EXAMEN EN COMMISSION
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M. Thani Mohamed Soilihi , rapporteur . - Nous vous présentons un bilan de l'application de la loi du 29 juillet 1881 aux délits de presse commis sur Internet et le résultat de nos travaux pour rechercher un meilleur équilibre à cette loi.
La tâche est ardue : il n'est de plus subtil équilibre que celui recherché par ce texte, qui protège la liberté d'expression, droit constitutionnel fondamental, tout en prévenant ses abus. Comme l'avait souligné le ministre Jules Cazot en 1881, cette loi « est une loi de liberté, telle que la presse n'en a jamais eu en aucun temps ».
Afin de protéger la liberté d'expression, elle a institué un régime procédural original de répression des abus de cette liberté, caractérisé à la fois par des courts délais de prescription et par des exigences élevées de formalisme. En effet, le caractère éphémère de la presse papier impliquait une disparition rapide du support de l'infraction.
En contrepartie de ces fortes contraintes procédurales, a été mis en place un mécanisme de responsabilité en cascade facilitant la mise en cause d'un responsable. En premier lieu, c'est la responsabilité du directeur de publication ou de l'éditeur ayant autorisé la publication qui est recherchée ; puis, à défaut, celle de l'auteur de l'écrit ou, en dernier ressort, de l'imprimeur puis celle des distributeurs. Les articles 6 et 11 de la loi du 29 juillet 1881 imposent ainsi la désignation d'un directeur de publication et la mention de son identité sur tous les écrits.
Cet équilibre est remis en cause par Internet, dont le développement, et en particulier celui des supports de communication de grande ampleur comme les réseaux sociaux, entraîne une augmentation exponentielle des informations diffusées spontanément, de manière confidentielle et interactive. L'adaptation du régime de responsabilité aux acteurs de l'Internet, tel qu'il résulte de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, n'est pas satisfaisante.
Le régime de responsabilité applicable aux messages électroniques s'inspire du régime propre à la communication audiovisuelle qui identifie un auteur de contenus, puis un producteur, sans que leur responsabilité puisse être recherchée en cas de diffusion sans contrôle préalable, par exemple en direct. Si la désignation d'un directeur de publication est en principe obligatoire pour l'ensemble des contenus publiés sur Internet, le législateur a préservé l'anonymat des auteurs de contenus non professionnels. Or les abus de la liberté d'expression sont principalement le fait de non-professionnels de la presse. De fait, ces auteurs anonymes ne peuvent être que très difficilement identifiés.
À défaut de mise en cause possible de l'auteur du contenu, la responsabilité du producteur de contenu devrait, en principe, être recherchée. Toutefois, en raison d'une réserve d'interprétation du Conseil constitutionnel, les services de communication au public en ligne, comme les prestataires techniques sur Internet, bénéficient d'un régime de responsabilité limitée : leur responsabilité ne peut être engagée que s'ils ont eu connaissance de l'information illicite et qu'ils n'ont pas agi promptement pour la rendre inaccessible.
Dès lors, le régime de responsabilité ne permet pas, pour les délits commis sur Internet, l'identification systématique d'un responsable susceptible d'être mis en cause, contrairement aux délits commis par l'imprimerie. L'équilibre entre liberté d'expression et répression des abus de cette liberté n'est donc pas assuré sur Internet, au détriment des victimes de délits de presse. Or un délit de presse commis sur Internet dispose d'une audience et d'une persistance sans commune mesure avec ce qu'on observe en matière de presse écrite ou audiovisuelle.
Sans remettre en cause l'existence même de la loi du 29 juillet 1881, nous avons formulé plusieurs propositions pour rééquilibrer et simplifier le cadre juridique actuel. Tout en préservant la protection de la liberté d'expression, il s'agit de permettre une répression et une réparation effectives de ses abus en prenant en considération le fait que, sur Internet, leurs effets peuvent être beaucoup plus graves.
Si certaines propositions sont spécifiques aux délits commis sur Internet, d'autres prévoient une évolution des procédures de la loi du 29 juillet 1881, indépendamment du support de l'infraction.
Ces propositions s'organisent autour de trois axes : un rééquilibrage de la procédure de fond de la loi de 1881 au profit des victimes des abus ; la recherche d'un régime de responsabilité adapté plus adapté à Internet ; la réparation effective des préjudices commis par un abus d'expression sur Internet.
