INTRODUCTION
Au moment où la lutte contre le réchauffement climatique et la transition énergétique appellent à renforcer le développement des énergies renouvelables et où l'agroécologie permet de penser les productions agricoles à la lumière des fonctionnalités offertes par les écosystèmes, l'agriculture peut jouer un rôle pivot dont nous ne pouvons ni ne devons faire l'économie.
La saisine de l'Office par la commission des affaires économiques du Sénat s'inscrit directement dans cette réflexion.
L'agriculture et la forêt interagissent de façon étroite avec le climat et l'environnement : elles se situent donc depuis des millénaires à la croisée des enjeux climatiques et énergétiques . Le recours raisonné à la force musculaire humaine, l'énergie de la biomasse utilisable notamment grâce au feu, puis la traction animale et l'énergie tirée de l'eau et du vent - énergies renouvelables - ont en effet marqué les premiers jalons de nos civilisations. Depuis un siècle, nos cultures agricoles recourent de plus en plus aux énergies fossiles.
L'agriculture est par essence productrice d'énergie , tout d'abord par l'intermédiaire de la production végétale et animale nécessaire à notre alimentation et à celle des animaux d'élevage , mais son rôle va bien au-delà.
Il est vrai que son rôle a été et demeure prioritairement de produire l'énergie qui nous permet de vivre et de nous déplacer chaque jour et non pas de produire de l'électricité ou du biogaz. La production alimentaire ne sera pas l'objet du présent rapport , qui consacrera cependant une partie des développements à la compréhension des notions d'énergie et de « production d'énergie ».
Des chercheurs ont pu souligner le parallèle entre l'alimentation et l'activité agricole comme objets de consommation et de production d'énergie. Ainsi, Etienne Van Hecke explique que « tout comme l'alimentation humaine correspond à un système énergétique, l'agriculture est également caractérisée par un input et un output d'énergie » 2 ( * ) . Parmi ces outputs , la production de biogaz et de biocarburants - tous deux issus de la production de biomasse végétale -, d'énergie éolienne , ou encore d'énergie photovoltaïque - toutes deux souvent issues de l'utilisation de surfaces agricoles bâties ou non bâties - représente un poids grandissant.
Sans annoncer de manière prématurée les conclusions du présent rapport, il convient, afin de prévenir les conflits d'usage et des déséquilibres indésirables, d'affirmer la priorité de la mission de production alimentaire du secteur agricole sur la production d'autres formes d'énergie, avec le souci de limiter l'artificialisation des sols et de maintenir voire reconquérir la biodiversité .
La grande majorité de la surface terrestre ne doit pas servir à la production d'énergie, sans quoi cette dernière entrerait en concurrence de manière critique avec le processus de photosynthèse en vue de la production alimentaire, depuis les échelons les plus modestes de la chaîne alimentaire - du phytoplancton aux végétaux - jusqu'à l'agriculture au sens moderne.
Comme en témoignent les observations d'Anaxagore de Clazomènes, d'Antoine Lavoisier et de Julius Robert von Mayer, citées en ouverture du présent rapport et auxquelles les rapporteurs sont attachés, l'énergie se singularise par une caractéristique majeure : elle ne peut ni se créer , ni se détruire , mais juste se transformer .
Le vocabulaire courant, ainsi que celui des domaines de l'économie et des politiques publiques, évoque les concepts de « production d'énergie », de « consommation d'énergie » et de « source d'énergie », pourtant, comme il sera expliqué dans le présent rapport, l'énergie au sens de la physique n'est ni créée, ni détruite, mais seulement transformée et transférée . Par commodité, on utilisera dans le présent rapport les notions de production, de consommation et de source d'énergie, mais sans oublier que ce n'est pas strictement rigoureux d'un point de vue scientifique.
Par ailleurs, le présent rapport porte sur le secteur agricole en France et ne traite pas de la production d'énergie directe ou indirecte par la filière forêt-bois , sujet à part entière, que l'Office pourra étudier à une autre occasion. Bien sûr, la forêt et l'agriculture sont complémentaires en termes d'absorption de gaz à effet de serre (GES), en particulier de CO 2 .
Vouloir la neutralité carbone à l'horizon 2050 passera par la compensation des émissions liées à nos activités anthropiques par nos forêts et notre agriculture. Par exemple, le fait de stocker plus de carbone dans les sols présente l'intérêt de compenser ces émissions mais aussi de renforcer la sécurité alimentaire car le niveau de carbone des sols a des effets majeurs sur la fertilité de ceux-ci et donc sur la productivité agricole.
