M. Gilbert David, Directeur de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)
L'Océanie constitue le plus vaste ensemble de terres insulaires de la planète. À l'équateur, 13 000 km séparent le 134 e méridien est qui traverse les Îles Palau, à l'extrémité occidentale de la Micronésie, du 109 e méridien ouest sur lequel se situe Rapa Nui (l'île de Pâques), à l'extrémité orientale de la Polynésie. De l'atoll de Midway (28° 12 N), limite septentrionale de l'Océanie, à l'île Steward (47° S) qui marque la pointe méridionale de la Nouvelle-Zélande, le Pacifique se déploie sur une distance de 8 333 km. Cette immensité océanique est peuplée de moins de 15 millions d'habitants (en excluant l'Australie) dont 80 % se concentrent sur trois territoires : la Papouasie-Nouvelle-Guinée, la Nouvelle-Zélande et Hawai. Les 20 % restant sont disséminés sur une myriade de petites îles, généralement inférieures à 1 000 km 2 , voire à 100 km 2 , dont la plupart sont situées en Micronésie et en Polynésie, la taille des Îles de Mélanésie étant largement supérieure à la moyenne de l'Océanie (Antheaume et Bonnemaison, 1988).
Les petites îles se déclinent selon deux grands groupes : les îles hautes issues d'un volcanisme de point chaud (Tahiti) ou d'arc insulaire (Vanuatu) ; les îles basses, dont les plus caractéristiques sont les atolls (Tuamotou) et les atolls soulevés par des mouvements tectoniques (îles Loyauté). Toutes présentent un environnement très contraignant.
Sans cours d'eau permanent, les îles basses sont vulnérables à la sècheresse, à la pollution des lentilles d'eau douce et à leur salinisation, conséquence de leur surexploitation. Si le sable est omniprésent dans les atolls, sa dynamique est souvent très active. Tout prélèvement important de sédiments dans les lagons pour le secteur du BTP peut ainsi se traduire par une érosion accrue du littoral, qui agit en synergie avec la remontée du niveau marin pour faire reculer de manière inexorable le trait de côte.
A contrario , les îles hautes sont vulnérables à toute pluie intense et prolongée, cas fréquent en zone cyclonique. Le caractère très pentu des bassins versants accentue d'autant le risque érosif, notamment lorsque les sols sont mis à nus par l'agriculture ou le BTP, et le risque d'inondation dans les bas fonds.
Dans le domaine tectonique, l'Océanie est également une zone très active. Dans la partie occidentale, le chevauchement de la plaque Pacifique et de la plaque Australo-indienne a conduit à la formation des arcs insulaires des Nouvelles-Hébrides et de Tonga-Kermadec, marqués par un volcanisme très actif et des tremblements de terres fréquents qui peuvent entraîner des tsunamis meurtriers comme celui de juillet 1998 en Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Du fait de leur origine volcanique et de leur taille réduite, ces petites îles sont faiblement dotées en ressources minières et en forêt d'intérêt commercial, à la différence des « morceaux » de vieilles terres comme la Nouvelle-Calédonie et la Nouvelle-Guinée qui forment la majeure partie de la Mélanésie (Doumenge, 1966 ; Antheaume et Bonnemaison, 1988).
L'éloignement des principaux foyers de population et de consommation du « système Monde » ainsi que la taille réduite des terres émergées sont les principales contraintes géographiques de l'Océanie insulaire.
La première induit des coûts d'acheminement des personnes et des denrées sans équivalent pour toute autre partie du monde (Ward, 1998). Les collectivités françaises de la région sont toutes à plus ou moins 24 heures d'avion et 40 jours de mer de la métropole, qui génère encore une large part des flux commerciaux et de passagers irriguant ces collectivités. Principales conséquences : un coût de la vie et un coût de la main d'oeuvre élevés et une grande difficulté à développer le tourisme, contrainte qui devrait s'accroître si la crise climatique émergente conduit à une réduction du trafic aérien sur les très grandes distances (David, 2010, 2012). Or, le tourisme est encore considéré par beaucoup de gouvernements océaniens comme un de leurs principaux facteurs de développement économique.
