TRAVAUX EN COMMISSION

Audition de M. Sébastien Moncorps, directeur du comité français
de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN)
(mercredi 9 juin 2021)

M. Jean-François Longeot , président . -- Nous avons le plaisir d'accueillir pour la première fois devant notre commission depuis le début de la présente session Sébastien Moncorps, directeur du comité français de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), en vue de la préparation du Congrès mondial de la nature, qui se tiendra à Marseille du 3 au 11 septembre 2021.

Ce congrès est un événement de première importance : il s'agit de la plus grande manifestation internationale sur la biodiversité, qui réunit et mobilise les experts de la protection de la nature, du monde politique à la recherche, en passant par les ONG et les organisations internationales, sans oublier les entreprises. Le fait que le congrès ait lieu cette année en France est une opportunité inédite pour faire entendre la voix de notre pays en matière de diplomatie environnementale et de lutte contre l'érosion de la biodiversité.

Ce congrès a normalement lieu tous les quatre ans, mais la crise sanitaire a perturbé le calendrier habituel : il se sera finalement écoulé plus de cinq ans depuis la dernière édition à Hawaï, en 2016, qui avait alors réuni plus de 10 000 participants.

Cette année, le Congrès mondial précédera de peu la quinzième conférence des parties (COP15) de la Convention sur la diversité biologique, prévue du 11 au 24 octobre prochains en Chine, à Kunming : les rencontres et échanges qui auront lieu à Marseille permettront de préparer les négociations et donneront l'occasion de tester des positions et de sonder les envies de progresser avant la COP15. Pour cette raison, le second semestre 2021 sera particulièrement attendu et scruté par les acteurs de la biodiversité, alors que le Gouvernement élabore sa troisième stratégie nationale pour la biodiversité et qu'il est plus que jamais nécessaire de s'entendre sur un cadre multilatéral pour réduire les pressions exercées par les activités humaines sur la biodiversité.

À l'heure où le Sénat examine le projet de loi « Climat et résilience » et s'apprête à renforcer la stratégie nationale pour les aires protégées (article 56) et à conforter le cadre judiciaire afin de mieux sanctionner les atteintes aux milieux physiques (titre VI), la nécessité de mener de manière concomitante la lutte contre l'érosion de la biodiversité et la politique climatique s'impose avec évidence. Les enjeux sont intimement liés et les interdépendances sont fortes : il n'est plus envisageable de conserver une approche en silo.

Avant de vous laisser la parole pour que vous nous présentiez les grands enjeux du Congrès mondial, je souhaiterais vous interroger sur plusieurs points. Quelle est votre appréciation concernant la coopération internationale en faveur de la biodiversité ? Existe-t-il une volonté politique d'agir en commun et de définir des méthodes d'évaluation et d'action partagées ? L'Union européenne vous paraît-elle un acteur légitime et crédible sur la scène mondiale ? Quels sont les principaux défis de la prochaine décennie afin de mettre un coup d'arrêt à l'inquiétante érosion de la biodiversité ? Toutes ces questions peuvent d'ailleurs se résumer en une seule : pour vous qui êtes un fin connaisseur de l'état de la nature et en mesure d'apprécier les efforts entrepris ici et là, au niveau local aussi bien que global, est-il permis d'être optimiste quant aux chances de succès afin de réellement préserver la biodiversité des menaces qui pèsent sur elle ?

M. Sébastien Moncorps, directeur du comité français de l'Union internationale pour la conservation de la nature . -- Le Congrès mondial de l'UICN est considéré comme le plus grand événement mondial dédié à la nature et à la biodiversité. Il rassemble une large communauté : États, agences publiques et ONG. Au total, plus de 1 300 participants représentent plus de 160 pays.

L'UICN constitue un vaste réseau de plus de 15 000 experts chargés d'identifier à la fois les enjeux et les solutions en matière de biodiversité.

Le Congrès mondial est une enceinte ouverte non seulement aux membres de l'UICN, mais également à toute personne ou organisation désireuse de s'impliquer davantage dans la préservation de la biodiversité. Il accueille à ce titre des représentants de collectivités territoriales, d'entreprises et de différentes associations. Depuis 2016, nous comptons parmi nos membres des organisations représentatives de peuples autochtones, dont on sait aujourd'hui le rôle important qu'ils jouent en matière de préservation de la biodiversité.

La COP15, qui se tiendra juste après le congrès, permettra de faire un bilan de l'évolution des indicateurs de la biodiversité et permettra aux parties de se réengager. Les États parties à la convention sur la diversité biologique ont adopté une stratégie mondiale en 2010, à Nagoya, qui a défini vingt grands objectifs internationaux à atteindre en 2020. Malgré les progrès enregistrés, notamment en en ce qui concerne la création d'espaces protégés sur terre ou en mer, le compte est loin d'y être. Les États parties vont donc adopter une nouvelle stratégie mondiale pour la biodiversité à échéance 2030, avec de nouveaux objectifs.

Dans ce contexte, le Congrès mondial va jouer un rôle clé sur la nature des engagements à prendre. Depuis la création de l'UICN à Fontainebleau, en 1948, c'est la première fois que le Congrès mondial de la nature se tient en France. Il est constitué de deux parties : la première, le forum de la conservation, est un vaste espace d'échange et de débat sur les actions menées en termes de conservation de la biodiversité et les solutions à apporter pour répondre à ce défi. Des ateliers thématiques et de grandes réunions plénières seront organisés, réunissant des personnalités reconnues. Des sessions de formation et de renforcement des capacités se tiendront également. Un espace composé de plusieurs pavillons, dont un pavillon français, permettra de réunir organisations, membres et experts. Cet espace sera ouvert gratuitement au grand public.

Nous avons identifié sept grands thèmes pour ce congrès : les paysages terrestres, l'eau douce, les océans, le changement climatique, les questions de droit et de gouvernance, les systèmes économiques et financiers et les savoirs innovation et technologie.

La deuxième partie du congrès, l'assemblée générale, intéresse plus spécialement les 1 300 membres de l'UICN qui seront invités à adopter toute une série de décisions. Cette assemblée se décompose en deux chambres : une chambre gouvernementale, qui réunit les États et les agences publiques, et une chambre non gouvernementale, qui réunit les ONG. Pour être adoptée, toute décision doit être votée à plus de 50 % dans chacune des deux chambres.

L'assemblée générale aide à forger la politique internationale de l'UICN sur un grand nombre de sujets, examine les modifications apportées aux statuts de l'organisation, discute de questions d'importance stratégique et élit son nouveau conseil d'administration. Elle adoptera également un message final, le « message de Marseille », destiné à relancer les efforts indispensables pour la conservation de la biodiversité.

La France a souhaité ouvrir des espaces au grand public, avec des animations visant à mieux le sensibiliser aux différents enjeux de la diversité : les Espaces Générations Nature, à l'image des Espaces Générations Climat organisés lors de la COP21.

Plusieurs sommets internationaux se tiendront en parallèle du Congrès -- sur les entreprises, sur les villes et les collectivités locales ainsi que sur les peuples autochtones. Le sommet prévu sur la mobilisation de la jeunesse s'est finalement tenu en avril dernier sous forme virtuelle, en raison de la crise sanitaire ; il a réuni plus de 14 000 participants. Par ailleurs, le Président de la République avait souhaité organiser le One Planet Summit , entièrement consacré à la biodiversité, le 11 janvier 2021, c'est-à-dire au moment où le Congrès aurait dû se réunir.

Nous espérons que cet événement sera à la fois décisif et historique. Le comité français de l'UICN est particulièrement engagé, depuis 2018, dans ce travail de longue haleine. Tous les acteurs sont mobilisés pour valoriser notre expertise et mettre en avant nos propositions et nos solutions.

M. Guillaume Chevrollier . -- De nombreux parlementaires sont engagés pour la nature. Il est important que la société civile et nos concitoyens puissent s'approprier cet événement et soient sensibilisés aux enjeux de la biodiversité.

Au regard des échanges avec les autres comités nationaux, pensez-vous que le Congrès mondial de septembre prochain permettra des avancées significatives et la prise d'engagements forts des parties prenantes ? Quels vous paraissent être les points d'achoppement et comment comptez-vous lever ces difficultés ? Comment articulez-vous, au sein du comité français, ces deux grands événements que sont le Congrès mondial et la COP15 Biodiversité ?

Le Gouvernement a annoncé, en janvier dernier, une nouvelle stratégie nationale pour les aires protégées, avec un objectif de 30 % de surfaces protégées et de 10 % sous protection forte. L'article 56 du projet de loi Climat et résilience donne par ailleurs une assise législative à cette stratégie.

Dans le même temps, en France, 26 % des espèces évaluées sont considérées comme éteintes ou menacées et seulement 22 % des habitats d'intérêt communautaire sont dans un état de conservation favorable.

À la lueur de ces indicateurs, quelle est votre appréciation des efforts entrepris par la France, aussi bien sur le territoire métropolitain qu'outre-mer ? Les moyens financiers et humains dédiés à cette stratégie vous paraissent-ils suffisants ? Cette dernière présente-t-elle des angles morts ?

La question de la coopération internationale en faveur de la biodiversité est un sujet assez peu abordé et qui me paraît mériter qu'on s'y arrête. Je pense notamment à l'aide publique au développement en faveur de projets environnementaux et de protection de la nature. Le cadre actuel en matière de lutte contre l'érosion de la biodiversité vous paraît-il adapté ? Les outils de financements internationaux permettent-ils d'organiser efficacement une coopération avec les pays en développement ? Quels sont les défis à relever et comment la France pourrait-elle jouer un rôle moteur en la matière ?

M. Sébastien Moncorps . -- La France a été force de proposition sur plusieurs questions, qui ont une résonnance dans notre pays et dans le monde.

Nous proposons de renforcer la protection de certaines espèces ou certains milieux naturels. Je pense notamment aux grands singes, à travers l'expertise du Muséum national d'Histoire naturelle, à la conservation des mangroves, qui ont déjà perdu près de 50 % de leur surface à l'échelle planétaire, alors qu'elles jouent un rôle important en termes d'accueil de la biodiversité et de stabilisation du recul du trait de côte -- grâce à nos territoires d'outre-mer, nous disposons d'environ 100 000 hectares de mangroves qu'il nous faut préserver.

Nous avons également formulé des propositions pour la protection des poissons herbivores des récifs coralliens, qui jouent un rôle très important dans la régulation du développement des algues. En cas de surpêche, les algues recouvrent les récifs coralliens et les empêchent de fonctionner convenablement.

Nous souhaitons également une meilleure reconnaissance du patrimoine naturel géologique des milieux souterrains. Il s'agit d'un des angles morts que vous évoquiez, en France, mais aussi au niveau international.

Les questions de biodiversité et de changement climatique sont aujourd'hui étroitement liées. Pendant longtemps, on a parlé des conséquences du changement climatique sur la biodiversité, notamment lors de la préparation de la COP Climat à Paris. Nous nous rappelons tous les images de cet ours polaire dérivant sur un morceau de banquise, de ces feux de forêt ou de ces récifs coralliens blanchis. Mais dès qu'il s'agissait d'évoquer les solutions, on ne s'intéressait qu'à la transition énergétique et aux énergies fossiles ; personne n'envisageait de recourir aux solutions fondées sur la nature. Or c'est un message fort que nous portons : aujourd'hui, les plus grands réservoirs de carbone de la planète sont dans les milieux naturels. Ces derniers nous offrent des capacités de captage et de stockage de CO 2 gratuites, à condition qu'ils soient préservés, voire restaurés : 50 % des émissions humaines de carbone sont captées et stockées par les écosystèmes. La nature est donc un allié indispensable dans la lutte contre le changement climatique.

La criminalité environnementale est également un sujet important. Le Sénat a formulé des propositions sur le renforcement des sanctions en matière d'atteintes à l'environnement. Nous souhaitons que la criminalité environnementale soit reconnue comme une infraction grave, à l'instar de ce qui a été fait dans la convention des Nations Unies sur le crime organisé.

Il est également urgent de s'attaquer à la pollution plastique dans les océans, notamment à travers l'ouverture de négociations internationales et l'adoption d'un traité ou d'une convention internationale contraignant.

La question de la gestion des ressources en sable est un autre angle mort de la protection de la biodiversité. Le sable est la deuxième ressource naturelle la plus utilisée au monde et fait l'objet de prélèvements très intensifs, que ce soit dans les lits de rivières ou sur les plages.

Nous souhaitons aussi la mise en place d'un meilleur contrôle des dispositifs de concentration des poissons, qui posent un vrai problème de préservation des ressources halieutiques.

