II. SECONDE TABLE RONDE : « BIEN ÊTRE EN ENTREPRISE, POURQUOI, COMMENT ? »

Table ronde animée par Emmanuel CUGNY, chroniqueur-éditorialiste à Franceinfo, président de l'Association des journalistes économiques et financiers

Ont participé à la première partie de la table ronde : Bien être en entreprise : pourquoi est-ce un enjeu ?

Mme Agnès AUBLET CUVELIER, chef du département Homme au Travail de l'INRS ;

M. Olivier BACHELARD, professeur à l'EM Lyon, psychologue du travail, directeur de recherches, et auteur de l'ouvrage publié en 2017 : Le bien-être au travail (Presses de l'EHESP) ;

Mme Anne-Sophie GODON-RENSONNET, directrice Innovation de Malakoff Médéric Humanis, qui a publié une étude en novembre 2018 : « L'absentéisme maladie : pourquoi un coût toujours en hausse ? » ;

Mme Martine LENGLIN, directrice de l'EPSAT Vosges, service de santé au travail ;

M. Guillaume SOENEN, professeur associé de management - stratégie et organisation, directeur de la Chaire Santé et performance au travail créée par l'EMLyon Business school en partenariat avec le groupe APICIL.

M. Emmanuel CUGNY

Cet après-midi, nos échanges porteront sur le bien être en entreprise. J'insiste sur l'absence de trait d'union : il ne s'agit pas de traiter du bien-être individuel, mais du bien être collectif, facteur d'appartenance à l'entreprise et moyen d'attirer comme de retenir les compétences. Nos travaux s'organiseront en deux tables rondes, respectivement consacrées aux enjeux du bien être en entreprise et aux améliorations qu'il serait possible d'y apporter.

Je vous propose, à titre liminaire, de visionner un court reportage sur l'exposition photographique visible jusqu'au 14 juillet prochain sur les grilles du jardin du Luxembourg, installée par l'association Lumières sur le travail à l'occasion du centenaire de l'Organisation internationale du travail (OIT).

Projection d'une vidéo présentant l'exposition de photographies « ÊtreS au travail » sur les grilles du Jardin du Luxembourg, prévue de mars à juillet 2019 et réalisée par l'association « Lumières sur le travail » à l'occasion du centenaire de la fondation de l'OIT.

A. BIEN ÊTRE EN ENTREPRISE, POURQUOI EST-CE UN ENJEU ?

M. Emmanuel CUGNY

Cette vidéo est une excellente entrée en matière pour ce premier volet de la table ronde ! J'accueille Mme Anne-Sophie Godon-Rensonnet, directrice innovation de Malakoff Médéric Humanis, M. Olivier Bachelard, professeur à l'Emlyon Business School, M. Guillaume Soenen, professeur de management à l'Emlyon Business School et directeur de la chaire « Santé et performance au travail », Mme Agnès Aublet-Cuvelier, docteur en médecine du travail et cheffe du département « Homme au travail » de l'institut national de recherche et de sécurité (INRS), et Mme Martine Lenglin, directrice d'Ensemble pour la prévention et la santé au travail (Epsat) Vosges.

Anne-Sophie Godon-Rensonnet, vous menez depuis dix ans des enquêtes de terrain. Deux études récentes nous intéressent particulièrement : la première concerne l'absentéisme, véritable fléau aux conséquences parfois insoupçonnées ; la seconde, des enjeux à venir pour les entreprises en matière de bien-être au travail.

Mme Anne-Sophie GODON-RENSONNET, directrice innovation de Malakoff Médéric Humanis.

Les enjeux du bien être au travail apparaissent effectivement multiples. Pour les salariés, il répond à une demande d'articulation entre la vie professionnelle et la vie privée, comme entre la maladie chronique et le travail. Il ressort, pour eux, d'un enjeu d'employabilité et de prise en compte, par l'entreprise, de leurs fragilités. À ce titre, nous estimons à 50 % la proportion de salariés touchée par une fragilité d'ordre professionnel ou personnel.

Pour l'entreprise, les enjeux ne paraissent pas moindres : attractivité, performance opérationnelle, réduction des risques, maîtrise des absences pour maladie, engagement des salariés, notamment. Depuis dix ans, l'engagement des salariés représente l'indicateur de bien être qui a le plus reculé : en 2009, 41 % d'entre eux se disaient très engagés au quotidien, chiffre tombé à 29 % en 2017. La même année, les absences pour maladie s'établissaient en moyenne à deux arrêts de dix-sept jours calendaires par salarié ; un tiers des salariés s'étaient absentés au moins une fois pour ce motif. L'enjeu existe également pour les assureurs qui prennent en charge les garanties prévoyance : une maîtrise de l'absentéisme aura des conséquences sur le niveau des cotisations.

