C. UNE INQUIÉTUDE GRANDISSANTE SUR LA SÉCURITÉ DES PONTS
1. Un fort sentiment d'inquiétude ressenti par les usagers et les élus locaux
À la suite de l'effondrement du pont Morandi de Gênes , le débat sur la sécurité des ouvrages d'art français a été relancé, plus de vingt ans après la catastrophe du tunnel du Mont-Blanc , qui demeure encore aujourd'hui un vif traumatisme.
Cette inquiétude porte plus largement sur l'état des infrastructures de transport. L'institut IPSOS fait ainsi état d'une baisse du taux de satisfaction des Français interrogés concernant l'état du réseau routier national 20 ( * ) : même si 38 % des Français interrogés se disent satisfaits de leurs infrastructures, le taux d'insatisfaction est passé de 17 % à 22 % en deux ans. Le réseau routier local doit être un champ d'investissements prioritaires pour 44 % des répondants , devant le réseau ferroviaire (40 %).
Au cours de ses travaux, la mission a pu recueillir de nombreux témoignages d'élus locaux inquiets quant à l'état des ponts gérés par leurs collectivités . La consultation mise en ligne le 21 janvier dernier sur la plateforme dédiée du Sénat 21 ( * ) , montre que sur environ 1 200 réponses d'élus des communes et intercommunalités 22 ( * ) :
- 37 % affirment ne pas avoir connaissance de l'état des ponts de leur collectivité ;
- 61 % indiquent que l'état de certains ponts constitue une source de préoccupation.
RÉPONSE À LA QUESTION :
« CONNAISSEZ-VOUS L'ÉTAT DES PONTS
DONT VOTRE
COLLECTIVITÉ EST PROPRIÉTAIRE ? »
Source : commission de l'aménagement du territoire et du développement durable - réponses à la consultation des élus locaux.
RÉPONSE À LA QUESTION :
« L'ÉTAT DE CERTAINS PONTS ROUTIERS GÉRÉS
PAR VOTRE COLLECTIVITÉ
EST-IL POUR VOUS UNE SOURCE DE
PRÉOCCUPATION ? »
Source : commission de l'aménagement du territoire et du développement durable - réponses à la consultation des élus locaux.
2. Une dégradation qui pose des questions de sécurité
Dans son communiqué sur l'audit externe mené sur les ponts de l'État 23 ( * ) , le ministère chargé des transports a indiqué que « dans 7 % des cas, les dommages sont plus sérieux, présentant à terme un risque d'effondrement et donc la forte probabilité de fermer préventivement ces ponts à la circulation des poids lourds ou de tous les véhicules ».
Au cours de ses travaux et lors des déplacements qu'elle a pu effectuer, la mission a en outre été alertée sur la sécurité de plusieurs ouvrages communaux .
La mission a par exemple été saisie de la situation de la commune de Sainte-Radegonde-des-Noyers (Vendée), propriétaire d'un pont dans un état préoccupant qu'elle n'est pas en mesure de réhabiliter - le coût de réfection du tablier du pont a été évalué entre 450 et 500 000 euros. Ce pont supporte un ouvrage hydraulique qui, s'il était endommagé en raison du basculement de la voûte du pont, engendrerait des risques d'inondation pour les territoires en amont.
De même, de nombreux témoignages recueillis sur la plateforme de consultation des élus locaux font état d'un risque lié à la sécurité de leurs ponts. À titre d'exemple, le maire de la commune de Lamenay-sur-Loire (Nièvre) rappelle, à propos d'un ouvrage, que « pour le moment la structure tient bien mais [qu'il y aura des difficultés prochainement] vu la charge du matériel agricole ». Il en va de même au sujet d'un pont reliant la commune du Poislay à Droué, qui « nécessite des travaux très importants car la réparation actuelle ne tiendra pas dans le temps » selon le maire du Poislay (Loir-et-Cher). Plus inquiétant encore, le maire de la commune du Loisy (Meurthe-et-Moselle) alerte sur la nécessité de supprimer un pont dans un souci de sécurité publique.
3. La mise en place de mesures de restrictions de circulation qui pénalisent les usagers
La dégradation de l'état des ponts se traduit par la mise en place de restrictions de circulation ou de fermetures d'ouvrages décidées par l'État ou par les collectivités territoriales qui pénalisent les usagers.
Interrogés dans le cadre de la consultation lancée par le Sénat, 23 % des élus des communes et intercommunalités ayant répondu ont indiqué avoir dû imposer des restrictions particulières et 6 % ont procédé à la fermeture d'un pont en raison de son état.
RÉPONSE À LA
QUESTION :
« VOTRE COLLECTIVITÉ EST-ELLE PARFOIS
CONDUITE À RESTREINDRE OU FERMER
LA CIRCULATION SUR UN PONT ROUTIER
EN RAISON DE SON ÉTAT ? »
Source : commission de l'aménagement du territoire et du développement durable - réponses à la consultation des élus locaux.
Ces fermetures totales ou partielles d'ouvrages peuvent être mises en oeuvre ponctuellement, afin de procéder à des travaux de réparation, mais elles peuvent également se prolonger lorsque les gestionnaires de voirie n'ont pas la possibilité de financer des travaux .
Les exemples sur lesquels l'attention de la mission a été attirée sont nombreux .
Lors de son déplacement en Seine-et-Marne, la mission a visité deux ponts gérés par les communes de Guérard et de Tigeaux, fermés à la circulation depuis 2014 en raison de leur mauvais état - les communes étant dans l'incapacité financière de procéder aux travaux de reconstruction de ces ponts évalués à un million d'euros par pont 24 ( * ) . Ces fermetures occasionnent des difficultés pour les habitants en allongeant sensiblement leurs délais de déplacements (certaines personnes doivent désormais effectuer 10 kilomètres pour accompagner leurs enfants à l'école).
