AUDITION D'EXPERTS EN COMMISSION
Réunie le mercredi 11 mai 2016 sous la présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président, la commission a auditionné :
- M. le recteur Gérard-François Dumont, professeur de géographie à la Sorbonne Paris IV, spécialiste des migrations internationales et directeur de la revue Population et avenir ;
- et M. Yves Pascouau, chercheur à l'Institut Delors et directeur des politiques de migrations et de mobilité à l'European Policy Center.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je vous remercie d'avoir accepté cette rencontre avec la Commission des affaires étrangères et des forces armées du Sénat sur ce sujet particulièrement difficile qu'est la question migratoire. Nous avons naturellement un très grand nombre de questions à vous poser en ce qui concerne l'analyse des flux, leur augmentation et leurs sources, et l'analyse des capacités d'accueil, tous facteurs qui indiquent le caractère préoccupant de cette crise et de celles qui nous attendent. La question est également celle de la capacité de l'Europe à gérer cette crise et de la remise en cause du pacte des valeurs européennes qui semble s'ensuivre. La prise en compte de la situation dans les pays sources conduit également à s'interroger sur les perspectives de l'aide au développement. Je vous propose ainsi de prononcer une intervention liminaire avant de répondre aux questions des membres de la Commission.
M. le Recteur Gérard-François Dumont. - Merci Monsieur le Président. La situation est assez grave, puisque c'est l'avenir de l'Union européenne qui est en cause. Vous me permettrez de tenir des propos qui ne seront pas très adoucis. J'organiserai mon propos en trois points : quelle est, d'une part, la nature de cette migration sachant que je me concentrerai sur ce que j'appelle les migrants venus de Mésopotamie, c'est-à-dire de Syrie et d'Irak, d'autre part, l'analyse de la réaction des Etats européens, enfin, quelle politique étrangère devrait être conduite dans les prochains mois.
Sur le premier point, la nature de cette migration est assez spécifique. Au premier regard, on pourrait penser qu'il s'agit d'une migration classique, certes intense, mais qui est liée à un conflit civil. Nous savons dans l'histoire que toute guerre civile entraîne le déplacement de populations qui, pour assurer leur survie, quittent leur pays et se rendent dans le premier territoire où elles peuvent assurer leur sécurité. Ce qui peut paraître également classique, c'est que l'exode se prolonge au fil des années car le conflit perdure dans les territoires d'origine, comme dans la guerre de l'ex-Yougoslavie où les exodes n'ont cessé qu'après les accords de Dayton. Ce qui est également classique, c'est que, lorsque les perspectives de retour sont faibles et que le premier pays refuge n'offre pas de conditions satisfaisantes, on cherche ailleurs une solution meilleure. Pourtant, cet exode est tout à fait spécifique : en raison de la nature plurielle des combats, alors que dans beaucoup de guerres civiles seuls deux belligérants s'affrontent, de la présence d'une organisation dénuée de scrupules, l'Etat islamique, du jeu trouble de certaines puissances régionales et enfin, du fait que cet exode est pris dans un tourbillon géopolitique impliquant des acteurs locaux, régionaux et d'autres au-delà du Moyen-Orient. De ce fait, cette migration peut être considérée comme sans précédent historique.
Mon second point concerne la réaction des Etats membres et de l'Union européenne elle-même face à cette situation. Il est essentiel de préciser qu'au départ de cette crise qui commence en 2011, l'Union européenne croit que se produit en Syrie est une révolution et non le début d'une guerre civile. Ce diagnostic est une erreur fondamentale qui est liée à une méconnaissance de la réalité géopolitique tant interne de la Syrie que de celle de l'ensemble du Moyen-Orient. On le sait bien, puisque nos diplomates quittant l'ambassade de France à Damas en 2012 pensaient revenir quinze jours plus tard une fois installé un nouveau régime. Nous connaissons la suite ! Compte tenu de cette erreur d'analyse, les pays de l'UE ont laissé faire et ne sont pas venus en aide dès 2011 aux pays d'accueil. Ainsi, l'Union européenne n'a pas développé de solidarité avec la Jordanie, le Liban et la Turquie dès le début du conflit. Consécutivement à cette erreur, la question de la ré-émigration a été mésestimée. Tout conflit qui perdure suscite en effet chez les personnes déplacées qui se trouvent dans une situation défavorable une volonté de ré-émigration. Enfin, la Turquie, pour reprendre les paroles du directeur de Frontex, s'est organisée pour devenir une « autoroute à migrants », ce qui a facilité les activités des passeurs dont le chiffre d'affaires a atteint près de dix milliards d'euros pour la seule année 2015. L'Union européenne a également omis l'importance des contrôles frontaliers. De fait, le Code frontières Schengen n'est pas respecté depuis 1997 et l'on s'en est rendu compte à la suite de l'afflux de 2015. C'est donc depuis la mise en place de l'espace Schengen que ces règles ne sont pas respectées, ce qui concourt à sa fragilité. S'agissant du plan de répartition et de relocalisation de 160 000 migrants, j'ai considéré dès le début que ce plan ne serait pas appliqué tant il traite les gens comme des marchandises et qui entend les assigner à résidence, dans tel ou tel pays de l'Union européenne, selon une pure répartition géographique, sans prendre en compte ni les réseaux ni les atouts dont ils peuvent disposer localement. Pour comprendre l'accord avec Turquie, il faut évacuer les deux termes les plus présents dans les médias. Premièrement, le Président turc ne se livre pas à un chantage mais fait de la géopolitique, en cherchant à ce que le rapport de forces lui soit favorable et lui permette d'être dans une situation plus favorable. Deuxièmement, cet accord n'est pas non plus un jeu de dupes car il ne trompe personne, aucune partie n'étant dupe quant à ses conditions.
