CARTE
COMPTE-RENDU DE L'AUDITION DE MME DOROTHÉE SCHMID ET M. DIDIER BILLION
Mercredi 30 mars 2016 - Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président.
La commission auditionne conjointement sur la Turquie Mme Dorothée Schmid, chercheur à l'Institut français des relations internationales - IFRI (les évolutions internes de la Turquie) et M. Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques - IRIS (la Turquie dans son environnement géopolitique).
M. Jean-Pierre Raffarin. - Je remercie nos invités, Mme Dorothée Schmid et M. Didier Billion, chercheurs, spécialistes de la Turquie, dont nos rapporteurs du groupe de travail sur « la Turquie : puissance émergente, pivot géopolitique » nous ont recommandé l'audition.
La Turquie est à l'interface de dynamiques multiples. Elle joue un jeu complexe au Levant. Le pouvoir y connaît une dérive préoccupante. Sa relation à l'Union européenne est redevenue d'actualité dans le contexte de la crise des réfugiés. Cette crise, de même que la libéralisation des visas, sont des sujets sensibles pour l'opinion.
Je donnerai tout d'abord la parole à M. Didier Billion, qui s'exprimera sur la Turquie dans son environnement géopolitique. Puis Mme Dorothée Schmid évoquera les évolutions internes du pouvoir et de la société en Turquie.
M. Didier Billion. - M. Ahmet Davutoglu, actuel Premier ministre, lorsqu'il était ministre des affaires étrangères, s'était donné pour objectif de parvenir à ce que la Turquie ait « zéro problème avec ses voisins ». Force est de constater, une dizaine d'années plus tard, qu'il n'est pas parvenu à réaliser cet objectif. Certains considèrent même que la Turquie a, désormais, « zéro voisin sans problème ».
La politique étrangère de la Turquie est prise dans un tissu de contradictions qu'il sera difficile de démêler dans les années à venir. Ces contradictions sont tout d'abord dues au chaos régional, dont la Turquie ne porte qu'en partie la responsabilité. Mais elles résultent également d'erreurs commises par le pouvoir.
Certes, la Turquie n'a pas atteint son objectif : « zéro problème avec ses voisins ». Toutefois, pendant des décennies, la politique extérieure de la Turquie a suivi l'adage : « Le Turc n'a d'ami que le Turc ». L'orientation fixée par M. Ahmet Davutoglu indique donc un changement de rapport entre la Turquie et son environnement. La Turquie est devenue une puissance incontournable pour tout État souhaitant avoir une politique active au Moyen-Orient et, en particulier, au Machrek.
Nous avons trop souvent tendance à analyser la politique extérieure de la Turquie à travers le seul prisme moyen-oriental. Les dirigeants turcs ont pourtant souhaité développer une « diplomatie à 360 degrés ». La Turquie a pris conscience du rôle qu'elle pouvait jouer au plan international.
Dans le dossier syrien, la Turquie a multiplié les erreurs d'appréciation. À partir de l'été 2011, les autorités politiques turques se sont focalisées sur l'objectif de la chute du régime de Bachar el Assad, en se fondant sur des pronostics hasardeux. La Turquie, qui souhaitait jouer un rôle actif dans la région, s'est révélée incapable de comprendre les dynamiques politiques profondes d'un voisin avec lequel elle partage plus de 900 km de frontière.
Cet « autisme politique » des autorités turques a induit de coupables complaisances à l'égard des groupes les plus radicaux qui se déploient sur le théâtre syrien. S'il n'y a pas de complicité directe entre les autorités turques et les djihadistes, des faits avérés indiquent que la Turquie a pris de graves responsabilités. Le soutien au Front Al Nosra, en compagnie de l'Arabie saoudite et du Qatar, perdure, avec des conséquences en cascade sur les autres aspects de la politique extérieure de la Turquie, notamment sa relation à la Russie. Depuis 2011, la Russie et la Turquie connaissent des divergences, qui sont demeurées au second plan derrière les enjeux économiques. Depuis que l'aviation turque a abattu un avion russe le 24 novembre dernier, les relations entre les deux pays se sont tendues, sans aller toutefois jusqu'à la rupture. En effet, la Turquie a besoin des hydrocarbures russes, et les Russes ont besoin de les leur vendre.
La question kurde, située au croisement des dynamiques internes et externes de la Turquie, a été réactivée par la crise syrienne. Cette question ne saurait recevoir de réponse militaire sur le territoire turc. En Syrie, le PYD, considéré par la Turquie comme une projection du PKK, est soutenu par les alliés de la Turquie, notamment par les États-Unis.