Nous demandons également, prenant appui sur la loi Labbé qui interdit l'utilisation de pesticides de synthèse dans les espaces verts des collectivités territoriales et dans les jardins des particuliers, la généralisation à l'échelle planétaire de l'ensemble des techniques alternatives, en milieux urbain, rural et agricole, au travers de la promotion de l'agroécologie.

Nous luttons contre la déforestation importée. C'est un sujet nouveau que la France a mis sur la table. Notre pays est d'ailleurs le seul, avec la Norvège, à avoir adopté une stratégie nationale en la matière. Nous promouvons la généralisation de ces stratégies au niveau mondial.

Nous luttons également contre l'intensification de l'artificialisation des sols, qui est un sujet du projet de loi « Climat et résilience ». Il s'agit de mettre en place une meilleure planification en visant un objectif de « zéro artificialisation nette » et en engageant davantage d'opérations de restauration et de renaturation de milieux naturels dégradés.

Nous nous félicitons que la France ait d'ores et déjà pris les devants s'agissant de la question importante des aires protégées, outil majeur de la protection de la nature. À l'objectif de 30 % d'aires protégées en 2030 s'ajoute celui de 10 % d'aires sous protection forte, qui a été adopté au niveau européen.

La France est engagée en matière de préservation de la biodiversité. Elle n'est pas épargnée par le problème planétaire de la dégradation de la biodiversité. Nous espérons que la nouvelle stratégie nationale pour la biodiversité, qui sera adoptée à la suite de la COP15, sera une véritable stratégie de mobilisation de l'ensemble des acteurs, afin de parvenir à un vrai changement d'échelle.

La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) plaide pour des changements transformateurs, c'est-à-dire des changements en profondeur de l'ensemble des politiques relatives à la biodiversité.

Le système de suivi, d'évaluation et de rapportage, qui a fait défaut dans le cadre des précédentes stratégies mondiale et nationale, constitue aujourd'hui un angle mort. Nous avons en effet manqué de points d'évaluation réguliers sur la base d'indicateurs définis, car les objectifs chiffrés sont beaucoup plus faciles à évaluer quantitativement. Les États avaient adopté en 2010 une très belle feuille de route comportant 20 objectifs internationaux. Malheureusement, on a attendu 2020 avant de faire le point. Les objectifs qui ont été atteints sont ceux qui avaient des cibles quantitatives. Par exemple, nous dénombrons 17 % d'espaces protégés terrestres en 2020, l'UICN a publié un rapport en ce sens. Pour les espaces marins, l'objectif était de 10 %. Il n'a été atteint que partiellement, puisque ces espaces ne représentent aujourd'hui que 7,5 %. Par conséquent, des efforts importants devront être mis en place pour parvenir au chiffre de 30 % !

Cet objectif quantitatif d'augmentation de la surface est indispensable, mais il doit aller de pair avec une gestion efficace et des moyens financiers. Sinon, on se trouve dans la situation qu'on appelle le syndrome des « parcs de papier » : les espaces existent sur le papier, sans avoir pour autant une réalité concrète sur le terrain.

Pour évaluer l'efficacité de la gestion, l'UICN a mis en place un nouvel outil reconnu par l'ONU, à savoir la liste verte des aires protégées. Il s'agit d'une méthodologie visant à évaluer l'efficacité de la gestion et à labelliser les sites efficacement gérés, afin de leur donner une véritable reconnaissance internationale, ainsi qu'une valeur d'exemple. À l'heure actuelle, la France possède le plus grand nombre de sites inscrits sur cette liste verte mondiale.

En matière de coopération internationale, nous sommes loin du compte s'agissant du financement global de la biodiversité. Ainsi, 300 milliards de dollars sont mobilisés par an, alors qu'il en faudrait au moins cinq fois plus.

Nous sommes particulièrement intéressés par les initiatives prises par l'Agence française de développement lors du One Planet Summit. Il s'agit de consacrer plus de financements à la biodiversité dans le cadre de la stratégie d'aide au développement, à l'image de l'engagement pris par l'Agence française de développement (AFD) en faveur du climat.

La France possède aussi un outil très intéressant, le Fonds français pour l'environnement mondial, qui permet d'appuyer et d'aider des projets concrets. Pour notre part, nous avons lié un partenariat avec ce fonds, pour aider à renforcer et à structurer les organisations de la société civile en Afrique francophone. En effet, la mobilisation de tous les acteurs est aujourd'hui nécessaire. Nous ne pouvons pas compter uniquement sur l'action des États et des ONG. Il faut renforcer la mobilisation des entreprises, des collectivités locales et de la société civile, pour parvenir à un véritable changement d'échelle et lutter contre les problèmes d'érosion de la biodiversité.

Dans ce cadre, l'UICN met à l'honneur des stratégies gagnant-gagnant, c'est-à-dire gagnant pour l'économie et pour la santé humaine. À ce titre, permettez-moi d'évoquer la crise de la Covid-19, directement liée à la déforestation et au commerce international d'espèces menacées qui exposent les humains à de nouveaux pathogènes.

Mme Angèle Préville . -- J'ai de nombreuses questions à vous poser, monsieur le directeur.

Ce congrès est un événement très important, qui doit permettre une meilleure sensibilisation du grand public. La France n'échappe pas au constat amer de l'érosion de la biodiversité. La Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) a d'ailleurs signalé récemment la disparition de nombreux oiseaux et papillons. Dans la mesure où nous sommes responsables de cette situation à l'égard des générations à venir, nous devons alerter. Comment faire pour décliner de manière plus précise cette information ?

Vous avez évoqué un changement d'échelle, et je suis entièrement d'accord avec vous. Quelles déclinaisons territoriales pourrions-nous mettre en oeuvre pour protéger davantage notre biodiversité ?

Je suis rapporteure d'une mission sur la pollution plastique dans le cadre de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Avec le député Philippe Bolo, nous travaillons à une proposition de résolution visant à inciter le Gouvernement à oeuvrer au niveau international, mais aussi au niveau national, s'agissant de la pollution plastique.

Ainsi, le naufrage et l'incendie du porte-conteneurs X-Press Pearl au large du Sri Lanka nous alertent sur les pertes de conteneurs, qui provoquent une pollution dramatique, avec un impact écologique très important. Contrairement à ce qui se passe pour les marées noires, aucun fonds d'indemnisation n'est prévu dans ce cas. Ne serait-il pas opportun de remédier à une telle situation ?

S'agissant des Terres australes et antarctiques françaises, où le tourisme chinois commence malheureusement à se développer, ne conviendrait-il pas d'imaginer des aires marines protégées ?

Enfin que pensez-vous des territoires en libre évolution, qui relèvent d'initiatives privées ?

M. Sébastien Moncorps. -- S'agissant de la mobilisation citoyenne, nous avons déployé des efforts au cours des trois dernières années. La population française souhaite aujourd'hui mieux comprendre les enjeux de la biodiversité et les solutions qui peuvent être mises en oeuvre. Nous avons organisé des partenariats avec différents médias, dont l'émission scientifique La Terre au carré sur France Inter. Nous nous réjouissons de l'accueil des Espaces Générations Nature au Congrès mondial de la nature, qui ne doit pas être uniquement une réunion de spécialistes et de délégations gouvernementales. Il s'agit de l'ouvrir au grand public, qui pourra y rencontrer des experts. L'éducation à l'environnement est souvent négligée. Il convient donc de soutenir les associations qui interviennent dans les écoles. Par ailleurs, les sciences participatives rencontrent un franc succès. À cet égard, nous accueillerons le Muséum national d'Histoire naturelle sur notre pavillon pour montrer ce que la France fait en la matière : ce sont de bons outils d'implication. Je le rappelle, la LPO propose aux particuliers de créer des refuges LPO.

En outre, l'information en matière de consommation est également importante. Il s'agit de permettre aux citoyens, par leurs choix de consommation, de privilégier des modes de production plus durables et plus respectueux de la nature. Ainsi, en matière de déforestation importée, l'étiquetage permet de savoir si les produits contiennent ou non de l'huile de palme.

Si la mobilisation citoyenne est indispensable, seule une réforme des politiques publiques permettra de changer d'échelle en matière de préservation de la biodiversité.

La réforme des subventions néfastes à la biodiversité constitue un véritable angle mort de notre politique. Le déploiement de nos efforts en matière de protection de la nature se heurte aux moyens bien plus importants destinés à des activités destructrices de la nature. Dans le cadre de la crise sanitaire, nous avons lancé l'alerte. Nous rappellerons fortement au Congrès mondial de Marseille la place de la nature et l'importance de modèles économiques durables dans les plans de relance économique post covid. Profitons de la crise sanitaire pour changer de modèle et avoir un développement économique plus résilient pour la planète et plus sain pour les populations.

Vous avez rappelé la perte de biodiversité en France, en évoquant le dernier état des lieux concernant les oiseaux. Auparavant, on avait tendance à considérer que les menaces en matière de biodiversité ne concernaient que quelques espèces emblématiques et rares. Aujourd'hui, il est clairement établi que l'érosion de la biodiversité touche l'ensemble des espèces, en particulier les espèces communes. Ainsi, au niveau mondial, une espèce d'oiseau sur huit est menacée. En France, une espèce sur trois risque de disparaître du territoire, en particulier dans les milieux agricoles.

La stratégie mondiale doit se décliner au niveau national puis au niveau régional. Il convient de mettre en place ce système d'emboîtement, afin de mobiliser, à chaque échelle, les différents acteurs.

Les collectivités ont un rôle clé à jouer en matière d'aménagement du territoire, de lutte contre l'artificialisation des sols et de maîtrise de l'urbanisation.

On accompagne aussi des stratégies plus locales. Beaucoup de villes s'engagent en matière de biodiversité. Nous soutenons, depuis trois ans, la ville de Marseille, qui présentera au congrès mondial sa stratégie locale pour la biodiversité. En matière de pollution plastique, votre proposition relative à l'application du principe pollueur-payeur me paraît intéressante. Il n'est pas normal qu'il existe des trous dans la raquette, comme nous l'avons vu lors de l'affaire Erika avec Total. Tout préjudice écologique doit être réparé par celui qui en est à l'origine.

Effectivement, le tourisme se développe dans les Terres australes et antarctiques françaises, mais nous sommes confiants : il s'agit d'un espace emblématique et multi-labellisé. Elles sont à la fois un site Ramsar, soit une « zone humide d'importance internationale », et la plus grande réserve naturelle nationale de France, avec une vraie réglementation sur l'accès, sur les possibilités de recherches scientifiques, sur le contrôle de l'introduction d'espèces exotiques envahissantes et sur la pêche. C'est par ailleurs un des sites ayant rejoint la liste verte de l'UICN, attestant qu'il est efficacement géré.

Les territoires en libre évolution sont pour nous une vraie option de gestion. Ils présentent à la fois l'intérêt de pouvoir observer des modes d'expressions plus spontanés de la nature et de renforcer sa résilience par rapport aux changements climatiques. Le Président de la République avait lui-même fixé un objectif de 10 % de pleine naturalité. L'enjeu est aujourd'hui d'être moins interventionniste, notamment en milieu forestier. C'est ce que fait l'Office national des forêts (ONF) en classant, par exemple, des réserves biologiques intégrales. On sait que les forêts stockent davantage de carbone si on les laisse évoluer vers des stades plus matures. Cette protection des forêts primaires est une des priorités affichées dans la stratégie européenne pour la biodiversité. C'est aussi un sujet de recommandation que nous portons à Marseille. Je rappelle qu'il ne reste en Europe que 1 % de forêts matures.

M. Ronan Dantec . -- À quelques mois de la COP15 sur la biodiversité en Chine, quel est votre sentiment ? Malgré la crise terrible de la Covid, les Chinois ne semblent pas si allants que prévu : on aurait pu penser qu'ils seraient très volontaires sur la limitation du commerce d'espèces sauvages et le renforcement des contrôles. Où en sont aujourd'hui les Américains et les grands pays émergents, comme l'Inde ? Comment, selon vous, se présente cette négociation, d'autant qu'une réduction assez forte du nombre de participants est annoncée ? Idem pour la COP26 de Glasgow sur le climat où la jauge est en train d'être sérieusement limitée. Les informations qui me parviennent ne me semblent pas très optimistes...

Quid des financements additionnels pour la biodiversité ? Les anciens modèles de préservation sont en train de s'écrouler. Le modèle de conservation par la grande chasse en Afrique est en train de péricliter, ce qui est assez logique : qui a encore envie de tirer sur un éléphant ? L'UICN défendra-t-elle en Chine la création de nouveaux flux de financement pour la conservation ?