Mon troisième et dernier point concernera la politique extérieure et se déclinera en quatre éléments. Premièrement, il est nécessaire de conduire un diagnostic géopolitique supposant de lutter contre les causes de l'exode. S'il y a immigration, c'est-à-dire arrivée de personnes dans un pays, c'est qu'il y a émigration, c'est-à-dire départ de ces personnes d'un autre pays. C'est bien sur ce départ qu'il convient d'agir et la diplomatie suppose de pouvoir discuter autant que possible avec l'ensemble des parties. À partir du moment où l'Union européenne, plutôt que de définir sa propre politique extérieure, s'aligne sur la position de Washington, comme c'est le cas aujourd'hui, ou parfois sur celle de Moscou, elle n'a manifestement plus voix au chapitre. Un tel diagnostic implique le développement de véritables actions géopolitiques et non de se contenter de bons sentiments qui conduisent aux catastrophes que nous constatons. Deuxièmement, il est très important, là où la sécurité est assurée dans les territoires de Mésopotamie, d'aider les personnes à vivre au pays et d'éviter qu'elles aient envie de partir. À cet égard, il faut rappeler le drame qu'a été la mort d'Eylan Kurdi sur une plage de Turquie. En effet, sa famille venait de Kobané, c'est-à-dire d'une ville libérée, et nous n'avons pas bougé le petit doigt pour sa reconstruction. À l'inverse, chaque fois qu'une catastrophe naturelle survient dans un pays du monde, nous essayons de l'aider à s'en sortir. Bien que cette ville fût libérée, cette famille n'espérait pas dans l'amélioration de sa situation. Nous devons aider les personnes à retourner là où la sécurité est correcte, ce qui passe notamment par l'aide à la reconstruction, l'envoi de vivres et de médicaments. Troisièmement, Schengen n'étant plus appliqué, il faut le réinventer. Schengen ne peut fonctionner que si l'on respecte ses deux aspects : la liberté de circulation à l'intérieur de Schengen suppose inévitablement un contrôle - je ne parle pas ici de fermeture - aux frontières extérieures. Soit il doit être décidé d'appliquer le Code frontières Schengen, soit d'autres modalités d'application de cet accord doivent être mises en oeuvre, sinon Schengen lui-même ne pourra perdurer.
Il faut ainsi réorganiser l'émigration de telle façon qu'on ne permette plus aux passeurs de profiter de la pauvreté et de la détresse des migrants. Cela signifie par exemple que les hotspots ne soient pas installés en Grèce, mais dans les pays de premier refuge, c'est-à-dire en Jordanie, au Liban ou en Turquie. Aujourd'hui, tous les migrants qui arrivent dans les hotspots de Grèce ont déjà financé les passeurs. Nous voyons bien le rôle de la Turquie, puisque, depuis l'accord passé avec elle, les flux de migrants vers la Mer Égée ont diminué. Preuve que la Turquie a les moyens de fermer sa porte, ce qu'elle n'avait pas souhaité faire, pour des raisons géopolitiques, dans les mois qui ont précédé.
En conclusion, quelle est la situation ? Des peuples qui souffrent, des hommes qui meurent malgré leur exode, des mafias de passeurs qui s'enrichissent et nous, pays européens, nous avons fait comme s'il s'agissait de la fin de l'histoire, alors que la géopolitique reste un élément fondamental de compréhension de l'histoire telle qu'elle se joue aujourd'hui. Nos pays et l'Union européenne doivent effectuer une révolution mentale et comprendre que pour exercer un rôle utile à la paix et au développement dans le monde, il faut aussi comprendre les rapports de forces.
M. Yves Pascouau. - La question des migrants promet de continuer à figurer dans l'agenda politique de l'Union européenne dans les prochains mois, voire les prochaines années. Au constat d'une erreur d'analyse formulé par M. le Recteur, j'ajouterai l'impréparation des États membres de l'Union européenne à la situation que nous connaissons aujourd'hui. Cette impréparation tient principalement à deux éléments. D'une part, elle repose sur leur incapacité de prendre connaissance de la diversité des rapports émanant des différentes organisations internationales, comme le Haut-Commissariat aux réfugiés de l'Organisation des Nations unies (ONU) et de l'agence FRONTEX sur l'évolution de la situation qui était en train de se jouer dans le voisinage immédiat de l'Union européenne. La totalité des rapports indiquait que la situation des personnes déplacées dans les zones frontalières des conflits n'était plus supportable et qu'il leur fallait chercher ailleurs de meilleures conditions de vie. Ces rapports suggéraient également que le mouvement que nous avons vu apparaître à partir de la fin de l'été 2015 était tout sauf imprévisible. L'Agence Frontex signalait ainsi au troisième trimestre 2014 que parmi les 140 000 Syriens résidant en Égypte, un grand nombre avait déjà pris la route vers le Nord, sous-entendant que d'autres s'apprêtaient à le faire. Ces documents d'information apportaient un éclairage sur la situation. Or, personne n'a, semble-t-il, souhaité prendre en considération ce phénomène.
Le deuxième élément pouvant expliquer cette impréparation réside dans la manière dont les Etats membres perçoivent cette réalité migratoire. Les Etats membres de l'Union continuent de considérer que les politiques migratoires relèvent de la souveraineté nationale et ne sont pas des questions européennes Or, par définition, tout mouvement migratoire est transnational, qui plus est à destination d'un espace de libertés et de circulation commun, dont la gestion implique une prise de décision commune. Aussi longtemps que cette perception perdurera, nous ne serons pas capables de répondre en commun à cette question. Participe également à cette difficulté le fait que les questions migratoires soient traitées dans une logique« affaires intérieures », c'est-à-dire relèvent du ministère de l'intérieur de chaque Etat. Or, la crise démontre que ce que nous vivons ici est tout sauf une question d'ordre interne. La question migratoire ne commence pas et ne termine pas à la frontière, fût-elle la frontière de l'Union européenne. Elle commence bien plus loin qu'à la frontière et relève de la politique étrangère, comme l'a souligné très clairement M. le Professeur Dumont. Mais la question migratoire se prolonge aussi longtemps après l'arrivée sur le territoire et pose la question de l'intégration. Si l'on veut sérieusement aborder la question migratoire, il faut penser la coordination des différentes politiques qu'elles soient étrangères, intérieures ou territoriales.
L'incapacité des États membres de l'Union européenne à sortir de ce schéma les a rendu incapables de répondre à la situation qui s'est déclenchée de manière brutale au mois d'août-septembre 2015. À défaut de planifier et d'agir, les États membres se sont retrouvés dans une situation de réaction. Nul besoin de vous dire que la réaction n'a jamais tenu lieu de politique. À partir de cette date, les mesures prises n'ont pas été suivies d'effets et n'ont pas permis de résoudre les problèmes.
Nous pouvons aborder la gestion d'une telle situation sous trois angles. De manière immédiate d'une part, la réponse que les Etats membres ont cherché à mettre en oeuvre pour répondre à la situation a été une réponse opérationnelle. Elle s'est traduite, en Méditerranée, par le triplement des fonds destinés à financer l'opération Triton, par le lancement de l'Opération Sophia qui a pour but de démanteler les réseaux de passeurs et de détruire les navires. Si de tels dispositifs ont produit le plus d'effet et ont permis de démanteler un certain nombre de navires, les résultats des autres mesures sont très peu convaincants.