Il ne faut pas considérer que la Turquie serait anti-kurde de façon anthropologique. Cette question est politique, liée au risque de constitution d'une entité kurde autonome en Syrie, tenue par le PYD. Les relations sont, en revanche, fluides entre la Turquie et les Kurdes d'Irak.
La Turquie s'est-elle éloignée des puissances occidentales ? Des points de divergence ont toujours existé et cette relation n'a jamais été parfaitement linéaire, malgré l'intégration de la Turquie dans l'OTAN. Néanmoins, dans les crises, la Turquie reste fidèle à ses alliances traditionnelles. Le 24 novembre 2015, lors de la crise avec la Russie, la Turquie a immédiatement demandé une réunion de l'OTAN, qui a abouti à un communiqué de soutien. Au-delà des divergences, les alliances fondamentales de la Turquie demeurent dans le camp occidental. Les relations internationales ne sont toutefois pas un jeu à somme nulle. La Turquie doit pouvoir avoir plusieurs atouts dans son jeu.
L'accord du 18 mars 2016 confirme une réactivation des relations entre la Turquie et l'Union européenne, au point mort depuis plusieurs années. La crise des réfugiés a démontré que la Turquie et l'UE étaient confrontées à des défis communs, qu'elles ne peuvent résoudre qu'ensemble. La gestion désordonnée du dossier des réfugiés par l'UE l'a mise dans une position de faiblesse relative, dont les autorités turques ont profité. Personne ne peut penser que l'adhésion de la Turquie à l'UE sera possible demain matin. Mais c'est une possibilité qu'on ne saurait écarter à moyen terme. Si l'idée européenne est beaucoup moins prégnante en Turquie qu'il y a une dizaine d'années, elle demeure toutefois une réalité. 55 % des Turcs restent favorables à la perspective européenne.
L'UE est également moins attractive en raison de la crise profonde qu'elle traverse. Le niveau européen est le plus pertinent, pour nous, pour agir au niveau international. Serions-nous plus efficaces si la Turquie devenait membre de l'UE ? Je le pense. Le débat national sur ce sujet a été mal posé. Tentons de le reposer de façon plus sereine. À moyen terme, la Turquie et l'UE évolueront et la question de l'adhésion se posera de façon différente. L'évolution de l'architecture européenne pourrait favoriser ce rapprochement.
En conclusion, la Turquie a gâché nombre d'atouts qui étaient les siens. Il convient néanmoins de maintenir le fil d'un dialogue exigeant avec ce pays. Le gel des négociations avec l'UE a été l'un des facteurs, quoique secondaire, qui a permis au pouvoir turc de mettre en oeuvre la stratégie liberticide préoccupante qui est la sienne aujourd'hui. Nous devons rester intransigeants, tout en entretenant la perspective d'une restructuration des relations avec ce pays, dont nous avons intérêt à faire un allié solide. Votre mission prochaine en Turquie me paraît, de ce point de vue, une bonne initiative.
Mme Dorothée Schmid. - Les questions internationales, évoquées par Didier Billion, rétroagissent aujourd'hui sur la situation intérieure en Turquie.
Comment la Turquie a-t-elle évolué depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP en 2002 ? En tant que chercheuse, j'ai observé la dynamique alors enclenchée, qui fut d'abord positive, puis négative. L'information sur la Turquie est aujourd'hui très difficile d'accès pour les chercheurs, en raison notamment de restrictions à la liberté de la presse. Des pressions sont exercées. J'ai personnellement subi des tentatives d'interférence dans mon travail de chercheuse.
La Turquie communique beaucoup, comme l'illustrent ses slogans de politique étrangère. Il existe un narratif turc, un récit historique aujourd'hui proposé de manière beaucoup plus ferme qu'auparavant car la Turquie est confrontée à un enjeu d'image. La propagande déployée par le pouvoir me fait penser à l'effort de communication des Russes, tout en étant moins efficace. Les interlocuteurs que vous rencontrerez en Turquie auront des positions extrêmement contrastées mais toutes crédibles, et donc difficiles à synthétiser. La dégradation de la situation politique turque remonte à 2013, au moment des manifestations pour la défense du parc de Gezi. En 2015, la séquence des deux élections a plongé la Turquie dans un chaos intérieur.
La Turquie s'est révélée à nous de 2002 à 2013, en se transformant sous nos yeux. Elle poursuit une trajectoire démocratique paradoxale, avec une politique de libéralisation, qui a débouché sur une reprise en mains extrêmement stricte. Aujourd'hui, les variables négatives sont incontrôlables et mènent la Turquie sur une trajectoire de crise.
