N° 362
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020
Enregistré à la Présidence du Sénat le 3 mars 2020 |
RAPPORT D'INFORMATION
fait
au nom de la délégation aux droits des femmes
et à l'égalité des chances entre les hommes et les
femmes(1) et de la délégation sénatoriale aux outre-mer
(2)
sur les
violences
faites aux
femmes
dans les
outre
-
mer
,
par Mme Annick BILLON et M. Michel MAGRAS,
Sénateurs
(1) Cette délégation est composée de : Mme Annick Billon, présidente ; M. Max Brisson, Mmes Laurence Cohen, Laure Darcos, Joëlle Garriaud-Maylam, Françoise Laborde, M. Marc Laménie, Mme Claudine Lepage, M. Claude Malhuret, Mmes Noëlle Rauscent, Laurence Rossignol, vice-présidents ; Mmes Maryvonne Blondin, Marta de Cidrac, Nassimah Dindar, secrétaires ; M. Guillaume Arnell, Mmes Anne-Marie Bertrand, Christine Bonfanti-Dossat, Céline Boulay-Espéronnier, Marie-Thérèse Bruguière, Françoise Cartron, MM. Guillaume Chevrollier, Roland Courteau, Mmes Chantal Deseyne, Nicole Duranton, Jacqueline Eustache-Brinio, Martine Filleul, M. Loïc Hervé, Mmes Victoire Jasmin, Claudine Kauffmann, Valérie Létard, Viviane Malet, Michelle Meunier, Marie-Pierre Monier, Christine Prunaud, Frédérique Puissat, Dominique Vérien.
(2) Cette délégation est composée de : M. Michel Magras, président ; MM. Maurice Antiste, Stéphane Artano, Mme Esther Benbassa, MM. Pierre Frogier, Jean-Louis Lagourgue, Robert Laufoaulu, Jean-François Longeot, Mme Vivette Lopez, MM. Victorin Lurel, Dominique Théophile, vice-présidents ; M. Jacques Genest, Mmes Victoire Jasmin, Viviane Malet, M. Gérard Poadja, secrétaires ; M. Guillaume Arnell, Mme Viviane Artigalas, MM. Jean Bizet, Patrick Chaize, Mme Catherine Conconne, MM. Mathieu Darnaud, Michel Dennemont, Mmes Nassimah Dindar, Catherine Dumas, M. Daniel Gremillet, Mme Jocelyne Guidez, M. Abdallah Hassani, Mme Gisèle Jourda, MM. Patrick Kanner, Antoine Karam, Nuihau Laurey, Henri Leroy, Thani Mohamed Soilihi, Georges Patient, Mme Catherine Procaccia, MM. Michel Raison, Jean-François Rapin, Claude Raynal, Gilbert Roger, Jean Sol, Mme Lana Tetuanui, M. Michel Vaspart.
AVANT-PROPOS
Dès le début de la session 2017-2018, les deux délégations sénatoriales aux outre-mer et aux droits des femmes ont pris l'initiative de travailler conjointement sur les violences faites aux femmes.
À un moment où ce sujet se trouvait au coeur de l'agenda de la délégation aux droits des femmes, dans un contexte marqué par l'omniprésence des violences dans l'actualité, les deux délégations ont reçu ensemble, en février 2018, les deux auteurs d'un rapport du Conseil économique, social et environnemental intitulé Combattre les violences faites aux femmes dans les Outre-mer .
Publié en mars 2017 à la suite d'une saisine du Premier ministre de juillet 2016, cet avis établissait un état des lieux préoccupant et proposait quarante recommandations pour améliorer la lutte contre les violences faites aux femmes dans les outre-mer.
La prise de conscience favorisée par cette étude largement médiatisée a permis la conduite d'enquêtes statistiques sur les violences faites aux femmes dans les outre-mer, sur le modèle de l'enquête Violences et rapports de genre , dite Virage , réalisée en métropole en 2015 et confiée à l'Ined. L'élaboration de politiques publiques efficaces suppose en effet une connaissance fine, non seulement des comportements à combattre et à prévenir, mais aussi du profil des victimes à protéger, prendre en charge et accompagner. L'enquête Virage Dom a ainsi concerné en 2018 La Réunion, la Martinique et la Guadeloupe.