Quelle sera, à terme, la place des collectivités territoriales ? La gouvernance de l'UICN mélange les États et les ONG, mais sans la présence des collectivités territoriales. Je sais que l'UICN France soutient une résolution qui permettrait aux collectivités d'y entrer. Vous développez en particulier un certain nombre d'événements à Marseille en ce sens. Pour information, l'Association française du conseil des communes et régions d'Europe (AFCCRE) organisera une réunion prochainement pour préciser et supporter la feuille de route des réseaux de collectivités pour la COP en Chine. Nous ferons notamment un focus sur la stratégie européenne de biodiversité dont on n'a pas assez parlé, mais qui sera un élément important au cours des prochaines années. La résolution que vous défendez a-t-elle une chance de passer, sachant qu'un certain nombre d'États n'apprécient pas que l'on renforce le rôle des collectivités territoriales dans les instances internationales ?

M. Sébastien Moncorps . -- La Chine est désireuse que cette COP15 sur la biodiversité soit une vraie réussite, mais elle adopte volontairement, en tant que pays d'accueil, une position de neutralité pour faciliter les débats. Nous espérons, avec la nouvelle administration Biden, que les États-Unis auront un rôle plus offensif dans la Convention sur la diversité biologique, qu'ils n'ont pas ratifiée, à l'instar de l'accord de Paris sur le climat. Ils sont là en tant qu'observateurs et ne votent pas les décisions.

Pour financer la biodiversité, nous devons changer d'échelle et trouver les bons modèles économiques. Dans certains pays, l'accès aux parcs nationaux ou aux réserves naturelles est payant. En France, cet accès est gratuit. Nous avons imaginé l'équivalent d'une taxe de séjour pour financer les activités des milieux naturels. Au niveau international, nous avons des difficultés avec les grandes agences de développement qui fonctionnent par prêts. Pour qu'un État accepte de s'endetter en faveur de la biodiversité, il faut donc un modèle économique permettant un retour sur investissement. La part dédiée aux subventions est très limitée alors que c'est elle qui est principalement mobilisée.

Le comité français de l'UICN, en accord avec le Gouvernement, souhaite que les collectivités soient une nouvelle catégorie de membres de l'UICN en raison de la place prise par ces dernières à la suite de toutes les vagues de décentralisation dans le monde. Les collectivités sont dorénavant des acteurs majeurs pour la préservation de la nature. Il est donc normal qu'elles soient représentées et aient un droit de vote lors de l'assemblée générale. Elles doivent pouvoir soumettre des recommandations afin de forger la politique internationale de l'UICN. Se pose néanmoins le problème du nombre -- près de 35 000 communes en France -- et celui de l'articulation avec les autres États avec un maillage territorial moins fin que le nôtre. Nous allons donc travailler à la mise en place de collèges, avec un nombre de votes limité par pays. Par ailleurs, les collectivités, tout comme les ONG d'ailleurs, devront remettre un dossier de candidature attestant qu'elles sont engagées dans la préservation de la biodiversité et qu'elles ont déjà obtenu par leurs actions des résultats concrets.

Sur le plan politique, comme l'UICN est une organisation internationale, certains États sont plus à l'aise que d'autres quant à la participation de leurs collectivités. Les États-Unis sont assez réticents, contrairement à l'Italie, à l'Espagne ou à la Suisse. Nous avons manqué de très peu cette adhésion des collectivités. Nous espérons que cela changera dans le contexte de l'accueil en France, sachant que de nombreux membres européens y sont plutôt favorables. Grâce aux travaux que nous avons réalisés, nous sommes parvenus à une bonne formule tout à fait acceptable. Je souligne que le président de l'UICN est un Chinois, il termine son mandat et il a été élu d'une municipalité en Chine. Pour en avoir parlé avec lui, il est personnellement favorable à cette adhésion.

M. Jean Bacci . -- J'ai bien noté que le consommateur devait être informé sur les produits qu'il achète, notamment en matière d'émission de gaz à effet de serre. J'ai l'impression néanmoins que l'on tronque trop facilement ces informations. Je prendrai l'exemple de l'automobile. On ne parle jamais de l'énergie grise nécessaire à la fabrication des véhicules, seulement de l'énergie qu'ils consomment en fonctionnement. Or la production des batteries des véhicules électriques consomme autant d'énergie grise que la construction du véhicule en lui-même ! Par ailleurs, un véhicule construit en France, avec de l'électricité décarbonée, n'a pas le même impact environnemental que le même véhicule construit en Pologne, avec de l'électricité à base de charbon. Ces informations sont totalement occultées vis-à-vis de l'acheteur. Quelle est votre opinion sur ce point ?

M. Sébastien Moncorps. -- L'information des consommateurs à travers les différents labels et certifications est très importante, car elle permet d'orienter leurs choix en faveur de modes de production plus durable. Nous avons noué des partenariats avec de grandes entreprises comme EDF, qui doivent s'engager plus fortement sur toute la chaîne de valeur et l'analyse du cycle de vie. Il faut regarder l'activité d'une entreprise non pas à l'aune d'un seul segment de son activité, mais depuis l'extraction et la fourniture de matériaux, qu'il s'agisse de l'énergie ou de la cosmétique, jusqu'à la commercialisation des produits et le recyclage des emballages. Nous travaillons en partenariat avec le groupe L'Occitane qui commercialise des produits à partir d'ingrédients naturels pour nous informer de la provenance des produits, des conditions dans lesquelles ils sont collectés ou fabriqués. Notre objectif est d'avoir une vision précise des effets de ces activités sur la biodiversité et de la façon de les corriger. Pour qu'une entreprise définisse son plan d'action, elle ne doit pas s'en tenir au développement d'un site pilote, tel que les entreprises d'exploitation de carrières pour le granulat ou la fabrication du béton ; elle doit au contraire généraliser le modèle au-delà des sites témoins, via le cahier des charges, depuis l'exploitation des ressources naturelles avant l'implantation de la carrière, jusqu'à la gestion de celle-ci, et ce pour avoir de vraies études d'impact environnementales. C'est ainsi que les groupes avec lesquels nous travaillons, notamment HeidelbergCement, organisent leur plan de restauration des carrières.

M. Jean-Michel Houllegatte . -- Au moment où le déconfinement devient réalité, allons-nous vraiment entrer dans le monde d'après ou recommencera-t-on comme avant ? Alors que la santé sous toutes ses formes -- humaine, animale et terrestre -- a le vent en poupe du fait de la crise sanitaire, va-t-on en tirer tous les enseignements ? Sur les 20 objectifs d'Aichi, certains, notamment les objectifs quantitatifs, sont très loin d'être atteints. En est-il un sur lequel nous ayons une grande marge de progression et que nous pourrions rediscuter à Marseille ? Enfin, à la suite du discours de Nagoya, l'écocide est de plus en plus invoqué, comme ce sera le cas au Sénat dans les jours qui viennent. Le tribunal pénal climatique ou environnemental pour atteinte à l'humanité sera-t-il à nouveau sur la table des discussions après avoir été écarté ?

M. Sébastien Moncorps. -- Le retour au monde d'avant est une vraie crainte, malgré l'engagement de certains pays à intégrer davantage la nature dans leur plan de relance. La construction du monde d'après est largement devant nous, et nous devons nous atteler dès maintenant à des changements en profondeur, en investissant dans la protection de la nature et la prévention qui constituent le préalable à toute solution d'avenir. Cela permettra parfois d'éviter la réparation, qui mobilise plus facilement des moyens que les stratégies de prévention.

Il faut convaincre de l'importance de la protection de la nature et de la prévention pour endiguer l'émergence de futures maladies. Au lieu de miser sur le tout technologique et l'infrastructure grise, il convient d'adopter de nouveaux réflexes pour mieux gérer les risques naturels et les crises futures qui s'amplifieront avec le changement climatique. La COP26 aura lieu après le Congrès mondial de l'UICN. Nous plaidons pour le rehaussement des engagements des États à travers leur contribution nationale déterminée et pour donner une vraie place aux solutions protectrices pour la nature. Nous souhaitons investir davantage dans la restauration des milieux naturels, préalable à l'atténuation du changement climatique et à l'adaptation à ses effets. Le rôle très important des zones humides pour lutter contre les inondations et les sécheresses récurrentes en France n'est plus à démontrer. Ces zones sont des éponges qui absorbent les surplus d'eau et les restituent en cas de sécheresse. Nous devons opérer un changement de modèle, au risque de continuer à détruire la planète.

Parmi les 20 objectifs d'Aichi, le plus délicat à mettre en oeuvre est l'objectif 3, c'est-à-dire la réduction des subventions néfastes à la biodiversité. Le rapport du Centre d'analyse stratégique, dont le groupe de travail était présidé par Guillaume Sainteny, proposait différentes solutions, car en France aussi on peine à réformer ces différentes incitations. Cela passera par la réforme de la politique agricole commune (PAC) ou des subventions qui conduisent à la surpêche ou à l'exploitation des énergies fossiles et qui encouragent l'artificialisation des territoires. Nous devons mettre l'accent sur ce point.

L'instauration d'un tribunal pénal international pour l'environnement n'est pas à l'ordre du jour du Congrès mondial. Le droit de l'environnement a toujours été un sujet historique pour l'UICN, dont les recommandations ont permis l'émergence de grandes conventions internationales comme la convention de Ramsar, en faveur desquelles l'assemblée générale de l'UICN a apporté un soutien décisif en demandant dès 1960 que l'on travaille à une convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (CITES). Nous sommes également à l'origine de la convention du patrimoine mondial pour protéger les sites à valeur universelle exceptionnelle, puis avons participé à l'élaboration de la convention sur la diversité biologique adoptée à Rio de Janeiro en 1992. En 1978, l'assemblée générale de l'UICN a incité à l'adoption d'une stratégie mondiale de la conservation. Effective en 1980, cette stratégie a permis de structurer l'action mondiale en faveur de la biodiversité. C'est la première fois qu'était employé le terme de « développement durable ».

Pour conclure, je citerai deux décisions parmi les dernières qui ont été adoptées lors du Congrès mondial de l'UICN. D'une part, la promotion du principe de non-régression dans le droit de l'environnement a été reprise en France dans la loi pour la reconquête de la biodiversité. Je citerai, d'autre part, la création de juridictions spécialisées au niveau national pour traiter les problèmes d'environnement parfois complexes. On peut se féliciter de l'adoption, à l'issue d'un congrès mondial de l'UICN, de la loi du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée.

M. Jean-François Longeot , président. -- Merci pour ce débat intéressant et les précisions que vous nous avez apportées avant ce congrès important à Marseille, qui va nous permettre de préparer la prochaine COP.

Déplacement de la délégation de la commission
au Congrès de l'Union internationale pour la conservation de la nature (Marseille, 3 - 11 septembre 2021)
Communication de M. Guillaume Chevrollier
(mercredi 20 octobre 2021)

M. Jean-François Longeot . -- Mes chers collègues, avant de débuter notre réunion de commission qui comprend un ordre du jour chargé, je souhaitais vous informer que par courrier en date du 14 octobre dernier, le président du Sénat a informé l'ensemble des sénatrices et sénateurs des deux points suivants :

- d'une part, l'article 23 bis du Règlement relatif à la présence des sénateurs sera de nouveau applicable à compter du 1 er novembre 2021 (le 1 er décembre pour nos collègues ultra-marins) ;

- et, d'autre part, la visioconférence ne sera plus possible pour les réunions plénières des commissions à compter du 1 er novembre 2021.

En conséquence, je vous invite, dès lors que cela vous est possible, à être présents physiquement lors de nos réunions de commission à compter du 1 er novembre prochain.

Notre ordre du jour est tout d'abord consacré à une communication sur le déplacement à Marseille d'une délégation de la commission conduite par notre collègue Guillaume Chevrollier à l'occasion du Congrès mondial de la nature, organisé par l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).

Je tiens à souligner l'importance de ce genre d'événement. C'est en effet l'opportunité pour notre commission de rencontrer des acteurs de premier plan, de prendre le pouls dans nos domaines de compétence et de nourrir nos travaux au plus près des lieux où sont élaborées et prises les décisions qui fixent le cadre de notre action publique.

La participation à des congrès de cette qualité et de cette importance me paraît essentielle et permet à notre commission d'assurer sa fonction d'information, au service du Sénat, mais aussi du grand public. De plus, l'amélioration de la situation sanitaire nous conduit à envisager plus sereinement ce type de déplacements : c'est pourquoi une délégation se rendra à Glasgow en novembre prochain, dans le cadre de la COP26.