Je commencerai par la « révélation ». La Turquie était avant 2002 un pays plutôt fermé, malgré un début de libéralisation, qui communiquait peu avec l'extérieur et continuait d'entretenir l'héritage politique post-kémaliste. Son régime était encore considéré par beaucoup d'analystes comme une forme de dictature militaire, avec une absence de renouvellement idéologique préoccupante. La référence à Atatürk paraissait la seule possible. La société était alors assez uniformisée : une société de classes moyennes, très homogène, comparable, dans une certaine mesure, avec les sociétés des pays communistes. Les années 2000 ont révélé la mosaïque turque, sur les plans ethnique, communautaire et politique. La Turquie connaissait par ailleurs avant 2002 une croissance économique extensive, fondée sur un « capitalisme des copains » et la fructification de petites rentes sous l'égide de l'État, sans vraie dynamique d'entraînement.
En 2002 commence la « révolution AKP ». Un nouveau paysage politique apparaît, autour du parti kémaliste et de l'AKP, ce qui permet à celui-ci d'ancrer très rapidement un programme de modernisation. Ce programme nous a alors paru d'autant plus intéressant, à nous Européens, que la Turquie entrait dans les négociations d'adhésion avec l'Union européenne. Entre 2002 et 2005, plusieurs paquets législatifs ont fait avancer la Turquie sur la voie des réformes, pour s'approcher de l'acquis communautaire. L'abolition de la peine de mort a permis de garder Abdullah Ocalan en prison, en vue d'une éventuelle reprise du processus de paix.
Cette politique de modernisation a abouti à un déblocage identitaire. Un processus de paix a été entamé en 2013 avec les Kurdes. La diplomatie a rencontré d'importants succès. La Turquie est devenue une puissance régionale, considérée comme un vrai partenaire international pendant plusieurs années. La croissance économique a été très forte, avec un triplement exceptionnel du PNB en dix ans et donc un effet de rattrapage très rapide. La Turquie a exercé une réelle attraction dans le monde arabe, en raison de son économie performante, tirée par une société de consommation en marche. Elle a aussi été perçue comme retrouvant ses valeurs traditionnelles au travers d'une modernisation de l'islam. La Turquie est alors devenue un partenaire à part entière, considéré à l'aune du fonctionnement de nos démocraties libérales occidentales.
Le régime turc a toutefois évolué de façon paradoxale, avec une démocratisation et une libéralisation à l'usage d'un seul, comme le montre Ahmet Insel dans son ouvrage sur le régime d'Erdogan. Des éléments de démocratie sociale réels se sont mis en place en Turquie, à partir de la redistribution économique, avec l'apparition d'une nouvelle classe d'entrepreneurs, les « tigres anatoliens ». Une classe moyenne s'est constituée. Une ingénierie sociale a été mise en place par le régime, avec une loyauté absolue à l'Etat, qui est une constante de la culture politique turque depuis la fondation de la République. Les Turcs ont confiance ou peur de l'Etat. Il n'existe pas vraiment de contestation des décisions prises au sommet. Le président Erdogan a rapidement entrepris une transformation de la société turque passant notamment par une réforme des programmes éducatifs. Le nombre d'universités a triplé en dix ans, au détriment de la qualité. Le clientélisme et la corruption ont provoqué une baisse de la qualité du recrutement d'universitaires, couplée à un contrôle étroit des universités publiques. Mes collègues universitaires ont la vie très dure depuis 2013.
La politique « d'approfondissement démocratique » a reposé sur deux éléments :
- d'une part, la normalisation du rapport avec l'armée, qui a résulté d'une série de grands procès et de l'institution d'un secrétaire général civil pour le conseil national de sécurité. On a assisté à un assainissement du débat sur la question de l'intervention des militaires dans la vie politique en Turquie ;
- d'autre part, l'ouverture à l'égard des Kurdes, qui est venue d'un travail sur l'électorat kurde, dont une bonne partie vote pour l'AKP, et du processus de paix ouvert - au moins sur le papier - en 2013. À mon sens, toutefois, aucune proposition politique sérieuse n'a été formulée à l'égard des Kurdes. Aucune évaluation de la difficulté à normaliser la vie des milliers de combattants du PKK en Turquie n'a été entreprise. Le processus est resté très cosmétique, ce qui explique le retournement rapide observé en 2015.
La démocratie paradoxale turque fonctionne comme un régime électoraliste. Les votations sont régulières, sous des formes diverses, permettant à l'AKP de réaffirmer sa légitimité en obtenant des majorités de l'ordre de 40-50 %. L'AKP exige ensuite le « respect de la démocratie », en ne laissant pas les opposants s'exprimer, occultant ainsi une partie de ce qu'est une démocratie. Le verrouillage du pouvoir est aujourd'hui total, avec un contrôle progressif des institutions par l'AKP. Le président Erdogan rêve d'une nouvelle Constitution. Ce débat est ouvert depuis 2006. Une réflexion est menée pour faire aboutir ce projet grâce à un vote du Parlement ou par référendum, ce qui suppose un consensus large. Dans l'intervalle, plusieurs réformes constitutionnelles de moindre ampleur ont eu lieu.
