II. LA RECHERCHE POUR LE DÉVELOPPEMENT, UNE POLITIQUE PUBLIQUE MAL CONSTITUÉE, UNE ACTION EXTÉRIEURE DISPERSÉE
La recherche pour le développement peine à trouver sa place parmi les politiques publiques que mène la France. En interne, comme d'ailleurs à Bruxelles, elle peine à se positionner entre recherche et développement et n'est pas toujours articulée de manière cohérente avec l'ensemble de l'action publique. Au Sud, elle se présente en ordre dispersé, et les récentes réformes n'ont pu y remédier.
A. UN POSITIONNEMENT INSTITUTIONNEL HYBRIDE AU SEIN DE NOTRE ACTION PUBLIQUE
La France est engagée dans la refonte de sa politique publique de la recherche comme de celle de sa politique de développement, et, prise en étau, la recherche pour le développement se trouve marginalisée de part et d'autre.
1. Une stratégie nationale de la recherche visant l'excellence et marginalisant la RpD
En présentant une stratégie nationale de recherche au printemps dernier et en préparant l'agenda stratégique de la recherche « France Europe 2020 » pour l'automne, le gouvernement a placé la recherche au centre de l'agenda politique de l'année 2013. Cette mobilisation s'inscrit en continuité d'Horizon 2020, huitième programme commun de recherche et de développement (PCRD) de l'UE pour 2014-2020 pour conforter la recherche européenne dans la compétition mondiale - et rationaliser son action, en regroupant ses outils et sa programmation (voir infra) .
La RpD fait-elle partie intégrante de la stratégie nationale de recherche ? Comment y est-elle définie et quelle place y a-t-elle en pratique ?
a) La mobilisation pour la « recherche d'excellence »
Avec la création d'alliances de recherche en 2009-2010, les grandes institutions publiques de recherche ont accepté de concevoir de manière coordonnée des programmes de recherche et de développement cohérents avec la stratégie nationale de la recherche.
Cinq alliances thématiques ont ainsi vu le jour :
- L'Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan), qui regroupe l'INSERM (qui en est l'actuel pilote), le CNRS, le CEA, l'INRA, l'INRIA, l'IRD, l'Institut Pasteur, la Conférence des présidents d'université (CPU) et CHU. Sans existence juridique, Aviesan n'en est pas moins très active puisqu'elle a créé en son sein dix Instituts thématiques multi-organismes (Itmo), qui sont autant de plateformes d'échanges et de réflexion thématiques - et qu'elle a également un « Groupe Aviesan Sud » (en 2010), pour pallier ce que les organismes ont perçu comme étant un défaut de stratégie et d'objectifs communs, scientifique comme géographique, de la recherche en partenariat avec les pays du Sud ;
- L'Alliance nationale de coordination de la recherche pour l'énergie (Ancre), créée en juillet 2009 par le CEA, le CNRS et l'Institut français du pétrole (IFP), rejoints par le Cirad, l'INRIA et l'INRA ;
- L'Alliance pour les sciences et technologies de l'information (Allistene), créée en décembre 2009 par le CEA, le CNRS, la CPU, l'INRIA, l'Institut Mines-Télécom et la Conférence des directeurs d'écoles et formations d'ingénieurs (CDEFI) ;
- L'Alliance pour l'environnement (Allenvi), créée en février 2010 par le CEA, le Cirad, le CNRS, la CPU, l'INRA, l'IRD, le Bureau de recherches géologiques et minières (BGRM), l'Institut de recherches en sciences et technologies pour l'environnement (Cemagref), l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer), le Laboratoire central des Ponts-et-Chaussées, Météo France et le Museum national d'histoire naturelle ;
- Enfin, l'Alliance nationale des humanités, sciences humaines et sciences sociales (Athena), créée en juin 2010 par la Conférence des grandes écoles, la CPU, le CNRS et l'Institut national des études démographiques (Ined).
Inspirée par le joint programming anglo-saxon (un seul conseil scientifique « large » examine tous les moyens mutualisés), cette mobilisation veut renforcer l'efficacité de la dépense publique (confiée à l'Agence nationale de la recherche), la coordination de la recherche publique, mais aussi une meilleure valorisation économique, en intensifiant les partenariats qui existent de longue date avec l'industrie.
Le fonctionnement d'Aviesan, tel que décrit par son président 44 ( * ) , est exemplaire de la souplesse et du fonctionnement par projet : l'alliance compte une quinzaine d'experts, choisis pour leurs compétences et qui peuvent mettre en place des groupes comme ils le souhaitent ; ces entités ne disposent ni de budgets, ni de structures précises, mais les programmes qu'elles décident ont un accès direct aux financements par projet de l'ANR, ou bien reposent sur les capacités d'action des organismes. Les membres de l'alliance sont également en lien direct avec le ministre de la recherche, qui les consulte régulièrement ; le groupe ainsi constitué est rapidement mobilisable et bien plus réactif en cas de crise, on l'a vu face à la grippe H1N1, où un plan d'action a été présenté dans les 24 heures, alors qu'il avait fallu des semaines, quelques années auparavant, face au virus chikungunya.
