TABLE RONDE DES EXPERTS
(7
DÉCEMBRE 2017)
Le jeudi 7 décembre 2017, le groupe de travail, lors de la table ronde « des experts », a entendu : Emmanuel Le Roch, délégué général de l'Institut Procos ; Pierre Cantet, directeur d'études au sein de Cabinet Bérénice pour la ville et le commerce ; Pierre-Jean Lemmonier, responsable des études publiques au sein de Cabinet Bérénice pour la ville et le commerce ; René-Paul Desse, professeur d'urbanisme à l'Université de Bretagne occidentale Franck Gintrand, directeur général de Global conseil corporate ; Olivier Badot, professeur à l'ESCP.
Rémy Pointereau, rapporteur. - Bonjour, nous sommes heureux de vous accueillir pour cette table ronde consacrée aux experts des centres-villes et du développement commercial, dans le cadre d'une réflexion sur la revitalisation des centres-villes et centres-bourgs. Nous vous remercions vivement pour votre présence.
Je rappelle, en quelques mots, les contours et l'objectif de notre groupe de travail. Le groupe sénatorial pour la revitalisation des centres-villes et centres-bourgs est composé de 18 sénateurs représentatifs de tous les groupes politiques, des six commissions permanentes concernées et des délégations aux collectivités territoriales et aux entreprises.
Le constat est désormais clair et partagé par tous : de trop nombreux centres-villes et centres-bourgs souffrent et se fragilisent. La fermeture des commerces constitue la partie émergée de l'iceberg. Elle a permis de prendre conscience d'un problème qui dépasse le strict cadre du commerce, puisqu'il touche à l'habitat, aux équipements, aux infrastructures ou encore aux normes d'urbanisme.
L'enjeu pour l'avenir touche à la conception que nous avons de la ville et du lien social. Souhaitons-nous assurer la pérennité de la ville à l'européenne, avec un centre qui soit un lieu de vie sociale, citoyenne, culturelle, religieuse - en un mot, un lieu de vie collective et d'identité ?
Telle est la question que nous devons nous poser.
La dévitalisation des centres-villes et centres-bourgs est en effet une problématique qui rencontre un écho grandissant dans les territoires. C'est pourquoi le Sénat, qui représente les territoires, s'est saisi du dossier. Cette institution a un rôle à jouer dans l'aménagement du territoire.
Je rappelle que nous avons publié un rapport d'étape sur la dévitalisation des centres-villes en juillet 2017.
Ce constat étant établi, notre objectif consiste désormais à identifier des solutions, au travers de l'organisation de 12 tables rondes, pour aboutir à une proposition de loi en 2018.
Nous vous poserons aujourd'hui un certain nombre de questions, sous forme individuelle ou collective. Nos collègues ici présents s'exprimeront également sur ce sujet de la dévitalisation des centres-villes et centres-bourgs. Ils ont à coeur de partager leur expérience au sein de villes moyennes et de milieux ruraux et de recueillir vos points de vue respectifs.
Débutons avec une première série de questions.
Comment améliorer la connaissance statistique de la situation des centres-villes et centres-bourgs (taux de vacance, logement, population) ?
Par ailleurs, comment expliquer la réduction de l'attractivité des centres-villes ? S'agit-il d'un problème de stationnement, d'animation, de rues piétonnes ?
Quelles sont pour vous les difficultés d'adaptation des commerçants de proximité ? Comment remédier à la fuite de ces commerces vers les périphéries ?
Par exemple, dans ma ville, à Bourges, j'ai pu constater l'installation d'un boulanger en sortie de ville, sur un axe routier, et son impact négatif sur l'activité des boulangers présents en centre-ville.
Enfin, je poserai une question individuelle à M. Le Roch : quels sont les types de commerces (alimentaire, habillement, biens culturels, services, etc.) qui résistent le mieux et ceux qui souffrent particulièrement dans le contexte de la dévitalisation des centres-villes ?
Emmanuel Le Roch, délégué général de l'Institut Procos. - Tout d'abord, il s'agit de bien délimiter le sujet, car les acteurs ne sont pas les mêmes. En effet, les centres-villes diffèrent des centres-bourgs. Les problématiques doivent être segmentées selon l'échelon géographique : métropole, grande agglomération, ville moyenne et bourg. A titre personnel, je travaille sur les centres-villes.
Concernant les statistiques, le sujet de l'activité des centres urbains n'est pas seulement lié aux commerces. La vacance commerciale, régulièrement évoquée, est un symptôme de difficultés plus larges. Le commerce est avant tout une question de flux.
