INTRODUCTION
Le terme de capacités industrielles souveraines est un terme que l'on trouve fréquemment sous diverses plumes journalistiques ou dans la bouche d'industriels, voire plus rarement de représentants de l'Etat.
En réalité, ce terme n'a pas d'existence officielle. Il est la contraction d'une expression complexe figurant dans le Livre blanc :
« La France conservera la maîtrise nationale des technologies et des capacités de concevoir, fabriquer et soutenir les équipements nécessaires aux domaines de souveraineté pour lesquels elle estime ne pas pouvoir envisager un partage ou une mutualisation compte tenu de ses choix politiques ».
Dans cette expression il y a, d'une part, « les équipements nécessaires aux domaines de souveraineté », ce que l'on pourrait appeler par raccourci de langage, les « armes de souveraineté » et, d'autre part, les technologies et les capacités permettant de concevoir, fabriquer et soutenir de telles armes c'est-à-dire, pour faire court, les capacités industrielles, dont précisément on souhaite garder la maîtrise au niveau national. Mais il est important de ne pas se tromper : ce sont les armes qui contribuent à asseoir notre souveraineté. Ce n'est que dans la mesure où elles servent à forger ces armes, que les capacités industrielles et les technologies doivent être maîtrisées au plan national.
La volonté de maîtriser sur une base nationale les technologies et les capacités industrielles pour les armes de souveraineté constitue ce que l'on appelle communément le « premier cercle » ou « premier niveau » de la stratégie d'acquisition des équipements militaires esquissée dans le Livre blanc. Ce premier niveau ne peut se comprendre que par rapport aux deux autres, à savoir :
« Pour la majorité des acquisitions de défense et de sécurité, sa stratégie (celle de la France) ira dans le sens d'une interdépendance européenne . Il s'agit de construire une interdépendance librement consentie entre Etats et non, comme cela est trop souvent perçu, de servir des dépendances. L'interdépendance européenne doit donc se concevoir sur une base de réciprocité, de sécurité des approvisionnements et sur un équilibre global. Elle doit aussi bénéficier de procédures d'acquisition performantes.
« Pour tous les cas où la sécurité d'approvisionnement n'est pas directement en jeu, soit parce qu'elle peut être assurée grâce à la pluralité des sources, soit parce qu'il est possible de constituer des stocks stratégiques pour faire face à une rupture d'approvisionnements, la France recourra au marché mondial . L'acquisition sera considérée par l'acheteur public comme une solution à part entière de la stratégie d'acquisition et non comme un pis-aller venant après l'épuisement de toutes les autres options. Le recours au marché mondial impose de conserver des compétences nationales importantes afin de définir, commander, expertiser et qualifier les équipements ainsi acquis. »
Rappelons encore que cette nécessité d'organiser la stratégie d'acquisition d'armement de la France en trois niveaux part du constat « qu'aucune nation en Europe, pas même la nôtre, n'a plus la capacité d'assumer seule le poids d'une industrie de défense répondant à l'ensemble des besoins de ses forces. »
C'est dire que, dans l'analyse stratégique qui en a été faite jusqu'à présent, l'importance de ces « capacités industrielles souveraines » (CIS) tient avant tout à la nécessité de concentrer ses moyens budgétaires sur les équipements militaires ressortissant aux domaines les plus importants : les domaines de souveraineté.
Quels sont ces domaines ? Quelles sont ces capacités ? C'est toute la difficulté du sujet. Si l'intérêt de définir les CIS ne fait aucun doute, et qu'une fois définies, on peut facilement envisager des outils financiers pour les développer et des outils régaliens pour les protéger, le plus difficile est bien de s'accorder sur une définition claire et précise.
Tel est l'objet du présent rapport.
Il est le fruit des réflexions d'un groupe de travail co-présidé par MM. Daniel Reiner et Yves Pozzo di Borgo et composé de MM. Jacques Gautier, Alain Gournac, Gérard Larcher Rachel Mazuir, Jean-Claude Peyronnet et Gilbert Roger.
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I. LA DIFFICULTÉ DE DÉFINIR LES CAPACITÉS INDUSTRIELLES SOUVERAINES
A. L'ABSENCE DE DEFINITION DANS LE LIVRE BLANC
Le Livre blanc ne dit rien des principes permettant d'identifier les technologies et les équipements militaires devant être inclus dans le cercle de souveraineté et donc rien sur les capacités industrielles capables de les produire.
Toutefois, il donne (p.266) un éclairage important sur : « les Priorités technologiques et industrielles découlant des objectifs stratégiques de la sécurité nationale à l'horizon 2025 » :
Secteur nucléaire : la « capacité à concevoir des armes nucléaires, à les développer, à les fabriquer et à en garantir la sûreté demeurera un domaine de souveraineté ».