Pour rééquilibrer la procédure, nous souhaitons accorder au juge une plus grande maîtrise de l'instance. Les particularités procédurales conduisent régulièrement à mettre fin à des actions intentées, entretenant un sentiment d'impunité chez les auteurs de contenus illicites et un sentiment d'abandon chez les victimes. Cette place circonscrite de l'autorité judiciaire se justifiait pleinement en 1881 pour encourager la liberté d'expression et la liberté de la presse, mais le contexte a changé. Désormais, l'impossibilité pour le juge de requalifier les faits dont il est saisi ne se justifie plus et contribue à affaiblir très substantiellement les mécanismes répressifs de la loi de 1881. Même s'il est mal qualifié, l'abus de la liberté d'expression existe bien.
Limiter ce retour au droit commun de la procédure pénale à un nombre restreint d'infractions de presse, comme le propose l'article 38 du projet de loi Égalité et citoyenneté actuellement en discussion à l'Assemblée nationale, compliquerait encore le régime de la loi de 1881 en créant une différence majeure dans la procédure selon les délits, ce qui rendrait cette loi incohérente. Il est préférable de permettre au juge de requalifier tous les délits de presse dont il est saisi.
En outre, l'extinction des poursuites entrainée par le désistement de la partie poursuivante fait courir un double risque d'instrumentalisation de la juridiction et de confusion de la politique pénale.
En revanche, il n'est pas justifié de remettre en cause le principe d'une plainte préalable de la victime d'un délit de presse, dans la mesure où la poursuite d'un délit est parfois plus dommageable que l'inaction.
Un renforcement du rôle du juge pourrait également passer par une spécialisation du contentieux. Indéniablement, le droit de la presse est technique. Le rapport Guinchard de 2008 soulignait que « les actions fondées sur la loi du 29 juillet 1881 répondent à un formalisme procédural original et exigeant, que l'on qualifie généralement de chausse-trappe et qui donne lieu à une jurisprudence nourrie ». De plus, le rapport relevait que les justiciables avaient tendance à sélectionner la juridiction la plus à même de leur donner satisfaction : le lieu de la commission de l'infraction étant également celui de la diffusion, il peut couvrir tout le territoire. M. Christophe Bigot nous a fait observer que le caractère technique du droit de la presse justifierait de réunir ce contentieux au sein de quelques tribunaux. Nous vous proposons donc de définir un tribunal de grande instance (TGI) compétent en matière de délit de presse par ressort de cour d'appel, comme cela a été fait pour les infractions commises par les militaires dans l'exercice du service.
Par ailleurs, une simplification et une actualisation de la loi du 29 juillet 1881 s'impose. Ainsi, le calcul variable des délais entre la citation et le jugement ne présente plus d'intérêt : ces règles pourraient être remplacées par un délai fixe. En outre, Internet les a en partie rendu caduques, puisque les contenus diffusés peuvent être vus dans n'importe quel point du territoire, ce qui permet d'attraire la personne mise en cause dans n'importe quelle juridiction.
Il serait également justifié de rapprocher la loi de 1881 du droit commun de la procédure pénale afin d'accélérer le traitement contentieux des infractions. Il semble en effet injustifié d'exclure le recours à la reconnaissance préalable de culpabilité comme à la composition pénale, puisqu'ils remplissent le double objectif de limiter les délais de jugement et de ne pas réitérer l'infraction de presse en la remettant en lumière à l'occasion d'un procès.
M. François Pillet , rapporteur . - Il faut également adapter le régime de prescription des délits de presse à la spécificité d'Internet. En effet, Internet accroît la persistance des contenus dans l'espace public et les rend plus accessibles.
Les systèmes dits pertinents de suggestion de termes et de mots clés sont susceptibles de faciliter, si ce n'est d'entraîner, la diffusion de propos susceptibles de constituer une infraction. Ainsi, dans un arrêt du 14 décembre 2011, la Cour d'appel de Paris a condamné Google Inc. pour injure publique en raison de suggestions qui associaient le terme « escroc » à la raison sociale d'une société.