Sans plus tarder, je cède donc la parole à Guillaume Chevrollier pour qu'il nous présente l'information de « première main » que la délégation a recueillie et les progrès en faveur de la préservation de la biodiversité qu'elle a pu constater.

M. Guillaume Chevrollier . -- Comme le président vient de l'indiquer, une délégation de la commission, composée de 7 sénateurs, s'est rendue les 9 et 10 septembre dernier au Congrès mondial de la nature organisé par l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). C'est la première fois que la France avait l'honneur d'accueillir ce qui est souvent considéré comme le principal événement international consacré à la biodiversité. Avec 9 200 congressistes, 9 halls d'exposition et plus de 25 000 visiteurs -- car cet événement était pour la première ouvert à la société civile --, il s'agit d'un franc succès pour notre pays en matière de diplomatie d'influence au service de la biodiversité. On ne peut que s'en féliciter.

Pendant ces deux jours au programme bien chargé, nous avons dialogué avec des intervenants de grande qualité. Nous avons été accueillis par le directeur exécutif de l'UICN, Bruno Oberle, échangé avec la secrétaire d'État chargée de la biodiversité, Bérangère Abba, rencontré le maire de Marseille, Benoît Payan, mais également les acteurs qui incarnent la biodiversité au quotidien, tels que des agents de l'OFB sur le stand pédagogique de cet organisme, des associations qui interviennent dans les écoles pour sensibiliser les élèves à l'importance de la conservation de la nature et de nombreux organismes représentés au sein des différents espaces générations nature.

S'il est un constat qui s'impose avec force, c'est celui d'un changement de mentalité : la mobilisation des acteurs en faveur des enjeux de la biodiversité s'est accrue dans des proportions importantes, au point de devenir un cadre conceptuel partagé par un nombre croissant de décideurs. La conviction de l'urgence à agir est largement partagée et il est encourageant de constater l'engagement de la société civile en faveur de la protection de la nature, notamment parmi les plus jeunes. Nous sommes allés à la rencontre de nombreux bénévoles, qui innovent et déploient des trésors d'ingéniosité pour relever ces défis lors de notre déambulation à travers les stands.

Les acteurs économiques sont également des forces motrices de la transition écologique : j'en veux pour preuve le nombre croissant d'entreprises à mission et les engagements pris par cinq multinationales françaises lors du congrès de Marseille (Kerim, Holcim, L'Occitane, LVMH, Pernod-Ricard) pour restaurer et développer la biodiversité grâce à des stratégies d'entreprise axées sur la nature. Je note avec satisfaction un changement de paradigme en faveur du développement durable, de bon augure pour la réussite des COP15 à Kunming et 26 à Glasgow.

Un cadre mondial ambitieux et transformateur en faveur de la biodiversité me paraît important car la situation est inquiétante. La liste rouge des espèces menacées, actualisée lors du congrès, doit nous interpeler : près de 28 % des espèces animales et végétales mondiales sont éteintes ou menacées d'extinction. Pour la France, ce chiffre s'élève à plus de 17 % et nous figurons parmi les 10 pays hébergeant le plus grand nombre d'espèces menacées.

Les motions adoptées et le manifeste de Marseille méritent d'être évoqués.

Afin de mettre en avant des solutions, à la fois ambitieuses et réalistes, des motions ont été adoptées par les membres de l'UICN pendant le congrès. Ces motions n'ont pas de valeur contraignante, au sens juridique du terme, mais elles constituent des orientations et des cadres d'action proposés aux pouvoirs publics en faveur de la protection de la biodiversité. La solennité de leur adoption et l'autorité morale acquise par l'UICN leur confèrent malgré tout visibilité et légitimité.

Parmi les motions dont l'adoption mérite d'être signalée, mentionnons celle qui vise à réduire les impacts de l'industrie minière sur la biodiversité, celle qui encourage les États à agir pour réduire la pollution lumineuse, celle qui propose de renforcer la protection des mammifères marins par la coopération régionale, celle qui plaide pour l'élaboration d'une feuille de route pour le futur cadre mondial sur la biodiversité ou encore celle qui vise à renforcer la protection des forêts primaires et vieilles forêts en Europe. Ces résolutions posent des jalons et mettent l'accent sur des politiques à fort impact environnemental, afin de mettre un terme aux pertes de biodiversité et de parvenir à la restauration des écosystèmes d'ici à 2050.

Durant le congrès, deux évolutions notables au statut de l'UICN ont été apportées : la création d'une commission consacrée au changement climatique et la possibilité pour les collectivités locales de devenir membres à part entière de l'UICN.

Cette commission sur la crise climatique permettra de décloisonner les approches et de recruter de nouveaux experts pour explorer et mettre en évidence les liens et interactions existants entre le climat et la biodiversité.

Quant aux collectivités locales, elles disposeront d'une voix collective à l'échelle de l'État auquel elles appartiennent, ce afin de ne pas diluer le poids des États membres. Cela me paraît une évolution intéressante et opportune : cette évolution contribuera à la meilleure articulation des niveaux d'action et à la mise en oeuvre du principe de subsidiarité. L'action territoriale est un outil puissant pour le changement : les élus locaux ont fait la preuve du rôle moteur qu'ils peuvent jouer dans la lutte contre l'érosion de la biodiversité. Nous pouvons tous le constater dans nos territoires.

Le manifeste de Marseille, qui fait office de déclaration finale du congrès, est porteur d'un message ambitieux, tout en tirant des constats clairs sur l'importance d'agir vite, de manière coordonnée et avec une forte volonté politique. Il appelle les États à des « changements radicaux [...] si nous voulons construire des sociétés qui valorisent la nature, la protègent et investissent en elle . »

Le manifeste insiste sur la nécessité de défendre les travailleurs et les lanceurs d'alerte environnementaux, d'assurer la promotion des investissements en faveur de la nature, d'oeuvrer pour une transition vers une économie respectueuse de la nature, de mettre fin à la perte de biodiversité et de réduire d'urgence les émissions de GES afin de limiter l'augmentation de la température à moins de 1,5 °C et de parvenir à la neutralité carbone d'ici 2050. C'est d'ailleurs l'esprit qui a guidé les travaux de notre commission lors de l'examen du projet de loi « Climat et résilience » et c'est le socle qui a servi à l'élaboration de la déclaration de Kunming, adoptée le 13 octobre dernier. Il s'agit à mon sens d'une suite encourageante aux constats faits à Marseille, avant l'adoption du cadre mondial de la biodiversité post 2020 à Kunming du 25 avril au 8 mai prochain.

Les engagements de la France pris pendant le congrès me semblent également importants à mentionner.

En sa qualité de pays hôte, la France se devait d'être ambitieuse, en profitant de la tenue du congrès pour faire des annonces. Cela a bien été le cas : celles-ci ne sont cependant pas particulièrement « disruptives » et ne suffiront pas à résorber l'érosion de biodiversité subie par nos écosystèmes. Certaines avancées méritent néanmoins d'être soulignées :

La mise sous protection forte de 5 % des aires maritimes méditerranéennes d'ici 2027 passera par la création de nouvelles aires protégées, dans la mesure où elles ne représentent à l'heure actuelle que 0,2 % des eaux sous juridiction française. Si l'on considère les effets des récentes pluies torrentielles à Marseille et la pollution maritime générée, la mesure est salutaire. Des moyens humains et financiers devront leur être affectés pour éviter le phénomène des « aires de papier », souvent dénoncé au sein de notre commission.

L'organisation d'un sommet sur les océans et la promotion d'un traité sur la pollution plastique sont en cours.

La France s'est engagée à accueillir début 2022 un sommet mondial dédié à l'océan ( One Ocean Summit ), afin d'avancer sur la reconnaissance de l'océan comme bien public mondial et la mise en oeuvre d'un cadre juridique de protection de la haute mer, afin de combler un vide juridique qui laisse le champ libre à la pêche illégale et au braconnage des espèces protégées. Du fait de l'importance du domaine maritime français, le deuxième au monde, cette question est de la plus haute importance.

L'adoption d'un traité international de lutte contre la pollution plastique est une impérieuse nécessité, ainsi que l'a montré notre collègue Angèle Préville dans son rapport fait au nom de l'OPECST. Nous sommes montés à bord du Kraken, le voilier de l'association Wings of the Ocean , qui procède à des dépollutions maritimes et sur le littoral, notamment à l'étang de Berre, avec plusieurs tonnes de déchets plastiques déjà collectées. Ils nous ont notamment fait part de l'omniprésence du plastique sur certaines plages méditerranéennes. Il est temps d'agir, le plus à la source possible, car ces dépollutions sont très complexes à mettre en oeuvre.

La France s'est également engagée à lutter contre la déforestation importée. C'est une annonce qui n'est pas nouvelle, puisque la Stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée a été adoptée en novembre 2018. Nous l'avons d'ailleurs codifiée dans la loi « Climat et résilience ».

C'est un phénomène massif : entre 1990 et 2015, la superficie forestière détruite chaque minute dans le monde correspond à 14 terrains de football ! Quand on considère les services écosystémiques rendus par les forêts et le potentiel de captation du carbone, la lutte contre la déforestation doit devenir une priorité, en parallèle avec la reconquête de notre souveraineté alimentaire.

Un dernier volet de mesures, à mes yeux essentielles, ont été annoncées à Marseille : la rénovation et le financement des mesures bénéfiques à la préservation et la rénovation de la biodiversité. L'analyse financière doit intégrer dans ses modèles et ses standards analytiques des critères environnementaux, pour contribuer à la transition écologique. L'évolution vers la finance durable et le développement des financements verts, bénéfiques à la fois pour le climat et la biodiversité, avec une labellisation lisible pour les investisseurs, semble une piste intéressante à creuser.

La création d'un réseau de parlementaires francophones engagés pour la nature et le climat mérite enfin d'être abordée.

Conjointement avec la délégation de l'Assemblée nationale, à l'initiative de notre collègue Ronan Dantec et de la députée Frédérique Tuffnell, nous avons contribué à la création d'un réseau de parlementaires francophones engagés pour la nature et le climat. Ce réseau, dont les contours juridiques et les modalités de fonctionnement doivent encore être définis, a pour vocation de devenir un lieu d'échange et de concertation sur les politiques environnementales et de préservation de la biodiversité. Cette instance ne fera pas concurrence ni ne doublonnera les travaux de notre commission, mais permettra d'échanger autour des bonnes pratiques et de bénéficier de retours d'expérience de solutions ayant fonctionné dans l'espace francophone, avec la participation notamment de parlementaires africains.

Pendant le congrès, le premier sommet du réseau a été organisé, avec des ateliers consacrés à la protection des océans, aux solutions fondées sur la nature, à l'hyperfréquentation des espaces protégés, à la qualité de l'air et au concept « One Health », une seule santé.

Pour conclure, je dirais que le congrès mondial de la nature à Marseille a posé les jalons conceptuels et ancré les volontés politiques à la veille des rendez-vous décisionnels majeurs que sont les COP15 et 26. Le congrès de Marseille a fait office de bulletin météorologique alors que les COP servent à fixer le cap et la vitesse à parcourir, afin de mettre un terme à l'érosion de la biodiversité et aux conséquences désastreuses pour la résilience des sociétés et des activités humaines.

M. Ronan Dantec . -- Merci pour cette présentation complète fidèle à ce qui s'est passé à Marseille.

Nous arrivons à un moment de convergence entre les grandes conventions conclues à Rio : climat, biodiversité et désertification. On oublie toujours cette troisième convention, alors que c'est la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification (UNCCD) qui porte par exemple le projet de grande muraille verte que la France soutient au Sahel. On sent une volonté forte de la part de l'ONU pour faire en sorte que les trois conventions bénéficient désormais d'une dynamique commune, après avoir longtemps fonctionné en silo.

Grâce au GIEC et à ses études sur le fonctionnement et les perturbations du système climatique, nous savons depuis assez longtemps que si le climat dysfonctionne, les sociétés humaines en sont affectées de différentes manières. Il en est de même pour la biodiversité : si les grands écosystèmes marins, qui nourrissent une partie de la population planétaire, les écosystèmes forestiers, qui stockent le carbone, et les écosystèmes des insectes qui sont absolument nécessaires à l'agriculture, subissent des dégradations, ce sont nos sociétés humaines qui sont en danger.

