D. UNE RELANCE DU PROCESSUS D'ADHÉSION COMPROMISE
Aujourd'hui, le processus d'adhésion est à l'arrêt, résultat d'une défiance et d'une méfiance réciproques, chaque partie dénonçant un manque de sincérité et de bonne volonté.
1. L'Union européenne reproche au régime une dérive autoritaire incompatible avec les valeurs de l'Union
a) Des tensions avec les institutions de l'Union européenne
Le Parlement européen a adopté, le 24 novembre 2016, une résolution demandant le gel temporaire des négociations d'adhésion. Il rappelle que le cadre des négociations entre l'Union européenne et la Turquie prévoit une procédure permettant cela. En effet, en cas de violation grave et persistante, en Turquie, des principes de l'État de droit et des libertés fondamentales, la Commission, agissant de sa propre initiative ou à la demande d'un tiers des États membres, peut recommander la suspension des négociations. Elle indiquera les conditions à remplir pour qu'elles soient reprises. Après avoir entendu la Turquie, le Conseil statuera à la majorité qualifiée sur cette recommandation et décidera de la suspension éventuelle des négociations et des conditions de leur reprise.
Suite au référendum constitutionnel en Turquie, le 24 avril 2017, le Commissaire européen à l'élargissement, Johannes Hahn, a estimé qu'une « évaluation approfondie des relations » entre l'Union européenne et la Turquie était nécessaire, et peut-être même « une redéfinition ».
b) Des tensions avec les États membres
Aux difficultés avec l'Union européenne, s'ajoutent les tensions diplomatiques entre la Turquie et certains pays membres de l'Union dont la Bulgarie, l'Autriche, l'Allemagne et les Pays-Bas.
Ainsi, la Bulgarie a reproché à la Turquie de s'immiscer dans les élections législatives bulgares de mars dernier. Son ambassadeur en Bulgarie et son ministre des affaires sociales ont pris position ouvertement pour un parti politique créé en Bulgarie et prétendant rassembler les citoyens bulgares d'origine turque.
Les relations sont aussi compliquées avec l'Autriche qui souhaite la suspension des négociations d'adhésion « qui ne sont aujourd'hui qu'une fiction ».
De même, le ministre des affaires étrangères des Pays-Bas s'est dit favorable, en novembre 2016, à un gel des négociations. La tension est ensuite montée d'un cran, en mars 2017, lorsque les autorités néerlandaises ont refusé que des ministres turcs participent à des réunions publiques en faveur du « oui » au référendum constitutionnel turc. M. Erdogan a alors qualifié les Pays-Bas d'État fasciste et nazi.
Enfin, les tensions sont également vives avec l'Allemagne. En effet, Mme Merkel a refusé de laisser des ministres turcs participer à des réunions électorales en Allemagne, en faveur du « oui » au référendum. M. Erdogan a alors évoqué « les pratiques nazies » de Mme Merkel. En juin 2017, le Gouvernement turc a refusé aux parlementaires allemands l'accès à la base militaire d'Incirlik où sont stationnés des soldats allemands. Cette décision est pour le Gouvernement turc une réponse au fait que l'Allemagne ait accordé l'asile politique à des militaires soupçonnés d'avoir participé à la tentative de coup d'État de juillet 2016. L'Allemagne a alors décidé de redéployer ses soldats vers la Jordanie.
2. La Turquie reproche à l'Union de ne pas prendre en compte sa situation sécuritaire
a) Le discours de rupture du parti au pouvoir ...
M. Erdogan a, à plusieurs reprises, évoqué un référendum sur l'avenir du processus d'adhésion et un référendum visant à rétablir la peine de mort. Pour les dirigeants de l'Union européenne, le rétablissement de la peine de mort signifierait la fin du processus d'adhésion.