A l'extérieur, vous mentionniez, M. le Professeur, l'aide concédée aux pays tiers dans leur gestion des flux migratoires. Deux fonds fiduciaires ont été instaurés à cette fin : le premier, destiné à la Syrie, a été abondé par moitié par l'Union européenne et par les Etats membres, à hauteur d'un milliard d'euros. Lors du Sommet de la Valette, la création d'un autre fonds fiduciaire pour l'Afrique a été décidée, de même qu'ont été identifiés un certain nombre de partenaires africains avec lesquels il fallait travailler, s'agissant notamment de la gestion des flux migratoires. Il s'agissait d'allouer à ce fonds pour l'Afrique une somme globale de 3,6 milliards d'euros abondée pour partie par l'Union européenne et les États membres. Si la Commission européenne a versé 1,8 milliard d'euros, les Etats membres n'ont jusqu'à présent pas respectés leurs engagements de sorte qu'il manque l'équivalent d'1,7 milliard d'euros pour le Fonds fiduciaire pour l'Afrique. Cette situation souligne la difficulté d'appliquer les mesures adoptées en raison de la réticence des partenaires européens à honorer leur engagement, sans doute en raison de leur manque de confiance dans le dispositif.
D'autres mesures opérationnelles sont les hotspots , la relocalisation et l'accord UE-Turquie. L'idée des hotspots avait initialement été présentée par la Commission européenne au mois de mai 2015 suite au naufrage dramatique en Méditerranée qui avait entraîné la mort d'un millier de personnes. Créer ces centres d'accueil et d'enregistrement devait permettre de relocaliser les personnes accueillies. Or, leur installation s'est révélée d'une réelle complexité, en raison des contraintes matérielles et de terrain. Par ailleurs, le fonctionnement des hotspots requiert la participation des autres membres de l'Union européenne, en termes financiers, matériels et humains. Lors de la conclusion de l'accord UE-Turquie, la Commission européenne a estimé précisément le nombre de personnes devant être envoyées par l'Union européenne en soutien des autorités grecques dans les hotspots . Les chiffres que je vais vous indiquer démontrent que nous sommes effectivement loin du compte. Le Bureau européen d'appui en matière d'asile a demandé l'envoi dans les hotspots de 400 interprètes tandis que les Etats membres de l'Union se sont collectivement engagés sur l'envoi de 118 interprètes. Aujourd'hui, seuls 63 ont été déployés. Lorsqu'on connaît la difficulté de déterminer si les personnes qui arrivent sont des réfugiés, des demandeurs d'asile ou sont animées par d'autres motifs, la question de l'interprétariat s'avère déterminante. Or, nous n'avons pas les moyens de procéder aux entretiens, faute d'un nombre d'interprètes suffisants. Les experts sont dans une situation analogue. Le Bureau européen d'appui en matière d'asile a demandé 472 experts et les Etats membres se sont engagés à en envoyer 470. Aujourd'hui, seuls 67 sont arrivés. Ces chiffres démontrent la difficulté d'établir un dispositif et de le faire fonctionner avec les moyens nécessaires, car les États-membres ne peuvent ou ne veulent participer à l'effort commun.
C'est là une question de solidarité, pas simplement en termes de relocalisation, mais aussi en termes d'aide à l'Italie et à la Grèce, afin que les dispositifs puissent fonctionner. Cette solidarité n'est pas assurée, faute de moyens suffisants. En ce qui concerne les relocalisations, depuis les huit derniers mois, nous n'avons pas atteint le seuil de 1 % des personnes relocalisées. Certes, les localisations doivent s'effectuer sur deux années et il est, les prochains mois pourront être, de ce point de vue, marqués par une capacité des États membres plus importante à contribuer effectivement à la relocalisation des personnes.
Je voudrais terminer sur deux aspects. Nous avons vu la réponse immédiate à la situation qui s'est traduite par une action opérationnelle. Un deuxième temps est celui de l'adaptation de notre système, en ce qui concerne tant l'espace Schengen que le droit d'asile et le système de Dublin. Ce temps législatif prend nécessairement du temps. Si on a bon espoir d'avancer assez rapidement concernant la modification du Code Frontières Schengen et la création d'un corps européen de gardes- frontières et de gardes côtes, l'adaptation des règles relatives à l'asile pose d'autres questions fondamentales. Il n'est pas tout à fait certain aujourd'hui qu'on s'entende sur la composition de la liste des pays d'origine sûrs. La question de savoir si la Turquie est un pays d'origine sûr est actuellement sur la table et donne lieu à des débats nourris au Parlement européen. Concernant le système Dublin, la proposition de réforme présentée la semaine passée par la Commission européenne risque de rencontrer de nombreuses oppositions.
Au-delà de l'opérationnel et du législatif, quelle devrait-être la stratégie européenne en matière d'immigration sur le long terme ? Les pays membres en sont dépourvus tant leur action dans ce domaine, comme dans nombre d'autres, s'inscrit dans le court terme. Nous étions parmi les tout premiers, dans l'organisation qui est la mienne, à indiquer aux chefs d'État et de gouvernement qu'il fallait, au moment de la définition des orientations de l'espace de liberté, de sécurité et de justice, se placer dans une perspective de long terme et de ne pas limiter sa réflexion sur les migrations dans les cinq prochaines années, mais de se situer jusqu'aux vingt-cinq prochaines années. La mobilité humaine, telle qu'elle se présente aujourd'hui, ne sera très certainement pas la même demain. Un certain nombre d'éléments vont en effet jouer. Ce ne sont pas seulement les conflits et les questions démographiques qui sont en jeu. Les questions climatiques, l'urbanisation du monde, ainsi que la montée de la classe moyenne sont aussi des facteurs d'évolution des migrations et de mobilité extrêmement importants. Comment peut-on établir une politique publique de gestion des flux migratoires sans avoir de vision de ce que sera demain la mobilité humaine ? Un tel travail n'a pas été, pour l'heure, conduit, et une lecture transversale de ce que devrait être une politique migratoire ne semble que débuter. Comment sommes-nous en capacité de prévoir, de planifier et de répondre aux flux ? Comment organise-t-on la mobilité sur un espace commun et l'accès des personnes qui arrivent à un certain nombre de services et de droits que l'Union européenne leur accorde ? Toutes ces questions ne sont pas abordées aujourd'hui, pour des motifs de calendrier électoral ou de mandat, et ce, sans que ne soient dessinés les contours d'une politique publique de l'émigration et de l'asile de l'émigration dans le futur.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci beaucoup. Ces questions sont lourdes d'enjeux. Comment les démocraties sont capables de gérer le moyen et le long terme ? Pour éclairer nos débats, nous avons la chance d'avoir deux coprésidents d'un groupe de travail consacré à cette question auquel je vais commencer par donner la parole, à savoir MM. Jacques Legendre et Gaëtan Gorce.
M. Jacques Legendre. - Je voudrais remercier les deux intervenants pour la clarté de leur propos étayés par des faits.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - On peut être chercheur et concret ! Ça rassure toujours le Parlement.
