E. INDEMNISATION DES PRÉJUDICES : AUCUNE RECOMMANDATION REPRISE
Proposition 33 : clarifier le code des assurances (art. L. 121-1) pour garantir aux victimes la possibilité de bénéficier d'un remboursement amiable du montant de la « franchise » prévue dans le contrat d'assurance.
Appréciation quantitative : non retenue
Observations de la commission : une évolution des modalités d'organisation du contentieux collectif en responsabilité permettrait -- en l'espèce -- d'assurer une meilleure prise en compte des intérêts privés en cas d'accident industriel et de viser une juste et large réparation des divers préjudices subis, du désagrément jusqu'aux dommages caractérisés.
Les services du ministère de l'économie rappellent que la législation en vigueur permet déjà aux assurés victimes de dommages de solliciter une indemnisation intégrale auprès du responsable du sinistre, dans le cadre d'une procédure civile, pour la fraction non indemnisée restant à leur charge et n'envisage pas de modification complémentaire. Ne resterait donc que la possibilité d'un accord amiable entre l'assuré et son assureur , pour prévoir un remboursement du montant de la franchise.
En matière d'indemnisation des préjudices créés par un accident industriel, la solution qui vient spontanément à l'esprit serait d'introduire dans notre droit une nouvelle obligation assurantielle à la charge des exploitants pour couvrir les dommages causés aux tiers. Toutefois, une telle proposition n'est tout simplement pas opérationnelle - il faudrait que les assureurs puissent mettre au point une offre de contrats susceptibles d'être souscrits par les industriels - et aucun rapport ni étude réaliste n'a suggéré une telle avancée depuis la mise en place, en 2012, dans le droit en vigueur, de « garanties financières » obligatoires couvrant les éventuels dégâts causés par la fermeture d'un site industriel en écartant les dommages causés aux tiers.
L'accident de Rouen à travers les mécanismes complexes et la « nébuleuse » des acteurs de l'indemnisation.
L'indemnisation, en cas de sinistre important, reste un sujet à « tiroirs multiples », juridiquement complexe, où s'entremêlent cinq mécanismes :
- des procédures judiciaires dont la durée s'explique par la difficulté de prouver contradictoirement le lien entre le préjudice et l'accident industriel ;
- des recours administratifs pour les préjudices résultant de décisions administratives. L'un de ces recours a abouti en juillet 2021 et l'État, qui avait suspendu les ventes de produits agricoles pendant un mois après l'accident, a été condamné à indemniser un maraicher de Seine-Maritime « non inscrit » aux procédures amiables organisées en accord avec les organisations agricoles ;
- l'intervention des assureurs , qui est essentielle du point de vue financier. Pour se limiter au cas des riverains de Lubrizol, environ 3 000 particuliers auraient déclenché les garanties de leur contrat multirisques habitation ;
- les aides et dégrèvements fiscaux accordés par l'État pour soutenir certains agents économiques victimes de l'accident. En particulier, les agriculteurs ont pu bénéficier de dégrèvements de taxe foncière sur le non-bâti en raison d'une perte de récolte imputable à un « évènement extraordinaire » 119 ( * ) ;
- des indemnisations amiables . Lubrizol a volontairement mis en place deux fonds , l'un pour les agriculteurs et l'autre pour les autres activités économiques ainsi que les collectivités. Si les décisions de justice donnent lieu à publication, les contrats ou les transactions sont largement confidentiels et il est très difficile d'en obtenir le chiffrage, tant du côté des victimes que de la partie qui indemnise.
Par exemple, un montant de 50 millions d'euros nécessaire pour dédommager les agriculteurs avait été évoqué, mais il n'a pas été confirmé et l'interprétation de la rubrique « provisions pour risques » des comptes de Lubrizol comporte des incertitudes. Par ailleurs, la commission a été informée de l'application de barèmes d'indemnisation et du nombre estimatif de bénéficiaires dont le dossier était soldé ou encore en discussion, mais les professionnels ou personnes indemnisés souhaitent conserver la confidentialité des chiffres.