Ensuite, grâce aux alliances, les grands organismes de recherche « [parlent] désormais d'une seule voix à l'étranger et [ils sont] bien plus lisibles qu'auparavant, ce qui constitue un changement considérable par rapport à la politique précédente. ». Concrètement encore, l'alliance permet de focaliser les programmes sur des priorités communes, avec un effet de masse face à des concurrents comme le Wellcome Trust et le Medical Research Council (à l'exemple du laboratoire de l'Institut Pasteur au Cambodge, cité plus haut).
b) Quelle articulation avec la recherche pour le développement ?
Cette mobilisation légitime pour la recherche d'excellence, cependant, laisse-t-elle suffisamment de place à la recherche en partenariat avec les pays du Sud ? Comment l'articulation se fait-elle ?
Votre mission doit constater que les stratégies visant l'excellence ont « naturellement » tendance à écarter de leur champ d'intervention les pays les moins bien lotis en infrastructures de recherche.
La description du partenariat par le directeur général de l'Inserm traduit bien l'importance des prérequis du partenariat d'excellence et la pente naturelle qui en exclut les pays les moins avancés :
« Les choix [des partenariats et des objets d'étude] reposent sur l'excellence. L'Inserm développe des laboratoires internationaux associant des chercheurs de l'Institut et des chercheurs étrangers, qui ont la volonté de travailler ensemble sur une même thématique et qui sont complémentaires. Le laboratoire international est donc implanté à deux endroits différents. Nous payons les déplacements de nos chercheurs et l'autre laboratoire, paye les déplacements des siens. Ces laboratoires internationaux associés ne coûtent pas cher et sont situés aux États-Unis, au Canada, au Japon, en Corée, à Taïwan, en Inde, etc. Leur organisation repose sur une base égalitaire. Dans nos laboratoires en Inde, nous travaillons sur le diabète, les maladies cardiovasculaires, etc. Nous avons également des laboratoires en Amérique du Sud, au Mexique, au Brésil, nous avons ainsi noué beaucoup de liens avec les universités brésiliennes, établis sur l'excellence . » 45 ( * )
Dans cette perspective, « une recherche est bonne, ou bien elle n'est pas de la recherche » ; dès lors, toute autre considération que la constitution des meilleures équipes passera pour une contrainte inutilement pesante. Des responsables d'organismes de recherche reprochent ainsi aux diplomates de se mêler de recherche, soulignant les ambiguïtés de la diplomatie scientifique.
« Je déplore que la politique du ministère des affaires étrangères soit déconnectée de nos actions. Ce ministère a tendance à lancer ses propres projets et à organiser des réunions avec des chercheurs, sans que ces derniers soient évalués. Faire une mauvaise recherche dans un pays du Sud ne sert à rien, ni aux chercheurs du Nord, ni aux chercheurs et aux populations du Sud. Le problème, c'est d'arriver avec des projets qui ne relèvent pas vraiment de la recherche et de croire que les chercheurs du Sud y seront intéressés, alors que, dans chacun des pays où nous travaillons, des chercheurs excellent dans leurs domaines, même s'ils manquent parfois de formation et de financements, ce en quoi nous pouvons les aider. »
« L'Inserm n'a pas vocation à dire dans quels pays la France a intérêt à s'implanter, c'est le rôle de la diplomatie, du ministère des Affaires étrangères ; symétriquement, ce ministère ne devrait pas se mêler de recherche, ce n'est pas sa compétence. »
Ces propos, qui ont le mérite de la franchise et de la clarté, rendent compte que les difficultés d'articuler recherche d'excellence et renforcement des capacités relèvent aussi de la gouvernance de la RpD - et de son caractère plus ou moins prioritaire dans nos politiques publiques.
Parallèlement, la recherche pour le développement peine à trouver sa place dans notre action publique en faveur du développement.
2. Un manque de liens entre la RpD et les acteurs opérationnels de la politique française du développement
Votre mission souligne ce fait après bien d'autres : l'action extérieure de la France en matière de développement fait une place insuffisante à la recherche - au premier chef, l'AFD n'est pas assez connectée aux grands opérateurs de la recherche .