Si l'on souhaite mesurer la vacance commerciale de manière fine, il est possible d'exploiter des données fiscales, liées à la facturation des taxes sur les commerces physiques. Toutefois, ces éléments ne sont pas accessibles au public. Au sein de l'Institut Procos, nous assurons un suivi non systématique de ce sujet, d'autant plus que nous ne disposons pas de données sur les villes de petite taille. De plus, les locaux ne faisant pas l'objet d'une facturation se tiennent par définition hors du champ de cette analyse.
S'agissant de la vacance des logements, des données exploitables sont disponibles.
Il me semble que notre objectif devrait consister à mesurer les stocks, par exemple ceux des locaux vides, mais également les flux de consommateurs.
Sur la base de ces données brutes, il conviendrait ensuite de s'entendre sur le périmètre de l'avenir commercial dans un territoire donné.
Rémy Pointereau, rapporteur. - Je vous remercie pour votre intervention. Je transmets la parole à Monsieur BADOT.
Olivier Badot, professeur à l'ESCP. - L'Insee et la Commission des comptes produisent un certain nombre de statistiques. L'observation sur le terrain serait idéale, mais s'avère impossible.
Néanmoins, des solutions permettent désormais d'obtenir des informations exhaustives en temps réel, notamment via l'ethnographie digitale. Le premier moyen d'acquérir ces données est de conclure des accords avec des acteurs privés tels que Google. Le second moyen consiste à s'appuyer sur la crowd statistic , constituée par les informations transmises par les particuliers eux-mêmes. Ces « slash observateurs », pour reprendre un vocable anglo-saxon, permettraient de collecter des données et d'observer la vacance commerciale en continu. Cette solution de la crowd statistic semble offrir le meilleur rapport entre l'exhaustivité, la rapidité et la production permanente de l'information, pour un coût somme toute marginal.
S'agissant de la réduction de l'attractivité des centres-villes, nous devons considérer à la fois les facteurs endogènes et exogènes au commerce.
Les facteurs exogènes ont trait à la sociologie des villes. Le commerce a suivi sa clientèle, qui s'est déplacée progressivement en périphérie des villes. Par ailleurs, les modes de vie se sont fragmentés (familles recomposées, multiplication des métiers au cours d'une vie), conduisant à la réduction du temps consacré aux parcours d'achat.
C'est ce que vous évoquiez avec l'exemple du nouveau boulanger à Bourges. Les consommateurs privilégient la proximité et des considérations pratiques dans le choix de leurs commerces.
L'accessibilité des centres-villes est également un élément d'importance. Il se dessine une tendance lourde de mythification des « villes jardins » ou « villes-musées » où les habitants peuvent se promener à pied ou à vélo dans un environnement non pollué. Ces politiques réduisent d'autant l'accès au centre-ville pour les véhicules. Il existe d'ailleurs un comportement ambivalent du consommateur sur le sujet, puisqu'il désire évoluer dans cet environnement sain pour ses enfants, mais exige simultanément des parkings et des facilités de stationnement et de circulation.
Parmi les facteurs endogènes au commerce figure la tendance du consommateur à ne plus faire d'effort pour se rendre au point de vente. Différentes enquêtes ont mis en évidence que le paradigme de la destination, telle qu'il était conçu au XIXe siècle, a perdu en vigueur. Ainsi, les zones de chalandise se sont considérablement rétractées ces dernières années. Philippe Houze, l'ancien directeur général de Monoprix, expliquait que la zone primaire de chalandise chez Monoprix couvrait un périmètre géographique correspondant à un intervalle de temps de déplacement de 15 minutes en 2000, contre 5 minutes actuellement.
En outre, nous constatons des arbitrages sur les dépenses de consommation. Les loyers et la santé sont des postes ayant beaucoup augmenté au cours des 50 dernières années, tandis que l'habillement et l'alimentaire ont régressé. Notons toutefois que l'alimentaire est en train de repartir à la hausse. À court terme, nous observons également des arbitrages importants en faveur des télécommunications (smartphone, casque audio) et des voyages.
Le poste de l'artisanat alimentaire résiste bien car les consommateurs consentent à acquérir des produits plus onéreux, mais aussi plus qualitatifs.
Quant au e-commerce, il se développe, mais connaît un certain plafonnement en raison de problèmes logistiques et de livraison des clients.
En fin de compte, le grand commerce de périphérie n'est pas le seul élément à nuire au commerce de centre-ville.
Rémy Pointereau, rapporteur. - Quelles sont les solutions pour remédier à cette fuite des commerces vers la périphérie ? Faut-il envisager des actions législatives, réglementaires ?