L'utilisation des algorithmes sur les réseaux sociaux entraîne également une large rediffusion. Ces systèmes se fondant sur l'influence potentielle d'un message, plus ce dernier est vu, plus sa durée de vie et sa mise en valeur par le réseau sera prolongée.
Enfin, l'indexation automatique ou forcée de pages internet par les moteurs de recherche augmente la portée des messages et réduit la faculté de les supprimer en raison des duplications qu'elle facilite.
Cet état de fait remet en cause la justification d'une courte prescription - trois mois - qui repose, en partie, sur le caractère éphémère et temporaire d'un écrit ou d'une parole, et appelle un traitement différencié pour le délai de prescription des infractions sur Internet. En 2008, M. Marcel-Pierre Cléach avait déposé au Sénat une proposition de loi visant à porter à un an la prescription pour les délits de presse commis sur Internet, sauf quand le contenu concerné a déjà été diffusé par la presse papier et audiovisuelle. Adopté le 4 novembre 2008 par le Sénat, ce texte n'a pas encore été examiné par l'Assemblée nationale. S'il semble justifié d'allonger les délais de prescription pour les délits d'injure et de diffamation publiques, même non aggravées, la question est moins évidente pour les contraventions d'injure et de diffamation non publiques.
La question des délais de prescription est indissociable de la fixation du point de départ de la prescription. Dans un arrêt du 15 décembre 1999, la Cour d'appel de Paris considérait encore les infractions de presse commises sur Internet comme des délits continus en raison de la persistance des contenus sur Internet. Néanmoins, par quatre arrêts, la Cour de cassation a réaffirmé que le délai de prescription de l'action publique courrait à compter du jour où « le message a été mis en place pour la première fois à la disposition des utilisateurs ».
Première difficulté : la prescription de l'action publique peut être acquise alors que l'écrit est toujours en ligne. Constatant la position de la Cour de cassation, les juges du fond ont développé d'autres jurisprudences visant à repousser le point de départ du délai de prescription sans pour autant assimiler les délits de presse à des infractions continues. Ainsi, à propos de la vente aux enchères en ligne sur le site Yahoo d'insignes nazis, la 17 ème chambre du tribunal correctionnel de Paris avait considéré en 2002 que le point de départ de la prescription se situait à compter du premier jour de la mise à disposition de l'objet, mais que chaque mise à jour constituait une infraction nouvelle. De même, la Cour d'appel de Nancy a considéré en 2005 que « chaque mise à jour constitue une réédition ».
Cependant, dans deux décisions du 19 septembre 2006 et du 6 janvier 2009, la chambre criminelle de la Cour de cassation affirme qu'en application de l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881, la prescription court à partir de la première mise en ligne, même lorsque le support fait l'objet d'une mise à jour, et qu'une nouvelle publication suppose « la mise à disposition du public d'un message illicite sous une forme nouvelle (réédition) ou sur un nouveau support (reproduction) et ne se résume pas en l'amélioration de la publicité qui entoure la diffusion déjà en cours de ce message ». Si cette jurisprudence est incontestablement conforme au principe de stricte interprétation de la loi pénale, elle heurte l'objectif légitime de la répression des infractions. Lors de l'examen de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, le Parlement avait fixé le point de départ du délai de prescription d'un message diffusé exclusivement en ligne à la date de la fin de la mise à disposition au public de ce message. Le développement massif de réseaux sociaux et de technologies de l'information accessibles à tous nous impose de faire évoluer la jurisprudence : en 2004, Twitter n'existait pas et Facebook venait d'être fondé.
Plusieurs de nos propositions définissent un régime de responsabilité plus équilibré et plus adapté à Internet.
Nous estimons nécessaire d'établir des règles de déontologie communes à l'ensemble des journalistes professionnels L'absence de telles règles et d'une structure professionnelle veillant au respect des principes posés est particulièrement regrettable dans un contexte où l'information accessible sur Internet est toujours plus abondante et où les difficultés liées à la propagation d'informations non vérifiées se sont aggravées. Sur Internet, la mise en place de telles règles aurait pour effet de conforter le statut des journalistes professionnels en les valorisant et en les distinguant clairement des auteurs de contenus non-professionnels.
