C. QUELLES SUITES ?
1. L'absence de valeur juridique
Le socle européen des droits sociaux apparaît ambitieux, et par moment novateur puisque s'affranchissant des limites des articles 151 et 153 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, à l'instar de la question de la rémunération. Un certain nombre de dispositions visant le marché du travail ou la viabilité des régimes de protection sociale découlent, quant à elles, des recommandations adressées aux États membres dans le cadre du semestre européen. Elles sont donc déjà intégrées dans la grille de lecture de la Commission européenne de la situation économique et financière des États membres. Seule la question de la viabilité financière du régime d'assurance-chômage n'est pas esquissée dans le socle, alors qu'elle est envisagée pour les retraites et l'assurance-maladie. Il convient de rappeler que la piste d'un régime d'assurance chômage européen a souvent été reprise, dans le passé, par les institutions (Conseil européen, Commission européenne) dans le cadre des réflexions menées sur l'approfondissement de l'Union économique et monétaire. Il s'agissait d'alléger la contrainte financière pesant sur les États membres et de faciliter la stabilisation macro-économique.
Si le propos peut apparaître novateur et traduit une réelle inflexion sociale du discours européen - reprenant quasiment la métaphore des deux jambes sociales de l'Union, l'une économique et l'autre sociale, utilisée par Jacques Delors -, les termes du socle demeurent néanmoins généraux et s'efforcent de respecter dans la plupart des cas le principe de subsidiarité. Il semble difficile d'aller au-delà, compte-tenu notamment des difficultés rencontrées au Conseil pour faire progresser l'acquis social auquel la Commission fait référence dans son exposé des motifs : la révision de la directive sur le temps de travail, lancée en 2010, n'a ainsi jamais pu aboutir. On peut, de fait, s'interroger sur la valeur juridique de ce socle. La proclamation interinstitutionnelle a été l'occasion d'affirmer qu'il ne disposerait pas d'une valeur contraignante comme peut l'avoir aujourd'hui la Charte des droits fondamentaux dont il décline, pourtant, un certain nombre de principes. Sa valeur est donc aujourd'hui consultative, à l'instar de ladite Charte jusqu'au Traité de Lisbonne. Il pourrait donc rester une grille de lecture sans aucune valeur ajoutée. Le service juridique du Conseil, saisi de cette question, a d'ores et déjà indiqué que l'Union européenne n'avait pas compétence pour créer des droits contraignants. Les documents ultérieurs qui feraient référence au socle auront cependant des conséquences juridiques différentes. Par ailleurs, même si le socle est un document politique, la Cour de Justice pourrait y trouver argument pour interpréter ces actes.
Le groupe de suivi du Sénat sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne a formulé, en février 2017, quelques observations sur la convergence sociale, en s'appuyant sur une première ébauche du socle rendue publique par la Commission 4 ( * ) . Aux yeux du groupe, le socle devait être doté d'une valeur juridique. Il aurait pu alors faciliter une convergence des règles relatives aux marchés du travail et aux systèmes sociaux, dans le respect du principe de subsidiarité. Il devait être accompagné d'une réflexion plus vaste sur les défis communs dans le domaine social : contrats de travail flexibles et sûrs, encadrement des plateformes numériques et de l'« uberisation », apprentissage, formation professionnelle et aide au retour à l'emploi. L'objectif affiché par le groupe de suivi consistait à tendre vers une forme d'harmonisation sociale.
2. Une valeur politique ?
Dans ces conditions, c'est la suite de l'activité de la Commission dans le domaine social qui déterminera in fine la valeur du socle. Il convient, à cet égard, de rappeler que la Charte européenne des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, mise en oeuvre par la Commission en 1989, avait été immédiatement suivie d'un « agenda social ». La Commission peut aujourd'hui dérouler un nouvel agenda social, en insistant sur le fait que tous les États membres avaient appuyé la proclamation interinstitutionnelle.