On assiste, par ailleurs, à une « AKP-isation » progressive de la fonction publique avec l'installation, notamment dans la police et la justice, de relais de l'AKP. La pyramide clientéliste ainsi instituée est probablement l'une des raisons de la perte d'efficacité du régime. L'unanimisme ne permet pas l'autocritique en cas de crise. L'opposition est marginalisée, ce dont elle est en partie responsable, car elle n'a pas été capable de trouver les moyens de lutter efficacement contre l'AKP, en formant des coalitions et en surmontant des divergences sur lesquelles il est facile pour le régime de jouer. La question kurde redevient un point de clivage important. Le HDP est accusé de complicité avec le PKK. Des députés risquent la levée de leur immunité. Le régime mène une politique délibérée de marginalisation de l'opposition. La campagne pour les élections législatives de novembre n'a pas été démocratique, comme le montre le rapport de l'OSCE à ce sujet, qui est très critique, soulignant l'état de violence, l'impossibilité pour l'opposition de faire campagne et l'auto-attribution systématique de tous les moyens de communication à l'AKP.
Aujourd'hui, les variables négatives deviennent incontrôlables et favorisent le verrouillage autoritaire de l'État, qui est le miroir des pressions auxquelles la Turquie est confrontée. Le président Erdogan se présente comme l'homme de la situation pour réagir à un état d'urgence permanent, nécessitant un consensus social forcé qui rassemble environ la moitié de la population turque. La Turquie est devenue un grand champ de forces intérieures en conflit. Les forces nationalistes ressurgissent. Le clivage avec les Kurdes sera très difficile à surmonter. Les élites kémalistes laïcistes n'ont jamais cessé de dénoncer ce qu'elles considèrent être un double agenda du gouvernement.
La crise syrienne pose des problèmes de sécurité immédiats. La Turquie a été victime d'une série d'attentats, dont les uns sont attribués à Daech et les autres à la mouvance du PKK. La crise syrienne a entraîné l'installation sur le territoire de la Turquie de cellules dormantes de Daech. Elle a également réveillé la question kurde, dans la perspective d'une possible autonomie des Kurdes syriens. Je n'identifierais toutefois pas le PYD au PKK. Cette situation permet un retour paradoxal au fantasme militaire, qui s'est traduit par des annonces d'intervention au sol en Syrie, avant une volte-face. Des tiraillements, difficiles à décrypter, existent toutefois entre l'armée et le gouvernement.
La présence de près de trois millions de réfugiés en Turquie est un autre facteur de fragilité. Leur situation n'est pas aussi enviable que le pouvoir le suggère.
Quant au dossier kurde, il a atteint un point de non-retour avec les opérations des forces de sécurité turques à l'est, qui ont provoqué des centaines de pertes civiles ainsi que des déplacements de population vers l'ouest du pays. Environ 100 000 personnes ont ainsi fui, d'après les chiffres officiels ; et environ 200 000, selon les chiffres des organisations de défense des droits de l'homme. On assiste donc à une migration massive face à une politique du pire menée par l'État, sans issue militaire possible. Le PKK est aujourd'hui beaucoup plus fort qu'il ne l'était dans les années 1990. C'est une impasse que de dire que l'on se débarrassera du PKK. Mais cela correspond aux évolutions aujourd'hui observables au Moyen-Orient, notamment en Irak et en Syrie où l'on est entré dans une ère de clivages communautaires et de nettoyage ethnique.
Enfin, le modèle de croissance turc est peu qualitatif. Il souffre de la faiblesse de la croissance européenne et de la perte de marchés commerciaux au Moyen-Orient du fait de la crise. La Turquie a des problèmes de financement. L'influence du risque politique sur la croissance turque devient une vraie préoccupation, notamment en raison des répercussions des attentats sur le secteur du tourisme.
En conclusion, le fait que la sécurité ne soit plus assurée en Turquie renforce les éléments de crise interne et alimente l'autoritarisme. Très peu de voies de réconciliation sont possibles dans la question kurde. La Turquie est-elle aujourd'hui un État aussi solide qu'on le dit ? Ma conclusion diffèrera quelque peu de celle de Didier Billion. Oui, nous avons besoin d'une alliance solide avec la Turquie. Mais jusqu'à quel point la Turquie pourra-t-elle jouer son rôle dans cette alliance ? La nature du régime joue sur la qualité de l'alliance. La Turquie ne respecte plus aujourd'hui les critères de Copenhague. La question de la légitimité de la procédure d'adhésion doit être posée, même si maintenir la procédure d'adhésion ouverte est aussi une manière de maintenir le dialogue ouvert avec les Turcs.
