Mme Françoise Vergès, Politologue, Présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CPMHE)

Qu'est ce qu'une archive audiovisuelle des outre-mer ? Que montre-elle des outre-mer ? Comment ces outre-mer sont-ils créés, constitués par ces images et ces sons ? Qui a pris ces images et ces sons ? Qui voyons-nous sur l'écran ? Les présentateurs et présentatrices sont-ils des personnes du pays ? Quelles langues sont parlées ? Quel montage a été choisi ? Quelle image de la « métropole » s'en dégage ? Y a-t-il circulation des images d'un outre-mer à l'autre et quelles sont-elles ? Quelles sont les émissions phares ? Qui les produit ? Quelle est la programmation choisie ? Quelles sont les évolutions des programmations ? Ce sont les premières questions qui viennent à l'esprit à l'annonce de la campagne de numérisation de 150 000 heures d'archives audio-visuelles des outre-mer qu'a entreprise l'Institut National de l'Audiovisuel. Cette numérisation va ouvrir de nouveaux champs de recherche sur le regard porté sur les outre-mer, sur la manière dont les journalistes de l'Hexagone ou des régions d'outre-mer voyaient ces terres, sur les sujets qui étaient traités, et pourquoi, et comment. Elle va aussi permettre d'analyser la manière dont la « métropole » se met en scène pour les outre-mer. Bien que des études aient déjà été faites sur l'histoire des médias audiovisuels et que certaines répondent aux questions ci-dessus, il est évident que la possibilité de voir ces images du service public montées et accompagnées de son va renouveler les études culturelles et visuelles autour des sociétés des outre-mer et de la relation ambiguë, ambivalente et complexe entre la « métropole » et ces régions.

Avant d'élaborer sur ce que l'étude du regard, la culture visuelle, pourraient nous apprendre sur la relation complexe et chargée d'une pluralité de sens qu'entretiennent l'Hexagone et les outre-mer, je voudrais revenir sur la notion d'archive audiovisuelle. Il est question ici des archives des antennes de télévision publique qui s'ouvrent dans les outre-mer en 1975, assez tard donc.

Mais l'analyse de ces archives doit être resituée dans le contexte historique de la production des images sur et dans les outre-mer. Les auteurs des premières images - lithographies, peintures, puis l'introduction de la photographie - contribuent à l'iconographie coloniale : botanique, « types ethniques », bâtiments coloniaux 1 ( * ) ... Les réalités sociales et économiques sont représentées à travers le filtre de la mission civilisatrice française et de ses réussites aux colonies. Mais nous savons que la lecture des images peut se faire à plusieurs niveaux, qu'elle n'est jamais littérale et que la représentation pastorale de plantations sucrières, de villages pacifiés, de villes coloniales, peut être déconstruite et ouverte à une pluralité de sens. De même, l'image peut trahir l'objectif du photographe et faire apparaître une réalité plus âpre, plus dure, où derrière le visage apparemment neutre du Kanak, du travailleur engagé à La Réunion, du prisonnier politique vietnamien au bagnard de Guyane, ou du coupeur de canne de la Guadeloupe peut se lire le refus de donner à voir des sentiments intimes. Le regard du photographe se heurte à ce refus, à un « droit à l'opacité ». Ce n'est qu'assez tard, autour des années 1960, que la photographie entre dans les milieux populaires, grâce aux photographes de quartiers qui prennent en photo les événements familiaux : baptêmes, mariages, communions... L'arrivée d'appareils photos à la portée de toutes les bourses puis les premières caméras vidéos, dans les années 1980, démocratisent l'audiovisuel.

Du côté de l'État, l'ORTF (Office de Radiodiffusion-Télévision Française) va dominer le paysage audiovisuel entre 1975 et 1982, pratiquement au même moment où se démocratisent la photographie et la captation audiovisuelle par des particuliers et des professionnels. L'ORTF est perçu comme la voix du pouvoir : dans les départements d'outre mer, les représentants des partis de gauche - Aimé Césaire, Claude Lise, Paul Vergès - ne sont jamais invités à l'antenne. Les conflits sociaux, les expressions culturelles populaires, les rituels religieux qui ne sont pas catholiques, les tensions régionales... ne sont pas montrés à l'antenne. Les téléspectateurs n'apprennent rien sur le BUMIDOM, les grandes grèves des travailleurs des usines, ni sur les évolutions des pays de chacune des régions où ils vivent (Pacifique, Amérique du sud, Caraïbes, océan Indien). Les émissions qui arrivent de l'Hexagone sont souvent filtrées, comme si les téléspectateurs des outre-mer n'étaient pas en mesure de regarder les mêmes émissions que leurs concitoyens.

Une fois replacées dans la longue histoire coloniale et post-coloniale de production d'images, les archives audiovisuelles illustrent cependant un tournant : des mutations sociales importantes et un pouvoir anxieux de perdre son hégémonie. Mais la société de consommation, l'image comme référent identitaire, des mutations économiques, démographiques et culturelles et la communication audiovisuelle comme outil politique, économique et culturel transforment le regard et investissent l'image-son d'une nouvelle charge de sens. Comme ces archives font la jonction entre une absence (pas de télévision, peu d'audiovisuel) et la libéralisation de la radio, l'arrivée de l'Internet et la prolifération des chaînes de télévision, elles sont intéressantes à plus d'un titre. La numérisation de ces archives va renouveler l'analyse de ce moment charnière et souvent minoré dans les études culturelles et visuelles sur les outre-mer.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Françoise Vergès m'a expliqué à propos de Mai 1968 que très peu de spécialistes avaient utilisé les images de 1967, et des manifestations aux Antilles, des images qui montraient ce qui se passait alors dans les outre-mer, parce que ceux qui réfléchissaient à Mai 1968 ne savaient pas qu'un an auparavant il s'était passé quelque chose aux Antilles qui marquait le début de ces événements, avec une répression majeure. Les historiens de Mai 1968 oublient que cela a commencé en 1967, parce qu'on ne disposait pas du patrimoine de ces images, il est donc essentiel de les rendre disponibles et visibles.

Mme Françoise Vergès, Politologue, Présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CPMHE) :

Autre exemple : on connaît très bien les grandes grèves de l'Hexagone, mais on ignore qu'il a existé de très grandes grèves et des fermetures d'usine en outre-mer. Ces grèves ont mobilisé chacune de ces sociétés. Elles ont profondément fait bouger la société, non seulement économiquement, mais aussi socialement et culturellement. Des choses ont alors traversé les familles, des événements ont eu des effets, et il faudrait voir comment ces choses ont été transmises dans l'audiovisuel. Je pense que ce qu'on va pouvoir faire dans la recherche va être passionnant.

M. Pascal Blanchard, Historien, Chercheur associé au CNRS au laboratoire communication et politique, directeur du groupe de recherche Achac :

Estelle Youssouffa est journaliste, et lorsqu'on est journaliste, on a besoin d'images pour parler d'hier et du présent, pour parler de territoires différents. Estelle Youssouffa utilise des images tous les jours sur TV5 pour présenter un regard sur le monde. Quel est votre sentiment sur ces enjeux ?


* 1 L'Iconothèque historique de La Réunion (français, anglais, malgache, portugais), www.ihoi.org, offre une très belle collection autour de cette iconographie.

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