M. Jacques Legendre. - Vous avez posé un certain nombre de questions et dénoncé la non-application du Code frontières Schengen dès son origine. Pourriez-vous nous dire pour quelles raisons l'Union européenne a immédiatement renoncé à l'appliquer ? La non-application des textes est en effet l'une des raisons de l'irritation des citoyens à l'égard des règles adoptées par l'Union européenne. Vous avez également parlé de la politique conduite avec la Turquie vis-à-vis des migrants. En visitant le camp de Calais, j'ai constaté que la majorité des migrants qui s'y trouvent n'est pas d'origine syrienne et que les Syriens présents se plaignent d'être minoritaires et mal perçus par les autres. Par conséquent, on ne peut traiter exclusivement d'un problème de réfugiés fuyant un pays en guerre car nous avons, mêlés à ceux-ci, des personnes qui ne se sentent pas à l'aise dans leur pays, comme des Afghans ou des Pakistanais, des Erythréens et des ressortissants d'Etats d'Afrique de l'Ouest dont la problématique s'avère différente. On a beaucoup parlé de la route de l'est et des Balkans. Mais les premiers drames se sont produits en Méditerranée centrale et c'est en réponse à ceux-ci qu'ont été lancées des opérations navales parfois ambiguës qui, si elles permettent de sauver des vies, ce qui essentiel et incontestable, sont utilisées par les passeurs pour faire exécuter par les marines européennes une partie de leur travail. S'agit-il d'amener les gens que l'on sauve dans les pays européens ou de les ramener dans leur pays de départ, ce qui risque de nous mettre en non-conformité avec les règles juridiques que nous avons acceptées ? Est-il logique, par exemple, que la Cour européenne des droits de l'homme puisse se prononcer sur ces questions et qu'elle ne laisse pas aux États la possibilité de déterminer la politique qu'ils souhaitent ? J'ai entendu à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe des critiques assez vives du Commissaire aux Droits de l'homme sur l'accord UE-Turquie, ainsi que des réserves du Secrétaire général du Conseil de l'Europe. J'observe enfin que le Conseil de l'Europe, qui est la seule institution à regrouper tous les pays européens et la Turquie, n'a pas du tout été consulté sur celui-ci. De même, lorsqu'on parle de Schengen, le Royaume-Uni n'est pas concerné. Or, il accueille l'une des plus fortes communautés de réfugiés et on sait bien que celle-ci représente une grande motivation pour les migrants qui choisissent ce pays comme destination finale. Pourriez-vous nous éclairer sur ces points ?
M. Gaëtan Gorce. - Je formulerai deux remarques. Vous nous dites que la question migratoire relève de la politique étrangère ; le problème, c'est qu'il n'y a pas de politique étrangère européenne et que nous ne disposons pas de l'outil à partir duquel elle pourrait être construite. La question n'est-elle pas alors d'imaginer un autre cadre de réflexion et de coopération que celui proposé par l'Union européenne, au sein de laquelle les résistances sont nombreuses ? Pourrait-il s'agir d'une coopération renforcée entre les grands Etats directement concernés par ces enjeux et qui disposent des moyens d'agir ? Quel rôle la France pourrait-elle jouer, qui a fait montre en la matière d'une grande discrétion pour des raisons politiques ? Certes, nous disposons d'un répit avec l'accord UE-Turquie, mais ce problème resurgira. J'en viens à présent à ma seconde question : la crise actuelle appelle une action de l'Union européenne, dont les mécanismes de concertation s'avèrent complexes. Mais n'est-elle pas aussi annonciatrice de futures crises migratoires qui répondront à d'autres causes, comme les catastrophes climatiques ou le désordre croissant constaté en Afrique de l'ouest ? Il est certain qu'il faut s'attaquer à ces causes en recherchant une concordance de notre politique étrangère, militaire et migratoire. Mais ne devons-nous pas aussi reconsidérer la façon dont nous travaillons avec ces Etats et territoires étrangers, comme en Afrique de l'ouest ? Une initiative française et européenne ne serait-elle pas indispensable en termes d'accompagnement et de développement ? On sait cependant que la poussée démographique et les turbulences économiques vont être telles qu'une telle initiative ne suffirait pas à résoudre la question de l'émigration. Ne devons-nous pas dès lors réfléchir à d'autres types d'échanges et de flux migratoires avec ces territoires ? Est-il envisageable politiquement et techniquement d'organiser les arrivées et les départs sur le sol européen des populations concernées ? Enfin, s'agissant de la définition même des réfugiés, ce que disait notre collègue M. Jacques Legendre traduisait bien les incertitudes qui peuvent se faire jour. Nous appliquons des dispositifs conçus dans un autre contexte géostratégique face à d'autres situations et nous voyons bien que la définition du réfugié est en permanence questionnée. Certes, la notion de pays d'origine sûr fait débat et, plus généralement, la distinction entre le réfugié politique et économique. La cause de la migration afghane est à la fois politique et économique. Il est extrêmement difficile d'apporter une réponse satisfaisante. En s'astreignant à un examen au cas par cas de la situation de chaque demandeur d'asile, ce qui est en soi une bonne chose, mais au regard de critères extraordinairement difficiles à démontrer, le problème n'est-il pas rendu plus complexe encore ? Ne faudrait-il pas accepter de renoncer à cette distinction et aborder ce problème plutôt de manière globale, faute de pouvoir le traiter de manière aussi spécifique ?
M. Jacques Gautier. - Merci pour cette intervention à deux voix qui abordait ce sujet de fond. Je reconnais l'erreur d'analyse au départ, le manque de réactivité, mais aussi le manque de vision stratégique de long terme qui nous concerne. Je souhaitais également revenir sur la différence des deux immigrations : celle qui vient du Levant, dont on sent qu'elle est avant tout humanitaire liée à une menace physique et à la guerre civile qui vient d'être évoquée, et celle qui vient du Sud-Sahel, qui est de nature totalement économique et qui perdurera, même si nous arrivons à régler un jour le problème du Levant. Quelle est votre analyse sur ces deux flux migratoires qui sont divers, l'un durant beaucoup plus longtemps que l'autre et risquant de perdurer ? On voit bien les limites de l'Opération Sophia que nous avons évoquées tout à l'heure. Tant que nous ne passerons pas à la phase trois, nous sommes voués à être des passeurs complémentaires des passeurs et on voit donc la difficulté de l'exercice. Vous avez évoqué l'action sur l'environnement immédiat pour éviter les problèmes d'émigration et de ré-émigration. En ce sens, vous avez mentionné les trois pays qui ont accueilli le plus grand nombre de réfugiés : Turquie, Jordanie et Liban, avec la déstabilisation que l'on constate surtout au Liban. Permettez-moi une question que vous estimerez peut-être incongrue : si l'on veut éviter une émigration et permettre le retour des migrants dans leur pays d'origine, l'idéal est de les maintenir au plus près de celui-ci. Dans les zones du Nord de l'Irak sécurisé, voire dans les espaces les plus à l'Ouest de la Syrie sécurisée, le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies, soutenu par l'Europe, ne pourrait-il pas créer, en accord avec les parties, des camps de réfugiés qui permettraient d'éviter que ceux-ci quittent la Syrie ou l'Irak et faciliteraient les retours ? Je suis bien conscient des difficultés géopolitiques et politiques qu'une telle initiative ne manquerait pas de susciter, mais je crois qu'elle constitue la réponse la plus simple à ce problème d'immigration.
