III. LA COOPÉRATION, MAÎTRE MOT DE LA RÉPONSE PÉNALE DE LUTTE CONTRE LE DOPAGE

A. UN DÉLIT D'USAGE DE PRODUITS DOPANTS, UNE SOLUTION INADAPTÉE

1. Une incrimination particulièrement difficile à mettre en oeuvre

Au fil des auditions, la question de la pénalisation de l'usage de produits dopants s'est posée.

Rappelons qu'en 1965, la France avait choisi de réprimer pénalement l'usage de produits dopants : la loi n° 65-412 du 1 er juin 1965 tendant à la répression de l'usage de stimulants à l'occasion de compétitions sportives disposait que : « sera puni d'une amende de 500 à 5 000 F quiconque aura, en vue ou au cours d'une compétition sportive, utilisé sciemment l'une des substances déterminées par règlement d'administration publique, qui sont destinées à accroitre artificiellement et passagèrement ses possibilités physiques et sont susceptibles de nuire à sa santé » 376 ( * ) .

Pourtant, malgré sa simplicité apparente, l'incrimination pénale d'usage de produits dopants par le sportif pose des difficultés majeures.

Ces difficultés sont surtout juridiques et pratiques.

D'un point de vue juridique , il est tout d'abord très difficile de prouver l'élément moral de l'infraction , le caractère intentionnel de l'infraction commise 377 ( * ) .

Dans la mesure où le sportif a pu, à de multiples occasions, être exposé à des substances dopantes, sans qu'il ait eu l'intention de se doper, il a été en pratique impossible de prouver que le dopage avait été intentionnel : très peu de condamnations ont été prononcées sur le fondement de la loi de 1965 378 ( * ) , jusqu'à ce que la loi n° 89-432 du 28 juin 1989 relative à la prévention et à la répression de l'usage de produits dopants à l'occasion des compétitions et manifestions sportives consacre une définition objective du dopage, ce qui a conduit à l'abrogation du délit d'usage.

Marc Sanson a ainsi pu préciser que ce délit était peu efficace : « Je pense qu'il ne faut pas non plus revenir au seul pénal (...) à l'époque où Roger Bambuck devait être ministre des sports, la répression ne relevait que du pénal et le nombre de personnes sanctionnées était inférieur aux doigts d'une main » 379 ( * ) .

Un délit d'usage de produits dopants pose en outre une difficulté d'articulation avec la sanction disciplinaire dont le sportif va faire l'objet. L'usage de produits dopants appelle en effet nécessairement une réponse disciplinaire. Celle-ci peut être parfaitement cumulée avec une sanction pénale : le principe non bis in idem ne trouve pas à s'appliquer car les deux peines sont de nature différente. Mais les domaines disciplinaire et pénal se recoupent en réalité car les constatations faites par le juge pénal, - liées à l'existence ou à l'inexistence d'un fait - servant de soutien à la décision pénale s'imposent aux juridictions.

Or, au plan procédural , le temps de la sanction pénale est nécessairement long , alors que la sanction disciplinaire a un impératif de rapidité : pour être pédagogique mais surtout effective, en empêchant la participation à une course ou à une saison.

Cette discordance a été soulignée par plusieurs personnes entendues, Marc Sanson a souligné que « la procédure [pénale] est longue, alors qu'une procédure disciplinaire correctement menée durera moins longtemps qu'une procédure pénale » 380 ( * ) . Cette différence du temps pénal et du temps de la sanction disciplinaire a été également soulignée par Jean-François Lamour : « Pensez-vous vraiment que la justice civile puisse traiter le problème en un an, compte tenu des appels et des différents recours ? (...) Rien ne serait pire que la justice civile remette en question une décision de justice sportive, sous prétexte que son rythme n'est pas le même (...) le danger de la sanction réside dans le décalage qui existe entre la justice sportive et la justice pénale, qui conduirait à un imbroglio judiciaire. La justice pénale peut avoir différentes vitesses en fonction du pays » 381 ( * ) .

En cas de mise en place d'une sanction pénale d'usage de produits dopants, les instances disciplinaires pourraient avoir tendance à attendre que le juge pénal se prononce, et l'usage de produits dopants se retrouverait paradoxalement moins réprimé disciplinairement, et probablement aussi peu pénalement poursuivi que lorsqu'il était pénalisé par la loi de 1965, pour les mêmes raisons.

