F. DES QUESTIONS SOCIALES IRRÉSOLUES
1. La question endémique de la corruption
La corruption est un mal endémique en Asie du Sud-Est, que certains enracinent d'ailleurs dans la culture confucéenne de la gratification.
Selon Transparency International , la situation de la corruption s'est dégradée depuis 10 ans en Malaisie et aux Philippines, mais s'est améliorée dans les autres pays de l'ASEAN. Singapour est le pays moins corrompu, tandis que les Philippines et le Vietnam sont les plus corrompus.
Source : Transparency International, graphique du service économique régional de Singapour
Les témoignages recueillis au Vietnam par vos rapporteurs sont à cet égard éloquents : la question de la corruption est omniprésente, elle est vue comme un mal endémique qui freine le développement du pays.
La corruption y fonctionnerait par « effet buvard » : complément de salaire « indispensable » pour les fonctionnaires et titulaires d'autorité, elle contraindrait par contagion chacun à « récupérer » les sommes qu'il a dû lui- même verser à ce titre : « chacun s'emploie en quelque sorte à récupérer l'après-midi ce qu'il a dû payer le matin », entend-on dire. Ceci serait vrai pour tous les actes de la vie courante : pour se faire soigner à l'hôpital, à l'école pour que les enseignants s'occupent de son enfant, pour la moindre démarche administrative....
La sensibilité de l'opinion publique à ce phénomène est croissante et les pouvoirs publics ont entrepris de lutter contre le phénomène.
S'agissant du Groupe d'Action financière ( GAFI ) qui lutte contre le blanchiment de capitaux , l'Indonésie est sur sa liste noire depuis très longtemps, le gouvernement refusant le gel des avoirs terroristes. Ce qu'il a, in fine, accepté en février 2014. Cette action a été reçue avec satisfaction et est considérée comme un véritable pas vers la « sortie » de la liste noire en 2014 ou 2015. Le Laos demeure en zone grise pour le moment. En revanche, les Philippines et le Vietnam sont sortis des listes du GAFI respectivement en juin 2013 et février 2014.
2. Terrorismes, extrémismes, irrédentismes
La région est touchée par le terrorisme et les extrémismes, tandis que, dans cette véritable mosaïque ethnique, se pose avec acuité la question du traitement des minorités.
Certains observateurs pensent que Abu Sayyaf aux Philippines et Jemmah Islamiyah en Indonésie entretiennent des liens avec al-Qaida et sont en mesure de continuer à perpétrer des actes terroristes. Cependant, les efforts pour lutter contre le terrorisme, souvent avec l'appui des États-Unis, semblent avoir considérablement réduit leurs capacités. Les États-Unis entretiennent ainsi par exemple des forces militaires dans l'enceinte de bases philippines, à cette fin notamment.
En Indonésie , il existe des milices extrémistes 71 ( * ) , parmi lesquelles le Front des défenseurs de l'islam, (FPI) dont les actions violentes vont de la fermeture des boîtes de nuit à la persécution des Ahmadis , en passant par l'interdiction du concert de Lady Gaga à Jakarta (juin 2012).
Dans ce pays qui prône la tolérance entre les six religions reconnues par l'État, des incidents mettent régulièrement en lumière la montée de l'intolérance religieuse (problèmes de construction et d'utilisation de lieux de cultes chrétiens comme à Bogor, persécutions contre les Ahmadis ou les Chiites, destruction d'une des deux synagogues encore existantes mais abandonnées, application de la loi contre le blasphème...) dans un pays dont la population très majoritairement musulmane (à 88%) pratique pourtant un islam tolérant et ouvert, et où l'église et la mosquée sont bien souvent, symboliquement, situées à côté l'une de l'autre.
Pour autant, il faut noter que le Parti de la justice et de la prospérité (PKS), représentant la mouvance des Frères musulmans, n'a fait que 6,9% des voix aux législatives d'avril 2014, contre 7,9% en 2014.
Vos rapporteurs ont pu observer par ailleurs une montée du port du voile par les jeunes femmes indonésiennes, dont la signification est discutée. Signe d'une certaine radicalisation religieuse, d'une pression sociale accrue ou simple démarche (surprenante d'un point de vue européen) d' « affirmation vestimentaire » 72 ( * ) des femmes, la question est en débat.
Le sultanat de Brunei a quant à lui décidé, à l'occasion de son 67 ème anniversaire en 2013, d'une entrée en vigueur en 2014 de la charia 73 ( * ) en matière de droit pénal (même si l'application n'en sera, d'après certains experts, dans les faits peut être pas si rigoureuse qu'on pourrait le redouter).
