératoire. Cela ne leur coûte pas plus cher que de la verser à l'État, sous réserve de respecter certains plafonds. Ils la flèchent vers les associations et participent donc à la gouvernance et au conseil d'administration. C'est un mécanisme qui fonctionne plutôt bien, qui repose sur le principe pollueur-payeur même si, en matière de qualité de l'air, il n'y a pas qu'un seul pollueur qui paye et si d'autres secteurs émetteurs de substances polluantes en France ne participent pas. Notre travail est réellement collaboratif sur les territoires : chacun a sa place. Cela permet aux acteurs de savoir ce que nous faisons et de travailler avec eux. C'est souvent grâce aux industriels que l'on peut financer des campagnes sur les polluants que l'État appelle les « polluants émergents ». Si les trois AASQA dont on parle sont capables de mener de telles expériences sur les territoires, c'est parce qu'elles ont des relations avec les industriels, ce qui les rassure généralement et permet de mettre en place des protocoles locaux, dans une relation de confiance. Ce n'est pas parce que ce n'est pas dans nos missions réglementaires qu'on ne le fait pas. C'est d'ailleurs pour cela que certains territoires sont plus avancés que d'autres. Nous aimerions que l'État décide qu'on intervienne sur tout le territoire, sur la base d'un cadre réglementaire. En attendant, nous avançons localement.
M. Didier Mandelli , président . - Merci beaucoup.
Audition de Mme Barbara Pompili, ministre de la transition écologique
Réunie le mercredi 27 octobre 2021, la commission a entendu Mme Barbara Pompili, ministre de la transition écologique.
M. Jean-François Longeot , président . - Madame la ministre, mes chers collègues, nous reprenons les travaux de notre commission consacrés au bilan de l'accident majeur des usines Lubrizol et Normandie Logistique intervenu à Rouen le 26 septembre 2019.
Madame la ministre, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Notre commission a initié une séquence de travail consacrée au suivi et à l'évaluation de notre politique de prévention des risques naturels, industriels et nucléaires.
Nous examinions la semaine dernière la proposition de loi de l'ancien député Stéphane Baudu, visant à réformer le régime des catastrophes naturelles. Une délégation de notre commission se rendra d'ailleurs prochainement dans le département des Alpes-Maritimes, plus spécifiquement dans la vallée de la Roya, afin de mesurer les conséquences de la tempête Alex et suivre les travaux de reconstruction.
Dans quelques semaines, nous aurons une ou plusieurs auditions consacrées à la gestion des risques liés à la présence d'engrais à base de nitrate d'ammonium dans nos ports maritimes et fluviaux, en lien avec l'accident intervenu à Beyrouth en août 2020 et le rapport inter-inspections rendu récemment à votre demande.
S'agissant de l'accident des usines Lubrizol et Normandie Logistique, le Parlement s'est mobilisé, à côté des procédures judiciaires diligentées et des enquêtes et inspections administratives, pour contribuer à faire toute la lumière sur cet accident et en tirer des enseignements pour notre politique de prévention des risques industriels.
Le Sénat, à l'unanimité, avait voté le 10 octobre 2019 la création d'une commission d'enquête chargée d'évaluer l'intervention des services de l'État dans la gestion des conséquences environnementales, sanitaires et économiques de l'incendie de l'usine de Lubrizol à Rouen. Cette commission d'enquête, présidée par notre collègue Hervé Maurey, que je remercie de sa présence, a rendu son rapport le 2 juin 2020. Ses deux rapporteures étaient Christine Bonfanti-Dossat et Nicole Bonnefoy, que j'excuse.
J'ai souhaité, en lien avec nos collègues concernés, que nous puissions exercer un droit de suite sur le rapport de cette commission d'enquête.
Votre audition s'inscrit donc dans ce cadre et vise à nous permettre d'évaluer si notre politique de prévention des risques industriels s'est renforcée depuis cet événement.
Nous nous concentrerons à titre principal sur les volets gestion de crise, prévention des risques, information du public et indemnisation, afin de laisser le soin aux commissions permanentes compétentes d'effectuer le travail de suivi dans les domaines qui relèvent de leurs compétences.
Je rappelle enfin que plusieurs procédures judiciaires sont encore en cours et qu'il ne nous appartient pas de revenir sur les causes de l'accident. Le 29 septembre dernier, nous avons reçu les représentants des associations de victimes de l'accident de Lubrizol, qui se sont exprimés dans le cadre d'une table ronde assez animée, ainsi que les représentants d'Atmo et d'Amaris.
Face à cet événement traumatisant pour les habitants de la métropole de Rouen et des territoires voisins, de nombreuses initiatives ont été prises. Une enquête administrative a été déclenchée dès le 26 septembre 2019. Deux missions inter-inspections ont rendu leur rapport destiné à analyser l'événement et en tirer les conséquences pour notre politique de prévention des risques en février et mai 2020. Une troisième mission sur la culture du risque, coordonnée par Frédéric Courant, a remis ses conclusions en juin 2021.
Ces rapports, comme celui de notre commission d'enquête, ne sont donc pas restés lettre morte puisque des mesures réglementaires ont été prises par votre Gouvernement, d'abord à la rentrée 2020 avec la publication de deux décrets et de cinq arrêtés visant à renforcer la maîtrise des risques industriels, en particulier pour les sites Seveso et les entrepôts identifiés dans la nomenclature des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE). Ensuite, trois nouveaux arrêtés ont été pris à la rentrée 2021, apportant des modifications aux mesures prises un an plus tôt. Vous avez par ailleurs présenté un plan d'action sur la culture du risque le 18 octobre dernier.
Donc nous ne dirons pas que rien n'a été fait ! Il y a eu un passage de la parole aux actes, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir.
Il nous reste maintenant à déterminer si les actes produiront les effets visés et si cela suffit à répondre aux observations et aux propositions que nous avons faites au Gouvernement dans le cadre de la commission d'enquête.
Avant de vous laisser la parole, je souhaiterais vous poser quelques questions d'ordre général.
Tout d'abord, vous avez été nommée ministre de la transition écologique à l'été 2020, après l'accident qui a été géré par votre prédécesseure Élisabeth Borne, en lien avec les ministres compétents à cette date. Comment avez-vous abordé le dossier Lubrizol et la gestion des conséquences de cet accident majeur ?
Ensuite, en lien avec les mesures réglementaires que j'évoquais à l'instant, quels sont, selon vous, les principaux enseignements de cet accident ? Pouvez-vous nous expliquer en quoi ces nouvelles mesures permettraient d'éviter, le cas échéant, qu'un tel accident ne se produise à nouveau ?
Enfin, en lien avec les mesures que nous avons récemment votées dans le cadre de la loi Climat et résilience sur les atteintes générales au milieu physique, estimez-vous que le principe constitutionnel « pollueur-payeur » a trouvé à s'appliquer dans ce dossier ? L'enquête judiciaire n'étant pas terminée, je ne demande aucune réponse définitive, mais je souhaite connaître votre avis sur ce sujet.
De même, pensez-vous que les nouvelles dispositions législatives votées dans la loi Climat trouveront bien à s'appliquer dans ce type d'événement et nous permettront à l'avenir d'agir mieux et plus vite pour faire respecter le principe pollueur-payeur ?
Avant que vous n'interveniez, Madame la ministre, je vais brièvement donner la parole à Hervé Maurey, qui a présidé la commission d'enquête sénatoriale. Je vous propose de procéder ensuite, comme il en est d'usage, à une ou plusieurs séquences de questions-réponses.
À l'issue de votre intervention, je donnerai la parole à Pascal Martin, notre référent sur les sujets « risques » et rapporteur pour avis des crédits dédiés à la prévention des risques, puis à Jean-Michel Houllegatte, qui remplace Nicole Bonnefoy.
M. Hervé Maurey . - Je voudrais tout d'abord remercier le président Longeot de son invitation et surtout de l'initiative qu'il a prise, car il très important que les travaux qui sont menés par des commissions d'enquête connaissent un suivi pour s'assurer que les recommandations qui sont formulées ne restent pas lettre morte.
Depuis la remise de notre rapport, en juin 2020, un certain nombre d'annonces ont été faites. Des décrets et des arrêtés ont encore été publiés le mois dernier. Le Gouvernement n'est donc pas resté inerte.
Pour autant, il est important que l'on mesure bien ce qui a été réellement mis en oeuvre, ce qui a changé et ce qui changerait si, par malheur, une catastrophe de ce type venait à nouveau à se produire.
Je rappelle que notre rapport était construit autour d'une quarantaine de propositions, regroupées en six axes : culture du risque, prévention, gestion de crise, nécessité de mieux associer les élus à l'action de l'État, indemnisation et enfin suivi sanitaire des populations au nom du respect du principe de précaution.
S'agissant de la culture du risque, de manière quelque peu étonnante, le Gouvernement, plutôt que de reprendre un certain nombre de nos propositions, a mis en place une mission qui a rendu ses conclusions en juin. Certaines sont d'ailleurs proches des nôtres. Vous avez annoncé la semaine dernière un plan en la matière. Il serait souhaitable que vous puissiez nous expliquer en quoi ce plan est important et quels moyens seront mis en oeuvre pour qu'il puisse devenir réalité, notamment dans le cadre du projet de loi de finances pour 2022.
S'agissant de la prévention des risques, les inspections ont-elles vraiment augmenté avec seulement vingt inspecteurs supplémentaires ? L'objectif d'une hausse de 50 % des contrôles d'ici 2022 est-il encore réaliste ?
S'agissant du stockage des produits et de la transparence sur ce stock, problème révélé par cette catastrophe, des textes ont été publiés. Certaines dispositions ne s'appliqueront pas avant 2026, voire 2027. N'est-ce pas un peu tard ? Qu'en est-il de cette phase de transition ?
Vous avez mis en place un bureau d'enquête et d'analyses sur les risques industriels (BEA-RI) en décembre 2020. On attend toujours à ce sujet un certain nombre de textes réglementaires. Pouvez-vous nous éclairer sur l'action de ce BEA au cours de l'exercice 2021 et sur ses moyens et matériels ?
S'agissant de la gestion de crise, le Gouvernement avait annoncé qu'il reprenait une proposition chère au Sénat depuis une décennie concernant le remplacement des sirènes par le Cell broadcast . Une expérimentation devait être menée à Rouen en juin. Celle-ci n'a toujours pas été réalisée. Pour quelles raisons ? Quand aura-t-elle lieu ?
En revanche, je n'ai trouvé aucune disposition dans les mesures qui ont été prises pour renforcer l'association, l'implication et le rôle des élus locaux en cas de crise ou en matière de prévention ou de risques.
S'agissant des indemnisations, selon les associations, celles-ci n'ont concerné que les agriculteurs et, selon elles, de manière insatisfaisante.
Enfin, même si cela ne relève ni de cette commission ni de votre ministère, la question du suivi sanitaire constitue un gros point noir. Le fait que le Gouvernement ait refusé de mettre en place des registres de morbidité crée une inquiétude et donne un sentiment d'opacité. Même si cela ne s'avérait pas nécessaire, au vu des éléments techniques qui ont été apportés par Santé publique France, ce n'est pas pour autant qu'il ne faut rien faire, car ceci peut rassurer les différents acteurs.
Mme Barbara Pompili, ministre de la transition écologique . - Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, il y a un peu plus de deux ans, l'incendie de Lubrizol et de Normandie Logistique, près de Rouen, a eu pour beaucoup d'entre nous l'effet d'une onde de choc. Cet événement est venu nous rappeler que, malgré le renforcement régulier des normes de sécurité, malgré l'amélioration des processus industriels, les catastrophes sont toujours possibles. Je crois malheureusement, même si on met en place tout ce qu'il faut, qu'on ne pourra jamais atteindre le « risque zéro ».
Après le temps de l'urgence et de la gestion de crise, le moment est venu de tirer toutes les leçons de cet événement. Nous l'avions fait après le drame de l'explosion de l'usine AZF, en 2001, en mettant en place des outils de prévention exigeants qui nous ont permis d'éviter d'autres événements aussi dramatiques.
Nous devons de même tirer toutes les leçons de l'accident qui a eu lieu il y a deux ans. Nous le devons aux habitants qui ont vécu cette crise, aux salariés des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE) et à nos concitoyens, où qu'ils vivent.
