III. LE DÉSENGAGEMENT FRANÇAIS, SOUHAITABLE, SE HEURTE À DE RÉELS OBSTACLES
Le Président de la République l'a clairement affirmé d'emblée : la France n'a pas vocation à rester au Mali.
Pourtant, le terrain sur lequel doit s'appuyer notre désengagement est mouvant. La manoeuvre sera donc difficile.
A. LA FRANCE N'A PAS VOCATION À RESTER AU MALI
1. Une opération très lourde
a) Cinq soldats français ont déjà payé du sacrifice de leur vie l'engagement au Mali
A l'heure où ce rapport est mis sous presse, cinq soldats français ont payé de leur vie l'engagement français au Mali. Des dizaines ont été blessés.
Certes, le métier des armes n'est pas un métier comme les autres. Il requiert du courage. Il est fait de sens du devoir, d'esprit de sacrifice. Il comporte, aussi, l'acceptation du risque ultime. La France doit à son armée son indépendance et son rayonnement dans le monde. Tel était l'engagement de ces hommes. Ils sont morts pour des valeurs justes.
Outre nos 5 soldats français, 63 soldats maliens 25 ( * ) et au moins 31 soldats tchadiens ont également trouvé la mort au Mali.
Vos rapporteurs et votre commission tiennent à leur rendre hommage.
b) Un coût budgétaire qui avoisine les 200 millions d'euros, pour un surcoût OPEX total budgété de 630 millions d'euros
Le surcoût imputable pour les 4 premiers mois de Serval est de l'ordre de 150 à 200 millions d'euros, pour un total de surcoût budgété de 630 millions d'euros pour l'ensemble des opérations extérieures (OPEX) pour l'année 2013.
Il s'agit de surcoûts, c'est-à-dire de dépenses supplémentaires par rapport à ce que coûte l'outil de défense lorsqu'il n'est pas utilisé dans une opération extérieure. Ce sont donc des coûts supplémentaires par rapport aux dépenses dont le financement est déjà planifié.
Durant les dix premiers jours de l'intervention, 30 millions d'euros ont été dépensés, montant qui est passé à une cinquantaine de millions vers la fin du mois de janvier.
A la date du 1 er mars 2013, 150 millions d'euros ont été dépensés du fait des opérations au Mali.
Les principaux postes de dépenses sont les suivants :
- l'acheminement stratégique : 83 M€. Ce montant s'explique par le volume des forces projetées par voie aérienne dans des délais très contraints ;
- les dépenses de masse salariale liées aux indemnités du personnel déployé sur le théâtre d'opération : 22 M€ ;
- les dépenses de fonctionnement : 13 M€. Ces dépenses concourent au soutien des troupes engagées (soutien au stationnement, télécommunications, alimentation et eau de boisson sur un territoire semi-désertique...) et sont proportionnelles à l'effectif déployé ;
- les dépenses de carburant : 9 M€ ;
- les dépenses de munitions et de maintien en condition opérationnelle : 23 M€.
La loi de programmation militaire 2009-2014 consacre le principe du financement de l'intégralité des surcoûts des OPEX. Ce financement repose sur :
- une provision inscrite en loi de finances initiale dont le montant est de 630 M€ depuis 2011 ;
- un financement complémentaire en cours d'année : « en gestion, les surcoûts nets non couverts par la provision seront financés par prélèvement sur la réserve de précaution interministérielle ».
En se fondant sur l'expérience des précédentes OPEX, on peut estimer que le montant total des surcoûts, incluant le maintien en condition opérationnelle des équipements, est traditionnellement proche de 200 millions pour 4 mois d'opérations.
En 2012, les surcoûts des opérations extérieures ( 873 millions d'euros, couverts aux trois quart par la dotation budgétaire ) ont ainsi représenté 112 000 euros pour l'année, pour chaque homme déployé, en moyenne. Il faut préciser que l'opération Harmattan, qui a nécessité des armements et des systèmes d'une très grande complexité, s'est traduite par des surcoûts de 200 000 euros par homme déployé, pour l'année.
Tableau n° 5 : Surcoûts bruts des OPEX par théâtres d'opérations
Tableau n° 6 : Modalités de financement des OPEX
2. Une intervention malgré tout étrangère sur le sol africain
Le Mali est un état souverain, indépendant. Une personnalité rencontrée au Mali a affirmé, sous couvert d'anonymat : « La France ne doit pas se laisser piéger par les faiblesses du Mali » !