La directrice générale de l'Agence nationale de la recherche l'a reconnu devant votre mission : les liens de l'ANR avec l'AFD « sont quasiment inexistants » 46 ( * ) . Même chose au Cirad : « L'articulation avec l'AFD reste à penser (...) la programmation amont qui se fait entre l'AFD et les pays tiers partenaires pourrait mieux impliquer le Cirad. » 47 ( * ) .
Ce constat est troublant, parce qu'il témoigne d'un cloisonnement par circuits financiers tout à fait obsolète , que la stratégie nationale de la recherche et les réformes intervenues ces dernières années ont voulu dépasser. Devant votre mission, M. le Ministre Pascal Canfin a déploré que la recherche n'inspire pas davantage les politiques publiques, qu'elle ne se traduise pas suffisamment en actions. L'AFD détient, en tant que premier bailleur de fonds bilatéral, des moyens de valoriser la recherche bien supérieurs à ceux des organismes de recherche et a fortiori des postes diplomatiques. Cette position n'implique nullement de confier la compétence recherche à l'AFD, d'en faire dépendre tout ou partie du financement des projets - mais plutôt d'inclure l'Agence dans les comités d'orientation de la recherche à l'échelon national. Votre mission a pu constater, au Tchad par exemple, que des liens existent entre les opérateurs, que l'AFD est active et incontournable sur des pans entiers de la recherche pour le développement - en l'occurrence, sur le pastoralisme, mais également pour la diffusion de certains programmes (colloques).
3. L'action française en matière de recherche pour le développement, mal connue des institutions européennes
D'une manière analogue à ce que votre mission a pu constater à l'échelon national, la recherche que mène la France en partenariat avec les pays du Sud semble insuffisamment connectée à l'action menée par l'Union européenne en faveur du développement, alors même que l'UE est le premier bailleur mondial (devant les États-Unis) en matière d'aide publique au développement.
Les instituts de recherche pour le développement, comme tous les organismes français de recherche, considèrent surtout l'UE comme un guichet de financement . Les crédits communautaires consacrés à la recherche augmentent en effet de manière continue depuis trente ans, atteignant 52,7 milliards d'euros pour le 7ème Programme-cadre pour la recherche et le développement technologique (PCRDT) qui couvre les années 2007 à 2013. Prolongeant cette tendance, le prochain programme-cadre pour 2014-2020, dénommé « Horizon 2020 », devrait bénéficier d'environ 70 milliards d'euros , sous réserve que le Parlement européen approuve l'accord obtenu au Conseil européen de février 2013 sur le prochain cadre financier pluriannuel.
L'actuel programme-cadre compte quatre rubriques principales : le programme « Coopération » absorbe la majorité des crédits (32 milliards d'euros) et soutient les projets de recherche collaboratifs ; les trois autres programmes (« Idées », « Personnes » et « Capacités ») soutiennent respectivement l'excellence scientifique (7,5 milliards d'euros), la mobilité des chercheurs (actions Marie Curie bénéficiant de 4,75 milliards d'euros) et le soutien aux infrastructures de recherche (4,1 milliards d'euros). L'UE finance donc des projets de recherche, des bourses, des infrastructures de recherche... L'objectif premier de ces programmes est bien entendu la construction d'un espace européen de la recherche pour renforcer les capacités de recherche de l'Europe et lui permettre d'atteindre les masses critiques et de devenir un acteur clé de la recherche mondiale. Mais, parce que la recherche se fait précisément à l'échelle mondiale et que de nombreux défis sont planétaires (maladies émergentes, sécurité alimentaire, changement climatique...), l'UE n'ignore pas l'enjeu que constitue l'insertion des pays en développement dans cette recherche mondiale 48 ( * ) . Parmi les projets que l'UE finance, certains sont ainsi menés par des équipes mixtes UE/pays tiers : aujourd'hui, un cinquième des projets de recherche de l'UE intègre au moins un partenaire qui n'est pas originaire de l'UE. Et les bourses Marie Curie financent la mobilité et la formation de chercheurs issus de 80 pays différents.
Néanmoins, comme l'a souligné la cour des Comptes dans son rapport sur le financement public de la recherche, paru en juin 2013, les chercheurs français peinent à obtenir des financements de l'UE : si la France a contribué au 7 ème PCRDT à hauteur de 6 milliards d'euros entre 2007 et 2012, les chercheurs français n'ont obtenu que 3,42 milliards en retour sur la période 2007-2012. Même si les financements du PCRDT atteignent, pour les chercheurs français, un montant tout de même significatif (694 millions d'euros en 2011, à rapprocher des 728 millions d'euros de financements sur projets de l'Agence Nationale de la Recherche), la Cour des comptes reconnaît que le montage et la coordination des projets européens constituent une charge lourde . Or, les travaux de coordination des projets européens ne sont pas reconnus en France dans l'évaluation de l'activité des chercheurs comme le sont par exemple leurs publications.