Il semble également indispensable de redéfinir un régime de responsabilité spécifique. Le régime de responsabilité en cascade est difficile à appliquer à Internet en raison de l'anonymat des auteurs ou de la porosité des fonctions exercées par les acteurs. Il ne permet pas d'obtenir véritablement une réparation du préjudice causé. Dès lors, la conciliation des principes de liberté d'expression et de communication, d'égalité et de droit d'agir en responsabilité pour obtenir la réparation d'un dommage pourrait justifier de limiter le régime de responsabilité en cascade aux seuls contenus publiés par des auteurs professionnels -astreints à des obligations de publicité et d'identification sur le site - et, dans les autres cas, d'y substituer un régime permettant de rechercher directement la responsabilité de l'auteur non professionnel. À l'exception du mécanisme de responsabilité en cascade, les autres règles de la loi de 1881 seraient néanmoins applicables aux éditeurs non-professionnels de contenus.
En second lieu, pour mieux poursuivre un auteur non-professionnel de contenus, les obligations de collecte des éléments d'identification par le fournisseur d'accès ou l'hébergeur doivent être renforcées. Il pourrait également être précisé dans la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) que ses dispositions s'appliquent à tout prestataire, même étranger, ayant une activité même secondaire en France ou y fournissant des services gratuits. D'une manière plus générale, il faut simplifier le régime de notification d'un contenu litigieux à un hébergeur.
Enfin, les catégories définies par la LCEN numérique ne sont plus adaptées aux réalités d'Internet. La multiplication d'acteurs nouveaux sur Internet 2004 - en particulier l'apparition des réseaux sociaux et leur développement particulièrement dynamique -pourrait justifier de les intégrer dans le dispositif de responsabilité en cascade.
La jurisprudence a apporté des réponses ponctuelles en assimilant par exemple un réseau social à un hébergeur : la Cour de cassation a considéré qu'un moteur de recherche était un hébergeur, tout comme les plates-formes de vidéos en ligne. Plus récemment, la Cour d'appel de Paris a considéré que Wikimedia, qui est un portail regroupant des sites d'informations, dont Wikipedia, était un hébergeur et non un éditeur de contenus. La définition de l'hébergeur n'est pas simplifiée par ces positions jurisprudentielles, et une clarification législative s'impose.
Nos trois dernières propositions visent à mieux appliquer sur Internet des dispositifs de droit commun et à réparer effectivement les préjudices nés de délits de presse.
En premier lieu, il faut adapter le droit de réponse en augmentant le délai dont dispose une personne pour demander un droit de réponse sur Internet, par cohérence avec l'augmentation des délais de prescription. La réparation du préjudice par l'insertion de la décision sur le site sur lequel l'infraction a été commise, sur le modèle de ce qui existe en matière de presse écrite, n'existe pas sur Internet. En effet, la Cour de cassation a censuré un arrêt en ce sens au motif qu'une telle peine complémentaire n'était pas prévue par la loi du 29 juillet 1881. Par une construction intellectuelle un peu fragile, on a appliqué la loi de 1881 à des situations qu'elle n'avait par définition pas envisagées... Une telle peine pourrait toutefois constituer une forme de réparation morale du dommage causé et mettre fin au conflit. Le Conseil d'État, dans son rapport relatif au numérique de 1998, l'avait d'ailleurs suggéré.
De nouveaux outils juridiques sont apparus pour lutter contre les dommages faits à la réputation. Depuis la décision du 13 mai 2014 de la Cour de justice de l'Union européenne sur le droit au déréférencement, nombre de praticiens s'interrogent sur la place à donner aux outils de la loi Informatique et libertés du 6 janvier 1978 et à ceux du droit européen, notamment le règlement 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard des données à caractère personnel, qui garantissent un droit d'opposition de rectification et d'effacement des données à caractère personnel, incorrectes, équivoques ou périmées.
Or, l'article 67 de la loi du 6 janvier 1978 précise que son texte ne fait pas obstacle à l'application des dispositions du code civil, des lois relatives à la presse écrite ou audiovisuelle et du code pénal, qui prévoient les conditions d'exercice du droit de réponse et qui préviennent, limitent, réparent et, le cas échéant, répriment les atteintes à la vie privée et à la réputation des personnes.