René-Paul Desse, professeur d'urbanisme à l'Université de Bretagne occidentale. - Afin d'élaborer des solutions pertinentes, il faut réfléchir, dans un premier temps, au contexte historique global. Il y a 25 ou 30 ans, l'ensemble des activités sociales se déroulait en centre-ville. Par exemple, la sortie de la messe le dimanche donnait lieu à des achats chez les boulangeries, les charcuteries, les épiceries, etc. Par la suite, les grandes surfaces se sont installées, proposant une offre complète, de l'essence à l'alimentaire en passant par les journaux, limitant considérablement les raisons de se rendre en centre-ville ou en centre-bourg. Je pense à l'exemple d'une commune de 800 habitants, située en Bretagne, qui a vu disparaître une grande partie de ses petits commerces suite à l'installation d'un Intermarché. La vacance commerciale est ainsi importante dans un grand nombre de villes.
Par ailleurs, il faut distinguer 3 types de villes :
Les villes isolées, localisées à 60-70 kilomètres d'une grande agglomération. Cet éloignement confère un large rayon d'action à leur commerce et leur évite une concurrence frontale. Je pense à des villes du Massif Central.
Les villes périurbaines lointaines, situées à 20-30 kilomètres d'une agglomération. Par exemple, autour de Caen et Brest. La grande distribution et la centralité s'y déploient.
Les petites villes périurbaines, au contact direct de la métropole, où le commerce se porte mal.
Nous constatons par ailleurs qu'il existe un grand nombre de logements vacants dans ces centres-villes au profit des lotissements construits en périphérie.
Confrontées à ces problématiques, certaines villes parviennent à maintenir un centre-ville dynamique grâce au tourisme, notamment dans le Gers et le Périgord. Le maintien d'un marché représente également un levier générant de l'animation, de la convivialité et de l'activité pour les commerces environnants.
Une autre piste de réflexion a trait à l'urbanisme de lotissement. La plupart des lotissements ont été conçus dans le cadre d'une circulation en voiture et non à pied. Le boulanger du centre-bourg peut très bien se trouver à quelques centaines de mètres à vol d'oiseau, mais il vous faudra faire plusieurs kilomètres en voiture pour vous y rendre. Cette situation encourage le commerce installé en périphérie.
Qui est responsable de cet état commercial ? Plusieurs acteurs en sont responsables : la grande distribution, le consommateur, mais également les élus, qui ont autorisé ces installations, parfois pour des raisons de rentrées fiscales supplémentaires. Je l'ai constaté personnellement en tant qu'expert de la CDAC du Finistère.
Martial Bourquin, rapporteur. - Nous partageons un même diagnostic. Objectivement, les flux se sont déplacés, car les équipements et les services se sont déplacés. Cette situation est liée au modèle de l'hypermarché, qui constitue une spécificité française, qui s'est exportée par la suite.
Aujourd'hui, nous souhaitons replacer les équipements commerciaux en centres-villes et centres-bourgs. Évidemment, les services structurants (école, santé, logement, etc.) doivent accompagner cette démarche. Il s'agit de mettre en place une stratégie globale de centre-ville. Par exemple, dans la ville d'Audincourt, dont j'étais maire, un centre de radiologie va disparaître. Ce site attirait pourtant des centaines de personnes chaque jour, stimulant le dynamisme commercial du centre-ville.
Hier, à l'occasion d'une table ronde dédiée aux enseignes de centre-ville, nous avons proposé l'établissement de moratoires locaux, en fonction d'un rapport entre mètres carrés, population et activité.
Bien entendu, une telle stratégie impose de favoriser l'installation de populations dans les centres-villes en y améliorant la qualité du logement, en y réalisant de nouvelles constructions, en y optimisant le stationnement ou les dessertes. Sans conduire ces actions, elle restera vouée à l'échec.
Que pensez-vous de cette première piste ? Il me semble d'ailleurs que deux millions de mètres carrés étaient autorisés en 2016 par les CDAC.
Olivier Badot, professeur à l'ESCP. - Cette situation résulte d'une logique d' asset management . Les taux d'intérêt présentent des niveaux très bas actuellement. C'est donc avec les locaux commerciaux de supermarché que les foncières s'assurent la rentabilité la plus forte.
Martial Bourquin, rapporteur. - Pouvons-nous entamer un dialogue constructif avec les foncières ? Nous pourrions leur demander de sortir de ce modèle du supermarché localisé en périphérie et de nous proposer de nouveaux concepts de magasins en centre-ville. Dans certaines grandes villes, telles que Paris, certains projets sont déjà en cours.