L'analyse de la Cour des comptes n'est pas spécifiquement ciblée sur les instituts dédiés à la recherche pour le développement, mais ces considérations de lourdeur et de complexité de montage des dossiers européens ont été souvent relayées par les personnes auditionnées par votre mission.
L'IRD indique que sa participation au programme cadre européen va croissant et obéit à une double logique : d'une part, travailler avec les meilleures équipes européennes sur les questions de recherche pour le développement 49 ( * ) ; d'autre part, faciliter l'insertion de nos partenaires du Sud dans les projets européens pour contribuer à la visibilité de leurs travaux. Les chercheurs français ont donc un rôle charnière à jouer pour permettre aux projets de recherche partenariale avec le Sud de répondre aux appels à projet et de bénéficier ainsi des financements européens, l'UE finançant généralement 50 ( * ) les équipes non européennes indirectement , via les projets collaboratifs qu'elles mènent avec des chercheurs européens.
Malgré leur complexité, les financements compétitifs européens sont devenus stratégiques pour la dynamique des équipes de recherche . Lors de leur entrevue à Bruxelles, le Dr Fadila Boughanemi et le Dr Leonidas Karapiperis, respectivement Senior Policy Officer pour la coopération internationale et Conseiller « Relations avec les organisations internationales » à la Direction générale Recherche et innovation de la Commission européenne, ont fourni au président de votre mission et à votre rapporteure des chiffres qui confirment l'importance de ces financements pour nos partenaires du Sud : par le biais des partenariats internationaux du 7ème programme-cadre, les pays ACP reçoivent, au titre du 7 ème PCRDT, 123 millions d'euros et se trouvent ainsi le premier récipiendaire devant les autres groupes de pays (pays à haut revenu, Asie, Russie/Pays de l'Est et d'Asie centrale, Amérique Latine, Pays méditerranéens).
Parmi les actions menées au titre de la coopération en matière de recherche, certaines ont assurément un impact important au Sud : ainsi, le programme European & Developing Countries Clinical Trials Partnership (EDCTP) est un programme européen de collaboration sur les maladies infectieuses (paludisme, SIDA, tuberculose) avec l'Afrique , cofinancé par la Commission européenne et les États membres 51 ( * ) . Y participent 14 États membres de l'UE, la Suisse, la Norvège et 47 pays de l'Afrique Subsaharienne. L'UE a déjà consacré 200 millions d'euros à ce projet au titre du 7ème PCRDT et devrait encore accentuer sensiblement son effort dans Horizon 2020 52 ( * ) . La première initiative de financement conjoint de projets de recherche collaboratifs entre Etats membres de l'UE et pays africains a été décidée dans le cadre de la coopération internationale du 7 ème PCRDT : l'appel d'offres conjoint pour ce projet dénommé ERAfrica a été lancé en janvier 2013 avec un budget de 11 millions d'euros 53 ( * ) . Le coordinateur de ce projet est le représentant de l'IRD et du CNRS en Afrique du Sud.
Lors de leur déplacement à Bruxelles, le président de la mission et votre rapporteure ont ainsi pu apprécier la mobilisation de la DG Recherche et innovation de la Commission en direction du Sud . En revanche, il leur est apparu que cette mobilisation rencontrait peu d'écho à la DG en charge du développement et de la coopération . Toutefois, cette DG finance aussi des programmes de recherche au Sud . Ainsi, dans l'enveloppe de 22 milliards d'euros que le 10ème Fonds européen de développement (FED) alloue aux pays ACP pour 2005-2013, des financements vont au renforcement de capacités, essentiellement par la formation et la construction d'infrastructures de recherche. Il arrive aussi que la DG Recherche de la Commission et la DG Développement et coopération s'associent pour investir dans le développement des capacités de recherche : il en est ainsi dans le cadre du 8 ème partenariat mis en place en 2007 entre l'UE et l'Union africaine sur les questions scientifiques 54 ( * ) . Parallèlement et depuis 2007, il existe également un Partenariat avec l'Union africaine qui porte sur les infrastructures et comporte quatre volets - transports, eau, énergie et TIC -, auxquels il serait utile d'ajouter un cinquième volet sur les infrastructures de recherche .
La nécessité de telles actions a été soutenue dès 1982 par M. Edgar Pisani, alors commissaire européen chargé du développement, qui déclarait devant le Parlement européen : « Le développement, ce n'est pas simplement le transfert technologique et l'assistance technique ; c'est l'acquisition par les pays les plus pauvres de la capacité de développer des techniques adaptées à leurs propres besoins, de former des hommes capables de les gouverner ». Le « Memorandum Pisani » d'octobre 1982 insistait notamment sur le besoin d'une recherche partenariale pour le développement.
