CONTRIBUTION
M. Jean-Yves Le déaut, député, premier vice-président de l'OPECST
Quelques jours seulement avant le début du débat sur le projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte à l'Assemblée nationale, l'audition organisée au Palais de Luxembourg le 25 septembre 2014 a, fort opportunément, permis de faire le point sur le tournant énergétique outre-Rhin. À l'heure où notre pays fixe ses orientations en matière énergétique pour les prochaines décennies, il apparaissait, en effet, important de tirer les leçons de l'expérience allemande.
Dès la fin des années 1990, nos voisins se sont engagés résolument dans le développement des énergies renouvelables, principalement éolienne et solaire, mais aussi issues de la biomasse. Cette nouvelle politique, dite de modernisation énergétique, s'est concrétisée en 2011 par le vote, d'une part, de la première loi sur l'énergie renouvelable EGG ( Erneuerbare Energien Gesetz ), qui introduit le principe de tarifs d'achat garantis sur vingt ans dont le surcoût est répercuté sur les consommateurs (via la redevance EGG-Umlage ) et, d'autre part, de la loi sur la sortie de l'atome ( Atomaustieg ) qui prévoit la fermeture de l'ensemble des centrales nucléaires au cours d'une période de vingt ans.
Au fil des réformes qui ont suivi ces deux lois initiales, l'Allemagne s'est fixé des objectifs toujours plus ambitieux, en ce qui concerne l'accroissement de la part des nouvelles énergies décarbonées (pour l'électricité, 35 % en 2020, 45 % en 2025 et 60 % en 2035), le rythme de la rénovation thermique des logements (2 % par an), la diminution de la consommation d'énergie primaire (- 20 % jusqu'à 2020 et - 50 % avant 2050), ainsi que la réduction des émissions de gaz à effet de serre (- 40 % à l'horizon 2020 et - 80 % à 95 % avant 2050).
En matière de développement des énergies renouvelables, le tournant énergétique allemand représente un incontestable succès. En 2014, ces énergies ont généré plus du quart de l'électricité consommée par nos voisins (25,8 %, contre 17,7 % en France), succès d'autant plus notable que la part d'hydroélectricité reste faible (3,4 %, contre 12,6 % en France). L'effort consenti dans ce domaine depuis quinze ans en Allemagne a conduit à une décroissance très rapide des coûts dans le solaire et l'éolien terrestre, dont tous les pays tirent aujourd'hui les bénéfices. Qui plus est, l'essentiel de la production électrique allemande demeurant d'origine fossile - 43,6 % à partir du charbon (houille et lignite) et 9,6 % à partir du gaz -, l'appel aux nouvelles énergies décarbonées contribue à limiter les importations énergétiques du pays.
Si les espoirs mis dans le développement de l'industrie photovoltaïque ont été pour partie déçus du fait de la concurrence asiatique, le tournant énergétique a néanmoins permis de créer de l'ordre de 380 000 emplois dans le secteur des énergies renouvelables 10 ( * ) . Comme le précise le ministère allemand de l'écologie, il s'agit toutefois là de chiffres bruts, ne prenant pas en compte les destructions d'emplois survenues simultanément dans d'autres secteurs, par exemple suite à la fermeture de certaines centrales électriques.
Plusieurs participants à cette audition ont, à juste titre, souligné la forte adhésion de la société civile au tournant énergétique. Une très large majorité des Allemands se déclarent toujours favorables à ce dernier et près d'un quart d'entre eux - sans doute les plus aisés - disposés à payer plus cher pour le mener à bien. La politique de développement des énergies renouvelables et de sortie du nucléaire, à l'origine lancée par une coalition entre le SPD et les Grünen , a été poursuivie en dépit des alternances politiques. En quinze ans, elle n'a connu qu'une unique et brève inflexion, avec l' Energiekonzept de 2010 qui proposait d'allonger d'une dizaine d'années la durée de vie des réacteurs nucléaires.
L'accident de la centrale de Fukushima, en remettant à l'ordre du jour le tournant énergétique, a conduit au vote, à l'été 2011, du Gesetzespaket zur Energiewende (paquet législatif pour le tournant énergétique) qui prévoit la sortie du nucléaire en 2022. Ces dispositions se fondaient sur le quadruple pari d'un appel transitoire aux énergies fossiles, pour compenser à la fois l'intermittence des principales énergies renouvelables et l'arrêt des centrales nucléaires, d'un renforcement accéléré des réseaux, afin d'évacuer les surplus de production de ces énergies en période fortement venteuse ou ensoleillée, d'une décroissance soutenue de la consommation énergétique, permettant de réduire d'autant l'appel aux ressources fossiles, et d'une relative maîtrise des coûts.