Enfin, le bien être au travail représente un enjeu de société, en ce qu'il contribue, selon l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), à la performance d'un pays. Les études menées depuis dix ans montrent effectivement une corrélation entre les déterminants du bien-être au travail et la performance globale. Un récent travail, dont les résultats n'ont pas encore été publiés, mené auprès de plus de deux cents entreprises de taille intermédiaire (ETI) cotées indique également un lien entre l'attention portée aux salariés et la performance économique.

M. Emmanuel CUGNY

Vous avez posé un constat, mais avez-vous des raisons de penser que les freins au bien être en entreprise pourraient être levés ?

Mme Anne-Sophie GODON-RENSONNET

Il parait toujours difficile de réaliser des projections, mais de nombreux facteurs laissent penser que l'absentéisme va perdurer. D'abord, les risques psycho-sociaux continuent à se développer. Or, ils entraînent des arrêts de travail plus longs et une reprise de poste plus difficile. L'allongement de la vie professionnelle a également pour conséquence des arrêts de travail de plus longue durée. Enfin, les changements d'organisation et de technologie, sources de déstabilisation, semblent plus fréquents.

M. Emmanuel CUGNY

L'intelligence artificielle a-t-elle notamment un impact ?

Mme Anne-Sophie GODON-RENSONNET

Comme tout progrès, l'intelligence artificielle a des conséquences positives - elle soulage les salariés de certaines tâches, réduit les risques et permet de créer des modèles prédictifs - autant que négatives, notamment l'isolation et la perte d'autonomie.

M. Emmanuel CUGNY

Cela semble paradoxal !

Mme Anne-Sophie GODON-RENSONNET

C'est le propre de toute innovation. Il faut en prévoir les conséquences néfastes pour les intégrer en amont.

M. Emmanuel CUGNY

Le phénomène que vous décrivez varie-t-il en fonction de la taille de l'entreprise ?

Mme Anne-Sophie GODON-RENSONNET

Absolument ! Selon la taille de l'entreprise, les attentes des salariés, l'approche du bien être et les enjeux de performance varient. Plus l'entreprise est de taille modeste, plus le bien être perçu est élevé. Dans les grandes entreprises, où les remplacements sont plus aisés et la protection sociale plus favorable, les salariés sont absents plus fréquemment et pour de plus longues durées. Je vous indique, enfin, que nos enquêtes sont disponibles sur notre site Internet.

M. Emmanuel CUGNY

Olivier Bachelard, vous interrogez l'organisation dans son intégralité.

M. Olivier BACHELARD, professeur à l'Emlyon Business School

En 1946, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) définissait la santé comme un état complet de bien être - physique, mental et social - pas seulement comme une absence de maladie. L'âge du premier emploi en contrat à durée indéterminée (CDI) s'établit désormais à vingt-sept ans. En 1936, Charlie Chaplin, en subissant la machine, dénonçait non pas le travail, mais les conditions de travail. Pour sa part, Simone Weil estimait en 1935 que le travail constituait une source d'émancipation.

Le bien être au travail représente une victoire collective. Dans les années 1970 était créée l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) ; dans les années 1990, les conditions de vie au travail se sont améliorées grâce à la réduction des horaires ; dans les années 2000 est apparu le document unique d'évaluation des risques (DUER) professionnels, y compris psycho-sociaux ; enfin, dans les années 2010, avec le rapport remis au Premier ministre d'alors par Henri Lachmann, Christian Larose et Muriel Pénicaud, s'est développée une approche saluto génique des facteurs du bonheur au travail, c'est-à-dire se concentrant sur les facteurs de bien être et de santé plutôt que sur les causes des maladies.

M. Emmanuel CUGNY

L'évolution que vous décrivez a-t-elle conduit à un renforcement des politiques de prévention ?

M. Olivier BACHELARD

Deux conceptions complémentaires sont envisageables : les éléments qui me plaisent dans mon travail et, de façon plus eudémonique, les moyens dont je dispose au bénéfice de ma compétitivité. Interroger l'organisation revient à confronter des logiques de finalité, d'organisation, d'arbitrage, de discussion et de respect durable de moi comme des autres. Malheureux au travail, je peux, en effet, être amené à retourner ma violence contre autrui.