Reçus par M. Razaaly, membre du cabinet du commissaire européen Andris Piebalgs, en charge du développement, le président et votre rapporteure ont constaté qu'en tout cas, nos instituts publics de recherche pour le développement n'étaient pas très audibles en tant que tels auprès de la DG Développement et coopération , qui travaille essentiellement avec des plateformes représentant les multiples acteurs non étatiques. Aux yeux de l'UE 55 ( * ) , ces instituts de recherche font donc partie des « organisations de la société civile » (OSC) au même titre que les ONG ou les associations 56 ( * ) . Certains organismes ou experts semblent néanmoins bien introduits à Bruxelles, où ils sont parvenus à se forger une forme de notoriété : le cabinet du commissaire a ainsi spontanément cité l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), que dirige Mme Laurence Tubiana.
Les organismes de recherche français ont pourtant organisé leur représentation à Bruxelles : créé en 1991, le Club des organismes de recherche associés (CLORA) fédère aujourd'hui 36 membres, dont 11 qui possèdent des représentants à Bruxelles, parmi lesquels on compte le CNRS, l'INRA, l'INSERM, l'IRD, la CPU 57 ( * ) ... Le CLORA est chargé de quatre types de missions:
- mise en synergie des compétences et des moyens consacrés aux relations de ses membres avec les institutions de l'Union européenne actives dans les domaines de la recherche, la technologie, l'innovation et la formation ;
- veille stratégique sur les programmes et les procédures communautaires dans ces domaines, en collectant et en analysant les informations utiles ;
- diffusion d'informations, via des notes thématiques, une gazette bimensuelle et un site web ;
- actions d'intérêt commun : organisation de séminaires, d'ateliers et de réunions d'information périodiques sur les activités de la Commission européenne ; aide à la recherche de partenaires, en particulier grâce au réseau de ses homologues européens à Bruxelles, l' Informal Group of Liaison Offices (IGLO).
Malgré l'existence du CLORA, la recherche pour le développement est difficilement audible à Bruxelles. Selon l'analyse qu'en fait M. Prieur, président du CLORA, la vision française d'une construction commune de savoir avec le Sud est sans équivalent, les autres États membres raisonnant plutôt en termes de transfert de technologie .
En outre, les organismes français de recherche pour le développement n'ont pas une taille critique suffisante pour assurer leur visibilité à l'échelon européen.
La recherche française pour le développement se trouve de fait marginalisée au niveau européen, en raison de la dichotomie latente entre excellence scientifique et aide au développement, dichotomie d'autant plus difficile à résoudre que l'Union européenne manque de pilotage politique.
4. Des difficultés supplémentaires, faute d'une politique d'ensemble
Non seulement partagée entre le monde de la recherche et celui du développement, la recherche pour le développement se trouve freinée par d'autres politiques publiques - notamment en matière d'immigration ou de défense -, avec lesquelles elle n'est pas articulée, faute de vision d'ensemble.
a) La politique des visas, souvent perçue comme un frein à la mobilité des chercheurs et des étudiants
La politique de coopération avec les centres de recherche et les universités du Sud passe par une politique de partenariat in situ dans les pays partenaires mais également par la mobilité de chercheurs et d'étudiants doctorants entre la France et les pays du Sud.
Or, notre politique d'accueil des étudiants étrangers et des chercheurs a été entachée depuis plusieurs années d'incohérences, nuisibles à sa lisibilité par l'extérieur.
Malgré des évolutions plutôt favorables au développement des échanges intellectuels et notamment à l'augmentation du nombre d'étudiants étrangers accueillis, l'hésitation entre la volonté d'accueillir les meilleurs éléments et l'obsession du « risque migratoire » a conduit, lors du dernier quinquennat, à une réduction des possibilités d'échange avec la France en contradiction avec les objectifs de partenariats au développement affichés.
Si, chaque année, 290 000 étudiants étrangers étudient dans notre pays, nous avons perdu du terrain, passant de la troisième à la cinquième place mondiale pour l'attractivité de l'enseignement supérieur en raison d'une politique des visas dissuasive.
Cette politique mise en place à partir de 2002 s'est notamment traduite par la circulaire du 31 mai 2011 (dite circulaire « Guéant») qui a particulièrement touché les élèves chercheurs qui souhaitaient une première expérience professionnelle, détournant de nombreux étudiants brillants, notamment francophones, vers d'autres destinations.
Comme l'a constaté votre rapporteure au Tchad et au Cameroun, la France a, notamment avec l'Afrique francophone, une opportunité de former des générations d'élites francophiles qu'elle est en train de manquer en les invitant à aller ailleurs.