Un pays avance en améliorant ses règles, ses outils et ses normes lorsque c'est nécessaire, et en faisant évoluer les réflexes de chacun pour que nous soyons mieux préparés collectivement.
À la suite de cet accident, un plan d'action particulièrement riche avait été présenté par ma prédécesseure, Élisabeth Borne. Nous l'avons depuis encore renforcé.
Vous me demandiez, monsieur le président, comment j'avais abordé ce sujet lors de mon arrivée. En fait, les travaux étaient en cours. Je les ai suivis et j'ai veillé à ce que tout soit mis en oeuvre. J'ai mis quelques autres sujets en chantier, notamment autour de la culture du risque.
Le plan d'action coïncide largement avec les 42 recommandations formulées par la commission d'enquête sénatoriale. Je me réjouis de pouvoir vous indiquer d'ores et déjà que 37 d'entre elles sont soldées ou en cours de mise en oeuvre.
Notre priorité est de tout faire pour que des incendies de cette ampleur ne surviennent plus. L'incendie de Lubrizol nous a conduits à durcir drastiquement la réglementation applicable aux sites industriels pour prévenir au mieux ce type de catastrophe industrielle.
Vous le savez, à Rouen, c'est une nappe enflammée qui a propagé l'incendie entre plusieurs stockages d'un même site. C'est pourquoi nous avons renforcé la réglementation applicable aux sites accueillant des liquides inflammables et des liquides combustibles. Très concrètement, les réserves d'eau et d'émulseurs, ces substances utiles pour éteindre les incendies, seront augmentées, de même que les distances de sécurité qui séparent les stockages.
Des investissements doivent être réalisés pour rationaliser le stockage de produits inflammables, augmenter les capacités de rétention des liquides et renforcer les capacités d'extension. Le calendrier mène à 2026, car il s'agit d'investissements qui doivent être pensés et préparés correctement à l'échelle du site entier. Cela prend un peu de temps. On limite ainsi à la fois les risques de naissance d'un incendie et de propagation à des sites voisins par un effet domino .
Tirer toutes les leçons de l'incendie de Lubrizol, c'est aussi mettre des moyens d'accompagnement et de vérification sur le terrain. Ces nouvelles réglementations seront mises en oeuvre par les industriels, sous le contrôle de l'inspection des installations classées, dont j'ai renforcé les effectifs en leur octroyant 50 inspecteurs supplémentaires en deux ans afin de dégager du temps pour les inspections sur le terrain.
Ainsi, depuis l'incendie de Lubrizol, les inspecteurs de l'environnement ont entrepris de contrôler systématiquement les sites qui sont présents dans un rayon de 100 mètres autour des sites Seveso, afin d'éviter la propagation de l'incendie entre sites industriels voisins.
Plus généralement, j'ai renforcé l'activité des inspecteurs sur le terrain en augmentant fortement le nombre de contrôles.
Ce travail d'anticipation et de renforcement drastique de nos normes est nécessaire pour limiter les risques d'incendie industriel de grande ampleur.
La deuxième priorité, c'est l'amélioration de la réaction des salariés de ces sites industriels face à un accident de ce type.
La préparation des personnes qui se trouvent sur ces sites est l'un des meilleurs moyens pour limiter les conséquences d'un accident industriel. Nous avons donc imposé aux sites industriels un ensemble de mesures de préparation à la crise. Plusieurs ont d'ores et déjà été mises en place. Désormais, des essais et des exercices réguliers sont obligatoires pour tous les sites Seveso, tous les ans pour des sites Seveso seuil haut et tous les trois ans pour les Seveso seuil bas.
Nous imposons également à tous les sites stockant des matières combustibles d'évaluer et de modéliser les produits qui se formeraient en cas d'incendie, pour être capable de réagir au plus vite en cas d'accident.
Nous exigeons également que les exploitants disposent en permanence d'un suivi des matières stockées sur le site et accessible rapidement pour l'administration et les intervenants en cas de sinistre.
La troisième priorité réside dans le renforcement de la transparence, tant s'agissant des inspections régulières que du suivi des accidents.
À la suite d'accidents comme celui de Lubrizol, nos concitoyens ont exigé plus de transparence, et ils ont eu raison. Notre ambition est que toutes les Françaises et tous les Français puissent avoir accès à toute l'information sur les risques industriels. À partir du 1 er janvier 2022, la transparence sera donc la règle pour les inspections d'installations classées. Les résultats seront publiés de façon systématique, sur le site Géorisques, géré par mon ministère. Ceci demande quelques adaptations techniques, mais la date de mise en oeuvre se rapproche à grands pas.
Dans le même esprit, nous avons rendu publique au printemps une liste de six exploitants que nous avons placés sous vigilance renforcée. Ces six exploitants ont remis un plan d'action qui est public, et qui fera l'objet d'un suivi régulier de mes services pour tirer les conclusions des retours d'expérience sur des installations qui avaient déjà fait l'objet de remarques mais qui n'avaient pas mis en place de plan d'action. Il ne s'agit pas de verser dans le name and shame , c'est-à-dire de nommer et de pointer du doigt, mais de faire en sorte que ces exploitants comprennent que tout le monde les regarde. Nous signalerons ceux qui mettent en place un plan d'action digne de ce nom. Il faut aussi faire remarquer les choses lorsqu'elles s'améliorent.
Enfin, nous avons voulu assurer la plus totale transparence en cas d'accident. J'ai tenu à créer une structure disposant de moyens d'enquête dédiés. Le BEA-risques industriels a déjà ouvert dix-sept enquêtes approfondies sur des accidents industriels en France.
Ce bureau d'enquête aura prochainement une existence légale et une indépendance assurée grâce à l'habilitation à légiférer par ordonnance contenue dans la loi Climat et résilience.
Enfin, notre dernière priorité est de renforcer l'information du public sur les risques industriels. Malgré toutes les réglementations, toute la prévention, tous les exercices de crise, nous ne pourrons jamais atteindre le risque zéro. C'est le cas pour les risques industriels mais encore plus pour les risques naturels ou sanitaires.
C'est pourquoi il est essentiel d'améliorer l'information de nos concitoyens et leur capacité à réagir en cas de crise. C'est ce qu'on appelle la culture du risque, sur laquelle vous aviez travaillé et sur laquelle j'ai souhaité recueillir la vision d'une équipe menée par Frédéric Courant, composée de nombreux sociologues, afin de comprendre les réactions de nos concitoyens. On le voit, la culture du risque est très répandue dans certains pays, comme le Japon, souvent cité parce qu'il est emblématique. En France, on a encore une difficulté pour faire face à ce risque, le réflexe étant soit d'être paralysé par la peur, soit de mettre les choses de côté pour continuer à vivre normalement.
On l'a vu lors de l'incendie de Lubrizol, certains étaient surpris de découvrir un site industriel à proximité d'une ville, bien que le lien entre la ville et l'industrie soit profondément ancré dans notre histoire.
De même, un trop lourd bilan humain est encore constaté à chaque catastrophe, naturelle ou industrielle, alors qu'il pourrait être évité par des gestes simples. En cas d'inondations, certaines personnes meurent dans leur sous-sol pour avoir tenté de déplacer leur voiture !
Cette mission confiée à Frédéric Courant avait pour but d'examiner les moyens de sensibiliser la population pour mieux faire face aux accidents industriels mais aussi aux catastrophes naturelles. J'ai choisi Frédéric Courant parce qu'il a réussi, à travers son émission C'est pas sorcier , animée avec Jamy Gourmaud, à trouver les mots pour rendre compréhensibles des enjeux parfois complexes. Il est parvenu à faire passer des messages, et je crois que nous, responsables politiques, avons besoin d'être aidés par des personnes comme lui qui en ont l'habitude.
Plusieurs mesures de ce rapport figurent dans le plan d'action « Tous résilients face aux risques », que j'ai présenté il y a quelques jours. Nous allons tout d'abord construire un partenariat de long terme avec une association nationale spécialisée dans la prévention des catastrophes, qui aura la responsabilité de porter le déploiement de cette culture du risque. Son rôle sera notamment de créer des supports pédagogiques en les partageant avec les collectivités, les élus et en les diffusant dans les médias.
Nous suivrons les résultats de cette action en évaluant chaque année par un sondage la culture du risque des Français. Nous organiserons une journée annuelle de la résilience face aux risques dès l'automne, l'année prochaine. Elle aura lieu le 13 octobre, journée internationale de la prévention des risques de l'ONU.
Pendant ces journées, l'État, les collectivités territoriales, les associations, les professionnels qui le souhaitent organiseront de grandes actions de sensibilisation sur tout le territoire. Ce sera l'occasion d'organiser des portes ouvertes, des exercices grandeur nature et des parcours de sensibilisation. Les écoles pourront, à cette occasion, tester leurs plans particuliers de mise en sûreté, de même que les entreprises.
Enfin, nous continuerons d'améliorer l'information de chaque citoyen sur les risques auxquels il est exposé. C'est pourquoi nous allons promouvoir encore davantage le site Géorisques. Ce site permet déjà aux futurs locataires ou acheteurs d'obtenir automatiquement l'information sur les risques auxquels un bien immobilier est soumis. Nous ferons en sorte que ce site soit référencé dans les annonces immobilières.
En somme, avec toutes ces actions, notre objectif est de faire naître et essaimer une vraie culture du risque, qui manque encore dans notre pays. L'idée est qu'une personne, par géolocalisation ou consultation, puisse aller voir près de chez elle ce qui peut se passer. Le site Vigicrues est également un site d'information très intéressant. Cela permettra d'adopter des réactions rapides.
Voilà en résumé les nombreux chantiers auxquels mon ministère a oeuvré depuis l'accident de Lubrizol, dans l'objectif d'améliorer la sécurité de nos sites industriels et notre préparation collective au risque.
Cet accident industriel qui nous a frappés sur le site de Lubrizol il y a deux ans restera une page noire dans notre histoire mais nous sommes en train d'écrire les pages suivantes en mettant en place tous les outils pour qu'un tel événement ne se reproduise plus et, le cas échéant, que nous soyons mieux armés pour y faire face. C'est ainsi que nous progresserons, en augmentant encore et toujours nos exigences et en actionnant tous les leviers qui nous permettront d'avancer, afin de s'assurer que l'histoire de demain ne répète pas celle d'hier.
Je suis à votre disposition pour vous répondre plus précisément sur un certain nombre d'aspects que j'ai évoqués. Je vous remercie pour cette occasion que nous avons aujourd'hui d'échanger.
M. Pascal Martin . - Madame la ministre, merci d'avoir précisé certains points qui, à mes yeux, vont dans le bon sens. La prévention des risques, de toute nature, est une politique publique essentielle car elle permet d'aborder et de concilier de nombreux enjeux, économiques, environnementaux et sociaux.
Lors de l'examen de la loi « Climat et résilience », dont j'ai été l'un des trois rapporteurs, le Gouvernement a proposé la création d'un bureau d'enquête accidents (BEA) pour les risques industriels. Nous avons réécrit ensemble ces dispositions, qui figurent désormais à l'article 288 de cette loi.
Contrairement à ce que vous avez indiqué, Madame la ministre, la loi « Climat et résilience » ne comporte plus d'habilitation à légiférer par ordonnance sur ce sujet pour le Gouvernement car nous avons inscrit les dispositions concernées « en dur » dans la loi, avec l'aide de vos services d'ailleurs comme je viens de l'indiquer.
L'idée de créer ce BEA-RI avait d'ailleurs été soutenue par la commission d'enquête du Sénat et préférée par rapport à l'option consistant à créer une autorité administrative indépendante (AAI). C'est donc un élément positif.
Vous avez pris une instruction en date du 22 janvier 2021 pour préciser le fonctionnement de ce nouveau service et j'ai plusieurs questions à ce sujet. Quels sont les effectifs de ce bureau ? D'abord, j'avais relevé qu'un transfert de trois équivalents temps plein (ETP) avait eu lieu en 2020. Qu'en est-il pour 2021 et 2022 ? Le « bleu » budgétaire de la mission Écologie ne donne que très peu d'informations sur ses effectifs et ses moyens de fonctionnement...