M. Jean-Marie Bockel. - Avec notamment mon collègue Jeanny Lorgeoux, nous avons rédigé un rapport qui s'intitulait « l'Afrique est notre avenir ». Nous étions à l'époque dans un certain optimisme et nous connaissions une croissance continue, même si nous étions lucides quant aux enjeux et aux risques. Nous sommes bien conscients qu'aujourd'hui les choses se tendent avec une immigration infra-africaine très importante et à travers le Maghreb, une immigration très forte vers l'Europe. Lorsqu'on voit les perspectives démographiques et climatiques, ainsi que les enjeux géopolitiques auxquels s'ajoute la mauvaise gouvernance qui reste encore très prégnante, le tableau va bien au-delà de tout ce que nous venons d'évoquer. J'aurais souhaité connaître votre vision de cet avenir.
M. Christian Cambon . - Sur le long terme, n'avons-nous pas le devoir de revisiter les politiques de développement qui traduisent en quelque sorte l'échec des pays européens dans ce domaine ? Allons-nous élaborer des politiques d'immigration qui ne reçoivent pas le soutien des opinions publiques comme en Autriche ? Dans le même temps, on continue à engloutir des sommes colossales en matière de développement et de coopération : 30 milliards d'euros pour le Fonds européen pour le 11 ème Fonds européen de développement, sans compter les autres fonds. On voit bien qu'une bonne part de cette immigration, comme le soulignait notre collègue M. Jacques Legendre, est liée à une motivation économique pour nombre des migrants. Il y a toujours eu des régimes autoritaires, comme en Érythrée et au Mali, qui sont loin d'être des parangons de démocratie. Or, jamais on n'a vu autant d'immigration. A Mayotte, où j'étais récemment, près de 130 000 clandestins arrivent, y compris d'Afrique, entrant par cette porte sur le territoire européen. Ce n'est pas tellement le régime des Comores qui est contesté, mais c'est l'absence de subsides alimentaires. Le Tunisien vendeur d'oranges qui s'est immolé ne demandait pas plus de démocratie, mais simplement de pouvoir vivre de son travail. C'était là l'origine de ce printemps arabe. Ne faut-il pas revoir sérieusement le principe de ces politiques de développement ? Le Patriarche maronite du Liban que nous recevions avant-hier avec M. le Président Gérard Larcher, soulignait l'importance de donner les conditions de paix et de développement pour que les gens restent chez eux alors qu'une fois accueillis en Europe, ils n'y retournent plus. La seconde génération oublie d'ailleurs, nous a-t-il amplement expliqué, qu'elle est d'origine libanaise. Qui viendra les remplacer, sinon les représentants de Daech qui a besoin de s'implanter sur ce territoire ? En d'autres termes, ne faut-il pas revoir la politique non seulement conduite par la France, qui fait ce qu'elle peut et en fait beaucoup plus que bien d'autres, et plus largement par l'Europe et les États occidentaux en matière de développement, tant les sommes qui y ont été consacrées s'avèrent considérables ? Les boucles du Niger ont en effet englouti des milliards et lorsqu'on voit la situation du Mali, on se demande où est passé tout cet argent ! Ne faudrait-il pas avoir un autre regard sur la politique de développement, puisque la première nécessité de tous ces peuples est de vivre en dignité, de pouvoir manger et se développer ? Quel est votre sentiment sur ce sujet ?
M. Alain Gournac. - Je souhaiterais remercier les intervenants qui ont été très intéressants et complémentaires. Disposons-nous d'études évaluant le nombre des migrants, non seulement syriens, qui sont amenés à rester ou à retourner vers leur pays ? Je ne sais pas s'ils seraient très heureux de s'installer en France. Ce n'est certes pas facile. Ma seconde question concerne le projet de contrôle des côtes libyennes qui permettrait non d'effectuer la moitié du travail des passeurs, mais de ramener les populations qui se trouveraient très près des côtes. Je pose cette question dans le souci de ne plus engraisser les passeurs car la somme que vous avez avancée m'a assommé.
Mme Josette Durrieu. - Merci infiniment à nos deux intervenants. Vous avez eu raison d'insister sur l'absence de volonté de l'Europe de réaliser l'ampleur de la situation. Nous sommes un certain nombre à siéger au Conseil de l'Europe qui comprend quarante-sept pays. Je souhaite témoigner ici du déni qui fut celui de l'Europe et de son absence totale de solidarité, alors que nous voulions seulement émettre un message humanitaire. Égoïsme, individualisme et nationalisme qui se sont ajoutés au tableau gris que nous pouvons faire de l'Europe aujourd'hui; j'ai vécu de manière dramatique, par moment, cette absence de volonté. Vous avez également eu raison de souligner que les hotspots auraient dû être établis dans les premiers pays d'accueil, à savoir le Liban, la Turquie et la Jordanie. Il fallait vraiment les aider et nous ne l'avons pas fait ! Nous n'avons pas non plus souligné le caractère exceptionnel des efforts de la Turquie, même si c'est avec l'intention politique sous-jacente d'en faire une vitrine. Je suis allé à Kobané en juin 2014 et je ne sais pas si c'était le meilleur ilot à reconstruire, tant il est coincé entre Daech d'un côté et la Turquie de l'autre. Une proposition de la France visait à les aménager très vite, suivant les zones pacifiées et dans les zones de conflit. Mais insistons sur ce que nous avons à faire et relayez ce message si vous êtes mieux entendus que nous. La France, pays de droit d'asile, a offert plus d'offres qu'elle n'a reçu de demandes et surtout, c'est le moment d'intervenir et de nous aider à anticiper sur les problèmes de réchauffement climatique qui entraîneront la mise en mouvement de millions de personnes. Sans doute est-ce là le moment d'insister davantage de votre part et de nous aider à préciser les éléments de notre stratégie.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Merci Messieurs pour les éléments de réflexion que vous nous avez apportés ce matin. Ceux-ci montrent bien que les raisons des migrations sont multiples, comme l'a rappelé notre collègue M. Jacques Legendre, et qu'elles vont se poser à nous sur la durée. Toutes ces personnes, si les raisons de leur migration peuvent s'avérer diverses, partagent l'expérience commune de la vulnérabilité extrême et permanente à laquelle faisait référence Hannah Arendt dans un contexte différent, mais qui est bien toujours la même. Face à cela, nous observons un raidissement des opinions dans l'Espace Schengen, que ce soit en France, en Allemagne ou encore en Italie. Le scénario, inconcevable il y a deux ans, d'une remise en cause des accords de Schengen est maintenant à notre porte. Ma question sera simple : face à un tel phénomène, les valeurs fondatrices de l'Europe vont-elles pouvoir résister? Le tableau gris dont parlait ma collègue Mme Josette Durrieu il y a quelques minutes va-t-il s'obscurcir ? A l'inverse, quels sont les leviers à activer pour remettre l'Europe sur les bons rails afin d'assurer la pérennité des valeurs et de l'idéal commun qui font la spécificité de l'espace européen ?