L'APPLICATION DE LA CHARIA À BRUNEI Les peines prévoient notamment des châtiments corporels (hudud) ou la lapidation et seront appliqués aux contrevenants musulmans de plus de 15 ans dans plusieurs cas : Délits alimentaires : consommation d'alcool ou de drogue (40 coups de rotin, 80 en cas de récidive, 80 coups et 2 ans de prison en cas de multi récidive) ; vente de nourriture boisson ou tabac pour consommation immédiate dans un lieu public pendant le Ramadan (3 200 dollars d'amende et/ou un an de prison) ; Délits familiaux ou sexuels : toute femme célibataire quittant ses parents sans motif valable est passible de 800 dollars d'amende et/ou d'un an d'emprisonnement ; l'avortement est puni de 9 600 dollars d'amende et de 3 ans de prison maximum ; l' « intimité étroite » entre personnes de sexe opposé non mariés (sans relations sexuelles) est puni de 80 coups de rotin ; l'adultère est passible de lapidation, de même que l'homosexualité ; Délits de droit commun : le vol est passible de l'amputation d'une main, puis d'un pied en cas de récidive. Délits religieux : l'absence de prière le vendredi est passible de 160 dollars d'amende, l'apostasie est passible de mort. Source : Marie-Sybille de Vienne in « L'Asie du Sud Est 2014 », IRASEC, les Indes galantes, p. 153 et s |
En Birmanie , les violences observées dans l'Arakan s'inscrivent dans le contexte d'un demi-siècle d'insurrection musulmane dans ce pays. Les premiers rebelles Mujahids sont apparus dans l'Arakan lors de la deuxième guerre mondiale, à l'occasion d'affrontements entre les bouddhistes soutenus par les Japonais et les musulmans concentrés dans le Nord, soutenus par les Britanniques. Au-delà de la dramatique situation de la minorité musulmane des Rohingyas , on observe une certaine montée des radicalismes, non seulement dans les milieux musulmans, mais aussi bouddhistes, avec des moines militants très actifs, notamment sur les réseaux sociaux.
Si ce mouvement est à resituer dans le contexte plus général des conflits ethniques qui minent ce pays, des phénomènes de radicalisation diffuse sont observés par les ONG dans l'extrême Nord de l'Arakan ainsi que dans les camps de réfugiés de Sittwe, chef-lieu de l'Arakan. Alors que la pratique de l'islam y était jusqu'alors moins rigoriste, le port du voile tend à se généraliser, ainsi que l'interdiction de consommer l'alcool. En matière de soins également, l'accès aux femmes serait plus difficile, de même que les campagnes de prévention. Enfin, elle devient une cause de malnutrition, en raison de nouveaux « dogmes » alimentaires.
La question ethnique est en effet prégnante en Birmanie , véritable mosaïque où existent, malgré les négociations autour d'un cessez-le-feu, des situations insurrectionnelles dans plusieurs parties du pays (notamment en région Kachin , où des exactions contre les civils sont régulièrement rapportées par les associations de défense des droits de l'homme 74 ( * ) ).
Plusieurs mouvements irrédentistes existent dans la région.
Des troubles ont affecté les Moluques et Sulawesi, en Indonésie, sans parler du Timor oriental ou d'Aceh.
Dans la fédération de Malaisie , c'est dans l'État de Sabah situé sur la partie insulaire de la Malaisie (île de Bornéo), qui détient le taux de pauvreté le plus élevé du pays, que des groupes armés sévissent. Dernièrement des rebelles philippins ont occupé un village de l'Est du Sabah (district de Lahad Datu) pour revendiquer l'ensemble de cet État au nom du sultan de Sulu.
Dans le sud thaïlandais , à majorité musulmane, quatre groupes rebelles mènent depuis 2003 des actions séparatistes. En 2013, un processus de négociations a été engagé à Kuala Lumpur entre l'État thaïlandais et le mouvement « Barisan Revolusi Nasional » (BRN) 75 ( * ) .
La région de Mindanao, au sud de l'archipel philippin , a toujours été le théâtre d'affrontements entre populations musulmanes, catholiques et groupes indigènes pour la possession de la terre. Ces rivalités se sont accentuées depuis le début du XX ème siècle, en raison notamment d'un phénomène de migration de populations chrétiennes du nord et du centre de l'archipel vers Mindanao. Les premiers affrontements entre le gouvernement philippin et des groupes indépendantistes musulmans, notamment le Front national de libération moro (MNLF) créé en 1969, ont débuté dans les années soixante-dix, faisant plus de 60 000 victimes entre 1970 et 1976. Les mouvements nationalistes musulmans se sont divisés avec la création en 1977 du Front islamique de libération Moro (MILF) à partir d'une scission du MNLF. Le gouvernement philippin et le Front islamique de Libération Moro (MILF) sont parvenus le 27 mars 2014 à un « accord de paix global sur Mindanao », qui prévoit la création d'une région autonome dans l'Ouest de Mindanao ; le Bangsamaro , objet d'un projet de loi puis d'une ratification référendaire.