M. Jean-Pierre Raffarin, président . - Merci beaucoup. Vos deux interventions ont provoqué beaucoup de demandes de parole. Je vais d'abord laisser la parole à nos deux rapporteurs, Claude Malhuret et Claude Haut.
M. Claude Malhuret. - Je voudrais à mon tour remercier Mme Dorothée Schmid et M. Didier Billion, que nous avons déjà rencontrés dans le cadre de notre groupe de travail. Je me limiterai à poser des questions qui sont apparues depuis que nous nous sommes vus.
Mes interrogations concernent, premièrement, les réfugiés. Un accord a été récemment passé entre l'Union européenne et la Turquie. Comment se passe aujourd'hui l'accueil des réfugiés ? Du côté européen, on a l'impression que cet accord est une sorte de revanche de la Turquie contre l'Union européenne. Quel est le discours tenu en Turquie ? Il semble que les Turcs auront du mal à remplir d'ici quelques mois les conditions mises à la libéralisation des visas, étant donné le durcissement du régime. Par conséquent, l'accord peut-il aboutir à quelque chose ?
Deuxièmement, j'évoquerai le livre de Kadri Gürsel, journaliste au quotidien Milliyet licencié en conséquence du durcissement du régime vis-à-vis de la presse. Kadri Gürsel avance l'idée que l'AKP avait dès son arrivée au pouvoir la volonté d'instaurer un régime proche de celui des Frères musulmans en Egypte. La demande de reprise des négociations avec l'Union européenne aurait été seulement destinée à rassurer les investisseurs. Bref, il n'y aurait pas eu de virage d'Erdogan. Au vu de cette analyse, la réforme constitutionnelle a-t-elle des chances de réussir ? Il y a-t-il un risque sérieux pour la démocratie ?
M. Claude Haut. - Les exposés de Mme Dorothée Schmid et de M. Didier Billion nous montrent bien la complexité de la situation en Turquie.
Ma première question concerne la situation extérieure. Historiquement, la Turquie fait figure de pivot géopolitique au Moyen-Orient entre l'Occident et la Russie. Qu'en est-il après les incidents avec la Russie ? Surtout, la montée de l'Iran et de l'Arabie Saoudite, qui aspirent eux-mêmes à être des pôles incontournables, ne remet-elle pas en cause le rôle de la Turquie ?
Ma deuxième question concerne le problème intérieur lié aux Kurdes. Il ne semble pas y avoir de solution militaire en perspective. Quels facteurs sont susceptibles de favoriser un retour à la négociation politique en interne ?
Ma troisième question concerne les relations avec l'Union européenne. Y a-t-il du côté turc une réelle volonté d'adhésion à l'Union européenne, ou bien les Turcs souhaitent-ils profiter de la situation pour obtenir de l'Union européenne quelques avantages, du type de l'aide financière qui leur a été promise ?
M. Robert del Picchia. - M. Abdullah Gül, ancien président de la République de Turquie, m'a expliqué à plusieurs reprises que le moment venu, ce n'était pas l'Union qui refuserait l'entrée de la Turquie en son sein, mais la Turquie qui refuserait l'adhésion au vu des conditions qui y seront posées. Ces conditions seront considérées comme inacceptables par l'aile dure de l'AKP.
Autrement dit, la stratégie des autorités turques serait de dire au peuple turc que la Turquie adhérera à l'Union, pour finalement imposer à l'Union européenne un accord particulier. Cette analyse est-elle encore valable ?
Ma deuxième question concerne l'armée : est-elle encore l'ascenseur social qu'elle a été par le passé ?
Je voudrais évoquer enfin les entreprises françaises en Turquie. En dépit des difficultés économiques, elles continuent d'y faire des affaires. L'usine Renault à Bursa a produit par exemple 1.043.000 voitures l'année dernière.
M. Jeanny Lorgeoux. - Quels sont aujourd'hui les soutiens du régime de l'AKP ?
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Concernant la situation politique en Turquie, vous avez fait référence à deux phases : une phase dynamique positive jusqu'en 2013, puis un verrouillage liberticide. La situation de la presse en est un exemple. Plusieurs dizaines de journalistes sont emprisonnés selon nos informations, mais d'autres pressions plus subreptices, notamment fiscales, seraient à l'oeuvre. Pouvez-vous le confirmez ?
Comment ressentez-vous la position de l'Europe ? Jusqu'où est- il acceptable de fermer les yeux sur la dérive ? Vous avez évoqué la nécessité de maintenir des « liens exigeants » - mais le niveau d'exigence semble être aujourd'hui assez bas. Qu'en est-il selon vous ?