La taille réduite des terres émergées conduit à de multiples conséquences négatives :
Les États océaniens sont tous des États archipélagiques, dont les îles sont souvent distantes de plusieurs dizaines de kilomètres les unes des autres. Au niveau politique, cet éclatement géographique complique le contrôle du territoire national par l'île capitale. Au niveau économique, il renchérit considérablement les déplacements interinsulaires et génère un développement asymétrique du pays qui s'est considérablement renforcé avec la globalisation des échanges. Toutes les capitales d'Océanie sont aujourd'hui des villes portuaires et la spécialisation du transport maritime avec la généralisation des porte-conteneurs et des « Roll-on / Roll off » a considérablement renforcé cette fonction, ceux-ci ne pouvant être accueillis que sur des plateformes d'envergure internationale. Les cargos vraquiers des compagnies internationales, que leurs mats de charge autorisaient à « vagabonder » jusque dans les ports les plus « rustiques », ont disparu, laissant le cabotage aux mains des seuls capitaux locaux. Ces derniers étant souvent insuffisants, l'activité maritime dans les îles éloignées a périclité. Au début du XX e siècle, les navires des métropoles ou des centres de commandements régionaux touchaient la plupart des îles océaniennes plusieurs fois par an. Celles-ci étaient alors en contact direct avec le « système Monde » et pouvaient y écouler directement leur production. Désormais, les ports des grands centres urbains et les aéroports internationaux adjacents sont les seules portes d'accès au commerce international et les îles qui en sont éloignées subissent un fort handicap économique (Ward, 1998). Les îles les moins bien reliées à la capitale tendent à se périphériser, avec pour résultat un faible développement de l'économie monétaire et un exode rural accru. En Mélanésie, cet exode vient irriguer les capitales, dont la population peut ainsi doubler en moins de 30 ans, ainsi de 1983 à 2003, la population de Port-Vila est-elle passée de 12 000 à 40 000 habitants. En Polynésie et Micronésie, cet exode se traduit aussi par une migration internationale, parfois très dynamique (Poirine, 1994), qui explique que la population de certains pays progresse très lentement (cas de Tonga et du Samoa occidental), voire régresse (Îles Cook). L'émergence à l'échelle mondiale de la « société de l'information » contribue à renforcer ce tropisme citadin et à accentuer le processus de périphérisation interne qui frappe les archipels d'Océanie (David, 2003).
La population réduite des États obère leur viabilité économique. Seuls 3 des 24 États et territoires que compte l'Océanie insulaire dépassent le million d'habitants et disposent ainsi d'un marché intérieur suffisant pour développer une économie de substitution aux importations (Doumenge, 1983). Les 21 autres États et territoires sont condamnés à l'extraversion de leur économie et à la concurrence sur le marché international avec des pays continentaux bénéficiant de moindres coûts de la main d'oeuvre (Poirine, 1995), à moins qu'ils ne trouvent une stratégie de développement originale axée sur les flux financiers de la population migrante aux États-Unis, Nouvelle-Zélande et Australie et sur l'aide internationale qui autorisent une fonction publique pléthorique et le maintien d'activités vivrières dans une partie de la société, modèle de développement que les économistes Bertram et Waters (1985) ont appelé MIRAB ( Migrations, Remittances, Aid, Bureaucracy ) et qu'ils présentent comme un modèle viable (Bertram, 1986 ; Poirine, 1993).
Si ces contraintes géographiques sont intemporelles, leurs effets sur les économies et sociétés océaniennes se sont considérablement renforcés avec les nouvelles formes prises par la mondialisation depuis 20 ans. Jusqu'alors cette dernière - qui affecte les espaces insulaires d'Océanie depuis déjà 150 ans - s'était traduite par l'intégration progressive de l'ensemble des îles d'Océanie dans le « système Monde » : intégration de nature économique, les îles fonctionnant comme réservoir de ressources naturelles (Doumenge, 1966), intégration de nature politique, l'exploitation économique des îles au profit des métropoles nécessitant la mise en place de l'ordre colonial, remplacé ensuite par les deux principales organisations régionales que sont la CPS (Communauté du Pacifique Sud) et le Forum du Pacifique Sud (Blanchet, 1985) et intégration de nature militaire, la seconde guerre mondiale ayant conduit à une spécialisation géostratégique de la région (Antheaume et Bonnemaison, 1988).
Cette intégration n'a pas progressé partout avec la même intensité. À l'échelle de l'île, elle a conduit très tôt à une accentuation du clivage entre le littoral, où au XIX e et début du XX e siècle se sont installées les missions et les plantations et où se concentrent aujourd'hui les activités économiques, et un intérieur des terres souvent préservé par sa morphologie escarpée. À l'échelle régionale, les disparités se sont accrues entre les pays abondamment dotés de ressources naturelles recherchées sur le marché international (comme la Nouvelle-Calédonie) et ceux qui ne le sont pas, entre pays riches et pauvres, entre pays indépendants et pays rattachés à une métropole, avec pour résultat final la marginalisation économique d'un nombre croissant de pays. À cette dynamique régionale, se surimpose désormais à l'échelle nationale une dynamique de périphérisation interne et de macrocéphalie urbaine qui semble difficilement réversible, surtout lorsque les États n'ont plus les ressources financières nécessaires pour couvrir les besoins de leur pays en termes de santé, d'éducation et de transport. D'une manière générale, cette périphérisation est d'autant plus prononcée que la taille des îles est faible, que le nombre de centres urbains de plus de 1 000 habitants est réduit, ces villes étant autant de marchés de proximité pouvant écouler une partie de la production locale, et que les distances entres les îles et le principal marché de consommation ou le port de commerce international sont importantes.