Emmanuel Le Roch, délégué général de l'Institut Procos. - La question qui continue de se poser concerne le périmètre d'analyse du sujet. La relocalisation des commerces en centre-ville ne me semble pas réalisable dans la temporalité que vous proposez.
Par ailleurs, je remarque un manque de dialogue entre les acteurs publics, en raison du feuilletage administratif.
Afin d'obtenir des résultats tangibles concernant la revitalisation des centres-villes, il importe de déterminer des objectifs clairs au préalable, qui représenteront un intérêt général à atteindre à une date donnée. Malheureusement, il existe aujourd'hui des territoires s'inscrivant dans une logique de concurrence plus que de réflexion commune.
En outre, il importe globalement de recréer des raisons de se rendre en centre-ville. Le contexte est complexe actuellement, puisque les grands acteurs du commerce de périphérie sont eux-mêmes en pleine interrogation quant au modèle de développement à adopter.
Ainsi, les acteurs de l'alimentaire ont déjà commencé à réintégrer le centre-ville dans les grandes villes. Ce mouvement ne concerne toutefois pas les bourgs.
C'est pourquoi je souligne l'importance de réaliser un diagnostic à la bonne échelle. Une volonté politique est nécessaire également sur cette thématique, qui croise un ensemble de sujets, qu'il s'agisse du transport, du logement ou encore de la logistique pour les magasins. Des choix seront par ailleurs nécessaires : privilégions-nous le développement économique et ses flux ou bien l'environnement ?
Une réflexion sur le temps long doit être menée par l'ensemble des acteurs d'un territoire. Il faut par ailleurs souligner la nécessité d'intégrer les acteurs correspondant aux territoires. En effet, les acteurs qui travaillent à Metz ou Brest - souvent des foncières majeures - ne sont pas les mêmes que ceux qui oeuvreront sur des territoires plus ruraux, où il sera plus difficile de mobiliser des financements privés et qui nécessitent de concevoir des modèles différents. Pour le moment, nous ignorons comment élaborer des modèles de management locaux, à l'échelle de territoire adéquate, pour travailler sur le diagnostic, mettre en place une vision locale et l'adapter progressivement en fonction des mouvements du commerce lui-même.
Rémy Pointereau, rapporteur. - Je transmets la parole à M. Cantet.
Pierre Cantet, directeur d'études au sein de Cabinet Bérénice pour la ville et le commerce. - Le problème résulte du fait que nous réfléchissons au niveau national pour des problématiques qui sont locales. Il faudrait mettre en oeuvre des actions au niveau des EPCI.
Les autorisations en CDAC pourraient être conditionnées au fait qu'un territoire, à l'échelle de l'EPCI, se dote d'un schéma directeur d'aménagement commercial. La Fédération nationale des agences d'urbanisme a notamment émis cette proposition.
La deuxième échelle d'intervention me semble être l'hyper-centre. Aujourd'hui, les élus n'ont pas conscience de la configuration de leur hyper-centre marchand, c'est-à-dire un périmètre resserré sur lequel ils doivent agir et arbitrer les investissements. En effet, les investisseurs auront tendance à privilégier une implantation sur un secteur où la puissance publique intervient énergiquement. Ainsi, quelques années auparavant, la ville de Niort s'est dotée d'une stratégie volontariste d'intervention sur son hyper-centre, en y fléchant les aménagements et les investissements. L'EPF qui appuie la ville porte des locaux stratégiques uniquement sur cet hyper-centre, ce qui a permis d'y attirer l'enseigne H&M.
Une agence pour les centres-villes pourrait ainsi être créée, sur le modèle de l'ANRU, qui fonctionnerait sur le principe de la contractualisation avec les territoires, sous condition de la mise de place d'une stratégie volontariste. Une telle politique permettrait de développer des outils financiers et imposeraient aux élus une réflexion stratégique en matière d'urbanisation.
En outre, la problématique de la transmission des fonds de commerce est rarement abordée. Dans de nombreuses villes moyennes, le vieillissement des commerçants et leur départ en retraite ne sont pas anticipés. Dans les grandes villes, nous observons une tendance de reconversion des jeunes actifs vers les métiers du commerce. Ce phénomène est traité dans le livre La révolte des premiers de la classe , de Jean-Laurent Cassely.
Ces aspirations et potentiels d'apprentissage ne sont pas suffisamment exploités. Il faut mettre en relation les porteurs de projets avec les commerçants envisageant un départ à la retraite. Les CCI sont les seules institutions en charge de cette problématique de transmission de fonds actuellement, avec des moyens insuffisants. D'autres acteurs doivent se saisir du sujet.