Enfin, ne pourrait-on pas dire que pour le pouvoir turc, l'ennemi n'a pas le visage de Daech mais plutôt des combattants Kurdes ?
M. Bernard Cazeau. - Si l'on fait de la prospective, on peut espérer des évolutions sur le plan intérieur. On peut aussi espérer des évolutions quant au problème syrien. En revanche, on ne voit pas d'évolution possible pour le problème kurde - sinon l'évolution vers la guerre civile. Selon vous, l'option guerrière est-elle la seule perspective envisageable ?
Mme Josette Durrieu. - Je crois bien connaître la Turquie, pour avoir suivi ce pays pour le Conseil de l'Europe pendant cinq ans et m'être rendue en Turquie à de nombreuses reprises depuis 2002, et je ne suis pas d'accord avec l'analyse développée sur plusieurs points.
Est-il difficile d'obtenir de l'information en Turquie ? Non. Je suis rentrée dans toutes les prisons, j'ai vu tous les généraux, j'ai vu les journalistes. J'ai pu rencontrer le chef d'état-major des armées turc. La seule chose que je n'ai pas réussi à faire, c'est aller voir Ocalan sur son île.
Il y a une forte culture démocratique dans le pays, une culture de la laïcité, et un respect de l'Etat. Pour cette raison, je crois que les Turcs n'accepteront jamais un régime présidentiel. Le peuple n'en veut pas et Erdogan s'en est rendu compte.
Vous avez dit à juste titre que l'opposition était faible. Mais il s'opère une diversification politique au détriment des nationalistes. Le paysage politique se compose dans l'ordre d'importance de l'AKP, du CHP des anciens kémalistes, du HDP des Kurdes et, seulement en quatrième position, des nationalistes, qui reculent.
La Turquie reste une puissance majeure. Il faudra considérer qu'elle peut avoir un rôle géopolitique, y compris pour l'Europe.
Vous n'avez pas parlé de la confrérie Gülen. C'est tout de même le premier adversaire de l'AKP, adversaire qui a formé des générations de policiers et de juristes. L'imam Fethullah Gülen vit aux Etats-Unis mais exerce une influence majeure.
En définitive, la société turque me semble être une société en ébullition. Le premier problème de la Turquie, c'est Erdogan. La deuxième question qui se pose, c'est la question kurde. Je crois que les autorités turques ont un temps réellement voulu résoudre le problème kurde. Ils ont réussi sur 80 % des points, mais ont achoppé sur celui de la définition du citoyen : pour le pouvoir, le citoyen est le Turc, pour les Kurdes, c'est le citoyen de Turquie. Le troisième problème, c'est la Russie. La situation est tendue. Certains observateurs observent une stratégie de reconquête de Constantinople par l'Eglise orthodoxe russe. Dans ces conditions, comment mener des négociations ? Concernant les réfugiés, il faut reconnaître que les Turcs ont fait un effort maximum. Les camps de réfugiés sont devenus une vitrine pour Erdogan.
Mme Nathalie Goulet. - Concernant la Turquie, on pourrait résumer vos propos par les notions de potentiel, de paradoxe et de gâchis : cela me fait penser à l'Iran ! Dans les deux cas, nous sommes déçus jour après jour par la politique menée. Après Davos, après la flottille de Gaza, après une politique dure à l'égard d'Israël, comment expliquer ce virage soudain vers « Israël est notre ami » : s'agit-il d'une tentative pour constituer un axe Turquie-Israël-monarchies du Golfe contre l'Iran ?
Mme Bariza Khiari. - L'étude des mouvements religieux de cette région du monde est importante car ceux-ci ont un fort impact politique. Fethullah Gülen est à la tête d'un mouvement nommé « Hizmet », ce qui veut dire « service », d'inspiration soufie. Pour moi c'est un peu la version islamique du calvinisme car il a des ramifications très importantes dans le monde économique. Ce mouvement a joué un rôle dans la crise politique que connaît la Turquie depuis 2014. Fethullah Gülen, qui soutenait Erdogan, s'est finalement avéré un adversaire redoutable depuis la mise au jour de la corruption autour d'Erdogan et de sa dérive autoritariste. Est-ce que les militants de Hizmet sont toujours inquiétés ? On les accusés d'être un Etat dans l'Etat au sein de la police, de la justice, de l'éducation et de la presse...
M. Michel Boutant. - L'Allemagne entretient avec la Turquie des relations anciennes. Quel est le rôle de l'Allemagne dans les relations entre l'Union européenne et la Turquie ?