La mise en place d'un délit d'usage pourrait donc avoir, entres autres inconvénients, celui de rompre l'équilibre mis en place entre le rôle de sanction disciplinaire des fédérations et de l'AFLD d'une part, celui des services répressifs d'autre part, comme le soulignait votre collègue Alain Dufaut dans son rapport sur le projet de loi relatif à la lutte contre le trafic de produits dopants : « Toutefois, [la pénalisation de l'usage] aurait aussi de nombreux inconvénients : la stigmatisation des sportifs contrôlés positifs, la judiciarisation de la lutte antidopage, et le risque de nuire à la bonne relation qui préside aujourd'hui entre l'AFLD et de nombreuses fédérations sportives, bien décidées à lutter contre le dopage et à mettre en cause certains de leurs licenciés. Votre rapporteur estime que l'équilibre actuel sur l'usage est bon, dans la mesure où les procédures de sanctions disciplinaires sont aujourd'hui dissuasives et où la coopération entre les fédérations et l'AFLD est efficace . Au demeurant, le code mondial antidopage n'impose en rien la pénalisation de l'usage des produits dopants » 382 ( * ) .

D'un point de vue pratique , il est également très complexe de rapporter la preuve de l'acte de dopage, en raison de l'évolution des techniques utilisées et des nouveaux produits constamment développés.

L'audition de Françoise Lasne, a permis de souligner le caractère parfois très innovant des méthodes de dopage et le caractère parfois fortuit de la découverte de techniques ou de produits : « nous ne détectons que ce que nous recherchons. N'étant pas informés de l'existence de cette substance [la tétrahydrogestrinone (THG), une molécule qui a été spécialement synthétisée dans un but de dopage] , nous ne la recherchions pas. Il a fallu que nous en apprenions l'existence par une dénonciation d'un entraîneur. Certains sites internet proposent des molécules à des fins de dopage dans certaines disciplines sportives » 383 ( * ) .

Par ailleurs, à l'heure actuelle, certaines méthodes de dopage ne sont pas détectables , à l'instar de l'autotransfusion , comme l'a souligné devant la commission d'enquête Armand Megret : « la transfusion d'une poche de sang prend un quart d'heure à vingt minutes. On n'a pas les moyens de détecter l'autotransfusion » 384 ( * ) .

Enfin, la pénalisation de l'usage de produits dopants pose aussi un problème plus général lié au statut du sportif dopé, d'abord considéré comme une victime . Marie-George Buffet a ainsi pu ainsi affirmer que « la sanction sportive me paraît importante et préférable à la sanction pénale. La sportive ou le sportif, même s'ils sont responsables, sont cependant des victimes » 385 ( * ) . Jean-François Lamour a également établi le même constat : « nous nous sommes donc rangés à la position du mouvement sportif, qui était de considérer que le sportif dopé restait une victime, son entourage étant pénalement responsable et devant subir une sanction pénale, au-delà de la sanction sportive » 386 ( * ) .

Valery Fourneyron a également rappelé son opposition de principe à une pénalisation de l'usage de produits dopants, lors de son audition devant la commission d'enquête 387 ( * ) .

Lors de l'adoption de la loi n° 2008-650 du 3 juillet 2008 relative à la lutte contre le trafic de produits dopants, les débats liés à la pénalisation de l'usage de produits dopants par un sportif ont montré que cette conception d'un sportif d'abord victime est une constante des législations contre le trafic de produits dopants : Marie-George Buffet a ainsi souligné qu'« une privation de liberté est lourde de sens, et je ne vois pas en quoi elle pourrait être une solution au problème du dopage pour un sportif » 388 ( * ) .

2. Une incrimination inutile en tant que telle

L'incrimination de l'usage de produits dopants n'est en réalité pas recherchée pour elle-même, mais plutôt pour les possibilités procédurales qu'elle offre.

Olivier Niggli remarque ainsi qu'« il est indispensable que l'entourage du sportif puisse être poursuivi pénalement. Est-il nécessaire de pénaliser le dopage pour déclencher des enquêtes ? La réponse dépend des systèmes juridiques. Elle sera diverse . L'Italie, où le dopage est un délit, n'a jamais mis un athlète en prison mais a pu diligenter des enquêtes grâce à ce cadre juridique, qui a permis à la police et aux douanes de travailler » 389 ( * ) .

Dans la note technique au cabinet du ministre chargé des sports, en date du 30 novembre 2011, l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (Oclaesp) justifie la pénalisation de l'usage en soulignant que « la finalité recherchée n'est pas d'obtenir la condamnation ni a fortiori l'incarcération des sportifs. Il s'agit de rendre plus efficiente l'action des enquêteurs en incitant les mis en cause à leur révéler des informations relatives à leurs sources d'approvisionnement, en utilisant les pouvoirs de police judicaire dont ne disposent pas les autorités sportives ou l'Agence française de lutte contre le dopage » 390 ( * ) .

Les partisans d'une pénalisation de l'usage de produits dopants avancent donc l'utilité d'un tel délit , non pas en vue de pénaliser effectivement l'usage de produits dopants , mais bien pour disposer d'un levier , pour avoir un « moyen de pression » afin de démanteler les éventuelles sources d'approvisionnement, les personnes, qui sont ceux vers lesquels l'action répressive est en réalité orientée.