M. Emmanuel CUGNY

Nous avons tous connaissance de cas récents de maltraitance humaine dans l'actualité.

M. Olivier BACHELARD

Effectivement : si la pression professionnelle est mal gérée, elle se retourne vers d'autres cibles, y compris, hélas, les usagers.

M. Emmanuel CUGNY

Les dirigeants attendent naturellement un retour sur leurs investissements : comment peuvent-ils constater concrètement les avantages à oeuvrer pour le bien être des salariés ?

M. Olivier BACHELARD

N'oubliez pas que leur responsabilité civile et pénale peut être engagée ! Le cadre juridique a, en effet, été sensiblement renforcé. Quoi qu'il en soit, il existe une corrélation entre les investissements réalisés en faveur du bien être et les résultats de l'entreprise.

M. Emmanuel CUGNY

Est-il aisé, pour un directeur des ressources humaines, de réaliser un bilan du bien être des salariés au sein de l'entreprise ?

M. Olivier BACHELARD

S'il est directeur du respect humain, absolument.

M. Emmanuel CUGNY

Guillaume Soenen, vous avez réalisé une enquête sur vingt entreprises. Quelles conclusions en tirez-vous ?

M. Guillaume SOENEN, professeur de management à l'Emlyon Business School et directeur de la chaire « Santé et performance au travail »

La santé au travail représente un capital. Selon cette approche, récente, il convient donc d'y investir : ce sera économiquement rentable. Le lien entre l'investissement pour la santé au travail et la performance apparaît, dans une entreprise comme dans un équipe de football, intuitif, mais le qualifier scientifiquement demeure délicat. De fait, une corrélation diffère d'une causalité.

Mes travaux mettent en exergue deux liens : entre le capital santé et l'absentéisme d'abord - à 8 % de la masse salariale, le phénomène est coûteux pour la marge opérationnelle de l'entreprise ; si une part demeure incompressible, il existe des solutions pour le réduire - entre le capital santé et la performance opérationnelle, ensuite, quelle que soit la catégorie d'âge des salariés. J'invite les chefs d'entreprise à se rapprocher des chercheurs pour travailler ensemble sur ces problématiques.

M. Emmanuel CUGNY

Chacun souffre de la désorganisation. La loi vous apparaît-elle trop contraignante ?

M. Guillaume SOENEN

Les grands progrès sanitaires et sociaux sont tous passés par une loi. Mais il convient d'aller au-delà : entreprises et salariés peuvent trouver ensemble des solutions adaptées à leur environnement.

M. Emmanuel CUGNY

Quelle place pour la décision publique ? Et qu'attendez-vous de la puissance publique ?

M. Guillaume SOENEN

Aujourd'hui, plus 80 % des salariés du privé sont employés dans des ETI et des PME, dont le taux de marge moyen est de 3 %, ce qui leur permet de maintenir leur activité économique et non pas d'investir significativement dans des dispositifs de santé au travail, c'est-à-dire dans l'outil de production afin qu'il ne soit pas trop pathogène. Pourquoi ne pas envisager un crédit d'impôt santé au travail sur le modèle du crédit d'impôt recherche ?

M. Emmanuel CUGNY

Agnès Aublet Cuvellier, vous représentez l'INRS et êtes spécialisée dans les troubles musculo-squelettiques dits TMS, qui ont des conséquences non seulement physiques, mais aussi économiques et sociales.

c

Les TMS représentent 85 % de l'ensemble des maladies professionnelles, qui sont plus de 100, et sont une cause d'accidents du travail à travers les lombalgies, particulièrement fréquents dans des secteurs en pleine expansion, comme les services à la personne.

M. Emmanuel CUGNY

Faut-il agir directement sur les conditions de travail ?

Mme Agnès AUBLET CUVELLIER

Effectivement. Le travailleur ne doit plus être considéré comme un exposé passif qui devrait gérer des consignes visant à réduire son exposition à des facteurs biomécaniques, d'autant que ces facteurs n'expliquent pas à eux seuls l'aggravation et la chronicité de ces pathologies : il faut aussi prendre en compte les facteurs psychosociaux. Il faut se situer dans une approche participative globale prenant en compte l'ensemble de la situation de travail. C'est en agissant sur des déterminants présents dans l'organisation du travail qu'il sera possible de mener des actions ayant un véritable impact sur la prévalence de ces TMS.