M. Michel Billout. - En ma qualité de rapporteur d'une mission commune d'information sur l'accord UE-Turquie, je vous interrogerai sur ce sujet qui est l'un des éléments de la question dont nous débattons aujourd'hui. S'agit-il d'une tentative de réponse ponctuelle à un problème localisé ou de la réalisation d'un modèle de réponse aux flux migratoires ? J'aurai deux questions très générales : l'une portera sur le droit d'asile et l'autre sur le rôle particulier de l'Allemagne. Ainsi, concernant le droit d'asile, en renvoyant en Turquie des personnes en demande de protection internationale, ce qui est tout à fait inédit, l'Union européenne ne méconnaît-elle pas ses obligations en la matière ? Si ce n'était pas le cas, pensez-vous que les conditions matérielles et humaines sont remplies en Turquie pour que ce droit d'asile soit effectivement respecté ? Mon autre question concerne les conditions de négociation et le rôle très particulier de l'Allemagne, puisqu'on a plutôt le sentiment qu'il s'agit d'un accord bilatéral entre la Turquie et Berlin. Pensez-vous que ce qui justifie la démarche de ce pays exprime une volonté de leadership au sein de l'Union européenne ou est à mettre au contraire au compte d'une réaction désespérée face à la passivité de ses autres États membres ?
M. Hubert Falco. - L'analyse qui vient de nous être faite est claire et préoccupante. J'écoutais mon collègue qui parlait de l'Afrique comme de notre avenir. À l'inverse, je dirais plutôt que l'Afrique est plutôt une poudrière et un potentiel problème à venir. Je suis un Européen convaincu et suis choqué d'entendre, comme dans votre analyse vous en avez fait le constat, que la question migratoire n'est pas européenne, à l'inverse de celle de la couleur des fraises ! Je voulais recueillir votre avis sur l'impact possible sur la stabilité de l'Algérie, qui me paraît être un problème qui pourrait survenir très rapidement.
Mme Gisèle Jourda. - Le 6 mai dernier, M. Jean-Claude Juncker a fait part de toutes ses craintes suscitées par la politique mise en oeuvre par l'Autriche d'un dispositif anti-migrants dans le Col du Brenner. Il a qualifié dans des termes très directs cette catastrophe indiquant toutes les répercussions, tant sur le plan économique qu'humain, qu'elle pourrait avoir. Je souhaitais savoir comment vous abordiez cette question et quelles conséquences cette mesure pourrait induire pour l'Europe et la France ?
M. Daniel Reiner. - Naturellement, l'Europe plaide coupable. Au nom des valeurs et des vertus morales que nous portons et qui ont fait la construction européenne, faute d'une politique communautaire en la matière, plus l'Europe avance dispersée, plus elle s'éparpillera. Le risque évoqué par ma collègue Mme Marie-Françoise Pérol-Dumont est évident. L'Europe par sa proximité a sa responsabilité. Mais où est l'ONU dans cette affaire ? D'autres pays peuvent également avoir des responsabilités dans cette partie du monde. N'interprétez pas mon intervention comme une volonté de dédouanement dans cette affaire. Il nous faut ainsi agir mieux que ce que nous avons fait jusqu'à présent mais, pour autant, ne portons pas seuls cette responsabilité. Utilisons les créneaux qui existent et l'ONU s'intéresse à ces questions migratoires depuis toujours. Où se trouve aujourd'hui l'ONU dans cette question particulière qui touche l'Europe ?
M. Jean-Pierre Raffarin , président. - Je vous remercie de vos questions et passe la parole à nos intervenants.
M. Yves Pascouau. - Merci pour ces très nombreuses questions. Je ne suis pas certain que nous allons parvenir à répondre à toutes. Où est l'ONU ? Elle étudie manifestement ces questions et discute beaucoup. La question me paraît davantage être celle de la réaction de la Communauté internationale face à cette situation. Évidemment, l'Union européenne essaie de travailler et un certain nombre d'acteurs, de la région du Golfe notamment, ne participe pas à l'effort nécessaire. En fonction du côté où l'on se trouve, soit l'Europe apparaît comme une forteresse ou comme une passoire. Je ne crois ni à l'un ni à l'autre et si l'on considère qu'il s'agit d'une Europe forteresse, elle est loin d'être la seule : le Japon, l'Australie ou encore les Pays du Golfe le sont aussi. On attribue ainsi à l'Union européenne, qui est sous les projecteurs, beaucoup de maux qui ne lui sont pas spécifiques et que d'autres portent davantage encore. Sur l'accord UE-Turquie, mon analyse est relativement simple. En schématisant les choses, l'accord UE-Turquie porte sur trois catégories de personnes : les personnes en situation irrégulière, qui arriveraient de Turquie vers la Grèce. On pourrait imaginer la situation d'un ressortissant algérien passant par la Grèce sans demander l'asile et qui serait non autorisé à résider en Grèce. Cette personne ne poserait pas de problème juridique puisqu'elle serait alors renvoyée vers le pays dont elle vient, soit sur la base de l'accord de réadmission entre la Grèce et la Turquie, soit bientôt sur la base de l'accord de réadmission entre l'Union européenne et la Turquie. Ce cas de figure est le plus simple, et les retours qui ont été organisés depuis la Grèce ont concerné des personnes qui n'avaient pas formulé de demandes d'asiles et dont on avait considéré qu'elles n'étaient pas autorisées à séjourner en Grèce.
Les deux questions principales qui se posent concernent l'utilisation des concepts des pays de premier asile et de pays tiers sûr qui renvoient à deux catégories de personnes. Selon le droit de l'Union européenne, le concept de pays de premier asile permet de déclarer irrecevable une demande d'asile déposée auprès des autorités grecques par une personne - tel un Syrien- bénéficiant d'une protection temporaire en Turquie, à condition que cette protection soit suffisante. Toute la question est donc de savoir si la protection octroyée dans le pays tiers, en l'occurrence en Turquie, est suffisante. A mon sens, cela suppose que le niveau de protection y est comparable à celui octroyé dans l'Union européenne. Or, je ne suis pas aujourd'hui certain que le statut, la protection et les droits garantis aux personnes sous protection temporaire en Turquie sont identiques à ceux garantis sur le territoire de l'Union européenne. De ce point de vue-là, la notion de pays de premier asile me semble être discutable et je ne sais si l'on peut qualifier la Turquie de premier pays d'asile.