L'articulation entre les différentes lois est donc incertaine, comme le montre l'ordonnance de référé du 13 mai 2016 du tribunal de grande instance de Paris relative à Google Inc. ou, à l'inverse, la décision du 12 mai 2016 par laquelle la première chambre civile de la Cour de cassation a estimé que la suppression d'une information personnelle erronée sur le site internet d'un organe de presse ou même la restriction de l'accès à cette information par un déréférencement sur le fondement du droit à l'oubli, « excédait les restrictions qui peuvent être apportées à la liberté de la presse ».
La loi du 6 janvier 1978 est parfois privée d'effet en raison de la primauté de la loi du 29 juillet 1881 qui ne peut être contournée par la jurisprudence. Nombre d'ordonnances du tribunal de grande instance de Paris relèvent ainsi la nullité d'assignations de moteurs de recherche à des fins de suppression de liens, formulées sur le fondement du droit à l'oubli, au motif que « les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être contournées ».
Cela impose un formalisme excessif. L'application effective du droit des données personnelles semble plaider pour une révision de la loi du 6 janvier 1978 affirmant le droit au retrait et à l'effacement des données. Dès 2009, M. Yves Détraigne et Mme Anne-Marie Escoffier plaidaient pour la reconnaissance d'un droit à l'oubli qui pourrait s'exercer à tout moment devant le juge.
Notre dernière proposition vise à permettre la réparation du préjudice né d'un délit de presse sur le fondement de l'article 1382 du code civil. Si l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen souligne que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme », il précise également que tout citoyen doit également répondre des « abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». La responsabilité de tout citoyen à répondre des préjudices qu'il occasionne par un abus de la liberté d'expression n'est pourtant pas établie en droit français, l'action civile en matière de presse étant sujette à de nombreuses contraintes.
En effet, la Cour de cassation a progressivement appliqué aux assignations en matière de presse devant le juge civil l'ensemble des contraintes procédurales de la loi de 1881. Elle a même appliqué à une assignation délivrée devant le juge civil l'exigence, posée par l'article 53 de cette loi, selon laquelle, à peine de nullité, une citation doit être adressée au préalable au ministère public, qualifier le fait incriminé et préciser le texte applicable.
Si l'application de cet article 53, y compris dans les procédures de référé civil, n'est pas apparue manifestement déséquilibrée au Conseil constitutionnel, elle freine indéniablement le droit à la réparation. Ce mouvement a été amplifié par deux arrêts de l'assemblée plénière de la Cour de cassation du 12 juillet 2000 excluant toute autre réparation que celle associée à la condamnation pour une infraction de presse. Le champ possible de la réparation a une nouvelle fois été réduit par un arrêt de 2005 excluant également l'application de l'article 1382, même en l'absence d'infraction à la loi sur la presse susceptible de qualifier l'abus de la liberté d'expression en cause.
Cette éradication totale de la responsabilité civile de droit commun dans le champ de la liberté d'expression est très critiquée par la doctrine. Cette conception restrictive de la sanction des abus de la liberté d'expression va à l'encontre de l'intention des rédacteurs de la loi du 29 juillet 1881, dont les principales contraintes procédurales ont été écrites pour les seules actions répressives. « L'action civile devant les tribunaux civils ne peut être évidemment régie que par les règles du code de procédure civile » écrivait Georges Barbier dans le Code expliqué de la presse, en 1911. Cette jurisprudence offre de facto une immunité aux auteurs de fautes manifestes et prive les victimes d'un droit naturel à réparation. Sans fondement légal, elle prive d'un accès au juge pour établir une responsabilité civile pour faute, au nom de la supériorité de la liberté d'expression sur les droits de la personnalité, dont le droit à la vie privée. Cet état du droit entraine des effets surprenants, puisque les personnes attraites devant le juge civil préfèrent reconnaître l'existence d'un délit de presse - relevant du droit pénal - afin de bénéficier de la prescription trimestrielle et d'éviter d'être assignées !
Afin d'assurer un plus juste équilibre entre la liberté d'expression et les droits de la personnalité, notamment le droit à la vie privé, il est nécessaire d'autonomiser le régime de responsabilité civile, sur le fondement de l'article 1382 du code civil, pour l'ensemble des abus de la liberté d'expression.