M. Emmanuel CUGNY

Il faut une approche collective.

Mme Agnès AUBLET CUVELLIER

En effet, les salariés sont des experts de leurs conditions de travail, ils ont des idées, ils sont susceptibles d'innover, de porter un regard critique y compris en matière de santé et de sécurité au travail.

L'INRS est partenaire de l'Équipe de France des métiers et elle peut transmettre à ces jeunes qui représentent l'excellence du savoir-faire français et qui sont peut-être de futurs chefs d'entreprise une véritable culture de prévention de ces risques professionnels.

M. Emmanuel CUGNY

Les partenaires sociaux ont-ils un rôle à jouer ? Et le jouent-ils réellement ?

Mme Agnès AUBLET CUVELLIER

Bien sûr, ils ont un rôle à jouer et ils le jouent réellement. Le dialogue social est actif en France sur ces questions. On ne peut pas avancer sans concertation, sans participation, sans une approche globale sur ces questions. La santé au travail est un élément à part entière du projet d'entreprise en matière de performance globale.

M. Emmanuel CUGNY

Tout à l'heure, nous parlions des nouvelles technologies, de l'intelligence artificielle. Présentent-elles plus de risques ou plus d'opportunités ?

Mme Agnès AUBLET CUVELLIER

Il faut toujours considérer l'innovation comme une source de progrès. En revanche, il faut être vigilant lors de l'introduction de ces nouvelles technologies et offrir aux futurs utilisateurs les moyens de porter un regard critique sur leur implantation, leur donner des repères éthiques de leur permettre d'évaluer objectivement les intérêts et limites que ces dispositifs représentent. Je pense en particulier aux exosquelettes, qui ont pour rôle d'assister physiquement les personnes faisant de la manutention. S'ils sont mis en place sans tenir compte du travail réel de la personne, ils peuvent avoir des effets délétères, même s'ils peuvent être utiles dans certaines situations de travail. Il faut associer le plus en amont possible les futurs utilisateurs.

M. Emmanuel CUGNY

Du collectif, et dans le dialogue. C'est un message aux dirigeants d'entreprise.

Martine Lenglin, il reste beaucoup de travail sur les risques en amont. Vous dirigez l'Epsat Vosges : de quoi s'agit-il exactement ?

Mme Martine LENGLIN, directrice de l'Epsat Vosges, service de santé au travail

L'Epsat Vosges est un service de santé au travail. J'ai une double casquette : celle de directrice de ce service, et celle de dirigeante d'une entreprise d'une centaine de salariés confrontée elle aussi aux problématiques habituelles de l'entreprise.

M. Emmanuel CUGNY

Environ 50 000 personnes seraient touchées chaque année par une maladie professionnelle ?

Mme Martine LENGLIN

Je n'ai pas le chiffre exact, mais un certain nombre d'entre elles pourraient être évitées. On a parlé tout à l'heure de la participation des CHSCT dans la prévention des risques en entreprise. Or seulement la moitié des entreprises ont réalisé leur document unique d'évaluation des risques (DUER), de surcroît sans faire nécessairement appel à leur CHSCT.

La santé est un bien précieux et un levier de performance. En 2010 déjà, la Commission européenne rappelait que pour innover et obtenir rapidement et efficacement des résultats, les entreprises européennes ont besoin pour leur survie et leur expansion d'une main-d'oeuvre motivée qui se développe dans un environnement de travail de qualité associant sécurité et hygiène sur les lieux de travail. Où en est-on ? Selon le dernier baromètre Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail-TNS Sofres sur la qualité de vie au travail, la question des conditions de travail arrive en deuxième position dans les préoccupations majeures des Français. Selon la même étude, 55 % des Français se disent inquiets à long terme des conséquences de leur emploi sur leur santé, ce qui correspond à la base de la pyramide de Maslow. On n'en est pas aux préoccupations de bien-être et d'épanouissement.

M. Emmanuel CUGNY

Que fait-on ? Avez-vous en tête des exemples d'entreprises qui avancent en la matière ?

Mme Martine LENGLIN

Il est important que les entreprises s'approprient ces questions de santé au travail. Comme cela a été dit ce matin, la médecine du travail est une activité spécifique et un médecin de ville ne pourra jamais apporter ce qu'apporte un médecin du travail.