Source : Ministère des affaires étrangères
3. La militarisation de l'appareil d'État
La question du poids de l'armée et de son rôle social et institutionnel est dans bien des États centrale.
Ainsi en est-il historiquement non seulement en Birmanie et en Thaïlande, mais aussi au Vietnam, voire en Indonésie, pays qui a pourtant entamé avec succès un tournant démocratique depuis plusieurs décennies. Dans bien des pays, le rôle de l'armée continue d'être sinon prédominant, du moins encore politiquement influent.
En Thaïlande , la junte militaire auteur du coup d'État (cf. ci-dessus) ambitionne de mener un programme de réformes de grande ampleur dans les domaines de la lutte contre la corruption, de la rédaction des textes de loi, du fonctionnement des agences indépendantes et du développement des infrastructures... Il faut noter qu'elle peut paradoxalement s'appuyer sur une série d'études qui font apparaître un certain soutien de la population. En effet, selon plusieurs sondages de l'Université Suan Dusit, 72% des sondés estiment que " la situation est redevenue plus calme " depuis le coup d'État, 50,8% sont " satisfaits " de la gestion de la junte, 49% estiment que la junte " exerce son pouvoir de manière appropriée ". D'autres enquêtes de l'Institut national NIDA indiquent que 41% des personnes interrogées souhaitent que Prayuth Chan-Ocha soit le prochain Premier ministre. Il convient cependant de prendre ces sondages avec précaution compte tenu du contexte (menaces, restrictions à la liberté d'expression, méthodologie incertaine). Parallèlement, répression, convocations et condamnations se poursuivent...
En Birmanie , la question de la place de l'armée (exorbitante dans la Constitution actuelle) est naturellement cruciale pour la future évolution du système politique.
4. Le respect des droits de l'Homme (et de l'enfant) et les entraves à la liberté d'expression politique
Outre la situation très préoccupante des minorités ethniques et des prisonniers politiques en Birmanie , évoquée ci-dessus, la situation des droits de l'Homme demeure préoccupante dans plusieurs États de la région.
Au Vietnam , par exemple, toute dissidence est réprimée par de lourdes peines de prison ou des mesures de privation des droits civiques. Un contrôle s'exerce en particulier sur les média et sur la blogosphère, très active dans ce pays. D'après les ONG 76 ( * ) , 200 prisonniers politiques seraient encore emprisonnés au Vietnam en mai 2014, soit un chiffre record en Asie du Sud-Est. Certaines sources 77 ( * ) font état de près de 2 000 arrestations de bloggeurs et militants pro-démocratie entre janvier et juin 2013. Le pays est classé dans les derniers rangs mondiaux par Reporters sans frontières pour la liberté de la presse.
La question du respect du droit des enfants touche particulièrement l'Asie, notamment dans les pays les moins avancés économiquement.
La région Asie-pacifique compte le plus grand nombre d'enfants astreints au travail : 113,6 millions d'après l'OIT 78 ( * ) , soit en moyenne un enfant sur huit (13,3 % en moyenne dans toute la région).
L'UNICEF fait état des chiffres suivants :
Travail des enfants (2005-2012) |
|
Cambodge |
36% |
Laos |
10% |
Vietnam |
7% |
Source : http://www.unicef.org/eapro/EN-FINAL_FULL_REPORT.pdf
* 71 Source : F. Raillon, « Indonésie, un archipel en émergence », juin 2012, communication à l'académie des sciences morales et politiques
* 72 Cette explication a notamment été défendue par des chercheurs du Think tank Habibi center à Jakarta
* 73 Voir l'article de Marie-Sybille de Vienne sur Brunei in « L'Asie du Sud Est 2014 », IRASEC, les Indes galantes, p. 153 et s.
* 74 Voir notamment http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2014/06/09/97001-20140609FILWWW00098-torture-de-civils-dans-l-etat-kachin-en-birmanie.php
* 75 Source : L'Asie du Sud Est 2014, IRASEC, article sur la Thaïlande
* 76 Voir notamment : http://www.fidh.org/en/asia/vietnam/14856-vietnam-free-the-over-200-imprisoned-dissidents
* 77 L'Asie du Sud Est 2014, IRASEC, article sur le Vietnam
* 78 http://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---dgreports/---dcomm/documents/publication/wcms_126691.pdf