Car la tendance est au repli. A titre d'illustration, la proportion des étudiants africains qui font leurs études en France parmi l'ensemble des étudiants africains qui effectuent leurs études à l'étranger a diminué de 7 points en l'espace de 4 ans, chutant de 36 à 29%.
Sources : Campus France Unesco
Les causes de cette désaffection sont nombreuses : le coût des études en France, l'attrait de la langue anglaise, la faible compétitivité des universités françaises, mais la première est une politique des visas dissuasive.
Tous les interlocuteurs rencontrés lors des déplacements de votre mission l'ont dit : il faut s'armer de courage et de patience pour faire une demande de visa auprès d'une ambassade française .
Malgré la bonne volonté du personnel des consulats, souvent en sous-effectif, les demandes de visa sont vécues comme un parcours du combattant. La lenteur des démarches administratives, notamment à l'approche de la rentrée scolaire, complique l'installation des étudiants : il arrive que le premier rendez-vous pour une demande de visa arrive après le jour de la rentrée scolaire, si bien que les étudiants la manquent. Un visa accordé avec retard oblige les étudiants à rattraper les cours qu'ils n'ont pu suivre, tandis que les bourses sont rarement délivrées en temps voulu. Il devient donc difficile de trouver un logement, de pouvoir subvenir à ses besoins et de réussir son année universitaire. Le nombre de bourses lui-même a tendance à diminuer sous le coup des restrictions budgétaires.
L'avis négatif de Campus France , qui se prononce sur la pertinence du projet d'études à la vue du cursus envisagé et des études déjà effectuées, n'est jamais transmis à l'étudiant, qui ne constate un refus éventuel qu'au consulat, sans en connaître les motifs . Souvent, les candidats ont dû présenter au consulat un billet d'avion et réunir les sommes exigées pour obtenir le visa : non seulement leur projet tombe à l'eau, mais ils ont perdu de l'argent. L'articulation actuelle d'une double procédure, celle de Campus France et celle du Consulat, a sa logique, mais elle ne prend pas assez en compte les contraintes des demandeurs.
La complexité administrative se double d'un sous-effectif des consulats qui doivent, par ailleurs, faire face à une multiplication de la fraude documentaire. En effet, plus la législation est restrictive, plus l'imagination des fraudeurs se développe, plus la méfiance des services consulaires s'accroît, plus les exigences et les délais pour obtenir un visa augmentent.
Une fois en France, beaucoup d'étudiants étrangers disent avoir l'impression d'être considérés différemment des autres étudiants étrangers, notamment issus du programme ERASMUS : ils ressentent de la méfiance à leur égard et se sentent souvent perçus, non pas comme des dirigeants et des entrepreneurs en devenir, mais plutôt comme des migrants potentiels. Ce climat peu accueillant peut les conduire à aller se former ailleurs.
Cette réalité concerne les étudiants mais aussi les chercheurs . Les anecdotes sont nombreuses : des colloques associant chercheurs français et étrangers qui ne peuvent se monter ; des collaborateurs de laboratoires français au Sud qui ne peuvent pas honorer des rendez-vous à Paris ; des professeurs qui décommandent des conférences faute de visa dans les temps.
Aujourd'hui, la législation française impose à des chercheurs de haut niveau de renouveler, parfois tous les trois mois ou chaque année, des visas au prix d'une longue procédure , d'une journée d'attente à la préfecture, avec un résultat toujours incertain.
Actuellement, pour entrer sur le territoire français, les étudiants inscrits en doctorat et les scientifiques-chercheurs titulaires d'une convention d'accueil visée par le préfet doivent être bénéficiaires d'un visa de long séjour valant titre de séjour (VLS-TS) valable un an, portant la mention « étudiant » ou « scientifique chercheur » 58 ( * ) .
Les étudiants doctorants et les scientifiques chercheurs peuvent se voir délivrer à l'issue de leur VLS-TS ou de leur carte de séjour, pour ceux déjà présents sur le territoire français, une carte de séjour pluriannuelle (L. 313-4 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile). La durée de cette carte doit correspondre, pour les doctorants, à la durée prévisible du doctorat, dans la limite de quatre ans et, pour les scientifiques chercheurs, à la durée prévisible de leurs travaux prévue par la convention d'accueil. Cette possibilité a cependant été très peu utilisée puisque 3 000 ont été délivrées en 2011 pour 280 000 étudiants.