M. Emmanuel CUGNY

Le service de santé au travail est-il l'allié de la performance de l'entreprise ?

Mme Martine LENGLIN

Absolument ! Il faut aussi définir les priorités, d'autant que les enjeux se superposent. Et c'est bien pour cela qu'il est question aujourd'hui de « bien être ». Il faut aussi aborder ces sujets par les besoins de santé et de performance et non pas par la recherche de mise en conformité parce qu'on sait bien que les entreprises en ont assez des réglementations et des législations trop lourdes, de l'empilement des normes.

M. Olivier BACHELARD

Des entreprises ayant construit leur stratégie autour de ces questions arrivent à être performantes sur le plan économique. Même si elles sont peu connues, elles suscitent un flux de candidatures spontanées. J'ai en tête l'exemple d'une entreprise de 175 salariés qui fabrique des portails pour le bâtiment : la participation aux bénéfices depuis dix ans n'a jamais été inférieure à 5 000 euros par salarié, l'organisation du travail est libre.

J'ai travaillé également avec l'hôpital gériatrique de Fourvière, qui a installé un lève-malade par chambre pour lutter contre les TMS. S'agissant d'un hôpital privé, c'est là une mesure de gestion.

Par ailleurs, la santé au travail est également un sujet moins conflictuel que, par exemple, les salaires. Enfin, l'entreprise remplit un rôle sociétal, dans la mesure où c'est l'ensemble de la société qui ensuite doit assumer le coût des accidents du travail et des maladies professionnelles.

Dans l'ouvrage dont j'ai coordonné la rédaction l'an passé, nous citons le cas d'une dizaine d'entreprises évoluant dans des univers totalement différents et qui se sont emparées du sujet.

Mme Anne-Sophie GODON-RENSONNET

Le bien être  au travail ne coûte pas forcément très cher et les investissements peuvent être extrêmement réduits. Par exemple, repenser une organisation du travail ne coûte rien ou presque. Par ailleurs, il existe de nombreuses aides et subventions, malheureusement peu connues des chefs d'entreprise.

On a oublié de parler d'une population clé de l'entreprise : les managers. On parle beaucoup des chefs d'entreprise, de leur obligation d'agir en faveur de la santé au travail, mais les premiers acteurs, ce sont les salariés et les managers. Il faut renforcer la compréhension du rôle qu'ils peuvent jouer au quotidien. Intégrer la santé dans les pratiques managériales est à la portée de tous.

M. Guillaume SOENEN

Le bien être au travail est bénéfique pour tous : pour le chef d'entreprise, car une entreprise dont le « capital santé » est plus fort peut dégager une performance opérationnelle plus importante ; pour le citoyen, car, la population vieillissant, l'absentéisme pour accident du travail ou maladie professionnelle va croître, le coût en étant assumé par vous et moi à travers nos impôts. Nous avons tous intérêt à ce que la manière de travailler, dans le public ou dans le privé, dans les structures de petite ou de grande taille, conduise à une amélioration globale de la santé - volontairement, je ne parle pas de santé au travail, mais de santé. Les gens qui sont au chômage ne sont pas en meilleure santé que les gens qui travaillent. Si l'on change de paradigme, la santé au travail, ce n'est pas uniquement un jeu de contraintes négatives ; sa prise en compte peut donner lieu à des retours sur investissement.

M. Damien DEGEORGES

Je suis consultant en affaires publiques et basé en Scandinavie. Un point n'a pas été abordé : le télétravail.

M. Olivier BACHELARD

Au-delà du télétravail en tant que tel, il faut aussi mentionner le coworking et tout ce que permettent les nouvelles technologies, qui nous imposent de repenser notre façon de travailler et de manager les salariés.

M. Guillaume SOENEN

Les enquêtes montrent que le télétravail est très apprécié des salariés à qui cette possibilité est offerte. Mais quand le télétravail se substitue à toute autre forme de travail, il n'y a plus de relations sociales. Or le premier déterminant de la santé au travail, c'est la nature des relations sociales. Mais nous n'en sommes pas là encore en France.

Mme Agnès AUBLET CUVELLIER

Il faut être attentif à la question du travail collectif et veiller à ne pas déstructurer les équipes en ménageant des moments de rencontre. Un travail ne se conçoit jamais seul sur une île déserte.