M. Alain Néri. - Je suis étonné que l'on n'ait pas évoqué le malaise de la jeunesse : des manifestations se sont déroulées en mai-juin 2013 avec une très forte mise en cause du régime. Lorsqu'on parlait à cette époque avec des Turcs et avec des diplomates, ils affirmaient que le régime était en train de vaciller. Depuis, on n'entend plus parler de ces manifestations : sont-elles empêchées par la répression ou simplement oblitérées par la crise syrienne ?
M. Jean-Marie Bockel. - Vous avez évoqué la volonté « cosmétique » de réconciliation avec le PKK et Ocalan. Les faits vous ont donné raison, pourtant en 2013 des députés kurdes y croyaient beaucoup ; je pensais que la réconciliation aurait lieu après les élections, en quoi je me suis trompé. Que faut-il en penser ? Par ailleurs, on a longtemps dit que la société civile était forte et constituait un frein aux dérives en Turquie : était-ce seulement une vision stambouliote ?
Mme Michelle Demessine. - Est-ce que le Gouvernement turc est un Gouvernement laïque ? À travers l'intervention de Mme Schmid, on peut noter des similitudes avec le Gouvernement d'Ennahdha en Tunisie, notamment en ce qui concerne l' « akapéisation » des fonctionnaires, pour moi contraire à la démocratie. Par ailleurs, la question kurde, pourtant essentielle, a été peu traitée par la communauté internationale, sauf depuis la guerre d'Irak. Elle a ensuite évolué avec l'autonomie du Kurdistan, puis avec le rôle joué par la PYD syrien. Il convient de regarder avec davantage d'attention le projet politique du territoire du Rojava, en particulier le rôle que les femmes y jouent, au-delà même de leur rôle dans la résistance armée, dans cet océan géographique où règne la discrimination. Dernier point, on parle très peu des prisonniers politiques. J'ai toujours été frappée du très grand nombre d'élus et notamment de députés prisonniers politiques, ce qui n'a jamais suscité une grande émotion.
Mme Dorothée Schmid. - Malgré une certaine mise en scène, les réfugiés présents dans les camps ne représentent que 10 % de l'ensemble, leur situation n'est donc pas représentative de la situation des réfugiés en Turquie. Les droits des réfugiés en matière d'intégration à la société turque sont extrêmement limités, le gouvernement turc n'ayant eu jusqu'à présent aucune politique à leur égard, se contentant de laisser faire. Néanmoins, il est en train de réaliser la difficulté que va représenter la gestion de ces trois millions de réfugiés syriens. La tentation existe de les renvoyer en Syrie ou de contenir leurs arrivées depuis ce pays, comme l'ont illustré la fermeture de la frontière lors des opérations militaires russes autour d'Alep dans le nord de la Syrie et l'envoi par la Turquie d'organisations visant à construire des camps de réfugiés sur le territoire syrien. La question des réfugiés implique aussi des négociations compliquées avec l'Union européenne, chacune des parties ayant beaucoup à perdre dans cette affaire. Mais au-delà de la Turquie, il importe de prendre en compte les déséquilibres politiques que la présence de ces réfugiés syriens ne manquera pas de susciter dans des pays tels que la Jordanie, le Liban mais aussi l'Irak.
Concernant la presse, des pressions économiques ont effectivement été exercées, mais dans le même temps, les grands groupes de presse doivent aussi tenir leurs comptes à jour. Il faut également évoquer la politique de rachat des grands journaux par des communautés proches de l'AKP. Par ailleurs, il y a la vindicte personnelle du président contre la presse et les éditorialistes, que traduisent les quelque 2000 procès en cours pour insultes contre Erdogan, les menaces de mort ou les mises à pied de journalistes, les directeurs de grands journaux estimant qu'ils ne sont plus en mesure de travailler. Enfin, le siège du journal Hürriyet à Istanbul a été attaqué à deux reprises par des militants de l'AKP, dirigé par un député de ce mouvement, la réaction tardive du régime à ces attaques étant particulièrement préoccupante.
La disparition de Gülen est considérée comme acquise en Turquie, les opérations de « nettoyage » menées depuis 2013, dont la dernière a été la mise sous séquestre de Zaman, ayant été très efficaces.
Concernant l'économie, les entreprises françaises sont très préoccupées de l'évolution de la gouvernance en Turquie, du niveau de corruption et de clientélisme, ainsi que de la complexité du discours économique. L'annonce récente d'une augmentation incontrôlée du salaire minimum risque notamment de mettre à mal la situation des grandes industries qui se sont installées en Turquie.
