C. UNE CULTURE DE L'ÉVALUATION DÉFAILLANTE
Dominique ROUSSET
Michel Rocard, vous avez introduit le principe de l'évaluation en France. Etait-ce sur la base du constat que les pays étrangers réussissaient mieux sur ce plan ?
Michel ROCARD
Je suis effectivement parti du constat d'un retard de la France. L'absence de toute culture d'évaluation est une faiblesse nationale tragique liée à notre jacobinisme et à l'arrogance des hommes politiques, qui refusent d'être évalués. Cependant, les Etats-Unis, le Japon, les Pays-Bas, l'Allemagne et la Grande-Bretagne pratiquent l'évaluation.
J'ai dû agir prudemment à l'époque car le fait de heurter tant de tabous pouvait s'avérer dangereux. J'ai intégré à la loi sur le RMI la création d'un système autonome d'évaluation. Cette innovation s'est révélée efficace. Le premier rapport d'évaluation sur le RMI a été réalisé un an et demi après et a entraîné la modification de la loi pour en améliorer certains points. Fort de ce succès, j'ai eu l'audace de proposer, en 1990, une loi prévoyant que toute politique publique soit soumise à une évaluation. Aucun de mes successeurs n'a depuis respecté cette loi.
J'ai également créé un comité interministériel de l'évaluation qui avait pour mission de définir les objets de l'évaluation, de choisir l'évaluateur et de prendre les mesures appelées par le résultat de l'évaluation. A ma connaissance, ce comité ne se réunit plus.
Enfin, le dispositif comprenait la création d'un Conseil scientifique de l'évaluation. Mais l'antagonisme entre la culture du contrôle comptable et la culture d'évaluation était trop fort. La loi prévoyait que le Conseil scientifique de l'évaluation pouvait charger des agents membres de la Cour des comptes, de l'Inspection des finances, du Contrôle général des armées, mais aussi des membres de cabinets d'audit privés, de réaliser l'évaluation. La nécessité de distinguer la culture comptable de la culture d'évaluation imposait celle d'intégrer de nouveaux acteurs dans le procédé. Les corps de contrôle n'ont pas apprécié la réforme. Mon départ a causé l'enterrement de ces initiatives. Qui veut réintégrer l'évaluation dans la vie publique doit savoir qu'il devra combattre les blocages de l'Inspection des finances, de la Cour des comptes et du Contrôle général des armées. Je salue par ailleurs la mémoire du professeur Jean Leca qui a présidé le Conseil scientifique de l'évaluation durant cinq ans. L'évaluation de l'immatériel présente de grandes difficultés. C'est dans la construction des outils scientifiques pour l'évaluation de l'immatériel et du non quantifiable que résident la rigueur et l'objectivité de l'évaluation. Je recommande la reprise de ce combat, mais mets en garde contre les difficultés qu'il impliquera.
Dominique ROUSSET
Le rapport de Yannick Moreau évoque l'évaluation aux côtés de la prospective, de la stratégie, des comparaisons internationales et de la concertation. Yannick Moreau, vous ne semblez pas apprécier le terme planification ?
Yannick MOREAU
La planification est une notion connotée par l'histoire et de façon négative. En effet, de nombreux Plans ont été mis en oeuvre en France jusqu'en 1993. L'objectif actuel du Premier ministre n'est pas de restaurer un exercice qui avait du sens en 1945 mais qui n'en a plus aujourd'hui. De plus, le terme planification s'avère, disons-le simplement, ringard, daté, étatiste. Le gouvernement ne veut rien de tout cela.