E. UN CINQUIÈME SUJET, LE DÉTACHEMENT DES TRAVAILLEURS

Parallèlement aux quatre tables rondes formelles organisées au Sénat polonais, il est un sujet qui a fait l'objet de débats suffisamment substantiels 33 ( * ) pour mériter de figurer dans ce rapport ; il s'agit du détachement des travailleurs.

1. Une double actualité
a) La révision de la directive sur le détachement des travailleurs

Le 8 mars dernier, la Commission européenne a adopté une proposition de modification de la directive 96/71/CE du 16 décembre 1996 concernant le détachement des travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services. Ce nouveau texte vise à garantir des conditions de rémunération équitables et des conditions de concurrence égales tant pour les entreprises détachant des travailleurs que pour les entreprises locales dans le pays d'accueil.

La proposition de révision de la directive 96/71/CE

Le texte propose de rendre la concurrence plus équitable en modifiant le droit existant sur trois points : la rémunération, la durée du détachement, les chaînes de sous-traitance et le recours aux agences d'intérim :

- sur la rémunération , la Commission propose une nouvelle rédaction remplaçant les termes « taux de salaire minimal » par « rémunération ». Celui-ci vise tous les éléments de la rémunération rendus obligatoires en particulier par les conventions collectives ;

- sur la durée du détachement, aux termes de la proposition, la totalité du droit du travail applicable au travailleur dont le détachement dépasse 24 mois deviendrait celui du pays d'accueil, conformément au règlement dit Rome I adopté en 2008 ;

- sur la sous-traitance et l'intérim, la directive révisée prévoit de garantir l'égalité de traitement entre travailleurs intérimaires locaux et travailleurs détachés par une société d'intérim d'un autre État membre.

Nous avons profité de l'occasion qui nous a été donnée de pouvoir expliquer nos points de vue, très divergents .

En effet, les deux chambres du Parlement polonais ont voté 34 ( * ) en faveur d'un « carton jaune » adressé à la Commission le 10 mai dernier, opposant à cette proposition le principe de subsidiarité alors que notre commission des affaires européennes a adopté, le 26 mai dernier, une proposition de résolution européenne 35 ( * ) se félicitant de ce texte. De surcroît, la résolution présentée par notre collègue Eric Bocquet en appelle même à ce que le texte soit complété et renforcé, par exemple par la mise en place d'un « système de recouvrement des cotisations sociales visant les travailleurs détachés par les États membres d'accueil ».

b) Le lancement d'une procédure d'infraction contre la France

La Commission vient d'engager une procédure d'infraction contre la France visant les dispositions d'un décret 36 ( * ) d'application de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 37 ( * ) dite « Macron », appliquant aux chauffeurs étrangers exerçant sur le territoire national (hors transit) les principes du détachement de travailleurs qui consistent à respecter le salaire minimum et temps de repos français. Le décret, applicable au 1 er juillet, rend aussi obligatoire la possession d'une attestation de détachement en cabine et la désignation d'un représentant de l'entreprise sur le territoire national.

La Commission européenne a lancé sa procédure le 16 juin, jour de notre arrivée à Varsovie, et nos hôtes ont tenu à nous en parler le soir même. Ce fort intérêt est une illustration de la grande sensibilité de ce sujet pour les pays d'Europe centrale et orientale , comme en témoignent les propos assez vifs adressés au secrétaire d'État aux transports français par ses homologues de ces pays lors du Conseil Transports du 7 juin dernier ou encore les manifestations devant les ambassades de France de ces pays, dont celle de Varsovie le 31 mai.

Les griefs de la Commission européenne

Dans son communiqué du 16 juin, la Commission « considère que l'application du salaire minimum à certaines opérations de transport international n'ayant qu'un lien marginal avec le territoire de l'État membre d'accueil ne saurait être justifiée, en ce qu'elle crée des obstacles administratifs disproportionnés au bon fonctionnement du marché intérieur . »

Elle considère en outre que « des mesures plus proportionnées devraient être prises pour garantir la protection sociale des travailleurs et éviter de fausser la concurrence sans porter atteinte à la libre circulation des services et des marchandises », indique un communiqué.

La Commission adresse parallèlement une deuxième lettre de mise en demeure aux autorités allemandes qui prévoient elles aussi d'appliquer le salaire minimum aux transporteurs routiers et qui contreviendrait le règlement européen n° 1072/2009 qui autorise trois opérations de cabotage sur une durée de sept jours sur le trajet retour d'un transport international.