Enfin, sur la question kurde, qui a une importante répercussion régionale, on assiste à une même logique d'autonomisation dans les trois pays où les Kurdes sont présents : ce mouvement est quasiment parvenu à son terme en Irak où un nouveau referendum est envisagé au profit du Kurdistan ; si les kurdes irakiens n'ont pas forcément intérêt à l'indépendance, celle-ci pourrait leur échoir par défaut, comme résultat des conditions régionales. En Syrie, il s'agit, après la sécurisation du territoire kurde par des opérations de « nettoyage ethnique » et un renforcement de la mainmise du PYD, d'obtenir par la négociation une redistribution des cartes et une fédéralisation du pays, le Kurdistan syrien, soutenu par les Russes, devenant un conflit gelé ; bénéficiant de l'appui de la Russie tout en restant en bons termes avec les Etats-Unis, le PYD a ainsi obtenu de nombreuses victoires politiques ; enfin en Turquie, où les kurdes étaient légitimistes, la question est de savoir si le clivage lié aux opérations de sécurité à l'est va conduire à détacher définitivement de l'Etat turc toute une partie de la communauté kurde.
M. Didier Billion - La laïcité à la turque est respectable mais elle n'est nullement comparable avec la laïcité à la française. Dès Mustapha Kémal, c'est un système de coercition sur la religion et d'instrumentalisation de celle-ci. Quant à la société civile, bien qu'il soit difficile de définir ce terme, on observe bien depuis la fin des années 90 une multiplication des ONG, des associations, ce qui est une réalité nouvelle face à la toute-puissance de l'Etat. Cette formation d'une société civile est difficile et non linéaire. Pour prendre un exemple, l'association du patronat mondialisé, la TÜSIAD - il existe plusieurs fractions patronales- a pied dans le débat politique et arrive à faire valoir ses positions parfois opposées à celles du Gouvernement. Il existe ainsi en Turquie, de manière originale pour la région, un patronat qui n'est pas rentier. Par ailleurs, les ramifications du mouvement Gülen restent très importantes. Ceux qui apparaissent comme des Gülénistes sont dans la ligne de mire du pouvoir, à tous les niveaux, y compris dans la presse. Gülen n'a pas dit son dernier mot même s'il est sur la défensive. Erdogan parle de ce mouvement comme d'un Etat parallèle et, depuis quelques semaines, comme étant égal au PKK, alors que les mouvements n'ont aucun rapport et que Gülen a vivement critiqué le PKK. La Russie et l'Iran s'imposent dans la région depuis déjà quelques décennies. Lors de l'accord du 14 juillet 2015 avec l'Iran, les autorités turques se sont félicitées de la réinsertion potentielle de l'Iran dans le jeu régional et international. D'ailleurs, malgré toutes les divergences qui existent entre ces deux États, notamment à propos du dossier syrien, les relations ne sont pas rompues. Davutoglu était il y a deux semaines en Iran et il y a des échanges économiques et d'hydrocarbures. Toutefois, l'Iran va nécessairement s'affirmer dans les années à venir sur les terrains économique et politique dans le Caucase, en Asie centrale et au Moyen-Orient, devenant ainsi le grand concurrent de la Turquie. Ce sera un jeu difficile et compliqué.
Est-ce qu'il y a un axe entre la Turquie, les États du Golfe et Israël contre l'Iran ? Je ne raisonne pas ainsi, préférant ne pas entrer dans la grille d'analyse « sunnites contre chiites » qui n'est pas pertinente, bien que ce soit une hypothèse. En revanche, la crise violente qui durait depuis quelques années entre la Turquie et Israël est sur le point d'être dépassée, non pas pour encercler l'Iran mais en raison des découvertes et de l'exploitation de gisements d'hydrocarbures en Méditerranée orientale : au vu des difficultés politiques qu'elle a avec la Russie et qu'elle va probablement avoir avec l'Iran, la Turquie doit maintenir son approvisionnement pour entretenir ses progrès économiques. C'est pourquoi Erdogan a récemment déclaré qu'Israël restait un partenaire important.
Sur le terrorisme aux deux visages kurdes/Daech, il est insupportable qu'après l'attentat de juillet dernier à Suruç, le président Erdogan ait instrumentalisé cet attentat pour relancer la guerre contre le PKK en disant qu'il était le seul capable de s'opposer aux attaques dont la Turquie est victime. Fin politique, il a ainsi joué la stratégie de la tension avec maestria car il a remporté l'élection en novembre. En tout état de cause, il convient de parler « des terrorismes » et non pas « du terrorisme » car Daech et le PKK ne partagent ni histoire, ni dynamique politique, ni mode opératoire, ni agenda communs. Depuis juillet dernier, l'essentiel des efforts turcs se concentre sur le PKK et non sur Daech. Par ailleurs, je n'ai pas dit que le PYD était égal au PKK, mais que le PYD était la projection du PKK, ses cadres militaires étant issus du PKK.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. -Nous reviendrons sur ces sujets de fond à l'occasion du rapport de nos collègues.
Je vous remercie.