Concernant l'inspection des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE), le Gouvernement a indiqué que le nombre d'inspections annuelles augmentera de 50 % d'ici la fin de l'année 2022, soit 25 000 contrôles effectifs - contre environ 18 000 actuellement - et que 50 postes d'inspecteurs seront créés. La ministre Élisabeth Borne avait d'abord annoncé que ces 50 postes seraient créés en une fois, puis nous avons finalement constaté que ces créations de postes s'étaleraient sur deux ans, lors de l'examen du précédent budget. Pouvez-vous aujourd'hui nous confirmer ces annonces et confirmer le fait qu'elles sont réalistes ? On se souvient en effet que le nombre de visites d'inspection a baissé de 40 % entre 2006 et 2018.
Lors de l'examen du budget 2021, seuls 30 postes sur les 50 étaient prévus. Il m'a été indiqué que les 20 postes supplémentaires étaient bien inscrits au budget 2022, avec les crédits correspondants mais, là encore, il n'y a aucune mention des effectifs ni aucune référence à l'annonce d'Élisabeth Borne dans le bleu budgétaire. Pouvez-vous nous confirmer que ces 20 postes supplémentaires seront bien créés pour 2022, conformément à l'engagement du Gouvernement ?
Concernant les plans de prévention des risques technologiques (PPRT), il n'en reste à l'heure actuelle que quatre en attente d'approbation sur les 389 qui ont été prescrits.
Sur les 16 000 logements concernés par des prescriptions en matière de travaux de protection face aux risques technologiques, seuls 1 426 ont vu leurs travaux réalisés, soit 9 % des logements soumis à travaux et 35 % des logements déjà diagnostiqués pour des travaux. Comment accélérer ce mouvement ? Beaucoup de personnes habitent près de ces établissements.
L'an dernier, le Sénat a voté la prolongation du crédit d'impôt dédié. Les mécanismes conventionnels instaurés entre l'État, l'Agence nationale de l'habitat et le bailleur Procivis permettent de traiter la question de l'avance des travaux. J'aimerais que nous puissions faire un point sur ce sujet. Que faut-il faire de plus ?
Enfin, vous avez évoqué des propositions qui vont dans le bon sens en matière de culture du risque. La commission d'enquête du Sénat avait recommandé la tenue d'exercices de sécurité civile plus fréquents et la mise en place de campagnes d'information grand public pour renforcer notre culture de la sécurité industrielle. Vous avez évoqué le plan « Tous résilients face aux risques » présenté il y a quelques semaines, mais je n'ai pas vu de propositions spécifiques sur les exercices, même si vous venez de rappeler la tenue des exercices réguliers tous les ans pour les seuils hauts et tous les trois ans pour les seuils bas. Comment comptez-vous développer des exercices permettant d'associer plus largement la population ?
S'agissant du système d'alerte des populations en cas d'accident, le Gouvernement s'était engagé à déployer un système de Cell Broadcast permettant de recevoir des notifications associées à des envois ciblés de SMS d'ici 2022. D'après les informations en ma possession, ce sera plutôt dans le courant 2022 mais une première phase de tests aura lieu à Rouen d'ici la fin de l'année 2021. Or nous sommes presque début novembre.
Un cadrage juridique serait encore nécessaire pour fixer les modalités d'échanges des informations entre l'État et les opérateurs, ainsi que les conditions de prise en charge des coûts induits par ce système pour les parties prenantes, à la fois sur le volet investissement et sur le volet exploitation. Le coût total du déploiement pour les finances publiques serait de 50 millions d'euros. Ma question est donc simple : quand ce nouveau système, dont nous parlons depuis des années et que le Sénat appelle à déployer également depuis des années, sera-t-il opérationnel ?
Enfin, je voudrais saluer l'initiative d'organiser chaque année, dès l'année prochaine, une journée dédiée, le 13 octobre, à la résilience face aux risques naturels et industriels. Une des clés de la nécessaire acculturation consiste à faire comprendre aux populations qui vivent proches d'établissements à risques qu'il existe de bons réflexes à acquérir. Cela manque cruellement aujourd'hui et tout ce qui pourra être fait pour sensibiliser les populations sera bienvenu.
Mme Barbara Pompili, ministre . - Des points importants ont été éclaircis sur le fonctionnement du BEA-RI pendant les débats sur la loi « Climat et résilience » et vous y avez contribué, notamment concernant la conduite des enquêtes qui lui seront confiées. Le BEA ne pourra recevoir d'instructions de personne, pas même en termes de communication de ses résultats. C'est très important pour garantir son indépendance et la confiance dans les résultats de ses travaux.
Un lien étroit avec les parquets dans le cadre de l'enquête judiciaire permettra de partager les preuves matérielles pour comprendre rapidement les causes techniques d'un accident et, le cas échéant, renforcer la réglementation nationale en matière de prévention des risques industriels.
En ce qui concerne ses moyens, le BEA dispose aujourd'hui de cinq personnes, ce qui correspond aux besoins exprimés. Dix-sept enquêtes ont été réalisées et huit sont achevées. Le rapport est bien évidemment publié sur le site internet du BEA.
En ce qui concerne les ICPE et le nombre d'inspecteurs, nous étions tombés en 2018 à 18 000 inspections, chiffre historiquement bas. En 2019, puis en 2020, le chiffre s'est situé entre 19 000 et 20 000 à cause du confinement.
En 2021, nous allons dépasser les 23 000 inspections. Les premières actions pour donner la priorité au terrain portent leurs fruits. Pour 2022 et 2023, nous avons fixé des objectifs régionalisés aux préfets. Notre ambition est de dépasser 25 000 puis 27 000 inspections, soit 50 % de plus.
De la même manière, nous tenons nos engagements sur les objectifs annoncés.
S'agissant des PPRT, 385 ont été élaborés à ce jour. Quatre, plus complexes, sont en cours de finalisation. L'approbation de ces quatre derniers PPRT constitue un objectif prioritaire pour les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL).
Il nous faut nous féliciter que, grâce à la mise à jour des études de danger (ED), nécessaires à l'élaboration des PPRT, de très grands progrès aient été réalisés en matière de réduction du risque à la source. 607 biens, logement et activités fortement exposés font l'objet de mesures foncières - expropriations ou délaissements.
Le taux d'avancement des mesures foncières prescrites s'élève à 28 %, la date limite n'étant pas encore atteinte. Cela représente un engagement d'environ 400 millions d'euros, dont 140 millions d'euros pour la seule participation de l'État.
Par ailleurs, environ 16 000 logements sont concernés par des prescriptions de travaux. 12 000 logements font déjà l'objet d'un accompagnement. Plus de 2 100 logements ont fait l'objet de travaux de protection. Ce dernier chiffre, vous l'avez souligné, est assez faible. Il représente 13 % des logements concernés. On est à plus de 50 % par rapport à l'an dernier, mais ces missions prennent du temps et portent leurs fruits surtout lorsqu'elles sont bien comprises et acceptées par la population.
En ce qui concerne les réponses aux recommandations du rapport de la commission d'enquête pour favoriser la mise en oeuvre effective des travaux sur les logements, une convention a été signée entre Procivis et la direction générale de la prévention des risques (DGPR) en juin 2020 afin de permettre aux riverains d'obtenir une avance sur le crédit d'impôt sous forme de prêts à taux zéro. En 2020, 155 foyers ont bénéficié de ce dispositif, pour un montant moyen d'environ 7 500 euros par foyer.
La loi « Climat et résilience » permet désormais le financement par les exploitants et les collectivités des travaux sur les logements concernés et appartenant à des sociétés civiles immobilières. En loi de finances initiale 2021, le crédit d'impôt en faveur des ménages qui réalisent des travaux liés à la mise en oeuvre des PPRT a été prorogé jusqu'au 31 décembre 2023 pour les PPRT approuvés avant le 1 er janvier 2016.
Lorsque plusieurs sites Seveso seuil haut sont voisins, on peut mettre en place un PPRT unique afin de pouvoir identifier les superpositions d'aléas.
En ce qui concerne la réalisation de travaux de réduction de vulnérabilité, il avait été considéré que les moyens financiers des collectivités et entreprises, contrairement aux particuliers, ne nécessitaient pas de dispositif de soutien.
Les activités économiques en zone de mesures foncières peuvent, depuis l'ordonnance du 22 octobre 2015, disposer de mesures alternatives. Ce dispositif permet aux biens qui ne sont pas des logements de bénéficier d'un financement pour des mesures de protection, dès lors qu'elles apportent une amélioration substantielle à la protection des populations exposées et que leur coût est inférieur aux mesures foncières qu'elles permettent d'éviter. Lorsque c'est techniquement faisable et que le bilan économique est favorable, il est donc possible de protéger des personnes sur place plutôt que de délocaliser leurs activités.
À ce jour, ce dispositif a été très peu mis en place, puisqu'une seule mesure alternative a été prescrite. Peu d'entreprises en ont formulé la demande.
Je pense comme vous qu'il est important que la culture du risque soit rythmée par une journée dédiée.
Quant aux exercices, ils sont d'ores et déjà renforcés. La feuille de route est plus générale, destinée à poser un diagnostic partagé, à instaurer un label national, à élaborer la boîte à outils adaptée à chaque public. Nous tenons beaucoup à ce que les collectivités soient parties prenantes de ces boîtes à outils, parce qu'elles sont les premiers recours lorsqu'il se passe quelque chose. Nous y sommes donc très attentifs.
De la même manière, pour ce qui concerne les risques industriels, le fait que des acquéreurs de biens soient informés très en amont des risques pesant sur le bien qu'ils achètent me paraît très important.
Bien évidemment, d'autres mesures sont prévues suite à cette mission.
Pour ce qui est du Cell Broadcast , les dates que vous avez données sont justes. On se base sur des expériences qui ont eu lieu ailleurs et qui fonctionnent bien. L'idée est qu'il puisse y avoir une alerte sur un téléphone par le biais de la géolocalisation à partir du moment où le téléphone se situe dans un endroit où il existe un risque, même si le téléphone est éteint ou en mode avion. C'est déjà utilisé aux États-Unis, au Canada, au Japon, aux Pays-Bas, en Italie, en Espagne, en Finlande, etc. Nous avons mis en place un calendrier avec une expérimentation, mais le déploiement général est prévu à l'été 2022.
M. Jean-Michel Houllegatte . - Madame la Ministre, je tiens d'abord, à titre personnel, à saluer l'élaboration du plan d'action « Tous résilients face aux risques », que vous avez annoncé le 18 octobre dernier.
Je me substitue à Nicole Bonnefoy pour vous poser un certain nombre de questions qui concernent le principe d'indemnisation et le principe pollueur-payeur. Nicole Bonnefoy, consciente que l'enquête judiciaire n'est pas encore arrivée à son terme, se pose la question de savoir si vous considérez que le principe de pollueur-payeur a trouvé à s'appliquer en l'espèce. Des sanctions administratives ont-elles été prononcées contre Lubrizol par vos services déconcentrés depuis l'accident de 2019 ? Et pouvez-vous nous indiquer le montant des sanctions prononcées ?
Par ailleurs, quel est le montant total des indemnisations distribuées par Lubrizol dans le cadre des deux fonds que l'entreprise a mis en place ? Quel est le nombre d'entreprises, d'agriculteurs et de particuliers qui ont bénéficié de ce fonds ? Avez-vous des informations à ce sujet ? Nous avons du mal à y accéder pour ce qui nous concerne.
Seriez-vous en outre favorable à faire évoluer le régime d'indemnisation des catastrophes technologiques actuellement inscrit à l'article L. 128-1 du code des assurances, dont la partie réglementaire prévoit qu'un événement doit rendre inhabitables plus de 500 logements pour que ledit régime puisse être déclenché ?
J'ai également deux ou trois questions sur la culture de la sécurité industrielle. Avez-vous identifié la structure pérenne sur laquelle l'État compte s'appuyer pour la développer ? Vous avez également souligné l'implication des collectivités locales et territoriales dans le plan d'action. Avez-vous une estimation des coûts que cela pourrait représenter pour nos collectivités territoriales ? Celles-ci sont incitées à diffuser des kits, à organiser des ateliers, etc. mais je me pose la question du soutien de l'État sur un sujet face auquel les élus se sentent souvent démunis.
En ce qui concerne les moyens, la presse régionale s'est fait l'écho d'une inquiétude des syndicats, notamment à la DREAL Normandie, qui évoquent la suppression de 22 postes d'inspecteurs. Cela a été démenti par la préfecture de région, mais vous allez pouvoir nous apporter un éclaircissement à ce sujet. La région Normandie concentre 103 sites classés, dont 54 à seuil haut. Une suppression de 22 postes d'inspecteurs est-elle véritablement prévue à la DREAL Normandie ?