Cette question, qui a fait l'objet de la note scientifique n° 3 de l'Office 3 ( * ) , sera abordée dans la quatrième partie du présent rapport consacrée aux impacts environnementaux et aux rendements contrastés de la production d'énergie dans le secteur agricole.
Parce que nous poursuivons l'objectif de stocker de plus en plus de carbone et de consommer de moins en moins de carbone non renouvelable, il faudra penser les sols de manière plus stratégique car le cycle du carbone garantissant sa neutralité passe par les sols, dont une grande partie est agricole ou forestier, auxquels il faut ajouter la biomasse.
L'agriculture dispose donc selon Bernard Pellecuer, ingénieur agronome, d'un potentiel important permettant à la fois de réduire ses émissions de gaz à effet de serre avec la réduction des intrants, les changements d'usage des sols, l'adaptation des systèmes et la récupération des déchets, de stocker le carbone issu des autres activités, et de produire des énergies renouvelables. Ce dernier point est l'objet du présent rapport.
De manière moins liée au sujet de la production d'énergie, elle peut fournir la matière première nécessaire à la fabrication de bioproduits qui peuvent se substituer aux produits chimiques issus du pétrole, et ceci de manière avantageuse, notamment par rapport à l'environnement.
La production d'énergie dans le secteur agricole ne doit pas être considérée comme une question secondaire ou un enjeu conjoncturel, c'est un sujet majeur aux implications multiples pour l'environnement et le climat , pour ses conséquences en matière d'aménagement des territoires, d'organisation des filières et des exploitations agricoles , y compris sur un plan économique. Pour autant, les productions d'énergies renouvelables issues de notre agriculture ne suffiront pas à redessiner le mix énergétique national ou international.
Selon le rapport de l'Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST) « Les usages énergétiques des terres agricoles : cultiver l'énergie au 21 e siècle », qui s'interroge sur la transformation de l'agriculteur en « énergieculteur », il faut insister sur « la complexité des enjeux, très interdépendants », qui devrait conduire à un plus grand rôle de la collectivité dans la gouvernance des exploitations agricoles du futur.
Il sera de plus en plus nécessaire, à la lumière de l'expérience de la pandémie de Covid-19, de repenser l'interdépendance entre notre microbiote intestinal, notre système immunitaire, notre alimentation, notre agriculture, notre politique de santé, les pollutions, la déforestation, l'artificialisation des terres, les atteintes à la biodiversité, le réchauffement climatique, la mondialisation et le développement des pandémies, tout se tient :
- la mondialisation représente un facteur de risque pour la transformation des zoonoses en pandémies ;
- l' agriculture produit notre alimentation, ce qui impacte les pollutions, les sols, le réchauffement climatique et les atteintes à la biodiversité ;
- notre système alimentaire contribue à la déforestation, qui est elle-même un facteur de risque pour les zoonoses ;
- enfin, notre alimentation conditionne notre santé au travers de ses impacts sur notre microbiote intestinal et notre système immunitaire dont la fragilité nous rend plus sensible aux maladies infectieuses et donc aux pandémies.
La biomasse est au coeur de ces enjeux : elle fournit notre alimentation et peut contribuer à la fourniture d'énergie , mais elle doit aussi en partie revenir au sol , tout autant pour réguler le climat - avec le stockage de carbone - que pour pérenniser ou améliorer la capacité des sols à la produire .
Comme l'expliquait Albert Einstein, « on ne peut pas résoudre un problème avec le même niveau de pensée que celle qui l'a créé », c'est pourquoi l'expérience de la pandémie de Covid-19 appelle à articuler de manière nouvelle la santé, l'environnement, l'alimentation et l'agriculture .
Elle appelle notre vigilance sur le mode ordinaire de gestion des politiques publiques, compartimenté entre des politiques sectorielles en silo qui abordent les problèmes isolément, par domaine : politiques sanitaires, environnementales, agricoles, politiques de l'alimentation, du commerce international... Cette approche est frappée d'obsolescence alors qu'elle continue paradoxalement à régir l'action publique.
Ainsi que l'a fait valoir Michel Duru, directeur de recherche en agronomie à l'INRAE, nous devons recourir à un concept nouveau de « santé globale » ou de « santé unique » afin d'adopter une vision transversale et systémique des enjeux interdépendants de la santé, de l'environnement, de l'alimentation et de l'agriculture .