Face à la périphérisation croissante des archipels océaniens, que nombre de communicants présentent encore comme partie intégrante du « centre du monde », le développement du commerce intra-régional et la mise en place d'une stratégie régionale de développement durable pourraient constituer une alternative crédible (David, 2010). Mais pour l'instant, cette dernière se heurte au manque de diversité des économies insulaires, dont les productions agricoles ou halieutiques sont souvent identiques, à la fois pour des raisons naturelles mais aussi en raison de l'absence de coordination entre les États pour spécialiser leurs productions destinées à l'exportation.
Si les terres émergées de l'Océanie insulaire n'occupent que 1 269 millions de km 2 , les zones économiques exclusives couvrent une superficie près de 28 fois supérieure. L'avenir du Pacifique est-il donc dans l'Océan ? Jusqu'à présent la pêche constitue la principale exploitation de cet espace maritime. Mais dans ce domaine, les contraintes sont également très présentes.
Si le Pacifique intertropical abrite les principales réserves de thon de la planète, l'exploitation n'est véritablement profitable qu'au voisinage de l'équateur, où l'abondance de la ressource est maximale toute l'année (David, 2008). Vers 20 degrés de latitude, la pêche est sous la dépendance de la saisonnalité des espèces cibles que les navires doivent suivre dans leurs déplacements, ce qui renchérit considérablement les coûts de production.
Des ressources démersales profondes de bonne valeur commerciale (vivaneaux notamment) existent sur les tombants des îles et les pentes des monts sous-marins. Mais en raison du caractère très accore des fonds (il est courant qu'à 1 000 mètres de la côte, on soit déjà à plus de 1 000 mètres de profondeur), les stocks sont peu abondants et fragiles à toute exploitation intensive (Cillaurren et al., 2001).
Pour conclure, les contraintes géographiques et environnementales de l'Océanie insulaire font de cet espace un ensemble de terres unique sur notre planète, dont la valeur (à quelques exceptions près comme la Nouvelle-Calédonie) ne se situe pas dans sa capacité à s'intégrer à l'économie internationale mais dans la diversité de ses paysages, de ses êtres vivants et de ses cultures humaines. Environ 1 000 langues sont recensées en Mélanésie, ce sont autant de manières de concevoir et de percevoir le monde, qui font de cette région un des principaux foyers de la géodiversité, terme sous lequel C. Grenier (2000) réunit biodiversité et diversité culturelle. Or, cette dernière est gravement menacée. L'érosion actuelle des savoirs locaux est impressionnante et nous sommes les témoins largement passifs de cette évolution inéluctable. Mais pourquoi conclure une intervention sur les contraintes géographiques et environnementales de l'Océanie par un plaidoyer pour la défense de la diversité culturelle des peuples d'Océanie ?
Simplement parce que notre planète, nos sociétés et nos économies sont aujourd'hui menacées par le changement climatique qui va nous contraindre autant que les îles ont contraint les océaniens au cours de leur histoire. Or ce sont leurs cultures qui leur ont permis de répondre aux cinq défis formidables auxquels ils étaient exposés :
- la forte variabilité spatiale et temporelle de l'environnement géologique (séismes, volcans, tsunamis) et de l'environnement climatique, induite notamment par le phénomène El Nino et par la diversité des formes du relief des îles hautes ;
- la faible abondance intraspécifique des milieux terrestres et marins (peu d'individus au km 2 pour chaque espèce animale ou végétale),
- leur grande diversité interspécifique (nombre d'espèces au km 2 ), ce facteur et le précédent se conjuguant pour compliquer la recherche d'espèces cibles pour les chasseurs et les pêcheurs,
- les faibles densités de population,
- le bagage technologique limité des sociétés insulaires.
Face à ces contraintes qui accroissaient singulièrement leur vulnérabilité vis-à-vis de l'aléa climatique comme de tout autre aléa générateur potentiel de famine, les populations océaniennes ont développé des logiques adaptatives qui traduisent une homogénéité dans la manière qu'ont les hommes d'appréhender et de concevoir leur milieu géographique et de le mettre en valeur pour en minimiser la vulnérabilité face à l'aléa. Ces logiques d'acteurs s'expriment par des savoirs naturalistes, des stratégies, des techniques et des construits géographiques, notamment des aménagements horticoles. Elles peuvent être considérées comme des réponses culturelles au risque climatique menaçant la survie des individus et la reproduction de la société.
Ces réponses ayant été apportées, les sociétés océaniennes ont pu alors donner libre cours à leur génie et construire cette géodiversité unique au monde, aujourd'hui en péril.
N'avons-nous pas un besoin urgent de renouveler notre manière de voir le monde ?
Qui peut prendre le risque d'affirmer que les sociétés et cultures océaniennes ne peuvent rien nous apporter en ce domaine ?