Le gâchis humain que constituent les violences faites aux femmes, dont Michel Magras a souligné, pour les outre-mer, le « lien avec les niveaux de vie, les différences culturelles et la confrontation entre modernité et sociétés traditionnelles », pose avant tout, selon Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, « une question de société : quelle place voulons-nous y faire pour les femmes, et [...] pour les enfants ? » 1 ( * ) .
Depuis l'audition des rapporteurs du CESE, les deux délégations ont souhaité poursuivre ce travail et mettre en commun leur engagement contre le fléau des violences, tandis que le décompte glaçant et quasi quotidien des féminicides confirmait l'importance des efforts à mettre en oeuvre en France, dans tous les territoires, pour mieux protéger les victimes des violences conjugales.
Les réunions communes aux deux délégations se sont donc poursuivies avec l'audition des responsables des enquêtes Virage Dom réalisées à La Réunion, en Guadeloupe et à la Martinique , qui se sont échelonnées entre mars et décembre 2019.
Par ailleurs, en octobre 2019, elles ont eu un échange sur la place des outre-mer dans le Grenelle de lutte contre les violences conjugales qui s'est ouvert en septembre 2019, et dont les conclusions ont été rendues publiques le 25 novembre 2019, journée symbolique dédiée, dans le monde entier, à la lutte contre les violences faites aux femmes.
La dynamique favorable qui a rapproché les deux délégations s'est traduite, dans un autre registre, par l'organisation d'un colloque, en février 2020, sur « L'engagement des femmes dans les outre-mer, un levier clé du dynamisme économique ultramarin » .
Elle a également eu pour conséquence la détermination de la délégation aux droits des femmes à prendre systématiquement en compte les dimensions ultramarines dans ses travaux sur les violences .
A cet égard, la délégation aux droits des femmes souhaite rendre hommage à l'engagement de ses membres qui, élus des outre-mer, ont établi un lien spontané entre les deux délégations : Nassima Dindar et Viviane Malet (La Réunion), Victoire Jasmin (Guadeloupe) et Guillaume Arnell (Saint-Martin).
Ces orientations confirment la synergie prometteuse qui s'est mise en place au début de 2018 lors de cette première réunion commune.
Sous l'impulsion de leurs présidents Michel Magras et Annick Billon, les deux délégations ont donc souhaité publier l'ensemble de leurs travaux sur les violences faites aux femmes et réagir aux propositions qui ont émergé du processus du Grenelle de lutte contre les violences conjugales , au sein duquel un groupe de travail dédié aux outre-mer a été constitué. Telle est l'ambition principale de ce recueil, adopté à l'unanimité par les délégations au terme d'un cheminement conjoint de deux années .
Lors de l'examen de ce rapport, assorti de cinq points de vigilance et dix recommandations, les deux délégations ont décidé de poursuivre cette réflexion commune et de continuer à travailler ensemble pour assurer le suivi du combat contre les violences.
I. DES VIOLENCES PLUS FRÉQUENTES DANS LES OUTRE-MER
A. UN ÉTAT DES LIEUX PARTICULIÈREMENT PRÉOCCUPANT
Les deux rapporteurs du CESE ont présenté, le 15 février 2018, un état des lieux préoccupant des violences faites aux femmes dans les outre-mer.
Pour Dominique Rivière, co-rapporteur, ces violences restent « plus fréquentes et plus graves dans les outre-mer, même s'il existe des différences d'un territoire à l'autre ».
Selon Ernestine Ronai, co-rapporteure et co-présidente de la commission Violences de genre du Haut Conseil à l'égalité (HCE), les statistiques sont sans appel : « En 2015 et 2016, pas moins de dix femmes ultramarines ont été tuées par leur compagnon dans les outre-mer ; elles étaient onze en 2014. On voit que le chiffre ne baisse pas ». Le nombre de ces féminicides représente un douzième de ceux de métropole, a-t-elle constaté. Encore ce chiffre est-il incomplet : citant Thani Mohamed Soilihi, vice-président du Sénat et membre de la délégation aux outre-mer, elle a indiqué qu'« à Mayotte, ces crimes ne sont pas même répertoriés ». Ernestine Ronai a ainsi déploré le manque de statistiques susceptibles de mieux orienter la politique publique de lutte contre les violences.