Enfin, des évolutions législatives sont-elles nécessaires pour que les commissions de suivi de site (CSS) soient les plus opérationnelles possible ? Quel serait le calendrier législatif pour permettre à ces CSS d'exercer pleinement les compétences qui leur seraient dévolues ? Le Gouvernement envisage-t-il de déposer un texte avant la fin de la législature et sinon comment faire aboutir ces évolutions qui me semblent positives ?
Mme Barbara Pompili, ministre . - Concernant le principe pollueur-payeur, pour remettre les choses à leur place, aucune mise en demeure ne pesait sur la société avant l'accident.
Après l'accident, l'administration a prescrit, dans deux arrêtés, l'établissement d'un programme de surveillance environnementale et la prise en charge des frais de toutes les analyses, même celles déjà engagées par l'administration.
Lubrizol a pris en charge toutes les dépenses d'analyses imposées par l'administration, n'a pas contesté le remboursement de toutes les analyses effectuées en direct par l'administration et a également mis en place deux fonds d'indemnisation, l'un pour les agriculteurs, l'autre pour les entreprises et les collectivités.
La loi d'accélération et de simplification de l'action publique (ASAP), postérieure à l'accident, a clarifié les responsabilités de chacun. Les dépenses correspondant à l'exécution des analyses, expertises ou contrôles nécessaires pour l'application du présent titre, y compris les dépenses que l'État a engagées ou fait engager dans le cadre de la gestion ou du suivi des impacts et conséquences d'une situation accidentelle, sont à la charge de l'exploitant.
L'article 280 de la loi « Climat et résilience » a introduit dans le code de l'environnement un délit général d'atteinte au milieu physique - eau, sol, air. Il s'agit de l'article L. 231-1. Le délit d'écocide a été consacré lorsque les mêmes faits sont commis de manière intentionnelle.
En ce qui concerne les indemnisations, plus de 550 dossiers ont été ouverts auprès du fonds d'indemnisation généraliste concernant les activités économiques. En ce qui concerne les exploitations agricoles, un grand nombre a été concerné par le dispositif. Plus de 1 100 dossiers d'indemnisations ont été ouverts. Ils sont en cours de traitement par Lubrizol. Les premiers remboursements ont démarré en novembre 2019.
La rédaction actuelle du code des assurances ne s'oppose pas à un remboursement amiable aux victimes d'un accident, par l'assureur ou le responsable du sinistre, du montant de la franchise prévue dans le contrat d'assurance.
Votre rapport avait recommandé l'action de groupe environnemental, qui permet d'obtenir la réparation des préjudices corporels ou matériels. Elle doit être menée par une association agréée dont l'objet statutaire comporte la défense des victimes de dommages ou la défense des intérêts économiques de leurs membres, ou par une association agréée de protection de l'environnement.
Une réflexion globale est en cours s'agissant du périmètre de cette action de groupe. La transposition de la directive européenne sur les actions représentatives en cours de négociation pourrait être l'occasion de faire le bilan des différentes actions de groupe et d'apprécier si des évolutions doivent être envisagées à la lumière des retours d'expérience.
Un dégrèvement de la taxe sur le foncier non bâti (TFPNB), à hauteur de 80 % de l'impôt 2019, a été accordé aux agriculteurs sur l'ensemble des parcelles des communes concernées par les arrêtés de restriction pris début octobre 2019. C'est un geste fiscal et non une indemnisation. Il s'agit d'un accompagnement dans une situation économique difficile, alors que l'indemnisation consiste en la réparation du préjudice. Il faut vraiment faire toute la nuance, c'est important. Toutes les indemnisations restent à la charge du pollueur.
S'agissant de la structure pérenne destinée à développer la culture du risque, un appel d'offres est en cours. Elle sera désignée à l'issue de cette procédure.
S'agissant des coûts, on ne demande finalement pas grand-chose aux collectivités territoriales. On va les associer et, par le biais de cette structure pérenne, leur fournir des documents qui vont leur servir de supports. Il existe des possibilités pour les collectivités d'organiser des manifestations, mais c'est à chaque collectivité de décider de ce qu'elle veut faire. Ce qu'il faut, c'est qu'elles aient des supports, notamment techniques. Toutes les collectivités n'ont pas forcément des services leur permettant de le faire. C'est un point sur lequel nous allons porter une attention particulière.
Quant à la suppression de 22 postes d'inspecteurs, j'en ai entendu parler. J'ai bien vérifié avec la DREAL Normandie : dans l'ensemble, on est sur une augmentation du nombre de postes mais une notification a permis de pérenniser un poste en unité départementale dans l'équipe risque Rouen-Dieppe, sur des thématiques en lien direct avec le retour d'expérience de Lubrizol.
La DREAL Normandie a en fait supprimé des fiches de postes non publiées inscrites à l'organigramme mais qui étaient en large surnombre par rapport à leur dotation budgétaire. L'origine du surnombre vient du fait que l'organigramme n'avait pas pleinement intégré la fusion des régions et la rationalisation qu'elle a permise. Cette réduction vise à s'assurer que les postes prioritaires des inspecteurs ICPE seront effectivement pourvus et à adapter son organisation à la dotation en postes, en évitant de faire croire aux agents que tous les postes de l'organigramme vont être un jour pourvus.
Concernant les commissions de suivi de site (CSS) et l'évolution de la législation, je ne sais pas trop où on en est. Je pourrai vous apporter une réponse plus précise lorsque j'aurai des éléments.
M. Didier Mandelli . - Madame la ministre, mes collègues l'ont rappelé, deux décrets et cinq arrêtés ont été publiés au Journal officiel en septembre 2020 pour renforcer les obligations applicables aux sites Seveso et la prévention des incendies dans le stockage de liquides inflammables et combustibles, ainsi que dans les entrepôts.
En complément, trois arrêtés ont été pris à la rentrée 2021.
France Chimie a indiqué que le coût de ces mesures représenterait entre 1 et 3 milliards d'euros pour les industriels : votre ministère a-t-il réalisé une étude d'impact sur le plan financier ? Confirmez-vous ce chiffrage approximatif ?
Par ailleurs, le décret n° 2020-1169 du 24 septembre a conduit à étendre le champ du régime de l'enregistrement à plusieurs rubriques du régime ICPE, dont certaines relevaient auparavant de l'autorisation. Nous sommes toujours soucieux de la simplification mais : cette mesure n'est-elle pas contradictoire avec votre volonté - que nous partageons - de renforcer la prévention des risques industriels ? On souhaite d'un côté la simplification et, de l'autre, on allège des procédures qui garantissaient une certaine sécurité. Comment trouver l'équilibre ?
Enfin, on a assisté à une certaine progression du nombre d'accidents sur les sites Seveso depuis quelques années, passant de 15 % des 827 accidents et incidents recensés en 2016 à 25 % sur un total de 1 112 accidents en 2018. L'année 2020 a été plus favorable, avec moins d'accidents mais, globalement, le niveau est supérieur à celui constaté en 2013.
Quel regard portez-vous sur cette hausse de l'accidentologie industrielle ? L'augmentation des accidents est-elle due à une augmentation globale du nombre d'ICPE, à un vieillissement du parc industriel, voire les deux, ou à d'autres facteurs, comme l'absence de contrôle ou de procédure ?
Mme Barbara Pompili, ministre . - En ce qui concerne les coûts, beaucoup d'incertitudes demeurent. Trois milliards d'euros constituent une fourchette haute.
Le décret du 26 septembre que vous mentionnez concernant le régime d'enregistrement porte sur des entrepôts en zone urbanisée. L'important réside d'abord dans les prescriptions applicables et celles-ci ont été largement durcies. Toutes les entreprises ont intérêt à se lancer dans un certain nombre de prescriptions. C'est la pérennité de leur outil industriel qui est en jeu. Attendons de voir ce que donnent les différentes études qui vont être réalisées pour en savoir un peu plus.
Des simplifications réglementaires ont eu lieu dans un contexte post Lubrizol. On est là dans une démarche de simplification du cadre applicable aux ICPE qui est menée depuis une dizaine d'années par le Gouvernement, qui vise à rendre plus efficaces un certain nombre de procédures.
C'est l'écologiste qui vous parle : ce ne sont pas les procédures les plus complexes et les plus longues qui sont les plus payantes. Il faut donc étudier les choses au cas par cas et essayer d'être le plus pragmatique possible.
La loi « ASAP » que j'évoquais tout à l'heure a poursuivi la simplification en garantissant une plus grande lisibilité et une plus grande transparence pour permettre une large participation du public, ainsi que le même niveau de protection pour les enjeux environnementaux, qu'il s'agisse d'espèces protégées, de paysages ou d'impacts sur les milieux aquatiques.
Il n'a jamais été question de simplifier les règles de sécurité applicables aux installations industrielles. Au contraire, je me suis engagée à tirer tous les enseignements de l'incendie de Lubrizol. Le plan d'action qui a été conçu prévoyait de nombreuses mesures de renforcement des prescriptions applicables en matière de prévention des incendies pour les entrepôts de matières combustibles et les stockages, des mesures visant à mieux anticiper les conséquences des incendies en tenant compte des matières stockées et en identifiant les substances susceptibles d'être émises.
Les principaux textes qui instaurent ces obligations sont applicables au stockage de liquides inflammables soumis à autorisation, aux entrepôts et aux installations Seveso. Les textes applicables aux installations stockant des liquides inflammables soumises à enregistrement et déclaration sont parus le 22 septembre dernier.
Les gains d'efficacité attendus par les mesures de simplification de procédure vont permettre de libérer les ressources des administrations pour consacrer plus de temps aux contrôles sur le terrain, notamment pour vérifier la bonne mise en oeuvre de ces nouvelles régulations. Il est important de mettre les moyens là où ils sont nécessaires.
En ce qui concerne l'évolution du nombre d'accidents, à périmètre comparable, les accidents dans les sites Seveso sont stables. Le nombre d'accidents baisse dans les autres ICPE. La directive « Seveso » fixe des critères de qualification d'un accident majeur en fonction des conséquences qui sont observées. Au regard de ces critères, le nombre d'accidents majeurs recensés en France reste stable. Depuis 2017, on compte trois à six accidents par an.
C'est bien entendu toujours trop. À titre d'exemple, la France connaît jusqu'à deux fois moins d'accidents par site Seveso que l'Allemagne. D'après les dernières statistiques publiées par le Bureau d'analyse des risques et pollutions industrielles (Barpi), une baisse significative des accidents a été constatée en 2020. Je parle là des accidents majeurs et non majeurs.
Au fil des années, l'inspection des ICPE a sensibilisé les exploitants afin de remonter l'ensemble des incidents et accidents, même mineurs. C'est peut-être cela qui entraîne la hausse dont vous parlez. Cette volonté d'enregistrer l'ensemble des événements induit un effet statistique sur les événements recensés dans la base de données. Les événements enregistrés dans la base « Aria » sont en effet constitués de l'ensemble des situations dégradées, des incidents, des accidents et des accidents majeurs.
Il n'en reste pas moins que nous observons une augmentation de l'accidentologie dans certains secteurs, notamment celui des déchets et de la pétrochimie. Grâce à ce retour d'expérience, des actions de contrôle ciblées sont menées par l'administration pour renforcer les contrôles de sécurité d'exploitation dans ces secteurs. La réglementation peut aussi être ajustée en conséquence, ce qui a été le cas en 2021. J'ai eu l'occasion d'en parler à un certain nombre d'entre vous récemment à propos des méthaniseurs.
Mme Angèle Préville . - Madame la ministre, je souhaiterais revenir sur le fait qu'il n'ait été mis en place aucun registre de suivi des maladies émergentes - cancers, malformations ou autres -, même si les informations ont pour l'instant été rassurantes en matière de santé. Si on ne le fait pas, on ne verra rien émerger et, si cela se produit, il sera ensuite très difficile à nos concitoyens de faire reconnaître ces maladies. Une gestion responsable devrait conduire à mettre cela en place automatiquement.