Le groupe de suivi du Sénat insistait ainsi, dans son rapport, sur plusieurs mesures à décliner dans la lignée du socle, à l'instar de la portabilité effective des droits au chômage et à la retraite afin d'encourager la mobilité. Le groupe envisageait également la mise en place d'un principe commun de salaire minimum, exprimé en pourcentage du salaire médian national. Liberté serait laissée aux États de majorer le montant. La détermination du salaire minimum associe, dans la plupart des États membres, gouvernements et partenaires sociaux. La question du véhicule juridique demeure néanmoins posée. Les traités interdisent en effet, en l'espèce, tout recours au règlement ou à la directive. Le biais pourrait être celui de la méthode ouverte de coordination, outil non-contraignant fondé en partie sur la consultation des partenaires sociaux. Instituée en 2005, elle prévoit la définition d'un objectif commun à atteindre dans un délai donné. La progression vers celui-ci s'opère par l'intermédiaire d'instruments de mesure. Les résultats qui en découlent sont comparés entre États membres et doublés d'un échange d'informations et de bonnes pratiques. L'ensemble est censé créer une véritable dynamique. S'agissant de sa valeur, de nombreux acteurs tablent sur un taux de 60 % du salaire médian national, soit le taux retenu par Eurostat comme limite du seuil de pauvreté. Trois États respectent aujourd'hui ce seuil : la France, le Portugal et la Slovénie.
En tout état de cause, une communication de la Commission, présentée le 13 mars dernier, s'attache à souligner que les objectifs sociaux apparaissent au coeur de la plupart des initiatives législatives adoptées dans tous les domaines , insistant sur la protection des plus pauvres et des plus vulnérables dans les textes qu'elle a présentés visant l'Union de l'énergie, le marché unique numérique, la politique commerciale ou celle des transports 5 ( * ) .
L'articulation avec le Semestre européen doit également être renforcée. Depuis 2015, celui-ci retient, en principe, des indicateurs sociaux pour apprécier la situation des États membres. Les principes définis dans le socle européen devront donc servir pleinement à l'élaboration des recommandations-pays. Un tableau de bord social a ainsi été élaboré par la Commission. Il doit permettre de suivre les évolutions et les résultats obtenus par les États membres dans douze domaines et d'évaluer les avancées réalisées vers un « triple A » social pour l'Union européenne dans son ensemble. Cette analyse étayera le Semestre européen pour la coordination des politiques économiques. La Commission européenne relève déjà que 16 % des recommandations concernent l'accès à l'emploi. Il s'agit aujourd'hui pour elle d'aller plus loin. Les principes du socle ont, ainsi, déjà été intégrés dans la communication annuelle sur la prévention et la correction des déséquilibres macro-économiques 6 ( * ) et au sein de l'examen annuel de la croissance pour 2018 7 ( * ) .
Reste l'inconnue du Conseil, car celui-ci peut apparaître divisé sur les questions sociales. Il convient de se garder de toute appréciation manichéenne sur les positions des États membres tant les minorités de blocage varient en fonction des sujets. Si l'on observe une tendance des pays d'Europe centrale et orientale à s'opposer à toute disposition susceptible d'affaiblir leurs avantages comparatifs, ils ne forment pas néanmoins un bloc homogène comme l'ont montré les votes sur la révision de la directive sur le détachement des travailleurs, où la République tchèque et la Slovaquie se sont opposées au rejet du texte formulé par la Pologne. La prudence des pays du Nord de l'Europe est également à relever, ces États considérant généralement que les initiatives européennes pourraient remettre en cause leurs modèles sociaux, jugés plus protecteurs. Enfin, on observera une forme de réserve de l'Allemagne sur les questions familiales. La France n'est pas, non plus, toujours considérée comme un élément moteur sur toutes les dispositions d'ordre social, comme en témoignent ses observations sur le temps de travail ou les propositions récentes de la Commission européenne en matière de congé parental (cf supra ).