Il importe en effet de rapidement réduire notre empreinte au sol, tout autant pour inciter à la reprise en mains de leur destin par les Maliens, que pour limiter les risques de l'engrenage classique terrorisme-répression transformant l'armée en force d'occupation . La meilleure manière d'être « le pot de miel pour attirer les mouches » (et en particulier de focaliser l'attention des terroristes), a résumé un interlocuteur rencontré au Mali, c'est de rester...
a) Le Mali doit reprendre son destin en mains
La question de la « dette de sang » évoquée par le Président François Hollande lors de sa visite à Bamako début février, sans être occultée, ne saurait résumer à elle seule notre relation avec un pays indépendant depuis plus de 50 ans.
L'avenir du Mali doit être écrit par les Maliens eux-mêmes.
Il en va naturellement de sa souveraineté.
Il en va aussi des intérêts de la France, qui s'expose, avec une empreinte au sol très marquée aujourd'hui, et un « fardeau » de la lutte anti-terroriste qu'elle porte en première ligne dans cette région, un peu esseulée malgré ses alliés africains.
La difficulté et les pièges de la guerre « asymétrique » sont bien connus. N'oublions pas que les dommages collatéraux qu'elle entraîne pourraient muer des populations entières en adversaires.
Nous faisons face à des groupes aguerris, fortement armés, extrêmement mobiles, bien entraînés et fanatisés, qui se diluent, au Nord, dans le désert ou, dans la région de Gao, dans les populations, et qui savent mener des combats structurés dans une région hostile qui leur est familière, au coeur d'un immense désert au relief accidenté.
Toute stratégie de lutte contre le terrorisme doit être menée avec les populations, comme l'ont enseigné les expériences d'Irak ou d'Afghanistan. Même si l'engagement malien est fondamentalement différent, nous devons au moins retenir cette leçon du passé.
b) La question des exactions : une hypothèque à lever
Le Haut-commissariat aux droits de l'homme de l'ONU a présenté mi-mars un rapport sur la situation des droits de l'Homme au Mali devant le Conseil des droits de l'Homme. Ce rapport couvre les faits allant de janvier 2012 à début mars 2013.
Il établit que des violations graves des droits de l'Homme ont été commises au nord du Mali entre janvier et novembre 2012. Ces violations sont de nature diverse : exécutions extrajudiciaires par différents groupes armés, amputations et châtiments cruels appliqués au nom d'une interprétation rigoriste de la charia (AQMI, MUJAO), recrutement d'enfants soldats).
Des témoignages des forces armées françaises recueillies par vos rapporteurs font état de la présence d'enfants drogués enrôlés par le MUJAO dans la région de Gao...
Le rapport du Haut-commissariat fait état de groupes armés s'étant rendus responsables de graves violations des droits économiques, sociaux et culturels (droit à l'alimentation, éducation, services médicaux). Les femmes ont été particulièrement affectées (nombreuses allégations de viols).
Des violations des droits de l'Homme ont également été perpétrées dans le sud du pays (atteintes à la justice, à la liberté d'expression). Pourtant, les enquêtes sur les allégations de torture par les forces de sécurité maliennes ont peu progressé, en dépit des promesses des autorités maliennes. Le cas de 21 soldats disparus en mai 2012 a été souvent cité. Les membres de la commission d'enquête chargée de faire la lumière sur l'exécution des 16 prédicateurs maliens et mauritaniens à Diabali le 9 septembre dernier n'ont pas encore été nommés.
D'après ce rapport du Haut commissariat, l'intervention militaire qui a commencé en janvier 2013 aurait été accompagnée d'actes de représailles intercommunautaires dans les territoires reconquis, ceci alors même que les violations commises par les groupes armés avaient quasiment cessé. Des Peuls, Touaregs et Arabes auraient été la cible des soldats de l'armée malienne. Par peur de représailles, plusieurs milliers de personnes ont fui le pays. Ce rapport évoque également le cas de violences perpétrées contre des femmes de l'ethnie Bellah à Menaka.
c) La situation de Kidal et du MNLA pourraient servir de prétexte pour retourner les populations
Soyons lucides : même si l'intervention militaire franco-africaine est largement perçue aujourd'hui comme salutaire, comme en témoignent les drapeaux français qui pavoisent les rues de Bamako, le risque de retournement de l'opinion publique malienne est réel. On en perçoit le frémissement, par exemple, autour de la question du contrôle de Kidal et de la relation des forces françaises avec le MNLA.