Étendant son analyse à l'ensemble des violences faites aux femmes et aux filles, elle a déploré les « grossesses précoces non désirées [...] plus fréquentes en outre-mer qu'en métropole , sur fond d'accès insuffisant à la contraception et à l'IVG, de précarité, de difficulté, voire d'échec scolaire, et de violences sexuelles ».
Dominique Rivière a ainsi identifié les principales causes de ces violences :
- un « seuil de tolérance à la violence plus élevé dans les outre-mer », qui s'explique en partie par « l'histoire coloniale et le passé esclavagiste » ;
- une situation économique et sociale « dégradée » dans certains territoires, « source de chômage, d'exclusion, de promiscuité dans les logements, voire d'alcoolisme et d'addictions » ;
- le rôle des Églises qui, « puissantes », peuvent à la fois protéger les victimes, mais aussi « contribuer à la propagation de certains stéréotypes » ;
- les « difficultés d'accès aux droits et à la protection publique (gendarmes, services publics, etc.) » pour les femmes.
Ernestine Ronai a ajouté l'influence des stéréotypes sexistes , dont elle a estimé la « prégnance [...] particulièrement impressionnante », l'accès progressif des femmes à l'autonomie causant des tensions dans des sociétés où les traditions restent fortes.
Les constats des co-rapporteurs du CESE ont été confortés par les témoignages de nos collègues , dont certaines remarques font écho à ce que l'on observe en métropole :
- sur le silence des victimes , longtemps réticentes à dénoncer ces violences : « Il y a quelques années, aux urgences, une femme des Abymes déclarait ainsi, un couteau dans le ventre, aux côtés de son conjoint, qu'elle était “ tombée dessus ” [...] Des femmes meurent sous les coups de leur compagnon, pour n'avoir rien dit » (Victoire Jasmin, audition du 15 février 2018) ; « Une proportion de cas reste cachée, du fait de l'attitude des victimes. Dans certaines entreprises, des femmes déclaraient avoir eu des accidents, alors qu'elles étaient battues. Certaines victimes refusent de l'admettre, pour elles, pour leurs enfants et pour le regard des autres » (Dominique Théophile, 15 février 2018). À cet égard, Ernestine Ronai a objecté qu'insister sur le « déni des femmes » ne devait pas revenir à « inverser la culpabilité » : « Le seul responsable de la violence, c'est l'agresseur . La femme est souvent sous emprise et reçoit des injonctions contradictoires : l'homme à la fois la dévalorise et lui dit qu'il l'aime. L'emprise explique que la femme puisse retirer sa plainte. » ;
- sur le poids des coutumes : « 80 à 85 % des femmes de Nouvelle-Calédonie sont sous statut coutumier. De nombreuses femmes ne dénoncent pas, en raison de la chappe de plomb des traditions et de la crainte des représailles » (Gérard Poadja, 15 février 2018) ;
- sur la responsabilité des stéréotypes sexistes , « première cause des violences faites aux femmes. Pour certains hommes, la masculinité suppose des droits ou une domination sur les femmes » (Roland Courteau, 15 février 2018) ;
- sur la nécessité d'« impliquer les hommes dans la lutte contre les violences faites aux femmes » (Guillaume Arnell, 12 décembre 2019) ;
- sur l'influence de l' éducation , plus particulièrement des garçons : « Nous devons repenser la façon d'éduquer les garçons et les filles, mais surtout les garçons, car leur éducation est préoccupante . Ils sont élevés dans un sentiment d'impunité et se sentent autorisés à faire un certain nombre de choses, quand les filles subissent beaucoup de restrictions » (Victoire Jasmin, 12 décembre 2019) ; « En outre-mer, l'éducation est faite par les femmes. On peut donc aussi expliquer cette tolérance affichée envers le comportement des garçons par l'acceptation sous-jacente de la maman. Bien souvent, cette dernière se montre à la fois très stricte avec la fille, tout en étant beaucoup plus permissive avec le fils » (Guillaume Arnell, 12 décembre 2019) ;