L'impact de toutes ces contraintes est énorme. Les chercheurs doivent en effet pouvoir se projeter dans l'avenir, à moyen ou long terme. Le fait, pour eux, de ne pas être assurés de leur avenir et de ne pas savoir si leur titre de séjour sera renouvelé les place dans une insécurité qui n'est guère propice à un travail de recherche nécessairement étalé dans le temps. Le renouvellement annuel de la carte angoisse aujourd'hui nombre d'étudiants et de chercheurs étrangers. De surcroît, cela leur donne l'impression de ne pas être estimés à leur juste valeur.
b) Les partenariats scientifiques entravés par la protection du patrimoine scientifique et technique de la nation
L'accueil des chercheurs et doctorants se heurte à un autre obstacle, qui lui est cette fois opposé au titre de la défense nationale.
La protection réglementaire de notre patrimoine scientifique et technique a pris de l'importance au lendemain de la seconde guerre mondiale. Aux termes de la loi, la science fait désormais partie des intérêts fondamentaux de la Nation.
Un équilibre délicat doit donc être trouvé entre les nécessités de la sécurité nationale et l'ouverture qu'implique le développement de collaborations scientifiques avec des pays partenaires . Il est certain que la mondialisation de la recherche expose les activités scientifiques de la France à une menace réelle et croissante. Selon M. Frédéric Guin, Secrétaire général du ministère de l'Éducation nationale et du MESR et Haut fonctionnaire de défense et de sécurité, on recense depuis quatre ans plus de 5000 cas avérés d'atteintes au patrimoine scientifique et technique , émanant de ressortissants français ou étrangers et de laboratoires publics ou privés. Lors de son audition, M. Guin n'a malheureusement pas pu donner à votre mission d'exemples précis de telles atteintes. Il a seulement évoqué des cas où des recherches susceptibles d'aboutir à une exploitation commerciale font l'objet de brevets déposés dans un pays d'où était originaire un doctorant qui travaillait dans le laboratoire français menant ces recherches, des cas de récupérations de données informatiques sur les postes des professeurs, pouvant émaner d'initiatives non pas individuelles mais étatiques. Il a estimé en tout cas que la menace n'était pas toujours évaluée à son juste niveau par les laboratoires de recherche.
Au terme d'un processus assez long, un nouveau dispositif de protection du potentiel scientifique et technique (PPST) a donc été récemment adopté : un décret a été pris en novembre 2011 59 ( * ) , suivi d'un arrêté du Premier Ministre le 3 juillet 2012, puis d'une circulaire en janvier 2013. Ces nouvelles règles modifient sensiblement l'état du droit dans le sens d'un renforcement des contrôles et des procédures, ce qui n'est pas sans incidence sur la possibilité de nouer des partenariats de recherche avec l'étranger .
Le texte détermine des secteurs scientifiques et techniques protégés et organise une délimitation de locaux et terrains sensibles au sein des unités de recherche. Chaque laboratoire (hormis en sciences humaines et sociales, non concernées) est évalué selon quatre types de risques touchant aux intérêts économiques, aux capacités de défense, à la prolifération des armes de destruction massive et au terrorisme.
Les modalités de protection sont de trois ordres :
- définition des secteurs protégés et des spécialités sensibles, avec référencement des unités de recherche concernées et de leur degré de sensibilité ;
- création de zones à régime restrictif, dont l'accès est protégé sous peine de sanctions pénales et doit être autorisé par le directeur d'établissement après avis favorable du ministre (par le biais de son représentant, le Haut fonctionnaire de défense et de sécurité -HFDS) ;
- contrôle des projets de coopération avec des pays ou laboratoires étrangers, soumis à une procédure d'avis préalable mais, cette fois, non contraignant du Haut fonctionnaire de défense et de sécurité.
Votre mission a pu constater que ces règles nouvelles et contraignantes sont mal comprises par le monde de la recherche alors même que c'est sur lui que repose leur application. Or le dispositif monte en puissance: le nombre de ZRR, dont les six premières ont été créées début mai 2013, devrait atteindre 200 à 300 d'ici fin 2014, en régime de croisière. M. Philippe GASNOT, Fonctionnaire de sécurité de défense du CNRS, a indiqué que 92 d'entre elles étaient appelées à voir le jour au sein du CNRS.
Lors de son audition par votre rapporteure, M. Claude Kirchner, Délégué général à la recherche et au transfert pour l'innovation d'INRIA, s'est montré particulièrement soucieux du fait que, au sein de ces ZRR, le HFDS donnera un avis contraignant sur toute demande d'accueil, y compris de chercheurs français et européens 60 ( * ) . Notant que, pour ce qui concerne l'INRIA, le taux de refus sur les visites était passé de 4,5 % en moyenne à 12 % entre 2010 et 2012 (et dépassait même 50 % pour les étudiants émanant de pays considérés comme sensibles), il a indiqué que l'INRIA n'avait pas suivi ces avis négatifs dans les deux tiers des cas et a jugé que rendre ces avis contraignants reviendrait pour la recherche française à « se tirer une balle dans le pied » en se privant de la collaboration des étudiants et chercheurs étrangers .