Si nos interlocuteurs se sont dits préoccupés par les nouvelles dispositions françaises, il convient de rappeler qu'à l'inverse, le Sénat français n'a cessé de rappeler son souhait de voir le droit du détachement des travailleurs s'appliquer au transport routier . Tandis qu'une résolution, adoptée le 15 mai 2014 38 ( * ) , à l'initiative de la commission des affaires européennes, insistait sur le fait que la directive de 1996 s'applique expressément aux opérations de cabotage routier, notre résolution du 26 mai dernier regrettait que la proposition de révision n'aborde pas la question du détachement dans le transport routier, la Commission européenne la renvoyant à un paquet législatif dédié à la question du transport, prévu pour la fin de l'année 2016.

2. Le débat de fond

À la faveur de cette actualité, nous avons pu engager un débat amical et ouvert avec nos homologues polonais sur ces sujets , chacun de nos pays étant emblématique de l'un des deux camps : d'un côté le nouvel État membre perçu comme celui du célèbre « plombier polonais » et, de l'autre, la France figurant parmi les pays qui ont demandé à la Commission de renforcer la directive de 1996 39 ( * ) .

L'échange d'arguments nous a permis de mieux comprendre comment la question se pose pour nos homologues polonais de la majorité, comme de l'opposition, et ce, sur plusieurs points :

- tout d'abord, il y a chez eux une forme d'incompréhension à voir le principe de libre concurrence - principe essentiel de la promesse européenne - être battu en brèche . Peu sensibles à notre conception de la concurrence équitable, nos interlocuteurs assumaient en effet complètement l'idée qu'un niveau de vie et de salaire plus faible constitue un élément de compétitivité comme un autre que l'on doit avoir le droit d'exploiter ;

- ensuite, ils nous ont indiqué de façon unanime que ce point de vue était assez largement celui de la société polonaise . Les seuls défenseurs de l'encadrement du détachement des travailleurs seraient les syndicats, dont il n'est pas certain qu'ils soient très représentatifs sur ce sujet dans la mesure où nombre de salariés polonais apprécient la perspective de pouvoir être envoyés dans un pays d'Europe de l'ouest pour des missions, somme toute mieux rémunérées que chez eux. Or, une application des coûts salariaux du pays d'accueil les priverait de leur avantage compétitif.

Sur ce dernier point, nous avons toutefois tenu à rappeler qu'une application même absolue de principe du salaire du pays d'accueil excluait toutefois les charges sociales alors qu'elles représentent près de la moitié du coût du travail en France . Cet argument, sans doute sous-estimé par nos interlocuteurs 40 ( * ) , a semblé de nature à les interpeller. L'échange s'est d'ailleurs terminé sur l'idée, avancée par certains sénateurs polonais, que nous aurions intérêt à poursuivre le dialogue sur ce sujet, et qu'entre le « tout pays d'origine » et le « tout pays d'accueil », il convenait de rechercher des compromis.

Ce débat nous a renvoyés à une réalité que nous connaissons : lorsque la directive de 1996 a été adoptée, les différences de salaire dans l'Union européenne à 15 allaient de 1 à 3 alors que dans l'Union à 28, ils vont de 1 à 10. La question de la convergence économique et sociale ne se pose donc plus du tout dans les mêmes termes.

*

Douze ans après l'adhésion de pays comme la Pologne, la cohésion de l'Europe élargie figure bien parmi les défis qu'il nous convient de relever. L'entretien du dialogue avec le pays qui, à bien des égards, fait figure de porte-parole des nouveaux pays de l'Union est, à ce titre, absolument indispensable. Ce dialogue doit se poursuivre, dans le cadre du triangle de Weimar mais aussi de façon plus directe.

Cette conviction a été grandement renforcée par notre mission à Varsovie.


* 33 En particulier lors du dîner du 16 juin.

* 34 Avec les parlements bulgare, croate, tchèque, danois, estonien, hongrois, letton, lituanien, roumain et slovaque.

* 35 Proposition de résolution européenne au nom de la commission des affaires européennes, en application de l'article 73 quater du Règlement, sur la proposition de révision ciblée de la directive 96-71-CE relative au détachement des travailleurs.

* 36 Décret n° 2010-389 du 19 avril 2010 relatif au cabotage dans les transports routiers et fluviaux.

* 37 Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques.

* 38 Résolution européenne n°114 (2013-2014) sur le dumping social dans les transports européens.

* 39 Avec l'Allemagne, l'Autriche, le Luxembourg et la Suède.

* 40 Visiblement surpris par le niveau de nos charges sociales.

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