Les obstacles observés au Conseil dans le domaine législatif peuvent conduire la Commission à inventer de nouveaux dispositifs, au risque de remettre l'équilibre des traités. La présentation, le 13 mars dernier, d'un projet de règlement portant création d'une Autorité européenne du travail traduit cette inflexion 8 ( * ) . Faute d'avoir pu adopter, par la voie législative, un dispositif garantissant une coopération efficace entre États membres pour lutter contre toute forme de contournement des principes régissant la liberté de circulation des travailleurs, la Commission européenne propose la mise en place d'une nouvelle agence dédiée à cette question, qu'elle pilotera. Si le principe et les motivations ne souffrent d'aucune contestation, ce nouvel outil méritera d'être observé de près. Ce type d'agence est souvent utilisé dans les domaines où l'Union européenne n'exerce qu'une compétence d'appui. Si, à l'origine, leurs missions sont limitées, au risque d'interroger sur leur utilité, ces agences voient progressivement leur champ d'action se développer, grignotant les compétences des États membres, sans pour autant disposer de plus de visibilité. Il s'agit d'une tendance lourde au sein de l'Union, qu'il convient d'encadrer si l'on entend préserver le lien entre les peuples et la construction européenne et lutter contre un sentiment de dépossession.
3. Comment financer la mise en oeuvre du socle ?
La question du financement de nombreux aspects du socle doit par ailleurs être posée à l'aube des négociations à venir sur le prochain cadre financier pluriannuel (CFP). Dans sa communication d'avril 2017, la Commission indiquait que le socle constituerait, en effet, « une référence pour la conception du CFP ».
À l'occasion du sommet social de Göteborg, le Président de la République a préconisé de conditionner l'attribution des fonds structurels et d'investissements à des critères sociaux dans le cadre du prochain CFP. Un ou deux indicateurs pourraient être envisagés, à l'instar d'un corridor de salaires minimums que devraient respecter les États membres ou de la réduction des écarts salariaux entre hommes et femmes. Plus largement, la France souhaiterait rendre le Fonds européen d'ajustement à la mondialisation (FEAM) et le Fonds social européen plus efficaces, en renforçant leurs moyens mais aussi leur souplesse d'utilisation.
S'agissant du FEAM, il paraît en effet opportun de réfléchir à son utilisation en envisageant une révision de son champ d'intervention. Créé en 2006 et disposant d'un budget annuel de 150 millions d'euros pour la période 2014-2020, il est destiné à aider les personnes ayant perdu leur emploi à la suite de changements structurels majeurs survenus dans le commerce international en raison de la mondialisation ou, depuis 2010, du fait de la crise économique et financière mondiale 9 ( * ) . Il n'intervient que lorsque plus de 500 travailleurs ont été licenciés par une seule entreprise (y compris ses fournisseurs et les producteurs en aval), ou si un grand nombre de travailleurs sont licenciés au sein d'un secteur particulier dans une ou plusieurs régions avoisinantes. Il cofinance alors à hauteur de 60 % les projets destinés à aider les personnes concernées à retrouver du travail ou à créer leur propre entreprise. Au cours de la période 2015-2016, 9 États membres ont pu ainsi bénéficier d'une aide (Allemagne, Belgique, Espagne, Estonie, Finlande, France, Irlande, Pays-Bas, Suède) pour un montant global de 51 171 249 euros 10 ( * ) . Ce chiffre tant à démontrer que ce Fonds apparaît clairement sous-utilisé. Dans ces conditions, il pourrait être envisagé deux modifications substantielles :
- réviser à la baisse le seuil de 500 salariés à partir duquel le FEAM peut être sollicité ;
- élargir ses missions en proposant qu'il puisse aider les salariés conduits à une nécessaire reconversion en raison de la transition énergétique ou de la digitalisation de l'économie.
Il s'agirait, de la sorte, de faire du FEAM un instrument destiné à mieux anticiper les mutations de l'économie.
La DG Emploi a, de son côté, proposé, en novembre 2017, la création d'un fonds « parapluie » qui regrouperait, à partir de 2020, le Fonds social européen (FSE), le Fonds européen d'aide aux plus démunis (FEAD), le Fonds européen d'ajustement à la mondialisation (FEAM), le programme pour l'emploi et l'innovation sociale (EaSI), et Erasmus +. L'ensemble serait intégré dans une sous-rubrique au sein du cadre financier pluriannuel, consacrée à l'inclusion sociale et au développement du capital humain.