La notion de pays tiers sûr, également prévue dans le droit de l'Union européenne, permet quant à elle de déclarer irrecevable une demande d'asile déposée par une personne provenant d'un pays où elle aurait pu déposer une demande d'asile. La directive européenne relative aux procédures d'asile liste un ensemble de conditions pour pouvoir qualifier un pays tiers de sûr. Parmi ces conditions figure l'application de la Convention de Genève sur le statut des réfugiés. Or, chacun sait que la Turquie a émis une réserve géographique sur cette convention qui date de 1951 et ne l'applique par conséquent qu'aux Européens. De ce simple fait, on ne peut considérer la Turquie comme un pays tiers sûr. Ce qui signifie que la déclaration Union européenne-Turquie, c'est-à-dire l'engagement des deux parties à agir et l'engagement de l'Union européenne, via la Grèce, à utiliser des concepts de pays tiers sûr et de premier asile est, de mon point de vue, juridiquement contestable. Néanmoins, la réponse ne pourra être donnée ni par les États membres de l'Union européenne signataires de cette déclaration, ni par l'Union européenne qui assure le suivi de cette déclaration, mais par un juge. En effet, seul le juge sera à même de dire si la Turquie remplit ces conditions, qu'il s'agisse d'un juge grec ou, au besoin, d'un juge européen au travers d'une question préjudicielle. Ce n'est que dans quelques jours, semaines ou mois, que nous aurons cette réponse. En attendant, la difficulté est telle que les renvois de Grèce vers la Turquie de demandeurs d'asile ou de personnes sous protection temporaire ne se réalisent pas, parce qu'en réalité, on ne sait pas. Ainsi, on se rend compte aujourd'hui qu'un juge de première instance grec est tout à fait capable, en estimant que la Turquie n'est pas un pays tiers sûr, d'infirmer la décision prise par les vingt-huit chefs d'État et de gouvernement, accompagnés par les Présidents de la Commission européenne et du Conseil européen.
Quel est le rôle de cet accord ? Celui-ci assure une double communication vis-à-vis des citoyens européens qui sont informés que désormais l'Union européenne s'occupe de cette question, ainsi que vis-à-vis des passeurs qui sont dès lors informés de la fermeture de la route gréco-turque. Que cette route soit fermée de la même manière que la route des Balkans n'empêchera pas les personnes poussées par le désespoir d'emprunter d'autres voies. On se retrouvera, d'une certaine manière, à la case départ, comme en avril 2015 où un millier de personnes ont péri en Méditerranée après avoir embarqué sur de frêles esquifs. Pire encore, souvenez-vous, il y a un an à peine, de ce modus operandi inouï qui consistait à faire échouer des cargos remplis de personnes lancés, à pleine vitesse et sans pilote, sur les côtes. Voilà le caractère industriel de l'horreur humaine. Allons-nous retomber dans de telles situations ?
L'Allemagne a quant à elle exercé un leadership politique seule, de manière positive et négative. Le « Wir schaffen das » d'Angela Merkel est, sur le plan des valeurs, ce qu'il fallait faire. Quelles sont nos valeurs ? Quelle est notre histoire ? Les migrations constituent l'histoire du continent européen depuis son origine et elles continueront d'exister. Le problème du « Wir Schaffen Das » réside dans l'oubli que nous disposons d'un espace de circulation commun. Nous sommes en train d'essayer d'établir un marché du travail. Toutes les questions qui relèvent de la politique migratoire sont aujourd'hui communes et l'on ne peut agir de manière unilatérale, que ce soit positivement sur le terrain des valeurs comme l'a fait la Chancelière, ou négativement, sur le terrain de la sécurité, comme le font Viktor Orban et d'autres personnes. Dans un contexte commun, l'unilatéralisme est un problème. Lorsque la Chancelière a annoncé son intention d'accueillir, elle s'est retrouvée bien seule, sans soutien aucun de ses partenaires. Où étaient alors la France et les Pays-Bas, l'Italie et l'Espagne ? Face à l'arrivée en nombre très important sur le territoire allemand, il faut faire tomber les chiffres et négocier, pour ce faire, avec la Turquie. La baisse significative du nombre de migrants constitue désormais un message politique relativement fort, à l'adresse des citoyens européens et allemands. Comme l'indiquent les communiqués de l'Agence Frontex, le nombre d'arrivées a bel et bien chuté, même s'il augmente par ailleurs.
Je terminerai mon propos sur la capacité des Etats membres, dans le cadre des institutions communes, d'organiser et de prévoir. Il y a peut-être deux ou trois cercles concentriques. Le premier concerne l'Algérie et je ne vous cacherai pas les propos d'un grand géopolitologue qui soulignait, lors d'une réunion à huis clos à Bruxelles, la difficulté de gérer la crise en Syrie et notre impossibilité d'en gérer deux simultanément. Cet éminent spécialiste soulignait que la prochaine crise concernerait l'Algérie. Une première question va ainsi se poser très rapidement, et je n'évoquerai pas ici la question de la Libye. Une première ligne de questionnement concerne la déstabilisation politique de régions qui vont créer potentiellement des exilés. La seconde ligne de raisonnement concerne la zone située un peu plus au Sud, soit le Sahel et l'Afrique de l'Ouest. Les politiques de développement doivent être mises en oeuvre mais il faut bien avoir conscience que ces politiques, dans leurs premières années de mise en oeuvre, créent de la migration parce que, précisément, ces personnes disposent d'un capital plus important, à fois financier et de connaissances, qui leur permet de bouger. Si l'on veut sérieusement s'interroger sur les politiques de développement et leur caractère effectif, il faut les assortir de politiques de mobilité. Lorsque j'employais précédemment ce terme, ce n'était nullement par facilité de langage, mais parce que je considère fondamentalement que le monde dans lequel nous entrons aujourd'hui n'est pas un monde de migrations ou d'émigrations, mais de mobilité. Il va ainsi falloir organiser la mobilité de ces personnes et y introduire une forme de facilité.
Mon dernier élément concernera les politiques de développement qui sont certes très intéressantes, mais les chiffres de 30 milliards d'euros sont très en deçà des envois de fonds privés qui s'élèvent à 450 milliards de dollars. Cette somme-là est considérable et c'est peut-être sur celle-ci qu'il faut essayer de travailler afin d'assurer leur mobilisation de façon positive, c'est-à-dire non pas seulement pour des individualités, mais aussi pour des communautés.