Force est de constater que, à ce jour, les grands producteurs d'électricité allemands, mis en difficulté par la désorganisation du marché résultant de la production massive et erratique d'électricité par les énergies renouvelables subventionnées, peinent à maintenir en activité leurs centrales à flamme. Quant au réseau électrique, malgré le vote, dès juillet 2011, d'une loi spécifiquement destinée à faciliter son renforcement, son extension se heurte toujours à l'hostilité de la population. Les résultats obtenus en matière d'économies d'énergie s'avèrent également décevants. Ainsi, le rythme de rénovation des bâtiments sur les dernières années s'établit-il à la moitié de l'objectif fixé, en dépit d'un système de financement des travaux attractif, au travers de la banque publique KfW ( Kreditanstalt für Wiederaufbau ). Enfin, la croissance du prélèvement EGG-Umlage prévu pour financer les énergies renouvelables, n'a pu être maîtrisée. Celui-ci s'élevait, en 2014, à 23,6 milliards d'euros, un coût assumé par l'ensemble des consommateurs, à l'exception des industries électro-intensives. Ainsi, le prix de l'électricité est-il aujourd'hui pour nos voisins allemands le double du nôtre (en 2014 : 29,81 c€/kWh en Allemagne contre 15,85 c€/kWh en France).
Paradoxalement, la croissance rapide de la part des énergies renouvelables dans la production d'électricité allemande n'a pas conduit à une réduction concomitante des émissions de gaz à effet de serre. En 2013, les émissions de CO 2 du secteur électrique s'établissaient à un niveau pratiquement équivalent à celui de l'année 2000 - de l'ordre de 320 millions de tonnes - alors que, dans la même période, la contribution des nouvelles énergies a quadruplé. Cette relative stabilité ne s'explique pas seulement par la baisse conjoncturelle du prix du charbon, intervenue depuis 2012. Elle résulte également de la déstabilisation du marché de l'électricité qui affecte en priorité les centrales les plus récentes, non encore amorties, notamment celles à gaz, pourtant les mieux à même de compenser les fluctuations des énergies éolienne et solaire.
Certes, nos voisins ont commencé à tirer les leçons des difficultés rencontrées, notamment au travers d'une nouvelle loi sur les énergies renouvelables votée le 1 er août 2014. Néanmoins, une bonne part des surplus de production générés par ces énergies en Allemagne continueront à se déverser dans les pays frontaliers. Les capacités de transport et de stockage d'électricité de ces derniers sont mises à contribution de façon croissante, le plus souvent à leur corps défendant, pour faire face à la variabilité de la production allemande.
Je suis personnellement inquiet de l'évolution prévisible de la situation énergétique en Allemagne. Le développement accéléré des énergies éolienne et solaire dans ce pays accroît, d'année en année, le risque d'un black-out continental en cas d'hiver vraiment rigoureux. A minima , la poursuite de la politique engagée par nos voisins devrait faire l'objet d'une concertation au niveau européen.
Ainsi, à côté des réussites indéniables du tournant énergétique allemand, l'audition du 25 septembre 2014 a également mis en évidence plusieurs écueils susceptibles de contrecarrer sa poursuite ou du moins de retarder son aboutissement. L'essentiel de ces problèmes a été entrevu par l'Office parlementaire dès 2011, dans un rapport consacré à l'avenir de la filière nucléaire 11 ( * ) , publié quelques mois après le tremblement de terre et le tsunami survenus au Japon.
Les obstacles rencontrés aujourd'hui par l' Energiewende ne pourront être surmontés sans des avancées scientifiques majeures dans des domaines tels que le stockage de l'énergie, les réseaux intelligents, la rénovation thermique des bâtiments ou encore l'électrification des transports. Même si la transition énergétique en France se différenciera nécessairement de celle conduite en Allemagne, puisqu'il convient de prendre en compte nos atouts géographiques, économiques, scientifiques et industriels propres, les freins technologiques auxquels sont confrontés ces deux pays sont, pour une bonne part, communs.
En France comme en Allemagne, la réussite de la transition énergétique implique d'engager un effort considérable en matière d'innovation, comme démontré dans le rapport que j'ai présenté à l'Office avec le sénateur Marcel Deneux en juillet 2014 sur les freins réglementaires à l'innovation en matière d'économies d'énergie dans le bâtiment 12 ( * ) .
Dans une période difficile sur le plan économique, il s'avère donc plus que jamais pertinent de développer la coopération européenne en matière de recherche sur l'énergie, notamment avec nos voisins d'outre-Rhin qui disposent d'une avance certaine dans plusieurs domaines, comme la physique des bâtiments ou le stockage de l'énergie. C'est aussi la voie d'un renouveau industriel et de la conquête de nouveaux marchés porteurs d'emplois.
* 10 Zweiter Monitoring-Bericht «Energie der Zukunft », Bundesministerium für Wirtschaft und Energie (BMWi) , mars 2014.
* 11 Rapport sur l'avenir de la filière nucléaire en France n° 4097, déposé le 15 décembre 2011 par M. Christian Bataille, député, et M. Bruno Sido, sénateur.
* 12 Rapport sur les freins réglementaires à l'innovation en matière d'économies d'énergie dans le bâtiment : le besoin d'une thérapie de choc n° 2113, déposé le 9 juillet 2014 par M. Jean-Yves Le Déaut, député, et M. Marcel Deneux, sénateur.