Parmi les décisions prises à Marseille, je mentionnerais la possibilité pour les collectivités locales de devenir membres à part entière de l'UICN. Il s'agit d'une avancée souhaitée par de nombreux acteurs, mais qui rencontraient des résistances par rapport aux droits de vote dont elles pourraient bénéficier. Un accord a pu être trouvé et je m'en félicite. À Marseille, le sommet mondial des réseaux de collectivité a par ailleurs donné lieu pour la première fois à une déclaration.

La montée en puissance de l'action en faveur de la biodiversité est positive, de nombreux pays prennent des engagements chiffrés, et notamment la France avec l'objectif très ambitieux de 30 % de superficie sous protection -- plus facile à annoncer qu'à faire. Un point de vigilance et d'inquiétude mérite d'être relevé : les Chinois ne sont pas venus à Marseille. Nous sommes dans un monde d'affrontement géopolitique entre la Chine et les États-Unis, ce qui implique que le cadre des grandes régulations est dépendant de l'évolution du monde. La 26 COP à Glasgow nous donnera un éclairage plus précis afin de déterminer si nous vivons un moment d'affrontement ou propice à la recherche de solutions.

Concernant la mobilisation des parlementaires, la volonté de travailler en commun est palpable, à travers la création du réseau des parlementaires francophones engagés pour la nature et le climat, fédérant notamment des parlementaires de l'Afrique de l'Ouest. En parallèle, l'organisation non-gouvernementale américaine ICCF ( International Conservation Caucus Foundation ) cherche à fédérer les parlementaires du monde entier en faveur de la préservation de la nature.

Cette initiation est indispensable et de ce point de vue, Marseille a pleinement joué son rôle : mettre les acteurs en relation et créer une dynamique facilitatrice.

M. Stéphane Demilly . -- J'aurais deux questions pour ma part. Je souhaite tout d'abord savoir si, à la suite de vos échanges et entretiens à Marseille, un modèle de gestion des espaces naturels vous a particulièrement inspiré ou pourrait faire office de modèle international.

Pour avoir siégé à l'Assemblée parlementaire de la francophonie (APF) quand j'étais député, il existe une commission de la coopération et du développement qui traite de ces questions. Ne serait-il pas opportun de se rapprocher de cette instance ?

M. Guillaume Chevrollier . -- Dans le cadre du réseau des parlementaires francophones engagés pour la nature et le climat, j'ai plaidé pour des actions de convergence avec l'APF, afin d'éviter de recréer des choses qui existent déjà.

Il n'y a pas un modèle unique pour la gestion des espaces naturels, cela dépend des territoires. On sait notamment que les parcs naturels africains fonctionnent car ils sont adaptés aux problématiques territoriales. La France porte le modèle des aires protégées, avec l'annonce gouvernementale ambitieuse des 30 % sous protection. À nous de veiller, grâce au travail parlementaire de contrôle, que ces engagements soient réellement mis en oeuvre, notamment dans les territoires ultramarins où la biodiversité est particulièrement riche.

À propos du regret que ce congrès n'ait pas accueilli de délégation chinoise, ce n'est pas lié à une volonté politique de leur part de ne pas venir pour porter les sujets biodiversité. La raison est plutôt à chercher du côté de la non-reconnaissance par les autorités sanitaires des vaccins chinois et russes.

M. Jean-François Longeot . -- Je vous remercie pour cette communication et ces constats fort intéressants.

Mes chers collègues, je vous propose d'autoriser la publication d'un rapport d'information synthétisant nos échanges et présentant le bilan et les perspectives à l'issue du congrès mondial de la nature.

Il n'y a pas d'opposition ? Il en est ainsi décidé.

La commission adopte à l'unanimité le rapport d'information et en autorise la publication.

Table ronde sur le bilan et les perspectives du Congrès de l'UICN
(mercredi 20 octobre 2021)

M. Jean-François Longeot , président . - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec une table ronde consacrée au bilan et aux perspectives du Congrès mondial de la nature, autour de scientifiques qui pourront nous faire bénéficier de leurs recherches et du fruit de leurs expériences. C'est l'occasion d'évoquer la manière dont les mesures mises en oeuvre permettront de lutter efficacement contre l'érosion de la biodiversité, dont « la mécanique est plus complexe que le climat » , ainsi que l'avait souligné Bruno David devant notre commission en avril dernier.

Nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui :

- Sandra Lavorel, directrice de recherche au CNRS au sein du Laboratoire d'écologie alpine, membre du panel des experts multidisciplinaires de l'IPBES (souvent présenté comme « le GIEC de la biodiversité ») et spécialiste des écosystèmes terrestres ;

- François Sarano, océanographe et plongeur professionnel, fondateur de l'association Longitude 181, ancien conseiller scientifique du commandant Cousteau ;

- Franck Courchamp, directeur de recherche au CNRS auprès du Laboratoire Écologie, Systématique et Évolution, spécialiste de l'impact du réchauffement climatique sur la biodiversité et auteur de l'évaluation de l'IPBES sur les espèces invasives.

Madame, Messieurs, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation pour contribuer à l'éclairage scientifique de notre assemblée, ce qui est essentiel pour comprendre les mécanismes qui menacent nos écosystèmes et crédibiliser les positions de la commission et du Sénat qui sont prises dans le cadre des textes législatifs soumis à notre examen.

Cette démarche me conduit à vous poser quelques questions : quel bilan tirez-vous des motions adoptées lors du Congrès de l'UICN ? Quelle lecture faites-vous du Manifeste de Marseille à la veille des COP15 et 26 ? Les constats et solutions proposés par l'UICN vous semblent-ils correspondre à l'urgence ? Est-il encore possible d'éviter l'atteinte du « point de non-retour » en matière d'érosion de la diversité biologique ? Comment mesurer le rétablissement de la biodiversité et le bon fonctionnement des services écosystémiques ? Quels indicateurs de performance vous semblent pertinents pour évaluer les politiques publiques en matière de rétablissement de la biodiversité ? Quelle pédagogie vous semble opportune à mettre en oeuvre pour sensibiliser le grand public à l'érosion lente et non spectaculaire de la biodiversité ?

À la différence de la biodiversité, le climat dispose d'un indicateur phare, simple et compréhensible par tous : l'augmentation des températures. Comment remédier à ce biais cognitif pour mieux ancrer les perceptions en matière de biodiversité ?

Sans plus tarder, je vous laisse la parole, avant un échange avec les sénateurs qui ne manqueront pas de vous poser leurs questions.

M. François Sarano, océanographe et plongeur professionnel, fondateur de l'association Longitude 181, ancien conseiller scientifique du commandant Cousteau . - Monsieur le Président, au nom de l'association Longitude 181, je vous remercie de votre invitation et de la possibilité d'échanger avec les sénateurs.

Les mesures prises lors de ce congrès ne sont pas à la hauteur des enjeux et ne comportent pas grand-chose de neuf depuis le sommet de la terre de Rio. Nous connaissons depuis 40 ans les enjeux, les causes et comment y remédier. Je voudrais que mon intervention ne soit pas perçue comme l'opinion de l'association ou mon opinion personnelle ; c'est la voix de l'océan. Nous nous appuyons sur des faits.

Tout comme les écosystèmes terrestres, les écosystèmes marins subissent cinq grandes causes principales de dégradation de leur diversité biologique, à commencer par les destructions d'ordre mécanique : bétonisation du littoral, destruction des fonds marins par le chalutage et les extractions de gravier, implantation d'éoliennes, etc . Cette destruction s'opère sur la zone la plus riche et la plus sensible, car très proche de la zone où nous sommes installés. Cette zone, qui subit toutes les agressions, est pourtant celle dans laquelle les poissons viennent se reproduire et où les jeunes poissons trouvent refuge. La biodiversité est également altérée par toutes les pollutions. Nous savons bien que l'utilisation de biocides ne favorise pas le vivant. Nous connaissons les sources des pollutions et les polluants les plus toxiques. Le changement climatique est également un facteur de déstabilisation des écosystèmes marins : en Méditerranée, où pourtant les eaux profondes sont extrêmement stables, le réchauffement touche les espèces vivant en eaux profondes, notamment les calamars, qui constituent la nourriture d'une partie du réseau trophique, en particulier les grands mammifères marins tels que les cachalots. Il convient de citer également les espèces invasives : chaque jour, des millions de larves et d'oeufs sont acheminés d'une région à l'autre du monde dans les eaux de ballast des navires. Enfin, il convient de mentionner la cause principale de dégradation de la biodiversité marine : la surpêche, qui a un impact considérable sur les espèces exploitées et occasionne de nombreux dégâts collatéraux sur les autres espèces. Les engins, peu sélectifs, ravagent les fonds marins alors qu'ils ne prélèvent que fort peu de poissons. La surpêche contribue également à affaiblir les espèces natives, non seulement en dégradant leur milieu, mais aussi en introduisant des espèces invasives qui ne sont pas ciblées.

Ce constat, effectué de longue date, me semble catastrophique. Cependant, nous pouvons retenir quatre points essentiels. La mer est incroyablement résiliente, pour des raisons d'ordre physique et biologique. En particulier, les animaux marins (hormis les requins, les raies et les mammifères) présentent une incroyable fécondité. Leurs oeufs sont emportés par dizaines de milliers par les courants et peuvent enrichir les zones exploitées. Je le dis avec force : il est possible, très facilement et sans grands investissements, de réenrichir la mer à court terme (cinq à dix ans) et de renouer avec les niveaux de plénitude et de diversité biologique de l'après-guerre. La pêche avait été arrêtée durant la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, nous avons retrouvé des niveaux de population de poissons comparables à ceux du début du siècle. Sept à huit ans ont suffi pour retrouver la plénitude.

Deux grandes directions peuvent être suivies pour obtenir des résultats à très court terme. La première consiste à créer des réserves marines. Les résultats sont spectaculaires quatre à cinq ans après leur création. La réserve des Calanques ne comptait pas un seul mérou à la date de sa création. Dix ans plus tard, on ne les compte plus. La réserve naturelle de Port-Cros est un exemple formidable : le nombre de mérous y est passé de 8 à 800. Il est donc possible de retrouver des niveaux de plénitude en constituant des réserves marines, à condition de n'opérer aucun prélèvement. Les espèces qui peuplent la réserve réensemencent les zones adjacentes exploitées. Comme l'a démontré le projet Amphore de l'Institut de recherche pour le développement (IRD), ces réserves sont une source de diversification pour les zones exploitées. Plus la réserve est étendue, plus les richesses alentour sont importantes. Plus elle est ancienne, plus la plénitude est solide. Une réserve arrive à maturité à compter d'une durée correspondant à trois fois la période d'acquisition de la maturité sexuelle de l'espèce à la maturité la plus tardive. En d'autres termes, il faut compter trois cycles. Sachant que le mérou parvient à maturité sexuelle en 10 ans, il faudra 30 ans pour atteindre la plénitude. Si, de plus, nous mettons ces réserves marines en connexion, alors l'effet joue à plein. De nombreuses réserves marines ont démontré leur efficacité non seulement pour améliorer la diversité des espèces, mais aussi pour repeupler les zones de pêche.

La deuxième voie passe par la refonte de la gestion des pêches. Celle-ci doit s'articuler autour de trois axes. En premier lieu, l'approche ne doit plus consister à satisfaire la demande. Les ressources étant naturellement et définitivement limitées, l'offre doit s'imposer à la demande. Deuxièmement, les fonds marins ne peuvent être exploités autrement qu'en concertation. Par conséquent, il est nécessaire de transformer les pêcheurs exploitants en pêcheurs gestionnaires, en passant d'une logique de subventions à la destruction à une logique de rémunérations à la gestion collective. Il s'agit de constituer des groupements de pêcheurs qui auront mandat de prélèvement et de gestion d'une population (s'ils pêchent au large) ou d'une zone de pêche (s'ils interviennent en zone côtière). La rémunération étant adossée à un bilan de bonne gestion, évaluée à l'aune du renouvellement de l'espèce exploitée et de sa plénitude et d'un travail sur les engins de pêche pour diminuer l'impact sur le milieu, nous créerons un cercle vertueux. Le pêcheur n'aura plus besoin d'être contrôlé, puisque le contrôle sera effectué par chacun en vue d'un bilan de gestion positif. En permettant la concertation, nous éviterons le gaspillage. Actuellement, lorsque la pêche est surabondante, le poisson est détruit pour permettre aux pêcheurs de recevoir une rémunération appelée « prix de retrait ». Cette pratique est inacceptable.