En outre, le BEA-RI s'occupera-t-il de la prévention ? S'assurera-t-il que les quantités sont répertoriées dans tous les sites de stockage de produits chimiques ? J'avais déposé un amendement dans le cadre de la loi « Climat et résilience » pour mettre en place une autorité de sûreté chimique qui assurerait un suivi très précis des quantités de produits chimiques stockées voire, en cas d'incendie, des produits de combustion, ce qui a manqué lors de l'accident de Lubrizol.
Enfin, une association de citoyens a mis en place un institut écocitoyen d'expertise indépendante. Qu'en pensez-vous ?
Mme Barbara Pompili, ministre . - En ce qui concerne l'évaluation des impacts sanitaires, cela relève aussi du ministre de la santé.
Rapidement, après l'incendie, Santé publique France a été saisie par la direction générale de la santé (DGS) pour proposer une stratégie d'évaluation de l'impact sanitaire de l'événement. L'agence a alors proposé et mis en oeuvre plusieurs études, dont une étude de santé déclarée en population. Cette étude, appelée « Une étude à l'écoute de votre santé », a permis de recueillir des informations sur le ressenti de la population quant à l'impact physique et psychologique de l'incendie.
Les résultats de cette étude ont été publiés le 5 juillet dernier. Ils montrent qu'au cours de l'incendie, 60 % des habitants de la zone étudiée ont ressenti au moins un symptôme ou un problème de santé qu'ils attribuent à l'accident - symptômes psychologiques, ORL, oculaires, respiratoires, ou encore troubles du sommeil.
Un an après, on observe que la population perçoit une altération globale de la santé essentiellement en matière psychologique. En revanche, les effets physiques ne sont quant à eux plus significatifs un an après.
Une deuxième étude a été mise en place portant sur un suivi pendant plusieurs années d'indicateurs de santé à partir du système national des données de santé (SNDS). Cette surveillance renforcée a été organisée afin de détecter des événements de santé dont la survenue à distance de l'accident pourrait être reliée aux conséquences de l'incendie. Cela permet de suivre, dans le temps, l'état de santé des personnes qui résidaient dans la zone impactée au moment de l'accident, même si elles déménagent.
Cette surveillance permet également de repérer tout signal d'évolution de tendance par rapport à la population générale et ainsi de déclencher, le cas échéant, des investigations ciblées. Les premiers résultats qui concerneront les effets à court et moyen termes de l'accident sont prévus à partir du premier trimestre 2022. Il s'agit plus d'un calendrier resserré, notamment rendu possible par la mise à contribution des données du SNDS, que de la mise en place d'un registre spécifique. Nous avons préféré utiliser cette voie au vu des éléments d'analyse qui ont été présentés.
Enfin, nous avons défini une cohorte de populations composée de l'ensemble des personnes intervenues au cours de l'incendie pour les soumettre à un programme de biosurveillance. Je pense notamment aux pompiers. La surveillance de l'état de santé de ces personnes est assurée par les services de santé au travail, qui ont notamment organisé la réalisation de bilans biologiques.
En plus de cette surveillance sanitaire, Santé publique France a proposé un suivi complémentaire de l'état de santé des intervenants. Un groupe d'alerte de santé au travail a été mis en place. Au regard des résultats réalisés par la médecine du travail, il a été proposé d'inscrire les conditions d'exposition à l'incendie dans les dossiers médicaux de ces personnes et de mettre en place une surveillance épidémiologique à partir du SNDS. Ce suivi, sur plusieurs années, des populations exposées s'apparente à une cohorte.
S'agissant de la biosurveillance, Santé publique France a analysé la pertinence et la faisabilité de mettre en place une étude de biosurveillance pour la population générale et a conclu à la non-pertinence de conduire une telle étude, l'analyse des données environnementales, en l'état actuel des connaissances, n'ayant pas permis de conclure à l'observation d'une contamination par l'incendie différenciable d'une pollution industrielle historique. Aucun élément objectif n'apparaît en faveur d'une surexposition des populations riveraines aux substances qui ont été identifiées.
Néanmoins, afin de prendre en compte le retour d'expérience de Lubrizol, les rapports d'enquête recommandent d'anticiper cette question en cas de survenue d'un nouvel accident. La DGS et la direction générale du travail (DGT) ont saisi Santé publique France pour que l'agence propose les modalités d'évaluation des expositions des intervenants et de la population générale à court, moyen et long termes suite à un accident technologique incluant l'évaluation de la pertinence et de la faisabilité de réaliser des mesures biologiques dans la phase d'urgence à plus long terme.
Quant au BEA-RI, il est destiné à intervenir par la suite. Il émet évidemment des recommandations suite aux conclusions des enquêtes.
Dans le cas du nucléaire, on a besoin d'une autorité de sûreté indépendante parce qu'il existe une position particulière de l'État dans la gouvernance des principaux exploitants. EDF, Orano, le CEA sont des organismes où l'État a une place prépondérante. C'est pourquoi nous avions besoin d'une autorité indépendante garantissant que les questions de sûreté seraient examinées sans subir le poids de l'État. Tout le monde est plutôt satisfait de la manière dont fonctionne l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), qui fait un très bon travail, que je salue.
Ici, on n'est pas du tout dans le même cas, les sites Seveso étant principalement des entreprises privées. Séparer le contrôle des sites Seveso du contrôle des sites non Seveso ne va pas de soi. Ce serait une séparation artificielle, d'autant qu'il existe des sites non Seveso qui présentent aujourd'hui des risques importants et qui font l'objet d'un suivi par les mêmes équipes. La séparation de l'inspection des ICPE en deux blocs ne permettrait plus de conserver les pôles d'expertise régionaux qui offrent un haut niveau de compétences. Je ne vois pas ce que cela pourrait apporter de plus par rapport à ce qui existe aujourd'hui.
Je pense qu'il faut conserver la fluidité qui existe, notamment grâce à la présence de l'inspection des ICPE au sein des DREAL et des services en charge de la biodiversité, qui contribuent à l'autorisation environnementale unique. On complexifierait les choses sans les améliorer. Voilà pourquoi nous ne sommes pas allés dans ce sens.
Quant aux produits de combustion, la réglementation a été mise en place à la suite des événements de Lubrizol, ainsi que je l'ai déjà détaillé.
Enfin, concernant l'institut écocitoyen indépendant que vous évoquez, dès lors qu'il existe une grande transparence sur les sites, je ne vois aucun inconvénient à ce que des organisations citoyennes puissent examiner les informations mises à leur disposition, au contraire. C'est un fonctionnement démocratique normal.
M. Gilbert-Luc Devinaz . - Madame la ministre, on ne peut que se féliciter de ce que vous venez de dire. J'approuve également l'idée d'une journée de la résilience, bien que le terme mérite d'être précisé. C'est une excellente initiative.
J'aimerais par ailleurs savoir par quel canal remontent les informations sur les exercices. Qui est chargé d'en faire la synthèse ? Certes, nous vivons une crise sanitaire mais peut-on savoir combien d'exercices ont eu lieu en 2020 sur notre territoire ? Combien ont associé des populations ? Quelles ont été les difficultés rencontrées ?
Après les élections municipales, a-t-on sensibilisé les nouvelles équipes aux risques qui exposent leurs territoires ? Avez-vous des éléments à nous communiquer à ce sujet ?
Enfin, la commune de Solaize, dans le couloir de la chimie, comporte des sites Seveso et une gare de triage qui relève d'une réglementation internationale. La réglementation Seveso offre un certain nombre d'aides aux habitants, ce qui n'est pas le cas pour ce qui concerne la réglementation de la gare de triage. Pour nos concitoyens, c'est incompréhensible. Dans de tels cas exceptionnels, peut-il y avoir une réflexion pour être crédible sur le terrain vis-à-vis des populations que l'on représente ?
Mme Barbara Pompili, ministre . - Je vous confirme que les conclusions de la commission d'enquête ont été précieuses. En tant qu'ancienne députée, j'ai toujours à coeur de veiller à ce que les travaux des parlementaires, notamment dans le cadre des commissions d'enquête, donnent lieu à des suites, parce qu'il s'agit d'un travail de qualité. Quand les propositions sont bonnes, autant les utiliser ! Vous pouvez être certains que j'étudierai toujours avec grand intérêt les travaux du Parlement. C'est une question d'intérêt général.
Je ne connais pas le nombre d'exercices réalisés en 2020 mais je peux vous en communiquer le chiffre. C'est le préfet qui organise les exercices et en tire les retours d'expérience. C'est un sujet géré au niveau local, et c'est d'ailleurs très bien ainsi.
S'agissant de la commune de Solaize, les gares de triage ne sont pas dans le champ de la directive Seveso. La loi sur les PPRT n'est par ailleurs pas étendue à ces installations, mais nous allons préparer un document suite à la mission de Frédéric Courant, notamment pour donner un peu plus d'informations aux collectivités sur les risques auxquels elles sont exposées, les moyens d'y faire face et sur le fait d'y associer la population.
Il n'y a pas grand-chose à changer en termes de réglementation mais ce sont des documents très longs, très techniques, complexes à lire. Frédéric Courant souhaite remettre aux collectivités une version grand public pour qu'elles puissent s'en saisir. Quand on a une responsabilité d'élus ou quand on est citoyen, on n'a pas besoin de connaître le détail du fonctionnement de telle ou telle réglementation mais de savoir ce qu'on doit faire quand il arrive quelque chose. S'il se passe quelque chose dans la gare de triage, la réaction doit être la même que s'il arrive un problème sur un site Seveso. Il faut qu'on puisse rassurer les élus. C'est la façon la plus simple de faire vivre la culture du risque dans notre pays et de donner à nos élus des outils pour y arriver.
Les exercices sont très importants et c'est une bonne chose que le préfet en organise régulièrement mais, face à l'urgence, je pense que des indications simples sont la meilleure procédure à suivre.
Mme Marta de Cidrac . - Madame la Ministre, le rapport de la commission d'enquête préconise notamment de diversifier la composition des structures de concertation sur les risques au niveau local. Des instructions ont-elles été données pour que les élus autour des sites Seveso y soient pleinement associés ?
Par ailleurs, la commune de Saint-Germain-en-Laye abrite le Syndicat interdépartemental pour l'assainissement de l'agglomération parisienne (Siaap), site Seveso que vous connaissez. Les élus de tels sites ne sont pas associés au conseil d'administration ni au conseil de surveillance, pas plus qu'à aucune autre instance. Je plaide pour que cela évolue. Comptez-vous aller en ce sens ?
Mme Barbara Pompili, ministre . - Tous les éléments qu'on peut mettre à la disposition des collectivités permettent de mieux les outiller pour faire face au risque. Je l'ai dit à la suite de la mission de Frédéric Courant.
Quant à la présence des élus dans les conseils d'administration d'entreprises Seveso, il faudrait voir comment faire évoluer la réglementation, mais il s'agit d'entreprises privées. Cela me paraît juridiquement compliqué : on porte là atteinte à un certain nombre de droits et principes.
Mme Marta de Cidrac . - Aujourd'hui, les élus de Paris et de la Seine-Saint-Denis sont associés à la gouvernance du Siaap, contrairement aux élus des Yvelines ou du Val-d'Oise.
Pascal Martin connaît très bien le dossier. Ceci mériterait d'évoluer. C'est une demande récurrente des élus des Yvelines et du Val-d'Oise, qui est limitrophe. Je voulais vous soumettre cette question, en espérant que les Yvelinois seront un jour entendus.
Mme Barbara Pompili, ministre . - Il s'agit ici d'un syndicat et non d'une entreprise privée, dont la structure est prévue par des textes. Je vous confesse mes limites sur le sujet mais cela ne me paraît pas si évident.
Mme Marta de Cidrac . - Il y a là une certaine iniquité vis-à-vis des territoires et de leurs élus.
M. Philippe Tabarot . - Madame la ministre, le rôle du maire est consacré par la loi dans le cadre des plans communaux de sauvegarde (PCS) mais la réalité diffère un peu. Les maires et les communes sont en réalité quelquefois dessaisis de leur rôle opérationnel lors de catastrophes de toutes sortes. Ils agissent souvent à vue, avec courage et lucidité.
Notre commission se rendra dans quelques semaines dans les Alpes-Maritimes, qui sont régulièrement touchées par des catastrophes naturelles. Triste hasard du calendrier, un an après la tempête Alex, face à une alerte orange et rouge signifiée début octobre, les PCS se sont activés. Le préfet a pris, comme l'année dernière, une sage décision en fermant toutes les écoles du département pour éviter les flux de circulation à l'heure de la sortie des écoles.