Au-delà de la masse critique qui serait ainsi atteinte, la Commission propose de renforcer la conditionnalité pour l'accès à certains d'entre eux, ciblant principalement le FSE (80 milliards d'euros pour la période 2014-2020) 11 ( * ) et l'EaSI (919,47 millions d'euros pour la période 2014-2020) 12 ( * ) . Les fonds seraient désormais utilisés via une approche contractuelle - le terme de « conditionnalité positive » a été avancé - reliant notamment leur versement effectif à la mise en oeuvre des réformes prévues au sein des recommandations adressées aux pays dans le cadre du Semestre européen. Cette approche mérite d'être saluée car elle pourrait renforcer la valeur du socle européen des droits sociaux, puisque les recommandations du Conseil doivent en tenir compte.
Une telle position n'est pas sans rappeler le mécanisme d'incitation à la convergence sociale appelé de ses voeux par le groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne en février 2017. Ce dispositif devait être mis en place progressivement afin de permettre un rapprochement des règles relatives aux marchés du travail et aux systèmes sociaux afin de renforcer véritablement la dimension sociale de la zone euro.
Il convient d'insister sur le caractère progressif du rapprochement attendu et de nuancer la question de la conditionnalité. Il ne s'agit pas de bloquer les versements ex ante , au risque de créer une spirale négative dans les pays en attente d'investissement. Les fonds doivent plutôt être orientés vers l'atteinte d'objectifs sociaux ( ex post ), définis préalablement, à l'aide du tableau de bord annexé au socle européen des droits sociaux. Des bilans d'étape seraient alors effectués tout au long du CFP pour évaluer la poursuite des financements. La notion de convergence prendrait alors tout son sens.
Avec ce fonds « parapluie », la Commission s'inspire de l'expérience du Fonds Erasmus qui avait déjà agrégé les crédits liés à l'éducation. Elle entend ainsi lutter contre la fragmentation actuelle et parvenir à une meilleure complémentarité. Outre une réflexion sur la conditionnalité, elle souhaite également parvenir à une simplification importante de son mode d'utilisation. Il convient, là encore, de rappeler que le groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne s'est engagé en faveur d'une clarification et d'une stabilisation des règles d'utilisation des fonds européens et une réduction du volume du corpus réglementaire émis par la Commission. Il s'agira d'édicter, en début de programmation, une réglementation unique et stable pour tous les fonds structurels et de proscrire les modifications rétroactives en cours de période. Il faut ainsi aboutir à une harmonisation des règles entre l'ensemble des fonds européens.
* 4 Relancer l'Europe : Retrouver l'esprit de Rome - Rapport d'information n° 434 (2016-2017) de MM. Jean-Pierre Raffarin et Jean Bizet, fait au nom du groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne, 22 février 2017.
* 5 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil et au Comité économique et social européen - Suivi de la mise en oeuvre du socle européen des droits sociaux (COM(2018) 130 final).
* 6 COM(2017) 90 final.
* 7 COM(2017) 690 final.
* 8 Proposition de règlement établissant une Autorité européenne du travail (COM(2018) 131 final).
* 9 Règlement (UE) n° 1309/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013 relatif au Fonds européen d'ajustement à la mondialisation pour la période 2014-2020 et abrogeant le règlement (CE) n° 1927/2006.
* 10 Rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil concernant les activités du Fonds européen d'ajustement à la mondialisation en 2015 et 2016 (COM(2017) 636 final), 31 octobre 2017.
* 11 Le taux de cofinancement européen peut varier, dans le cadre du FSE, de 50 à 85 % (95 % dans des cas exceptionnels) du coût total du projet, en fonction de la richesse relative de la région bénéficiaire.
* 12 L'EaSI regroupe depuis 2014 trois fonds européens : PROGRESS dédié à la modernisation des politiques sociales et de l'emploi (61 % du budget), EURES consacré à la mobilité professionnelle (18 % du budget), et Microfinance et entrepreneuriat social visant l'accès au microfinancement et à l'entrepreneuriat social (21 % du budget).