Le contexte actuel, avec le besoin d'accélérer la transition énergétique et de définir un plan de relance suite à la pandémie, nous offre une occasion à saisir . Comme il sera vu dans les propositions, un futur projet de loi sur le foncier agricole pourrait avantageusement être déposé et devenir le vecteur d'une réforme du monde agricole en intégrant certaines des propositions du présent rapport, allant dans le sens des orientations générales de ce dernier et de la vision transversale et systémique des enjeux que l'on vient de présenter.
L'ensemble de ces propositions devraient permettre de contribuer à la définition des orientations du plan de relance du Gouvernement faisant suite à la pandémie de Covid-19 et d'en préciser certains aspects.
Dans son rapport annuel pour 2020 « Redresser le cap, relancer la transition » 4 ( * ) , rendu public le 8 juillet 2020, le Haut conseil pour le climat identifie plusieurs mesures de sortie de crise qui sont compatibles avec les objectifs climat et la transition bas-carbone. Parmi ces mesures, le déploiement des énergies renouvelables et l'augmentation du stockage de carbone dans les sols sont évoqués. Quelques mois plus tôt, le Haut conseil avait, en avril 2020, tiré quelques enseignements de la crise liée à la pandémie en appelant à accélérer la transition vers la neutralité carbone pour renforcer notre résilience aux risques sanitaires et climatiques dans un rapport spécial intitulé « Climat, santé : mieux prévenir, mieux guérir » 5 ( * ) . Les rapporteurs se félicitent de cette prise de conscience progressive.
De façon grandissante, nos cultures agricoles devront s'adapter à cette vision transversale et systémique et se tourner vers l'agroécologie et l'agroforesterie , seul mode d'exploitation des terres qui prévoit l'association des arbres et des cultures, ce qui présente de nombreux avantages, pour la protection des sols mais aussi pour la biodiversité et la productivité des terres.
Tel est le bel avenir que nous souhaitons pour l'agriculture.
I. LA DÉMARCHE DE VOS RAPPORTEURS
A. DE LA PROCÉDURE DE SAISINE À L'ADOPTION D'UNE MÉTHODE ET D'UN CALENDRIER DE TRAVAIL
1. L'origine de la saisine
L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) a été saisi le 3 décembre 2018, en application de l'article 6 ter de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, par la commission des affaires économiques du Sénat, d'une demande d'étude sur la valorisation énergétique des terres agricoles . Comme expliqué ci-après, le champ des investigations de cette étude a été élargi à la production d'énergie dans le secteur agricole .
2. La méthode et le calendrier de travail
Les rapporteurs ont préparé en 2019 une étude de faisabilité , adoptée lors de la réunion de l'Office du 17 octobre 2019, sous la forme d'une note de méthodologie pour le rapport sur la production d'énergie dans le secteur agricole. En amont de cette réunion, ils ont conduit plusieurs auditions afin d'éclairer les différentes dimensions du sujet et de mieux délimiter le champ de leurs investigations. Ils ont également adressé des questionnaires aux ministères de l'agriculture et de l'alimentation et de la transition écologique. Ils ont ensuite poursuivi leurs auditions pendant le premier semestre 2020 jusqu'au mois de juin et ont obtenu de nos services économiques à l'étranger des données pour six pays : l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Italie, l'Espagne, le Royaume-Uni et les États-Unis. De telles informations ont permis de constituer une synthèse comparée inédite , objet de la sixième partie du présent rapport.
* 2 Cf. Etienne Van Hecke, « Agriculture et énergie », Courrier hebdomadaire du CRISP, vol. 871, no. 6, 1980, pp. 1-37.
* 3 Cf. les liens suivants vers la note scientifique n° 3 de l'Office sur le stockage du carbone dans les sols par Roland Courteau sur les sites du Sénat et de l'Assemblée nationale :
https://www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/opecst/quatre_pages/OPECST_2018_0012_note_stockage_carbone_sols.pdf
Une version anglaise de cette note scientifique est aussi disponible au lien suivant :
* 4 Cf. https://www.hautconseilclimat.fr/wp-content/uploads/2020/07/hcc_rapport-annuel-2020.pdf
* 5 Cf. https://www.hautconseilclimat.fr/wp-content/uploads/2020/04/rapport_haut-conseil-pour-le-climat.pdf