Un problème de forme est toutefois apparu : c'est par une alerte du quotidien régional que les parents connectés ont appris cette nouvelle, en même temps que les communes. Même les inspecteurs d'académie du secteur n'étaient pas au courant. Les communes, comme à leur habitude, n'ont pas ménagé leurs efforts mais les standards des écoles et des mairies ont été pris d'assaut par cette nouvelle au même moment. Peut-être faut-il trouver une meilleure procédure, avec des mesures à mettre en place entre le préfet et les maires pour gérer, en amont, une possible catastrophe.
Enfin, s'agissant de Lubrizol, vous avez lancé tous azimuts un nombre de prélèvements air-terre-eau conséquent. Pourtant, malgré ces multiplications et des communications récurrentes de la préfecture, les associations que nous avons reçues ne semblent pas convaincues de la transparence des données. Comment expliquez-vous cette défiance persistante ? La transparence est-elle vraiment totale ?
Mme Barbara Pompili, ministre . - Le département des Alpes-Maritimes a, il est vrai, largement expérimenté la question des risques naturels...
La commission d'enquête a émis des recommandations relatives au plan particulier d'intervention (PPI) et aux PCS. Ce sont de bonnes recommandations. Vous parliez de coordination entre les différents niveaux. L'idée d'élaborer des PCS au niveau intercommunal me paraît une première réponse à votre question : cela permet de renforcer l'articulation entre le PPI et le PCS. Cela permettrait aussi une meilleure coordination entre les actions de l'État et les collectivités territoriales en matière opérationnelle et de renforcer l'appropriation des risques industriels, technologiques et naturels par les élus.
Dans la même optique, une bonne pratique consiste à associer systématiquement les élus aux exercices menés en application des PPI et à les tenir informés des retours d'expérience de ces entraînements. Cette bonne pratique doit être développée partout et poursuivie : quand c'est mis en place, cela permet une meilleure réactivité.
Les préfets ont pour objectif de renforcer l'aide technique apportée aux communes par les services de l'État pour accompagner l'élaboration des PCS et des documents d'information communale sur les risques majeurs (DICRIM), y compris pour les collectivités qui s'engagent dans cette démarche de façon volontaire.
Quant à la transparence, on a démontré qu'on la souhaite la plus importante possible. Ce n'est pas qu'une philosophie : plus de transparence entraîne plus de confiance, permet de rassurer les populations sur certains points et de dégonfler des bulles d'inquiétude.
On a réalisé une analyse de l'état des milieux, avec un protocole spécifique de mesure des contaminants dans les sols et les végétaux. Plus d'un millier de prélèvements ont été effectués. Au total, depuis l'accident, l'État a imposé plus de 6 500 prélèvements. 368 000 données ont été analysées et intégralement rendues publiques. C'est la première fois qu'un protocole aussi ambitieux est mis en oeuvre.
Les résultats relatifs à 112 communes de Seine-Maritime et 104 communes des Hauts-de-France ont été rendus publics dès 2020.
Les résultats pour la Seine maritime sont plutôt rassurants. Aucune anomalie particulière, mis à part quelques traces de plomb et de benzopyrène, polluants que l'on retrouvait déjà dans certains sols de la région, en lien avec des pollutions historiques, dont la présence, a priori , ne peut pas être imputée à l'incendie.
Une étude de suivi de la qualité de l'air par bio-indicateurs a été réalisée et rendue publique durant l'été 2021. Il s'agissait de prélèvements de lichens dans le cadre de deux campagnes menées fin 2019 et fin 2020. Le marquage des lichens en hydrocarbures est cohérent avec le passage du nuage. Un retour au niveau antérieur a été enregistré dans les délais attendus. Cette campagne a permis de conforter la signature chimique de l'incendie et la pertinence des autres suivis environnementaux.
D'un point de vue sanitaire, en complément de ce que j'ai déjà dit, une évaluation quantitative des risques sanitaires (EQRS) a été réalisée par les exploitants à la demande de l'administration. Elle a permis, sur la base de différents scénarios d'exposition, de modélisation et de données de campagnes d'analyses, d'évaluer les risques potentiels pour la population liés à l'exposition de court, moyen et long termes. Elle n'a mis en évidence de dépassement de la valeur cible qu'au plus proche de l'incendie.
Il s'agit d'un scénario d'inhalation de ce qui est passé dans l'air à ce moment-là. Ce sont des effets réversibles, de type irritation ponctuelle pour les personnes les plus fragiles, sachant que les accès à ces zones ont été limités très rapidement le jour de l'incendie.
Une expertise de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) est en cours. Son rapport sera présenté par le préfet.
Nous avons mis tous les éléments sur la table et avons publié les résultats.
Cet incendie a fait des victimes qui n'ont pas forcément subi de troubles physiques mais qui peuvent supporter des effets psychologiques très importants. C'est peut-être aussi pour cela que certaines personnes qui vivent dans ces territoires disent avoir besoin de plus d'éléments, pour trouver une réponse au mal-être et aux symptômes qu'ils ressentent. Nous ne pouvons leur fournir que les éléments dont nous disposons, que nous avons déjà mis sur la table.
M. Gilbert Favreau . - Madame la Ministre, tout le monde ici a perçu le désarroi des associations de victimes que la commission a reçues. Il y a chez elles un sentiment d'injustice et de non-aboutissement d'une procédure qui est longue.
Lubrizol est-il toujours dans une logique de défausse et essaie-t-il de faire porter le chapeau par un autre, comme cela a été évoqué ? Si c'est le cas, il faut que Lubrizol prouve le fait de ce tiers. Apparemment, ce n'est pas le cas. Lubrizol apparaît donc comme responsable. Il peut y avoir un problème avec l'assureur de Lubrizol, mais cela paraît acquis : Lubrizol reste le responsable majeur du sinistre.
Pour ce qui est des dommages, certains sont décelables mais il y a tous les autres. Les victimes doivent savoir que si la preuve n'est pas apportée que les dommages sont imputables à cet incendie, elles auront beaucoup de mal à être indemnisées. C'est un petit peu le problème de ce dossier. Le rôle de l'État est de le leur expliquer, pour que personne ne puisse s'imaginer que l'État ne s'occupe pas d'eux comme il le devrait.
Mme Barbara Pompili, ministre . - On a pu mettre très vite en place des mesures d'indemnisation de type pollueur-payeur. Cela a été fait très vite et Lubrizol a d'ailleurs payé sans barguigner.
Pour le reste, je me mets à la place des victimes et je comprends très bien ce besoin de faire toute la lumière sur ce qui s'est passé et de savoir qui est responsable de quoi. C'est très important pour en tirer des conséquences. C'est le rôle de la justice. On est là en plein dans le champ de l'enquête judiciaire sur la cause précise de l'incendie.
Il est très difficile de savoir qui est responsable entre Lubrizol et Normandie Logistique. Lubrizol semble essayer de se défausser sur Normandie Logistique. De toute façon, en tant qu'exploitant ICPE, il est responsable aux yeux de la loi.
Je ne peux en dire beaucoup plus à ce stade, l'enquête étant en cours. Nous suivrons comme vous ce qui en est déduit.
M. Didier Mandelli . - Je suis élu d'un département qui a connu une catastrophe naturelle, Xynthia, qui a causé 35 morts pour le seul département de la Vendée, il y a 11 ans. Le traumatisme est toujours très présent.
J'étais secrétaire général de l'association des maires à l'époque. Nous avons eu un afflux considérable de dons de communes de toute la France pour aider les sinistrés mais aussi les communes dont les biens ou les ouvrages, pour certains, n'étaient ni assurés ni assurables. Je pense à la voirie, au mobilier urbain, etc.
On a collecté tellement de fonds qu'on a pris la décision de recruter une chargée de mission, en lien avec les services de l'État, le département et le service départemental d'incendie et de secours (SDIS), pendant trois ans. Elle a réalisé 100 % des PCS. À peine 8 à 10 % avaient été faits.
Des communes, qui n'étaient pas littorales pour la plupart, ont pris conscience de la situation suite à la catastrophe. Philippe Tabarot a raison : il faut une prise de conscience et un pilote qui permette d'accompagner tous ces sujets sur le plan administratif.
Mme Barbara Pompili, ministre . - C'est une expérience intéressante qui démontre qu'il faut malheureusement souvent un fait générateur pour se mobiliser. Il faut essayer de prendre un peu de hauteur et réagir avant.
Ce que vous dites est important : on n'y arrive pas seul. C'est pourquoi j'évoquais les PCS intercommunaux, qui figuraient dans le rapport de la commission d'enquête sénatoriale. Il est beaucoup plus simple d'y arriver en commun et en faire bénéficier le plus grand nombre, y compris ceux qui n'ont pas forcément la connaissance du sujet ou qui ne sont pas sur le littoral.
Le préfet est également là pour aider les élus qui en ont le plus besoin à passer ce cap. Merci pour ce retour d'expérience, qui est révélateur du fait que, lorsqu'on s'unit, on y arrive mieux.
Mme Évelyne Perrot . - Madame la ministre, une population traumatisée par une catastrophe le demeure longtemps.
Dans mon secteur, celui du Grand Est, Tchernobyl est toujours présent dans les esprits et le manque de confiance vis-à-vis de l'État est toujours là. Beaucoup de personnes ont encore des problèmes de thyroïde. Il est difficile ensuite de retrouver une démarche citoyenne vis-à-vis des catastrophes.
Mme Barbara Pompili, ministre . - Je partage votre avis, madame la sénatrice. Nous avons un héritage et nous devons faire avec.
Le mieux est de toujours croire en l'intelligence collective, de donner des outils, et d'associer le plus de monde possible, de mettre en place des commissions locales d'information, de donner accès aux informations, de favoriser - pourquoi pas ? - le développement de comités d'expertise citoyens avec qui on partage des informations, afin de restaurer cette confiance. Ce n'est pas simple.
M. Jean-François Longeot , président . - Madame la ministre, vos réponses nous apportent un meilleur éclairage sur la gestion de cette onde de choc. Vous l'avez dit, même si on prend toutes les précautions en amont, le risque zéro n'existe pas. Nous pouvons nous réjouir que 37 des 40 recommandations de la commission d'enquête du Sénat aient été entendues et aient donné lieu à des mesures de la part du Gouvernement, comme vous l'avez rappelé.
Nous resterons bien entendu vigilants, car nous devrons vérifier que l'on passe bien de la parole aux actes et que la responsabilité pollueur-payeur est bien reconnue.
Examen du rapport d'information en commission
Réunie le mercredi 26 janvier 2022, la commission a examiné le rapport d'information de M. Pascal Martin relatif à l'évaluation de la mise en oeuvre des recommandations de la commission d'enquête sénatoriale chargée d'évaluer l'intervention des services de l'État dans la gestion des conséquences environnementales, sanitaires et économiques de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen.
M. Jean-François Longeot . - Mes chers collègues, nous en venons au dernier point inscrit à l'ordre du jour de notre réunion de commission, qui concerne le suivi des préconisations de la commission d'enquête du Sénat sur l'incendie des usines Lubrizol et Normandie Logistique à Rouen, en septembre 2019.
Sous la présidence d'Hervé Maurey, les rapporteures Christine Bonfanti-Dossat et Nicole Bonnefoy ont rédigé un important rapport qui a permis de tirer les principaux enseignements de cet accident industriel.
Cet accident a été « hors norme » à plusieurs égards et constitue le premier événement de cette nature et de cette ampleur en France à l'ère des réseaux sociaux.
Depuis la rentrée, nous avons réalisé plusieurs auditions, qui nous ont permis d'entendre les associations de victimes de l'accident, des acteurs territoriaux impliqués dans la prévention des risques industriels et la surveillance de la qualité de l'air, ainsi que la ministre de la transition écologique.
Cette matière a été retravaillée par notre rapporteur Pascal Martin et va permettre à notre commission d'exercer un « droit de suite » approfondi au rapport de la commission d'enquête du Sénat constituée après l'accident de Rouen.
J'ajoute, en complément, que nous travaillons en ce moment sur la gestion des risques liés aux ammonitrates et que ce travail devrait permettre de compléter utilement le rapport que nous examinons aujourd'hui.