Le dernier rapport d'activité du fonds national agricole (FMSE), organisme « facilitateur » de la procédure amiable indique qu'environ 1 000 agriculteurs ont étés indemnisés par le premier fonds Lubrizol , clôturé début 2021, pour les pertes directes et indirectes. Des déceptions ou des renonciations subsistent sans doute et ont d'ailleurs été évoquées au cours des auditions, de la part des représentants de victimes de l'accident. Le Bureau d'analyse des risques et pollutions industriels (Barpi) avait même chiffré, en septembre 2020, à 3 000 le nombre des exploitations agricoles concernées par les restrictions agricoles de sécurité décidée par le préfet. L'aspect positif de cette transaction a cependant convaincu un certain nombre de professionnels qui ont pris en compte les aléas des procédures contentieuses. Selon leurs représentants, les agriculteurs de ce territoire aspirent désormais à « tourner la page Lubrizol » après avoir ensuite subi le choc de la pandémie et des difficultés climatiques.
En ce qui concerne le second fonds Lubrizol dit « solidarité » , quasiment la moitié des dossiers de 525 collectivités, commerçants ou artisans semblent avoir été indemnisés, sur la base d'un barème assez automatique. L'autre moitié reste encore en attente et quelques procédures judiciaires ont été déclenchées, en particulier par les restaurateurs qui invoquent des préjudices d'un montant supérieur à l'indemnisation proposée. Par la suite, l'impact majeur de la pandémie a profondément modifié le contexte avec des professionnels en grande détresse et des mesures de soutien massives au plan national en contrepartie des fermetures administratives.
Les collectivités concernées par ce second fonds ont pris des positions divergentes . Certaines ont opté pour l'indemnisation amiable, d'autres ont eu recours à la voie contentieuse.
Si la commission reconnaît, à la suite de la commission d'enquête sénatoriale, l'utilité et le caractère innovant de la procédure amiable volontaire lancée par Lubrizol , encadrée par les pouvoirs publics, acceptée par les organisations agricoles ou les chambres consulaires et qui va dans le sens du principe pollueur-payeur, elle souhaite que cette procédure ne crée pas de déception et permette une réparation à la hauteur des préjudices.
Pour combler certains manques, la commission d'enquête sénatoriale avait proposé un mécanisme facilitateur pour les particuliers : il s'agit d'adapter l'action de groupe pour faciliter, en cas d'accident industriel comme celui de Rouen, le traitement simplifié d'un grand nombre de litiges portant sur des sommes modestes , pour lesquelles nos concitoyens renoncent souvent à se lancer dans une procédure judiciaire .
Par analogie, il convient de rappeler que les articles L.623-1 à L. 623-32 du code de la consommation visent à faciliter « la réparation des préjudices individuels subis par des consommateurs placés dans une situation similaire ou identique » . En s'inspirant de ce modèle, il conviendrait de réparer les préjudices, dans un premier temps « patrimoniaux », des riverains d'un accident industriel qui subiraient des dommages matériels. Sur le terrain, comme l'a perçu la commission d'enquête, ce sont parfois les préjudices de faible montant non indemnisés qui laissent un goût particulièrement amer à nos concitoyens.
La problématique de la « franchise » qui reste à la charge du titulaire d'un contrat d'assurance est également un point d'attention pour la commission : en précisant ou en affirmant dans les travaux parlementaires que cette franchise peut être remboursée à l'amiable, le législateur peut écarter le doute qui peut subsister à la lecture de l'article L. 121-1 du code des assurances dont le but principal est d'interdire à l'assuré de cumuler plusieurs indemnisations pour une même chose garantie.
Proposition 34 : adapter l'action de groupe pour réparer efficacement les préjudices matériels de faible montant -- en deçà des « franchises » -- subis par les riverains en cas d'accident industriel.
Appréciation quantitative : non retenue
Observations de la commission : une évolution des modalités d'organisation du contentieux collectif en responsabilité permettrait en l'espèce d'assurer une meilleure prise en compte des intérêts privés en cas d'accident industriel et de viser une juste et large réparation des divers préjudices subis, du désagrément jusqu'aux dommages caractérisés.
Le ministère de la justice indique qu'une réflexion globale est en cours sur l'action de groupe. Toutefois, aucune évolution spécifique n'est intervenue sur ce volet, qui doit dès lors être approfondi .
* 119 Article 1398 du code général des impôts.