Martial Bourquin, rapporteur. - Un certain nombre d'élus locaux présents aujourd'hui ont recouru au droit de préemption renforcé sur les locaux commerciaux, afin de gérer l'offre commerciale de centre-ville.
Quelles sont vos analyses comparatives sur l'Europe ? Il existe des exemples inspirants chez nos voisins européens. A titre personnel, je me rends parfois en Italie, où les centres-villes ont été préservés. En Allemagne, les implantations commerciales requièrent des études de marché considérables et sont limitées à des emplacements spécifiques.
Franck Gintrand, directeur général de Global conseil corporate. - L'idée du moratoire provient des rangs de la distribution. Le président de Monoprix, M. Schultz, est le premier à avoir invoqué l'urgence et la nécessité d'un moratoire du développement des zones commerciales de périphérie.
Cette proposition est donc en lien avec la réalité des acteurs de terrain. Par la suite, le président du directoire des Galeries Lafayette, Philippe Houze, a appuyé cette idée. Les Galeries Lafayette ont alors annoncé la cession en franchise d'une vingtaine de leurs magasins. Un appel d'offres est en cours pour rétrocéder ces murs. Cette décision représente un signal d'alarme grave : il ne faut plus tarder à mettre en place ces moratoires.
Si vous interrogez les acteurs commerciaux, ils vous expliqueront qu'investir en centre-ville aujourd'hui est irrationnel. Les chiffres confirment cette conception. Sur l'année à venir, 90 % des projets se situent en dehors des centres-villes. Si la ville s'est construite avec le commerce pendant des siècles, un mouvement inverse qui se produit actuellement.
Des politiques d'embellissement de villes ont été menées et se sont accompagnées, en parallèle, d'une dévitalisation de leurs centres. Le temps des décisions nettes est venu.
La logique économique penche clairement en faveur de l'installation en périphérie. Le prix du mètre carré s'avère faible et le risque de contentieux y est nul. Les commerces reviendront en centre-ville si la logique économique devient dissuasive en périphérie.
Par exemple, Ikea s'est implanté à Caen, en développant un grand centre commercial autour de son entrepôt, contrairement à ses engagements. L'offre est identique à celle du centre-ville. Des géants industriels s'installent dans les périphéries sans se soucier des effets néfastes sur les villes. Ne vous faites aucune illusion vis-à-vis des priorités de ces acteurs économiques.
Martial Bourquin, rapporteur. - Je vous remercie pour ce constat réaliste. Nous souhaitons créer des conditions favorables à l'activité via l'extension des zones franches aux centres-villes, ainsi que le recours à des moratoires locaux pour faire baisser le prix du mètre carré.
Pierre Cantet, directeur d'études au sein de Cabinet Bérénice pour la ville et le commerce. - Nous constatons un phénomène de tropisme sur le monde du grand commerce, avec une tendance à considérer que le départ des grandes enseignes d'un centre-ville conduit ce dernier à dépérir. Néanmoins, il faut avoir conscience que 70 % du tissu commercial d'un centre-ville moyen est composé de commerces indépendants locaux. Par exemple, à Arras, la vacance commerciale est passée de 16 à 10 % en centre-ville en l'espace de deux ans grâce aux initiatives entrepreneuriales de commerçants locaux. Autre exemple : lorsqu'une enseigne décide de s'installer dans une ville moyenne, elle sollicite un franchisé, c'est-à-dire à un commerçant local. Nous devons davantage raisonner à l'échelle des tissus locaux.
Franck Gintrand, directeur général de Global conseil corporate. - Le départ d'un indépendant n'a pas les mêmes répercussions que le départ d'une grande enseigne. Le départ de H&M du centre-ville de Boulogne-sur-Mer vers la périphérie en est l'illustration.
Pierre Cantet, directeur d'études au sein de Cabinet Bérénice pour la ville et le commerce. - Je n'ai pas dit le contraire. Simplement, il faut mieux prendre en compte les petits commerçants qui ne sont pas des enseignes.
Rémy Pointereau, rapporteur. - Je transmets la parole à M. Badot.
Olivier Badot, professeur à l'ESCP. - La question posée est clairement celles des volumes insuffisants de clients en centre-ville, à la fois pour les indépendants, mais également pour les grandes enseignes. Deux leviers structurels sont susceptibles de résorber cette difficulté :
La mixité fonctionnelle, l'habitat, qui vise à réintégrer les populations en centre-ville. Cette solution est néanmoins très lourde à mettre en place.
