Mme Sophie Élizéon, Déléguée interministérielle pour l'égalité des chances des Français d'outre-mer
« Nous sommes à portée de gifle de la jeunesse d'outre-mer ». Ces propos tenus par un élu à l'occasion de la journée des outre-mer du Congrès des maires doivent nous interpeller.
Les ultramarins, vous le savez mieux que quiconque ici au Sénat, n'entendent plus se laisser malmener par les crises successives. Ils décident au contraire de retrousser leurs manches pour en finir avec le chômage, l'horizon bouché, les engagements non tenus.
Au-delà des clichés, qu'en est-il réellement de la situation des outre-mer ? Quels sont les leviers à activer pour proposer une réponse motivante à la jeunesse ? Tels sont je crois les enjeux de la conférence-débat de ce matin à laquelle je vous remercie, Monsieur le président de la Délégation sénatoriale et Monsieur le directeur général de l'AFD, de m'avoir conviée.
Nous venons de l'entendre, dans les outre-mer, la cohésion sociale est garante d'un indice de développement humain élevé au regard des pays environnants, mais d'un indice qui accuse des retards dont la nature varie selon les territoires.
Je voudrais prendre l'exemple de l'opération « Kass'moustik », que certains d'entre vous connaissent, qui a été initiée en 2006 pendant l'épidémie de chikungunya qui frappait La Réunion. Partant du constat assez simple qu'en l'absence d'action de lutte contre la prolifération du moustique porteur, une nouvelle épidémie plus intense que celle de 2006 pourrait se produire, la DRASS de l'époque a engagé l'ensemble de la population, via le réseau associatif, dans une vaste opération de destruction des gîtes larvaires. Sans la puissance associative et la force du bénévolat, cette opération aurait été vaine. Or, ses effets n'ont pas tardé à se faire sentir à tel point que, aujourd'hui, l'opération Kass'moustik en est à sa douzième édition et que l'ensemble de la population réunionnaise appuyée par les acteurs locaux est mobilisée. On parle de cette opération aussi bien sur les portails Internet des opérateurs de téléphonie mobile que dans les programmes télévisés. C'est dire tout l'apport du secteur associatif et tout l'impact de la cohésion sociale sur la santé dont vous avez rappelé l'importance au regard de l'indice de développement humain.
Qu'en est-il dès lors des ultramarins installés dans l'Hexagone ? La cohésion sociale ici est-elle aussi déterminante sur le niveau de développement que là-bas ? Dit plus simplement, est-elle efficace dans la réduction des inégalités qui touchent les ultramarins installés dans l'Hexagone ? Car c'est bien de ces femmes et de ces hommes-là que je souhaite parler en ma qualité de Déléguée interministérielle pour l'égalité des chances des Français des outre-mer.
Les données chiffrées sur ce public sont peu nombreuses, pour ne pas dire inexistantes... Ce public est pourtant clairement identifiable si l'on s'en tient à la définition retenue par l'INSEE, « Français nés outre-mer », dans sa publication « INSEE Première » de février 2012.
Rassemblant différentes études menées ces dix dernières années, l'INSEE évalue à quelques 365 000 le nombre de femmes et d'hommes nés outre-mer et installés en France métropolitaine en 2008. Et si nous ne disposons pas à ce jour de données fléchées permettant de produire un IDH pour les ultramarins installés dans l'Hexagone, cette publication nous éclaire sur leur situation, du moins sur celle des ultramarins nés dans les départements d'outre-mer puisque c'est à eux que l'INSEE s'est attachée, au regard de la structuration familiale, de l'emploi et du logement. Il en ressort que les liens familiaux semblent plus serrés ici que là-bas, puisque globalement dans l'Hexagone les familles monoparentales sont moins nombreuses (14 % ici ; 22 % en moyenne en outre-mer) et la part des couples avec enfants dans la totalité des ménages est supérieure de 3 points à celle, déjà élevée, constatée à La Réunion (7 points pour les Antilles). S'illustre là toute l'importance du lien familial, encore très présent outre-mer. Ce lien est facteur de cohésion sociale, ici comme là-bas.