- sur l'intérêt de l' autonomie économique des femmes pour « briser cette dépendance que subissent peut-être un peu plus les femmes ultramarines » ; « cela veut dire aussi que la société doit s'interroger et trouver une réponse à la mise en valeur des femmes dans leur activité professionnelle » (Guillaume Arnell, 12 décembre 2019). Le colloque organisé par les deux délégations le 20 février 2019 sur le rôle et la place des femmes dans la vie économique et entrepreneuriale des outre-mer, mentionné précédemment, a d'ailleurs « mis en lumière l'importance de l'entrepreneuriat féminin dans les territoires ultramarins comme levier de développement, de croissance et d'innovation, mais aussi comme source d'émancipation ! » (Michel Magras, 4 juillet 2019) ;
- sur l'impact des réalités géographiques : « Tout le monde se connaît dans l'archipel , les femmes ne peuvent fuir loin, et il faut scolariser les enfants. Cela empêche de fuir le compagnon violent » (Victoire Jasmin, 15 février 2018) ; « Il existe deux freins en outre-mer aux suites de dépôt de plainte : la précarité financière des familles et l'exiguïté du territoire . Tout le monde est au courant quand une femme porte plainte contre son conjoint. Elle se met à dos le conjoint et sa famille. Or sur une île comme Mayotte, tout le monde est de la même famille ! [...]. On tourne en rond parce qu'on n'a pas compris la circularité dans les territoires ultramarins, où tout le monde connaît tout le monde » (Nassimah Dindar, 3 octobre 2019) ;
- sur les défaillances de la chaîne judiciaire : « Les femmes ont souvent honte de porter plainte, d'autant qu'elles ne sont pas toujours reçues avec sérieux et que les gendarmes tardent parfois à se déplacer » ; « la réponse judiciaire est lente, quelle que soit la nature des affaires » (Guillaume Arnell, 15 février 2018) ; « Quand une victime est confrontée aux rouages juridico-administratifs, il faut se rendre compte de l'épreuve qu'elle traverse. Outre les violences qu'elle a déjà subies, au lieu de l'aide et du réconfort qu'elle essaie de trouver, elle est confrontée à de nouvelles violences à travers les questions qu'on lui pose et du fait de la lourdeur du système » (Gérard Poadja, 12 décembre 2019) ;
- sur l' insuffisance des moyens dédiés à la lutte contre les violences : « Le 25 novembre dernier, se sont réunies dix-sept associations de La Réunion qui ont signé une motion dénonçant le manque de moyens ; nous le savons, les dotations des collectivités diminuent. Il y a des difficultés de sources de financement, d'activation de ces moyens, et des délais souvent trop longs : souvent, les subventions ne sont versées qu'en année n+1 » (Viviane Malet, 15 février 2018) ; « [les associations] se plaignent de ne pas avoir de visibilité budgétaire pluriannuelle » (Viviane Malet, 4 juillet 2019) ; « Nous nous heurtons également à un manque de moyens pour la police et la gendarmerie . Les locaux , souvent exigus, ne sont pas forcément adaptés à l'accueil des victimes. Il faudrait les aménager de manière à préserver la confidentialité » (Victoire Jasmin, 12 décembre 2019) ; « Nous ne pourrons pas ignorer la question des moyens alloués aux politiques publiques dans ce domaine ; l'éloignement géographique ne saurait en effet justifier une différence de moyens alors qu'il est question de fléaux aussi graves » (Annick Billon, 3 octobre 2019).
Pour autant, les violences faites aux femmes dans les outre-mer ne sauraient être envisagées séparément des violences observées en métropole . Si les violences en outre-mer méritent des moyens renforcés , le fléau des violences faites aux femmes forme un tout et nécessite une approche globale , que ces violences aient lieu en métropole ou en outre-mer, comme l'a très justement relevé Victoire Jasmin : « Récemment, une Guadeloupéenne vivant en métropole a créé une association pour venir en aide aux femmes victimes de violences. Nous nous sommes rendu compte que beaucoup de femmes venues des Antilles avaient fui jusqu'à la métropole la violence qu'elles rencontraient sur leur île d'origine » 2 ( * ) .
* 1 Voir en annexe le compte rendu de la réunion du 15 février 2018.
* 2 Voir en annexe le compte rendu de l'audition de Stéphanie Condon, responsable scientifique et Justine Dupuis, chargée de recherche à l'INED, sur les premiers résultats de l'enquête Virage Dom à La Réunion (4 juillet 2019).