Le bilan de l'UICN est édifiant : année après année, les espèces en danger critique d'extinction sont de plus en plus nombreuses. Pour inverser la tendance, il ne faut plus maximiser les captures, mais maximiser les rendements. À capture égale, nous pouvons diminuer considérablement l'effort de pêche, très simplement : il suffit de rétablir les niveaux de population à ceux de l'après-guerre. Grâce aux réserves marines et à la concertation, nous pouvons obtenir une diminution globale des captures pendant trois à quatre ans. Par la suite, au lieu de définir des quotas sur des populations très restreintes, les pêcheurs pourront opérer des prélèvements sur des populations en situation de plénitude.

Notre association propose depuis plusieurs années la création d'unités d'exploitation et de gestion concertées. J'insiste sur le fait que les pêcheurs ne possèdent pas leurs quotas de pêche. Il s'agit d'une gestion usufruitière consentie aux groupes de pêcheurs. Ces derniers ne peuvent pas revendre leurs quotas. En combinant gestion de la pêche et création de réserves marines, nous pourrions à échéance rapprochée nous passer du bilan de l'UICN, car nous aurons changé la donne. Nous pourrons alors offrir à nos enfants une mer qui était celle que l'on connaissait il y a encore 70 ans.

M. Franck Courchamp, directeur de recherche auprès du Laboratoire Écologie, Systématique et Évolution du CNRS, auteur de l'évaluation de l'IPBES sur les espèces invasives . - Les problématiques des écosystèmes terrestres sont similaires à celles des milieux marins. Les problèmes évoqués lors du Congrès de l'UICN ne sont pas nouveaux et la situation empire. Ce constat vaut tant pour la biodiversité que pour les autres crises mises en évidence par les scientifiques depuis des décennies. La question essentielle n'est pas de faire le bilan de ce qui a été dit lors du congrès, mais de s'assurer que les conclusions soient entendues. Si les scientifiques ne sont pas écoutés, leurs découvertes ne servent à rien. Nous avons mis assez longtemps à intégrer les méfaits du tabac énoncés par les cancérologues. Pour le climat, nous avons perdu des décennies. Nous avons appris hier que Total connaissait depuis 50 ans les problèmes liés au réchauffement climatique. Évidemment, l'ensemble de la société est coupable. Nous avons vu un autre exemple avec les maladies émergentes et la Covid-19 : des articles alertaient sur le développement des coronavirus en Asie du Sud-Est en lien avec les atteintes à la biodiversité.

La crise de la biodiversité et celle du réchauffement climatique sont totalement jumelles. Pour l'instant, la prise de conscience est plus forte à l'égard du climat. Malgré sa complexité, la biodiversité parle beaucoup aux gens. Ce sujet est assez facile à vulgariser. À mon sens, le problème principal tient au manque de connaissances. Nous n'avons toujours pas cartographié le fond des océans, alors que nous connaissons la surface de la Lune. Nous connaissons mieux le nombre d'étoiles qui composent notre galaxie que le nombre d'espèces qui habitent notre planète. Comment lutter contre cette crise si nous n'avons pas les moyens de comprendre l'objet lui-même ?

Souvent, des étudiants me demandent : sachant tout ce que vous nous dites, comment faites-vous pour continuer ? Si les parlementaires avaient vraiment conscience de cette crise, réagiraient-ils autrement ? Les industriels, les citoyens, les consommateurs se comporteraient-ils différemment s'ils connaissaient vraiment la crise à laquelle nous sommes confrontés ? Ce problème de prise de conscience est dû à la psychologie humaine. La psychologie humaine n'est pas faite pour gérer des crises, ni pour faire face aux mauvaises nouvelles à répétition, ni pour se projeter à un horizon temporel de plusieurs décennies. L'objectif de mes travaux actuels consiste à provoquer une prise de conscience par l'utilisation de concepts et de références qui parlent davantage aux gens. Selon le dernier rapport sur la biodiversité globale, il existe un million d'espèces menacées. Notre bien-être et notre survie dépendent de la biodiversité. Pourtant, les réactions sont très peu nombreuses. Vous avez sans doute lu l'article de Stéphane Foucart dans Le Monde , qui s'insurge contre ce manque de prise de conscience, y compris de la part de la sphère politique.

Les invasions biologiques sont l'une des cinq grandes causes de perte de la biodiversité, avec la destruction de l'habitat, la pollution, la surexploitation et le changement climatique. Elles constituent aussi la seconde cause de l'extinction d'espèces. Pour susciter une prise de conscience, je suis parti du constat qu'il fallait communiquer différemment, en n'insistant pas sur l'importance intrinsèque de la biodiversité, mais sur son importance pour nous. C'est pourquoi j'ai commencé à étudier avec mon équipe les coûts économiques associés à la perte de la biodiversité.

Lorsqu'une espèce est introduite dans un écosystème, mais ne s'étend pas, nous la désignons sous le vocable d'espèce exotique. Si elle s'établit et provoque des dégâts écologiques, sanitaires et/ou économiques, nous parlons d'invasion biologique. La planète comprend des dizaines de milliers d'espèces exotiques envahissantes aquatiques et terrestres : micro-organismes, plantes, invertébrés, vertébrés... Nous estimons que la France comporte 2 750 espèces exotiques introduites ou envahissantes. Ces introductions sont en augmentation exponentielle à travers le monde. Pour évaluer le coût économique de ces espèces, nous avons compilé les données de la base InvaCost. Cette démarche interdisciplinaire est le fruit du travail de 103 experts issus de 39 pays. En une cinquantaine d'années, le coût économique des espèces invasives étudiées atteint près de 2 000 milliards de dollars (dont 160 milliards de dollars pour la seule année 2017). Ce montant, largement supérieur au PIB de 50 des 54 pays africains, est aussi 20 fois supérieur aux budgets cumulés de l'OMS et de l'ONU. Les coûts sont très hétérogènes selon les pays, les espèces et le secteur d'activité considérés. Le coût économique double tous les six ans, soit un triplement par décennie. Les coûts des dommages sont 10 fois plus élevés que les coûts de gestion et de prévention. En France, le coût économique est estimé à 10 milliards d'euros pour la période 1993-2018, soit 368 millions d'euros par an. Nous avons rédigé un rapport sur la situation française à l'intention des décideurs, accessible sur la plateforme Invacost.

Ces coûts sont fortement sous-estimés, car ils sont calculés à partir des seules études déjà réalisées et considérées comme les plus robustes. Pour 90 % des espèces invasives, les coûts n'ont pas encore été évalués. Ces coûts sont appelés à augmenter, car la croissance continue du commerce international et le changement climatique favorisent la propagation des espèces exotiques et leur implantation. D'ici 2050, plus de 18 % des régions seraient climatiquement favorables à l'établissement d'espèces invasives. Cependant, les invasions biologiques peuvent être évitées et gérées. Investir dans la prévention représente un coût 100 à 1 000 fois inférieur au montant de l'investissement dans les dispositifs de contrôle et un coût bien inférieur aux pertes associées à ces invasions.

L'approche par le coût économique n'est qu'un moyen d'identifier une métrique commune pour susciter la prise de conscience des impacts de cette crise, à l'instar du degré Celsius pour le réchauffement climatique. Pour autant, les invasions biologiques ne sont que l'une des cinq grandes causes de la perte de biodiversité.

Mme Sandra Lavorel, directrice de recherche au Laboratoire d'écologie alpine du CNRS, membre du panel des experts multidisciplinaires de l'IPBES . - J'aborderai pour ma part ces questions sous un angle politique. La Plateforme Intergouvernementale pour la Biodiversité et les Services Écosystémiques (IPBES) a commencé à fonctionner en 2013. Cet organisme onusien, souvent appelé « le GIEC de la biodiversité » , repose sur une vision défendue notamment par le Président Chirac dès 2005.

L'IPBES, organe intergouvernemental, regroupe 130 États membres, dont la France, et mobilise plus de 1 500 experts scientifiques internationaux et diverses parties prenantes, dans le cadre de concertation avec les populations indigènes et locales, les gouvernements et la société civile. Elle remplit quatre fonctions principales : évaluer les connaissances existantes ; appuyer les politiques publiques ; encourager la production de nouvelles connaissances ; renforcer les capacités scientifiques et les leviers d'action, notamment des pays du Sud. Comme le GIEC, elle fournit des fondements scientifiques pour soutenir le développement de politiques, nationales et internationales. Elle produit également des éléments et des matériaux de communication.

L'IPBES a publié huit évaluations mondiales à ce jour. La septième évaluation a conduit à l'organisation d'une session plénière à Paris en mai 2019. J'appelle votre attention sur l'évaluation régionale Europe et Asie centrale publiée en 2018, dont certains éléments ont été repris dans l'évaluation globale de 2019. Le programme de travail actuel comprend trois évaluations, que nous espérons voir approuvées lors des plénières de 2022 et 2023. La première concerne les valeurs multiples de la nature : elle s'intéresse à la prise en compte des valeurs économiques et de la valeur intrinsèque de la biodiversité dans la société. La deuxième recouvre les usages durables des espèces sauvages. La troisième évaluation, à laquelle participe Franck Courchamp, porte sur les espèces exotiques envahissantes. De nouvelles évaluations seront initiées à partir de 2022. L'un des rapports s'intéressera aux interrelations entre biodiversité, climat, eau, alimentation et santé. Un second rapport détaillera les transformations nécessaires. Le dernier rapport se focalisera sur la méthode de mesure des impacts de la biodiversité pour l'économie et de ses bénéfices pour les humains. Les expertises de l'IPBES s'échelonnent en moyenne sur trois ans. L'évaluation mondiale a mobilisé plus de 500 scientifiques. Le résumé à l'intention des décideurs doit être approuvé par les États membres.

Je souhaite revenir sur quelques-unes des conclusions de l'évaluation mondiale des écosystèmes. Je ne reviendrai pas sur les chiffres exposés par Franck Courchamp, qui nous font réfléchir à la relative inaction dans le champ de la biodiversité. Comme cela a été rappelé, les causes de dégradation de la biodiversité sont multiples. À l'échelle mondiale, ces causes sont liées à l'usage des sols et à l'exploitation directe. Du point de vue de l'IPBES, les causes principales de la dégradation de la nature découlent directement de dynamiques sociétales, comme pour le climat : facteurs démographiques et socioculturels, modèles économique et technologique, gouvernance des institutions, conflits et épidémies. L'étude publiée en 2021 procède d'un rapport conjoint entre l'IPBES et le GIEC. Elle montre que les causes sont entièrement partagées entre la biodiversité et le climat et que ces crises influencent la qualité de vie des humains sur terre.

D'après les évaluations mondiales et régionales, les objectifs de la Convention pour la biodiversité fixés pour 2020, dits objectifs d'Aichi, ne sont pas atteints. Les tendances restent négatives, en particulier en ce qui concerne les causes. Nous notons des progrès modestes, mais intéressants, notamment en ce qui concerne la protection de la nature. Certaines actions ont permis d'augmenter la population d'espèces marines, grâce aux aires marines protégées, mais aussi de rapaces ou encore d'ongulés sauvages. Néanmoins, l'évaluation montre que nous sommes très en retard sur les objectifs de développement durable définis pour 2030, lesquels sont intimement liés à l'état de la biodiversité.

Les défis du climat, de la détérioration de la nature et de la qualité de vie sont liés et doivent donc être résolus de manière synergique, de l'échelle locale à l'échelle globale. Les trajectoires vers la durabilité ne fonctionneront que si elles considèrent conjointement un ensemble de sujets : l'alimentation, l'eau, l'énergie, la santé, le climat et la qualité de la vie de tous.

L'IPBES a identifié plusieurs leviers de transformation vers la durabilité, traduits à l'échelle française. J'en profite pour évoquer l'évaluation française des écosystèmes et les services écosystémiques, coordonnés par le Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) auprès du ministère de la transition écologique. Le rapport de synthèse de la première phase présente un ensemble de solutions. Le premier levier de transformation consiste à appliquer les politiques et instruments existants pour gérer la crise de biodiversité. Cela implique d'abandonner le fonctionnement en silo des politiques et des instruments. En second lieu, il est nécessaire de prendre à bras le corps les causes profondes de la détérioration de la nature, qui sont au fondement de nos sociétés : gouvernance, système économique, équité, politiques et actions intersectorielles, valeurs sociales. Nous approfondirons le sujet dans le rapport sur les valeurs, qui doit être approuvé lors de la session plénière de juillet 2022, à Bonn. Troisièmement, il faut envisager un changement des systèmes économiques et financiers globaux vers une économie globale durable. Il s'agit de revoir les modalités de prise en compte de la qualité et de la dégradation de la nature pour imaginer une croissance découplée de la dégradation de la nature. Il faut donc revoir la façon de mesurer la prospérité nationale, au-delà des indicateurs économiques usuels. Le CGEDD y réfléchit déjà depuis plusieurs années, avec une expertise dédiée.