La mutualisation des flux, qui consiste à recentrer le commerce sur le tourisme et le domaine patrimonial, comme l'a expérimenté l'Espagne.
Au niveau micro organisationnel, le modèle anglais du business improvement district me semble le plus pertinent. Il fonctionne sur des logiques d'aides par la collectivité publique, mais également par le secteur privé, et sur une stratégie de mutualisation des ressources.
Le modèle comprend 5 actions :
Le zoning : comparable aux méthodes utilisées par les foncières dans leurs centres commerciaux. Il s'agit d'analyser les flux d'externalité pour éviter les effets de « cannibalisation » entre magasins et maximiser les complémentarités. Certaines formes de zoning émergent entre centre-ville et périphérie dans certaines villes.
La vision : il s'agit de déterminer une imagerie, une symbolique au centre-ville. Une agence nationale accompagne les villes dans ce processus.
La mise en place de plates-formes digitales : il s'agit de digitaliser les offres des commerçants locaux, notamment sur les réseaux sociaux, pour faire connaître leurs produits. Ces offres sont géolocalisées de manière dynamique.
La conciergerie mobile : représente une forme de livraison à domicile ou dans un local relais. Un grand nombre de start-ups proposent ce service aujourd'hui. Ce service est financé en partie par la collectivité locale.
Le point de vente : le point de vente sert de relais pour d'autres achats, dans une logique de Click and Collect , ce qui permet de recréer du trafic et refondre la micro-logistique urbaine.
Rémy Pointereau, rapporteur. - Je vous remercie pour votre contribution.
René-Paul Desse, professeur d'urbanisme à l'Université de Bretagne occidentale. - Le moratoire me semble une piste intéressante. Toutefois, il faut savoir en sortir. Dans les années 90, un moratoire avait été mis en place, mais s'est accompagné de la remontée considérable des autorisations commerciales par la suite. De plus, le moratoire ne remettra pas en cause l'existence de l'équipement commercial actuel en périphérie et ne freinera pas l'essor du e-commerce.
Aujourd'hui, 12 % des ventes de vêtements sont réalisées sur internet en France, contre 25 % en Allemagne. La marge de progression s'avère importante.
L'idée de partenariats public-privé au sein des petites villes représente est séduisante, mais les acteurs privés ne sont pas forcément demandeurs. Un acteur important, tel que Carrefour, se révèle intéressé par les partenariats avec les autorités publiques locales uniquement dans les grandes villes, dans le cadre de projets de développement commercial couplés à des créations de logements.
Par ailleurs, un débat doit s'ouvrir concernant la suppression des CDAC, qui se révèlent être de simples chambres d'enregistrement. En France, deux demandes d'autorisation coexistent (le permis de construire et la CDAC) ; il s'agit d'une situation singulière en Europe.
Depuis la loi LME de 2008, il est prétendument nécessaire d'appliquer la Directive Bolkestein relative à la concurrence. Cette affirmation est erronée. Ainsi, l'Allemagne interdit l'implantation de grande surface en périphérie dans les cas où la concurrence générée se révélerait destructive pour les commerces de centre-ville.
Enfin, l'extension des zones franches aux centres-villes m'apparaît comme une solution intéressante.
Rémy Pointereau, rapporteur. - Je transmets la parole à mes collègues.
Anne Chain-Larché. - Nous avons tous été élus locaux par le passé. La revitalisation des centres-villes et centres-bourgs a longtemps été notre combat quotidien. À titre personnel, j'étais vice-présidente de la région Ile-de-France. Nous avions mis en place un dispositif d'aides directes aux commerçants en privilégiant les villes rurales de moins de 5 000 habitants. Une enveloppe de 3,5 millions d'euros y était consacrée la première année.
Force est de constater les manquements des CMA et CCI, qui ne nous transmettaient pas suffisamment les dossiers des petits commerces.
Nous n'avons certes plus de mandats locaux, mais souhaitons être des facilitateurs pour les acteurs de terrain.
Je souhaiterais avoir votre éclairage concernant l'effet domino que peut générer la disparition d'un commerce structurant, tel que le café tabac PMU dans une petite ville.
Par ailleurs, je constate des insuffisances dans le domaine de la formation. Ainsi, il s'avère difficile de se former au métier d'artisan-boucher en CAP actuellement. De nombreux artisans ont rejoint les rangs des grandes surfaces, entraînant la disparation d'un certain nombre de commerces indépendants en centre-bourg.
Je m'interroge, en outre, sur la possibilité de revenir vers un commerce multivocation, à l'image du drugstore d'antan. Ce point de vente constituerait également un relais colis.