Malgré les efforts de pédagogie consentis autour de ces nouveaux dispositifs qui contribuent à sécuriser la propriété intellectuelle, plusieurs motifs d'inquiétude, voire de crispations, sont avancés par les chercheurs attachés à l'ouverture et l'accueil d'étudiants et de chercheurs étrangers:
- l'opacité de l'avis que rend le HFDS : cet avis, contraignant en ce qui concerne l'autorisation d'accès à une ZRR, n'a pas à être motivé (conformément à l'exigence du Conseil d'État, qui craignait le contournement des motifs de refus s'ils étaient publics). Ceci peut conduire à des incompréhensions, même si des explications orales sont toujours possibles;
- le caractère inadapté de l'interdiction physique de l'accès à des zones ou locaux, à l'heure où le numérique permet d'accéder à des informations mises en réseau, ignore les frontières physiques et se joue des panneaux d'interdiction;
- la possibilité de contournement des règles de PPST applicables sur le territoire français, dès lors que les unités mixtes internationales ne sont pas éligibles au régime restrictif des ZRR .
Votre mission considère qu'il convient d'accorder la plus grande attention aux risques qu'un verrouillage excessif de nos collaborations scientifiques peut représenter pour la dynamique de recherche partenariale avec les pays du Sud. Sur ce point également, la plus grande cohérence de l'action publique doit être recherchée et le dialogue interministériel doit être approfondi.
* 44 Audition de M. André Syrota, 12 juin 2013.
* 45 Audition de M. André Syrota, 12 juin 2013.
* 46 Audition de Mme Pascale Briand, 21 mai 2013.
* 47 Audition de M. Michel Eddi, 21 mai 2013.
* 48 Depuis 1986, les traités font explicitement de la coopération avec les pays tiers une activité clé de la politique de l'Union en matière de recherche.
* 49 A ce titre, l'IRD a conclu des accords avec d'autres organismes de recherche et contribue au Groupement d'intérêt économique européen de la recherche agricole pour le développement (ECART).
* 50 Il existe également des instruments qui permettent de financer uniquement les pays tiers: c'est le cas par exemple des projets BILATs, dont le but est d'aider à la mise en oeuvre des accords de coopération bilatéraux en sciences et techniques avec les pays tiers, lesquels projets sont naturellement gérés par ces pays.
* 51 Au titre de l'article 185 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) qui permet à l'Union européenne de participer, dans la mise en oeuvre du programme cadre, à des programmes de recherche et de développement entrepris par plusieurs États membres et en accord avec eux.
* 52 Budget prévu de 1 milliard d'euros, et extension du programme à d'autres sujets de recherche ( Poverty Related Neglected Diseases ).
* 53 Il concerne trois thématiques : énergies renouvelables, interfaces entre défis et nouvelles idées.
* 54 Dans le cadre de la mise en oeuvre de ce 8 ème partenariat, existe une synergie entre l'initiative pour les bourses de recherche africaines, financée par le Fonds européen de développement (FED), et l'appel d'offres « Gestion de l'eau et sécurité alimentaire en Afrique », financé sur le 7 ème PCRD.
* 55 Cf. la communication de la Commission européenne de septembre 2012 : « Les racines de la démocratie et du développement durable: l'engagement de l'Europe avec la société civile dans le domaine des relations extérieures », COM (2012)492.
* 56 Ainsi, la plateforme CONCORD est la Confédération européenne des ONG d'urgence et de développement. Ses 18 réseaux d'ONG internationales et 27 associations nationales et un membre associé représentent 1800 ONG européennes auprès de l'Union européenne.
* 57 Les autres membres représentés à Bruxelles sont : le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEAEA), le CNES, l'IFREMER, l'Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture (IRSTEA), l'Office National d'Etudes et de Recherche Aérospatiales (ONERA). Le CIRAD et l'Institut Pasteur font partie du deuxième cercle des membres du CLORA, ceux qui n'ont pas de représentants à Bruxelles mais qui bénéficient de ses services.
* 58 Les Algériens, exclusivement régis par l'accord franco-algérien, doivent solliciter un visa de long séjour portant la mention "étudiant" ou "scientifique" leur permettant de solliciter un certificat de résidence portant la mention correspondante.
* 59 Décret n° 2011-1425 du 2 novembre 2011 portant application de l'article 413-7 du code pénal et relatif à la protection du potentiel scientifique et technique de la nation.
* 60 L'autorisation d'accès à une zone à régime restrictif pour les activités liées à un stage, la préparation d'un doctorat ou les activités liées à la recherche scientifique et à la formation est en effet prévue pour être délivrée, après avis ministériel favorable, par le chef de service, d'établissement ou d'entreprise.