M. Gilles OLLIVIER

Je représente la société Chorege, installée à Lyon. Accompagnant les entreprises depuis trente ans dans le domaine de la performance industrielle, je m'étonne qu'il n'ait pas été question aujourd'hui de produits, de clients. On parle d'intelligence artificielle (IA), de robotique, mais puisque les robots vont remplacer les gens, il faut parler du mal-être de celui qui pense qu'il sera un jour remplacé par un robot, du mal-être du manager qui pense que son futur métier sera remplacé par des big data . Comment voulez-vous qu'ils soient bien au travail ? Les entreprises qui se portent bien, ce sont celles qui comptent énormément de salariés. Pourquoi Bpifrance fait-elle la promotion des investissements, ce qui conduit les entreprises qui installent des robots à ne plus s'occuper de leurs salariés, de leurs clients, de leurs produits. In fine , l'entreprise s'endette et disparaît, et les emplois avec. J'ai plein d'exemples en tête : la société Pichon, la société Saint Jean Industries Poitou-Charentes, la société Lafuma meurent de ce mal-être au travail parce qu'à la base, elles ont fait de mauvais choix d'investissement. Une intelligence artificielle, un robot, ça ne crée pas, ça n'innove pas, ça n'a pas d'émotion, ça n'a pas de sentiments.

Mme Anne-Sophie GODON-RENSONNET

Nous réfléchissons beaucoup à l'intelligence artificielle. Va-t-elle aboutir à de la destruction ou à de la création d'emploi ? Il est difficile d'y répondre. L'introduction de l'IA engendre des réactions très différentes selon les métiers : certains métiers, par exemple dans l'artisanat, sont très peu impactés et le seront très peu à l'avenir ; dans d'autres métiers, l'IA pourrait remplacer l'être humain. Entre les deux, les occasions de repenser les métiers et les compétences sont légion. Dans mon entreprise, nous avons introduit l'IA dans la lutte contre la fraude, massive, en matière de santé et de prévoyance. Au départ, les médecins n'en voulaient pas. À ce jour, 75 % des dossiers sont traités par l'IA, ce qui nous conduit à embaucher plus de médecins compte tenu de l'augmentation des volumes à traiter. Surtout, le temps que ces médecins ne passent plus à analyser des données, ils le consacrent à des tâches ayant une plus grande valeur ajoutée.

La technologie est souvent porteuse d'innovation, mais il ne faut pas être aveugle : il faut prendre du recul, analyser comment le travail va se déformer et penser aux compétences nouvelles qui vont devoir être développées. La notion de métier s'effacera peut-être au profit d'une somme de compétences - notamment les soft skills -, qu'il faut chercher à développer.

M. Olivier BACHELARD

L'Alliance des grandes écoles Rhône-Alpes Auvergne (Agera), qui regroupe quarante grandes écoles de management, d'ingénieur, a constitué un groupe de travail sur ces questions d'intelligence artificielle - il s'intitulait initialement Qualité de vie au travail et performance globale (QVTPG). En quoi modifie-t-elle les compétences, transforme-t-elle les métiers ? Tout d'abord, accompagnons les futurs managers de manière qu'ils envisagent de façon positive et non pas de façon négative l'IA.

M. Philippe LEFEUVRE

Je dirige une PME familiale de quinze salariés qui existe depuis cinquante ans. Je suis un patron heureux, car tous mes salariés ont plus de cinquante ans. On n'a pas parlé du bien être  du patron. Je signale que j'ai déjà fait deux crises cardiaques ! C'est vrai, la formation des managers, c'est très important pour le bien être au travail ; respecter ses équipes, c'est primordial. Je passe beaucoup de temps avec mes salariés - la plus âgée a soixante-deux ans et m'a annoncé qu'elle voulait encore continuer, ce qui prouve qu'elle est bien chez moi - et ils ont l'air de bien se sentir dans l'entreprise. Dans le secteur de l'imprimerie, dans lequel j'évolue, les salariés soulèvent parfois des rames de papier ou d'autres objets très lourds. La vie professionnelle s'allonge et c'est à nous de trouver les aménagements nécessaires, mais il est important de former les managers, car ce sont eux qui parfois créent du stress. Par ailleurs, le dernier médecin du travail, je l'ai vu il y a sept ans dans mon entreprise, alors que la visite est obligatoire tous les cinq ans. Nous sommes obligés de courir derrière la médecine du travail, ce qui est inadmissible. Ce problème, on le rencontre dans de nombreuses régions de France.