La question du MNLA et de Kidal est un problème très sensible. La France défend la souveraineté et l'intégrité du Mali mais la réconciliation durable des ethnies conditionne l'éradication définitive des groupes terroristes.
Interrogés à plusieurs reprises sur la question par vos rapporteurs, tant le ministre de la défense français que le chef d'État-major des armées l'Amiral Guillaud ou encore le commandant de la force Serval, ont tous confirmé que les forces françaises, si elles étaient naturellement en bonne intelligence avec la population de Kidal, n'avait pas mené d'opération militaire conjointe avec des groupes armés existant alors.
L'armée malienne, l'État malien ont, aux yeux de la France, naturellement vocation à revenir à Kidal. Il ne saurait y avoir deux armées maliennes, non plus que deux administrations ; les groupes armés devront déposer les armes, suivant des modalités à définir.
Vu de Bamako, le MNLA est considéré par certains comme le cheval de Troie d'Ansar Dine, du MUJAO et d'AQMI, qui ont pris le contrôle du nord du Mali après le lancement de la rébellion en janvier 2012. Le fait que certains de ses éléments, qui avaient été intégrés dans des conditions jugées laxistes dans les forces de défense et de sécurité maliennes, à la faveur du règlement des rebellions antérieures, se soient retournés contre leurs frères d'armes, a cristallisé des rancoeurs, comme vos rapporteurs ont pu le constater dans leurs échanges notamment avec les forces armées maliennes 26 ( * ) .
Enfin, l'option sécessionniste défendue au départ par le MNLA, avant qu'il n'y renonce (cf. communiqué du 11 février 2013 « déclare ne pas remettre en cause les frontières internationalement reconnues du Mali... »), rencontre évidemment un écho peu favorable au Mali, même dans la partie septentrionale du pays.
À Bamako, vos rapporteurs ont bien des fois eu l'impression que l'adversaire, pour les interlocuteurs maliens rencontrés, n'était pas AQMI, mais le MNLA... D'ailleurs le mandat d'arrêt émis mi-février par les autorités maliennes comportait plus de cadres du MNLA que d'AQMI...
3. Des répercussions potentiellement importantes sur les intérêts français
a) Même si la menace préexistait, Serval a fait de la France une cible privilégiée pour les preneurs d'otages
Les Français seraient désormais, avec 14 otages 27 ( * ) , la nationalité favorite des preneurs d'otages.
Il n'est pas douteux que le risque d'enlèvement préexistait à l'intervention française au Mali : il s'est développé en même temps que le « nid de frelons » d'AQMI dans le Sahara. Il n'est pas douteux non plus que l'exposition de notre pays, à travers l'intervention Serval, a fait des intérêts français des cibles toutes désignées pour des organisations qui ont fait de la « vente » d'otages leur odieux fonds de commerce. D'ailleurs aujourd'hui AQMI a fait de la France sa première cible.
À la suite de l'opération Serval, le Quai d'Orsay a lancé une enquête auprès de ses 150 postes diplomatiques, de laquelle il ressort que 70 d'entre eux avaient mis en oeuvre des mesures de protection des communautés françaises ou des implantations diplomatiques.
Les besoins en matière de sécurité diplomatique sont d'ailleurs nettement insuffisants, malgré l'effort de rattrapage, douloureux car opéré par redéploiement, opéré ces dernières années (16 millions d'euros sont prévus dans la loi de finances pour 2013 pour la sécurité des implantations diplomatiques).
Pour autant, l'intervention au Mali est sans doute autant un révélateur qu'un déclencheur. N'oublions pas l'attentat déjoué contre l'ambassade de France à Nouakchott en février 2011, où 1,7 tonne d'explosifs et des mécanismes sophistiqués de déclenchement montrent bien la détermination et la puissance de feu des organisations terroristes.
L'affirmation de la mise en oeuvre de la doctrine suivant laquelle la France ne verserait pas de rançon pour la libération des otages met évidemment les familles des otages français dans une situation très difficile, qu'on ne peut que comprendre.
Mais force est de constater aussi que les rançons ont été le principal fonds de commerce d'AQMI, « manne » qui a nourri l'organisation, et qui lui a donné, aussi, peut-être, un temps, un certain gage d'impunité sur le plan militaire. Il en va de même du MUJAO.