L'accès au logement quant à lui ne suit pas, loin s'en faut, la taille des familles. Ainsi les logements des ménages ultramarins de l'Hexagone sont plus petits que ceux des autres Français de l'Hexagone. Par exemple, un ménage antillais sur quatre vit dans un logement surpeuplé, il en va de même pour la moitié des ménages mahorais. Ce phénomène est à corréler, pour les ménages antillais exclusivement, avec leur forte présence en Île-de-France puisque deux tiers des Antillais de l'Hexagone y résident.
Le difficile accès au logement n'est en rien lié à des questions d'insertion professionnelle puisque le taux d'emploi des ultramarins de l'Hexagone est comparable à celui des autres Français métropolitains. Avec un niveau de diplôme comparable à celui de leurs concitoyens de l'Hexagone, les ultramarins accèdent majoritairement à des postes de catégorie C et B de la fonction publique d'État, territoriale et hospitalière. Dans le privé, les ultramarins sont avant tout ouvriers, et ce dans une proportion plus grande que les autres résidants de l'Hexagone : 39 % contre 35 %. Dès lors, au-delà du taux d'emploi, c'est une problématique d'emplois sous qualifiés qui est sous-entendue.
Il apparaît à la lumière de ces données que les ultramarins installés dans l'Hexagone sont dans une situation certes plus favorable que celle de leurs concitoyens restés au pays, notamment au regard de l'accès à l'emploi. Pour autant, la situation reste difficile sur le plan social. Des comportements discriminatoires, directs ou indirects, sont en partie en cause et le tissu associatif mène aux côtés des pouvoirs publics des actions positives pour réduire les inégalités qui touchent les ultramarins de l'Hexagone. Au-delà des nombreux avis et décisions rendus par le Défenseur des droits sur les discriminations dont ils sont victimes dans les champs de l'accès au logement ou au crédit bancaire par exemple, la Délégation interministérielle pour l'égalité des chances des Français des outre-mer entend mener son action autour de trois axes.
Le premier touche au changement des mentalités et des regards portés sur les outre-mer et les ultramarins, par les autres Français de l'Hexagone comme par eux-mêmes. Afin de prévenir les comportements discriminatoires, il convient de promouvoir des ultramarins audacieux qui ne reculent pas devant les contraintes matérielles ou organisationnelles et qui osent partir à la conquête de territoires éloignés, voire étrangers, pour prendre part à leur propre développement humain. Je veux parler ici des chercheurs et chercheuses, des chefs d'entreprises innovant dans le champ technologique mais aussi social, des chorégraphes qui s'ouvrent à la danse intégrée, des apprentis qui s'engagent sur les rails de l'excellence, etc.
Le deuxième axe consiste à agir positivement contre les discriminations : poursuivre les actions déjà engagées par mes prédécesseurs autour de la continuité territoriale vers les outre-mer, ou de l'accès des étudiants aux filières d'excellence, et les compléter en mobilisant davantage les professionnels qui posent des actes discriminatoires afin qu'ils modifient leurs pratiques.
L'axe trois inscrit l'égalité des chances dans le temps en assurant la promotion d'une approche intégrée auprès des ministères intervenant en faveur de l'égalité des chances.
Ces engagements seront tenus à une condition et une seule : celle d'avoir une connaissance la plus fine possible des ultramarins de l'Hexagone. C'est pourquoi la délégation devra se doter d'un outil de pilotage, que je souhaite partager avec vous, Mesdames et Messieurs les parlementaires, et qui pourrait prendre la forme d'un tableau de bord, voire d'un observatoire. Observer pour connaître, orienter, évaluer. Pour qu'enfin l'audace des ultramarins soit connue et reconnue dans l'Hexagone et que cette audace s'illustre dans la cité des outre-mer voulue par le Président de la République.
Aux côtés des pouvoirs publics, l'offre associative est nombreuse. Elle cimente la cohésion sociale et s'emploie à réduire les écarts entre les ultramarins de l'Hexagone et les autres métropolitains.
Le tissu associatif ultramarin ici est dense, particulièrement en Île-de-France. L'offre proposée par les associations est large. Elle va du travail de mémoire à la convivialité en passant par l'accompagnement social, la promotion culturelle et le maintien du lien intergénérationnel. Bien que les grandes fédérations méritent d'être consolidées, voire structurées, les associations aux objets différents se rencontrent, se croisent, élaborent des projets communs.