Notre rapporteur nous présentera dans un instant ses principales observations et conclusions.
Sans trop dévoiler le contenu de son intervention, je peux d'emblée vous indiquer qu'environ 80 % des 42 recommandations de la commission d'enquête ont trouvé une suite et donné lieu à des mesures.
En outre, un nombre important de recommandations est complètement soldé, c'est-à-dire que les suites qui leur ont été données se sont déjà traduites concrètement par des évolutions législatives, réglementaires ou des actions de terrain.
Je crois qu'il est important de montrer que c'est la qualité du travail du Sénat qui a été reconnue, et que le Gouvernement s'est inspiré des propositions de la commission d'enquête pour agir pour le futur.
Si tout n'est pas parfait, nous pouvons donc au moins nous réjouir d'avoir été entendus et que des mesures concrètes aient été prises ! C'était le minimum pour répondre aux attentes de la population.
Sans plus attendre, je cède la parole à notre rapporteur Pascal Martin, puis je passerai la parole à Hervé Maurey et à Nicole Bonnefoy.
M. Pascal Martin . - Monsieur le Président, mes chers collègues, u n peu plus de deux ans après l'incendie des usines Lubrizol et Normandie Logistique à Rouen, nous concluons notre cycle d'auditions et de travail sur les suites données aux recommandations du Sénat formulées à cette occasion.
Je vous remercie de la confiance que vous m'avez accordée en me chargeant de cette tâche délicate.
Notre assemblée s'était mobilisée dès le 10 octobre 2019, soit 15 jours après l'incendie, avec les moyens puissants d'une commission d'enquête, dont la création a été décidée à l'unanimité. Cette commission d'enquête était présidée par Hervé Maurey et les rapporteures étaient nos collègues Nicole Bonnefoy et Christine Bonfanti-Dossat. J'en étais moi-même membre.
La commission d'enquête a rendu son rapport en juin 2020 et fourni un travail très important pour tirer les enseignements de cet accident industriel et proposer des solutions afin d'éviter qu'un tel événement ne se reproduise.
Au total, 42 propositions avaient été formulées, traitant des 6 enjeux principaux mis en lumière par l'incendie : le nécessaire développement de la culture de la sécurité ; le renforcement de la prévention des risques industriels et des contrôles ; l'amélioration de la gestion de crise, de l'alerte et de l'information du public en cas d'accident industriel ; l'amélioration des relations entre l'État et les collectivités territoriales dans ce domaine ; l'indemnisation des préjudices et, enfin, le suivi sanitaire et environnemental.
Ce rapport a donc été à la fois ma boussole et un tamis au travers duquel il convenait de passer, en toute objectivité et de façon pragmatique, les différentes mesures prises par le Gouvernement depuis deux ans.
Aussi, comme l'a indiqué le président Longeot, je peux vous indiquer que près de 80 % de ces 42 recommandations ont trouvé une suite, et que la majorité d'entre elles sont aujourd'hui soldées, ce qui prouve, s'il en était besoin, la pertinence des conclusions de notre commission d'enquête.
En outre, les travaux de retours d'expérience, nombreux, avec 5 à 6 rapports, menés ou non à la demande du Gouvernement convergent tous dans le sens du Sénat.
Bien sûr, tout n'est pas parfait, et les nouvelles prescriptions applicables aux exploitants des secteurs et des sites concernés devront naturellement être contrôlées très régulièrement, mais je retiens surtout deux éléments :
- d'abord, des évolutions législatives et réglementaires significatives sont intervenues pour répondre aux failles béantes révélées par l'accident dans la sécurité et la prévention incendie applicables aux exploitants de site Seveso et de leurs sites voisins ;
- ensuite, notre principale marge de progrès réside dans la définition d'une organisation robuste pour assurer un suivi et une analyse des pollutions environnementales et des conséquences sanitaires d'un accident industriel.
Sur ces deux derniers sujets, notre compétence doit s'exercer en cohérence avec celle de la commission des affaires sociales et je ne vous proposerai donc pas de recommandations très développées s'agissant du suivi sanitaire.
Néanmoins, il convient de relever que les mesures prises par le ministère de la santé à ce jour - à savoir la mise en place d'une surveillance via une exploitation du système national des données de santé (SNDS) - divergent des préconisations de notre commission d'enquête, qui appelait à la création de registres médicaux dédiés au suivi dans le temps de certaines maladies.
Des retours d'expérience plus approfondis sont en cours et l'opportunité d'appliquer un programme de biosurveillance à la population générale en plus des intervenants lors de l'accident - notamment sapeurs-pompiers et policiers - continue d'être étudiée par les autorités sanitaires. Le ministère de la santé a consulté le Haut Conseil de la santé publique sur ces sujets.
Deux points communs doivent être relevés entre le sujet des pollutions environnementales (air, eau, sol) et celui du suivi sanitaire : ils concernent, d'une part, les défauts de coordination entre les acteurs lors de l'accident et, d'autre part, la faiblesse et l'inadaptation de nos capacités d'analyse.
En dépit des quelque 360 000 données recueillies après l'incendie à travers 6 500 prélèvements par l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris), Santé publique France, les Associations agréées de surveillance de la qualité de l'air (AASQA), les sapeurs-pompiers et les bureaux d'études spécialisés, nous avons été dans l'incapacité de les analyser efficacement, rapidement et avec une parfaite précision faute d'outils et d'un langage, notamment informatique, qui soient communs aux opérateurs et services mobilisés.
L'Ineris a donc été chargé de travailler sur ce sujet, le cas échéant en lien avec Santé publique France, dans le cadre de son nouveau contrat d'objectifs et de performance pour la période 2021-2025.
Des travaux de consolidation informatique seront par ailleurs développés et 200 000 données issues de prélèvements environnementaux ont d'ores et déjà été partagées et retraitées par Santé publique France (SPF).
Il est clair, toutefois, que le manque d'outils de prélèvements et d'analyse en phase de gestion de crise a compliqué le suivi environnemental et sanitaire des conséquences de l'accident et qu'il s'agit évidemment d'un point majeur d'évolution pour la suite.
S'agissant des évolutions normatives que j'évoquais précédemment pour le renforcement de la sécurité industrielle, je citerai les principales : je pense aux dispositions de la proposition dite « Matras », devenue loi du 25 novembre 2021, qui ont permis d'achever la mise au point juridique du « cell broadcast », dispositif de notification cellulaire, associé à la diffusion de SMS géolocalisés en cas de crise, industrielle, naturelle ou autre. Un exercice européen de sécurité civile aura lieu prochainement dans le Sud de la France, où le cell broadcast seul sera testé. Puis, un exercice sera organisé enfin pour la métropole de Rouen à l'été 2022, cette fois-ci en combinant le cell broadcast et l'envoi de SMS géolocalisés.
L'incendie de Lubrizol était aussi le premier accident industriel majeur de l'ère des réseaux sociaux. Un outil numérique moderne semble donc tout à fait adapté aux évolutions sociétales.
Vous ne serez pas surpris d'entendre à nouveau que le Sénat appelle de ses voeux le déploiement de ce système depuis au moins 10 ans et le dramatique retour d'expérience de la tempête Xynthia...
Là encore, avec Lubrizol, nous sommes face à une triste réalité, qui veut que les principales évolutions positives intervenues dans notre législation aient été prises après des accidents majeurs, qu'ils soient naturels et d'origine climatique ou industrielle. Je citerai également les avancées dans la réglementation des établissements recevant du public, qui ne sont intervenues qu'après le dramatique accident de la discothèque « 5-7 » du 1 er novembre 1970 responsable de 146 morts.
Au rang des évolutions législatives, je pense aussi à des mesures techniques relatives aux plans de prévention des risques technologiques (PPRT), votées lors de l'examen du budget pour 2021 et lors de l'examen de la loi « Climat et résilience » du 22 août 2021, au cours de laquelle nous avons également examiné la création du cadre des enquêtes techniques du nouveau bureau d'enquête accident-risques industriels (BEA-RI).
S'agissant des évolutions réglementaires, elles sont nombreuses également et je souhaiterais développer un instant le coeur technique des mesures, qui représentent au total une charge de près de 2 milliards d'euros répartis sur 6 ans pour l'ensemble des industriels français, en particulier des secteurs de la chimie, de la pétrochimie et de l'entreposage de produits inflammables et combustibles. Elles entreront en vigueur progressivement d'ici au 1 er janvier 2026 et s'appliqueront aux établissements existants et en projet.
L'histoire du droit des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE) retiendra sans doute que l'incendie de Rouen a eu pour conséquence un renforcement important des prescriptions applicables aux exploitants en matière d'information et de transparence, mais aussi et surtout pour ce qui concerne la prévention des incendies et des stockages de liquides combustibles.
L'incendie s'est déclaré dans un stockage de liquides combustibles de faible inflammabilité. C'est là une des clefs de compréhension de l'accident qui a démontré que la réglementation sous-estimait la dangerosité de certains gros volumes de substances ou liquides qui, d'une part, ne se consument pas avant d'atteindre, en moyenne, un « point d'éclair » compris entre 60 °C et au-delà de 93 °C et, d'autre part, ne sont pas miscibles à l'eau - tel est le cas des hydrocarbures - rendant indispensable l'utilisation d'émulseurs.
C'est pourquoi les décrets et arrêtés de septembre 2020 prévoient des mesures pour garantir des récipients plus résistants et un éloignement suffisant afin d'éviter les « effets domino » entre sites de stockage et entrepôts de matières combustibles ou inflammables, et renforcer les capacités d'extinction des incendies chez les exploitants, en leur imposant un accroissement de leurs réserves en émulseurs.
J'évoquais précédemment le coût de ces mesures pour les industriels, mais la sécurité est à ce prix et elle permet d'éviter tant de dommages et de coûts indirects de toute nature, notamment environnementale, qu'il y a, au-delà de l'impératif de protection des populations, un intérêt objectif et rationnel au renforcement de la sécurité industrielle.
Ces évolutions ont été déclinées dans les directives adressées par la ministre à ses services et doivent désormais être mises en oeuvre sur le terrain.
Je terminerai cette présentation des suites données au rapport de la commission d'enquête en évoquant la culture de la sécurité et les exigences d'une démocratie environnementale performante. D'abord, des mesures relatives à la sensibilisation et à la formation aux risques ont été insérées dans deux textes récents relatifs à l'éducation et à la citoyenneté. Ensuite, le plan présenté par la ministre de la transition écologique est intéressant, car il couvre l'ensemble des sujets, mais il nécessitera un volontarisme fort et reste à ce jour trop peu suivi d'effets concrets.
J'en viens aux recommandations que je propose à la commission d'adopter et qui pourraient, si la commission les accepte, faire l'objet d'une proposition de loi et alimenter l'examen des prochains budgets ainsi que nos actions de contrôle.
Ces huit recommandations se déclinent en 4 axes.
Premier axe : améliorer la prévention des accidents et augmenter les contrôles. Je vous propose notamment de demander au Gouvernement d'atteindre l'objectif de 30 000 contrôles annuels par les inspecteurs des ICPE pour renouer avec la période post-AZF, et de prévoir une trajectoire d'augmentation de 200 postes d'inspecteurs d'ici 2027. Je vous propose également d'apporter des modifications resserrées à la législation applicable aux plateformes industrielles, pour renforcer la mutualisation et la coordination entre les exploitants, et de tester la mesure recommandée par la commission d'enquête de limiter à trois le nombre de niveaux de sous-traitance, dite « en cascade », pour les sites Seveso seuil haut.
Il convient également de mieux associer les élus à la prévention et à la gestion des risques, en améliorant leur information et en garantissant leur association aux exercices de sécurité civile. C'est, en effet, d'abord vers les maires que se tournent les riverains en cas d'accident. Je vous propose enfin d'envisager un système d'agrément, comparable à celui prévu pour la surveillance de la qualité de l'air avec les ASQAA, pour soutenir le développement de la culture de la sécurité dans notre pays.
Deuxième axe : renforcer l'information et assurer la participation du public. Je suggère de faire évoluer le cadre applicable aux commissions de suivi de site (CSS), mises en place par le préfet en présence d'une installation industrielle sensible pour associer le public. Plusieurs changements pragmatiques peuvent être apportés à leur composition et à leur fonctionnement au bénéfice du public et des collectivités.