M. Le Recteur Gérard-François Dumont. - Pourquoi l'accord de Schengen n'a-t-il pas été appliqué ? Je n'en rappellerai pas les règles et la raison en est bien connue ici. La seule stratégie de l'Union européenne, ces quinze dernières années, a consisté à s'élargir pour s'élargir, sans tenir compte de la capacité des pays à respecter les règles de l'Union européenne. En effet, je vous rappelle qu'un principe fondamental à respecter pour entrer dans l'Union européenne est de disposer d'une administration permettant d'en appliquer les règles. Or, ce principe fondamental n'a pas été respecté et il en est résulté un élargissement de l'Union européenne et de l'Espace Schengen des pays qui n'étant pas en situation, pas seulement administrative mais aussi géographique, de respecter le code frontières Schengen. La situation que nous connaissons aujourd'hui met ainsi en cause Schengen lui-même et explique la situation du Col du Brenner. Il ne faut surtout pas se voiler la face ! Aujourd'hui, Schengen est malheureusement plus prêt de la tombe que de la renaissance. Il vaudrait mieux en réaliser un diagnostic précis si l'on veut arriver qu'il renaisse, tel le Phénix !
Effectivement, à travers les migrations de ces dix-huit derniers mois, nous n'avons pas eu que des personnes qui venaient exclusivement de Mésopotamie. Dans la mesure où, comme l'a dit le directeur de Frontex, la Turquie s'est transformée en « autoroute à migrants », se sont engouffrés sur cette autoroute des personnes qui venaient d'autres régions et qui cherchaient leur salut. C'est là toute l'histoire des migrations au cours des dernières décennies. Les premiers morts datent du Détroit de Gibraltar et des Canaries. Comment ont été enrayés les flux migratoires entre le Sénégal et les Canaries ? Par des moyens militaires, mais aussi par un travail social au Sénégal, comme celui effectué par les mères sénégalaises qui n'en pouvaient plus de voir certains de leurs adolescents se noyer au large du Sénégal et de la Mauritanie et qui ont, de ce fait, mené un combat pour empêcher leurs jeunes de continuer à partir sur des bateaux. Notre situation est plus générale. Face à cette situation, quelle solution imaginer ? Je ne dis pas qu'existent des solutions parfaites, mais il n'est pas inintéressant de se tourner vers les autres régions du monde pour voir ce qui est pratiqué en cas de vagues migratoires significatives et maritimes. Regardons les accords entre les Etats-Unis et Cuba qui fonctionnent depuis 1994 selon la logique« pieds secs - pieds mouillés ». Ainsi, le ressortissant cubain qui appareille sur une barque quelconque vers la Floride parvient sur une plage n'est pas renvoyé par les autorités américaines. En revanche, si son embarcation est arraisonnée par des gardes-frontières en mer, cette personne est ramenée à Cuba. Les causes des migrations du XXIème Siècle seront les mêmes que celles qui ont existé tout au long de l'histoire de l'Humanité. Concernant l'Afrique, chacun est parfaitement conscient de la situation. L'Afrique a tous les moyens de son développement et son potentiel s'améliore, du fait de l'augmentation de la densité de la population qui rentabilise, davantage que par le passé, un certain nombre d'activités économiques. La question est celle de la gouvernance. Lorsque les pays africains sont bien gouvernés, les habitants n'ont pas envie de partir, comme lors des quarante années de la présidence de M. Houphouët-Boigny. On a commencé à voir une émigration en provenance de la Côte d'Ivoire qu'avec la guerre civile survenue au milieu des années 2000.
Ce qui est vrai pour la Côte d'Ivoire l'est pour l'ensemble des pays d'Afrique et pose nécessairement la question des politiques de développement. Il faut préciser que nos politiques françaises en matière de développement ont conduit à favoriser le multilatéralisme au détriment du bilatéralisme. La France n'a en effet plus les moyens d'agir sur l'utilisation des crédits qui sont donnés à des fonds multilatéraux. Quel pays au monde a reçu la plus grande aide au développement depuis près d'un demi-siècle ? Il s'agit de l'Algérie et je vous rappelle que nous avons surpayé le pétrole algérien pour en favoriser le développement. Il y a effectivement une décision stratégique à prendre par la France qui doit revenir sur la priorité accordée au multilatéralisme dans l'aide au développement. À cet égard, l'aide au développement accordée par le Royaume-Uni, qui a accordé moins de moyens au multilatéralisme, s'est avérée plus efficace.
Sur l'avenir de l'Union européenne, J'ai été très surpris par l'évocation par le journal Le Monde de la remise du Prix Charlemagne à sa Sainteté le Pape François. Sa version numérique comportait un éditorial intitulé : « déboussolés, les dirigeants européens s'en remettent au pape François ». Ce mot définissait bien la situation actuelle et explique également le raidissement des opinions que vous avez évoqué. Si les populations sont en proie au doute, c'est qu'elles ne comprennent plus où leurs dirigeants les mènent. J'ai moi-même rédigé un article pour montrer que l'Union européenne était en train de mettre entre parenthèses un certain nombre de ses valeurs, comme la liberté, la démocratie et la subsidiarité. Il faut ainsi que l'Union européenne respecte ses valeurs dans les décisions qu'elle prend, et dans la façon de les mettre en oeuvre, si elle souhaite perdurer, comme je vous l'ai exposé à titre liminaire dans mon introduction.
Je terminerai sur un point absolument essentiel dans la compréhension des migrations. En réalité, les populations, dans leur très grande majorité, veulent vivre et travailler au pays. Pourquoi y a-t-il encore autant de Syriens en Jordanie, au Liban ou en Turquie ? Parce que 44 % d'entre eux reviennent régulièrement en Syrie pour maintenir le contact avec leur famille et vérifier l'état de leurs biens. Ces personnes souhaiteraient réellement retourner en Syrie, une fois la situation apaisée. Il ne faut pas encourager les départs, mais aider les pays, et chacun sait bien qu'il est moins onéreux, d'un point de vue purement financier, d'aider un Syrien en Syrie que d'assurer son intégration en France. Ce point est essentiel et il importe d'aider les Syriens chez eux, alors qu'un certain nombre de décisions politiques les empêche aujourd'hui de le faire.
M. Jean-Pierre Raffarin, président . - Les responsabilités qui incomberont au futur président de la République seront lourdes à assumer... Quel paradoxe : on regrette que plus on fasse de multilatéral, moins on fasse de binational, mais dans le même temps, on souhaite que l'Europe agisse plus. Il est vrai que nous avons délégué un grand nombre de nos interventions, au risque de perdre de notre influence et de notre opérationnalité alors que nous souhaitons forger les outils européens, puisque le sujet intéresse l'Union dans son ensemble. On est en permanence écartelé sur toutes ces questions. En resituant tout ce qui se passe actuellement dans l'histoire, les événements que nous connaissons sont le signe de ce qui va se passer dans l'avenir. Nous sommes au début d'une nouvelle aventure et au-delà du simple accord entre l'Union européenne et la Turquie sur les migrants, d'autres sujets vont émerger et c'est là une question majeure de notre propre destin. Je tenais à vous remercier du niveau de vos analyses et de la qualité de vos réponses. C'était passionnant pour nous tous et nous sommes particulièrement conscients de ce sujet de première importance.