S'agissant des moratoires, les élus doivent se montrer plus exigeants auprès des CDAC. L'extension des zones franches devrait soutenir les commerces des centres-villes et centres-bourgs. Les concepts favorisant les circuits courts et minimisant l'impact environnemental devraient être soutenus fiscalement de manière plus prononcée.
Sonia De La Provôté. - La question de l'urbanisme commercial apparaît centrale pour déjouer la concurrence entre territoires. Nous devrions pleinement intégrer cette thématique au sein du SCOT, via l'établissement de règles définies à une large majorité. Ainsi, les maires ne seront pas mis en difficulté lors des votes en CDAC. Le système repose sur une armature territoriale avec des pôles régionaux, des pôles relais et des pôles de proximité.
Les acteurs locaux peuvent ainsi décider d'un aménagement du territoire raisonné et harmonieux au niveau des différents pôles.
Dans l'agglomération de Caen, le projet de l'Inter Ikea a défrayé la chronique. Le démarrage des travaux est pour le moment reporté, grâce au recours à la loi du SCOT. Cet outil se révèle plus puissant et pertinent que l'EPCI. C'est pourquoi nous devons le renforcer.
Rémy Pointereau, rapporteur. - Je vous remercie. Je transmets la parole à Éric Kerrouche.
Éric Kerrouche. - Toutes les villes n'ont pas le même statut ni la même vocation commerciale. Cette réalité résulte de leur localisation géographique et des migrations pendulaires de population.
Pour compléter les propos de ma collègue, je me demande s'il faudrait systématiser l'exigence d'un DAAC pour chaque SCOT.
Par ailleurs se pose un problème de définition des centralités, qui permet de se soustraire aux règles du DAAC. Il est nécessaire de définir plus strictement la limite des centralités et ainsi rendre obligatoire le DAAC.
En outre, il nous faut réfléchir à l'établissement de règles spécifiques d'urbanismes, afin de repeupler les centres-villes. Les freins existants, tels que le manque de parkings, doivent être levés.
Enfin, nous devons promouvoir la porosité logistique (voies vertes, voies de bus, etc.), pour améliorer notre capacité à irriguer les centres-villes.
François Bonhomme. - Il me semble que l'adoption des moratoires devient urgente. La situation se dégradera dans les prochaines années, si aucune mesure n'est prise.
Au sein des commissions départementales, les outils de méthodologie visant à appréhender la densité commerciale et l'équipement commercial ont été perdus de vue au profit de l'aménagement du territoire-développement durable. Je souhaite revenir à ce coeur d'analyse pour fonder les décisions.
La question des leviers d'action reste entière. La fiscalité aura un rôle à jouer. Cela implique de détailler l'ensemble des différences d'avantages comparatifs entre périphérie et centre-ville, mais également de délimiter les zones ayant vocation à accueillir les commerces, au sein des bassins de vie.
La dévitalisation actuelle des centres-villes et des centres-bourgs nous conduit à des injonctions contradictoires. Il est à la fois nécessaire d'encadrer la liberté de commerce et d'éviter les lourdeurs administratives supplémentaires.
Rémy Pointereau, rapporteur. - Monsieur Gintrand, vous avez plaidé pour fiscaliser davantage les constructions en plein champ. Pouvez-vous préciser le sens de votre proposition ?
Franck Gintrand, directeur général de Global conseil corporate. - Les subventions ne représentent pas une solution, dans un contexte où l'État présente des difficultés budgétaires. Au contraire, il est nécessaire de pénaliser fiscalement les implantations en périphérie si l'on veut reconstruire les centres-villes.
Des mesures générales doivent être prises afin d'abaisser la rentabilité de ce type d'opérations et mettre un terme à la spéculation foncière. Aujourd'hui, le prix au mètre carré d'une terre agricole représente 70 centimes d'euros. Cette réalité impacte bien plus le commerce de centre-ville que le développement d'Amazon et du e-commerce.
De plus, le DAAC doit être obligatoire et accompagné d'un SCOT rédigé de manière précise, ce qui permettra de remporter des victoires juridiques dans des dossiers comme celui de l'Inter Ikea de Caen.
La France a clairement commis une erreur dans la manière dont elle a transposé la directive européenne prônant la libre installation des commerces. A l'inverse, l'Allemagne y oppose le principe de libre accès aux services. Il en résulte que 70 % des commerces sont localisés en centre-ville en Allemagne, alors que nous constatons l'exact opposé en France.
J'espère que le volontarisme qui s'esquisse au Sénat permettra de revenir sur ces dispositions. J'ajoute que l'établissement de moratoires nécessitera des modifications de la loi LME, qui a engendré cette inflation de projets commerciaux.