Carte n° 7 : Conseils aux voyageurs au 19 mars 2013
Les zones « rouges », interdites, dans les conseils aux voyageurs, posent la question de la présence des acteurs du développement et du maintien des activités touristiques dans certains endroits où ce maintien pourrait s'avérer vital mais où la montée des menaces doit être prise en compte. La pertinence de la création d'un nouveau niveau d'alerte, intermédiaire entre « jaune » (vigilance normale) et « orange » (déconseillé) doit être expertisée. Elle permettrait peut-être de mieux concilier impératifs de sécurité et de développement.
On éviterait ainsi la tentation de « l'auto-censure » consistant à différer tant que faire se peut l'alerte sur des dégradations sécuritaires qui auraient pour effet d'assécher les revenus touristique et d'empirer la situation. Faut-il rappeler que l'Égypte a connu une diminution de 30 % de sa fréquentation touristique en quelques mois, avec les conséquences économiques que l'on sait ? Quel serait l'effet sur l'économie (et donc la société) tunisienne d'un basculement en zone rouge ?
A l'inverse, la réactivité est impérative sur le plan de la sécurité : le développement de la menace au Nord Cameroun , où la porosité aux actions de l'organisation nigériane Boko Haram était localement connue, n'aurait-il pas pu être mieux anticipé ?
b) Des risques d'accroissement des infiltrations djihadistes sur le territoire national pour l'instant limités
L'arrestation par les forces françaises, début mars, d'un homme de 37 ans de nationalité française figurant parmi les combattants adverses au Nord-Mali a relancé la question des infiltrations terroristes sur le territoire national et de l'impact de « l'appel au djihad », largement véhiculé par Internet, sur des ressortissants français, en particulier -mais pas seulement- ceux d'origine étrangère.
Le risque serait que la communauté malienne sur le territoire national, forte de près de 100 000 personnes, soit susceptible d'être contaminée par des appels au « djihad » armé contre la France à la suite de l'intervention au Mali. Ses représentants ayant très largement exprimé leur soutien à l'intervention française, ce scénario semble très improbable pour l'instant.
Plus largement, Serval a-t-il déclenché un appel d'air vers les zones de combat du Nord Mali pour les « apprentis djihadistes » recrutés sur Internet ?
Il faut tout d'abord noter qu'Internet a radicalement bouleversé la donne : aujourd'hui plus besoin de rejoindre de camp d'entraînement dans le Waziristan, de rejoindre des filières clandestines, il suffit d'une connexion Internet pour trouver facilement des contacts, une doctrine, un mode d'action, et même des « recettes » toutes faites d'explosifs à partir de produits vendus dans le commerce. Internet a profondément démocratisé, élargi et facilité l'accès à l'action terroriste. Les réseaux, virtuels, sont désormais d'une puissance et d'une capillarité qui défient les capacités de prévention.
La crainte de nouveaux Mohamed Merah, qui basculeraient massivement à la faveur de l'intervention Serval, semble toutefois très peu fondée à l'heure actuelle.
L'ordre de grandeur serait de dix à quinze personnes à peine qui seraient parties de France vers le Mali. Plusieurs entretiens avec des responsables français ont pu conforter vos rapporteurs dans leur sentiment que l'impact du conflit au Nord-Mali est pour l'instant limité. Le pôle d'attraction principal reste hélas à ce jour la Syrie.
Le ministre de l'intérieur Manuel Valls, a d'ailleurs publiquement confirmé cet état de fait, dans une déclaration le 10 mars dernier dans laquelle il a estimé que seule une "poignée" de "Français ou résidents en France" se trouvaient actuellement au Mali aux côtés des djihadistes, alors qu'ils sont "plusieurs dizaines" en Syrie.
"On ne peut pas parler de filière", a-t-il précisé , "Mais nous le savons, il y a des réseaux, des groupes, il peut y avoir des filières quand il s'agit d'acheminer des apprentis djihadistes, hier en Afghanistan ou au Pakistan, aujourd'hui ils sont plusieurs dizaines en Syrie, mais aussi pour une poignée d'entre eux en Somalie, au Yémen ou au Sahel. Ça reste évidemment préoccupant".
Il faut toutefois relever que dans la vallée de l'Amétetaï ont été retrouvés, dans les rangs d'AQMI, des combattants canadiens, français, tunisiens, libyens, algériens, nigériens....
* 25 Bilan officiel de l'armée malienne au 28 mars 2013
* 26 Même si on peut observer que certains sont restés loyaux (comme le colonel Ag Ghamou).
* 27 A l'heure où ce rapport est mis sous presse, les autorités françaises considèrent hélas la mort de Philippe Verdon comme très probable