Au cours de leur déplacement, vos rapporteurs ont rencontré M. Mustafa Yeneroðlu, président de la commission d'enquête sur les droits de l'Homme, député d'Istanbul et membre de l'AKP. Pour lui, quand l'Union européenne donne des leçons en matière de droits de l'Homme à la Turquie, elle ne prend pas en compte la situation sécuritaire dans le pays. Il a estimé que le premier des droits de l'Homme est le droit à la vie et il a jugé légitime le droit de l'État à lutter contre le terrorisme. Il a également dénoncé le soutien des pays européens au PKK.
Concernant la relation entre l'Union européenne et la Turquie, il a fustigé l'incapacité des européens à apporter une aide aux réfugiés. Il a dénoncé les nombreuses « promesses non honorées » de l'Union européenne ainsi que son « attitude hégémonique inacceptable ».
Il faut rappeler que M. Erdogan dans ses discours ne cesse de dénoncer l'attitude méprisante et condescendante d'une Union européenne sur le déclin. En outre, le discours de l'Union européenne sur la défense des droits de l'Homme en Turquie est occulté par l'attitude des États membres face à l'arrivée des migrants. En effet, l'Union perd là toute crédibilité aux yeux de l'opinion publique turque.
b) ... atténué par celui des autres partis politiques
L'AKP, parti au pouvoir soutenant M. Erdogan, s'est allié au MHP, parti de droite nationaliste pour permettre l'adoption de la réforme constitutionnelle. Vos rapporteurs ont pu rencontrer M. Erhan Usta, vice-président du groupe MHP à l'Assemblée.
Il a expliqué que la situation sécuritaire en Turquie est compliquée et que le seul moyen d'y faire face est le maintien de l'état d'urgence qualifiant de « proportionnées » les mesures prises dans ce cadre. Il a appelé les autorités européennes à ne pas mettre un terme au processus d'adhésion car dans ce cas, tous les efforts faits depuis des années auraient été inutiles. Il a estimé que le comportement de l'Union européenne avec la Turquie est injuste. Il a souhaité que la dignité nationale turque soit respectée. Enfin, il a indiqué que l'Union ne doit pas chercher à pousser la Turquie dans ses retranchements pour la forcer à rompre les relations avec l'Union et les négociations d'adhésion.
Vos rapporteurs ont également pu s'entretenir avec des membres des partis d'opposition.
M. Garo Paylan, député HDP d'Istanbul et Mme Ayse Berktay, membre du HDP ont affirmé à vos rapporteurs que M. Erdogan et son parti utilisaient l'Union européenne à des fins de politique intérieure. Ils ont souhaité que l'Union européenne reste fidèle à ses valeurs et qu'elle ne plie pas devant M. Erdogan. À ce sujet, la perspective d'adhésion doit être maintenue même si c'est à long terme. Pour le moment, les négociations sur l'Union douanière doivent se poursuivre et être assorties de conditions relatives aux droits de l'Homme.
Vos rapporteurs ont également rencontré des représentants du CHP (parti kémaliste) : M. Öztürk Yýlmaz, vice-président chargé des relations internationales du CHP, membre de la commission des Affaires étrangères de la GANT, député d'Ardahan et M. Niyazi Nefi Kara, membre de la commission d'harmonisation UE - Turquie, député d'Antalya. Ils ont indiqué qu'ils partageaient les constats exposés dans la résolution du Parlement européen du 26 novembre 2016 mais pas ses conclusions. En effet, ils souhaitent que les négociations d'adhésion se poursuivent. Leur suspension est souhaitée par M. Erdogan qui couperait ainsi davantage la Turquie de l'extérieur pour mieux y installer sa dictature. Ils dénoncent un manque de sincérité dans les deux camps affirmant que l'Union européenne devrait ouvrir les chapitres 23 (Pouvoir judiciaire et droits fondamentaux) et 24 (Justice, liberté et sécurité), si elle veut vraiment discuter des droits de l'Homme avec la Turquie. Ils condamnent cette stratégie du pourrissement mise en place par les deux parties. Pour eux, la fin des négociations d'adhésion serait équivalente à une mise à mort de la démocratie turque.