B. FRANCOPHONIE ET EUROPE : SAISIR L'OPPORTUNITÉ DU BREXIT
Pour vos co-rapporteurs, c'est au niveau de l'Union européenne que la disparition du français est la plus inquiétante mais que réside peut-être aussi les prémices d'un sursaut tant attendu.
1. Le droit ...
Le règlement CE n° 1/1958 du 15 avril 1958 fixe le régime linguistique de l'Union européenne et définit les langues officielles et de travail des institutions.
À chaque élargissement, le Conseil a donc ajouté aux langues officielles existantes les langues désignées par les nouveaux États-membres : on compte aujourd'hui pas moins de 24 langues officielles 89 ( * ) .
Selon le règlement de 1958 précité :
- les règlements et les autres textes de portée générale sont rédigés dans l'ensemble des langues officielles de l'Union ;
- les textes adressés aux institutions par un État-membre (ou par une personne relevant de la juridiction d'un État-membre) sont rédigés, au choix de l'expéditeur, dans l'une des langues officielles et la réponse des institutions est rédigée dans cette même langue ;
- les textes adressés par les institutions à un État-membre (ou à une personne relevant de la juridiction d'un État-membre) sont rédigés dans la langue de cet État.
Tous les documents du Parlement européen sont rédigés dans les langues officielles, conformément à l'article 318 de son règlement intérieur et « tous les députés ont le droit, au Parlement, de s'exprimer dans la langue officielle de leur choix ».
Conformément à l'usage observé depuis le début de la construction européenne, le français est la langue du délibéré dans le système juridictionnel communautaire. Les arrêts et les avis de la Cour de justice de l'Union européenne et du Tribunal de première instance sont donc rendus en français, puis traduits ensuite dans toutes les langues officielles de l'Union, chaque version linguistique étant traitée sur un strict pied d'égalité.
Au-delà de ces langues officielles, au sein de l'Union européenne, les langues de travail sont, depuis 1958, au nombre de trois : l'anglais, le français et l'allemand.
2. ... et la pratique
Alors que l'Europe fonctionnait entièrement en français jusqu'en 1973, aujourd'hui, de facto , l'anglais est pratiquement l'unique langue d'usage de l'Union européenne et le déclin du français est plus que patent.
Ce déclin s'est d'ailleurs considérablement accéléré à compter du 1 er mai 2004 : l'entrée de dix nouveaux pays 90 ( * ) dans l'Union européenne, faisant passer le nombre d'États-membres de 15 à 25, a mécaniquement « dilué » l'influence française.
En pratique, si l'on considère les documents rédigés par les différentes institutions européennes on constate :
- au Conseil de l'Union européenne , le recours au français est marginal, oscillant péniblement entre 2 et 3 % 91 ( * ) de documents rédigés en français ces dernières années (avec cependant un léger redressement sous présidence, non pas française, mais luxembourgeoise) ;
- à la Commission européenne , alors que 37 % de ses documents étaient rédigés en français en 1998, ils ne sont plus que 3,6 % en 2015 92 ( * ) ;
- au Parlement européen , le recul du français est certes moins rapide mais néanmoins réel : alors que 16,8 % des documents y étaient rédigés en français en 2009, ils ne sont plus que 15 % en 2015 (et dans le même temps, la part des documents rédigés en anglais a continué à progresser, passant de 51,31 % à 53 %).
Le rapport au Parlement sur l'emploi de la langue française de 2016 93 ( * ) fournit également d'intéressantes statistiques relatives à l'emploi de la langue française sur les sites internet des institutions :
- au Conseil de l'Union européenne : le contenu du site respecte le principe du multilinguisme, à l'exception de comptes rendus ou de communiqués récents, disponibles uniquement en anglais ; les documents d'actualité ne sont plus mis en ligne simultanément en anglais et en français puis traduits dans les autres langues, ils sont dorénavant traduits en français en même temps que dans les autres langues ;
- à la Commission européenne : « La page d'accueil de la Commission européenne est disponible dans les 24 langues officielles. La plupart des contenus sont disponibles en français, à l'exception de certaines actualités. Néanmoins, les infographies et vidéos demeurent exclusivement en anglais (...) » et s'agissant des sites propres à ses directions générales : six sont uniquement en anglais, huit sont presque exclusivement en anglais, sept sont partiellement traduits en français et treize ont la quasi-totalité de leurs contenus accessibles en français ;
- au Parlement européen : « Le Parlement européen dispose du site le plus polyglotte des institutions européennes » ;
- au Comité des régions : les trois-quarts des contenus sont accessibles en français ; mais « on peut toutefois s'inquiéter, dans une optique d'accessibilité et de transparence à l'égard du citoyen européen, de l'omniprésence de l'anglais comme langue de rédaction des rapports et des documents publiés par le Comité ».
Enfin, sur les réseaux sociaux , qui sont en train de devenir l'un des principaux outils d'information du grand public au détriment des médias traditionnels, l'ensemble des institutions européennes communique exclusivement en anglais , à l'exclusion notable du Parlement européen qui communique également en français.
3. Le Brexit, une opportunité à saisir
Cette situation est d'autant plus paradoxale que le seul État-membre dont l'anglais était la langue officielle (le Royaume-Uni) engage aujourd'hui une procédure de retrait de l'Union européenne : celle-ci ne sera donc bientôt plus composée que de pays n'ayant pas l'anglais comme langue officielle 94 ( * ) .