Le quatrième levier de transformation consiste à assurer l'inclusion et la participation des communautés indigènes et locales. Leur participation est un élément important outre-mer, dans la mesure où ces communautés participent directement à la gestion de la biodiversité et en dépendent fortement. Même si l'IPBES soutient des transformations radicales, il est important de souligner que les transformations sont déjà en marche dans de nombreux secteurs, grâce aux initiatives locales et globales. Il faut donc tirer parti des initiatives existantes.

Le rapport sur l'Europe et l'Asie Centrale formule des recommandations similaires sur l'intégration des questions de biodiversité en termes de prise de conscience, d'objectifs politiques, de mise en place d'instruments dédiés et surtout, d'intégration intersectorielle. Même si la biodiversité est incluse dans les politiques publiques d'un ministère donné, ce n'est pas suffisant : il faut surtout qu'il n'y ait pas de conflit entre les recommandations et le contenu des politiques. Nous avons ainsi évoqué la vision par le haut, mais la vision par la base est tout aussi importante. Il convient d'intégrer les valeurs de différents groupes de populations et de faire en sorte que les transformations soient justes et équitables. Ce rapport rappelle l'importance des efforts de conservation « classiques » (aires protégées) et insiste sur la qualité de leur gestion, les transformations sociétales - éducation, consommation - et enfin, le partage des responsabilités entre les acteurs. Peu de gens en ont conscience, mais les peuples indigènes et les communautés locales gèrent et occupent 25 % de la surface terrestre globale (Sibérie, Australie, Amérique Latine, Afrique...). 35 % des écosystèmes bien conservés se situent dans des zones indigènes. L'on y observe un déclin de la nature moins rapide, même si ces espaces sont confrontés à une pression croissante.

M. Jean-Michel Houllegatte . - Monsieur Sarano, j'ai eu l'occasion d'assister à l'une de vos conférences à la Cité de la Mer de Cherbourg. Vous y avez montré des images de plongée avec les cachalots. Le public était ébahi et les enfants, admiratifs. La vie a pris naissance dans les océans et il est fréquent de dire que la survie de l'humanité proviendra des océans. L'océan est en effet porteur de promesses. À ce titre, je recommande la lecture de l'ouvrage d'Anaïs Joseph et Philippe Goulletquer, Un océan de promesses . Les océans constituent sans doute le plus grand réservoir de biodiversité de la planète. Cet océan de promesses touche le domaine médical, énergétique, nutritionnel et, avec modération, les minerais. Vous l'avez dit, les océans sont moins connus que la surface de la Lune et sont en danger. La France semblait avoir un peu d'avance dans le domaine sur le plan scientifique, avec l'IFREMER ou la Compagnie Maritime d'Expertises (COMEX), mais aussi médiatique, à travers les actions du Commandant Cousteau. La France a-t-elle conservé cette avance ? Henri Delauze et Paul-Henri Nargeolet sont les « vieux gréements » de l'océanographie française. Existe-t-il une relève ?

Le Président de la République a annoncé la tenue du One Ocean Summit à Brest en 2022. Il apparaît nécessaire de réguler juridiquement l'accès aux espaces situés au-delà de 370 kilomètres et de se doter de moyens de contrôle. Ces espaces de haute-mer, dans lesquels s'applique la législation de l'État du pavillon d'origine, font l'objet d'une surpêche énorme. Quelles sont vos attentes au regard de ce sommet qui précédera la Conférence des Nations Unies de Lisbonne ? En quoi la recherche française s'inscrit-elle dans la lignée de ses illustres prédécesseurs ?

M. Guillaume Chevrollier . - Nous partageons le constat d'un manque de connaissances sur la biodiversité et la nécessité d'investir pour mieux la connaître et la respecter. À la suite de ces constats, vous attendez des actions. Pensez-vous que le Congrès de l'UICN et la COP15 permettront d'impulser de nouvelles orientations pour permettre de véritables actions ? Considérez-vous que nous progressons suffisamment sur des modèles scientifiques capables d'intégrer les nombreuses interactions et dépendances croisées de la biodiversité ? Observez-vous un intérêt grandissant du public et des étudiants à l'égard de vos recherches ?

S'agissant des espèces exotiques envahissantes, qui posent problème en France et partout dans le monde, y compris dans nos territoires ruraux, vous avez pointé la nécessité de la prise de conscience. Comment qualifiez-vous la stratégie française adoptée en 2017 ? Est-ce qu'elle repose sur les bons diagnostics et fédère suffisamment les acteurs pertinents ? Êtes-vous en relation avec des acteurs de terrain, tel que le réseau Pollinis ?

M. Stéphane Demilly . - Merci pour vos exposés extrêmement complémentaires. Je voudrais interroger M. Sarano, qui, entre deux phrases, a glissé un petit coup de griffe contre l'éolien en mer. Je suis sénateur de la Somme, où se situe l'une des plus belles baies du monde. Dès mon élection, j'ai été interpellé par la population de pêcheurs picards, qui est très inquiète d'un grand projet de ferme éolienne offshore de 8 MW, visant l'installation de 62 mâts sur une profondeur de 14 à 24 mètres. Les réactions ont été vives : le climat est électrique dans les Hauts-de-France, puisque ce territoire concentre un tiers des mâts éoliens du pays, avec plus de 2 500 mâts. Docteur, pouvez-vous nous présenter de façon objective, concise et pédagogique l'incidence d'un tel projet sur la population de poissons, les fonds marins et l'environnement en général ?

M. Franck Courchamp . - La première question portait sur la place de la recherche française, notamment dans le domaine marin. Les chercheurs ne se posent pas nécessairement la question sous cet angle, car nous travaillons de manière collaborative avec les meilleurs experts du monde entier. Dans un domaine aussi vaste que celui-ci, les chercheurs français peuvent être bons dans certains segments de recherche, et moins bons ailleurs. Or, l'investissement dans la recherche, notamment publique, est catastrophique. Le climat dans le monde académique français est terrible. Non seulement les postes sont de moins en moins nombreux, mais les chercheurs sont recrutés de plus en plus tard. Des chercheurs de 40 ans sont considérés comme trop jeunes, bien que certains soient déjà reconnus mondialement en tant qu'experts.

L'intérêt du public pour la biodiversité est croissant. La biodiversité est un sujet à la fois positif et anxiogène. Les étudiants investissent massivement ces filières parce qu'ils sont animés par une volonté d'agir. L'écologie est un domaine scientifique récent et extrêmement complexe. Nous étudions des milliers d'espèces en interaction dans l'espace et dans le temps. Nous attirons non seulement des personnes intéressées par la biodiversité, mais aussi des physiciens, des mathématiciens et des théoriciens en tout genre, car c'est dans ce champ que se situe la nouvelle complexité. Nous faisons face à un paradoxe : malgré un intérêt accru, une perception de la crise de plus en plus aiguë, l'investissement dans la recherche publique n'est à la hauteur ni des promesses ni des enjeux.

Mme Sandra Lavorel . - Je répondrai aux questions portant sur nos attentes pour la COP15 et les interactions avec les acteurs des territoires. Bien sûr, les efforts de conservation portent leurs fruits et doivent être renforcés. Nous avons beaucoup parlé de l'objectif de protection de 30 % des surfaces terrestres et marines. Vous êtes peut-être familiers de la terminologie « pas de perte nette de biodiversité » : l'on ne peut plus se permettre de perdre de la biodiversité du fait des activités humaines. La conservation de la biodiversité requiert des solutions au coeur de toutes les décisions publiques et privées mais aussi de tous les comportements. La nouvelle évaluation en cours de l'IPBES répond à une demande forte des gouvernements d'évaluer les interactions étroites entre biodiversité, alimentation, eau, climat et santé. Ce n'est que de cette manière que nous pourrons trouver des solutions.

Nous parlons souvent de solutions fondées sur la nature, s'agissant du climat. Il s'agit d'utiliser les espèces et le fonctionnement des écosystèmes pour séquestrer du carbone ou encore épurer l'eau. Or, la notion de solutions fondées sur la nature n'est pas encore suffisamment ancrée dans les politiques. Ces solutions doivent garantir une durabilité non seulement environnementale, mais aussi sociale. Elles doivent être perçues comme justes et équitables pour être acceptées.

Je peux vous garantir que le monde académique, les étudiants et les citoyens montrent un intérêt grandissant pour ces sujets. Les chercheurs en biodiversité sont sans cesse sollicités pour intervenir, que ce soit à l'occasion d'un festival, auprès d'une entreprise, etc. La biodiversité est au coeur des préoccupations des acteurs. Soyez-en assurés : les scientifiques font de leur mieux. Je n'épiloguerai pas sur le manque de ressources, mais les experts en biodiversité sont très peu nombreux en France. Faut-il continuer à faire de la recherche ou passer plus de temps avec les acteurs ? Nous pouvons lier les deux dimensions en développant des projets participatifs dans les territoires. Dans la vallée de la Drôme, nous avons ainsi réuni de multiples acteurs - communautés de communes, collectifs de citoyens, acteurs économiques - pour parler de la biodiversité et du climat.

M. François Sarano . - Avant de parler des éoliennes, je peux vous assurer que les citoyens, quels que soient leur âge et leur lieu de résidence, sont intéressés et sensibilisés aux questions de biodiversité. J'habite dans la Drôme, je suis à la fois marin et très terrestre. L'agriculture durable permet le retour du sauvage et il existe des modèles plus respectueux de la nature qui fonctionnent très bien économiquement. Étant moi-même chercheur, je suis persuadé qu'il est très important de continuer à chercher, mais il faut prendre sans plus tarder des mesures pour éviter les pertes de biodiversité. Les causes sont connues depuis très longtemps, depuis plus de 40 ans. Il n'est pas besoin de connaître la complexité des écosystèmes pour savoir que les biocides tuent ; que lorsqu'on construit une marina, on détruit tout un écosystème ; que lorsque l'on utilise des ancres de bateaux qui arrachent les posidonies, on détruit l'écosystème. Comme le disait le Commandant Cousteau, « ils mesurent, nous pleurons » . Des actions très concrètes doivent être décidées aujourd'hui.

L'implication des personnes dans les mesures de préservation de la biodiversité est essentielle. Il importe que les gens puissent profiter des réserves marines. Il faut simplement supprimer les prélèvements. En ce qui concerne la gestion de la pêche, les pêcheurs doivent être mis au coeur du dispositif, car ils connaissent parfaitement le milieu marin.

Je ne suis pas spécialiste de l'éolien en mer, mais je suis sûr d'une chose : l'ancrage d'une éolienne détruit le milieu doublement. D'abord du fait de l'ancrage : la turbidité, emmenée par les courants, se disperse sur des surfaces bien plus larges que celle du champ de l'éolienne. La destruction du milieu est étendue et touche toutes les espèces. Les oeufs et les larves des espèces vivant en eaux profondes seront affectés par les nuages de sédiments. Quant aux espèces benthiques, vivant sur le fond, elles ne vont plus pouvoir respirer et n'auront plus accès à leurs ressources, celles-ci étant couvertes de sédiments. L'évocation des énergies renouvelables devrait systématiquement être adossée à un objectif de diminution de la consommation d'énergie. Que penser des actions de promotion de parcs éoliens affichées sur des panneaux lumineux ? La première source d'énergie est l'économie d'énergie.

Nous traduisons avec des mots la réalité vécue directement par les océans. Les chiffres traduisent une vraie dégradation à la fois de la vie marine et de la vie des gens qui en bénéficient. Il faut donc prendre des mesures immédiates. Prenons l'exemple de la pêche de loisir : elle n'est soumise à quasiment aucune règle. Ce n'est pas un problème quand on considère chaque pêcheur individuellement, mais ils sont des millions sur les rivages de la Méditerranée. L'antifouling, qui empêche les organismes aquatiques de se fixer sur la coque des navires, est un poison pour la mer. La mer et l'océan se distinguent du milieu terrestre par leur résilience exceptionnelle. Même les petites mesures, comme la création de réserves marines sans prélèvement, se révèlent très efficaces. Nous gagnons à tous les coups. Qui ne voudrait pas jouer à un jeu où l'on gagne à tous les coups ?

M. Frédéric Marchand . - Comment nourrir dix milliards d'êtres humains tout en préservant la vie sur Terre et la biodiversité ? Cette question suscite de vifs débats entre les tenants de l'agroécologie et les promoteurs d'un modèle beaucoup plus intensif, mais qui permet une mise sous cloche d'une partie de la planète. D'après une étude parue le 5 octobre dernier et issue de l'observation de 2 500 espèces, le modèle le plus intéressant serait l'agriculture intensive. J'aimerais recueillir votre avis sur cette analyse un peu disruptive.