M. Philippe Bas , président . - C'est une mission passionnante, dont vous vous êtes acquittés avec efficacité.
M. Alain Anziani . - Comme il est d'usage, mais avec conviction, je félicite les rapporteurs qui s'attaquent là à un monument. J'avoue aimer le charme discret du droit de la presse. Je comprends toutefois votre souhait de le simplifier pour permettre au droit de s'appliquer. Cela dit, votre proposition de permettre à la juridiction de requalifier les faits est un vrai bouleversement de la loi de 1881. Actuellement, la partie poursuivante doit qualifier le fait : injure ou diffamation. Désormais, elle n'aura plus à distinguer entre les deux qualifications ; ce sera au tribunal de le faire, comme de dire si les faits concernent une personne chargée d'une mission ou d'un mandat publics ou un citoyen ordinaire.
Certes, la situation actuelle entraîne parfois des paradoxes, des injustices. Mais ce bouleversement aura des conséquences procédurales : actuellement, on peut apporter la preuve de la vérité du fait diffamatoire dans les dix jours. Que deviendra cet appareil de procédures propre au droit de la presse ?
M. Jean-Pierre Sueur . - Je félicite chaleureusement les deux rapporteurs. J'ai été frappé, à l'occasion de l'examen de la loi sur le terrorisme, des virulentes attaques dont nous avons été l'objet de la part de personnes qui considèrent qu'Internet doit être exclu de la sphère du droit, que l'on doit pouvoir tout diffuser, que l'anonymat - sous couvert duquel se mènent les opérations les plus condamnables - ne saurait souffrir de limites.
Je souhaite que votre travail précieux aboutisse à un texte législatif. Il est sage de ne toucher que d'une main tremblante à la grande loi de 1881, mais des mesures s'imposent. Notamment, il me parait nécessaire d'établir précisément la responsabilité de la personne responsable de la diffusion, qu'il s'agisse de l'hébergeur ou du moteur de recherche.
Votre proposition concernant la prescription est particulièrement opportune, qui englobe les diffusions successives du message. Nous avons vu comment notre proposition de loi sur les sondages est contournée par certains instituts de sondages, qui respectent l'obligation de publier la marge d'erreur lors d'une première diffusion confidentielle sur Internet puis s'en exonèrent lors de la parution du sondage dans les journaux !
Il me semble que la création d'un ordre des journalistes serait mal vécue dans la profession. Le problème tient surtout aux auteurs de contenus non professionnels qui diffusent sous couvert d'anonymat. En revanche, je salue votre proposition concernant la publication d'un droit de réponse ordonnée par la justice - c'est bien la moindre des choses !
M. François Bonhomme . - Le déferlement continu d'affaires qui prennent leur source dans les réseaux sociaux donne le vertige. Alain Finkielkraut a qualifié Internet de « vide-ordure planétaire » : s'il est intéressant de réfléchir à un régime de responsabilité spécifique, je doute de notre capacité à apporter une réponse législative pour organiser le traitement des déchets ! Chacun se faisant journaliste ou prescripteur d'opinion, les frontières sont diluées : on use et on abuse de la liberté d'expression. D'où la nécessité de distinguer l'hébergeur de l'éditeur de contenu. Il y a le droit à l'oubli, mais aussi « le droit de ne pas savoir », pour citer Soljenitsyne.
Quel élu n'a pas fait l'objet de propos injurieux qu'il a préféré traiter par le mépris, renonçant aux poursuites ? Je crains qu'on ne s'oriente vers un modèle à l'anglo-saxonne, où cohabitent informations vérifiées et non vérifiées...
M. Alain Vasselle . - Les rapporteurs ont eu beaucoup de mérite de s'intéresser à un sujet aussi complexe. Comment sanctionner les non-professionnels qui font tout et n'importe quoi sur Internet ? Quelle réponse apporter à la demande des victimes ? Qui contrôle la presse écrite ? Un exemple personnel : un journal m'a cité parmi les parlementaires les moins actifs, en prenant pour période de référence la durée de la mandature - alors que je suis arrivé au Sénat en cours de mandat, en remplacement de Philippe Marini ! Même chose pour mon collègue du Vaucluse, Alain Dufaut. Le rectificatif, aussi succinct que tardif, n'était pas proportionné au préjudice subi. Quelle action peut-on avoir contre ces comportements qui jettent l'opprobre sur les parlementaires ?