Continuera-t-on néanmoins à parler anglais dans toutes les instances communautaires ? L'anglais pourrait en effet être choisi comme langue soi-disant « neutre », car elle serait la « langue de personne », qui mettrait tout le monde d'accord, sans affirmer d'hégémonie d'aucun État-membre ...
Dans ce contexte, et même si les Français ne représentent que 12 % des citoyens européens, la langue française présente de nombreux avantages comparatifs :
- elle est langue première et officielle de plusieurs États-membres de l'Union européenne ;
- les trois « capitales » (Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg) de l'Union européenne sont francophones 95 ( * ) ;
- les francophones sont nombreux dans plusieurs États-membres (outre la France, ils sont 96 % au Luxembourg, 72 % en Belgique, 23 % au Portugal, 15 % en Italie, 14 % en Allemagne, 12 % en Autriche, 9 % en Roumanie, etc. ) ;
- en outre, 17 des 28 États-membres de l'Union européenne sont membres de l'OIF, ce qui pourrait constituer une sorte de « majorité de blocage » même si, dans les faits, ce groupe n'est pas structuré et reste virtuel.
Sur la question du nouvel équilibre linguistique au sein de l'Union européenne à la suite du Brexit, une entente avec les Allemands, les Italiens et les Espagnols pourrait déboucher sur d'utiles avancées non pas tant en faveur du seul français que d'un plurilinguisme plus équilibré, comme l'ont suggéré vos co-rapporteurs 96 ( * ) .
La question mérite d'être posée clairement par les instances françaises dans le cadre des négociations sur le Brexit.
On saluera les initiatives du Secrétariat général aux affaires européennes, rattaché au Premier ministre (qui a notamment établi un plan d'action en faveur du multilinguisme et de la promotion de la langue française en Europe) ainsi que celles de la Représentation permanente de la France à Bruxelles, qui s'efforcent, pied à pied, de défendre la place du français dans ces instances.
Ø Proposition n° 20 : À la faveur des négociations sur le Brexit, garantir la place du français et des autres langues au sein des instances de l'Union européenne. |
Il ne s'agit cependant pas uniquement d'une action diplomatique, notre attention doit aussi se porter sur :
- la place des Français et des francophones au sein de l'appareil administratif européen 97 ( * ) ;
- la place des épreuves de langues au sein des concours d'entrée dans la fonction publique communautaire ;
- l'offre de formation en français proposée aux différents intervenants de l'Union européenne (fonctionnaires, représentants des États, journalistes, groupes de pression, etc. ) afin notamment de la structurer et de la rendre plus visible ;
- la place de l'apprentissage des langues étrangères dans les systèmes éducatifs des autres États européens (en défendant l'apprentissage d'un minimum de deux langues étrangères) 98 ( * ) .
Les actions en ce sens du groupe des ambassadeurs francophones de Bruxelles (GAFB), qui rassemble aujourd'hui plus d'une centaine d'ambassadeurs, doivent être saluées 99 ( * ) , ainsi que l'engagement du Secrétariat général aux affaires européennes 100 ( * ) .
Comme Umberto Eco, cité par notre collègue sénateur Jacques Legendre, le disait : « La langue de l'Europe, c'est la traduction ». À cet égard, l'exemple du fonctionnement du Conseil de l'Europe est particulièrement intéressant : deux langues y ont rang de langues officielles, et cinq autres langues dites « pivots » permettent les traductions. En outre, si un État souhaite obtenir une traduction dans une langue supplémentaire il est susceptible de l'obtenir, à ses frais.
Vos co-rapporteurs souhaitent donc que soient encouragées toutes les traductions. Ils n'ignorent pas que des questions budgétaires y font parfois obstacle, mais considèrent que l'affirmation d'un principe de traduction est la condition de la survie du multilinguisme dans les organisations internationales.
Ø Proposition n° 21 : Mettre en oeuvre le principe d'une traduction systématique. |
* 88 Op.cit.
* 89 Allemand, anglais, bulgare, croate, danois, espagnol, estonien, finnois, français, grec, hongrois, irlandais, italien, letton, lituanien, maltais, néerlandais, polonais, portugais, roumain, slovaque, slovène, suédois et tchèque.
* 90 Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, République tchèque, Slovaquie et Slovénie.
* 91 2,93 % en 2016 sous la présidence des Pays-Bas.
* 92 Source : direction générale de la traduction, citée par le Rapport au Parlement sur l'emploi de la langue française, 2016 ( op.cit .). Les statistiques et analyses présentées dans la présente partie sont issues de ce rapport.
* 93 Op.cit.
* 94 La langue officielle de Malte est le maltais, la langue officielle de l'Irlande, l'irlandais.
* 95 Bilingue français-flamand dans le cas de Bruxelles.
* 96 Cf. supra.
* 97 Sur la période 2010-2016, les Français n'occupent que la cinquième place en nombre d'administrateurs reçus aux concours de la fonction publique européenne, une position bien en-deçà du poids démographique de la France dans l'Union.
* 98 C'est aussi l'une des propositions de notre collègue député Pouria Amirshahi qui préconise la « défense active de l'enseignement d'au moins deux langues étrangères au sein de l'Union européenne », op.cit.
* 99 Audition de Stéphane Lopez, représentant permanent de l'OIF auprès de l'Union européenne, du 24 janvier 2017.