La commune de Chaumont-sur-Aire (Meuse) a indiqué à la mission que des travaux sont nécessaires pour les deux ponts dont elle assure la gestion : l'un a besoin de travaux de renforcement structurel (évalués à environ 30 000 euros) tandis que l'autre nécessite une restauration complète (évaluée à plus de 70 000 euros). La mairie précise qu'en l'absence de solutions alternatives « il faudra dresser des restrictions et handicaper certains usagers ».
De même, les ponts de Bry et de Nogent dans le Val-de-Marne font l'objet de travaux importants après une expertise ayant démontré la fragilité des structures 25 ( * ) et, en Haute-Loire, le conseil départemental a décidé la fermeture pour travaux du viaduc d'Aurec afin de procéder à des travaux sur l'évacuation des eaux, de nettoyage et de réhabilitation de la chaussée.
Dans tous les cas, ces mesures de sauvegarde sont préjudiciables à l'activité économique, à l'environnement et à la mobilité des usagers .
Au-delà des blocages et des ruptures qu'elles peuvent introduire dans les parcours des marchandises et des personnes, ces restrictions de circulation occasionnent des phénomènes de congestion routière .
À titre d'exemple, l'effondrement d'une partie du mur de soutènement du viaduc de Gennevilliers le 15 mai 2018, ouvrage géré par l'État, a entraîné une fermeture totale de quatre jours du viaduc puis une circulation restreinte sur deux voies (sur quatre) à compter du 19 mai 26 ( * ) , ce qui a causé de très nombreuses perturbations 27 ( * ) , le retour à la circulation normale n'étant intervenu qu'en mars 2019. Plus de 190 000 véhicules transitent chaque jour sur cet ouvrage et sa fermeture partielle a entraîné des embouteillages très importants sur le viaduc et sur les axes de déviation, de même que des nuisances pour les automobilistes et les riverains.
M. François Poletti, adjoint au maire d'Argenteuil, a témoigné devant la commission des difficultés rencontrées par sa commune à la suite de cet accident 28 ( * ) : « de quatre voies, nous sommes passés à deux voies, ce qui a entraîné des répercussions dans tout le Val-d'Oise : les déviations auraient dû passer par la N104, qui était en travaux. Il n'était donc pas possible de dévier les camions. L'État a beaucoup attendu avant d'agir. C'est ainsi qu'on s'est retrouvé complètement bloqué. »
Même s'il est difficile d'établir une estimation financière fiable du coût de ces restrictions, on peut rappeler que la congestion routière imputable aux trafics de loisirs ou aux transports de marchandises représente en moyenne 1 % du PIB des États membres de l'Union européenne 29 ( * ) .
En résumé : fait surprenant et révélateur des lacunes de la politique de surveillance et d'entretien des ponts, le nombre exact de ponts routiers en France n'est pas connu, en l'absence d'un recensement exhaustif des ponts gérés par les collectivités territoriales. Ce nombre est cependant évalué entre 200 000 et 250 000 ponts, dont 90 % sont gérés par les collectivités territoriales. Au moins 25 000 ponts sont en mauvais état structurel et posent des problèmes de sécurité et de disponibilité pour les usagers (7 % des ponts de l'État, 8,5 % des ponts des départements, et probablement 18 à 20 % des ponts des communes et de leurs groupements). Résultat d'une politique centrée sur le traitement en urgence des ponts les plus dégradés, le nombre de ponts nécessitant un entretien sous peine de dégradation ou présentant des défauts a fortement augmenté sur les dix dernières années. Le mauvais état des ponts est source d'inquiétudes pour les usagers et les élus locaux - 61 % des élus ayant répondu à la consultation du Sénat indiquent que l'état de leurs ponts les préoccupe. Il pose également des problèmes de sécurité pour les usagers et se traduit par des fermetures totales ou partielles d'ouvrages, préjudiciables à l'activité économique et à la mobilité des habitants. |
* 20 IPSOS, Global Infrastructure Index 2018.
* 21 https://participation.senat.fr/blog/le-senat-lance-une-consultation-aupres-des-elus-locaux-sur-la-securite-des-ponts .
* 22 Les élus communaux sont les plus représentés parmi les répondants : 89 % des collectivités répondantes sont des communes, dont 84 % compte moins de 5 000 habitants, et 11 % des EPCI. Environ 4 % des répondants sont des communes ou des EPCI d'une population supérieure ou égale à 50 000 habitants.
* 23 IMDM, Nibuxs, Audit externe sur l'état du réseau routier national non concédé et la politique d'entretien de ce réseau, avril 2018.
* 24 Voir annexe 3.
* 25 En avril 2018, à la suite d'un diagnostic de ses ouvrages d'art réalisé en 2016, le Conseil départemental du Val-de-Marne a lancé un chantier de plus de 2 millions d'euros pour réhabiliter la structure métallique, la chaussée et les trottoirs des ponts concernés.
* 26 Communiqué de presse de la Direction des routes Ile-de-France (DiRIF), 18 mai 2018.
* 27 Voir annexe 3.
* 28 Voir le compte rendu de la table ronde du 30 janvier 2019 (Chapitre- Travaux en commission).
* 29 Sur ce point, voir notamment la thèse de Gaele Lesteven « Les stratégies d'adaptation à la congestion automobile des grandes métropoles. Analyse à partir des cas de Paris, Sao Paulo et Mumbai » et en particulier le point 3 du chapitre premier.