Secteur spatial : « la France maintiendra les compétences nationales très spécifiques développées dans le secteur des missiles balistiques. En particulier, les compétences technologiques et industrielles en matière de guidage inertiel haute performance et de propulsion solide » qui devront être « pérennisées ». Il faut noter que les satellites sont explicitement placés dans le cercle de la coopération européenne.
Secteur naval : « les capacités sous-marines sont stratégiques aussi bien pour la dissuasion et le renseignement que pour l'intervention (frappes de précision à distance de sécurité - opérations spéciales). La maîtrise de la conception et de la réalisation des sous-marins à propulsion nucléaire devra donc être conservée et même développée au niveau national. »
Secteur aéronautique : « la crédibilité de la composante nucléaire aéroportée implique de conserver sur le plan national, la capacité de conduite technique d'un programme d'avion de combat et de définition et d'adaptation du système à la mission nucléaire ». Toutefois la France aurait du soutenir : « l'émergence d'un avionneur européen complet, capable de concevoir les futures plates-formes de combat, pilotées ou non. ». Par ailleurs, « elle contribuera activement à la mise en oeuvre rapide, aux niveaux national et européen, d'une stratégie de conception ou d'acquisition d'engins pilotés à distance, qu'il s'agisse de drones de surveillance ou de drones armés ».
Secteur terrestre : la France « favorisera l'émergence d'un pôle industriel terrestre européen disposant d'une filière de production de munitions ».
Secteur des missiles : « les missiles en général et les missiles de croisière en particulier constituent l'une des composantes essentielles de nos capacités d'intervention. La France contribuera à la pérennisation des capacités européennes dans ce secteur, autour de la coopération franco-britannique, étant entendu que devront être maintenues sur le plan national certaines compétences stratégiques, en particulier la maîtrise des vecteurs de la composante aéroportée. »
Secteur de la sécurité des systèmes d'information : il est nécessaire de « disposer de capacités industrielles nationales solides permettant de développer une offre de produits de sécurité et de cryptologie totalement maitrisés au niveau national ». Par ailleurs, « la France établira une stratégie industrielle, permettant le renforcement de capacités nationales de conception et de réalisation dans le domaine de la sécurité des systèmes d'information ».
Secteur des composants électroniques de défense : « la France soutiendra une approche européenne permettant de faire émerger un tissu industriel européen ».
Par ailleurs, la recommandation numéro treize du relevé des conclusions, intitulée « européaniser l'industrie est un impératif », rappelant le constat que « la maîtrise nationale de toutes les capacités technologiques n'est plus à la portée des pays européens » prescrit :
« La France doit garder un domaine de souveraineté, concentré sur les capacités nécessaires au maintien de l'autonomie stratégique et politique de la nation : la dissuasion nucléaire, le secteur des missiles balistiques, les sous-marins nucléaires d'attaque, la sécurité des systèmes d'information font partie de ce premier cercle. Pour l'ensemble des autres technologies et capacités qu'elle souhaite acquérir, la France considère que c'est le cadre européen qui doit être privilégié : avions de combat, drones, missiles de croisière, satellites, composants électroniques, etc... étant entendu que la politique d'acquisition doit inclure aussi une dimension d'achat sur le marché mondial » .
Font donc partie, à coup sûr, des « capacités industrielles souveraines »:
1. les composants fondamentaux de la force de dissuasion nucléaire : les armes nucléaires, les sous-marins nucléaires ; les avions de combat participant à la mission nucléaire - une partie des technologies des missiles balistiques (guidage inertiel - propulsion solide) - les missiles de croisière de la composante aéroportée ;
2. les produits de sécurité et de cryptologie et pour partie au moins les systèmes d'information ;
N'en font pas partie, les drones, les avions de combat (qui ne participent pas à la mission nucléaire) les missiles de croisière (autres que ceux de la composante nucléaire aéroportée, les satellites, les composants électroniques.
Pour autant ces indications ne couvrent pas de façon exhaustive le domaine des « capacités industrielles souveraines », faute de quoi, il serait inutile de s'interroger sur la façon dont ces capacités sont identifiées, par qui et selon quels principes. Si les CIS se limitent à la dissuasion et à la cryptographie, alors le sujet de cette réflexion est clos et on peut se contenter d'en décrire le régime juridique et financier.
En réalité, la définition des CIS a été renvoyée par le Livre blanc de 2008 (p. 272) à une stratégie d'acquisition :
« Acheter plus efficacement : l'Etat doit être capable de faire connaître ses stratégies d'acquisition à long terme, permettant aux entreprises de se consolider et de se positionner sur le marché mondial. Pour élaborer ces stratégies comme pour être efficace dans le processus d'achat, il doit donc être doté d'une expertise technique et économique solide, appuyée sur une bonne connaissance des moyens industriels ».
Cette stratégie d'acquisition n'a jamais été élaborée, ou si elle l'a été n'a jamais été rendue publique. Il est donc impossible, au stade des documents officiels, de définir plus précisément ces fameuses « capacités industrielles souveraines ».