Mais il est difficile de justifier la création d'une incrimination pénale nouvelle, dirigée spécifiquement contre les sportifs, dans le seul but de permettre de poursuivre un autre comportement - celui consistant à fournir des produits dopants - et des personnes qui ne sont le plus souvent pas des sportifs.

La France, en pénalisant la détention de produits dopants , y compris par le sportif, permet déjà de disposer d'une incrimination pénale pouvant, le cas échéant, permettre d'inciter le sportif à collaborer avec les services de gendarmerie ou de police 391 ( * ) .

En instaurant ce délit, la loi parvient au bout de sa logique : la détention de produits dopants peut aussi, dans certains cas, être l'indice d'un trafic mené par le sportif lui-même. Il est donc justifié de donner les moyens aux services répressifs d'enquêter sur ce cas.

Le délit de détention de produits dopants sans justificatif constitue même pour certains auteurs une pénalisation indirecte de l'usage de produits dopants : « (...) on peut légitimement se demander si, sous couvert de ne pénaliser que la seule détention, le législateur n'a pas souhaité implicitement sanctionner pénalement l'utilisation des substances ou des procédés les plus dopants » 392 ( * ) .

Enfin, si certains pays, comme l'Italie ou la Suède ont fait le choix de la pénalisation de l'usage de produits dopants , il est difficile d'évaluer dans quelle mesure cette incrimination d'usage a eu un effet sur l'efficacité pour démanteler les réseaux de trafiquants de produits dopants.

Jean-François Lamour a pu ainsi relever le peu d'effectivité du modèle italien : « la loi italienne a été votée un an et demi avant la nôtre ; le seul résultat probant était celui de Marco Pantani, malheureusement disparu depuis. Or, Marco Pantani n'a jamais été condamné par la justice italienne, bien qu'il soit passé devant les tribunaux » 393 ( * ) .

À l'inverse, l'Australie qui ne pénalise pas pour l'instant l'usage de produits dopants a obtenu d'excellents résultats en matière de lutte contre le dopage .

Pour l'ensemble de ces raisons, votre commission d'enquête n'a pas souhaité proposer la pénalisation de l'usage de produits dopants.


* 376 Article premier.

* 377 Mickaël Benillouche, « Le renforcement de la lutte contre le dopage : Commentaire de la loi n° 2008-650 du 3 juillet 2008 relative à la lutte contre le trafic de produits dopants », Gaz. Pal., 2008, doctr. p. 3254 : « La preuve du caractère volontaire et intentionnel de l'action s'avérait particulièrement délicat pour les autorités de poursuite ».

* 378 Les bases de données du casier judiciaire national, qui ne commencent qu'en 1984 établissent que de 1984 à 1989, il y a eu 5 condamnations sur le fondement de la loi de 1965 : 2 en 1987
et 3 en 1989 : 4 peines d'emprisonnement avec sursis et une amende ont été prononcées.

* 379 Audition du 20 mars 2013.

* 380 Audition du 20 mars 2013.

* 381 Audition du 27 mars 2013.

* 382 Rapport n° 327, p. 21 : http://www.senat.fr/rap/l07-327/l07-3271.pdf

* 383 Audition du 27 mars 2013.

* 384 Audition du 28 mars 2013.

* 385 Audition du 20 mars 2013.

* 386 Audition du 27 mars 2013.

* 387 Audition du 12 juin 2013.

* 388 Assemblée nationale, séance du mercredi 30 avril 2008.

* 389 Audition du 16 mai 2013.

* 390 C'est en effet le seul avantage d'une pénalisation d'usage de produits dopants, comme l'identifie notre collègue Alain Dufaut dans son rapport précité : « Votre rapporteur estime qu'une éventuelle pénalisation de l'usage desdits produits pourrait avoir un intérêt : celui de faciliter le démantèlement de certaines filières grâce à la menace qui pèserait sur les sportifs déclarés (moyens d'investigation renforcés de la police et de la gendarmerie, et prononcé de peines de prison par les juges : c'est ce qui se passe aujourd'hui dans le cadre des enquêtes mettant en cause la détention de stupéfiants) ».

* 391 C'est notamment la position de Jean-Christophe Lapouble, maître de conférences, directeur des études du CPAG à l'Institut d'études politiques de Bordeaux, entendu le 16 mai 2013, ou encore celle de Mickaël Benillouche, Le renforcement de la lutte contre le dopage : Commentaire de la loi n  2008-650 du 3 juillet 2008 relative à la lutte contre le trafic de produits dopants, Gaz. Pal., 2008, doctr. p. 3254. : « Si la détention est incriminée, il semble que l'objectif poursuivi est essentiellement de faciliter les investigations concernant le trafic, et non de parvenir à une condamnation du sportif ».

* 392 Anne-Gaëlle Robert, Loi n° 2008-650 du 3 juillet 2008 relative à la lutte contre le trafic de produits dopants , RSC 2008, p. 937.

* 393 Audition du 27 mars 2013.

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