M. Hervé Gillé . - M. Courchamp, vous dites que la psychologie humaine n'est pas adaptée à la gestion de la crise de la biodiversité. Par conséquent, comment faire ? Nous devons répondre à un enjeu essentiel : l'accessibilité de la connaissance et la vulgarisation des connaissances scientifiques. Les stratégies de communication ne sont pas suffisamment travaillées pour toucher l'ensemble des citoyens. Le deuxième enjeu, sans doute encore plus important, concerne la déclinaison opérationnelle des leviers d'action. Nous observons souvent un décalage important entre le discours des chercheurs et les politiques. J'ai le sentiment que cet espace n'est pas comblé. Nous avons besoin d'une démonstration de notre capacité à agir. Pour terminer, j'évoquerai le niveau d'acceptabilité des mesures. Nous sommes tous d'accord pour agir, mais comment procéder et à quelle vitesse ?

Mme Angèle Préville . - Je souhaite revenir sur les annonces visant la création d'aires marines protégées. En Méditerranée, leur proportion passerait de 0,2 à 5 %. Comment envisagez-vous la faisabilité de cette mesure ? Par ailleurs, j'ai l'impression que la France ne lutte pas de manière efficace contre ses 2 700 espèces exotiques et envahissantes. Quelles mesures concrètes sont mises en place dans les communes ? Ne sommes-nous pas un peu en retard ? Quel regard portez-vous sur l'élevage de poulpes en containers en Méditerranée, alors que cette espèce est très intelligente ?

Mme Lavorel, vous avez évoqué la qualité de gestion des aires protégées. Quel regard portez-vous sur la baisse des effectifs au ministère de la transition écologique ?

Ma dernière question s'adresse à vous trois. Que pensez-vous de la décision du Tribunal administratif de Paris condamnant le Gouvernement à prendre toutes les mesures utiles pour réparer le préjudice psychologique et prévenir l'aggravation des dommages ?

M. Ronan Dantec . - Je rejoins mon collègue M. Gillé quant à la complexité de ces sujets. Nous avons certainement un vrai retard en termes d'analyse de l'impact des politiques publiques sur la biodiversité, en comparaison avec le climat.

Je considère que l'éolien aura un impact positif sur la biodiversité. De fait, l'éolien offshore va contribuer à la création de sortes de réserves marines. La mer est effectivement résiliente : nous en avons la démonstration après les marées noires. En Écosse, le grand parc éolien offshore n'a pas eu d'impact négatif sur la biodiversité, mais a permis une diminution de la pêche. La question de l'usage des sols est au coeur des sujets de biodiversité : équilibre entre zones d'agriculture intensive et zones naturelles ; place de l'étalement urbain ; lieux de connectivité entre l'activité humaine et les parcs... La biodiversité est une question de souveraineté nationale, dès lors qu'elle a trait à l'usage des sols. C'est pourquoi les négociations internationales sur la biodiversité sont beaucoup plus délicates à mener. Où en êtes-vous des analyses sur la gestion des sols ? Existe-t-il des modèles de gestion équilibrée entre les enjeux économiques, humains, agricoles et de biodiversité ?

M. Bruno Belin . - M. Sarano, je sollicite votre connaissance des milieux marins : l'éolien en mer est-il une ineptie ?

M. Didier Mandelli . - Je me fais le relais de Marta de Cidrac, Sénatrice des Yvelines, qui ne peut pas être présente parmi nous, en vous lisant la question qu'elle souhaite vous poser : « comment créer une dynamique mondiale afin de multiplier les aires protégées renforcées sachant qu'elles ont prouvé leur efficacité en France ? »

M. François Sarano . - Dire que l'éolien en mer est une ineptie serait une ineptie. La situation doit être étudiée au cas par cas, en considérant différentes échelles temporelles (celle des pêcheurs et celle de nos enfants). Il est donc nécessaire d'analyser la durée de vie de l'éolienne, la quantité d'énergie produite, les économies d'énergie potentielles et son impact direct. Nous savons que la mer est résiliente et répond patiemment à toutes nos agressions. Exploiter la planète pour satisfaire la demande alimentaire de l'humanité est un joli voeu pieux, tant qu'on satisfait uniquement la demande solvable. Aujourd'hui, nous pourrions mettre la planète à feu et à sang, détruire davantage la forêt amazonienne pour produire davantage de biftecks. L'exploitant intégrera le coût de la destruction de la forêt, le coût de l'emballage du produit et de l'exportation, si bien que les gens ayant besoin de se nourrir n'en auront plus les moyens. L'argument qui consiste à exploiter plus pour nourrir l'humanité ne fonctionne pas - ni avec l'aquaculture ni avec l'intensification de l'exploitation.

Par ailleurs, le poulpe est effectivement une espèce très intelligente. L'Union européenne l'a classé, avec les primates, parmi les espèces ne pouvant faire l'objet d'expériences. Au-delà de ce constat, le développement de toute aquaculture d'animaux carnivores est une ineptie. Cela revient à élever des lions et d'aller chasser des gazelles. Ces poulpes seront nourris de protéines issues de la mer. Nous envoyons en mer des bateaux pêcher au large des poissons, qui seront congelés ou transformés en farine, pour être donnés aux poulpes - au prix d'une consommation énergétique catastrophique. La seule aquaculture raisonnable est celle des mollusques, qui filtrent directement le plancton. Pour toutes les autres aquacultures, cela revient à donner de la « saucisse pur porc » aux cochons ! L'aquaculture des carnivores n'est pas une production, mais un prélèvement déguisé.

M. Franck Courchamp . - Est-il préférable de consacrer moins d'espaces à l'agriculture en y pratiquant l'agriculture intensive avec tous les problèmes que cela comporte en termes d'intrants, ou d'étendre les surfaces agricoles pour y pratiquer un mode moins intensif ? Cette question n'a pas encore été résolue par la science. La question de savoir comment nourrir 10 milliards d'êtres humains demain n'est peut-être pas posée de façon complète. Ne faudrait-il pas utiliser une partie des ressources de recherche pour faire en sorte que nous n'ayons pas à nourrir autant de personnes ?

Il est vrai que nous ne sommes pas armés psychologiquement, de manière innée, pour la gestion de crise. Une fois ce constat posé, nous sommes en mesure d'y faire face. Nous n'étions pas biologiquement destinés à marcher sur la Lune. Pourtant, nous y sommes parvenus. Je suis persuadé que nous pouvons résoudre les défis d'aujourd'hui, même s'ils sont beaucoup plus grands. Tout l'enjeu est de prendre conscience de ces problèmes. L'humanité est pleine de ressources, de génie. Aujourd'hui, elle est hyperconnectée. Elle a davantage accès à l'information et peut relever tous les défis. Encore faut-il que nous ayons conscience du défi.

Je pense que l'on sous-estime énormément l'intérêt du citoyen pour la science et son appétence pour la complexité. Les tentatives de vulgarisation sont beaucoup plus nombreuses qu'on ne le pense, notamment grâce aux plateformes numériques qui diffusent des contenus de qualité. Je vous livrerai deux exemples personnels. J'ai réalisé un film scientifique d'animation 3D de 30 minutes qui a été diffusé sur Arte. Il a été vu plus de 15 millions de fois sur YouTube. J'ai également réalisé une bande dessinée scientifique sur un sujet assez confidentiel (les fourmis envahissantes), qui a été vue plus de 400 000 fois. Les gens ont faim de science, notamment écologique.

Pour autant, je vous rejoins sur le fait qu'il manque un corps de métier pour établir le lien entre les scientifiques et les politiques. En la matière, la vulgarisation ne suffit pas. Il faudrait créer un corps de métier chargé d'analyser les publications scientifiques et de les traduire aux décideurs pour qu'ils prennent des mesures nécessaires. Il y a quelques années, j'ai mené une étude sur l'impact du changement climatique sur les invasions de fourmis en France. Nous avons identifié, grâce à des modèles, quelles espèces pourraient envahir le pays et identifié leurs ports et aéroports d'origine. Cependant, nous n'avons ni le temps ni les ressources pour aller à la rencontre des services des douanes et les alerter sur ces espèces, pour qu'ils prennent des décisions de mise en quarantaine des containers. Il faudrait donc un corps de métier capable de comprendre la science et de la transformer en recommandations pour les décideurs. Ce métier ne peut être exercé ni par les politiques ni par les scientifiques, car nous ne disposons ni de la formation ni du temps nécessaires pour le faire.

Mme Sandra Lavorel . - La médiation scientifique est un métier d'avenir.

Sommes-nous à la hauteur sur le terrain ? Les collectivités territoriales ont souvent de bonnes intuitions, mais sont dépourvues de ressources financières, voire de connaissances et de compétences. Elles souhaiteraient disposer de personnes capables de faire le relais entre les connaissances et leur traduction en actions. Mon expérience m'enseigne que l'une des difficultés que rencontrent les scientifiques et les étudiants tient à la complexité des politiques publiques. Ce n'est pas pour rien qu'ont été créées des formations dédiées à leur appropriation. Il existe des formations à mi-distance entre l'environnement et les politiques publiques. La formation aux politiques publiques ne devrait-elle pas constituer un socle pour toute formation en environnement, en agriculture, en foresterie, en pêche, etc. ?

S'agissant de la question relative aux modèles agricoles, il n'y a pas de réponse ferme et univoque : la réponse varie selon les régions. Dans les régions tropicales, certaines espèces ont besoin de surfaces relativement étendues pour perdurer. Même si nous pratiquons une agriculture respectueuse de l'environnement, ces espèces ne bénéficieront pas d'une surface suffisante. En Europe, la question n'est pas de choisir entre un mode agroécologique et une production intensive, même si l'agriculture intensive peut être plus « verte » qu'elle ne l'est : la solution doit être régionalisée.

En ce qui concerne l'usage des sols, j'insiste sur la nécessité de reconnaître le rôle de la planification territoriale et de la doter des moyens nécessaires à son efficacité. Elle doit être concrétisée et respectée.

Pour conclure, les territoires ne manquent ni de motivation ni de compétences. L'enjeu tient à l'articulation entre les politiques nationales et les initiatives locales, qu'elles émanent des citoyens ou des élus. La loi Biodiversité de 2016 comporte une séquence « éviter-réduire-compenser ». Il est précisé que l'on ne peut pas travailler projet par projet. Il faut une coordination régionale pour analyser les impacts cumulés et atteindre l'objectif de zéro perte nette. Or, les directions régionales n'ont absolument pas les moyens d'appliquer cette politique. Elles se contentent de jouer au pompier.

M. Franck Courchamp . - En France, nous comptons plus de 2 700 espèces exotiques, si l'on inclut les espèces exotiques et les espèces exotiques dites envahissantes. Il est souvent difficile de déterminer les espèces susceptibles de s'étendre. Lorsque nous les identifions, il est déjà trop tard. En la matière, la France n'est pas à la hauteur des enjeux. En l'absence d'une prise de conscience, les problèmes ne sont pas anticipés. D'une manière générale, l'Europe est en retard. La France est au carrefour de l'Europe, comporte trois façades maritimes et est l'un des plus gros importateurs de marchandises : elle est donc fortement exposée aux espèces exotiques, mais les mesures prises ne sont pas suffisantes. Nous en subissons les coûts, alors que la prévention se révélerait bien moins coûteuse.

Mme Sandra Lavorel . - Les moyens et les effectifs alloués à la gestion des aires protégées sont une tragédie pour la gestion de la biodiversité en France.

M. François Sarano . - Si nous voulons que les gens acceptent les politiques publiques de préservation, il faut amener les écoliers et les étudiants dans la nature. Sinon, comment pourraient-ils se soucier d'espèces dont ils ne connaissent même pas le nom ? Profitons des réserves pour approcher le sauvage afin de savoir pourquoi mener des politiques de préservation.

M. Jean-François Longeot , président . - Je vous remercie vraiment de nous avoir fait part de vos expériences, d'avoir contribué à l'éclairage scientifique de notre commission et évoqué des mesures permettant de lutter efficacement contre l'érosion de la biodiversité.

J'ai été très heureux de vous entendre. Les enjeux relatifs au climat sont relativement acquis ; concernant la biodiversité, je serais moins affirmatif. J'espère que nos auditions permettent de favoriser la compréhension et l'appréhension de la problématique liée à la biodiversité.

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