Emmanuel Le Roch, délégué général de l'Institut Procos. - J'estime que le moratoire ne constitue pas une piste à explorer. Dans les territoires, il existe également des zones périphériques en difficulté.
Où est-on autorisé à conduire des projets de modernisations du commerce ? Pour ma part, tel est le coeur du sujet.
L'écart de fiscalité entre commerce physique et dématérialisé est également un problème à traiter. Il réunit d'ailleurs les commerçants de centre-ville et de périphérie.
En définitive, cette problématique doit être appréhendée de façon positive et dynamique. Il est nécessaire de recréer les raisons de se rendre en centre-ville. Cela passe par la mise en place de nouveaux concepts, tels que le drugstore multi-activités, mais également le recours au numérique. Le commerce du centre-ville de demain ne prendra pas la forme du commerce de périphérie actuel mais réintégré à l'espace urbain.
Le modèle économique en centre-ville est complexe en matière de coûts, d'immobilier, de logistique, etc. Je l'ai expérimenté lorsque je travaillais à l'installation de nouveaux magasins pour Darty. Nous devons simplifier les règles urbaines et donner une visibilité à 10 ans sur le nombre de mètres carrés commerciaux disponibles.
Pierre-Jean Lemmonier, responsable des études publiques au sein de Cabinet Bérénice pour la ville et le commerce. - J'approuve le rôle central qui a été conféré au DAAC dans les échanges précédents. Néanmoins, je remarque qu'il a été vidé d'un certain nombre de prérogatives et qu'il n'est pas obligatoire. De plus, ce document s'avère parfois obscur concernant la localisation des zones. Il est nécessaire de rendre cet outil plus flexible.
Dans le DAAC figure une typologie d'activité (achats légers, lourds), qui représente des formats et contraintes différents. Ces éléments devraient être intégrés dans la notion de moratoire. Nous ne devons pas penser la périphérie de manière uniforme. Ainsi, un magasin de bricolage de 6 000 mètres carrés et un autre de PAP ne présentent pas la même capacité d'implantation en coeur urbain. Nous raisonnons dans nos études par secteurs d'activité plus que par densité de mètre carré.
Olivier Badot, professeur à l'ESCP. - Le débat a permis d'identifier l'ensemble des éléments du diagnostic.
Je suis persuadé que les nouvelles formes de commerce digital peuvent faire réintégrer les commerçants en centre-ville. Les réseaux sociaux accueilleront le commerce de demain. Il faut donc accompagner les commerces dans cette démarche. Je rappelle que les 10 applications les plus utilisées sur smartphone sont aujourd'hui les réseaux sociaux.
René-Paul Desse, professeur d'urbanisme à l'Université de Bretagne occidentale. - La prise en compte du DAAC par les CDAC est une évolution intéressante, qui mériterait d'être généralisé.
Le problème du périmètre du SCOT et du DAAC se pose également. Par exemple, la ville du Mans a interdit un multiplexe en périphérie, car l'implantation d'un autre multiplexe en centre-ville était déjà planifiée. Une commune voisine a accueilli ce projet par la suite.
Je suggère en outre la mise en place de mesures fiscales sur les commerces vacants pour inciter les propriétaires à abaisser les loyers.
Enfin, les commerces pourraient travailler avec la Poste dans les petits bourgs pour devenir des points relais. Cela représente une piste vers la voie du commerce multi-activités.
Pierre-Jean Lemmonier, responsable des études publiques au sein de Cabinet Bérénice pour la ville et le commerce. - Nous n'avons pas abordé l'émergence des managers de centre-ville. Ils ont un rôle important à jouer dans l'animation des centres-villes.
Rémy Pointereau, rapporteur. - Nous l'avons évoqué hier, à l'occasion de la table ronde consacrée aux enseignes de centre-ville et de proximité. L'animation est en effet un critère important si l'on souhaite faire revenir les populations en centre-ville.
Pierre-Jean Lemmonier, responsable des études publiques au sein de Cabinet Bérénice pour la ville et le commerce. - Nous observons que si les grandes villes peuvent se doter d'un manager, ce n'est pas le cas des centralités plus petites. Le management intercommunal doit également être pris en compte.
Rémy Pointereau, rapporteur. - Vous avez raison. Cette piste sera explorée. Nos débats s'achèvent. Nous avons pu dégager des pistes d'actions pertinentes, notamment sur la surfiscalité pour la périphérie. Je vous invite à m'adresser vos contributions par écrit en cas de suggestions complémentaires. Je vous remercie.