Nous pourrions aussi insuffler davantage de dynamisme à la comitologie territoriale de la prévention des risques, comme aux secrétariats permanents pour la prévention des pollutions et des risques industriels (S3PI).
Troisième axe : améliorer l'évaluation environnementale, le traitement et la réparation des dommages. Sur ce volet, je vous propose principalement d'assouplir les conditions de reconnaissance de l'état de catastrophe technologique. Par ailleurs, nous pourrions travailler sur le développement des recours collectifs en matière environnementale et d'accidents industriels. La ministre a indiqué que des travaux étaient en cours sur ce sujet.
Je vous soumets également des recommandations visant, d'abord, à renforcer la portée du principe de non-régression environnementale, ensuite, à répondre à une récente décision du Conseil d'État qui a souligné les failles de notre législation et de notre réglementation en matière d'évaluation environnementale de « petits » projets, et enfin, à nous permettre d'évaluer au mieux la réalité de la répression des atteintes à l'environnement par les services de l'État.
Quatrième et dernier axe : définir un système ainsi que des procédures adéquates pour assurer un suivi sanitaire efficace des populations. Je vous propose trois recommandations pragmatiques pour renforcer l'information du public et de l'ensemble des acteurs et améliorer les conditions de saisine de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses).
Au-delà de ces éléments, je signale que l'enquête judiciaire est toujours en cours, et que son champ couvre également les pollutions environnementales imputables, le cas échéant, aux exploitants.
Sur le front de l'indemnisation, les agriculteurs ont bénéficié de dégrèvements d'impôts exceptionnels, et la plupart sont entrés dans une logique transactionnelle avec Lubrizol. Un agriculteur, « non inscrit » dans cette procédure amiable, a été indemnisé par l'État pour la perte d'exploitation résultant de la mise en réserve des produits agricoles décidée par l'État le jour de l'incendie. Quelques centaines d'autres victimes, comme les commerçants, entreprises, certaines collectivités territoriales ont passé des accords amiables, quand d'autres ont fait le choix de procédures contentieuses.
Une certaine opacité règne sur les montants en jeu et j'aurais du mal à vous en dire plus si ce n'est que l'on pourrait se hasarder à évaluer à plusieurs dizaines de millions d'euros au total les montants concernés par les accords amiables, qui traduisent une mise en oeuvre certes partielle, mais réelle du principe pollueur-payeur.
Je souhaiterais conclure avec deux remarques.
D'abord, il est difficile de tirer un bilan global des modifications ponctuelles et dispersées portant, au cours des cinq dernières années, sur le droit des implantations industrielles ; il serait cependant intéressant de mesurer, dans nos futurs travaux, notre positionnement par rapport à la législation européenne et de préciser où nous nous situons, comparativement à nos partenaires européens, dans une logique conciliant attractivité économique et prévention des risques.
Ensuite, l'accidentologie industrielle dans notre pays demeure significative et appelle une attention constante. Je vous proposerai d'ailleurs d'intituler notre rapport « Risques industriels : ne pas baisser la garde ! ».
Notre commission est une nouvelle fois amenée à définir des équilibres subtils entre transition écologique, protection de l'environnement, souveraineté économique et développement industriel avec la prévention des risques industriels, et j'espère que vous partagerez celui que je vous propose.
Voici mes chers collègues, les observations, conclusions et recommandations que je vous soumets pour approbation. Je vous remercie.
M. Hervé Maurey . - Je félicite la commission et le rapporteur pour ce travail de « droit de suite » qu'elle a décidé d'exercer dans le cadre de ses travaux de contrôle : c'est un des piliers de l'action du Parlement et il est important que les rapports du Sénat ne restent pas lettre morte.
La ministre Barbara Pompili nous a indiqué en octobre 2021 que 37 des 42 propositions du rapport de commission d'enquête avaient été reprises, et le rapporteur a chiffré ce taux à environ 80 % : je me réjouis de cette réussite qui témoigne de la qualité de nos travaux.
Je serai pour ma part un peu plus mesuré et j'insiste sur le fait qu'il ne faut pas baisser la garde, comme nous le propose d'ailleurs le rapporteur avec le titre de son rapport, même si des évolutions allant dans le bon sens sont intervenues.
Tout d'abord, certaines mesures - que le rapporteur envisage d'intégrer dans une proposition de loi - n'ont pas été reprises par le Gouvernement. Il s'agit, tout d'abord, de mieux associer les élus locaux à la phase de prévention et, en cas d'accident, à la phase de gestion et de suivi des accidents : le préfet avait lui-même reconnu des marges de progrès dans ce domaine. Notre proposition d'apporter des soutiens financiers aux entreprises et aux collectivités qui manqueraient de moyens pour se conformer aux règles de sécurité ne semble pas non plus entièrement satisfaite, tout comme l'amélioration de l'indemnisation des préjudices. Sur le plan sanitaire, les registres de morbidité que nous avons préconisés n'ont pas été mis en place.
Il faut ensuite rester très vigilant sur la mise en oeuvre concrète des mesures annoncées. Je souligne ici le retard pris en matière de déploiement du cell broadcast : on nous avait promis une expérimentation à Rouen en juin 2021, puis celle-ci a été finalement reportée au premier semestre 2022.
Soyons également attentifs au respect des échéances annoncées pour la mise en oeuvre des nouvelles prescriptions portant sur les ICPE, d'autant que celles-ci sont parfois très éloignées : il en va ainsi de la mise en oeuvre des règles de stockage dont certaines sont applicables en 2026, voire 2027.
D'autres mesures méritent d'être précisées et doivent faire l'objet de points réguliers, car leurs modalités, les moyens qui y seront consacrés et le calendrier restent encore flous : tel est le cas de la culture du risque qui est un point faible dans notre pays, comme l'a rappelé la ministre.
J'approuve les préconisations du rapporteur et j'espère que la commission pourra, par la suite, faire le point de manière régulière - annuellement par exemple - sur l'avancée des divers volets que je viens de récapituler.
Je terminerai en soulignant l'importance de la réalisation des promesses du Gouvernement en matière d'augmentation des contrôles des installations classées.
Mme Nicole Bonnefoy . - À mon tour, je souhaite remercier la commission et son rapporteur Pascal Martin.
Je m'associe aux propos du Président Maurey et me réjouis de la mise en oeuvre de 80 % des recommandations de notre rapport de commission d'enquête. Reste, comme l'a suggéré le rapporteur, à reprendre les 20 % restants, voire à définir encore plus finement un certain nombre d'actions pour couvrir tout le champ concerné en matière législative.
J'ai bien noté les huit recommandations organisées en quatre axes et, tout en comprenant que le rapporteur ait souhaité ne pas empiéter sur les compétences de la commission des affaires sociales, j'insisterai sur les questions sanitaires qui ont occupé une place très importante dans notre rapport d'enquête. Je garde en mémoire les difficultés pour obtenir la composition précise des substances qui ont brûlé, et pour élucider la nature des effets cocktail susceptibles d'être engendrés. Nos demandes, sur ce volet sanitaire, n'ont pas été totalement satisfaites, et il en va de même de la mise en place d'un principe de précaution qui doit prévaloir dès le début de l'accident, mais aussi dans le suivi sanitaire à long terme de la population. Comme l'a rappelé le Président Maurey, la mise en place de registres de morbidité pour certaines maladies, qui est fondamentale, n'a pas été retenue par le Gouvernement.
J'adhère donc pleinement aux lignes du rapport qui vient de nous être soumis et à ses prolongements sous la forme de proposition de loi qui pourrait s'intituler « Ne pas baisser la garde », mais je regrette que le volet sanitaire ne soit pas encore plus approfondi. Peut-être pourrait-on compléter la proposition de loi qui est envisagée par le rapporteur par des dispositions relatives à l'aspect sanitaire qui me paraissent essentielles.
M. Pascal Martin . - J'ai pris soin de commencer mon rapport en soulignant l'importance des questions sanitaires. Originaire de Rouen et présent sur les lieux le jour de l'accident, je constate effectivement que les associations et les riverains sont très sensibles aux enjeux sanitaires. Il faudra donc approfondir ces questions en associant la commission des affaires sociales.
S'agissant des produits de décomposition susceptibles d'être émis en cas d'incendie, je précise qu'un des arrêtés pris en septembre 2020 prévoit que les exploitants de site Seveso devront intégrer des informations sur ce sujet dans leurs études de danger, en incluant les produits de décomposition liés au bâtiment du site et aux contenants des produits.
Je précise également que les huit propositions que j'ai formulées ont pour objet de compléter et d'amplifier celles de la commission d'enquête. Tel est l'esprit de nos travaux.
M. Gilbert-Luc Devinaz . - Les huit propositions formulées par le rapporteur me paraissent dignes d'intérêt.
Je saisis l'occasion de nos échanges pour attirer votre attention sur un point particulier qui soulève des difficultés aux élus et aux riverains concernés.
Dans le « couloir de la chimie » du département du Rhône, se trouve une gare de triage qui accueille des produits pouvant relever de la logique Seveso : lorsque l'arrêt transitoire des substances se prolonge, la gare de triage se transforme, de fait, en espace de stockage. Or elle est soumise à une réglementation internationale tandis que les installations industrielles avoisinantes sont soumises aux règles nationales Seveso. Une telle situation est incompréhensible pour les riverains, dont la protection varie selon le lieu alors que le risque est le même. Les élus sont également confrontés à cette différence de traitement paradoxale.
Des incidents ont déjà eu lieu dans cette gare de triage et il faut réfléchir à prévenir la réalisation d'autres risques.
Mme Angèle Préville . - Je signale simplement avoir été contactée par une des associations de citoyens de Rouen qui souhaite se constituer en Institut éco-citoyen comme celui qui existe à Fos-sur-mer. Nous les avions auditionnés et ils m'ont sollicitée pour devenir leur marraine. Quand je suis allée à Rouen, j'ai entendu le témoignage des personnes de Fos-sur-Mer qui ont l'impression d'être un peu mises de côté, et s'inscrivent dans une démarche louable de recherche d'informations sur les pollutions qui les concernent.
M. Pascal Martin . - Vous soulignez, à juste titre, qu'une des difficultés de ces accidents réside dans l'effort de pédagogie et de « vulgarisation » qui doit être fait auprès des riverains concernant le contenu des données très techniques qui sont récoltées : quand on n'a pas un doctorat en chimie, il n'est pas facile de se retrouver à travers les diverses substances stockées dans l'industrie.
Il va donc falloir améliorer la culture du risque et amplifier l'information destinée à tous les publics - nous partons de très loin dans ce domaine.
L'information sur les risques industriels et l'implantation des sites Seveso est beaucoup plus compliquée à transmettre que lorsqu'il s'agit d'inondations ou de prévention de catastrophes naturelles.
M. Jean-François Longeot . - Merci pour ces échanges. Je vous indique qu'en faisant cet exercice de « droit de suite », nous nous inscrivons dans le cadre des conclusions adoptées par le Bureau du Sénat à la suite du rapport de notre collègue Pascale Gruny sur la modernisation des méthodes de travail du Sénat, qui charge les commissions permanentes d'assurer un suivi de la mise en oeuvre des recommandations adoptées par le Sénat.
Pour conclure nos débats sur ce thème, je souhaite insister sur deux points.
D'abord, l'importance de développer la culture du risque dans tous nos territoires. La difficulté est considérable, nous le savons, car en informant le public sur les risques et les conduites à tenir en cas d'accident, certains craignent parfois de susciter la peur ou une dévalorisation des biens exposés à des risques. Pourtant, il est nécessaire d'effectuer des actions de sensibilisation. Il s'agit d'une exigence de responsabilité et je pense que nous devons échanger avec nos maires sur ce sujet.
Le second point sur lequel je souhaitais insister c'est l'importance, pour l'avenir, de prévoir une organisation adaptée pour être en capacité d'évaluer très rapidement les effets d'un tel accident, à la fois sur l'environnement et sur la santé.
En tant que président de cette commission, je pense bien sûr aux pollutions environnementales, mais je ne peux pas omettre l'aspect sanitaire, qui a fait l'objet de nombreuses recommandations de la commission d'enquête et qui a concentré les critiques d'une partie de la population.
La commission adopte à l'unanimité les recommandations proposées par le rapporteur et autorise la publication du rapport d'information.