Nous, les chefs d'entreprise, nous sommes seuls et nous ne savons même pas qu'il existe des aides et des subventions. Il faudrait qu'on nous en parle beaucoup plus.

Nous discutons avec les salariés des outils pour améliorer leurs conditions de travail, de même qu'au sein du syndicat de l'impression. Mais si vous demandez aux salariés ce qu'on peut faire pour eux, vous aurez très peu de réponses, à part des demandes d'aménagements horaires, ce qui n'est pas possible dans tous les métiers.

Mme Martine LENGLIN

La santé au travail dépasse le seul enjeu de la médecine du travail. On peut faire une analogie avec le Sénat, qui travaille beaucoup sans qu'on le sache bien ! Je vous invite à examiner de près ce que vous proposent les services de santé au travail. Il est possible que certains tournent moins bien que d'autres, mais ceux-ci se sont profondément réformés ces dernières années.

M. Olivier BACHELARD

Les dirigeants, compte tenu de leur amplitude horaire incroyable, des prises de risque, etc., devraient tous être malades, et pourtant, ils tiennent la boutique ! M. Olivier Torrès a créé l'observatoire Amarok notamment dédié à la santé des dirigeants. N'oublions pas les managers et les dirigeants !

M. Emmanuel CUGNY

Ils pourront peut-être faire l'objet d'une prochaine Journée des entreprises !

M. Philippe LEFEUVRE

Je fais aussi partie d'un groupement d'intérêt économique (GIE). Il a fallu que j'intervienne auprès de responsables politiques pour faire venir la médecine du travail lorsque nous avons eu des soucis notamment d'alcool ou de produits toxiques avec certains salariés. Le médecin de travail n'a souvent pas le temps de venir dans les PME...

M. Stéphane ARTANO

Sénateur de Saint-Pierre-et-Miquelon, je suis co-rapporteur avec Mme Pascale Cugny d'un rapport d'information sur la santé au travail au titre de la commission des affaires sociales. J'ai organisé le 18 février dernier au Sénat la troisième conférence sur le bien-être au travail. Je remercie Mme Lamure d'avoir pris l'initiative de cette table ronde sur ce sujet plus englobant. Selon l'OMS, le bien-être au travail est « un état d'esprit dynamique, caractérisé par une harmonie satisfaisante entre les aptitudes, les besoins et les aspirations du travailleur, d'une part, et les contraintes et les possibilités du milieu de travail, d'autre part ».

En 2004, l'INRS a publié une étude scientifique sur la terminologie entre santé et bien-être au travail. Confirmez-vous que la notion de bien être, plus englobante, est mieux à même de répondre aux défis que le terme de santé au travail ? Les partenaires sociaux ont été interrogés par le Gouvernement sur la santé au travail. La neuvième question porte sur la santé des salariés avant même leur arrivée dans l'entreprise. Ne devraient-ils pas se saisir de cet élargissement du sujet ? Christophe Dejours ou Yves Clot décrivent très bien les conditions de travail réelles en entreprise. Arrêtons de travailler en silo, et décloisonnons le sujet. Celui-ci appartient aux partenaires sociaux, et le législateur ne peut pas tout faire - la société va souvent bien plus vite que lui.

Mme Agnès AUBLET CUVELIER

Un article de la revue de l'INRS Hygiène et sécurité du travail clarifie les notions de bien-être au travail, qualité de vie au travail, risques psychosociaux, en montrant que ces approches sont complémentaires. Certaines s'appuient plus sur des aspects réglementaires et législatifs. La notion de bien-être au travail est englobante, et s'appuie sur la subjectivité des salariés et sur une vision constructive de la santé dans sa globalité. L'INRS organisera un congrès scientifique international à Paris-Issy les Moulineaux du 22 au 24 mai sur le bien-être au travail, en lien avec le réseau Perosh ( Partnership for European Reseach in Occupational Safety and Health , partenariat pour la recherche européenne sur la santé et la sécurité au travail), réseau des homologues de l'INRS en Europe. Muriel Penicaud ouvrira ce congrès.

M. Guillaume SOENEN

Il est difficile de mesurer le bien être au travail car c'est un sentiment subjectif, qui varie d'une personne à l'autre et d'une culture à l'autre. Il est donc très difficile de faire des comparaisons internationales. La France est en 168 e position de l'étude internationale sur le bonheur, derrière l'Angola et certains pays en guerre civile...

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page