M. François Zocchetto . - Les évolutions techniques entraînent de tels bouleversements qu'elles justifient de revisiter notre droit de la presse. Je remercie les rapporteurs de s'être intéressés à ces difficiles questions - à commencer par la définition de la liberté d'expression.
Le temps judiciaire n'est pas le temps d'Internet. Dans un monde qui favorise la culture du mensonge et de l'anonymat, susceptible d'exacerber les tensions que connait notre société, cela entame la confiance des citoyens dans leurs institutions : quand la justice n'est pas capable de réparer le préjudice, on ne croit plus au système.
Il faut distinguer les auteurs professionnels des autres, oui, mais le système de responsabilité en cascade me laisse dubitatif. Assez vite, la victime abandonne et préfère se tourner vers l'avenir - mais sur Internet, le passé, c'est le présent permanent ! En matière de prescription, la jurisprudence se cherche, puisque la législation est impuissante, et le régime n'est pas clairement défini. Je regrette que l'infraction continue ait été écartée. En tout cas, notre mission, elle, est quasi-permanente !
Mme Catherine Tasca . - À mon tour de féliciter les rapporteurs pour ce travail : il soulève bien des questions qu'il faudra approfondir avant de légiférer. En tant que ministre de la communication, j'ai toujours plaidé pour la liberté la plus extensive de la presse mais le phénomène Internet n'est pas assimilable à la presse traditionnelle. Depuis plus de dix ans progresse l'idée qu'Internet ne saurait être soumis à aucune règle. Il ne sera pas simple d'inscrire ces propositions dans la loi...
La priorité est de cerner la responsabilité des professionnels, en les associant à cette démarche. L'absence de cadre est préjudiciable au développement des métiers de la presse et de la communication. Certes, tenter de limiter la liberté de ces professionnels, c'est marcher sur des oeufs, mais il en va de notre intérêt à tous.
M. Yves Détraigne . - À mon tour de remercier et de féliciter les rapporteurs. Leur travail s'inscrit dans la suite de celui que j'avais mené avec Mme Escoffier sur la protection de la vie privée à l'heure des mémoires numériques - qui nous avait ouvert les yeux sur des choses inimaginables !
Nous serons toujours dépassés par les évolutions technologiques qui font fi des frontières. Je ne me fais guère d'illusion sur un accord international : les intérêts géostratégiques des grands États les inciteront toujours à engranger l'information qui circule sur Internet... D'où le questionnement autour des grandes lois de la République sur les libertés individuelles, à commencer par la liberté d'expression et la liberté de la presse. Ce rapport est fondamental, nous n'avons pas fini d'y revenir !
M. Pierre-Yves Collombat . - Merci aux rapporteurs de s'être plongés dans le trou noir d'Internet.
Est-il judicieux de faire perpétuellement assaut de transparence quand cela ne sert qu'à alimenter un flux continu de prétendues informations, qui assimilent par exemple l'IRFM à du black ? Patrimoine, présence des parlementaires : il y a de quoi s'amuser !
Dans la presse écrite, c'est le directeur de la publication qui est responsable. Sur Internet, je ne vois pas d'autre solution que de rendre le propriétaire ou le gestionnaire du site pénalement responsable de ce qu'il laisse publier...
M. André Reichardt . - Je remercie les rapporteurs pour leurs intéressantes propositions - même s'il ne sera pas aisé de les traduire dans la loi. En effet, il faut définir les acteurs concernés, cerner la responsabilité des uns et des autres. Comment définir ces gens - toujours les mêmes, officiellement des particuliers - qui s'érigent en experts plus ou moins éclairés, dont les analyses, souvent lapidaires, ne reposant sur rien, sont pourtant largement diffusées ? Comment qualifier ces blogs privés devenus professionnels à force d'essaimer ? Comment responsabiliser leurs auteurs, les sanctionner le cas échéant ?
M. Alain Richard . - Il est judicieux de porter ces problèmes de principe et ces outils juridiques devant notre réflexion - malgré le sentiment d'impuissance qui nous étreint. La loi de 1881 est un moment historique de la construction de la République : c'était la confrontation de la libre expression des professionnels de l'information et du pouvoir central, la fin de la censure qu'avait maintenue l'Assemblée nationale de 1871, à majorité réactionnaire.