Je veux donner ici quelques exemples d'associations et d'investissements associatifs qui selon moi participent à la cohésion sociale et à sa construction. L'association pour la promotion et le développement du sport ultramarin, qui non contente de porter haut et loin l'excellence du sport ultramarin, élargit son objet pour mener des actions de prévention auprès de la jeunesse des outre-mer vivant dans des territoires identifiés comme sensibles.
L'exemple encore de la fédération des associations mahoraises de métropole qui, consciente de la force du groupe, a choisi de faire parler d'une seule voix l'ensemble des associations mahoraises installées de Paris à Marseille, de Metz à Bayonne pour rendre par exemple la filière médecine plus accessible à nos compatriotes mahorais.
Je n'oublie pas le pari audacieux qu'a fait le réseau « outre-mer Network », qui rassemble des chefs d'entreprises ultramarins installés dans l'Hexagone et qui rayonnent à l'international. Je l'illustrerai par le parcours de Shirley Billot, créatrice de la marque de cosmétique « Kadalys », dont l'entreprise est basée en Martinique, mais qui a décidé de lancer ses produits ici, dans l'Hexagone, instruite qu'elle est des questions de taille de marché, d'économie d'échelle et des lieux de décision. Sans l'appui du réseau « outre-mer Network », le parcours de cette cheffe d'entreprise aurait été beaucoup plus long et beaucoup plus aléatoire. Je n'oublie pas non plus l'accompagnement vers l'excellence proposé par l'association Akelio qui ouvre ses portes aux ultramarins, dans le cadre de l'opération « nos outre-mer ont des talents ».
Je pense aussi à cette association qui s'est engagée dans la réhabilitation de la célébration de la montée de la constellation des Pléiades dans le ciel polynésien, qui marque l'entrée dans la période dite d'abondance. Cela m'a permis, ainsi qu'à un public nombreux et divers (pas plus tard que mardi dernier) de découvrir cette célébration animée, au sens premier du terme, par l'esprit et le respect de la biodiversité.
Enfin comment valoriser toutes ces heures passées par la présidente de l'association « la France d'aujourd'hui » à écouter, accompagner, soutenir ses compatriotes réunionnais qui se retrouvent à la rue, sans emploi ou encore dans l'incapacité de regagner leur département de naissance alors même que la santé de leurs parents se dégrade ? Où trouve-t-elle l'audace, cette femme, d'aller chercher cet inconnu au commissariat à 2 heures du matin parce qu'il s'y est présenté simplement pour dormir au chaud et en sécurité ?
C'est évident, le monde associatif tisse inlassablement autour de nous cette soie fine qu'est la cohésion sociale entre nos compatriotes de l'Hexagone. Cette cohésion est porteuse de mieux être car elle rassure les familles et encourage les plus jeunes qui, ne trouvant pas de solution dans les régions d'outre-mer, se décident à venir ici, à « sauter la mer » comme on dit chez moi, à La Réunion. Il nous appartient à nous État, collectivités, parlementaires, d'encourager ces acteurs à se structurer, à se professionnaliser pour garantir un service pérenne et de qualité à nos concitoyennes et concitoyens des outre-mer installés de longue date, ou récemment, dans l'Hexagone.
Proposer à cette jeunesse audacieuse d'outre-mer des pistes de développement ici qui soient motivantes, sécurisées et pérennes. Assurer un accueil qui reproduise la cellule familiale le temps de prendre des repères dans un nouvel espace, permettre l'accès aux filières d'excellence notamment au travers des opérations en direction des quartiers prioritaires de la politique de la ville (dont la réforme en cours doit nous permettre d'interroger la place faite aux ultramarins) ou encore conforter par l'exemple l'esprit d'entreprendre, telles sont les actions positives qui peuvent être menées.
Ayons de l'audace, nous aussi, et accordons à ces acteurs la confiance qu'ils méritent, en leur permettant d'agir sur le moyen terme, en les reconnaissant comme des partenaires avec qui construire une relation gagnant/gagnant où celles et ceux qui auront à gagner sont les ultramarins de l'Hexagone, qui un jour ont osé venir ici pour prendre part au rayonnement de la France !
M. François-Xavier Guillerm, animateur des débats
Merci Mme Élizéon.
Je vais demander au sénateur Thani Mohamed Soilihi de nous parler de son approche d'élu de terrain par rapport aux problématiques de développement et d'inégalités dans ce nouveau département qu'est Mayotte.