M. Philippe Bas , président . - Conservatrice.
M. Alain Richard . - Monarchiste.
Le débat actuel n'est plus celui-là. L'émergence d'une loi internationale est entravée par la difficulté à instaurer une législation partagée entre des sociétés où l'expression est libre et d'autres qui pratiquent la censure. Comment imaginer une convention internationale avec la Chine sur la liberté d'expression ?
En théorie, le droit est ce qui permet de surmonter les rapports de force purs. Or il manque de prise sur ces systèmes globalisés. Mon intuition est que seule la responsabilité civile rétablira, à terme, un minimum de régulation dans le champ international, le jour où quelqu'un obtiendra réparation de la part d'un manipulateur d'opinion en ligne - ce qui supposera des moyens et de la détermination. La responsabilité civile a l'avantage d'exister dans tous les systèmes de droit !
N'ayons pas l'imprudence de penser que les outils respectables mais obsolètes de la loi de 1881 nous protègent et d'exclure la responsabilité civile du champ de la circulation de l'information et de l'opinion.
M. Philippe Bas , président . - Nul doute que ce débat intéressera un large public.
M. Thani Mohamed Soilihi , rapporteur . - Merci de vos remarques et observations. Vous questions sont pertinentes, nous nous les sommes posées nous-mêmes. Nous nous attaquons, en effet, à un monument, et ce rapport n'a pas la prétention d'épuiser le sujet. Nous avons cherché à faire un pas, avec quelques premières préconisations. La discussion ne fait que commencer.
La possibilité pour le juge de requalifier les faits est motivée par le souci d'apporter une meilleure réponse aux victimes de propos diffamatoires, afin qu'elles puissent obtenir réparation. Nous recherchons l'équilibre délicat entre la liberté d'expression et la nécessité de punir son abus. Sans remettre en question l'architecture de la loi de 1881, on doit pouvoir évoluer assez rapidement sur la prescription ou la requalification des faits par le juge. Il faudra pour cela s'atteler à une proposition de loi ou trouver un véhicule législatif...
M. François Pillet , rapporteur . - Je note un accord global - dont M. Richard a parfaitement fait la synthèse - sur l'inadaptation de la loi de 1881 à la situation créée par le flot d'informations, vraies et souvent fausses, qui déferle sur Internet. Il y a une distinction fondamentale à établir entre professionnels et non professionnels : les premiers ne posent guère problème, même si une certaine presse fait régulièrement l'objet de condamnations. La difficulté vient de ceux qui s'autoproclament révélateurs de vérité et juges suprêmes.
Chaque minute, 4 millions de recherches sur Google, 2,5 millions de contenus échangés sur Facebook, 347 000 photos, 270 000 tweets ! Robert Badinter comme François Zocchetto nous ont déjà prévenus, dans des travaux antérieurs, que ce phénomène nous obligerait à avoir une réflexion, voire à modifier la loi.
Monsieur Sueur, il me semble difficile d'instituer la responsabilité pour autrui, s'agissant de blogs ou des forums où l'on ne peut identifier l'auteur des propos...
M. Jean-Pierre Sueur . - C'est de la responsabilité du diffuseur.
M. François Pillet , rapporteur . - Cela supposerait qu'il y ait un modérateur 24 heures sur 24, ce qui parait difficile à mettre en oeuvre. En revanche, nous proposons de faciliter le droit de réponse.
M. Pierre-Yves Collombat . - Mais tout le monde s'en moque...
M. François Pillet , rapporteur . - La réponse réside sans doute dans la responsabilité civile : l'article 1382 du code civil suffit !
Ce rapport d'information a ses limites, dont nous sommes conscients. Il vise à éclairer sur les problèmes graves que fait encourir Internet au regard des libertés que nous défendons au Sénat. Ce n'est que le début. Nous aurons beaucoup de plaisir, avec Thani Mohamed Soilihi, à vous présenter une proposition de loi au terme de la réflexion commune que je vous invite à avoir.
M. Philippe Bas , président . - Ce rapport ne manquera pas de provoquer les réactions des internautes, qui - je le redis - sont nos amis !
La commission autorise la publication du rapport d'information .